Le Carnet d'Ysengrimus

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Il y a quatre-vingts ans PIANO SOLO de Art Tatum

Posted by Ysengrimus sur 1 janvier 2020

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Art Tatum (1909-1956) est un pianiste irréel de vélocité et de virtuosité. Un incroyable titan. Enfant de classe ouvrière de la ville industrielle de Toledo (Ohio), il a des cataractes qui le rendent aveugle d’un œil et limite sa vision de l’autre. On le place dans une école pour aveugles où, entre autres activités, il y a des leçons de piano… des leçons lui imposant notamment de jouer des airs classiques au sein desquels il instaurera tôt la rébellion déconstructrice qui deviendra le secret de son art. De fait, Tatum est un enfant prodige. Ne pouvant lire la musique à cause de sa cécité partielle, il écoute au radio des mélodies de Broadway et de Tin Pan Alley, les capture et les retravaille, les déconstruit, les subvertit, les déchiquète. C’est un autodidacte intégral qui a inventé son doigté, ses techniques, son traitement de la mélodie et du rythme. De son arrivée à New York en 1932 à sa mort en 1956, son corpus musical est très solidement documenté, tant en solo qu’en trio (avec guitare et batterie, habituellement – on retrouve la guitare sur Saint Louis Blues, la plage #13 de Piano Solos). Tout Tatum est extraordinaire, mais c’est son œuvre solo qui est la plus cruciale. Nous commentons ici une série décisive de 78 tours enregistrés chez Decca il y a quatre-vingts ans pile-poil, en 1940. Tatum s’exprime dans un idiome pianistique qui fut dénommé stride piano à cause des gestes amples des bras que l’instrumentiste doit accomplir pour plaquer les accords sur le clavier. Il suffit de penser au ton ruisselant, sautillant et percussif que l’on entend dans un saloon pendant la projection d’un vieux film de cow-boys. Il est quasi assuré que ce pianiste de saloon anonyme joue dans le style stride, qui émergea au 19ième siècle et culmina dans les premières décennies du siècle dernier.

Tatum est considéré comme l’instrumentiste qui mena le style et le ton stride à son culminement. Il composa peu et c’est son jeu interprétatif et sa vision de l’interprétation qui posent les problèmes les plus passionnants. Ces problèmes concernent la définition même du Jazz. Quand la musique de Tatum s’abat sur nous, il faut d’abord rejeter, si possible, l’impression tenace qu’il y a deux pianistes (Oscar Peterson eut la même impression quand il entendit Tatum sur disque la première fois – Il n’y a pas deux pianistes. Il y a deux mains parfaitement autonomisées. C’est sidérant, inégalé). Il faut ensuite repérer une rengaine (Tatum ne joue de toute façon que des rengaines, démolissant pour jamais la notion même de rengaine ou de ritournelle) que l’on connaît bien. Dans Piano Solos, la pièce de la seconde plage, intitulée un peu nonchalamment Humoresque (il s’agit en fait de la fameuse Humoresque #7 en Sol bémol majeur d’Anton Dvorak, Opus 101, 1894) fera parfaitement l’affaire. Tout le monde connaît ce petit air, devenu un des stéréotypes musicaux du siècle dernier. Son souvenir, stable et gentillet, nous revient aussitôt dans l’oreille, dès que Tatum l‘entonne… et l’exercice de subversion et de démolition commence aussitôt. La rengaine, altérée, déformée, magnifiée par l’explosion des harmonies, devient comme un matériau concret, à la fois fluide et massif, une pâte mystérieuse, une glaise polymorphe dans les mains puissantes et agiles du pianiste omnipotent. L’expérience est une déroute complète. Mais que fait-il? Improvise-t-il? Recompose-t-il? On a longtemps cru que Tatum travaillait presque complètement ad lib. Aujourd’hui, la multiplicité des enregistrements retracés nous donne à entendre des variations imposées par Tatum à Humoresque (et à des douzaines d’autres petits airs dans son genre) passablement stabilisées, en fait, d’un enregistrement à l’autre, même à plusieurs décennies d’intervalle. Tatum a tout recomposé, dans ce que l’on présume être une suite de séances perdues où l’improvisation dut certainement jouer un rôle générateur initial. La tension permanente entre Mémoire (rengaine) (Re)Composition et Improvisation, ce problème si essentiellement définitoire en Jazz accède, de par Art Tatum, au statut de la plus articulée et de la plus lancinante des crises définitoires. Douloureux et fascinant conflit que cet instrumentiste là affronte dans une mitraille orgiaque d’arpèges et de notes martelées en une folle et torrentielle cascade.

Piano Solos, enregistré en 1940, Art Tatum (piano), Decca, 16 plages (dont 2 initialement inédites), 46 minutes.

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De la virtuosité en art

Posted by Ysengrimus sur 15 octobre 2018

Jackson Pollock, THE SHE-WOLF, 1943

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L’art moderne et l’art contemporain nous accompagnent depuis un bon siècle et demi et cela se manifeste dans une expansion heurtée mais assurée de notre réceptivité esthétique. On peut dire que notre compréhension de ces deux phénomènes civilisationnels majeurs s’est solidement amplifiée, passant, par étapes (et par crises), si on synthétise, des arts figuratifs aux arts décoratifs, au sens le plus général de ces deux termes. La dimension décorative (et formelle et subversive) de l’art, longtemps considérée comme un atout mineur de l’exercice, a désormais acquis ses lettres de noblesse, au détriment des dimensions figuratives (et épique et/ou dramatique). On comprend désormais que formes, couleurs, textures, sonorités, plasticité, densité, croûte, matériau priment sur la représentation (comme figuration ET comme spectacle). C’est pas de l’abstraction des images, au fait. C’est, au contraire, de la concrétisation des formes non-figuratives. Regardez ci-haut la Louve de Jackson Pollock, elle nous expose in petto cette mutation fondamentale de l’art pictural. Elle, canidé abstraite, est graduellement à se dissoudre dans la dimension déco des chromatismes, des textures, des coloris, de la pâte de couleur, de la tempête. Puis le saut vers le non-figuratif intégral se fait, sous les hauts cris, notamment avec ceci (qualifié ailleurs, par certains esprits forts et bretteurs, de Grand Barbouillage de n’Importe Quoi).

Jackson Pollock, Sans titre, 1950 (encre sur papier)

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Perso, comme disent les français: je kiffe. Contrairement à certains, je tire de ce genre d’œuvre un rapport vif à la simplicité, au naïf, au limpide, au dépouillé, à l’accessible. Sur les planches c’est comme sur le ciment, au théâtre c’est comme à la rue nous bramaient les créations collectives d’autrefois. Mais ceci —tout juste ceci, ce tapon de taches d’encre de 1950— va soulever la question de l’ultime problématique lancinante en art sévissant tumultueusement de nos jours: celle de la virtuosité. Méditons, dans cette perspective, ces taches d’encre pollockiennes. Méditons encore plus, tous ensemble, les sept tableaux suivants, de Pierre Soulages (il n’y a pas d’attrape. Ce sont des noirs intégraux, tous les sept). Je ne sais même pas le titre que ça porte, si ça en porte un.

Pan dans les… Et cela nous amène directement dans le vif de notre sujet d’aujourd’hui. Voyez-vous, l’art bourgeois, si vous me passez le mot toujours bien trop valide, souffre effectivement d’un puissant syndrome de la virtuosité. Or, un virtuose, c’est pas nécessairement un artiste. Il manifeste un talent, un savoir, une maîtrise amie, une puissante subtilité épigone mais… mais que fait-il vraiment avec?

Regardons l’affaire, entendons l’affaire plutôt, en musique. Un des plus grands virtuoses pianistiques en Jazz, c’est Art Tatum. De lui, Oscar Peterson disait que la première fois qu’il l’avait entendu sur disque, il pensait qu’il y avait deux pianistes qui jouaient. J’adore Tatum et je l’écoute souvent en boucle. Mais pourtant, il m’émeut bien moins que son contemporain, le compositeur-penseur Duke Ellington, pianiste très ordinaire mais qui fait que, bon sang, chaque fois qu’il frappe une touche, son doigt semble transformer notre crâne en gâteau et s’y enfoncer moelleusement. Oscar Peterson, disciple ciselé et bien tempéré d’Art Tatum, est lui aussi, un virtuose de très haut calibre. Alors on va faire une sorte de comparaison. La pièce C jam Blues, de Duke Ellington, est une petite composition minimaliste, perchée chaloupeusement sur un dispositif de stride-plunk de huit notes (composée en 1942). On va se la jouer, d’abord dans la version archaïque et écrue d’Ellington (avec ses instrumentistes orchestrateurs s’impliquant en succession, à l’ancienne), puis chez le virtuose Peterson (soliste, avec son trio en appui rythmique). Même une oreille qui n’est pas exercée au Jazz va comprendre tout de suite ce que je veux dire.

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Oscar Peterson, plus jeune qu’Ellington de presque trente ans, est un instrumentiste omnipotent. Il domine la pièce (la quasi-rengaine) magistralement. Pour lui, c’est un classique un petit peu racorni de l’idiome qu’il sert. Son introduction, de deux minutes trente-sept (la longueur de la pièce entière chez Ellington!), est chaudement applaudie. À raison, elle est magnifique. Vide mais magnifique. Décorative, tout plein. Une véritable leçon de Jazz. Mon honoré compatriote Peterson ici, c’est le virtuose. Mais Ellington et sa bande d’instrumentistes à la queue leu leu de jadis, sont le compositeur collectif de la pièce, et, au bout du compte, c’est à travers eux qu’on la sent vraiment. Le compositeur est un pianiste compétent mais minimaliste. On notera que ni lui ni ses instrumentistes n’improvisent ici. Tout est composé et placé (pour ceux et celles que ça intéresse, les instrumentistes d’Ellington ici sont, en ordre d’apparition: Ray Nance au violon, Rex Stewart à la trompette, Ben Webster au saxophone ténor, Joe Nanton au trombone, Barney Bigard à la clarinette). Le virtuose, pour sa part, est un interprète, un épigone, un concertiste. La pièce musicale est simple. Sa simplicité est la force qu’on avance chez Ellington et ses orchestrateurs, le manque qu’on camoufle sous la dentelle des variations, chez Peterson et sa partie rythmique. C’est patent. C’est aussi lourd de conséquences.

Car conséquemment, j’ai un gros problème, moi, quand un philistin s’exclame, par exemple au musée, disons, devant les sept tableaux noirs-noirs, de Pierre Soulages ou encore devant les grosses taches d’encre noir sur fond blanc de Paul-Émile Borduas, J’en fais du pareil! On a souvent entendu ça. Une portion significative de l’art moderne et de l’art contemporain, justement celui qui subvertit et corrode radicalement la notion de virtuosité, le tout-venant cuistre est censé constamment pouvoir en faire du pareilUno: si il en fait tant que ça du pareil, pourquoi il l’a pas fait? Et deuxio: il réduit l’art total, l’art fou à de la petite virtuosité élitaire, et, à ce train là, absolument tous les peintres majeurs sont surclassés par leurs copistes et/ou leurs faussaires. Et Ellington est ci-haut enfoncé par Peterson. Et Charlie Parker est pulvérisé par Sonny Stitt, le copycat qui le remplaça auprès de Dizzy Gillespie après la mort subite de l’Oiseau. Ça ne marche pas, ça. Ça cloche. C’est pas tripatif car…

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La virtuosité –plus précisément la problématique de la virtuosité– est un seul des paramètres de l’équation en art et ce, sans moins, sans plus. J’aime beaucoup personnellement la jubilation et les picotements de doigts que certains ressentent en lisant, par exemple, les textes jubileurs de mon recueil de poésie de 2012 L’Hélicoïdal inversé (poésie concrète). Le j’en fais du pareil du philistin de musée est remplacé implacablement, ici, par une sorte de j’ai envie de faire ça, moi aussi émanant de quelqu’un que quelqu’un d’autre inspire, en toute simplicité. C’est ce que mon vieux compatriote jazzique montréalais (Oscar Peterson) s’est justement dit en écoutant ses disques de Tatum, puis d’Ellington, et puis, ben, c’est quand même Oscar Peterson. On est bien contents qu’il ait sauté sur scène, lui aussi, au bout du compte. Le fond de l’affaire est que, si mes lecteurs et lectrices, capturent si limpidement, leur bonne compréhension de cette poésie concrète, c’est que cette lecture AINSI QUE cette écriture confirment que la poésie n’est pas un art ésotérique. C’est tout juste comme les taches d’encre de Jackson Pollock, si on en fait tant du pareil, pourquoi pas tout simplement s’essayer? Elle a bien besoin de ce petit moment de fraîcheur, justement, notre grande poésie française, car elle en a vécu de copieux épisodes, elle aussi, du susdit syndrome de virtuosité et ce, tant dans sa facette verbale que dans sa facette intellectuelle.

Maintenant observez très attentivement la bonne foi rageuse de tous ceux et celles qui pestent, au musée, au parc, ou au concert, devant l’art moderne et l’art contemporain. C’est toujours la question de la virtuosité qui est en cause. C’est toujours lui, le nerf qui pince. Le philistin veut être ébaubi et se faire frimer à fond par un savoir-faire qui le tasse dans un petit coin et érige au dessus de lui l’artiste en héro ésotérique. On ne veut pas seulement aimer, on veut aussi admirer. L’art est spontanément analysé comme une technique, une technologie, une expertise, un savoir de choc, un peu comme de la comptabilité, des techniques de judo, ou la connaissance d’une langue étrangère. Et, qui plus est, si, en vertu de ces impondérables insaisissables de notre émotion esthétique large et ample (largesse et amplitude dont nous avons la chance de disposer de par l’éducation implicite en art que nous alloue notre époque)… si, donc, on trouve soudain quelque chose laid ou inepte, mais qu’une virtuosité s’y manifeste, ce sera: au moins il y a du travail là-dedans ou encore j’aime pas mais je respecte. Prenant ainsi implicitement la virtuosité pour l’art, on ne comprend tout simplement pas qu’il a fallu les petits ready-made foireux de Marcel Duchamp et les ronéocopies monopolychromes biscornues d’Andy Wahrol pour pouvoir en venir à rencontrer les grandes installations gigantales, luisantes et scintillantes de Jeff Koons.

Pardon? Vous dites? (comme le disait si bien Jimidi autrefois)… Ah vous n’aimez pas Jeff Koons, non plus? Vous le considérez comme un esbroufeur et un copiste sans talent? Hmmm… Réécoutez pieusement les deux plages sonores ci-haut et posez-vous la question en toute impartialité, justement: qui est le copiste sans talent dans tout ce beau grand bazar des arts. Moi, je réponds que c’est souvent le virtuose. Pas toujours, hein. Souvent. Comprenons-nous, la virtuosité n’est pas absence d’art. Elle est plutôt le danger permanent de l’autoprotection soigneusement codifiée de l’art. Corollairement, l’absence de virtuosité n’est pas (automatiquement) art. C’est bien plutôt que l’art s’avance et vrille son chemin en résistant rageusement contre la cruelle absence de virtuosité de l’artiste et même, parfois, au mépris de cette dernière qui, non, n’imposera pas comme ça sa loi faite d’obédience savante et de précision soumise, de justesse acide et de raideur faussement fluide. La nuance, sur ceci, est capitale. Donnons-nous le temps de bien la cogiter (pas trop non plus, hein, car l’art, c’est surtout agir).

Mais ne perdons pas le fil conclusif ici. Vous n’aimez pas Jeff Koons, vous disiez? Lui, dont Popeye et son grand aphorisme autosatisfait (I am who I am… etc…) sont le rutilant totem et la tonitruante devise… Jeff Koons, donc, vous le considérez comme un grand détaillant de mégalo-merdes kitsch à gros tarifs? C’est un solide virtuose technique lui, pourtant (lui et ses nombreux assistants, car Koons, c’est un immense atelier de production avec, signalons-le par parenthèse, pas mal de salaires à payer, du matériel, des matériaux, un grand local à New York etc…). Bref. Donc… pardon?… pardon?… sur Koons, vous me dites que, bon, la grande et solide virtuosité technicienne n’est pas tout?

Mais justement!  CQFD, si vous me permettez…

Le Popeye de Jeff Koons, 2011, (acier inoxydable au poli miroir). JE SUIS CE QUE JE SUIS ET C’EST TOUT CE QUE JE SUIS…

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Penser la musique sans la sentir (à propos de la musique dans LE GAI SAVOIR de Nietzsche)

Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2018

Une partition manuscrite de Beethoven

Une partition manuscrite de Beethoven

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Attention, comprenons-nous bien ici. Il ne s’agit pas de lancer la pierre à Friedrich Nietzsche (1844-1900) au sujet de sa compréhension de la musique. Nietzsche improvisait souvent au piano. Il parait qu’il était même très bon (c’est vraiment dommage qu’on ait pas pu enregistrer ça). Il avait, parait-il, envisagé d’être compositeur. Il connaissait très bien la musique, notamment la musique classique allemande de son temps. Il s’est même tenu un bout de temps avec le compositeur Richard Wagner (1813-1883). Ils ont fini par se pogner, se brouiller, et pour les bonnes raisons en plus (nommément la conception de la musique et aussi l’antisémitisme de Wagner que Nietzsche ne pouvait pas piffer). Je juge en conscience que Nietzsche avait raison contre Wagner, notamment sur la musique. On va voir ça dans quelques instants.

On parle donc du philosophe moustachu comme d’un gars qui s’y connaissait passablement en musique. Et pourtant Nietzsche, le philosophe, échantillonne pour nous, dans un seul de ses ouvrage (Le gai savoir, que je cite ici dans la version de 1887), les sept principales propensions convenues qu’une personne de culture tend à manifester au sujet de la musique, notamment quand elle n’y comprend trop rien et se fait royalement chier au concert. Penser la musique sans la sentir, c’est le principal bobo qui hante tout un savoir, gai ou triste, et Nietzsche nous impose involontairement une version articulée et nette de ce bobo. Oublions tout un instant et imprégnons nous sans paniquer des versets 103, 106, 183, 303, 317, 334, et 368 de l’ouvrage Le gai savoir.

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  1. De la musique allemande.

La musique allemande est maintenant déjà, plus que toute autre, la musique européenne, parce qu’en elle seule, les changements que la Révolution a produits en Europe ont trouvé leur expression: c’est la musique allemande seulement qui s’entend à l’expression des masses populaires en mouvement, à ce formidable vacarme artificiel qui n’a même pas besoin de faire beaucoup de bruit pour faire son effet — tandis que par exemple l’opéra italien ne connaît que les chœurs de domestiques ou de soldats, mais pas du «peuple». Il faut ajouter que, dans toute musique allemande, on perçoit une profonde jalousie bourgeoise de tout ce qui est noblesse, surtout de l’esprit et de l’élégance, en tant qu’expression d’une société de cour et de chevalerie, vieille et sûre d’elle-même. Ce n’est pas là de la musique comme celle du Sänger de Goethe, de cette musique chantée devant la porte qui plaît aussi «dans la salle» et surtout au roi: il n’y est plus question «des chevaliers qui regardaient avec courage» et des «belles qui baissaient les yeux.» La grâce même n’entre pas dans la musique allemande sans des velléités de remords; ce n’est que quand il arrive à la joliesse, cette sœur champêtre de la grâce, que l’Allemand commence à se sentir moralement à l’aise — et dès lors il s’élève toujours davantage jusqu’à cette «sublimité» enthousiaste, savante, souvent à patte d’ours, la sublimité d’un Beethoven. Si l’on veut s’imaginer l’homme de cette musique, eh bien! que l’on s’imagine donc Beethoven, tel qu’il apparut à côté de Goethe, par exemple à cette rencontre de Teplitz: comme la demi-barbarie à côté de la culture, comme le peuple à côté de la noblesse, comme l’homme bonasse à côté de l’homme bon, et plus encore que «bon», comme le fantaisiste à côté de l’artiste, comme celui qui a besoin de consolations à côté de celui qui est consolé, comme l’exagérateur et le défiant à côté de l’équitable, comme le quinteux et le martyr de soi-même, comme l’extatique insensé, le béatement malheureux, le candide démesuré, comme l’homme prétentieux et lourd — et en tout et pour tout comme l’homme «indompté»: ainsi l’a compris et désigné Goethe lui-même, Goethe l’Allemand d’exception pour qui une musique qui aille de pair avec lui n’a pas encore été trouvée! — Que l’on considère, pour finir, s’il ne faut pas entendre ce mépris toujours croissant de la mélodie et ce dépérissement du sens mélodique chez les Allemands comme une mauvaise manière démocratique et un effet ultérieur de la Révolution. Car la mélodie affirme une joie si ouverte de tout ce qui est règle et une telle répugnance du devenir, de l’informe, de l’arbitraire, qu’elle vous a un son qui vient de l’ancien ordre des choses européennes, et comme une séduction propre à nous y ramener.

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Traduction de Die Fröhliche Wissenshaft (La Gaya Scienza) (édition 1887) par Henri Albert (1869-1921), Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, p.106-107.

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  1. La musique qui intercède.

«Je suis avide de trouver un maître dans l’art des sons, dit un novateur à son disciple, un maître qui apprendrait chez moi les idées et qui les traduirait dorénavant dans son langage: c’est ainsi que j’arriverais mieux à l’oreille et au cœur des hommes. Avec les sons on parvient à séduire les hommes et à leur faire accepter toutes les erreurs et toutes les vérités: qui donc serait capable de réfuter un son?» — «Tu aimerais donc être considéré comme irréfutable?» interrogea le disciple. Le novateur répondit: «J’aimerais que le germe devînt arbre. Pour qu’une doctrine devienne arbre, il faut que l’on ait foi en elle pendant un certain temps: pour que l’on ait foi en elle, il faut qu’elle soit considérée comme irréfutable. L’arbre a besoin de tempêtes, de doutes, de vers rongeurs, de méchanceté, pour lui permettre de manifester l’espèce et la force de son germe; qu’il se brise s’il n’est pas assez fort. Mais un germe n’est toujours que détruit — et jamais réfuté!» — Lorsqu’il eut dit cela, son disciple s’écria avec impétuosité: «Mais moi, j’ai foi en ta cause et je la crois assez forte pour que je puisse dire contre elle tout, tout ce que j’ai sur le cœur.» — Le novateur se mit à rire à part soi, et le menaça du doigt. «Cette espèce d’adhésion, ajouta-t-il, est la meilleure, mais elle est dangereuse, et toute espèce de doctrine ne la supporte pas.»

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Traduction de Die Fröhliche Wissenshaft (La Gaya Scienza) (édition 1887) par Henri Albert (1869-1921), Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, p.109.

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  1. La musique du meilleur avenir.

Le premier musicien serait pour moi celui qui ne connaîtrait que la tristesse du plus profond bonheur, et qui ignorerait toute autre tristesse. Il n’y a pas eu jusqu’à présent de pareil musicien.

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Traduction de Die Fröhliche Wissenshaft (La Gaya Scienza) (édition 1887) par Henri Albert (1869-1921), Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, p.134.

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  1. Deux hommes heureux.

Vraiment cet homme, malgré sa jeunesse, s’entend à l’improvisation de la vie et étonne même les observateurs les plus fins: — car il semble qu’il ne se méprenne jamais quoiqu’il joue sans cesse aux jeux dangereux. Il fait songer à ces maîtres improvisateurs de la musique auxquels le spectateur voudrait attribuer une divine infaillibilité de la main, quoiqu’ils touchent parfois à faux, puisque tout mortel peut se tromper. Mais ils sont habiles et inventifs et toujours prêts, dans le moment, à intégrer le son produit par le hasard de leur doigté ou par une fantaisie dans l’ensemble thématique et à animer l’imprévu d’une belle signification et d’une âme […].

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Traduction de Die Fröhliche Wissenshaft (La Gaya Scienza) (édition 1887) par Henri Albert (1869-1921), Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, p.159-160.

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  1. Regard en arrière.

Nous avons rarement conscience de ce que chaque période de souffrance de notre vie a de pathétique; tant que nous nous trouvons dans cette période, nous croyons au contraire que c’est là le seul état possible désormais, un ethos et non un pathos — pour parler et pour distinguer avec les Grecs. Quelques notes de musique me rappelèrent aujourd’hui à la mémoire un hiver, une maison et une vie essentiellement solitaire et en même temps le sentiment où je vivais alors: — je croyais pouvoir continuer à vivre éternellement ainsi. Mais maintenant je comprends que c’était là uniquement du pathos et de la passion, quelque chose de comparable à cette musique douloureusement courageuse et consolante, — on ne peut pas avoir de ces sensations durant des années, ou même durant des éternités: on en deviendrait trop «éthéré» pour cette planète.

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Traduction de Die Fröhliche Wissenshaft (La Gaya Scienza) (édition 1887) par Henri Albert (1869-1921), Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, p.165.

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  1. Il faut apprendre à aimer.

Voilà ce qui nous arrive en musique: il faut d’abord apprendre à entendre en général, un thème ou un motif, il faut le percevoir, le distinguer, l’isoler et le limiter en une vie propre; puis il faut un effort et de la bonne volonté pour le supporter, malgré son étrangeté, pour exercer de la patience à l’égard de son aspect et de son expression, de la charité pour son étrangeté: — enfin arrive le moment où nous nous sommes habitués à lui, où nous l’attendons, où nous pressentons qu’il nous manquerait s’il faisait défaut; et maintenant il continue à exercer sa contrainte et son charme et ne cesse point que nous n’en soyons devenus les amants humbles et ravis, qui ne veulent rien de mieux au monde que ce motif et encore ce motif. — Mais il n’en est pas ainsi seulement de la musique: c’est exactement de la même façon que nous avons appris à aimer les choses que nous aimons, finalement nous sommes toujours récompensés de notre bonne volonté, de notre patience, de notre équité, de notre douceur à l’égard de l’étranger, lorsque pour nous l’étranger écarte lentement son voile et se présente comme une nouvelle, indicible beauté. De même celui qui s’aime soi-même aura appris à s’aimer sur cette voie-là: il n’y en a pas d’autre. L’amour aussi, il faut l’apprendre.

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Traduction de Die Fröhliche Wissenshaft (La Gaya Scienza) (édition 1887) par Henri Albert (1869-1921), Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, p.170-171.

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  1. Le cynique parle.

Mes objections contre la musique de Wagner sont des objections physiologiques: à quoi bon les déguiser encore sous des formules esthétiques? Mon «fait» est que je respire difficilement quand cette musique commence à agir sur moi; qu’aussitôt mon pied se fâche et se révolte contre elle —mon pied a besoin de cadence, de danse et de marche, il demande à la musique, avant tout, les ravissements que procurent une bonne démarche, un pas, un saut, une pirouette. — Mais n’y a-t-il pas aussi mon estomac qui proteste? mon cœur? la circulation de mon sang? Mes entrailles ne s’attristent-elles point? Est-ce que je ne m’enroue pas insensiblement? — Et je me pose donc la question: mon corps tout entier, que demande-t-il en fin de compte à la musique? Je crois qu’il demande un allégement: comme si toutes les fonctions animales devaient être accélérées par des rythmes légers, hardis, effrénés et orgueilleux; comme si la vie d’airain et de plomb devait perdre sa lourdeur, sous l’action de mélodies dorées, délicates et douces comme de l’huile. Ma mélancolie veut se reposer dans les cachettes et dans les abîmes de la perfection: c’est pour cela que j’ai besoin de musique. Que m’importe le théâtre? Que m’importent les crampes de ses extases morales dont le «peuple» se satisfait! Que m’importent toutes les simagrées des comédiens!… On le devine, j’ai un naturel essentiellement antithéâtral, — mais Wagner, tout au contraire, était essentiellement homme de théâtre et comédien, le mimomane le plus enthousiaste qu’il y ait peut-être jamais eu, même en tant que musicien!… Et, soit dit en passant, si la théorie de Wagner a été: «le drame est le but, la musique n’est toujours que le moyen», — sa pratique a été au contraire, du commencement à la fin, «l’attitude est le but, le drame et même la musique n’en sont toujours que les moyens». La musique sert à accentuer, à renforcer, à intérioriser le geste dramatique et l’extériorité du comédien, et le drame wagnérien n’est qu’un prétexte à de nombreuses attitudes dramatiques. Wagner avait, à côté de tous les autres instincts, les instincts de commandement d’un grand comédien, partout et toujours et, comme je l’ai indiqué, aussi comme musicien. — C’est ce que j’ai une fois démontré clairement, mais avec une certaine difficulté, à un brave wagnérien; et j’avais des raisons pour ajouter encore: «Soyez donc un peu honnête envers vous-même, nous ne sommes pas au théâtre! Au théâtre on n’est honnête qu’en tant que masse; en tant qu’individu on ment, on se ment à soi-même. On se laisse soi-même chez soi, lorsque l’on va au théâtre, on renonce au droit de parler et de choisir, on renonce à son propre goût, même à sa bravoure telle qu’on la possède et l’exerce, entre quatre murs, envers Dieu et les hommes. Personne n’apporte au théâtre le sens le plus subtil de son art, pas même l’artiste qui travaille pour le théâtre; c’est là que l’on est peuple, public, troupeau, femme, pharisien, électeur, concitoyen, démocrate, prochain, c’est là que la conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du plus grand nombre, c’est là que règne le «voisin», c’est là que l’on devient voisin…» (J’oubliais de raconter ce que mon wagnérien éclairé répondit à mes objections physiologiques: «Vous n’êtes donc, tout simplement, pas assez bien portant pour notre musique!»)

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Traduction de Die Fröhliche Wissenshaft (La Gaya Scienza) (édition 1887) par Henri Albert (1869-1921), Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, p.208-209.

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Alors toutes les facettes du fait —si ravageur et si répandu— de penser la musique sans la sentir se trouvent encapsulées ici. Détaillons-les, une par une (1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7) avant de rencontrer le moment (moment numéro 8 ici) crucialement anti-wagnérien où le philosophe moustachu et boudeur sent enfin adéquatement le tout de la musique qui vient vibrer en lui.

  • 1) Assimilation de la musique à la chanson (et à la mise en scène opératique): Voici donc qu’on nous parle de la chanson et du scénario des opéras en disant et en s’imaginant que c’est la musique. Les chœurs de serviteurs et de soldats, le peuple, les thèmes révolutionnaires ou ceux qui plaisent au roi (première partie du verset 103), tout ça relève pourtant du fatras théâtral opératique, sans plus. Il n’y a rien de musical là dedans et Nietzsche ne semble pas le voir. La musique accompagne ici… et tous ces thèmes sont narratifs et figuratifs (ce que la musique n’est pas et ne sera jamais). Croire parler de la musique quand on parle de la chanson (et de son contenu textuel et thématique), c’est le premier grand piège du commentateur cultivé cacassant dans le champ, sur la musique. Et Nietzsche y tombe les deux pieds en premier. Encore une fois: on va pas lui lancer la pierre, hein. Même Théodore Adorno (1903-1969) s’y est pris les pieds, qui nous parle en ample dégoisi, dans Philosophie de la nouvelle musique, des textes des livrets chantés d’Arnold Schœnberg comme si on en avait quelque chose à cirer du blablabla verbal des œuvres en bouts rimés accompagnant pensivement le dispositif sonore de ce titan musical.
  • 2) Assimilation de la musique à la personnalité (et à la nationalité) de son compositeur: Puis voici que Nietzsche passe d’un coup sec (dans la seconde partie du verset 103) à Ludwig van Beethoven (1770-1827). C’est nettement un mieux. Voilà quand même le grand musicien qui se tient le plus proche de Nietzsche devant l’histoire. Mais Nietzsche en fait quoi? Il ne nous le présente pas musicalement. Il nous la joue plutôt au bottin mondain. Il fait paraître le pauvre Beethoven asocial comme gauche et timoré dans sa célèbre rencontre avec un Goethe (1749-1832), dédaigneux et guindé, qui chercherait encore son accompagnateur musical (eh ben, quant à moi, qu’il cherche!). Excusez-moi mais la timidité interpersonnelle et l’idéologie anti-monarchiste de Beethoven (je salue respectueusement cette dernière au passage mais comme on rejoint le citoyen, pas l’artiste) n’est pas la musique de Beethoven. La musique de Beethoven n’est ni allemande, ni républicaine, ni dix-neuviémiste, ni timide, ni échevelée, ni rageuse. Les titres ronflants et datés que Beethoven donne à ses œuvres et ses motivations perso pour les composer ne nous concernent pas vraiment, quand on les écoute. La force insondable d’une sonate, d’un concerto ou d’une symphonie du susdit chef d’orchestre rageur et échevelé n’est tout simplement pas là. Elle est dans le son et dans le ventre qui reçoit ce son de plein fouet. Et Nietzsche ne parle pas de cela.
  • 3) Assimilation de la forme musicale au souvenir historique (archaïsant) qu’elle encapsule: Maintenant Nietzsche conclut le verset 103 ainsi: Que l’on considère, pour finir, s’il ne faut pas entendre ce mépris toujours croissant de la mélodie et ce dépérissement du sens mélodique chez les Allemands comme une mauvaise manière démocratique et un effet ultérieur de la Révolution. Car la mélodie affirme une joie si ouverte de tout ce qui est règle et une telle répugnance du devenir, de l’informe, de l’arbitraire, qu’elle vous a un son qui vient de l’ancien ordre des choses européennes, et comme une séduction propre à nous y ramener. Ayoye. Identification des formes musicales aux mouvements socio-historiques sensés les engendrer. Voilà qui est intellectuel et aussi, on peut le dire, qui n’est pas trop faux. J’en ai même déjà parlé, de ces déterminations de la musique comme art non-figuratif. Mais c’est de l’ethnomusicologie, ça, de la sociologie des formes musicales, de la sociocritique du tsointsoin. Ce n’est toujours pas de la mélomanie! Et ce son qui vient de l’ancien ordre, est tout simplement la forme musicale antérieure, désormais convenue, rebattue, stabilisée en rengaine et en patron comportemental qui nous roule en écho dans l’oreille et le cortex. Le fait qu’elle soit européenne n’est pas vraiment notre affaire. Ce sont les limites même de sa musicalité (et non de son européanité) qui la vouera au renouvellement qui inexorablement s’avance.
  • 4) Assimilation de la musique à une pensée formelle (ou philosophique): On voit de plus en plus clairement ce qui se tambouille. Nietzsche exemplifie (de temps en temps) son argumentation non-musicale en la posant sur une métaphore ou analogie musicale. En un mot, il appréhende la musique en idéologue. Il la fait valoir pour ce qu’elle entraîne de schémas sociaux, de blablabla narratif, de valeurs morales, de sédiments connotatifs ou de pensées associatives. C’est bien lourd et bien extra-musical, tout ça, gars. On commence à comprendre pourquoi Nietzsche n’est pas devenu compositeur, finalement. Il pense aussi —fatalement— la musique (la musique qui intercède) en grand philosophe polémiste. Ainsi (dans le verset 106), il semble voir dans les sons musicaux une sorte de langage pur qu’on ne pourrait réfuter, attendu les émotions profondes et stables qu’il engendrerait. Il s’agirait alors de réaliser le fantasme suivant: encoder la pensée philosophique dans la musique et la transmettre lumineusement à l’interlocuteur ébaubi. Rien de moins. On notera que celui qui cultive ce fantasme —le novateur du verset 106— se cherche un maître des sons qu’il ne trouve tout simplement pas. Et pour cause… Il risque de chercher bien longtemps puisqu’il picosse au sujet de la musique un loquet qui ne s’ouvrira pas. Conceptualiser la musique comme un lot articulé d’idées pures, mi spéculatives, mi argumentatives, voilà qui ne va rien arranger, pour ce qui en est de se mettre à chercher à en venir à la sentir…
  • 5) Assimilation de la musique à une dialectique (ou crise) des sentiments: La ribambelle des stéréotypes (senti)mentalistes sur la musique se poursuit. Le premier musicien serait pour moi celui qui ne connaîtrait que la tristesse du plus profond bonheur, et qui ignorerait toute autre tristesse. Il n’y a pas eu jusqu’à présent de pareil musicien (Verset 183). Et il n’est pas prêt d’y en avoir un, parce que c’est de la fadaise pure, que cette lancinante connexion entre musique et sentiments que nous assène sans cesse la soi-disant culture universelle. Bon, la tristesse du bonheur, voilà une dialectique des sentiments dont il ne s’agit en rien de déprécier le mérite cogitatif non-musical. De là à faire de cela le cœur du surmusicien, nietzschéen ou autre, je dis halte là. Que le musicien et son auditoire s’émeuvent, c’est leur affaire privée. Chacun son truc. To each his own… Sauf que moi, je suis ici pour les rythmes, les harmonies, les mélodies, la virtuosité, assumée, frimée, surpassée ou transgressée, les instruments et leurs instrumentistes, les voix, leurs manipulations et leurs subversions. Qu’on pleurniche moins et qu’on compose, improvise et joue plus. Je ne suis pas ici pour m’émouvoir, moi. Je sui ici pour entendre.
  • 6) Assimilation de la musique à l’expression d’une émotion inattendue: Et pourtant Nietzsche —redisons-le— est loin d’être un ignare en matière de musique. Il nous avance (au verset 303) une fort subtile description des finesses de l’improvisation musicale… qui est celle d’un penseur de la musique qui connaît indubitablement ce système-là de l’intérieur. Mais c’est quand le musicien all’improvviso se rattrape que le philosophe de la musique, lui, trébuche et raplaplate. Et c’est le retour de nos chers sentiments de l’âme. Ici ces derniers sont inattendus puisque l’adroit bateleur musical les rétablirait en les légitimant dans l’émotion… plutôt que dans le jeu des harmonies ou la variation sur les motifs sonores. Il est piquant de se dire qu’au moment où Nietzsche enchevêtrait ainsi, de façon finalement assez convenue, phrasés de piano improvisés et considérations pesamment (senti)mentalistes (au moment de la première publication du recueil Le gai savoir, nous sommes en 1882), de l’autre côté de l’Atlantique, sur un continent américain à peine sorti de l’esclavagisme et s’installant insidieusement mais implacablement en ségrégation, commençait tout doucement à percoler une sensibilité musicale vernaculaire et nouvelle qui allait révolutionner pour toujours notre compréhension formelle, sensible, sensuelle et intellectuelle de la musique improvisée: le Jazz
  • 7) Assimilation de la musique à un patron comportemental: Sur la mémorisation de la musique par le mélomane, Nietzsche nous sert derechef le coup rebattu de l’air de piano vous rappelant un paysage hivernal perdu (verset 317). Mais là, on sent, dans le flottement qu’il installe alors, allégoriquement toujours, autour de la question de l’ethos et du pathos, que ce dispositif mnésique s’expose dans sa propre déficience, qu’il est vicié. Aussi, le retour du patron comportemental associatif dans la souvenance langoureuse de la musique d’autrefois fausse un peu. Nietzsche fait enfin sentir que c’est plus complexe, plus entortillé, moins limpide que ne le lui susurre le sens commun. Son analyse comportementaliste de l’appréhension de la musique en vient à partiellement se libérer des échancrures du monde et du savoir (verset 334). Presque musicien, au moins prof de musique, le dépositaire encore chambranlant de la spécificité de cet art aussi majeur qu’étrange nous parle enfin de la musique et de nous, mélomanes, sans plus. Voilà ce qui nous arrive en musique: il faut d’abord apprendre à entendre en général, un thème ou un motif, il faut le percevoir, le distinguer, l’isoler et le limiter en une vie propre; puis il faut un effort et de la bonne volonté pour le supporter, malgré son étrangeté, pour exercer de la patience à l’égard de son aspect et de son expression, de la charité pour son étrangeté: — enfin arrive le moment où nous nous sommes habitués à lui, où nous l’attendons, où nous pressentons qu’il nous manquerait s’il faisait défaut… Oh, oh, enfin, on commence à se comprendre. Du mauvais patron comportemental (la musique s’organisant autour d’un souvenir non-musical) émerge enfin le bon patron comportemental du mélomane (la musique s’organisant autour de la récurrence non-symétrique de la systématicité de la musique même — et conséquemment ne nous rappelant plus qu’elle-même, sans plus).
  • 8) S’objecter à Richard Wagner… du fait de finalement enfin sentir la musique: Puis enfin (verset 368) Nietzsche nous prouve que même s’il n’arrive pas à le dire (et, bon… qui y arrivera?), il sent la musique sans la penser. Cela se fait en vortex, en creux, par la négative, par le rejet… le rejet vif et virulent de la fanfare wagnérienne. Ce rejet est viscéral, corporel. C’est la carcasse, malingre mais vraie, auditive, charnelle, du philosophe moustachu qui n’est plus capable de rester assis dans la salle de spectacle wagnérienne, comme à cause d’un parfum qui y puerait ou d’un repas qui y goûterais la merde (rappelons que, tout comme la parfumerie et la gastronomie, la musique est un art sensoriel). Tandis que le corps de Nietzsche se révulse intégralement du flonflon totalitaire wagnérien, son intellect, lui, pige enfin ce qui ne va pas. Et le penseur arrache alors le théâtre de la musique, le déchire en pièce, le met en lambeaux, lui clame son indifférence. Nous voici bien loin des cœurs théoriciens de domestiques, de soldats et de masses populaires des premiers versets du recueil Le gai savoir. Le théâtre opératique wagnérien, son texte, son gestus mimomane, son discours, ses thèses, son blablabla, ses décors, ses casques et ses armures de carton: rien à foutre. Et sa musique qui, en fait, ne sert qu’à le supporter veulement, subitement répugne. Et le pied, et la main, et le cœur, et l’estomac, alouette ah… frémissent d’une révulsion sentie. Nietzsche a compris. Il a enfin compris ce qui ne va pas. Qu’il pose maintenant, tout doucement sur le lutrin de son piano, le discret papier à musique d’une de ces petites sonates de Beethoven esquintant si subtilement la tonalité —même une toute simple— et qu’il joue, en découvrant, en prenant bien son temps. Il en est parfaitement capable. Corporelle, auditive, thoracique, digitale et manuelle, la musique est enfin là… Et on la sent enfin… de ne plus intellectualiser et de poser tout le reste (1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7 supra) sur le sol, comme on ferait de l’encombrant bagage de la figure culturelle tourmentée, partie pour les hauteurs brumeuses sans s’être donné une théorie adéquate du dépouillement mental et de la fluidité des sens.

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Il y a quatre-vingt-dix ans, les HOT FIVES/HOT SEVENS de Louis Armstrong prenaient vraiment feu

Posted by Ysengrimus sur 1 janvier 2017

armstrong

De l’immense corpus produit par Louis Armstrong (1901-1971) sur le demi-siècle de son étincelante carrière musicale, où chercher la quintessence? D’abord il y a trois Armstrong. Armstrong trompettiste et vocaliste de jazz, Armstrong trompettiste et chanteur de variété, Armstrong (superbe) écrivain (sur lequel nous reviendrons un jour). Sans exprimer de jugement de préférence (un titan est titanesque dans chacune de ses facettes de titan), concentrons notre attention sur le Armstrong, trompettiste et vocaliste de jazz. En un extraordinaire jeu de gigognes, il y a ici, dans cet Armstrong du jazz, trois autres Armstrong. Le Armstrong hot (1924-1932), Le Armstrong des grands orchestres ou Armstrong riff (1932-1947), le Armstrong de la petite formation des All Stars ou Armstrong revival (1947-1957). Sans exprimer de jugement de préférence (un titan est titanesque à chacun de ses moments de titan), concentrons notre attention sur le Armstrong hot, le plus archaïque, le plus jeune, le plus lumineux, le plus séditieux, le plus percutant. Ici encore, trois moments, qui tiennent cette fois à l’arbitraire des enregistrements. Les plages enregistrées avec les Hot Fives et les Hot Sevens (formations ad hoc d’instrumentistes pour fin d’enregistrement uniquement, il ne s’agit pas d’orchestres véritables) tiennent de nos jours sur trois CD de la collection Jazz Masterpieces de Columbia. Nous commentons ici, le second CD de cette compilation, le ci-devant Volume II. La quintessence nous y attend.

Un mot d’abord sur le playing hot. Il s’agit d’un jeu syncopé des cuivres, des bois et du piano, un peu comme si les instruments étaient chauds et brûlaient la bouche et le bout des doigts des instrumentistes. Le jazz émerge comme ça, nerveusement, puissamment. Il s’agit d’abord d’une réinterprétation hot du livret des airs de bastringues à la mode (marches, fox trot, valses, rags et autres rengaines diverses) du temps. Ça sautille et ça pétarade, comme un feu de bois. Dans le traitement que font ici les Hot Fives et les Hot Sevens de ces pièces populaires persistent deux instances archaïques: le banjo (et la guitare, de Johnny Saint Cyr, très audible sur Alligator Crawl, plage 11), souvenir de la musique campagnarde et du blues des plantations, et le tuba (de Pete Brigg, dans un traitement strictement rythmique), venu des fanfares de cuivre et des harmonies de marches militaires. Les deux sont particulièrement audibles et harmonieusement exploités dans Weary Blues (plage 14). L’élément de modernité jazzique (pour 1926-27…) promis à un brillant avenir qui, en passant par le be-bop (où la clarinette créole, au doigté difficile encodé par des systèmes semi-secrets, est remplacée par le saxophone au doigté de flûte à bec plus universel), montera jusqu’au free jazz des années 1960-1970, c’est la triade trompette, trombone, clarinette, cœur palpitant de la petite formation jazz de style hot. Armstrong, Dodds et Kid Ory ou John Thomas représentent en dégradé la subversion jazz des rengaines par la petite section de choc des cuivres et des bois, crucialement en cause ici. Ici, c’est dans Twelfth Street Rag (plage 15), la ritournelle rebattue d’entre les ritournelles rebattues, que l’activité corrosive du trio hot est la plus sentie. John Thomas au trombone, appuyé prudemment sur le rythme stable du tuba de Pete Brigg, est le plus conservateur. Il nous jette une bouée. Il nous ménage encore, il joue le livret, il reste engoncé sous la toiture du kiosque du parc. La clarinette de Dodds, pour sa part, virevolte et danse joyeusement, part dans toutes les directions, mais ce sont encore rien de plus que les variations fleuries d’un virtuose enjoué, vif, sagace et habile, qui séduit et éblouit plus qu’il ne dépayse. La vraie intervention désaxée, métallique, corrosive et radicale vient d’Armstrong. La trompette fausse littéralement, point barre. Elle démolit la rengaine et en re-concasse le rythme, elle percole d’une façon quasi atonale, elle questionne, elle émulsionne comme un acide, elle insécurise, elle crie. C’est absolument extraordinaire. Le monstre n’a pas trente ans mais il sait exactement ce qu’il fait. Il tue notre tranquillité langoureuse à jamais. Il instaure la berceuse insomniaque. Il innove. Il fait claquer le fouet. Il extirpe la totalité de cette musique indigène de son folklore restreint et de son terroir local et la fait entrer sous la voûte de cuivre, de fer, de son génie idiosyncrasique exigeant, inconditionnel et pur.

La quintessence de Louis Armstrong, ce sont ces quelques phrasés de trompette fissurant à jamais la musique de kermesse du Twelfth Street Rag, dans cette précieuse version de 1927 (cette version là, et aucune autre… mais aussi, ici, dans Alligator Crawl, Weary Blues et son extraordinaire composition du temps, le sublimissime Potato Head Blues). Notre définition de la mélodie sort gauchie, crochie, faussée et altérée à jamais par cette extraordinaire émergence de la Musique Pure au cœur même de la gangue surannée de cette rengaine de trois fois rien, qu’Armstrong craque pour nous, latéralement, comme le plus savoureux des oeufs nourriciers.

Louis Armstrong – The Hot Fives & Hot Sevens (Volume II), enregistré en 1926-1927, Louis Armstrong (trompette, voix), Kid Ory ou John Thomas (trombone), Johnny Dodds (clarinette), Lil Armstrong (piano), Johnny Saint Cyr (banjo, guitare), Pete Brigg (tuba), Baby Dodds (batterie), 16 plages, Columbia, coll. Jazz Masterpieces, 50 minutes.

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Mon orchestre (à sept instrumentistes) constitué de grands disparus prématurés du Jazz

Posted by Ysengrimus sur 26 juin 2016

Jazz-Funeral

Il y a soixante ans aujourd’hui, le 26 juin 1956, mourrait tragiquement le trompettiste Clifford Brown dans un accident d’automobile nocturne sur une autoroute pluvieuse de Pennsylvanie. L’accident emporta aussi son pianiste Richie Powell et l’épouse de ce dernier qui était au volant. Maudit verrat, que de morts prématurées dans le virulent et vitriolique monde du Jazz. L’orchestre incroyable qu’on pourrait faire converger, juste de par un symposium minimal de ces grands disparus prématurés. Mais, justement… tant qu’à commémorer, pourquoi ne pas se le monter un petit peu en rêve et en fantasme ce bel orchestre des grands arrachés catastrophiques du Jazz. Le mien, en tout cas, donnerait ceci.

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Buddy_BoldenBuddy Bolden (1877-1931, interné en 1907 à 30 ans pour schizophrénie. Mort à 54 ans). Ce mystérieux joueur de cornet néo-orléanais est le grand génie fantomatique du Jazz. Louis Armstrong rapporte l’avoir entendu jouer sur un char allégorique d’orchestre (band wagon) dans les rues de la Nouvelle-Orléans vers 1906, quand Armstrong lui-même né vers 1901 n’était qu’un petit babi. Le souvenir en serait resté fortement imprégné en Louis. Buddy Bolden, qui aurait enregistré, avec son orchestre à six instrumentistes, quelques cylindres phonographiques (qui n’ont pas encore été retrouvés), n’est connu musicalement qu’à travers son influence sur des figures majeures du Jazz archaïque comme King Oliver et Bunk Johnson. Les commentateurs d’époque donnent le son de cornet de Bolden comme enjoué, limpide et puissant, très orienté vers les phrasés improvisés. Il serait aussi un des premiers musiciens néo-orléanais à avoir arrangé le blues, initialement une musique pour voix et guitare, pour les petits ensembles de cuivres et de bois. De fait, par la fusion exploratoire qu’on lui impute entre ragtime, blues, musique religieuse (notamment pour les marches funéraires) et airs dansés, on est souvent tenté d’imputer à Buddy Bolden un rôle déterminant dans rien de moins que l’invention syncrétique du Jazz même. Buddy Bolden «meurt» à la musique (comme Camille Claudel mourut à la sculpture), quand il est interné en institution psychiatrique en 1907 (à 30 ans) pour une sorte de psychose schizophrénique d’origine alcoolique. Il y finira ses jours. On n’entendra probablement jamais sa musique et vraiment, c’est une très triste perte humaine et culturelle. Dans mon orchestre de rêve, je ne le ferais pas jouer avec les sept autres. Non, non, non. On lui réserverait un numéro solo indépendant, en première partie. Solo (quasi) absolu. Pour enfin découvrir ce son cruellement inconnu dont on rêve tant.

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bubberBubber Miley (1903-1932, mort à 29 ans. Alcoolisme et tuberculose pulmonaire). Cet extraordinaire trompettiste, champion incontesté du maniement de la sourdine mobile, fit ses débuts comme accompagnateur de la chanteuse de blues Mamie Smith. Il est par-dessus tout le musicien crucial qui amena Duke Ellington, entre 1924 et 1929, à quitter la musique d’ambiance et à mettre cap franc sur le Jazz. Aussi Miley est, après Ellington même, l’instrumentiste qui contribua le plus nettement à la définition durable d’un son ellingtonien. Pour des raisons datées historiquement plongeant leurs racines dans la tradition peu reluisante des Minstrel Shows, ledit son ellingtonien portait le nom foireux de Jungle Music. C’est qu’on misait amplement sur le feulement complémentaire de la trompette de Bubber Miley et du trombone de Joe Nanton, tous deux agités et malaxés par ces incroyables et volubiles sourdines mobiles confectionnées avec des embouts caoutchouteux de débouche-chiottes. La pièce East Saint Louis Toodle-oo qui fut longtemps l’hymne porteur de l’orchestre de Duke Ellington est solidement caractéristique du travail musical et sonore de Miley. Le chef d’orchestre Ellington, selon sa stratégie inimitable de composition et d’orchestration, misa amplement, jusqu’à l’aube des années 1930, sur les aptitudes sonores et le sens naturel de la performance scénique de Bubber Miley. L’alcoolisme rendit trop tôt ce dernier inapte à jouer sa trompette correctement et à se tenir sur scène. Il quittera l’orchestre d’Ellington en 1929 et ne fera plus rien de bien précis après. Ici, moi, j’en ferais mon second trompette.

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Chick_WebbChick Webb (1905-1939, mort à 34 ans. Tuberculose ostéo-articulaire). Ce solide batteur de Jazz et de Swing qui ne lisait pas la musique a influencé des batteurs qui ne sont pas nécessairement mes favoris en Jazz (Buddy Rich, Gene Krupa, Louie Bellson) et un que j’adore (Art Blakey). On parle, chez Chick Webb, d’un son de batterie carré, rythmé, percussif, tonitruant, imaginatif, qui annonce déjà de loin les grands batteurs de rock du futur (les Bill Bruford, Barriemore Barlow, Phil Collins). Moi, je suis plus avec les percussionnistes de Jazz ou de Rock en dentelles syncopées et arythmiques comme Sonny Greer, Max Roach, Clive Bunker ou… Art Blakey justement. Pour tout dire de Chick Webb, j’admire l’homme un peu plus que le musicien. C’est que, dans cet instrumentiste et chef d’orchestre sagace et observateur, il y avait un gérant d’artistes matois, talentueux et généreux. Un jour, il croise Duke Ellington qui était en train de perdre Bubber Miley à sa dérive alcoolique. Il lui dit: j’ai un trompettiste écœurant pour toi. Il est dans mon orchestre mais il sonnerait bien mieux chez toi, il est plus dans ton son et dans ton genre. C’est un tiku de 17 ans du nom de Cootie Williamsand the rest is history. C’était ça, Chick Webb. Une sorte de visionnaire vernaculaire toujours aux aguets. On lui doit aussi notamment d’avoir découvert Ella Fitzgerald, ce qui n’est pas peu de chose devant l’histoire du Jazz. Je salue aussi carrément le héro handicapé. Forcé à une stature de bossu par la tuberculose ostéo-articulaire qui allait l’emporter, invité enfant à jouer de la batterie pour des raisons médicales, il est parvenu à devenir une des figures incontournables du panthéon des farfelus qui firent le Jazz et le Swing. Et comme mon orchestre de grands disparus prématurés du Jazz requiert de toute façon une solide section rythmique, monsieur Chick Webb en serait la force pulsionnelle motrice à la batterie.

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Frank TeschemacherFrank Teschemacher (1906-1932, mort à 25 ans. Accident de voiture). Influencé en profondeur par le regretté trompettiste Bix Beiderbecke (lui aussi mort prématurément mais laissé de côté ici, parce que, ouf, j’ai trop de trompettistes), Frank Teschemacher commence à jouer, dès l’école secondaire, quatre instruments: clarinette, saxophone alto, banjo et violon. Ce clarinettiste endiablé est associé, avec ses confrères du Austin High Gang, à la mise en place d’un style chicagoan de Jazz incorporant la sensibilité néo-orléanaise à la trépidation turbulente des villes du nord. La clarinette est un instrument très difficile à «salir» en Jazz. Jouée initialement par des créoles stylés de la Nouvelle-Orléans nets, virtuoses et fermes dans leur tradition confidentielle (Sydney Béchet, Barney Bigard) puis, presque sans transition, par des orchestrateurs de Swing léchés, techniciens et méthodiques (Benny Goodman, Artie Shaw), la clarinette va disparaître du Jazz, pour ma plus grande tristesse, après la seconde guerre mondiale au profit du saxophone alto. De fait, elle serait possiblement devenu particulièrement chiante sans trois figures jazziques qui sont parvenues, justement, à la salir adéquatement (à la loosen up techniquement, ce qui est presque une contradiction dans les termes vu l’incroyable exigence de précision technique associée à cet instrument). Ces trois héros paradoxaux de la vraie clarinette jazz post-dixie sont Johnny DoddsFrank Teschemacher et Pee Wee Russel. Des trois, le vrai salisseur en chef, c’est mon beau petit Teschemacher (Dodds est trop satellisé par l’omnipotent Louis Armstrong et Pee Wee est… déjà un élève de Teschemacher). S’il avait vécu, Frank Teschemacher aurait éventuellement pu garder la clarinette dans l’enceinte du Jazz de la vraie marge artistique non commerciale et éviter qu’elle aille se perdre dans le Swing pour finir par y mourir. Je l’imagine ensuite, à quarante ans, prenant les chorus de clarinette dans le dos de tiku Parker et tiku Gillespie (qui auraient tous les deux environ 25 ans, nous serions en 1946). Ce serait tout simplement écœurant. Lui, donc, ce serait ma clarinette.

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JimmyBlantonJimmy Blanton (1918-1942, mort à 23 ans. Tuberculose pulmonaire). Pour la contrebasse, en Jazz, il y a tout simplement un avant et un après Jimmy Blanton. Avant, l’instrument, joué pizzicato, en cadence, se coulait intimement et discrètement dans la partie rythmique. Il servait même parfois carrément de substitut à la batterie dans les salles trop exiguës ou les sessions d’enregistrements à la cire de disques trop volatile. Génie musical, Jimmy Blanton va révolutionner la contrebasse en la dominant comme un instrument solique à part entière. Le solo de contrebasse en Jazz, pizzicato et/ou à l’archet, c’est lui. En 1939, des musiciens de Duke Ellington vont voir jouer, presque par hasard, ce tiku titanesque dans un tripot nocturne de Saint Louis du Missouri. Éblouis, ils s’empressent de courir sonner le tocsin chez leur chef d’orchestre. Ellington, toujours solidement maïeutique à sa manière, va mettre ce jeune contrebassiste de l’avant, jouer en concert, composer et enregistrer avec lui. Leur association ne durera que deux trop courtes années. Jimmy Blanton est un météore qui lacéra durablement le Jazz de ses idées et de sa puissance. Quand on l’écoute aujourd’hui, surtout dans les sessions en duo seul avec Ellington au piano, on a l’impression d’un musicien voyageur extratemporel, un contrebassiste du 21ième siècle perdu dans la première moitié du 20ième en compagnie d’un vieux piano plunker de bastringue de ce temps là. Notons que Jimmy Blanton n’est pas vraiment un ellingtonien principiel (le grand, le sublime contrebassiste ellingtonien et post-ellingtonien principiel ce sera Charlie Mingus). Jimmy Blanton était tout simplement trop monstrueux pour se couler sans anicroche dans le dispositif ellingtonien. Jimmy Blanton c’était Jimmy Blanton, point. Il aurait fini par faire des enregistrements de contrebasse solo, comme J. J. Johnson nous a fait du trombone à coulisse solo. Dommage que le Jimmy ait été aussi trop monstrueux pour simplement vivre. Il deviendrait donc mon contrebassiste, ici. Mon instrument de Jazz favori… et largement grâce à lui.

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Idoles-ParkerCharlie Parker (1920-1955, mort à 34 ans. Pneumonie, ulcère perforé et cirrhose du foie combinés). Voici le Mozart du Jazz. Charlie Parker. Charlie Yardbird. Je pense à son art en permanence. Il joue, il compose. Tout se raccorde. C’est comme ça, à mon sens que la musique se fait. J’aime tant quand les conditions de performance restent proches des conditions d’engendrement (de composition). Le moins on est distrait de la musique par des clochettes et des fanfreluches orchestrales, ou vocales, ou éditoriales, le mieux je me porte. Le Bebop, ce style de Jazz radical, crucial, exploratoire et all’improviso, lancé par Charlie Parker et Dizzy Gillespie dans l’immédiat après-guerre est tout simplement la formulation la plus achevée du Jazz. C’est à cause de quelque chose comme le fait que le ton du Bebop est plus libre, moins composé et orchestré que ce que faisaient Duke Ellington et ses semblables avant-guerre (les orchestres de Bebop sont des petites formations, quand Ellington est un pianiste de grand orchestre). Charlie Parker, c’est toute la problématique du glissendi intérieur, de la dérive latérale, de la variation lacératoire, du contretemps enchâssé dans le contretemps. Certains instruments de Jazz se prêtent naturellement au glissement. On peut citer le trombone à coulisse qui, contrairement au trombone à pistons, son frère à touches discrètes, fait glisser les notes l’une vers l’autre et peut donc produire le continuum des intermédiaires. On peut aussi citer la contrebasse, surtout celle de Jimmy Blanton. Et le violon, le violoncelle et évidemment… notre voix, cet instrument multiforme magnifique. Mais, à contre courant de cette mécanique des instruments, comme fatalement, Charlie Parker est l’homme du saxophone, donc des clefs, des touches. Il transforme du discret en flux. Il transforme du composé en mouvance. Il transforme, avec ses susdites clefs de saxe, un escalier en rivière. C’est un titan évanescent… c’est… Il faut l’entendre. Il deviendrait ici ma section de saxophones à lui tout seul.

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Fats_Navarro1Fats Navarro (1923-1950, mort à 26 ans. Dépendance à l’héroïne, tuberculose et surpoids). S’il existe un trompettiste fondamentalement parkerien d’obédience, c’est Fats Navarro. Issu des grands orchestres (qu’il abandonna juste au bon moment), installé au cœur du vivier Bebop dès 1946, Fats avait tout pour devenir le second Dizzy Gillespie. Il ne lui manqua que la longévité. Il avait un sens instinctif de l’art orchestral des petites formations et savait tout naturellement se joindre aux plus grands talents et ce, dans une mouvance jazzique absolument volatile et fulgurante. C’est bien pour cela qu’il reste associé à des enregistrements cruciaux du jazz de l’immédiat après-guerre et ce, jusque qu’aussi tard qu’une semaine avant sa mort. Moins théâtral mais plus musical que Gillespie, Fats sait parfaitement combiner l’héritage très dense des phrasés de trompette en Jazz et le tout de l’innovation bopesque. C’est un remarquable serviteur du programme parkérien. Il joua justement avec Parker et sut en tirer tout le suc. Il aurait été fascinant de voir ces deux talents graduellement s’autonomiser l’un de l’autre. Même si on connaît Fats Navarro surtout comme accompagnateur (sideman), son son cuivré ressort toujours. Une autre figure cruciale du Bebop, le merveilleux pianiste Bud Powell (mort, lui, à 42 ans des suites de coups de bâtons de policiers sur la tête) se combine lui aussi remarquablement avec Fats Navarro. Je ferais ici de Fats mon troisième trompette. C’est pas compliqué, dans le Bebop, on arrive à discerner quatre voix de trompettes solidement distinctes. Deux de ces trompettes sont mort vieux (Dizzy Gillespie et Miles Davis) et deux sont morts trop jeunes (Fats Navarro et… le titan immense que nous honorons aujourd’hui funérairement et qui ferme la marche).

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Clifford-BrownClifford Brown (1930-1956, mort à 26 ans. Accident de voiture). Élève de Fats Navarro, Clifford Brown est, avec Max Roach et Sonny Rollins, l’inventeur du Hard bop, un sous-genre du Bebop incroyablement remarquable pour son inventivité et sa virtuosité. Brownie, comme on le surnommait parmi ses pairs, était un trompettiste littéralement omnipotent. La puissance, la précision et la fluidité de son jeu résultaient sur un son incroyablement satisfaisant pour sa structure, sa vitesse d’exécution et sa pure beauté formelle. Il a aussi brillamment accompagné des chanteuses de Jazz, notamment Dinah Washington, lui instillant une force et une amplitude peu communes. Leur enregistrement de l’extraordinaire I got you under my skin me laisse pantois et patraque à chaque audition. Il faut signaler, notamment parce que j’y suis sensible, que Brownie ne prenait ni drogue ni boisson et qu’il avait fait des mathématiques à l’université. Inutile d’en rajouter sur sa musique. Il faut juste l’entendre. Sa mort tragique, l’année du mariage de mon papa et de ma maman, marque la fin d’une époque de la musique américaine, la fracture abrupte terminant le Bebop 2.0, peut-être. La fin du Jazz comme art de masse, aussi, ça c’est certain. Il est indubitable que s’il avait vécu, Clifford Brown aurait été au Bebop et au Hard bop rien de moins que ce que Louis Armstrong a été pour les Jazz néo-orléanais et chicagoan de l’entre-deux-guerres. Pure merveille. J’en ferais ici mon premier trompette.

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Voici donc l’alignement de mon sextet des grands disparus prématurés du Jazz (exception faite de Parker et de Navarro, ces instrumentistes n’ont jamais joué ensemble. Il faudrait un peu s’ajuster mais le talent et le génie généreux et joyeux compenseraient bien vite la méconnaissance circonspecte et le petit hiatus des styles):

Charlie Parker, saxophone alto, saxophone ténor
Clifford Brown, premier trompette
Bubber Miley, second trompette
Fats Navarro, troisième trompette
Frank Teschemacher, clarinette, second saxophone alto
Jimmy Blanton, contrebasse
Chick Webb, batterie (sur une batterie de Bebop, pas trop élaborée)

Trop archaïque par rapport aux styles déjà légèrement divergents des membres de mon sextet, Buddy Bolden nous servirait son corpus de ragtime et de blues et ses phrasés de cornet en première partie. Diplomate, ajustable et observateur comme toujours, je suis certain que Chick Webb se joindrait éventuellement à lui, pour lui donner correctement les rythmes. Et pourquoi pas aussi Frank Teschemacher, mais au banjo, cette fois-ci. Lui, sa nostalgie du Jazz de Dixie lui tiendrait parfaitement lieu de perspective revival et préservatrice de bon ton pour appuyer maître Bolden. Cela nous ferait un petit trio parfaitement fabuleux, en ouverture.

Il manque juste un piano mais bon, il reste que c’est écœurant comme ce serait grand… mais surtout, bon, hein, maudit que c’est triste.

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Je suis Charlie… Parker (1920-1955)

Posted by Ysengrimus sur 12 mars 2015

Idoles-Parker

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And tired young sax-players sold their instruments of torture,
sat in the station sharing wet dreams of
Charlie Parker, Jack Kerouac, René Magritte.
To name a few of the heroes
who were too wise for their own good,
left the young brood
to go on living without them.

Jethro Tull (1976)

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Il y a soixante ans pilepoil aujourd’hui mourrait une de mes idoles, le hautement tripatif Charlie Parker (1920-1955) dit Bird (l’Oiseau). Ce saxophoniste alto a reconfiguré le Jazz moderne. Il est l’artisan principal de la ci-devant Révolution des Boppers. C’est Mozart, de tous points de vues. Pour la première fois dans l’aventure jazziste, Parker parait suspendre des parcelles de mélodie dans le vide. En réalité, par des liens ténus, au premier regard invisibles, les éléments communiquent entre eux et entretiennent des relations étroites. Pour apercevoir cette logique dissimulée, il faut liquider bien des préjugés et convertir bien des attitudes anciennes: à ce prix seulement le puzzle se reconstruit pour nous, le récit dilacéré, déchiqueté, reprend forme, ce qui était divisé, séparé, se replace en l’unité retrouvée d’un ensemble. Parker affectionne du reste le mystère. C’est un maître du sous-entendu, comme on le sent bien aussi lorsqu’il suggère des notes qu’il eût pu exprimer réellement. Le musicien nous laisse l’exquis plaisir de deviner. Qu’on ne voie pas en cela quelque alibi que se donnerait une insuffisance technique. À vrai dire, on ne connaît guère de virtuose plus sûr de lui-même que Charlie Parker. L’un de ses plaisirs consiste très précisément à faire succéder aux périodes d’austérité mélodique des périodes de prodigalité où la phrase déferle comme un flot agité, se gonfle et se brise en une fastueuse gerbe de notes. Au cours de ces moments de faconde étourdissante, certaines notes accentuées hors du temps ajoutent encore à la confusion d’un auditeur habitué aux conceptions rythmiques du «middle jazz». Il n’est pas jusqu’à la sonorité qui ne surprenne, sonorité unie, impitoyable, forte comme l’airain, et qui ne vibre largement que dans les temps calmes [Lucien Malson, HISTOIRE DU JAZZ ET DE LA MUSIQUE AFRO-AMÉRICAINE]. Rappelons une ou deux choses, en acrostiche:

P our tout dire, c’était un de ces saxophonistes du Missouri qui
A vait la biscornue habitude de jouer, en les distordant fort, des
R engaines de compositeurs. Un gros oiseau matois et subtil qui débarquait de
K ansas City et qui avait juste pas envie de payer les droits d’auteur,
E t tout le tremblement, sur les partitions qu’il déconstruisait. Il
R évolutionna donc tout le Jazz, comme ça, pour pas se faire chier.

Charlie Parker. Charlie Yardbird. Je pense à son art en l’écoutant. Il joue, il compose. Tout se raccorde. C’est comme ça, à mon sens que la musique se fait. J’aime tant quand les conditions de performance restent proches des conditions d’engendrement (de composition). Le moins on est distrait de la musique par des clochettes et des fanfreluches orchestrales, ou vocales, ou éditoriales, le mieux je me porte. Le Bebop, ce style de jazz radical, crucial, exploratoire et all’improviso, lancé par Charlie Parker et Dizzy Gillespie dans l’immédiat après-guerre est tellement profondément ce que je suis, qu’il devient presque difficile de trouver les mots pour l’exprimer. C’est à cause de quelque chose comme le fait que le ton du Bebop est plus libre, moins composé et orchestré que ce que faisaient, par exemple, Duke Ellington et ses semblables avant-guerre (les orchestres de Bebop sont des petites formations, quand Ellington est un pianiste de grand orchestre). Mingus et Roach sont des boppers. Gillespie et Powell aussi. On va y revenir. Un remarquable moment de synthèse jazzique va se mettre en place avec le susdit Bebop, entre 1940 et 1955 (mort de Parker). On ne retrouvera plus jamais ce son, cette pulsion de fond dans l’idiome, et on va ensuite passer deux générations à y repenser, notamment grâce au disque. Toute l’Amérique va un peu y penser, même si c’est juste dans son subconscient radiophonique ou cinématographique. Dans un fameux passage télé sur une partie de basketball qu’il vient de jouer avec des amis, le président Obama parle brièvement du Jazz, en expliquant que basketball et Jazz, comme traits de la culture afro-américaine, impliquent un certain rapport au sens tactique et à l’impro. Cela s’applique certainement aussi à sa propre façon de parler en public et, alors, indubitablement l’esprit lumineux de Charlie Parker flotte sur ce commentaire subtil et sublime.

Charlie Parker, c’est toute la problématique du glissendi intérieur, de la dérive latérale, de la variation lacératoire, du contretemps enchâssé dans le contretemps. Certains instruments de Jazz se prêtent naturellement au glissement. On peut citer le trombone à coulisse qui, contrairement au trombone à piston, son frère à touches discrètes, fait glisser les notes l’une vers l’autre et peut donc produire le continuum des intermédiaires. On peut aussi citer la contrebasse. Et le violon, le violoncelle et évidemment… notre voix, cet instrument multiforme magnifique. Mais, à contre courant de cette mécanique des instruments, comme fatalement, Charlie Parker est l’homme du saxophone alto, donc des clefs, des touches. Il transforme du discret en flux. Il transforme du composé en mouvance. Il transforme, avec ses susdites clefs de saxe, un escalier en rivière. C’est… c’est… Il faut l’entendre.

Je suis Charlie. Je suis le Bebop absolu, dans le caveau enfumé de mon thorax. Je suis donc ce quintet, fatal, sublime, éternel:

Charlie Parker (1920-1955): saxophone alto
John Birks alias Dizzy Gillespie (1917-1993): trompette
Earl Rudolph « Bud » Powell (1924-1966): piano
Charlie Mingus (1922-1979): contrebasse
Max Roach (1924-2007): batterie

Et ce symposium de titans, vous me croirez si vous le voulez, joua ensemble un soir d’été, le 15 mai 1953, au Massey Hall de Toronto (Canada). Ce fut the greatest jazz concert ever. L’album Jazz at Massey Hall, qu’on constitua à partir d’un enregistrement du concert que l’on doit à l’autre Charlie que je suis, Charlie Mingus, reste avec nous, en nous. C’est la seule trace enregistrée qu’on détient du raccord fugitif absolu des cinq immenses artisans difractants du Bebop. Grand.

Quand j’écoute Charlie Parker et Dizzy Gillespie travailler ensemble avec une section rythmique de géants ou de nains, c’est tout simple, je me sens bien. Tout le beau et le bon du son en moi se réunit, s’émulsionne et se dépose. Et je suis Charlie.

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bird-and-dizz

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Il y a (approximativement) cent trente ans, l’invention vernaculaire de la batterie

Posted by Ysengrimus sur 15 février 2015

inventon-de-la-batterie

Qu’elle soit culinaire (le pain, le vin, les nouilles), technique (machine à coudre, bicyclette) ou musicale, une invention n’apparaît jamais d’un seul coup. Elle s’avère plutôt un lent cumul combiné d’inventions antérieures avançant graduellement vers des inventions subséquentes. Au sein de ces accumulations quantitatives, un bond qualitatif prend subitement place, stimulant une reconfiguration plus cruciale que les autres, et ce qui apparaît empiriquement comme une nouvelle invention jaillit devant nous, comme de nulle part. L’exemple de l’invention de la batterie (drum set) ici est particulièrement représentatif du phénomène.

Nous sommes aux environs de 1885 à la Nouvelle-Orléans. La musique de fanfare est omniprésente. La percussion de ces vastes ensembles musicaux mobiles que sont les flamboyantes harmonies néo-orléanaises est principalement assurée alors par trois instrumentistes. Le cymbaliste, qui tient ses deux cymbales à pleines mains, par des sangles de cuir. Le joueur de grosse caisse (bass drum), qui porte son tambour, lié par une sorte de jeu de bretelles, sur le ventre et le frappe des deux côtés avec des maillets coussinés (en une astuce qui annonce déjà la batterie moderne, une cymbale est souvent posée sur le sommet de la grosse caisse, faisant de son instrumentiste un tout premier cumulard ès percussions, accompagnant le cymbaliste, ou s’y substituant). Et le joueur de caisse claire (snare drum), qu’on appelle plus communément le tambour, qui porte la caisse claire autour du cou et l’alimente de roulements de baguettes, au rythme du pas. Ce dernier instrument est l’héritier direct des tambours de charge qui, avec la flûte, scandaient la marche sur les champs de bataille des révolutionnaires américains.

La fanfare ici s’est graduellement séparée de sa fonction strictement militaire d’origine et contribue à assurer le fond musical scandant toutes sortes de parades récréatives ou funéraires. Souvent la fanfare termine sa portion de la parade (où les musiciens, inévitablement, doivent s’organiser pour jouer en marchant) en se regroupant sous un pavillon dans un parc et assurant alors l’accompagnement musical des danses et des pique-niques en plein air succédant à ladite parade. Se séparant de sa fonction (et de son style musical) de marche, la fanfare deviendra donc graduellement une bastringue fixe assurant la musique d’accompagnement d’un événement localisé ou même, plus simplement, jouant un concert, en plein air ou en salle.

Toutes sortes de légendes apparaissent alors autour du sort de la section des tambours. Une de ces légendes veut qu’un beau matin, le joueur de caisse claire d’une de ces bastringues ne se présente pas pour le concert. Le joueur de grosse caisse s’organise donc avec un bout de ficelle, raccorde son maillet de grosse caisse à cette dernière en une sorte de grossière pédale, pose la grosse caisse couchée sur le sol devant lui (inutile de dire qu’il ne marche plus, qu’il est assis), installe la caisse claire à côté de lui sur une chaise ou entre ses jambes et décide de jouer les deux tambours seul. Une nouveauté, promise à un grand retentissement, vient alors de jaillir en toutes simplicité et presque inconsciemment des contraintes pratiques les plus ordinaires: impliquer les pieds de l’instrumentiste dans la percussion et, conséquemment, l’engager dans un exercice nouveau et spectaculaire de cumul des tâches. Tous les musicologues s’accordent pour dire que l’invention anonyme de la pédale de grosse caisse (kick pedal) marque la mise en place de la batterie moderne. Vers 1895, les affiches et programmes des fanfares et bastringues de la Nouvelle-Orléans n’enregistrent plus qu’un seul joueur de tambours, un batteur en fait, mais cela passe relativement inaperçu, comme un phénomène isolé, à cause de l’attention suscitée par l’apparition d’un nouveau ton dans le traitement de la musique de danse, le playing hot (où les cuivres sont joués dans une sorte de style syncopé, comme s’ils brûlaient les doigts des instrumentistes), ou jazz… La batterie moderne sera vite associée au nouveau type de showmanship fringuant que les musiciens de jazz mettent en place au tournant des deux siècles.

Papa Jack Laine (1873-1966)

Papa Jack Laine (1873-1966)

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Quand on cherche à citer des noms pour tenter de personnaliser le phénomène d’invention de la pédale de grosse caisse, on mentionne des gens comme Papa Jack Laine (1873-1966), batteur et chef d’orchestre du Reliance Brass Band, une fanfare ayant pignon sur rue à la Nouvelle-Orléans dans les années 1890 et un certain Edward Dee Dee Chandler (1866-1925), batteur et proto-percussionniste dans l’orchestre de John Robichaux (1886-1939). John Robichaux lui-même est un candidat inventeur parfaitement valable aussi. Il joua la grosse caisse à la Nouvelle-Orléans pour le Excelsior Brass Band entre 1892 et 1903. En fait, on comprendra que, comme toutes les inventions vernaculaires, la pédale de grosse caisse (et conséquemment toute la configuration de la batterie moderne) est indubitablement apparue en divers points chaque fois que le besoin s’en fit sentir socialement et artistiquement, à son lieu et en son heure. L’invention du trépied ajustable pour la caisse claire (qui se retrouve désormais plus souvent qu’à son tour entre les jambes du percussionniste assis) est imputée pour sa part à un certain Ulysse Leedy et daterait de 1898.

Vers 1920, apparaîtra le hi-hat, ce duo de cymbales embrassées monté sur un trépied et actionné, lui aussi, par une pédale, et qu’on appelle en français le charleston (le mot rime avec menton ou Gaston) parce qu’il utilisait initialement des cymbales de type charleston. La forme moderne de la batterie se finalisera grosso modo par cette projection sur les cymbales de la formule déjà institutionnalisée de la percussion par le pied. De fait l’apparition du charleston est un ajout strictement de sophistication, un apport exclusivement quantitatif, en quelque sorte, le bond crucial ayant été assuré il y a (approximativement) cent trente ans par la mise en place de la pédale de grosse caisse dans ce type de contexte de mutation artistique et sociale complexe qui préside à l’émergence de toute (les étapes d’une) invention.

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Des déterminations sociales de la musique comme art non-figuratif

Posted by Ysengrimus sur 15 août 2014

orchestre de Buddy Bolden

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Le Jazz? Le Jazz, c’est une musique instrumentale pour hippies qui ont des enfants…

Un amateur de Rock inconnu, circa 1975

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Bon la musique. Le plus moderne des arts anciens. La crise radicale et permanente de la conformité en art. ATTENTION JE PARLE ICI EXCLUSIVEMENT DE LA MUSIQUE SANS PAROLE, À L’EXCLUSION DE TOUT EXERCICE MUSICAL DE QUELQUE NATURE INCORPORANT DU TEXTE. EN EFFET, ARTS MIXTES, FIGURATIFS DE PAR LEDIT TEXTE, LE CHANT ET LA CHANSON SONT EXCLUS DU PRÉSENT COMMENTAIRE. C’est que, dans le mot suivant de Theodor Adorno: L’émancipation de la musique, aujourd’hui, est synonyme de son émancipation par rapport au langage verbal et c’est elle qui fulgure dans la destruction du «sens» (Adorno 1962: 137), je n’hésite pas une seconde à remplacer aujourd’hui par de tous temps car je crois que cet aphorisme procède de la définition fondamentale de la musique comme art non-figuratif.

Alors, quand on pose la question de l’influence de la musique (sans parole, donc) sur les comportements, on la pose trop simplement, trop superficiellement. On oublie habituellement un fait qui reste central si on veut se lancer dans ce type de réflexion. C’est le fait que la musique est le plus ancien des arts non-figuratifs. Cela implique de la stabilité mais aussi des variations qui procèdent de ce que la musique fait bien plus que de ce qu’elle évoque ou «dit» (vu qu’elle ne dit rien, ne peint rien, n’imite rien, sauf elle même). Par exemple, au siècle dernier, quand le Jazz est joué dans les campagnes, on y retrouve de la guitare et du banjo. Il entre dans une ville portuaire, la guitare et le banjo disparaissent au profit du tuba et du piano. Le Jazz quitte ensuite la Nouvelle-Orléans et monte au nord. Le tuba disparaît alors et la clarinette est remplacée par un saxophone. Aussi, pour qui aimait le saxophone, la clarinette sonnait «sud», le banjo sonnait «campagne» sans que ces instruments n’aient jamais cherché à évoquer le sud ou la campagne comme le font, disons, un tableau bucolique ou un poème pastoral.… Il y a une influence auditive, élective, totalement non figurative entre les instruments, les lignes mélodiques, les pièces interprétées et le groupe social qui s’approprie une nouvelle mode musicale. Comprendre comment cette influence se déploie est quelque chose de fort complexe qu’il faut éviter de réduire à des comportements simplistes de consommateurs qu’on apaise dans un centre commercial. Je crois, avec Sidney Finkelstein, que, sur une base individuelle ou collective, quelqu’un est influencé par une musique qu’il se trouve à avoir lui même influencée au départ. La version la plus simple de cette idée est que quelqu’un gardera une attention et une tendresse pour une musique se rapprochant des sonorités de la musique qu’il aura entendu, disons, dans son enfance ou son adolescence. Mais on pousse plus loin l’idée en proposant que notre sujet s’intéressera à la musique qu’il aura obtenu par sa propre influence, pendant son enfance ou sa jeunesse. On observe effectivement qu’il y a une corrélation entre la musique produite dans une société et la société qui la produit. Le compositeur individuel ne dispose pas d’une autonomie créatrice absolue. Il s’exprime inévitablement dans un idiome spécifique, même si parfois il est avantagé par une originalité radicale qui pousse vers l’avant la compréhension que son art fait du développement social. De fait, la musique avance parce que la société avance. Ayant la même origine que le processus social et constamment imprégné de ses traces, ce qui semble simple automouvement du matériau évolue dans le même sens que la société réelle, même là où les deux mouvements s’ignorent et se combattent. C’est pourquoi, la confrontation du compositeur avec le matériau est aussi confrontation avec la société, précisément dans la mesure où celle-ci a pénétré dans l’œuvre et ne s’oppose pas à la production artistique comme un élément purement extérieur et hétéronome, comme consommateur ou contradicteur. (Adorno 1962: 45). Je ne marche pas trop dans l’idée de la musique ou l’art comme manifestation d’un génie isolé et fixe. Même les grands artistes solitaires comme Thelonious Monk ou Anton Webern ne sont que des indicateurs du fait que la société construit de toute pièce la solitude de l’artiste, comme elle met les criminels en prison ou chronicise les malades et les vieillards. Le contenu artistique du «génie» est une empilade d’acquis sociologiquement explicables. Toutes les formes musicales, et pas seulement celles de l’expressionnisme, sont des contenus sédimentés. En eux survit ce qui autrement serait oublié et qui ne serait plus capable de parler directement. Ce qui autrefois chercha refuge auprès de la forme subsiste, anonyme, dans la durée de celle-ci. Les formes de l’art enregistrent l’histoire de l’humanité avec plus d’exactitude que les documents. Aucun endurcissement de la forme que l’on ne puisse interpréter comme négation de la dure vie. Mais que l’angoisse de l’homme solitaire devienne canon du langage des formes esthétiques décèle quelque chose du secret de la solitude. La rancune contre l’individualisme tardif de l’art est bien mesquine, car elle méconnaît la nature sociale de cet individualisme. Le «discours solitaire» dit plus de la tendance sociale que le discours communicatif. En insistant sur la solitude jusqu’au paroxysme, Schönberg en a révélé le caractère social. (Adorno 1962: 53-54). La musique (sans parole) est toujours musique d’un espace ethnoculturel, d’un dispositif géo-social, d’un temps, d’une génération (au sens lâche du terme). C’est pas pour rien qu’en l’écoutant, on voit défiler devant soi (et ce, toujours parasitairement) les images effectives (réminiscentes) ou fantasmées (connotatives) de ces lieux et de ce temps, cinématographie sensorielle en rafale que la musique ne signifie pas, mais qu’elle évoque en somme métonymiquement, et comme implacablement.

Ceci dit, on doit crucialement faire observer qu’une certaine immobilité stratifiée du produit artistique résulte du fait que des groupes sociaux stables s’intéressent à une musique relativement stable elle aussi. Le Jazz, le Rock, la Pop, le Dance, le Rap, le Country et la musique atonale vont, même sur deux ou trois générations, tendre à rejoindre grosso modo les mêmes segments sociologiques. Il y a dans tout cela plus de stabilité ethnoculturelle qu’on ne se l’imagine initialement. Et même les progrès ou les régressions peuvent être analysés comme des indicateurs sociaux, finalement d’une (toute) relative stabilité. Le concept de forme musicale dynamique qui domine la musique occidentale depuis l’école de Mannheim jusqu’à l’actuelle école de Vienne, suppose justement un motif maintenu comme identique et nettement dessiné, fut-il infiniment petit. Sa dissimulation et sa variation se constituent dans le seul contraste avec ce que l’on a conservé identique dans le souvenir. La musique connaît le développement uniquement dans la mesure où elle contient quelque chose de solide, de coagulé; la régression stravinskienne, qui voudrait remonter à un stade antérieur, justement en raison de cette tendance, substitue la répétition au progrès (Adorno 1962: 170). Cette solidité qui dépasse les modes se trouve ensuite complexifiée par le fait que la musique est un objet commercial. Je la retiens pleinement, cette cinglante idée de musique commerciale de ma jeunesse, et j’y vois justement une redite, une répétition, une conformité des formes qui confirme que la production d’un certain nombre d’artistes inspirés d’origine a suffisamment de résonance sociologique pour que le commerce s’en empare et la fasse entrer dans une dynamique de redite et de faux progrès qui forme la mise en place des modes tout en édulcorant et détruisant le contenu artistique d’origine. The term commercialism should not be applied, however, to the desire of the musician to be paid for his work, and paid commensurate with his talent. Neither should it be applied to the desire of the jazz musician to use the prevailing musical language of his period and audience. The step from the amateur or semi-amateur status for most of the New Orleans musicians to the status of a musician paid for his work and making a profession of it, was a progressive step. Commercialism should be restricted, as a term, to what is really destructive in culture: the taking over of an art, in this case popular music, by business, and the rise of business to so powerful a force in the making of music that there was no longer a free market for the musicians. Instead of distribution serving the musician, distribution, where the money was invested, became the dominating force, dictating both the form and content of the music. It tended to force the musician into the status of a hired craftsman whose work was not supposed to bear his own individuality, free thought and exploration of the art, but was to be made to order, to a standardized pattern. [Le terme commercialisme ne devrait cependant pas s’appliquer au fait qu’un musicien tient à ce qu’on le rétribue pour son travail et ce, conformément à son talent. Le terme ne devrait pas non plus s’appliquer au souhait qu’a le musicien de Jazz de faire usage du langage musical avec lequel l’auditoire de son époque est familier. Les étapes du passage du statut de musicien amateur ou semi-amateur au statut d’artiste rémunéré faisant de la musique sa profession furent très graduelles pour les musiciens du Jazz néo-orléanais. La notion de commercialisme devrait s’appliquer exclusivement à ce qui est culturellement destructeur: le détournement d’un art, en l’occurrence de la musique populaire, par le commerce et l’émergence du commerce comme puissance si dominante dans la production musicale qu’il n’existe plus de marché vraiment libre pour les musiciens. La distribution au service des musiciens devient alors la distribution en fonction de là où l’argent est investi. Le commercialisme est devenu une instance si puissante qu’il dicte la forme et le contenu musical. Cela force alors le musicien à se cantonner dans le rôle d’un fabriquant salarié dont le produit musical n’exprime plus ni la personnalité, ni la libre pensée, ni la volonté d’exploration artistique mais bien une soumission ordonnée et servile à un modèle musical standardisé] (Finkelstein 1948: 103). On a donc une synthèse de sédiments non-figuratifs, agencés ensemble par un certain nombres d’artistes-phares puis, complication supplémentaire, diffusés ensuite et graduellement détériorés à travers la structure de mise en circulation et de fausse perpétuation divertissante et décorative des canaux commerciaux. Jazz is an art of melody. Much of this melody consists of folk songs taken from the most varied sources, gathered up into the general body of jazz, as the spirituals took to themselves hymn tunes and square dances. In the period of flourishing New Orleans rag, blues and stomp jazz, new melodies came from fresh sources: old French dances that were still part of the city’s living music, Creole songs, minstrel show tunes and dances, songs and dances of Spanish origin, military and parade marches, funeral marches, spirituals and hymns, square dances, even the mock-oriental music heard in vaudeville. The jazz musician loved melody. He both improvised his own melody, and played a familiar melody with deep affection, adding only the accents and phrasings that any good artist, folk or professional, adds to a work he performs. [Le Jazz est un art de la mélodie. Une portion significative des mélodies de Jazz sont des airs folkloriques puisés à une myriade de sources. Ces airs se sont trouvés regroupés dans le corpus général du Jazz, un peu comme les chants d’église avaient regroupé dans le même ensemble hymnes religieux et danses villageoises. À l’époque florissante du Rag néo-orléanais, du Blues et du Jazz rythmé, des mélodies nouvelles jaillirent de sources nouvelles: vieilles danses françaises faisant encore partie du fonds musical vivace de la ville, chants créoles, airs et danses de numéros de minstrel shows, chants et danses d’origine espagnole, marches militaires et airs de fanfares, marches funéraires, chants d’église, hymnes religieux, danses villageoises, et même la musique orientale de toc qu’on pouvait entendre dans les vaudevilles. Le musicien de Jazz adorait les mélodies. Il pouvait soit improviser sa propre mélodie soit jouer un air connu, en l’investissant d’une affection profonde, n’y ajoutant que ces accentuations et ces phrasés que seul le bon artiste, artisan ou professionnel, sait incorporer dans la pièce qu’il interprète] (Finkelstein 1948: 55). Je dirais que c’est donc à travers ce qu’Adorno appelle les contenus sédimentés de la musique qu’il faut aller rechercher les segments d’activité et de rapport à la vie que les différents groupes sociaux établissent avec la musique. On augmente alors nos chances de mettre la main sur une influence ethnoculturelle, au sens fort, qui soit mutuelle (société – musique, puis musique – société). Cela ne se restreint pas à la pratique bassement behavioriste de mettre de la musique douce dans les magasins pour que le bon peuple ralentisse le pas et achète plus. Par delà le commercialisme, c’est de l’origine socioculturelle des intérêts musicaux que nous devons tenir compte. Ladite origine socioculturelle s’avère également discriminante. N’hésitons pas à méditer les données les plus prosaïques la concernant. Encore au jour d’aujourd’hui, les enfants d’agriculteurs sont plus de 72% à déclarer se rendre sur des festivals, mais ne sont qu’un peu plus de 10% à fréquenter les salles de musique pop actuelle. A contrario, les enfants dont le père est cadre ou exerce une profession intellectuelle supérieure sont ceux qui sortent le plus fréquemment dans des salles dédiées aux musiques pops actuelles (55.6 % d’entre eux déclarent s’y être rendus). Inutile de dire que ces données statistiques procèdent aussi de l’aménagement du territoire: les scènes de musique pop actuelle touchent principalement un public urbain, là où l’offre des festivals est mieux répartie en région et est à même de concerner, par exemple, des enfants d’agriculteurs habitant loin des grandes agglomérations. (Source: «Les comportements adolescents face à la musique», Le Pole, octobre 2009). Bon, vous voyez où je veux en venir. On écoute la musique qu’on a, attendu qu’on a la musique qu’on écoute. Le Jazz et la musique atonale sont totalement tributaires de ce type de déterminations géo-sociales et socio-historiques. Je doute fortement que les écoles de peinture et de sculpture soient sujettes, pour leurs parts, à un tel dispositif de répartition démographique. Les préférences culinaires et vestimentaires, par contre, oui. C’est que la musique, comme la cuisine, le vêtement et la parfumerie, est un art des sens et il y a indubitablement une ethnologie précise de l’assouvissement desdits sens…

Pour nous rapprocher de ce que peut vouloir dire la compréhension des fondements sociaux d’un art populaire, au sens sociologique et ethnologique du terme, rien de tel que la musique comme objet d’analyse. Comme elle ne représente pas (contrairement à son tout petit frangin, le seul mode d’expression sonore figuratif imaginable: le bruitage), comme elle ne dit rien, ne dessine rien, ne raconte rien, n’argumente rien, elle n’est pas tributaires d’un enjeu de conformité descriptive ou narrative au monde. Adorno fait une analogie bien hasardeuse quand il s’exclame: La peinture moderne s’est détournée du figuratif, ce qui en elle marque la même rupture que l’atonalité en musique, et cela était déterminé par la défensive contre la marchandise artistique mécanisée, avant tout contre la photographie. À l’origine, la musique radicale n’a pas réagi autrement contre la dépravation commerciale de l’idiome traditionnel; elle a été l’antithèse de l’industrie culturelle qui envahissait son domaine. (Adorno 1962: 15). En se détournant du figuratif, la peinture a troqué le monde objectif empirique pour un monde de concrétude formelle jaillissant des pulsions exploratoires, automatistes ou formalistes, du peintre (et ce, là je seconde Adorno, comme affrontement direct des arts photographique et cinématographique). Par contre, en se détournant de la tonalité, la musique ne s’est jamais détournée que… de la musique qui jouait avant elle! Ce qui fut une crise de la représentation figurative en peinture ne fut qu’une crise de conformité mélodique et rythmique en musique. C’est que, finalement l’un dans l’autre, ce suave produit hautement socio-historique qu’est la fausse note (Adorno 1962: 47) ne date pas d’hier. Le po-po-po-pom de la cinquième symphonie de Beethoven en était quatre fameuses pour le tympan tendu et éduqué de l’auditoire autrichien poudré et roide de 1808, sinon pour le nôtre… car la musique, le plus moderne des arts anciens, fut et demeure la crise radicale et permanente de la conformité en art.

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Rare est la musique qui ne cesse d’être ce qu’elle fut; qui ne gâte et ne traverse ce qu’elle a créé, mais qui nourrisse ce qu’elle vient de mettre au monde, en moi.

J’en conclus que le vrai connaisseur en cet art est nécessairement celui auquel il ne suggère rien.

Paul Valéry, «Choses tues», dans Tel quel, Folio essais, p. 14.

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SOURCES:

ADORNO, Theodor (1962), Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, Collection TEL, 222 p. Cet ouvrage est constitué de deux essais. Le premier, intitulé «Schönberg et le progrès» (pp 41-142) établit une corrélation entre la musique atonale du vingtième siècle et le rejet de la pensée philosophique positive et conformiste. Le second «Stravinsky et la restauration» (pp 145-220) explore la recherche de l’authenticité formaliste qui ne se sépare pas de l’héritage des prédécesseurs mais y retourne et le retravaille. La réflexion d’Adorno intéresse parce qu’on y trouve une recherche très poussée de philosophe sur la relation entre musique (sans parole — quoique sur ce point Adorno ne soit pas tout à fait rigoureux) et pensée fondamentale, surtout pensée de réflexion, de subversion, de rejet du commercial et du conforme mais aussi de logique, de pureté et de structure. La musique s’associe à un sentiment de révolte et le manifeste dans son expression, sans le représenter comme le ferait un film, une narration ou une image.

FINKELSTEIN, Sidney (1948), JAZZ: A people’s music, International Publisher, New York, 180 p. Cet ouvrage propose un survol historique de la musique folklorique américaine, du Blues, et du Jazz à travers les différents changements de styles que ces derniers ont connu à la fin du dix-neuvième siècle et tout au long du vingtième: Dixie, Be-bop, Mainstream Jazz, Cool, Free Jazz, New Thing etc. La force de ce travail réside dans l’effort constant de maintenir la relation entre le Jazz et la vie ordinaire et les luttes d’émancipation de ceux qui le jouent. On finit par comprendre que la musique est une émanation sociale qui ne fait pas qu’influencer les comportements, vu qu’avant de les influencer, elle en émane, en sort et les reflète sociologiquement, historiquement, et pas seulement individuellement. Il y a un lien indissoluble entre la vie sociale d’un peuple et la musique qu’il joue. Et aussi, la musique la plus expressive est en fait celle d’un peuple qui lutte, qui résiste, qui combat pour son droit au respect et à la vie.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Duke Ellington (1899-1974) pianiste, chef d’orchestre, compositeur et… théoricien de la connaissance contrainte

Posted by Ysengrimus sur 24 Mai 2014

 Duke Ellington et Billy Strayhorn en train de régler de concert un problème de composition musicale…

Duke Ellington et Billy Strayhorn en train de régler de concert un problème de composition musicale…

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My biggest kick in music –playing or writing– is when I have a problem. Without a problem to solve, how much interest do you take in anything? [Ma jubilation la plus forte en musique –en la jouant ou en l’écrivant– c’est de faire face à un problème. Sans problèmes à résoudre, quel intérêt peut-on prendre à quoi que ce soit?]

Duke Ellington (en 1961, cité dans Hasse 1993, p. 17)

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Il y a quarante ans pile-poil mourrait le grand musicien et chef d’orchestre de Jazz Edward Kennedy «Duke» Ellington. Opportuniste consommé (Smith 1992: 144), dans le bon sens du terme, celui d’un praticien jouant d’un ajustement, d’une adaptabilité aux contraintes, d’une versatilité phénoméniste qui allait devenir l’empreinte musicale d’un temps, Duke Ellington fut l’autodidacte suprême (Hasse 1993: 56). Dans son autobiographie parue en 1973 (Stwertka 1994: 110-112), Intitulée Music is my mistress, Duke Ellington écrit, en parlant de l’amélioration de sa visibilité de pianiste sur Washington, circa 1916-1918 et des conséquences gnoséologiques de celles-ci:

« I was beginning to catch on [by 1919 – P.L.] around Washington, and I finally built up so much of a reputation that I had to study music seriously to protect it. Doc Perry had really taught me to read, and he showed me a lot of things on the piano. Then when I wanted to study some harmony, I went to Henry Grant. We moved along real quickly, until I was learning the difference between a G-Flat and an F-sharp. The whole thing suddenly became very clear to me, just like that. I went on studying, of course, but I could also hear people whistling, and I got all the Negro music that way. You can’t learn that in any school. And there were things I wanted to do that were not in books, and I had to ask a lot of questions. I was always lucky enough to run into people who had the answers. »                     [Je commençais à bien comprendre les choses [aux alentour de 1919 – P.L.] sur Washington, et j’ai fini par me constituer une petite réputation au point de devoir protéger ladite réputation en me mettant à sérieusement étudier la musique. Doc Perry m’avait véritablement enseigné à lire les notes et m’avait montré un tas de trucs au piano. Aussi, quand j’ai voulu étudier un peu l’harmonie, je suis allé voir Henry Grant. On a progressé très vite, au point que j’en suis venu à choper la différence entre un sol bémol et un fa dièse. Le tout de la chose devint subitement d’une clarté limpide dans mon esprit, juste comme ça. J’ai continué à étudier, naturellement, mais il m’était aussi possible d’entendre les gens siffloter des air, et j’ai capté toute la musique noire comme ça. On peut pas apprendre ça dans aucune école. Et il y a un tas de choses que je voulais faire qu’on ne trouvait pas dans les livres. J’ai donc du poser bien des questions. J’ai toujours eu la chance de rencontrer des gens qui avaient la réponse à ces questions.]           (Ellington 1973: 33)

Toute la théorie ellingtonienne de la connaissance est synthétisée dans cette petite description choc de l’apprentissage de la musique et de l’orchestration. Le fait d’avoir appris un peu inconsciemment avant d’avoir appris sciemment vous obligeant à mieux apprendre et le fait d’étudier formellement n’entravant en rien le véritable apprentissage, celui émanant du vivier ordinaire de la vie sociale. C’est aussi, indubitablement, la connaissance comme course d’obstacles qu’on nous présente ici. Learning on the fly, apprendre sur le tas. Il faut dire que, l’époque aidant, la gnoséologie ellingtonienne fut fondamentalement une gnoséologie contrainte. Tout un segment de l’histoire tourmentée de la culture afro-américaine s’y manifeste, dans ses grandeurs comme dans ses limitations. Allons allons, fouillons un petit peu cette captivante affaire. Voici, pour notre exclusif bénéfice intellectuel et émotionnel, rien de moins que les dix grandes contraintes sociologico-gnoséologiques qui contribuèrent à façonner le savoir (et l’action) ayant débouché sur ce Jazz phénoméniste si distinctif qu’est l’œuvre musicale de Duke Ellington.

CONTRAINTES DU WASHINGTON SÉGRÉGUÉ. Fils d’une jeune fille de bonne famille de la haute classe moyenne noire et d’un majordome noir stylé et au langage raffiné ayant entre autre servi à la Maison Blanche, Duke Ellington (1899-1974) se fait ouvertement inculquer l’élégance onctueuse et l’adaptabilité feutrée d’un domestique afro-américan du Washington ségrégué de la belle époque (Old 1996: 21). Il semblerait d’ailleurs qu’il y ait eu rien de moins qu’un style washingtonien des musiciens de ce temps: maintient, distinction, esprit de système, soucis de droiture, d’ordre, conformisme et bon ton (Hasse 1993: 46). L’attitude caoutchouteusement diplomatique du «duc», issue de cet apprentissage, lui restera toute sa vie, face à un monde hérissé de contraintes dont il assumera les règles dans l’espoir, souvent réussi, de vaincre ledit monde à son propre jeu (Hasse 1993: 50, Old 1996: 76). À ses débuts, le jeune Ellington jouera de la musique de danse, avec statut de colored syncopator, pour la bonne société (son premier orchestre s’appelait The Serenaders ou The Duke’s Serenaders — Old 1996: 39). Il fit cela en toute aisance, comme son père avait fait le maître d’hôtel (Hasse 1993: 47). Dans cette bonne société ségréguée, dont il détecte discrètement les règles et les tabous comportementaux (Frankl 1988: 19), Ellington valorise et assume dignement sa négritude comme il a été éduqué pour le faire (Frankl 1988: 23), mais il ne doute pas vraiment de l’existence d’un dégradé historique le concernant allant du noir, au brun, au beige, au blanc (Berendt 1984: 76). Aussi, la jungle style ou jungle music dont il deviendra le principal promoteur dans les années 1920, c’est un peu une attrape, un gimmick pour attirer l’attention, se démarquer en tape-à-l’oreille comme les cocotiers et les vahinés de toc du Cotton Club se démarquaient en tape-à-l’œil, tout en préservant ouvertement et sans complexe le souvenir des coon songs et des minstrel shows d’autrefois. C’est seulement bien plus tard, en participant à la réalisation du spectacle revue Jump for Joy (1941) qu’Ellington s’exprimera explicitement, en tant qu’artiste, en faveur des droits civiques (Frankl 1988: 78, Old 1996: 87).

CONTRAINTES DES LIMITATIONS DE SON RÉPERTOIRE D’INTERPRÈTE. En 1909, Ellington avait dix ans, et c’est là l’année historique où il se vendit le plus grand nombre de pianos aux USA (Hasse 1993: 35). Pas de téloche, pas de radio, pas de tourne-disque ou de phonographe, toute la musique de ce temps était chantée ou jouée en famille, au piano. Il y avait deux pianos dans la maison des Ellington. Des instruments lourds, au son onctueux, puissant et dense. Des instruments sur lesquels on pouvait explorer des sonorités très variables, sans virtuosité particulière (Hasse 1993: 35). Ellington n’y manqua pas, dans son enfance. Un tout petit peu plus tard, sa première performance de piano bar consista à jouer sur des rythmes distincts l’unique pièce musicale qu’il connaissait alors, qui était aussi sa première composition, Soda Fountain Rag (Old 1996: 30, Hasse 1993: 39). Graduellement il se donne sur le tas une formation éclectique d’airs populaires, de rengaines à danser, de pièces de ragtime et de stride piano au sein desquels le Jazz vrille son chemin sans se presser (Frankl 1988: 31). Pour apprendre une pièce musicale, il faisait tourner lentement la longue feuille perforée du rouleau d’un piano mécanique et s’appropriait un par un le choc des touches. Il comprit vite qu’il ne se donnerait pas un répertoire infini avec ce genre de méthode d’apprentissage. De fait, à terme, la solution fondamentale à ses limitations d’interprète allait déterminer non seulement sa propre trajectoire mais toute l’histoire du Jazz: il serait compositeur. Il ne jouerait que des pièces musicales qu’il saurait: les siennes. Il serait l’anti Art Tatum. Art Tatum (1909-1956) maximalisait les rengaines du tout venant qu’il chopait au radio et en faisait le matériau arpégé du soliste suprême. Ellington minimaliserait son interprétation de ses propres compositions intérieures, plaçant l’amplitude orchestrale entre les mains de ses musiciens et arrangeurs.

CONTRAINTES DES RESTRICTIONS DE SA VIRTUOSITÉ MUSICALE. Paradoxalement, la clef de la force musicale de Duke Ellington n’a jamais résidé dans son jeu au piano, sensible, précis, net, mais exempt de virtuosité (Frankl 1988: 61). Il était, en plus, donc, le plus mauvais des mauvais songsters (ces baladins populaires qui jouent le corpus collectif, ces interprètes folks, ces tourne-disques vivants qui performent encore et encore les airs de la tradition vernaculaire). Aussi, pour pouvoir jouer une pièce, ce modeste pianiste-là devait la composer lui-même. (Hasse 1993: 37). Ellington était, de plus, passablement inapte à apprendre la musique par les moyens de l’enseignement conventionnel. Jeune homme, il compensa cette carence en fréquentant la salle de billard d’un dénommé Frank Holiday, à Washington. En observant les musiciens qui se tenaient là, en cacassant informellement avec eux, il chopait ce qu’il voulait choper et se constituait un dispositif de mémorisation par praxis et oreille qui ne ressemblait à rien de connu (Old 1996: 28-29). Plus tard, il verra toujours à s’adjoindre des instrumentistes formés musicalement qui, discrètement, lui permettront de contourner les restrictions de sa propre virtuosité ainsi que de sa connaissance fragmentaire de la théorie musicale. Il apprit tôt à couler son jeu pianistique dans le ton et le jeu de l’orchestre qu’il dirigeait (Old 1996: 34). Cela allait déterminer radicalement cette formidable aptitude qu’il a toujours eu à devenir l’accompagnateur de ses accompagnateurs.

CONTRAINTES DES PARTICULARITÉS MUSICALES ET SONORES DE SES INTERPRÈTES. L’orchestre sera donc un instrument absolument crucial pour Ellington. Chacun des solistes du Duke Ellington Orchestra apportait, à des niveaux divers et dans des dimensions distinctes, des éléments musicaux et sonores qui lui étaient propre. Joe «Tricky Sam» Nanton (1904-1946) faisait osciller le son de son trombone grâce à un embout de déboucheur de chiotte faisant sourdine mobile. Barney Bigard (1906-1980) jouait dans le style pur, savant et subtil des clarinettistes créoles néo-orléanais. Harry Carney (1910-1974) avançait la voix profonde et chaude de son saxophone baryton (Frankl 1988: 54-55, Old 1996 : 50-51) tandis que Ben Webster (1909-1973) et Johnny Hodges (1906-1970) se faisaient valoir par leur virtuosité et leur remarquable imagination mélodique. Il fallait combiner tout ça, en faire un ensemble cohérent, complémentaire et efficace. Duke Ellington est incontestablement le chef d’orchestre de Jazz qui a su le mieux fusionner et amalgamer les talents bigarrés et épars de ses instrumentistes, les amenant à devenir les éléments de la machine subtile et complexe comme une horlogerie qui matérialisait minutieusement l’ensemble de ses idées musicales. Le secret: il transformait les défauts et limitations de ses instrumentistes en qualités, en composant autour de leurs points forts. Conséquemment, il n’écrivait que pour son orchestre (Frankl 1988: 63, Hasse 1993: 85). Se posera aussi éventuellement le problème ardu et subtil du travail ponctuel en symposium avec d’autres titans du Jazz. Aux alentours de 1926 son premier clarinettiste sera, pour un temps, le gigantesque Sidney Bechet (1897-1959), de qui Ellington apprendra à se méfier des grosses pointures (Hasse 1993: 81, Dance 1970: 10, 66). Ayant appris de cette courte collaboration que les vedettes trop saillantes peuvent nuire à la dynamique subtile de son orchestre, notamment en préférant leur flamboyance personnelle à l’autorité tranquille du maestro, Ellington ne cultivera plus les grandes rencontres qu’en fin de carrière et, habituellement, alors, comme pianiste soliste (et compositeur du livret). Selon ces modalités, il sera appelé à rencontrer les plus grands: Louis Armstrong (1901-1971), Count Basie (1904-1984), Coleman Hawkins (1904-1969), John Coltrane (1926-1967 — Frankl 1988: 93), Charlie Mingus (1922-1979) et Max Roach (1924-2007).

CONTRAINTES D’ARRANGEMENT ET D’ORCHESTRATION. Tôt dans l’entre-deux-guerres, le Jazz d’inspiration néo-orléanaise va se trouver édulcoré par son contact avec la musique des dancings (Frankl 1988: 42). Priorité sera vite donnée, entre 1923 et 1933, aux arrangements et à l’orchestration (Frankl 1988: 61-62). Il fallait absolument être à la fois simple, catchy et orchestral pour soutenir le volume sonore requis par les bruyantes salles de danse. Et ces dernières ne laissaient pas trop de place à l’élément d’improvisation. Un jour, circa 1917, notre jeune pianiste se fit saquer d’un orchestre de salle de danse parce qu’il avait enjolivé la pièce plutôt que de s’en tenir à la partition (Hasse 1993: 43). La question de l’orchestration et des limitations qu’elle imposait à l’improvisation sera incontournable. Il faudra trouver une solution équilibrée à cet autre problème. Le premier vrai orchestre de Jazz d’Ellington, les Washingtonians, développera sa distinction en composant ses propres arrangements. Il procédera collectivement, originalement, en évitant les orchestrations stéréotypées et convenues qui amenaient les orchestres du temps à tous se ressembler (Hasse 1993: 81-82). Cette approche, combinant composition et improvisation, se maintiendra même lorsque l’orchestre d’Ellington disposera d’un orchestrateur attitré, Billy Strayhorn (1915-1967). Le tableau créatif des grandes années Ellington est le suivant. Ellington ou Strayhorn arrive en studio avec une ligne mélodique qu’il lance au piano. L’orchestre la découvre, la reprend, lui donne un écrin sonore. Les solistes la manipulent, la triturent délicatement, sans excès. Ellington à ce point là ne joue plus. Il écoute et, éventuellement, c’est lui qui saisit la facture conclusive (Berendt 1984: 74-75) et la couche sur papier. Toujours à l’affût des opportunités, il lui arrive alors d’incorporer des éléments plus anciens dans des compositions nouvelles, de recycler du vieux stock rythmique ou mélodique, de se citer, de s’auto-pasticher, de se refaire ou, pour reprendre un terme du jardon musicologique jazzique, de se signifier (Hasse 1993: 39). Mais ses mélodistes sont toujours proches de lui, dans l’aventure composante. Leur son et leur savoir-faire dicte le ton. On se retrouve avec un chef d’orchestre qui ne dirige pas que l’interprétation, mais aussi la composition… La quintessence du Jazz d’orchestre.

CONTRAINTES DE LA COMPÉTITION ET DES CHANGEMENTS DE MODES MUSICALES. Ellington, dès ses premiers enregistrements, se définit dans un dispositif de résistance aux contraintes du genre musical qu’il assume, de l’idiome qu’il porte. Ses tactiques de résistance seront innombrables. Une astuce qu’il cultivera, par exemple, à ses débuts sera de faire les instruments s’imiter et se permuter les uns les autres. On dirait que les instruments se déguisent les uns dans les autres (Stwertka 1994: 59). Il est aussi le premier à ouvertement s’assumer en tant que cette créature paradoxale (Berendt 1984: 78) qu’est le compositeur de Jazz (Old 1996: 59). Cela, entre autres, lui permettait de contrôler, au moins partiellement, ses droits d’auteurs et de bien tenir les ficelles de sa production. Mais cela jouait aussi un rôle créatif cardinal, hautement original dans l’idiome du Jazz. Dès 1931 cependant, il sentira la pression de la pop music sur son art et sera confronté aux résistances du goût du temps et des modes commerciales face à ses innovations musicales (Frankl 1988: 64). C’est cependant seulement vers 1950 que le changement des goûts musicaux et l’apparition de la télévision mettront Ellington dans la position de se trouver daté, au mauvais sens du terme (Old 1996: 6-7). Cette montée en graine commence pourtant insidieusement dès les concerts au Carnegie Hall des années 1940, où les compositions de suites orchestrales du maestro se font pas mal maganer par la critique du temps (Frankl 1988: 81-82). Mais Ellington saura toujours rebondir, perdurer, se soumettre, s’enrichir, se dépouiller, sans jamais trop concéder…

CONTRAINTES DES DÉPARTS DE COLLABORATEURS. C’est pendant la deuxième guerre mondiale que les changements du personnel musical furent les plus déterminants au sein du Duke Ellington Orchestra (Frankl 1988: 82-83). On peut, de fait, ramener les changements les plus importants de l’orchestre de Duke Ellington à sept (Berendt 1984: 77). C’est peu, pour une formation dont l’existence s’est étendue sans interruption sur cinquante ans (1924-1974). Mais ce fut sept crises majeures, suprêmement contraignantes et contrariantes. Sept douloureux moments de mutation et, sept fois sur sept, le grand chef d’orchestre a fait face.

1929: Bubber Miley remplacé par Cootie Williams. Le trompettiste James «Bubber» Miley (1903-1932) est le musicien crucial qui amena Ellington, entre 1924 et 1929, à quitter la musique d’ambiance et à mettre cap franc sur le Jazz (Harisson 1976: 121, Frankl 1988: 50). Il est, après Ellington même, l’instrumentiste qui contribua le plus nettement à la définition durable d’un son ellingtonien (Hasse 1993: 75-77, Old 1996: 50). L’alcoolisme le rend trop tôt inapte à jouer sa trompette correctement et à se tenir sur scène (Old 1996: 65). Il quitte l’orchestre et ne fera plus rien de précis après. À seulement dix-sept ans, le gigantesque Charley «Cootie» Williams (1911-1985) le remplacera, non sans introduire une subtile mais radicale altération des sonorités des cuivres (Old 1996: 66, 90, Dance 1970: 7, 38, 74, 85, 105).

1939: Irving Mills remplacé par Willard Alexander (Tucker 1993: 141). Ce monsieur chic et vif, Irving Mills (1894-1985) fut à la fois un gérant génial et un virulent profiteur (Stwertka 1994: 80-81, Frankl 1988: 48, Old 1996: 52-54, Dance 1970: 69). C’était l’époque où ceux qui contrôlaient la diffusion de la musique en feuille contrôlaient toute l’industrie musicale (Frankl 1988: 47). Irving Mills créa une entreprise avec Ellington qui permit à ce dernier de discrètement consolider son pouvoir sur l’orchestre en ne partageant plus ledit pouvoir qu’avec l’impresario (Old 1996: 66-67). C’est aussi Mills qui se fera le champion institutionnel des compositions originales, dont le copyright ne sera que pour Ellington et lui, réservant les royautés pour eux et personne d’autre (Hasse 1993: 88-92). Ellington se débarrasse finalement d’Irving Mills en troquant ses parts dans l’orchestre de Cab Calloway (1907-1994) contre les parts de Mills dans son propre orchestre (Old 1996: 83). Contraint par les impératifs commerciaux aussi, Ellington fut de fait un homme d’affaire efficace et sans concession. Et pour prendre sa place, il dut discrètement ferrailler, notamment avec Irving Mills.

1940: Cootie Williams remplacé par Ray Nance (qui aussi chantait et jouait le violon). Le trompettiste Cootie Williams quitte éventuellement Ellington pour se commettre avec l’orchestre de Swing de Bennie Goodman (1909-1986). Cootie reviendra sur les vieux jours mais sur le coup, en 1940, l’événement fut considéré comme la manifestation majeure d’un passage de la suprématie du Jazz à la suprématie du Swing. Le si versatile Ray Nance (1913-1976) relèvera brillamment le gant chez Ellington mais l’impact du départ de Williams, notamment sur les auditoires, se fera durement sentir (Dance 1970: 132, 137).

1942: Ivie Anderson remplacée par une succession de chanteuses d’orchestre. Ivie Anderson fut la voix archétypique de l’orchestre d’Ellington, dès 1931 (Ellington 1973: 123-124). Les airs chantés Stormy Weather et Creole Rhapsody restent des moments de vocalisations jazziques remarquables, inimitables. Ivie Anderson (1905-1949) ne fut jamais vraiment remplacée après son départ (Old 1996: 73) causé par l’accentuation chroniques de ses problème d’asthme.

1942: Barney Bigard remplacé par Jimmy Hamilton, avec perte. Clarinettiste créole d’une grande virtuosité, lisant solidement la musique et accompagnant les cuivres sans fausser ni gricher, Barney Bigard (1906-1980) quitte l’orchestre quatorze ans après son intégration en 1927 (Old 1996: 51). Avec lui disparaît l’ultime touche archaïque du son ellingtonien et le seul vrai spécialiste profond de la clarinette, instrument jazzique de souche dont la vie devint si difficile dans les années 1940, sous la pression montante de la popularité des saxophones. Jimmy Hamilton (1917-1994) prit brillamment le relais… mais le mal était fait.

1943: Ben Webster remplacé par Paul Gonsalves. Quand le puissant saxophoniste ténor Ben Webster (1909-1973 — Frankl 1988: 74) passe, lui aussi, à l’orchestre de Benny Goodman, on se met à lui chercher moins un successeur que carrément un imitateur. L’ère de l’orchestre de Duke Ellington se muant tout doucement en sa propre copie carbone se met subrepticement en place. This so-and-so plays just like Ben («Cet epsilon joue exactement comme Ben») est la phrase d’Ellington qui consacre Paul Gonsalves (1920-1974) comme succédané suprême et/ou copycat désespérant de Webster, dont il sait par cœur tous le solos. C’est à Gonsalves que l’on doit le fameux sauvetage commercial de 1956 au Festival de Jazz de Newport qui transforma Diminuendo and Crescendo in Blue en une véritable stupidité musicale, selon le mot sans concession du critique britannique Max Harrison (1976:126) que je seconde vigoureusement parce que maudit que c’est laid ces fameux vingt-sept phrasés de saxophone, lors de ce foutu cabotinage du Festival de Newport qui remit temporairement Ellington sur la carte commerciale (Old 1996: 10-14, Dance 1970: 8, 79, 91-94) et lui valut sa fameuse couverture du Time de 1956.

1951: Sonny Greer remplacé par Louie Bellson auquel succéderont ensuite d’autres batteurs. Plus vieux qu’Ellington de quatre ans, Sonny Greer (1895-1982) est le premier grand percussionniste du Jazz. Oh, lui non plus, ce n’était pas exactement un virtuose, mais la touche distinctive du son ellingtonien lui devait énormément. Mais ici aussi l’alcool, l’inconstance, la mésentente eurent raison de la connexion entre Ellington et ce dernier des Washingtonians d’origine. Il fut remplacé un temps par le flamboyant Louie Bellson (1924-2009), puis par d’autres batteurs tous fort talentueux, qui tinrent le rythme comme pas un… mais qui ne jouèrent plus jamais un peu erratiquement, mystérieusement, avec cette touche exploratoire de je ne sais quoi, comme le faisait si bien Greer (Nicholson 1999 : 23, 30-31, 35-41, 56-57, 61, 95).

Couverture du TIME de 1956

Couverture du TIME de 1956

CONTRAINTES QUANTITATIVES DU DISQUE. Ici, ce qu’il est important de dire c’est que les pièces originales d’Ellington sont de la grande musique magistralement concentrée sur un petit espace de trois minutes, pas plus (Harrison 1976: 128, Hasse 1993: 92-93), mais pas moins non plus (Old 1996: 55). Concentrique et enlevant, Ellington est le roi incontesté de la plage musicale courte. Et… quand la restriction de l’espace sur les disques ne fut plus un problème, notre maestro s’est lancé dans l’aventure des Suites avec un bonheur fort variable (Harrison 1976 : 124-125). En 1948, le disque long-jeu (LP) est inventé. Désormais on dispose d’une demi-heure d’audition avant de devoir retourner le disque (Stwertka 1994: 88-89). La contrainte quantitative du disque vient de voler en éclats et plus rien n’empêchera Ellington de s’étaler, de s’amplifier, de ronfler. Malheureusement, l’auditoire aussi va se mettre à ronfler… Les courtes pièces-synthèses de l’époque héroïque du 78 tours de trois minutes par face sont tellement plus vives et inspirées que les longues interventions symphoniques (Stwertka 1994: 109). Celles-ci, perso, je préfère les faire jouer tout bas, en travaillant, pour m’imprégner de la langueur ellingtonienne, dans une atmosphère implicite, sans trop m’impliquer dans le suivi de la composition et, oui monsieur, toute déférence exclue. C’est contraint dans le temps qu’Ellington se maximalisa comme compositeur et comme instrumentiste. Et, hélas, vice-versa.

CONTRAINTES QUALITATIVES DU DISQUE. Le disque des temps héroïque captait et transmettait un jeu de fréquences très limité. Aussi, ce qui marchait bien en spectacle pouvait bien souvent donner de la merde sur disque (Smith 1992: 55). Souple et bien en contrôle de ses instrumentistes, Ellington, en studio, ajustera son orchestration et l’interprétation aux contraintes limitatives du disque. La technologie du microphone électrique, introduite en 1926, requérait une expertise spécifique et originale qu’Ellington fut un des tous premiers musiciens de l’histoire à dominer (Hasse 1993: 93, Old 1996: 54-55). Il devint ainsi, de facto, un des premiers grands ingénieurs du son… Mais, l’instrument technique étant sans souplesse, c’est l’orchestre qu’on adaptait pour lui faire contourner les écueils du hiss et des déformations dues aux variations du volume sonore. Le disque était si contraignant et peu efficace à cette époque qu’il a failli mourir, vers la fin des années 1920, avec la montée en popularité des remote broadcasts, ces concerts endiablés à ambiance réelle diffusés directement à la radio, depuis les salles de danse (Frankl 1988: 52). Ellington n’en joua pas moins sur les deux tableaux. Les défauts du disque que les autres orchestres subissaient sans pouvoir vraiment s’en défaire se transformèrent en problèmes à résoudre, pour Ellington. Quelques quatre-vingts ans plus tard, on entend clairement la différence de qualité sonore et on jouit sans mélange des solutions musicales qu’il apporta aux problèmes technologiques contraignant l’enregistrement de son temps.

CONTRAINTES DE LA MORT. La mort nous affecte tous comme êtres humains. Mais on parle ici des morts qui tourmentèrent Duke Ellington comme artiste, les pertes de vie qui eurent un impact direct, à la fois catastrophique et fécond, sur son corpus musical et sa créativité versatile de compositeur.

1935: Mort de Daisy Ellington. Ce fut un coup de déprime terrible pour Ellington de perdre sa mère tant aimée (Old 1996: 71) et une petite révolution musicale intérieure en résulta (Smith 1992: 100-101). Cela marqua de fait l’ouverture vers la composition orchestrale, plus longue, plus riche, plus complexe. Reminiscing in tempo qu’il composa dans la douleur de ce deuil prenait initialement quatre côtés de ces gros 78 tours cassants comme des assiettes (Harrison 1976: 122, Old 1996: 81). Il y mit tout ce que sa mère aurait aimé, langueur, douceur, sereine monotonie, tout le raffinement digne de Daisy. Et il y évita tous les excès cabots et malpolis du jungle style. Les aficionados furent déçus. Ils y voyaient du symphonisme mal ficelé et trouvaient cela ennuyeux (Stwertka 1994: 74). Une nouvelle phase de composition s’ouvrait pourtant, sous le choc brutal et lancinant du deuil. Une belle exploration de nouvelles possibilités musicales allait en résulter. Le son ellingtonien prenait une amplitude distincte.

1942: Mort de Jimmy Blanton. Ce jeune surdoué de la contrebasse né en 1918 (Frankl 1988: 75) est découvert par hasard par deux autres musiciens d’Ellington. Toute une aptitude innovative qui enrichissait le travail d’Ellington sera perdue avec la disparition de ce météore si novateur et si précoce (il est mort de la tuberculose). La rencontre fut fugitive mais les plages musicales qu’il nous en reste sont remarquables (Dance 1970: 38). Qui sait ce que l’empathique Duke Ellington serait devenu si la collaboration avec cet instrumentiste de génie avait pu s’approfondir. Mort à 24 ans, Jimmy Blanton est reconnu comme le musicien de Jazz qui fit de la contrebasse un instrument solo à part entière. Ce n’est pas peu dire.

1946: Mort de Joe «Tricky Sam» Nanton. Joe Nanton était avec l’orchestre depuis 1926. Ce remarquable spécialiste des effets de sourdine mobile jouait souvent son trombone comme un bruiteur, imitant des bruits d’animaux, des bébés qui pleurent, des cris d’oiseaux (Hasse 1993: 83-84). Humoriste, intellectuel autodidacte, solide pilier de fidélité et de constance dans toute les crises, il est foudroyé par une crise cardiaque sur scène en 1946, après vingt ans de loyaux services donc. Le tout dernier souvenir du son goguenard grognard des cuivres des années Bubber Miley tombe avec lui.

1967: Mort de Billy Strayhorn. Né en 1915, entré chez Ellington en 1938, le pianiste et compositeur Billy Strayhorn fut un remarquable instrument d’affrontement des contraintes. Vers 1940, comme il n’était pas membre de l’Association américaine des Compositeurs, il ne vit pas ses compositions bannies par les réseaux radiophoniques lors du fameux conflit de 1940-1941 entre elles et ladite Association américaine des Compositeurs. Strayhorn permit donc à Ellington de maintenir un canal de transmission vers la diffusion par les ondes (Stwertka 1994: 80-81) pendant ces années de transition hautement sensibles. En outre, ce petit génie discret et loyal dédoublait littéralement Ellington pour ce qui est justement de la composition, permettant au maître de composer, à travers Strayhorn, tout en faisant les autres choses imposées par les contraintes de l’emploi du temps. Ce fut là une collaboration artistique d’une grande richesse et d’une grande efficacité (Old 1996: 84-85). La courte eulogie que Duke Ellington écrira, les yeux pleins de larmes (Stwertka 1994: 108-109) pour rendre hommage à son ami et collaborateur (reproduite dans Tucker 1993: 504) sera un véritable hymne à la disparition des contraintes: freedom of expression… freedom from self-pity… Et pourtant, la mort (du cancer) de son orchestrateur sera magistralement compensée par une immense et ultime poussée créatrice (Berendt 1984: 80. Dance 1970: 61).

1970: Mort de Johnny Hodges. Né en 1906, le fameux Rabbit («lapin») avait joint l’orchestre de Duke Ellington en 1928. L’un des plus imaginatifs et créatifs instrumentistes de l’histoire du Jazz, ce saxophone alto fut un des artisans cruciaux de la sonorité distinctive et de l’incomparable onctuosité de la langueur ellingtonienne. Il avait tenté de lancer son propre orchestre circa 1951-1955 mais était finalement revenu au bercail ducal, rempilant pour un autre quinze ans (Frankl 1988: 38, Old 1996 : 51). Sa mort tua littéralement le fond du son ellingtonien.

1972: Mort d’Arthur Logan. Médecin personnel de Duke Ellington depuis 1937 et son ami intime dès la première rencontre (Stwertka 1994: 77, Old 1996: 100), ce personnage discret et mystérieux est retrouvé raide, près d’un parc de stationnement à New York. Une mort violente, suicide ou meurtre, le mystère reste entier (Stwertka 1994: 117-118). Ellington, déjà malade, en sera très affecté.

1974: Mort de Duke Ellington. Quand le maestro disparaît, l’aventure musicale est reprise par son fils Mercer Ellington (1919-1996). L’orchestre se survivra à lui-même pour de longues années encore, continuant graduellement de perdre le son d’origine au profit de virtuoses de plus en plus talentueux, ronflants, omnipotents mais vides.

CONSÉQUENCES ANTI-CRÉATIVES DE LA PERTE DES CONTRAINTES. Que dire de plus. Le Duke est mort depuis quarante ans et c’est pas marrant. Et il est finalement capital de comprendre que ce qui a tué son œuvre, ce n’est pas la contrainte, c’est sa disparition. La musique d’Ellington meurt étranglée par l’abondance qu’elle a conquise et la disparition de l’indigence qui l’a vu fleurir. Certaines œuvres meurent anémiées, celle d’Ellington est morte obèse. Toute une théorie de la connaissance et de l’action nous est implicitement enseignée par ce drame magnifique, aussi poignant et triste que le feuilleté subtil du son ellingtonien lui-même…

Sources

BERENDT, Joachim E. (1984), “Duke Ellington”, The Jazz Book, Paladin Books, Granada Publishing, London, pp 74-81.

DANCE, Stanley (1970), The world of Duke Ellington, Da Capo Press, New York, 311 p.

ELLINGTON, Edward Kennedy (1973), Music is my mistress, Da Capo Press, New York, 523 p.

FRANKL, Ron (1988), Duke Ellington – Bandleader and composer, Chelsea House Publisher, Philadelphia, coll. Black Americans of Achievement, 110 p.

HARRISON, Max (1976), “Reflection on some of Duke Ellington’s longer works”, A Jazz Retrospect, Quartet Book, London, pp 121-128.

HASSE, John Edward, (1993), Beyond category – The life and genius of Duke Ellington, Da Capo Press, New York, 479 p.

NICHOLSON, Stuart, (1999), Reminiscing in tempo – A portrait of Duke Ellington, Northeastern University Press, Boston, 538 p.

OLD, Wendy C. (1996), Duke Ellington – Giant of Jazz, Enslow Publishers, Berkeley Heights, New Jersey, coll. African-American biographies 128 p.

SMITH, Kent, (1992), Duke Ellington – Composer and band leader, Melrose Square publishing company, Los Angeles, coll. Black American series, 191 p.

STWERTKA, Eve (1994), Duke Ellington – A life of music, Franklin Watts, New York, coll. Impact Biography, 143 p.

TUCKER, Mark, eds. (1993), The Duke Ellington reader, Oxford University Press, New York – Oxford, 536 p.

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Vidéos

Quarante-trois minute de numéros musicaux, incluant des pièces instrumentales (Sophisticated lady, Caravan, The Mooche, Mood Indigo, The Hawk Talk), et des pièces chantées (Solitude interprétée par un des instrumentistes, I got it bad and that ain’t good interprétée par Ivie Anderson, Flamingo interprétée par un chantre à l’ancienne non identifié), de la claquette afro-américaine, particulièrement clownesque et sentie chez Marie Bryant (1919-1978) et Paul White (sur Bli-Blip), du ballet jazz à l’ancienne (sur Flamingo) et du jitterbug acrobatique (sur Hot chocolate). Duke Ellington, dirigeant son orchestre, fait défiler ses soliste à la queue leu leu, allègrement et sans complexe, parfois même en les appelant nominalement (sur V.I.P.’s Boogie et Hot chocolate), selon cette procédure séquentielle si typique du Jazz. Les premiers numéros datent de 1952 puis, avec l’apparition de Ben Webster puis de Joe Nanton, on recule un petit peu dans le temps jusque circa 1942 ou 1941. Sur le savoureux C Jam Blues, en finale, les contraintes de la petite scénarisation se mettant en place font que l’appel des solistes se fait par une indication écrite au bas de l’écran. Jubilatoire.

Dix minutes d’extraits du court métrage Black and Tan de 1929. Un aperçu, fictif mais fort réaliste, de comment Ellington encadrait un par un ses musiciens, ici il travaille avec Arthur Whetsol (1905-1940) à la trompettes, puis l’orchestre supportant une suite remarquable de numéros dansants (danseurs et danseuses «créoles» particulièrement représentatifs du dispositif qui était en place au Cotton Club circa 1927), puis le magnifique hymne funéraire à la danseuse Fredi Washington (1903-1994), qui, dans ce court scénario mélodramatique, agonise d’une déficience cardiaque pour avoir trop dansé. L’instrumental Black and Tan Fantasy se trouve alors appuyé sur ces étranges et envoûtants choeurs funéraires afro-américains. On cultive ostensiblement le choc entre ce Jazz instrumental encore nouveau et moderniste et ces chants archaïques d’allure dramatiquement atavique. Magnifique.

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Il y a cinquante ans Ellington, Mingus et Roach venaient de nous jouer MONEY JUNGLE

Posted by Ysengrimus sur 5 novembre 2013

moneyjungle

L’homme au chapeau sur la photo c’est Duke Ellington (1899-1974), un des plus grands compositeurs de Jazz du siècle dernier (compositeur de Jazz, un cuisant paradoxe qu’il fut un des seuls à vraiment dominer). Il décide au début des années 1960 de sortir de la cachette orchestrale et de livrer ses principales compositions à nu, au piano, en compagnie d’une petite section rythmique. Cette «petite» section rythmique sera formée de deux monstres. L’homme aux lunettes, penché sur le piano, c’est Max Roach (1924-2007), batteur percussionniste inclassable, arythmique, puissant, grinçant, installé solidement dans les cymbales (habituellement… mais, langueur ellingtonienne et gravité de ton mingusarde obligent, ce ne sera pas le cas ici). C’est un subversif, un original profondément personnel et tellement tellement musical. Sa batterie est un instrument de musique, au sens fort et cruel du terme. Il fut le grand batteur de l’ère du bebop. Le gros boudeur penché sur son instrument dans le fond, c’est Charlie Mingus (1922-1979), contrebassiste immense, génial, mais aussi, le plus fidèle adorateur d’Ellington, son véritable héritier musical, le seul à avoir fait pénétrer durablement la subtilité minimaliste ellingtonienne dans le bebop. Mingus est un bopper aussi et il boude. Il boude Max Roach…

Le drame se dessine. Né en 1899, Ellington est vieux (63 ans, ici). Sa musique est vieille aussi. Les années 1920 qui ont vu ses débuts crépitants et flamboyants sont si loin. Mais Ellington a dirigé des orchestres pendant plus de quarante ans. Humain, tellement humain, il a le sens de ses instrumentistes comme personne. Son flair orchestral lui dicte une urgente combinaison musicale Roach-Mingus. Pas une combinaison de caractères, une combinaison musicale. Goûtez le rapport des forces. Pour la jeunesse et la modernité d’interprétation, Roach et Mingus sont ensemble contre Ellington, le vieux pianiste de salles de danse qui a, en plus, tout composé et impose son livret parce que l’histoire du Jazz a imposé son livret comme celui de personne d’autre, un point c’est tout. Pour la compréhension de la simplicité pourtant si complexe, du dépouillement pourtant si mystérieux de l’œuvre ellingtonienne, Mingus et Ellington sont ensemble contre Roach. Mingus amplifie l’œuvre d’Ellington, la déploie, la complète, la maximalise, l’assouvit, la sublime. Pour la subversion et le ton frondeur, deux des nerfs cruciaux de la pulsion en Jazz, Ellington et Roach sont ensemble contre Mingus. Mingus veut servir l’œuvre d’Ellington. Roach, et surtout Ellington lui-même, veulent la faire voler en éclats.

La tension de cette série d’enregistrements est extraordinaire. Trois instruments seulement. Tout est audible, rien ne se perd. Même l’oreille inexpérimentée entre en Jazz. Ellington joue, clavier bien tempéré de toujours, minimal, lent, si simple, si évident, mais si riche de tout cet héritage de rag et de stride subtilement dominé. Il joue, puis graduellement, comme toujours, comme du temps du mirifique Duke Ellington Orchestra, il s’évapore, il se latéralise, il devient inexorablement l’accompagnateur de ses accompagnateurs. Mingus s’envole, armaturant le canevas ellingtonien, le déployant en une draperie sonore complexe, inspirée, orchestrale, post-bop, polymorphe. On sent le bois puissant de la contrebasse vibrer dans nos thorax. Mingus est partout. Dans le même mouvement, Roach déchiquette cette belle draperie. Il en fait des lambeaux dans les tambours du haut et, juste un tout petit peu, dans les cymbales. Tout est tendu. Tout se déglingue. Tout est lent, audible, explicite. Synthèse et Crise. En un mouvement unique, Duke Ellington a flanqué son piano brumeux et intemporel du plus puissant des iconolâtres et du plus féroce des iconoclastes. La rengaine entre-deux-guerres, ressassée au ralenti, en sort servie mais distordue, racornie mais rafraîchie, terrassée mais pérennisée. C’est le Jazz.

Si une vie n’écoute qu’un seul disque de Jazz, ce sera Money Jungle, et cette vie sera comblée.

Money Jungle, enregistré en 1962, sorti en 1963, Duke Ellington (piano), Charlie Mingus (contrebasse), Max Roach (batterie), 13 plages (dont 2 initialement inédites), Blue Note, 57 minutes.

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