Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for septembre 2011

La procédure de modération du Carnet d’Ysengrimus

Posted by Ysengrimus sur 15 septembre 2011

Ysengrimus ne cherche pas à remporter un débat mais à l’exposer et à rendre sa position personnelle bien claire au sein de cet exposé…

.

Au fuyant (et museleur) Ysengrimus: toutes mes excuses. Je n’avais pas compris le but premier de ce blogue: faire des entrées, à tous prix. D’où le fait que vous assumiez d’être la risée du Web par vos prises de position, du moment que les visites augmentent. Une fois encore très sincèrement, j’admire cette démarche: oser allier ainsi stupidité, suffisance et agressivité pour augmenter le compteur de son blogue, ça demande une échine fort souple. Je ne vous dérangerai donc plus, ce qui vous permettra de ne plus perdre de temps à effacer mes commentaires.

Commentaire (caviardé) de l’intervenant VAKORAN sur le rouleau du billet sur le canular lunaire

.
.
.

Dans la formulation de ma typologie des blogues, on peut continuer de dire sans vaciller que le Carnet d’Ysengrimus est un carnet d’opinion. On le salue souvent pour la qualité du débat qu’il suscite et, je vous l’avoue ici en toute impudence, de fait, cela ne s’improvise pas. Or justement, puisqu’on en cause, la flamboyante, tonitruante, sulfureuse, sempiternelle mais jubilatoire, foire d’empoigne de mon fameux rouleau du billet du canular lunaire engendre parfois l’amertume d’un certain nombre de pisse-vinaigres hagards, sans contenu précis. Ils se lamentent alors, sous le faix fort lourdingue de leur vide conceptuel, au sujet de la procédure de modération pratiquée en cette enceinte. Pierre-rejetée-devenue-pierre-d’angle, ma petite exergue exemplifie ici, pour la bonne bouche, les blatérations tapageuses de ces dromadaires à la soif éternelle. Pour les visser, et aussi pour le bénéfice d’un vieux copain qui parle justement de toutes ces choses, dans un colloque de rhétorique en ville, il semble que le moment soit venu, sans artifice ni concession, de vous asséner la procédure de modération du Carnet d’Ysengrimus. La voici donc et, comme son code d’éthique pour l’intervention sur carnets publics se tartinait en cinq points, elle, elle se tartine en six:

.

1- Le filtre des envois indésirables est activé. Tout envoi publicitaire ou propagandiste émis par un robot est donc automatiquement mis à l’écart ici, par la machine. Le carnetiste vérifie cependant ce lot spécifique d’envois rejetés pour s’assurer qu’une intervention intéressant l’échange ne s’y trouve pas, par inadvertance. L’inadvertance étant ici due au fait que des intervenants intéressants ayant beaucoup posté sur des carnets supportés par cette plate-forme sont parfois relégués dans le filet à mortadelle (spam net) sans raison vraiment valide. Ysengrimus récupère alors ces interventions.

2- Ysengrimus lit personnellement les interventions de ses commentateurs une par une. La requête ferme de modération est activée pour chaque intervention. Le mécanisme autorisant le passage d’un auteur une fois que sa première intervention a été acceptée n’est pas activé. Nous sommes donc sous filtrage fin. Chaque texte est jugé graine à graine, au cas par cas. L’approbation se fait au texte, pas à l’auteur. Le cyber-anonymat des intervenants est intégralement respecté. Il arrive par contre parfois à Ysengrimus de remercier un intervenant d’avoir signé sa diatribe. En conformité avec la doctrine du Carnet Lenteur (Slow Blogging), la bande passante de discussion de tous les billets est ouverte et restera ouverte sine die.

3- Les fautes d’orthographe des interventions sont corrigées par Ysengrimus. Ceci ne doit pas être considéré comme une correction complète (Ysengrimus est un fort mauvais relecteur d’épreuve). Ces corrections sont apportées pour que l’intervention ne soit pas jugée sur sa conformité orthographique, critère qu’Ysengrimus juge non avenu. D’autres conventions s’appliquent. Les mots abrégés sont restitués, les chiffres en chiffres sont remis en lettres. Les points d’exclamation sont retirés. Les triples points d’interrogation sont réduits à un seul. Un protocole de mise en italique ou en gras des citations et des titres est implémenté. Les paragraphes sont souvent reconfigurés (Ysengrimus n’aime pas les paragraphes d’une ligne). Les interventions en anglais sont parfois suivies d’une traduction ou d’une glose-résumé. Globalement, il s’agit de finir avec en main un échange-débat qui sera utilement et agréablement lisible par un tiers. Le jeu des interventions acceptées et refusées est cardinalement déterminé par cette priorité.

4- Les interventions retenues en priorité sont celles introduisant une contradiction de fond. Si un point de vue est défendu dans le billet, le point de vue le contredisant méthodiquement est promu prioritairement dans la discussion. L’exercice se veut fondamentalement dialectique. Le postulat est que le lecteur pourra établir son propre jugement en prenant connaissance de l’intégralité du débat. Ysengrimus ne cherche pas à remporter un débat mais à l’exposer et à rendre sa position personnelle bien claire au sein de cet exposé. Les hyperliens apportés par les contradicteurs (y compris les hyperliens renvoyant à leurs propres sites) sont encouragés (tous les hyperliens sont vérifiés périodiquement et réparés, quand c’est possible). La notion de cyber-provoque (trollisme) n’existe pas sur le Carnet d’Ysengrimus. Toute contradiction y est fermement valorisée. Le plus radicale elle sera, le plus nettement elle sera approuvée. Ceci dit, inévitablement (il semble que ce soit une loi du genre blogue), le carnet développe, avec le temps, une camarilla. C’est un petit groupe d’intervenants habituels qui aiment le Carnet d’Ysengrimus, le lisent régulièrement, et œuvrent à le complémenter. Ce sont les ami(e)s, les compagnons et compagnes de route. Toutes les interventions et hyperliens introduits par la camarilla sont acceptés, sauf les insultes sans contenu (dites insultes inanes) à l’égard des contradicteurs d’Ysengrimus. Le fait d’aimer le carnet et de le défendre bec et ongles ne libère pas de l’obligation d’argumenter au contenu.

5- Sont refusés, sans sommation ni explication, les textes suivants. Les interventions écrites dans une langue qu’Ysengrimus ne peut pas décoder. Les interventions en code MSN. Les erreurs factuelles indubitables (Napoléon meurt à Waterloo ou Toutes les langues viennent de latin ou Neil Armstrong et Buzz Aldrin n’ont pas de passé militaire ou, naturellement, La Shoah n’existe pas ou La femme est intrinsèquement inférieure à l’homme). Il est inutile et oiseux de noyer un objecteur dans le ridicule facile de son ignorance primale (En principe, cette dernière peut d’ailleurs parfaitement coexister avec des objections valides). Les insultes inanes (insultes sans contenu complémentaire, genre: Pauvre imbécile! sans plus) à l’égard d’Ysengrimus ou des autres intervenants. Noter cependant que les textes écrits sèchement, avec arrogance, ou colère, ou virulence, ou dépit, ou amertume, mais véhiculant des idées, un contenu, sont retenus (Ysengrimus, qui grogne sur le monde, ne se prive pas lui non plus de péter sec et de vesser fétide). Les propos enfreignant les contraintes usuelles de la liberté d’expression (propos racistes, antisémites, misogynes, homophobes, diffamatoires, juridiquement préjudiciables, etc.) sont éliminés. Quand le rouleau dépasse trente interventions, on commence aussi à éliminer les redites. Grosso modo, une redite par intervenant est autorisée. Elle fait alors l’objet d’un avertissement explicite (Epsilon, évitez les redites. Le rouleau s’allonge. Vous allez m’obliger à vous caviarder). La redite suivante du même intervenant est éliminée sans autre sommation. Les interventions portant sur le processus même de la procédure de modération (Genre: Ysengrimus pourquoi avoir censuré ma redite. Tu ne respectes pas la liberté d’expression!) sont caviardées sans sommation car c’est là un bruit inutile qui encombrerait la lecture par un tiers. Ysengrimus se réserve aussi le droit d’interrompre un débat subsidiaire entre intervenants s’il le juge excessivement digressant. Ladite interruption est alors signalée explicitement, avec aménité, ou sans. Finalement quand Ysengrimus se fait dire de s’expliquer ou encore d’exposer ses arguments, il répond simplement: relisez le billet. C’est qu’Ysengrimus (redisons-le…) s’efforce d’éviter les redites, y compris les siennes.

6- Autrefois Ysengrimus, nono qu’il est, intervenait comme l’autre intervenant quand il répondait. Un jour il s’est aperçu que cela faussait complètement ses statistiques d’interventions en les gonflant artificiellement des siennes. Maintenant, Ysengrimus ne fait une intervention en bonne et due forme que pour apporter un complément d’information non argumentatif ou citer un commentaire pertinent (anonyme ou non) lui ayant été envoyé privément. Sauf si sa réponse est vraiment très longue, Ysengrimus réplique désormais à la suite d’un intervention par une note de pied entre crochets, en italiques et signée Ysengrimus. Ysengrimus répond aux interventions en français en français et aux interventions en anglais en anglais.

.
.
.

Posted in Culture vernaculaire, Procédures et protocole de ce carnet, Vie politique ordinaire | Tagué: , , , , , , | 25 Comments »

Versée aux profits et pertes de la paix (essai-fiction)

Posted by Ysengrimus sur 11 septembre 2011

Mon nom est Sylvia Jeanjacquot. C’est un nom oublié, comme le nom de tous ceux (et toutes celles!) qui n’ont été qu’effleuré(e)s par une actualité implacablement elliptique. Je n’incarne rien d’autre qu’une des multiples et menues pertes collatérales qu’on s’autorise, en toute bonne foi, pour s’assurer l’obtention de la paix. La courte et brutale guerre qui m’emberlificota dans ses séquences aléatoires se joua vers 1978-1979 entre une sorte de vil Rocambole des temps modernes et les dragons en blousons et denims de la police française. Mon nom, je le répète pour mémoire, est Sylvia Jeanjacquot. Je fus la dernière petite amie en titre du malfrat français Jacques Mesrine.

Jacques, on s’en souviendra, s’adonnait à de multiples activités criminelles: braquages, rapts avec demandes de rançons, évasions organisées. Mais il déployait surtout ses talents de Mandrin et de Latude en se consacrant à une pratique inique avec laquelle ce début de siècle renoue en grande: la provoque meurtrière. Mesrine menaçait l’ordre public, blessait ou tuait, cabotinait dans les médias, se faisait capturer puis écrouer en bénéficiant de la complaisance objective et involontaire d’une justice miraude, s’évadait, allouait clandestinement des entrevues glaciales dans de grands hebdomadaires sur papier glacé, puis recommençait la séquence. Inutile de dire qu’à chaque tour de toron, les pouvoirs publics s’exacerbaient un peu plus contre lui. Si bien que, par bonds inexorables, les autorités en vinrent à glisser sur le terrain de l’action de Mesrine: la guéguerre urbaine en marge des lois, de l’éthique, du civisme et… de la paix apathique des affaires courantes. Familier, n’est-ce pas? Terriblement familier. Bien plus familier que mon nom oublié…

Pour mémoire, notons toujours aussi que le mot terrorisme, à cette époque, avait un chic laudatif et héroïque bien suranné aujourd’hui. Jacques le revendiquait tapageusement. Perpétuel évadé, il se donnait comme le champion de la lutte contre les conditions cruelles de détention. Disons–le tout net: Jacques Mesrine mentait. Il faisait baigner en permanence le public et ses complices dans le faux autopromotionnel. Outrageusement malhonnête, il cherchait à se faire passer pour un activiste terroriste. Naturellement, personne, pas même les petits journalistes complaisants qui le flagornaient, n’était dupe de ses causes de toc.

Aujourd’hui, étrange retour des choses, ce sont les pouvoirs publics qui qualifieraient Jacques Mesrine de terroriste… et qui, leur tour venu, mentiraient au public. Jadis le terrorisme n’était nulle part, les pouvoirs publics ramenant toute désobéissance civile à du banditisme de droit commun. Aujourd’hui, le terrorisme est partout… et tout trublion, du chapardeur de pommes à l’objecteur de conscience, est promptement étiqueté terroriste. Matois, faquin, roublard, charmeur comme il l’était, Jacques flairerait ce vent nouveau, comme il sut le faire autrefois. Obséquieusement et ostentatoirement, il nierait aujourd’hui être un terroriste, revendiquerait ouvertement sa sidérale absence de cause politique, se réclamerait du banditisme le plus éthéré et continuerait sans broncher son duel acrobatique contre les pouvoirs publics.

Duel à deux. Les tiers dans tout ça, je suis justement ici pour en témoigner, son hors du coup. Plus la guéguerre s’intensifie, plus elle dérape vers la der des ders attendue de tous, plus les tiers sont relégués au statut de ces menues pertes collatérales nécessaires à l’obtention de la paix. Ici aussi, plus que nulle part ailleurs, terrorisme et banditisme, c’est la même tambouille!

La der des ders pour moi eut lieu le 2 novembre 1979, à la porte de Clignancourt à Paris. Jacques était au volant d’une BMW qui ne doubla jamais une fourgonnette bâchée de la Brigade Anti-Gang d’où jaillirent, sans sommation, les vingt et une balles de carabines de quatre tireurs d’élite. Le bandit, braqueur de juges, meurtrier, provocateur de flics ne reçut dans le buffet que dix-neuf de ces projectiles.

Les deux balles perdues furent pour moi. Grièvement blessée, je me souviens vaguement d’avoir eu le réflexe absurde d’ouvrir la portière de la voiture immobilisée. Je me suis ensuite tout doucement déversée sur le pavé. On m’y retrouva par après, dans une mare de mon bon sang de personne ordinaire. C’est pour cela que, maldonne capricieuse de la gloire, je ne figure pas sur la photo finale d’un ultime Jacques Mesrine, la tête ensanglantée, penché pensivement sur le retour abrupt de la tranquillité publique.

Mon nom est Sylvia Jeanjacquot. Je suis détruite. J’ai simplement été versée aux profits et pertes de la paix. Résurgence religieuse oblige, veuillez prier bien fort dans vos chapelles, vos mosquées, et vos synagogues pour la multitude, présente et à venir, de mes semblables…

L’ENNEMI PUBLIC #1 (2008). Jacques Mesrine (Vincent Cassel) et sa conjointe du temps, Sylvia Jeanjacquot (Ludivine Sagnier)

.
.
.

Paru aussi dans Les 7 du Québec

.
.
.

Posted in Culture vernaculaire, Fiction, France, Vie politique ordinaire | Tagué: , , , , , , , , , , | 6 Comments »

Le pépiement des femmes-frégates

Posted by Ysengrimus sur 1 septembre 2011

Fac-similé d’un croquis esquissé en 1810 dans un canot de voyageurs par la femme-frégate Kytych  – soit madame Carolle (sic) Gagné, en 2011

.
.
.

Mon dernier roman, paru en 2011 chez ÉLP éditeur, combine insolite, fantastique, ethnologie et histoire. Nous sommes dans un Kanada et un Kébek distordus par la lentille de l’imaginaire. C’est un pays ancien, serein et fier, à la fois forestier, riverain, montagnard et urbain. C’est une culture où les bûcheron(e)s courent la chasse-gallerie, les clercs de notaire font de l’ethnographie, les policiers provinciaux sont onglichophones et portent l’habit rouge, les bedoches d’églises sont des conservatrices de musée, savantes, bourrées de sagesse et de générosité. Ici, les protagonistes portent des prénoms qui riment avec leurs noms de famille: Coq Vidocq, Rogatien Gatien, Mathieu Cayeux, Denise Labise. La métropole s’appelle Ville-Réale. Les villages riverains s’appellent Trois-Cabanes, Martine-sur-la-Rive, Pointe-Carquois, ou le Bourg des Patriotes. Les montagnes, hautes, bien trop hautes, sont le Mont Coupet et le Faîte du Calvaire. Et coulent dans leurs vallées respectives, le fleuve Montespan et la rivière des Mille-Berges. Le drapeau national est le Pearson Pennant, et, à la frontière sud, se trouve la lointaine et influente RNVS (la République de Nos Voisins du Sud)… Mais surtout, dans ce monde, vivent des hommes et des femmes oiseaux, mystérieux et sauvages, qui nichent dans de hautes cavernes de granit. Ce sont les hommes-frégates et les femmes-frégates. La femme-frégate, sa peau, ses lèvres, sa cornée et ses dents sont d’un noir dur, pur. Son long et puissant plumage dorsal est rouge vif, rouge sang. Inversement, le plumage de l’homme-frégate est noir charbon et sa peau, ses lèvres, sa cornée et ses dents sont rouge vif. Les hommes-frégates sont beaucoup plus rares que leurs compagnes, dans un ratio d’un homme pour douze femmes environ. Conséquemment, les femmes-frégates doivent périodiquement, inlassablement, méthodiquement, déployer leurs ailes, immenses et puissantes, et se tourner vers les hommes-sans-ailes, pour voir aux affaires des passions ataviques et de l’amour consenti. Il faut alors se contacter, se toucher, se parler, se séduire, avec ou sans truchements, furtivement ou durablement. Dans l’ardeur insolite mais inoubliable de la rencontre fatale de deux mondes effarouchés, étrangers mais amis, retentit alors un appel urgent, virulent, indomptable, un cri grichant, strident, aux harmoniques riches et denses, le langage d’un jeu complexe de communications subtiles, articulées, intimes et sans égales: le pépiement des femmes-frégates.

Femmes fregates

.
.
.

Extrait

 C’est une chaude et lourde soirée crépusculaire et le ciel est d’un jaune terne et foncé, virant rapidement à l’ocre. Sitis vole lentement au dessus du majestueux Fleuve Montespan. Son corps tendu et ses ailes amplement déployées recherchent, comme instinctivement, une fraîcheur qui émergerait du lit fluvial et qui ne vient tout simplement pas. Il fait très chaud et Sitis harnache les rares courant aériens, en se coulant dans la vaste vallée du Montespan, car battre de ses larges ailes articulées, aux racines de plumes grosses et solides, la fait excessivement transpirer. Sitis est toute moite et il fait soif. Sitis vit intégralement nue en été. Elle ne se couvre de chaudes pelleteries de chevreuil qu’en hiver. Elle vole donc nue, dans l’ardeur de ce début de nuit d’été et elle retrouve parfaitement son chemin dans la vaste vallée fluviale car elle est partiellement nyctalope. Les sœurs, les cousines et les amies de Sitis, quant à elles, sont toutes plus nyctalopes qu’elle et, conséquemment, la lumière diurne les aveugle irrémédiablement. Elles ne s’aventurent donc dans la vallée du grand fleuve qu’à la nuit noire. Sitis-la-Curieuse, comme ses sœurs, ses cousines et ses amies la surnomment, n’étant, pour sa part, que très partiellement nyctalope, elle arrive parfaitement à tolérer l’aube et le crépuscule et c’est cela qui a tant contribué à aiguiser sa vive curiosité envers les hommes et les femmes sans ailes des villages terrestres de la vallée du Montespan. Les jambes, luisantes, fines et musculeuses de Sitis, sont pointées derrière elle, comme celles d’une plongeuse. Ses immenses ailes cramoisies, solidement enracinées dans la continuité dorsale de ses puissantes clavicules, sont maximalement déployées. Sitis plane, se touche les sourcils de ses deux mains en visières et plisse un peu ses yeux attentifs, en scrutant l’horizon liquide droit devant elle, non sans effort. C’est à cause de sa curiosité, bien plus acérée que sa vision, que c’est Sitis que les femmes-frégates de la fratrie du Mont Coupet ont chargé d’aller enquêter au sujet d’une tourelle aux mystérieuses éclaboussures lumineuses se dressant tout au bout de la Pointe du Broc.

Sitis vit avec sa fratrie au faîte du Mont Coupet. Femme, sa peau, ses lèvres, sa cornée et ses dents sont noires, d’un noir dur, pur, comme du charbon, comme le poêle, auraient dit nos anciens kanadiens. Son long et puissant plumage dorsal est rouge vif, rouge sang, Si elle était un homme-frégate, ce serait tout juste le contraire, son plumage serait noir charbon et sa peau, ses lèvres, sa cornée et ses dents seraient rouge vif. Les hommes-frégates sont un peu plus hauts et plus carrés que les femmes-frégates mais surtout, ils sont beaucoup plus rares, dans un ratio d’un homme pour douze femmes environ. C’est pour cela, entre autres, que la jeune Sitis n’a pas encore connu d’homme. Elle a d’ailleurs bien d’autres choses à l’esprit que les hommes en ce moment même, vu qu’on l’a chargée d’enquêter sur ces insupportables explosions lumineuses qui surgissent depuis peu d’une vieille tourelle sise sur cette pointe spécifique et qui perturbent considérablement la furtive circulation nocturne des femmes-frégates en aval et en amont de ce point, dans la vallée du Montespan.

La tourelle de la Pointe du Broc apparaît maintenant, saillante sur l’horizon dépâlissant. Sitis met le cap droit dessus. La nuit finit de tomber. Aucune lumière n’émane de la tourelle. C’est un bon début. Sitis suppose que cette construction riveraine, qu’elle a souvent longée mais qu’elle investit pour la toute première fois, sera dotée d’une sorte de beffroi, un peu comme le clocher de la si haute Église-du-Culte-Inconnu, où Sitis se perche souvent quand elle va écornifler la terre. L’Église Albionne et l’Église-du-Culte-Inconnu qui se font face sur la vieille route d’Ako au cœur du village de Trois-Cabanes, sont doucement en train de devenir les perchoirs favoris des femmes-frégates si curieuses des hommes et des femmes sans ailes. Sitis se rend souvent en cette éminence sombre, altière et secrète. Ce qui est inconnu s’appréhendant toujours sur la base de ce qui est connu, Sitis présume donc que cette tourelle de la Pointe du Broc est justement plus ou moins configurée comme un long clocher de chapelle coloniale. Elle fonce dont directement sur le faite de la tourelle, espérant y dénicher une sorte de beffroi ou quelque abri similaire susceptible de lui servir de premier perchoir d’observation. La distance diminuant, ce qu’elle prenait initialement pour des orifices d’entrée, analogues à ceux que les femmes-frégates confectionnent délicatement pour faciliter l’accès à leurs huttes de nidification, s’avère bouché par une épaisse surface vitrée qui semble enduite d’une sorte de givre semi opaque. En approche finale, Sitis a encore le temps de se dire qu’elle va devoir se percher sur l’extrême pointe de la tourelle et s’y agripper, sans disposer d’une toiture pour la recouvrir ou l’envelopper. C’est alors que l’incroyable explosion lumineuse surgit, dans un lourd bourdonnement de la tourelle, dont la masse vitrée entre en une lente giration. Le tourbillon lumineux! Sitis en est aussitôt submergée, éblouie, déstabilisée, foudroyée. Elle tourne vivement la tête et ferme les yeux pour éviter le brutal choc d’éblouissement à sa pupille et, du coup, elle en perd sa trajectoire initiale, en faussant son angle de vol. Ses ailes sont maintenant désaxées par rapport à la ligne de son corps mais elle fonce toujours, en descente franche, à une bonne vitesse, vers la tourelle. La voici qui virevolte dans le ciel, aveuglée, désemparée, au grand danger d’aller se casser la figure sur la pâle et conique surface de briques de la mystérieuse éminence. Dans un tourbillon visuel rudement désorientant, le regard presque totalement aveuglé de Sitis localise, sur la pâle surface de briques, un rectangle un peu plus foncé au fond duquel luit une sorte d’infime petite tache de braise, à peu près à mi-chemin entre le faîte de la tourelle et le sol. On dirait l’œil rassurant et presque éteint du plus vieil homme-frégate du Mont Coupet quand il raconte ses histoires d’épouvantes en Galimatias aux poussins et oisillons du village. En un éclair, rationnel ou irrationnel allez savoir, cette analogie rassure Sitis. Présumant qu’il s’agit là d’un orifice percé dans la muraille, elle fait subitement claquer ses ailes pour pointer son étrave, le chef directement vers cet orifice. Évaluant au mieux l’étroitesse de l’ouverture, la femme-frégate rapproche ses ailes de ses hanches et de ses jambes, adoptant la pose en ogive, caractéristique d’un rapace qui plonge. Cela lui impose une accélération qu’elle ne contrôle alors plus. Elle fonce tête première vers cet orifice, les ailes et les bras le long du corps, et advienne que pourra…

.
.
.

Un copain, homme de lettre et romancier lui-même, qui a lu le roman, me pose alors la question suivante. Il n’est pas évident que tu te souviennes de la manière dont tu as eu l’idée des femmes-frégates. Mais si c’est le cas, comment as-tu pu envisager d’en écrire une histoire? Avais-tu un but, et ces femmes en étaient-elles une métaphore introductive, ou bien ce but est-il peu à peu apparu, affiné à mesure que l’histoire se tissait? Comment ça se passe? Des femmes-frégates, enfin quoi, c’est tordu quand même! Réglons d’abord le cas de la fiction démonstrative ou du «roman philosophique». J’appelle cela des essais-fictions. On prend un dispositif notionnel de départ dont on veut a priori faire la démonstration et on enrobe cette dite démonstration dans un récit fictif, à valeur allégorique ou symbolique ou générique ou métaphorique, qui makes the point, comme disent les américains, avec plus de percutant et en jouissant mieux. J’en écris. Mais je les garde circonscrits dans mon espace-essai, mon carnet (blogue). Cela donne des titres comme celui-ci: De la couverture journalistique d’une grève nord-américaine type: le conflit de travail des zipathographes de la Compagnie Parapublique Tertiaire Consolidée (essai-fiction). Je mets toujours essai-fiction entre parenthèses alors, pour qu’il n’y ait pas la moindre ambivalence. C’est jubilatoire, mais cela reste un texte où le fictif est intégralement subordonné au démonstratif. Un conte didactique, presque (ce sont toujours des textes courts, chez moi). Pas de ça, entre nous, dans mes romans. Je ne dis pas que mes romans ne démontrent pas quelque chose. Je dis que la visée démonstrative n’est pas la locomotive de leur engendrement.

Le point de départ de mes fictions effectives, courtes ou longues, est de fait délirant. Je veux dire par là qu’il s’identifie quasiment à un événement psychotique. Du rêve éveillé, ni plus ni moins. De la mythomanie appliquée. De l’élucubration considéré comme un des Beaux Arts. Dans le cas des femmes-frégates, j’ai commencé par les voir voler au dessus de la rivière de mon coin de pays, et le long de l’étrave d’un train de banlieue. Le délire visuel et sensoriel s’accompagne généralement d’un délire verbal. Ces apparitions sont des femmes frégates (pas corneilles, moineaux, cormorans, ou aigles). Le mot frégate, ça fait navire, vitesse, beauté, et surtout, il y a tellement un splendide contraste de couleurs. Plumage noir avec ce beau jabot rouge pour les mâles. Les femelles, on inverse. Car, c’est une vieille compulsion de journaliste américain, il faut voir. Il y a donc des femmes-frégates, et ma gorge se noue quand je pense à elles. Dans le torrent de ce que Salman Rushdie appelle la mer aux histoires (the sea of stories), cette histoire-ci bouillonne trop fort. Il va falloir la laisser sortir, elle, comme une déglutition, comme une expulsion urgente.

Bon, il y a des femmes-frégates, mais que font elles? Dans la tempête du bouillonnement verbal, visuel et sensoriel apparaît et se fixe alors une vieille illustration de chasse-gallerie. Mais le canot ne vole pas tout seul, comme dans La chasse-gallerie d’Honoré Beaugrand. Il est tiré par des sortes de diables ou de diablesses à plumes. Voici donc une chose que font les femmes-frégates. Elles encadrent ceux qui courent la chasse-gallerie. À ce point-ci de l’expérience, il n’y a pas de synopsis et rien d’écrit. C’est la gestation et sa tempête, strictement mentale, peut durer des mois, une année presque. C’est alors le moment qui reste le plus exaltant: des plans apparaissent. Ils sont récurrents, ils m’obsèdent. Ils me hantent. J’y pense tout le temps, du soir au matin. Je me les repasse comme la bande passante d’un crime. Pour Le pépiement des femmes-frégates, le premier plan qui me vint à l’esprit c’est quand Kytych (dont je ne sais pas encore le nom) montre son ventre à Claude pour réclamer sa couvée, dans le canot des voyageurs qui clapote doucement sur la rivière, sous la petite neige. J’ai vu ce plan unique pendant des semaines. Il dictait l’histoire à venir, littéralement. Il fallait que l’histoire soit, pour que ce plan s’y coule discrètement, sans bruit. Les plans hantises vont arrimer des thèmes avec eux. Les idées suivront, à la onzième heure. Ici, les idées et les notions ne montrent pas le chemin. Elles sont, au contraire, à la remorque de la fiction.

Puis, il y aura une gare. Une gare, une gare. Je me promène dans Montréal (qui deviendra Ville-Réale fusion de son vieux nom, Ville-Marie, et de son nom actuel – le fait que ma belle-doche s’appelle Marie et que mon père s’appelle Réal, on n’en parlera pas), à la recherche d’une vieille gare. C’est la voix tellement purement joualle de ma vieille mère, grande voyageuse en train régional et interprovincial du CiPiArre, qui me tinte alors dans la tête. Tu descends à Gare Centrale ou à Gare Windsor? Toujours à la Gare centrale, maman. Jamais à la Gare Windsor, aujourd’hui convertie en complexe tertiaire. La voici, la gare qu’il me faut. Je vais la voir pendant une tempête de neige. Les autres immeubles montréalais la surplombent aujourd’hui mais son allure de faux manoir écossais genre décors de Tim Burton reste parfaitement imprenable. Casting de la gare Windsor. Prénom royal et calembours acides obliges, elle deviendra la Station ferroviaire Gotha et des femmes et des hommes-frégates vont girer autour de ces tour. Et ce sera un mystère. La chasse-gallerie, la Gare Windsor, merde, pour intégrer ces éléments délirants spécifiques, il faudra faire, dans ce cas ci, un roman à saveur historico-légendaire. La saveur historico-légendaire du roman emboîte alors le pas aux images-taches d’origine. Pas de complexe avec les genres. Les genres servent la pulsion fictionnelle, pas le contraire. Fait au conséquences narratives et thématiques incalculables: il nous faudra aussi une langue d’époque… Pas de complexe avec la langue, contrairement à d’autres…

Il n’y a toujours pas de synopsis, mais les plans et le bazar connexe s’accumulent maintenant dangereusement, tant et tant qu’il va falloir en confier certain au papier. Pas trop. J’évite de me surcharger de matériaux préliminaires pré-synopsis. C’est le risque parfait pour perdre le focus et ne finir qu’avec de superbes matériaux en un beau lot bancal trop-long-pour-une-nouvelle-trop-court-pour-un-roman (j’ai de cela à revendre, sur plein d’autres sujets. Aujourd’hui, dans l’urgence, je m’efforce de mener mes projets à terme). Dans le cas du pépiement des femmes-frégates un court texte préliminaire a été directement rédigé avant synopsis. C’est celui de la furtive interaction du caporal Borough avec ses sbires. Il est en anglais, ça ne s’improvise pas. J’ai écrit le premier jet et l’ai fait scrupuleusement relire par des copains torontois, en leur expliquant que je cherchais un ton siècle dernier, comme celui du régiment britannique du Pont de la Rivière Kwaï (À grands coups de Good show, McKinnon!). Mes copains m’ont finalisé ça huit sur huit et refusent obstinément des remerciements explicites. Je ne savais rien de mon histoire, sauf que le jeune homme-oiseau Merkioch, qui rencontre le caporal et ses hommes sur le flanc du mont, est homosexuel. Le contraste entre ces virilités débonnaires badernisantes et son élégance sauvage et jeune étaient donc déjà dans les cartes. Je ne savais pas alors que j’annonçais un autre thème.

Puis vient le jour du synopsis. Cela m’a pris à la Gare Centrale justement, dans un resto tapissé d’images ferroviaires antiques, ça ne s’invente pas. On prend du papier et un stylo à l’ancienne et on se résume d’abord le truc, gentil et simple. C’est un film qu’on a déjà vu, hein, ou un rêve qu’on retrouve. On se résume le coup sur six ou sept feuillets. Pas trop, hein. Le synopsis coule environ 70% de la trame du récit. Il faut laisser de la place pour la folie au fil des chapitres. Quand Sitis vole le téléphone mobile de Denise Labise, ce n’était pas dans le script. Cela nous est venu, à Sitis et à moi, dans le feu de l’action d’écriture, quand Denise nous ajustait notre jolie robe de Batik et que la poche de sa veste s’entrouvrait sur le téléphone qu’elle y avait distraitement posé. Les autres péripéties ont suivi. Alors disons, 90% du scénario et 60% des péripéties, tel est le synopsis idéal. Il faut ensuite le découper par chapitres, bien répartir les périodes d’entrée des éléments d’information (capital si vous avez une intrigue à énigme, genre policier, mais toujours important, en fait), puis s’y tenir (aux moments d’entrée des infos – c’est le seul élément de synopsis absolument ferme – le reste bougera et il faudra bouger avec). Et enfin il faut rédiger, d’un coup, en trente jours, à raison d’un chapitre par jour. Cela ne se fait pas à temps perdu…

Et les thèmes dans tout ça, le message? Tu écris un roman, mon baquet, pas un manifeste situationniste. Garde un œil prudent sur le radar idéologique et raconte ton histoire. Les thèmes suivront bien. Occupe-toi de ta fiction et ton message s’occupera de lui-même. Tes lecteurs européens te diront alors que ton ouvrage porte sur l’inclusion et la tolérance alors que tu n’aura simplement été qu’inclusif et tolérant de ta personne écrivante, comme tu l’es toujours à la ville, au foyer, et surtout dans ton monde de fiction, car tes personnages, tous sans exception, tu les aime d’amour.

Le reste de cet entretien est ICI.

.
.
.

Posted in Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, Fiction, Québec, Sexage | Tagué: , , , , , , , , , , , | 5 Comments »