Le Carnet d'Ysengrimus

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LA MAGIE DE DANIEL T. (film documentaire de Nicolas de la Sablonnière, 2019): Certainement magnifique, mais, bon… pas si magique

Posted by Ysengrimus sur 1 juin 2023

Magie de Daniel T.

Moi, ce que j’aime, c’est les peintres qui me surprennent, tsé…
Daniel T. Tremblay

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YSENGRIMUS — Nicolas de la Sablonnière, dit Delasablo, poursuit la réflexion sur les artistes marginaux qu’il a amorcée dans ses précédents documentaires, Tomahawk et Planète Bol. On nous présente aujourd’hui un peintre saguenéen du nom de Daniel T. Tremblay. Le monsieur est littéralement et très exactement un peintre obsessionnel. Il travaille sur toutes les surfaces, principalement à l’acrylique. Il configure géométriquement ses œuvres picturales, notamment en utilisant des étampes et des stencils. Les bombes aérosol de peinture lui servent à disposer ses motifs, d’une façon nette et prompte, et cela lui suscite de la satisfaction. De fait, il peint avec tout, brosses, pinceaux, jet direct ou flageolant de couleurs. Son corpus est gigantesque. Non seulement il peint avec tout, mais il peint sur tout. En effet, une des caractéristiques remarquables de cet artiste, c’est qu’il peint sur à peu près n’importe quels objets. Il peint sur de la toile, sur une porte de garage, sur des portes d’armoires, sur des pots de fleurs, sur les quatre faces de morceaux de bois parallélépipédiques, sur des tables de restaurants qu’il trouve dans le recyclage, sur des guitares, sur des sacs, sur la poubelle de sa cuisine, sur sa boite à lettres. Tout, pour Daniel T. Tremblay, est susceptible de se trouver réinvesti par la couleur et les configurations formelles.

La peinture de Daniel T. Tremblay peut être semi-figurative ou non-figurative. Il n’hésite pas une seconde à qualifier ses œuvres de décoratives. Ses représentations de faciès sont saisissantes. Comme le signale monsieur Tremblay, ceux-ci nous regardent toujours de face, jamais de profil. Le corpus est extrêmement diversifié, constamment renouvelé. Le travail est exploratoire. Convulsionnaire. Maladif. Compulsif. Et les œuvres de s’accumuler, après trente ans de production. Elles se comptent par centaines, possiblement par milliers. Les tableaux et objets peints par Daniel T. Tremblay sont entreposés dans différents endroits. L’attitude généreuse de quelques bons samaritains, que l’on rencontre tout au long du film, fait que le gros de son corpus n’est pas perdu, disons, pour l’instant. Pas perdu mais pas inventorié, non plus… C’est un vrac… soigneusement et respectueusement emballé, mais un vrac tout de même. Monsieur Tremblay se diffuse peu mais il produit beaucoup. Le sens visuel remarquable de Nicolas de la Sablonnière, qui est lui aussi peintre, nous permet ici évidemment de découvrir le cheminement d’un artiste parfaitement passionnant. La caméra capture les couleurs, poursuit les formes, rencontre et fait valoir les matériaux, étudie les variantes infinies de l’œuvre. L’exploration. La magie. Voici que monsieur Tremblay, à la ville, tombe en arrêt devant un ci-devant truc en métal de la ville pour tenir les arbres [sic]. C’est une de ces grilles circulaires disposées au sol, tout contre la surface terreuse, et qui attend un arbre qui n’est pas encore planté et encadré par elle. Monsieur Tremblay, en gaminet blanc, bombe cette grille métallique d’une bonne couche de peinture noire et se couche à plat ventre dessus. Un motif grillagé pour gaminet est né. Applaudissements approbatifs des quelques badauds témoins de la scène.

Les choses qui, dans la présentation d’ouverture du documentaire, semblent s’amorcer tout doucement, presque sereinement, vont, à mesure où on va avancer dans la compréhension de la situation et du cheminement de cet artiste, se mettre à sérieusement grincer. C’est que Daniel T. Tremblay en est venu, comme fatalement, à être envahi, dévoré, submergé, tourmenté par son art. Et cela a littéralement foutu sa vie en l’air. Sa vie maritale en l’air, sa vie familiale en l’air, ses conditions financières en l’air, son équilibre psychologique en l’air. Il est ce qu’on appelait autrefois un maniaco-dépressif. On parle aujourd’hui plutôt de bipolaire. Je ne me gêne pas pour le dire. Je suis bipolaire et je me soigne. Il faut bien comprendre que les gens qui sont dans ce genre de situation, comme monsieur Tremblay nous l’explique dans le documentaire, passent par des phases d’activités intensives (picturales, dans son cas) qu’on appelait autrefois les phases de manie. Et celles-ci sont suivies d’intenses phases d’affaissement dépressif. Le tout est susceptible d’engendrer des comportements déviants de toutes natures, notamment des comportements violents. On découvre que la conjointe de monsieur Tremblay a été obligée de le quitter. C’est une artiste, elle aussi. Une artisane verrière. On la rencontre. Elle nous parle, sur un ton serein et lucide, de l’homme et du peintre. Lors d’une descente aux enfers corrélée à la production d’un grand tableau, Monsieur Tremblay a posé des gestes violents. Conséquemment, il a fait un séjour en prison et en institution psychiatrique. Son ex-conjointe nous évoque donc la réalité d’un artiste littéralement bouffé par son art. Ce peintre hyper-productif ne cultive aucun des gestus institutionnels habituels. Il vend peu. Il est mal connu. Maintenant, il vit seul, entouré de son œuvre. Je les aime, mes tableaux, dit Daniel T. Tremblay. Et il est clair que de les produire chez lui, en son monde, et de les savoir autour de lui a beaucoup d’importance pour lui.

Un fait particulièrement intéressant et relativement nouveau dans le triptyque documentaire de Delasablo, sur les artistes marginaux, si on compare avec les deux artistes précédemment évoqués, c’est que monsieur Daniel T. Tremblay a une doctrine picturale élaborée et formulée. Il a une vision de l’art et une analyse de son héritage artistique. Il les présente, les exprime. Il fait les musées et les expositions, seul ou avec ses vieux comparses. Quand on lui propose de comparer l’œuvre et l’impact de deux peintres saguenéens, il sait parfaitement quoi dire. Il a des grands peintres de référence. Paul-Émile Borduas, Riopelle, Frère Jérôme sont pour lui des figures déterminantes, plus cruciales même que les peintres européens ayant élaboré l’art moderne. Incidemment, et très modestement, Daniel T. Tremblay nous dit que s’il n’y avait pas eu de Riopelle, il n’y aurait pas eu de Daniel T. Tremblay. Tant et si bien qu’en écoutant ce personnage diversifié, non seulement on découvre et saisit mieux comment il travaille, mais on prend aussi connaissance d’une visée compréhensive sur l’art pictural. Cette doctrine des Beaux-Arts va d’ailleurs, au cours de l’exposé cinématographique, prendre un tournant tout à fait intéressant. À 1:08:30 se présente une sorte de film après le film ou de film dans le film. On voit apparaitre le titre Les face-à-face avec Christiane Cardinal. Et, à partir de ce moment-pivot du film, on va rencontrer d’autres artistes, la majorité d’entre elles, des femmes (dont, justement, Christiane Cardinal). On va aussi visionner leur corpus de tableaux, adéquatement échantillonnés par la caméra. Avec ces femmes artistes, Daniel T. Tremblay interagit, directement, simplement. Il va voir leur travail dans leurs studios, discute avec elles. Les voici qui comparent leurs techniques. Ils se parlent les uns des autres. En un graduel crescendo, on les voit s’accumuler, se retrouver, se regrouper, casser la croute ensemble. Et le tout se conclut dans une exposition entre amis, assurée par Daniel T. Tremblay, chez lui. Les médias locaux couvrent alors l’événement. La magie opère quand même un peu.

On prend pleinement la mesure de ces deux dimensions, celle du peintre solitaire, convulsionnaire, crispé sur son travail et celle de l’amateur d’art éclairé, rasséréné, calmé, pondéré et qui interagit respectueusement et intelligemment avec d’autres artistes. Ces deux facettes de l’artiste et de l’homme Tremblay sont montrées, intriquées et complémentaires. La cinématographie de Delasablo continue d’être parfaitement satisfaisante. Les couleurs sont nettes. La colorisation opère, discrètement et bien. Les dispositifs spatiaux extérieurs sont joliment découpés, maisons, rues, rivière, parcs. Les intérieurs sont à la fois intimistes et originaux. L’appartement d’un peintre. On a, sous les yeux, en fait, trois corpus d’œuvres d’art, distincts et complémentaires. Celui du peintre qu’on découvre, celui des autres artistes qu’il côtoie ou commente, et celui du documentariste qui nous guide dans cette double découverte. Ledit documentariste sait parfaitement dominer sa présentation. Ses questions d’entrevue sont brèves, senties, limpides. Verbalement et visuellement, il expose son propos avec maîtrise et justesse. Le montage est efficace. La présentation visuelle des choses vaut, pour elle-même. On sent, en visionnant ce film, que Delasablo aime faire du cinéma. Dans de beaux moments finement croqués, on voit Daniel T. Tremblay en train de faire son épicerie, de se préparer à manger, de manger ce qu’il s’est préparé, de passer son aspirateur, de prendre ses pilules multicolores et de recycler son pilulier pour l’intégrer à une œuvre d’art. On le voit en train de peindre aussi, évidemment. Sous le regard d’une caméra amie, monsieur Tremblay vaque à organiser sa petite vie. Il reçoit la visite de son ex-conjointe et de son fils. On les accompagne dans leur repas et leur conversation sur les idylles de bals de finissants et les crises historiques de l’art québécois. La cinématographie de Nicolas de la Sablonnière est toujours très heureuse et très sûre. Cela nous donne à prendre connaissance, encore une fois, d’un exposé solidement amené. Cet opus a, de plus, la qualité indéniable de nous fournir l’exaltation artistique, visuelle et esthétique qu’il entend livrer, tout en nous imprégnant de la cohérente continuité de la subtile réflexion delasablienne sur les grandeurs et les affres de l’art non-institutionnel. Qu’en est-il des artistes marginaux? Qu’en est-il de leur vie et de celle de leurs pairs? Qu’en est-il de leur lancinante souffrance? Et qu’en est-il de leur existence ordinaire, quotidienne? Que se passe-t-il, en dehors des circuits de gloriole et du spectacle bourgeois de l’art? Rien de si magique, en fait… On le sait tant tellement trop bien… et c’est justement pour ça qu’il faut tant tellement qu’on nous le montre.

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LA MAGIE DE DANIEL T., Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo), 2019, Antarez films et Gene Bro Prod, film documentaire de 131 minutes.

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LE CŒUR AU LARGE — POÉSIE ET AUTRES JONGLERIES (Diane Boudreau)

Posted by Ysengrimus sur 21 mai 2023

frene-en boise

Et vous, où est votre demeure?
(p. 63)

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La démarche poétique de Diane Boudreau se poursuit, dans une ambiance discrète de remise en question implicite et explicite des errances de la ratiocination. Il ne faut pas trop penser de façon froide et calculée. Il ne faut pas trop réfléchir de façon configurée. Il faut découvrir les vertus sapientales du laisser aller. Les pulsions naturelles qui nous ouvrent à la poéticité de l’être et de l’expression doivent moins être suscitées que préservées. Elles sont en nous. Elles y sont, n’y touchons pas trop. Cette vision, méthodiquement spontanéiste, traverse toute l’œuvre de Diane Boudreau, mais dans Le cœur au large, la formulation de ladite vision accède presque à une dimension de manifeste. Car effectivement, l’autrice ne se gêne plus pour bien faire sentir les ficelles, tant dociles qu’indociles, de ce qui peut se manifester au sein de son écriture. On ne dit pas spécialement des choses nouvelles, ici. On dit tout simplement les choses que l’on sent. Et la question de savoir si ces choses dites sont innovantes, ou novatrices, se pose moins que celle de savoir si Expression et Émotion se rencontrent adéquatement et dénichent ensemble leur verve vive. Tributaire d’une pensée excessivement construite, la tête au timon, ne doit pas empêcher de s’épancher… le cœur au large. Non pas des choses nouvelles, donc, mais d’une manière nouvelle.

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Fragments de juin (1)

Je ne fais que secouer les braises
et ne vous apprends rien de plus
que vous ne sachiez déjà,
si ce n’est la confiance.
La fleur s’ouvre au soleil.

Une tête savante pourrait empêcher le cœur de s’ouvrir
et gâcher une vie,
comme une fleur trop lourde pour sa tige.

Ai dû apprendre à me méfier des spécialistes, des intellectuels.
Pourtant, j’en suis…

Ai donc appris à douter de moi-même,
laissant plus grande place à l’intuition
sage et rebelle.
(p. 72 — typographie et disposition modifiées)

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Une fois reconnue et mise en forme, explicitement ou implicitement, la vision selon laquelle il n’y a pas vraiment de poésie de tête et que l’expression doit se donner une dimension constructiviste minimale, sinon volontairement limité, l’étape, qui se met en place, c’est celle mobilisant l’intuition. Une certaine dimension automatiste se profile alors, dans la vie comme dans l’écriture. Et ici, je me permets de m’approprier une métaphore subconsciente qui percole, chez l’autrice. Effectivement, dans un poème très vif et très frais, Diane Boudreau évoque une jeune fille jouant au foot (soccer). En mirant la chose attentivement, on finit par comprendre et par décoder que cette jeune fille s’adonne, certes, à un sport construit, articulé, balisé et formulant ouvertement des objectifs. Mais, en fait, on a ici la poétesse elle-même, qui, dans le cadre disposé et en en mobilisant tout la flexibilité… fonce, avance, selon son intuition. Elle n’élabore pas. Elle n’échafaude pas. Elle joue.

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Elle joue

Elle joue
Sous un soleil d’Atlante
la sueur suinte dans son cou

Elle joue
Sous une pluie battante
ses pieds dérapent dans la boue.

Vite évaluer, penser, agir
Parfois le geste est propulsé
coup de pied donné
tête percutée sur le ballon qui vire
avant même que la volonté agisse
que la pensée surgisse

Présence, réflexes, vives intuitions
s’activent et la supporte

Elle joue avec passion.
(p. 25 — typographie et disposition modifiées)

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Dans la dynamique ludique, va se mettre en place la dimension verbale de la démarche. Mais cette dernière devient subitement plus secondaire, ancillaire. Notre sacro-saint verbe se configure de plus en plus comme quelque chose de cerné, en monde. Notre volonté d’expression établit sa jonction avec des reflets, des réalités et des faits profonds, qui ne sont pas nécessairement langagiers. Oui, quelque part, d’avoir beaucoup travaillé des mots et du langage, on finit par bien stabiliser l’autonomie du factuel. On détecte que tout cela, finalement, porte sur notre connaissance du monde et, à travers le filtre de ladite connaissance du monde, elle-même mâtinée et habillée de langage, ce qui est en cause, c’est l’être. L’être et le faire. Bien loin de blablater et de dégoiser, ce qui finit par frapper le cœur, et le ramener du large, c’est pas la parole mais l’action. L’action. L’action. L’action.

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Total élan

Action action action

Pour elle
au vif du quotidien
l’amour ne se dit pas tant par les mots
mais par les gestes
gestes
gestes

milliers de gestes offerts
dans un total élan
pour les siens
chaque jour

Amour amour amour.
(p. 19 — typographie et disposition modifiées)

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Les actions sont colossalement multiples. Diversité historicisée. Mais il faut bien s’aviser du fait qu’elles sont aussi très lourdement engoncées dans leurs limitations. Limitations matérielles, naturelles, bien sûr, mais aussi l’imitations sociales, historiques, collectives. Et cet implicite lancinant est toujours présent, chez Diane Boudreau. La société, étendue, est sous-tendue de rapports de forces. Et ces rapports de force ont tendance à impacter sur ce qui nous définit et sur ce. que notre intervention d’existence s’efforce d’être. Et il y a, entre autres, les limitations que subit le travail, le bel ouvrage. Des instances sourdes, dont les motivations restent souvent fort questionnables, bidouillent le bel ouvrage. Et cela résiste. Et la question se pose de savoir ce qu’il restera de ce que l’on a voulu faire. Face à cette situation, que nous connaissons tous et dont nous vivons tous, Diane Boudreau perpétue une vision optimiste, prométhéenne, sororale. Si tous les gars et les filles du monde pouvaient se donner la main, on arriverait à en construire, des choses belles et significative…

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Tôt le matin

Tôt le matin
tu pars
construire des chemins
qu’ils détruiront le lendemain

Tu le sais
et tu n’y peux rien

Mais va, je t’aime
je pense à toi

Qui sait
peut-être que demain
la terre
aura tourné

Si dix millions de femmes espèrent
dix millions d’hommes y croient
peut-être que la terre…

il est tard
Allez… va!
(p. 33 — typographie et disposition modifiées)

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La conscience, mise en forme poétique, des réalités socio-historiques, même si elle se formule largement dans l’implicite, ne laisse pas la poétesse trop éloignée des grands cycles. Un cycle tout particulier qui prend une importance saillante, dans le recueil du jour, c’est le cycle naturel des saisons, et le jeu stable des métaphores qu’il emporte comme une brise devenant bise. Une portion significative de ce recueil rétablit le rapport, si contrasté et si accusé dans notre beau pays nordique, avec le rythme des saisons. Et, bien sûr, la saison qui reste primordiale, dans la définition de l’être de cette francophonie qui a tant su s’épingler et se perpétuer au nord, c’est l’hiver.

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Hiver

Enfin la lumière
enfin la froidure
la neige blanche et pure

La vie nous fait cadeau
de la blancheur du monde

Gros bas de laine
de toutes les couleurs

foulards, mitaines
emmaillotées d’amour

chocolat chaud
douce chaleur autour

foyer de pierre
où danse la lumière

Noël
(p. 53 — typographie et disposition modifiées)

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Mais, bon enfin, que nous vaut l’hiver, si n’apparaît pas, dans son espace de la boucle du cycle, la dimension et la dynamique qui lui permet de se définir et d’exister. Que serait l’hiver sans son frère, sont contraires, l’été. Et lui aussi mérite d’être évoqué car, et cela échappe trop souvent à nos bons amis de la francophonie-monde, l’été québécois est d’une intensité peu commune. Il peut laisser, lui aussi, son impact, discret mais solide sur le tout du cheminement. Nous l’assumons, l’été, lorsqu’il s’agit, imparablement, de circuler sur le cerceau des saisons, sans s’y trouver cerné.

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Dormance

Un peu de paix
sous le soleil

Et le silence

Bonheur discret
des matins de juillet

Y aspirer déjà dans la dormance
et la froidure cristalline
de l’hiverqui s’attarde indûment

(p. 45 — typographie et disposition modifiées)

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L’univers de Diane Boudreau, dans son rapport au cycle des saisons, nous amène finalement à perpétuer notre conscience du cycle de la vie, même. Ce cycle, on ne le voit jamais de la même manière, le matin, le midi, et le soir. Bon, admettons-le, Diane Boudreau est plus du soir que de quoi que ce soit d’autre. Et sa conception, tout en maternité, tout en sororité, tout en filialité féminine, l’amène, bien sûr, à se définir en ce que sera. Il s’agit du support et de l’appui des instances par les autres instances, lorsque s’impose le poids, inexorable, du soir de la vie. Et de se dire, par l’appel.

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J’appellerai

Elle avait pris grand soin de moi
ma mère
sa vie durant…

Quand vint le temps
j’ai pris soin d’elle.

Aujourd’hui, qui veille sur moi?
Ma fille
elle qui n’a pas d’enfant.

Alors
lorsqu’elle aura mon âge…

J’appellerai le vent
la pluie et le soleil

la neige et les forêts
les pics et les sarcelles…

je les appellerai
et ils prendront soin d’elle.
(p. 29 — typographie et disposition modifiées)

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Le recueil de textes Le cœur au large Poésie et autres jongleries contient 40 poèmes et 2 miniatures en prose. Il se subdivise en trois petits sous-recueils, disposés thématiquement: Cœur scellé (p 9 à 29), Souvenances (p 31 à 41), Humeurs saisonnières (p 43 à 56), et Pensées du soir (p 57 à 75). Ces textes sont suivis d’une table des matières (p. 76 à 77), d’une table des illustrations (p. 78) et d’une page de remerciements (p. 79). Le recueil est précédé d’un exergue, d’une préface de l’autrice intitulée Laisser une trace (p 6 à 7). L’ouvrage est illustré d’un tableau paysager (première de couverture, en couleurs) et de onze dessins et photos en noir et blanc.

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Diane Boudreau, Le cœur au large Poésie et autres jongleries, Diane Boudreau, 2021, 80 p.

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Extrait de la quatrième de couverture de Hélène Bédard (typographie et disposition modifiées):

« Le cœur au large » c’est comme une musique qui vous étreint, vous enveloppe, vous réchauffe, vous amène au large et laisse en vous des traces…  

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La Victoire Gourmande (essai-fiction)

Posted by Ysengrimus sur 15 mai 2023

Femmes-qui-mangent

Un animateur: Bien le bonjour et bienvenue à l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS. Nous avons pour vous un menu (le mot s’impose) tout ce qu’il y a de plus spécial, et qui ne se présente plus, tant il est attendu. Titre de l’émission d’aujourd’hui: À QUI REVIENDRA LA VICTOIRE GOURMANDE? Conformément aux ententes préalables entre les deux parties qui se font face aujourd’hui, ceci sera ma seule intervention dans le débat gastronomique et publicitaire qui va avoir lieu céans entre Raymond Canneton, fondateur de la chaîne de restauration rapide bien connue LE CLAN CANNETON et Lulu Laire, modiste, parfumeuse, chapelière et présidente directrice générale du plus grand magasin de mode de toute la République Domaniale, le célébrissime L’AIR DE LAIRE. Madame, monsieur, bien le bonjour. Au cours du débat libre et vigoureux dans lequel vous êtes sur le point de vous engager je vous signale que, selon la procédure habituelle dans notre émission, vous verrez osciller la jauge d’opinion bichrome que vous avez devant vous. La surface rouge de la jauge représente l’argumentation de Madame Laire et la surface bleue de la jauge représente l’argumentation de Monsieur Canneton. Tous nos auditeurs et toutes nos auditrices ont en main un rotacteur leur permettant de contribuer à l’oscillement de la jauge d’opinion dans un sens ou dans l’autre, fonction du déroulement du débat. Je vais d’ailleurs demander tout de suite à nos auditeurs et auditrices d’actionner sans délai ce rotacteur en répondant à la question suivantes: lequel des deux protagonistes voulez-vous entendre parler en premier? Attention: actionnez vos rotacteurs! Il va maintenant y avoir un petit temps d’attente. Ceci me permet de signaler que nous avons aujourd’hui un auditoire international (République Domaniale ET Nouvelle Navarre) pour ce débat savoureux qui passionne nos bonnes opinions domaniale et néo-navarroise et défraie la chronique gastronomique depuis de nombreux mois. Signalons aussi que les auditeurs et auditrices de l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS ont l’habitude de donner la parole en priorité à l’intervenant ou à l’intervenante dont ils préfèrent les idées en début de débat. Et… c’est… indubitablement le restaurateur Raymond Canneton qui l’emporte, avec l’aiguille de la jauge d’opinion bien installée au milieu de la section bleue du cadran. Les rotacteurs ont tourné et c’est Lulu Laire qui hérite du fardeau d’inverser le mouvement de l’opinion. Y arrivera-t-elle? Nous le saurons très bientôt. Monsieur Raymond Canneton, la parole est à vous.

Raymond Canneton: Merci. Alors, bonjour tout le monde. Bonjour Madame Laire. Me permettez-vous, pour le bénéfice de notre auditoire de Nouvelle Navarre (où nous avons de florissantes filiales), quand même moins intimement familier que celui de République Domaniale avec les enjeux ici en cause, de rappeler la nature de la joute qui nous oppose?

Lulu Laire: Je vous en prie, faites.

Raymond Canneton: Une compétition nationale mettant initialement en lice une quarantaine de personnes a démarré il y a quelques mois en République Domaniale. Elle porte sur la gourmandise. Non pas la gourmandise comme pulsion individuelle ou privée mais comme grande tendance nationale. Il s’agit de départager tous ces gens, gastronomes, sommeliers, confiseurs, restaurateurs, auteurs et autrices de livres de recettes, politiciens, musiciens, poètes, animateurs et animatrices de bandes passantes…

Lulu Laire: parfumeuses, modistes, chapelières…

Raymond Canneton: Oui, oui, absolument. Il s’agit de les départager et de dégager qui peut se glorifier d’avoir fondamentalement défini les cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre.

Lulu Laire: Voilà, rien de moins. Et vous et moi, nous sommes les deux finalistes de la course d’obstacles débridée de cette bande de sensuels agitateurs de fourchettes.

Raymond Canneton: Agitateurs de quoi?

Lulu Laire: De fourchettes. C’est un instrument de sustentation d’autrefois. Très chichi-classe, mon cher ami.

Raymond Canneton: Je connais pas. Moi, je mange au canif.

Lulu Laire: Ça ne fait rien. En tout cas, vous et moi, nous sommes les finalistes de cette quête de la Victoire Gourmande.

Raymond Canneton: Voilà et c’est ici, dans la grande émission internationale des actionneurs de rotacteurs que va se décider la victoire finale. Sur une joute verbale.

Lulu Laire: Une ultime bataille de coqs… au vin.

Raymond Canneton: Ah, ah, ah, très amusant, madame. Vous déployez un charmant lot de références gastronomiques, pour une personne n’ayant fait carrière ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie.

Lulu Laire: Je ne suis pourtant pas devenue finaliste de cette joute, en face à face avec vous, pour mes beaux atours. Quoique… Enfin, disons que nous reparlerons le temps échéant de ma carrière. Pour, le moment, inspirez-nous donc de ce fleuron qu’est la vôtre.

Raymond Canneton: Bon. J’ai commencé comme voyageur de commerce. J’étais représentant en verres de cartons jetables. Dans ce temps là, les restos utilisaient des verres de verre. Ils étaient cassants et il fallait les laver. Mon œuvre initiale consistait à convaincre nos bons restaurateurs domaniaux de passer au gobelet jetable.

Lulu Laire: C’est l’époque ou on vous surnommait Monsieur Carton.

Raymond Canneton: Bien oui. S’appeler Raymond Canneton et fourguer des gobelets de carton créa des conditions qui faisaient que le calembour s’imposait. La loi domaniale régissant les matières ordinaires m’interdisait d’utiliser le mot carton dans ma raison sociale, mais je jouais du calembour au maximum.

Lulu Laire: Hautement gastronomique comme notion, le carton!

Raymond Canneton: Je connais votre perfidie, madame. Je vous ai vue dans nos débats préliminaires. Et je vais me contenter d’y répondre par une question. Aimez-vous le lait frappé, madame?

Lulu Laire: J’en raffole. Surtout à la fraise naturelle.

Raymond Canneton: Bien. Êtes-vous consciente du fait que si vous assouvissez votre soif de lait frappé à la fraise en République Domaniale ou en Nouvelle Navarre, vous m’êtes redevable de cet assouvissement?

Lulu Laire: Ah, bon! Il faut nous raconter ça.

Raymond Canneton: La frappeuse mécanique à lait fut inventée dans les années de la Consolidation Domaniale. On tenta initialement d’y incorporer des verres de verres mais ils éclataient. Les restaurateurs devaient donc frapper le lait dans un gobelet de métal jouxté à la frappeuse mécanique puis verser son contenu dans les verres de verre. C’était lent,  fastidieux, salissant et…

Lulu Laire: Peu appétissant?

Raymond Canneton: Ça, je sais pas. Mais en tout cas ma firme eut l’ingéniosité de concevoir un gobelet de carton qui pouvait s’incorporer dans les frappeuses mécaniques à lait car il s’enchâssait intimement dans le gobelet de métal et ce, sans dommage. On frappait. On retirait le récipient de carton et on servait le lait frappé sans transition. C’était net, rapide, pratique…

Lulu Laire: Économique…

Raymond Canneton: Et efficace. La frappeuse mécanique à lait avec gobelet de carton se répandit et le Gobelet de Carton Canneton devint son contenu implicite et, conséquemment, la référence en la matière. Mon entreprise de gobelets prospéra tant que je pus bientôt me porter acquéreur des Laits Frappés Domaniaux. Les deux entreprises s’aidant l’une l’autre, il valait mieux les posséder les deux et les faire opérer en formation.

Lulu Laire: Enfin quelque chose avalant quelque chose d’autre dans toute cette histoire…

Raymond Canneton: Quand le lait frappé s’imposait, les restaurateurs achetaient d’abord les gobelets de carton pour les frappeuses mécaniques. Puis le gobelet de carton s’imposait dans tout leur établissement.

Lulu Laire: D’abord les chars, ensuite l’infanterie.

Raymond Canneton: Belle image.

Lulu Laire: Le fait que la sensualité d’un rebord de verre de carton est fort inférieure à celle d’un rebord de verre de verre ne semble pas avoir trop influencé votre stratégie.

Raymond Canneton: On ne peut pas toujours jouir. Il faut savoir faire des sacrifices.

Lulu Laire: Des sacrifices gourmands…

Raymond Canneton: Des… je peux continuer?

Lulu Laire: Continuez, continuez, je bois vos parole et je ne suis pas la seule: l’aiguille de la jauge d’opinion ne frémit même pas au centre de la zone bleue, votre zone. Beau fixe de l’opinion pour vous, donc.

Raymond Canneton: Je le vois bien. Et le meilleur est à venir.

Lulu Laire: Allez-y, mettez-vous à table.

Raymond Canneton: Un jour, quelqu’un me câble et me dit qu’il voudrait acheter une frappeuse mécanique à lait identique aux six qu’il a vu opérant simultanément dans le restaurant des frères Malards au fin fond du Centre du Domaine. Je me dis: un restaurant avec six frappeuses mécaniques à lait de marque Canneton, il faut que je vois ça. Je fonce donc au Centre.

Lulu Laire: Le tout premier restaurant dont vous vous êtes porté acquéreur était centriote?

Raymond Canneton: Oui, tout mon concept de restauration se trouvait dans ce resto centriote unique qui s’appelait tout simplement Malard.

Lulu Laire: Tiens donc. Les Centriotes ont donc inventé cette formule de restauration rapide. Des gens si raffinés pourtant.

Raymond Canneton: Votre dédain, madame, ne change rien au fait que, je me portai vite acquéreur de ce restaurant incorporant six de mes frappeuses mécaniques à lait. Il devint un véhicule pour mes frappeuses comme la frappeuse était devenu le véhicule pour mes gobelets de carton.

Lulu Laire: L’empire se consolidait, pyramidalement. C’est l’époque ou on vous surnomma Monsieur Canard.

Raymond Canneton: Canneton, Malard, le calembour était une fois de plus inévitable. Mais, plus soucieux de mon image et de mon importance commerciale, je dois avouer en toute candeur que cette fois là, je l’ai trouvé moins amusant.

Lulu Laire: Vous avez donc éliminé les frères Malard et leur nom de firme.

Raymond Canneton: Oui. J’ai racheté leur resto, leur nom et l’entier de leur formule de restauration. J’ai renommé l’entreprise le CLAN CANNETON et ai multiplié les restos de l’ancienne formule Malard (dont le nom, aujourd’hui inutilisé, reste ma propriété exclusive) sur tout le territoire du Domaine puis de la Nouvelle Navarre. Nous avons maintenant un millier de restaurants dans notre chaîne et je puis vous assurer qu’en ce moment même un nombre significatif d’auditeurs et d’auditrices nous écoute en dégustant la succulente bonne-bouffe CANNETON.

Lulu Laire: Vous considérez donc avoir la main mise sur la gourmandise universelle sous prétexte que vous contrôlez le plus important segment de la restauration domaniale.

Raymond Canneton: … et néo-navarroise. Oui, c’est mon argument.

Lulu Laire: Vous jugez en conscience que parce que tous ces gens s’empiffrent chez vous, vous les avez rendu gourmands.

Raymond Canneton: C’est ma position, oui. Quelle est donc la vôtre?

Lulu Laire: Que manducation n’est pas appétence et que le fait d’avoir été rassasié ne corrobore en rien le fait d’avoir été gourmand ou gourmande au préalable…

Raymond Canneton: Que savez vous tant de la gourmandise, vous, Lulu Laire, une chapelière de Périphérie.

Lulu Laire: C’est mon tour maintenant?

Raymond Canneton: Oui, c’est à vous. Faites-moi comprendre une bonne fois ce que vous fichez là.

Lulu Laire: Très bien. Alors, comme vous le signaliez, Raymond Canneton, je n’œuvre ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie. Je suis dans la mode.

Raymond Canneton: La mode vestimentaire, chapelière et les parfums.

Lulu Laire: Oui, oui. De plus je n’ai en rien votre mérite d’entrepreneur. Ma mère était dans la mode, ma grand-mère aussi, mon arrière grand–mère aussi, Lulu Laire l’ancienne, fondatrice de notre firme.

Raymond Canneton: Ladite firme remonte donc à avant la Convention Domaniale.

Lulu Laire: Oui, depuis tout ce temps la boutique L’AIR DE LAIRE dicte le ton de la mode féminine domaniale et néo-navarroise. M’autorisez-vous un petit bout d’histoire.

Raymond Canneton: Absolument. L’aiguille de la jauge d’opinion ne bronche toujours pas. Je suis donc d’humeur à vous autoriser tout ce que vous voudrez.

Lulu Laire: Avant la Révolution Domaniale, on valorisait une dondon en cheveux, grasse, fermière, laiteuse, pulpeuse et vêtue de la robe bouffante typique des courtisanes de la Périphérie du Domaine. Juste avant la conflagration, dans les dernières années de l’Ancien Régime, ce fut l’explosion des tuniques centriotes sauvages, ardentes et bigarrées. C’est la Rainette Dulciane, une des femmes les plus sveltes de la Magistrature, qui dictait alors le ton. Après la Révolution, il y eut bien la vague Cordula d’Arc, une femme athlétique, moins svelte que la Rainette Dulciane, plus costaude, mais tout de même. L’impulsion était donnée. On coupa les cheveux aux épaules et on entra dans cinquante ans d’obsession de la minceur.

Raymond Canneton: Ouais, ouais, les femmes se mirent à faire des régimes. Je plains les pauvres épiciers et aubergistes du temps.

Lulu Laire: Des régimes? C’est possible. Je ne le sais pas. Je m’y connais très mal en matière d’histoire de l’alimentation. En tout cas, quand ma grand-mère et ma mère tenaient la boutiques L’AIRE DE LAIRE, les femmes du Domaine optaient d’un bloc pour des vêtements moulants et elles portaient la fameuse ceinture-corset des Terres à Pogrom, ce terrible sous-vêtement tyrannique d’autrefois qui comprimait cruellement l’estomac, coupait faussement la faim, et assurait artificiellement la sveltesse et la minceur désirée.

Raymond Canneton: Je ne vois toujours rien d’appétissant dans tout cela.

Lulu Laire: On y arrive pourtant. Il y a trente ans, je monte aux commandes de notre boutique de mode. Je mets en place, en toute simplicité, mais sans me démonter, un programme qui fera ma fortune. Je me glorifie en effet d’avoir débarrassé la mode vestimentaire domaniale du vieux corset pogromite et des tenues moulantes. Revenant aux sources lâches et éthérées de la tunique centriote prérévolutionnaire, je lance…

Raymond Canneton: …le Néo-dulcianisme qui fit effectivement votre gloire commerciale. Oui, je connais. Mais ce que je ne connais pas, par contre, c’est la raison pour laquelle, au mot de Néo-dulcianisme, l’aiguille de la jauge d’opinion se met subitement à osciller en direction du rebord de ma zone bleu.

Lulu Laire: C’est parce qu’elle sursaute et sautille en direction du rouge, de ma zone, et savez vous pourquoi?

Raymond Canneton: Non, mais vous m’obligeriez beaucoup de me le dire.

Lulu Laire: C’est parce que les femmes de notre auditoire savent parfaitement ce qui est arrivé à leurs mères, à leurs sœurs et à elles-mêmes, quand elles se sont mises à porter la tunique néo-dulcianienne de la Boutique Lulu Laire, lâche et vaporeuse, sans corset pogromite en dessous.

Raymond Canneton: Que leur est-il tant arrivé?

Lulu Laire: Elles se sont mises à avoir faim.

Raymond Canneton: Faim?

Lulu Laire: Grand faim. En bloc. Les normes de minceurs continuaient de s’appliquer comme avant, avec régime végétarien et tout et tout, nous disiez-vous, mais le corset pogromite n’était plus là pour adéquatement comprimer l’estomac. Ce fut la fringale généralisée.

Raymond Canneton: Ah bon?

Lulu Laire: Ah oui. Nos clientes, nos pratiques, même nos mannequins se mirent de plus en plus à séditieusement transgresser leurs régimes traditionnels. Et comme elles ne le voulaient pas vraiment, elles le firent de la façon la plus latérale, la plus sinueuse et la plus biaiseuse imaginable: la façon gourmande… Ce furent les sorbets, les cornets de glace, les pommes frites chopées à la volée, en cachette, à la dérobée, en fofolle. Ce fut les coassements de Une nougatine, oh, je craque! Ce fut la gourmandise de guérilla, au summum. Tiens, la petite aiguille touche presque le rouge.

Raymond Canneton: Oh, oh, je m’en avise.

Lulu Laire: C’est donc le moment ou jamais de vous poser LA question perfide, mon brave Canneton. Dans le dernier quart de siècle, ce sont surtout des hommes ou des femmes qui se sont rués dans vos restos bonne-bouffe là? Dites-moi?

Raymond Canneton: Oh, des femmes. Dans une proportion des deux tiers. Facile.

Lulu Laire: Oh, oh…

Raymond Canneton: Des femmes, oui, justement, des femmes. Des élégantes vêtues justement de vos belles tuniques polychromes. Et elles mangent à belle dent, en jetant des regards furibonds autour d’elles.

Lulu Laire: Des regards coupables.

Raymond Canneton: Parfaitement.

Lulu Laire: Révélateurs infaillibles d’un comportement transgressant.

Raymond Canneton: Totalement.

Lulu Laire: Tricheur, désaxé, inexorable… gourmand.

Raymond Canneton: Absolument.

Lulu Laire: Eh bien, le moment est donc venu pour moi de vous illuminer de l’anecdote éclairante sur comment toutes ces questions de gourmandise (dont je me fichais souverainement dans ma jeunesse) ont pris, dans mon esprit, une dimension particulièrement tangible tout autant que crucialement déterminantes.

Raymond Canneton: Je vous écoute, s’il le faut.

Lulu Laire: C’était il y a une vingtaine d’années. On avançait à pas de géants dans la promotion de la tunique néo-dulcianaise et on avait organisé un grand défilé de mode sur une magnifique promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer Latérale. Le paysage était à couper le souffle de beauté, mais pourtant nos mannequins étaient d’une humeur massacrante.

Raymond Canneton: Ah bon. Mais pourquoi donc?

Lulu Laire: Parce que ces grandes poseuses d’il y a vingt ans étaient encore pleinement tributaires de la tyrannie de la minceur de la mode de leur temps mais, en même temps, elles ne pouvaient plus porter le corset pogromite leur étranglant l’estomac. Ma nouvelle ligne de tuniques ne l’incorporait tout simplement pas. Tant et tant qu’elles mouraient de faim.

Raymond Canneton: Bon.

Lulu Laire: Elles se seraient bouffées entre elles. Je n’y portais pas vraiment attention. J’ai toujours eu la chance d’avoir, moi-même de ma modeste personne, un bien petit appétit. C’est donc un événement parfaitement incongru qui attira mon attention sur le tout du phénomène.

Raymond Canneton: Lequel, bon sang, lequel? L’aiguille vient de rentrer dans le bord de la zone rouge!

Lulu Laire: Nous répétions notre défilé de mode sur la large promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer latérale quand une de nos mannequins, une magnifique rousse ondulante et statuesque, se mit à courir en direction de la mer en aboyant je ne sais quoi en dialecte centriote. Deux de ses copines la capturèrent éventuellement mais elle s’était déjà passablement avancée dans la mer. Personne ne fut blessé mais la mésaventure me gâcha trois tuniques.

Raymond Canneton: Qu’est-ce qui lui avait donc pris, à cette drôlesse.

Lulu Laire: Vous me croirez si vous le voulez, elle avait halluciné.

Raymond Canneton: Halluciné…

Lulu Laire: Oui. Elle avait vu (je vous rapporte la chose comme on me l’a relaté à l’époque) des escadrons de pains chocos faisant de la voltige au ras des vague. Et elle les poursuivait en tentant de les capturer et en gueulant leur description détaillée.

Raymond Canneton: Non.

Lulu Laire: Oui, textuel. Des escadrons de pains chocos, vous vous imaginez. Elle les voyait comme je vous vois, luisant sous le soleil, juste au dessus des ondes scintillantes. La bizarre déconvenue.

Raymond Canneton: Le contrariant phénomène.

Lulu Laire: Parlez pour vous. Car en discutant l’affaire avec mes assistantes et les mannequins, je découvris avec stupéfaction que ces pauvres filles crevaient toutes la dalle.

Raymond Canneton: Qu’avez-vous fait alors?

Lulu Laire: Un grand banquet. Et pas de la bouffe venue de vos gargotes, je vous en passe mon papier. Du fin. Du nuancé. Du jouissif. Des poulardes, des légumes bigarrés, des potages subtils, des desserts, des sorbets, des pâtisseries fines, des fruits exotiques.

Raymond Canneton: Oh…

Lulu Laire: Oui, oui. Si vous aviez vu cette bande de gourmandes. Une sensualité dans la sustentation comme je n’en revis jamais de ma vie. Elles bouffèrent vraiment, profondément, principiellement, tout doucement, en conversant de victuailles, en jouissant, ce soir là et dans les jours qui suivirent. Tant et tant qu’il fallut éventuellement élargir plusieurs tuniques. Mes conceptrices s’y employèrent fort habilement, sur le tas. Cela nous donna l’impulsion de créer des lignes de tuniques appropriées pour tous les gabarits corporels. Celles-ci firent, dans les deux décennies suivantes, de mon petit avoir chichement hérité, une fortune colossale.

Raymond Canneton: Oui, même des femmes plus fortes portent vos lignes de vêtements. C’est parfaitement seyant, au demeurant.

Lulu Laire: Mais grand merci. Et ces tricheuses aux yeux furibonds qui se sont empiffrées pendant une génération dans vos restos monopolistiques, c’est moi qui les ai rendues gourmandes en les décorsetant et en les décomplexant, dans leur jubilation vestimentaire.

Raymond Canneton: Mais, oh… mais, oh… c’est quand même chez moi qu’elles mangent.

Lulu Laire: Vous êtes marrant. Il faut bien qu’elles mangent quelque part. Ça ne veut strictement rien dire. Vous leur remplissez la panse du mieux que vous pouvez avec votre camelote. Mais leur si suave gourmandise, cette irrésistible mentalité en arabesque de tricheuse et de transgresseuse, elle s’engendre de par moi. C’est moi qui l’ai historiquement instaurée. J’ai tué la tyrannie de la minceur féminine, dans nos villes et nos campagnes. J’ai graduellement installé la petite domaniale grassouillette, lutine, tricheuse et gourmande dans l’épicentre de la beauté moderne.

Raymond Canneton: Sans jamais cuisiner le moindre plat.

Lulu Laire: Non. Et pourtant, la Victoire Gourmande me revient de droit et de fait. La définition fondamentale des cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre, c’est moi.

Raymond Canneton: Ça me coupe la chique.

Lulu Laire: Mais pas l’appétit, j’espère.

L’animateur: Merci, madame, merci monsieur. Le débat est maintenant clos. L’aiguille de la jauge d’opinion est assez éloignée du centre. Elle se tient fermement du côté du rouge. La gagnante de la joute et détentrice illimitée de la Victoire Gourmande est donc Lulu Laire, présidente directrice générale de la boutique de mode L’AIR DE LAIRE. Merci et au revoir.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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ÉVIDENCE CRIANTE (Version française de DEAD GIVEAWAY)

Posted by Ysengrimus sur 6 mai 2023


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ÉVIDENCE CRIANTE
(Version française de DEAD GIVEAWAY)

J’ai su que quelque chose clochait vraiment
Quand il s’avéra que cette jolie jeune fille blanche
Se jetait, comme ça,
Dans les bras
D’un homme noir…
Évidence criante!
C’était une évidence criante!

Ce voisin, il avait une sacrée paire de couilles
Car on le voyait tous les jours.
On a mangé des grillades avec ce type
Et on aurait jamais pu imaginer
Que cette fille était dans sa maison.

Elle a dit: aidez-moi à sortir de là.
Alors j’ai entrouvert la porte
Mais c’était pas possible d’entrer.
On pouvait que passer
La main par l’encoignure.
Alors on a défoncé
À coups de pieds
Le bas de la porte.
Et elle est sortie.
Et elle a dit:
Il y a d’autres filles dans cette maison.
Appelle le 911.
Et ils ont pincé le type au Macdo.

J’ai su que quelque chose clochait vraiment
Quand il s’avéra que cette jolie jeune fille blanche
Se jetait, comme ça,
Dans les bras
D’un homme noir…
Évidence criante!
C’était une évidence criante!

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Il y a dix ans aujourd.hui, à Cleveland (Ohio), monsieur Charles Ramsey (notre photo) a sauvé mademoiselle Amanda Berry (ainsi que trois autres personnes) qui était séquestrée chez un de ses voisins et ce, depuis dix ans (2003-2013). La culture internet avait alors fabriqué, depuis l’entretien impromptu de monsieur Ramsey sur la question, la ballade humoristique DEAD GIVEAWAY. En hommage respectueux de ce moment vernaculaire à la fois charmant et héroique, je vous livre ici la version française de cette ballade.

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SOUFFRIR POUR ÊTRE BELLE (Amélie Sorignet)

Posted by Ysengrimus sur 1 mai 2023

souffrir-pour-etre-belle

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Voici une plantureuse et douloureuse rhapsodie de petits récits. La flamboyante autrice de La Branleuse (ÉLP éditeur, 2011) nous livre ici, sans concession, sa vision décapante, virulente et cuisante des interventions consenties par la femme contemporaine pour s’approprier les standards de beauté asymptotiques qui l’obsèdent. Tout est livré. Tout est dit et tout est assumé, avec une insatiable férocité. J’ai beau me dire que c’est débile, anti-féministe, et pas franchement intelligent, mais je ne peux pas m’empêcher de désirer violemment conserver une beauté que je sais pourtant fragile, et bien peu reconnue. L’autocritique est instantanée. Le réquisitoire est dévastateur. Mais, paradoxalement, elle nous subjugue, la puissance délétère de cette cruelle soif de beauté de la femme moderne, combinée à l’obsédante fascination frankensteinienne qu’enclenchent les terribles potentialités des technologies esthétiques actuelles. On veut monter, s’exalter et s’iriser, comme cette démiurge décalée qui se refait. On veut devenir belle avec elle, pour elle, de par elle. Et les différentes femmes obsédées par leur apparence que nous campe Amélie Sorignet s’installent profondément en nous… et elles y bougent… en procession… en tourbillon… comme le monstre.

Le fil conducteur de ce recueil de quatorze nouvelles, c’est une énumération languissante et fatale de chacune des parties du corps qui feront justement l’objet de l’agression-intervention circonscrite du moment. Tout y passe, des cheveux aux pieds… je vous laisse rêver. Je ne vous vends pas la mèche tortueuse du détail. Tout sera retravaillé. Tout sera dévasté. Rien ne sera épargné. Vite on comprend —en tremblant— que l’ouvrage fonctionne un peu comme un Les malheurs de Sophie de l’intervention esthétique totalitaire, aussi ruineuse qu’intempestive, catastrophique et destructrice. D’abord, on nous fait bien sentir que les douleurs de l’exercice sont insoutenables, atroces, lancinantes, omniprésentes, fatales. Le combat devient en lui-même une expérience quotidienne et la douleur est incorporée dans l’emploi du temps des choses, comme n’importe quoi d’autre. Ensuite, il devient vite imparable que chaque entreprise de remodelage va se solder sur une faillite inénarrable (et pourtant ostentatoirement narrée). Et en plus, pour bien faire grincer la machine, d’un récit à l’autre, une expertise affleure. On sent que, sans lourdeur documentaire mais sans concession sentimentaliste non plus, on va nous dire, par le menu, tout ce qui se passe, en surface comme dans les replis tumultueux des profondeurs. Amélie Sorignet domine son sujet, tant au plan des émotions et du vécu que dans le champ froidement descriptif du savoir. On nous fait entrer dans les arcanes d’un univers feutré, sophistiqué, terrifiant, dogmatique, installé, sereinement brutal, celui des salons de beauté, des cliniques de chirurgie esthétique, des services de soins post-traumatiques aussi, des dermatologues, des podologues. De tous points de vue, c’est une descente aux enfers. C’est la rencontre avec la pire des souffrances: la souffrance initialement consentie… qui dérape.

Épicentres de cette tempête fatale: les mecs. Les cavaliers d’un soir inattentifs, les copains crispés, les maris volages, les ex indifférents. La femme ici nous l’avoue en toute radicalité, en toute candeur: elle est hantée, taraudée, obsédée par le regard de l’homme et par la compétition des autres femmes pour cette attention flatulente, fantasque et papillonnante de la bête curieuse mec. C’est bel et bien une mise à nu des veules émotions féminines digne d’Histoire d’O qu’on nous livre ici, sans chipoter ou ratiociner. Et la passion torrentielle pour l’homme, en amont, n’égale que le mépris calme et insondable qu’il finit par susciter, en aval. Une des devises d’Amélie Sorignet (qu’elle me communiqua un jour personnellement, sans rancune aucune) c’est: les mecs, ils assurent pas une bille. Le présent recueil de nouvelles existe sous la chape éthérée mais solide, scintillante et grillagée de cet aphorisme. Les types sont nuls, lointains, diaphanes, poreux, quasi-inexistants. Ils ont l’inattention et la sottise d’enfants en bas âge. L’amour est une foutaise sentimentale absolue, un épisode interactionnel anecdotique, périphérique, marginal dans l’aventure (Ils se racontèrent leurs vies idéalisées et mentirent de concert sur leurs philosophies de la vie et autres inepties). La rencontre folâtre avec le ci-devant prince charmant est une péripétie parfaitement secondaire, dans la marche inexorable et recroquevillante de la femme vers la cage-fillette de fer de son incurable obsession narcissique.

Toutes les ressources narratives sont mobilisées, au service de la hantise unaire exposée: fable satirique, nouvelle hyper-réaliste ou fantastique, billet de journaliste ou de mémorialiste, coquetterie de conte de fée, récit dialogique. Le style de l’écriture d’Amélie Sorignet est magistral, tonitruant, solaire. Imaginez Louise Labé télescopant Rabelais au passage, Marie Cardinal ayant fusionné avec San-Antonio. J’ai treize ans et on me prépare comme un gâteau d’anniversaire pour aller faire tapisserie dans une noce froide. Vulgarité et grâce, sobriété et flamboyance. Phrases courtes et longues, belles et laides, savantes et populacières. La Laura Cadieux garonnaise nous est enfin revenue. À vos écrans, à vos lorgnons. Elle nous parle de douleur et de beauté. Ça va déménager.

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Amélie Sorignet, Souffrir pour être belle, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

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ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Mandoline

Posted by Ysengrimus sur 21 avril 2023

Mandoline
Tu es sibylline.
Tu joues nerveusement.
Tu es sur les dents
Car tu viens du Moyen-âge
Un temps nerveux et sauvage
Et tu t’en souviens.
Et cela revient
Dans les nervures de ton jeu.
Il y a quelque chose de vieux
En ton fin ramage.
Il y a de l’atavisme
Du scandé et du truisme
Dans ta fluide vérité
Qui se chante et dégouline.

Sauf que, mandoline
Tu as traversé les âges
Comme un dragon à la nage
Dans un lac maudit
Lacéré de ressacs, de bruits.
Et tu es toujours là.
Tu nous fais cadeau des larmes
Que ne versaient pas
Les hommes qui portaient les armes,
Les femmes qui tissaient le lin
En se déchirant les mains.
Ces gens notaient leurs divergences
Leurs écarts, leurs dissidences
En miniatures carolines
Au son de la mandoline.

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MOI, JE RESTE — HISTOIRE D’UN DEUIL (Anna Louise Fontaine)

Posted by Ysengrimus sur 15 avril 2023

Anna-louise-fontaine-fondatrice

On m’a souvent dit que j’avais du talent pour la chute des poèmes, les mots de la fin. Ainsi, je voudrais terminer cette histoire d’amour en beauté. Que tous sachent qu’elle n’a rien de banal  (p. 101).

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Dans ce dense ouvrage, son quatrième, Anna Louise Fontaine est fermement décidée à prendre en charge son discours et ce, sans artifice. Le moment est venu de prendre la parole. Pas pour les autres. Pas pour revendiquer la justice sociale et dénoncer la folie du système. Non! Pour m’exprimer. Sans craindre de ne pas être acceptable. Avec mon ombre et ma lumière. Sans avoir peur d’être jugée ou rejetée. Monstrueuse ou insignifiante. D’être trop ou pas assez (p. 80). Elle se formule enfin ici, la décision explicite de prendre ses distances avec les contraintes de conformité factuelle et interpersonnelle et d’assumer enfin que les choses se disent et s’écrivent dans l’angle, et sous un point de vue, et selon les perspectives d’une sensibilité actualiste qui vibre subjectivement. De toute façon, tout le monde se raconte des histoires (p. 169). Une telle option ne libère pas nécessairement l’autrice de la sensibilité de ses lecteurs et lectrices ou de leur regard. Effectivement, il est très important, pour l’écrivaine en crise, de communiquer ce qui se passe, de se formuler à travers le canal de ses ressentis et de dire ce qui doit être dit, frontalement, même si c’est douloureux. Il y a là une aspiration très profonde, devant laquelle commence même à se dégager un certain regard critique. Peut-être est-ce que je projette mon propre désir. J’avoue écrire pour les autres. Qu’ils sachent que leur aventure n’est pas si différente de la mienne. Si les quelques réponses que j’ai pu trouver peuvent leur servir, ne serait-ce qu’à ne pas se sentir seul, je n’aurai pas écrit en vain. S’ils se reconnaissent dans mes paroles, ils douteront peut-être moins d’eux-mêmes (p. 103). Nous sommes bel et bien dans une situation où des choses ardues seront dites et ce, d’une manière difficile. Le développement est principalement en prose, une prose très sobre, très sentie. La phrase est courte, limpide, sûre. Il y a bien quelques poèmes qui émaillent la présentation, mais ceux-ci ne sont pas aussi déterminants que dans les autres ouvrages de l’autrice. Le prosaïque domine ici. Tenons-nous le pour dit.

On nous présente, dans cet ouvrage, la mise en place journalière des étapes inexorables d’un deuil. Le résultat ultime sera la conquête d’une paix intérieure, l’accession à une sérénité. Voilà. C’est donc à l’émergence cuisante et acide d’un bien être post-mortem qu’on nous convie. Cher Charles, cette fois-ci je ne compte pas me rebiffer. J’accepte ta mort, tout comme le temps qu’on a vécu ensemble. Et je danse sur la musique du présent. Je me sens vivre si fort que je n’ai plus peur de la mort. Je me libère de tout ce qui m’enchaînait. Je prends mon envol comme un cerf-volant quittant les mains qui voulaient le diriger. Je vais danser dans le vent, avec sa brise. Je me libère de la mort, parce qu’elle n’est que la peur de vivre (p. 248). Tout est dit. Rien ne s’esquive. Simplement, le fait est que ce bien-être post-mortem devra s’acquérir de haute lutte. En réalité, il y aura un chemin extrêmement douloureux et sensible à parcourir. Ce sera long, durable, contraignant. Il faudra se donner le temps de stabiliser un résultat perceptuel et émotionnel pas du tout évident, au départ. Se donner tout le temps. Mais le temps prend son temps (p. 208). On évoque le conjoint ayant partagé la vie de l’autrice pendant quinze ans. Charles, c’est un vieil ami. C’est pas nécessairement le premier partenaire de vie et c’est un personnage qui, comme l’autrice elle-même, révèle des caractéristiques sociologiques dument stabilisées. Les deux émanent d’un univers calmement imbu de confort émotionnel… justement, cette tranquillité acquise qui s’effiloche subitement, avec la proximité de la mort. Charles et moi sommes issus du même piège qui nous a valorisés avant que nous ayons pu découvrir notre propre valeur (p. 34). Même s’il est jeune en temps réel, on a ici affaire de fait à un couple âgé, un couple étant subrepticement entré dans le campement bien connu des accommodements et des ajustements. Nous sommes dans ces mondes et dans ces temps où aimer, désormais, c’est… accepter d’aimer. J’avais accepté de l’aimer malgré ses travers et ma place à négocier chaque jour. Je me fichais pas mal du regard d’autrui, des revendications féministes et des jugements psychanalytiques. Comme son ex, je l’aimais malgré moi, malgré tout (p. 169). On en vient vite à sentir que l’autrice vit, en fait, un certain nombre de problèmes procédant de la perte de soi et de l’absorption par l’autre, à l’intérieur de ce couple. La personnalité du susdit Charles était certainement densément présente et assez envahissante. Or, soudain, tout à coup, cette persona mirifique, elle se craquèle et s’effiloche, avec la proximité de la mort et l’effet corrosif de la maladie qui la ronge. Cela entraîne un ensemble de questionnements qui touchent à la fois le rapport de couple et la vie personnelle de l’autrice. Où est ma vie à moi? Il m’arrive même de me demander si je l’aime encore. Qu’est-ce qu’aimer signifie dans ce contexte? Être au service de l’autre? Répondre à ses désirs, alors que je ne suis plus attentive aux miens? L’impatience me guette. La honte aussi, de faire passer mes besoins avant les derniers souhaits d’un mourant (p. 124). Indubitablement, ici, en cette crise de fin de vie, on perd ses repères conventionnels et on en vient à entrer, assez frontalement, dans des questionnements, notamment au sujet de cette curieuse merveille fripée et problématique que prétend, toujours un peu malgré nous, être l’amour. Je ne me rappelle plus ce que j’aimais de lui. Je me demande parfois si celui que j’aime n’est pas déjà mort et ce que je fais là, à répondre aux exigences d’un pauvre dément. La maladie n’a pas seulement pris son énergie et sa santé, elle m’a volé mon amoureux. Ce soir, je suis bien triste. Notre histoire m’échappe. Elle est remplacée par une caricature. Ce soir, je suis furieuse. Mon amour est mort. Ce soir, je suis bien seule (p. 150). On fait pourtant face ici à une opportunité, cruelle, virulente, fatale, pour l’autrice de réorganiser sa pensée, de reconfigurer sa vision et de s’installer dans une dynamique où finalement la place donnée à l’autre sera graduellement remplacée par la place que l’on se donne à soi, selon une logique autonome qui, implacablement, prendra corps. J’ai le choix des souvenirs que je me fabrique, de ce que j’ai aimé en lui et de ce que j’ai détesté. Et j’ai à jamais la possibilité de me rappeler de cette relation comme d’un grand amour. Qu’importe ce qui n’était pas parfait. Je n’en retiens que ce qui me plaît. De toute façon, nous créons notre réalité et celle de nos souvenirs. J’avais besoin d’écrire, de danser et d’aimer… et comme Charles passait là… par hasard ou peut-être pas… (p. 159). L’homme qu’on quitte, c’est l’homme d’un temps et c’est aussi ce temps qu’on quitte. L’homme que la vie nous force à abandonner, à cause de la douleur et du déclin dû à l’agonie, va se trouver graduellement remplacé, en nous, en notre être, par le souvenir qu’on décide d’en instaurer et ce, tant dans la joie que dans la peine.  C’est ce que je garderai en souvenir. Un homme qui dansait pour se libérer des ténèbres (p. 143). Et c’est l’ensemble des luttes, des conflits et des difficultés d’ajustement qui se rappellent à nous, dans cette vaste aventure de réécriture des rapports à l’autre. Quand on a trop soif, l’amour peut nous tuer. Familles disloquées, projets avortés, coups du sort assénés par des femmes incapables d’aimer plus fort que leurs blessures (p. 17). Bousculé ainsi d’avoir vécu, voici que les choses se précipitent et que Charles est aussi bousculé, du simple fait de devoir mourir. C’est que s’installe maintenant l’intensité de la problématique constante des délais. En combien de temps, les choses vont-elles se boucler? Combien de capsules d’énergie temporelle devra-t-on encore engager? Comment faire pour marcher chacune des dalles, pour descendre chacune des marches du torve escalier du déclin vers le décès et vers le deuil. On ne veut pas que cet emploi du temps change, on veut qu’il reste stable, prévisible, adéquatement annoncé, configurable. Or, ce qui avait été dit initialement vaut-il toujours? Ou alors se laisse-t-on suavement surprendre par la contrariété que nous suscite le fait que, contre toutes attentes, la mort se met à temporiser. Le médecin a parlé de quelques mois encore. Trois peut-être. Ça me paraît beaucoup de jours à ne vivre qu’en fonction de Charles. Je dois absolument me débarrasser de cette impression. Si je n’y trouve plus aucun plaisir, j’ignore quel sera ma décision. Je sais qu’elle sera difficile à prendre (p. 139). Osera-t-on tout dire? Ah mais meurt donc, maudit verrat, c’est moi que tu tues, de te trainer en crépuscule, comme ça.

On l’a dit, en ouverture: aujourd’hui on va pas se mentir. Côtoyer le conjoint agonisant c’est aussi faire face aux stigmates d’aliénation que cela fait puruler en soi-même. Au premier chef se manifestent les sempiternelles culpabilités anciennes, corrélées par agglutination au drame de la mort, y compris dans la dimension fortuite de ce dernier. Du même coup, se réveille cette vieille croyance d’avoir été responsable de la crise cardiaque de mon grand-père. Bien que je sache que c’est folie de croire pareille chose, la blessure s’ouvre et me fait encore souffrir (p. 175). Mais, plus profondément, ce qui s’installe, c’est la conscience douloureuse du fait qu’on ne peut rien, qu’on ne peut pas empêcher la fatalité qui s’impose et que d’avoir cru être la démiurge des forces qui nous dominent amène tout simplement à faire entrer l’humilité par toutes les portes du fort. Car c’est une illusion que de croire sauver les autres. Un remède à l’angoisse de ne servir à rien. La seule aide que je puisse apporter, c’est regarder l’autre avec confiance et l’aimer selon les élans de mon cœur. Sans me poser trop de questions (p. 63). Oh, si cette conscience est si douloureuse, c’est bien que les angoisses fondamentales qui touchent le caractère objectif et intensif de l’existence globale reculent, assez vite et assez mesquinement, devant les petites remises en question, plus chenues, plus serrées, plus ternes du rapport subjectif et intersubjectif entre les êtres ordinaires. Les culpabilités qui s’installent alors, en une dimension douloureusement autocritique, ne sont pas bien rigolotes à contempler. Encore plus profondément est enfouie une autre culpabilité. Celle d’avoir été dominée, d’avoir cédé devant tes colères et d’avoir enduré tes sarcasmes à peine voilés sur ma conception du monde et de la vie. J’en ressens une honte que j’ai peine à nommer. C’est pourtant cette dévalorisation qui m’a poussée à me définir et qui m’a obligée à m’affirmer. Dans cette confrontation, j’ai trouvé la force de m’exprimer et de manifester ma différence. Ce qui semblait me condamner à m’écraser a fini par me donner confiance. Je me suis choisie (p. 237). Et c’est au tour de la continuité de la vie, de la dimension de réflexion aigre du bilan critique, de déployer la crise du rapport de couple aux vues d’une sensibilité féminine contemporaine. Reste alors le fatras des obligations journalières et crépusculaires qui, de par la mort et de par l’agonie, se désossent, se décarcassent, se démolissent. Autrefois, on se mariait obligée si on se retrouvait enceinte avant le mariage. Eh bien, je ne veux pas vivre obligée pour répondre aux normes, aux attentes, aux besoins des autres. Et je ne veux plus me sentir coupable (p. 48). Et toc. Toute la virulence critique à l’égard du conjoint même s’installe désormais. Elle est non-coupable. Et les différences de vision du monde jaillissent. Ayant déterminé le cercles des tensions, du simple fait de mourir, le couple subvertit ses conventions. JE deviens veuve. Il faut que JE s’en accommode. Et, après tout, eh bien, je serai débarrassée de cette partie de lui qui s’imposait à moi. D’une façon qui, bon, n’était pas toujours plaisante, vu qu’elle procédait du débat de fond, de la guerre ouverte des idées. Il m’a toujours trouvée naïve avec mes médecines vibratoires et ma foi dans les forces de guérison, surtout les invisibles, celles qu’on n’a pas encore mesurées. Je n’osais même pas en parler de peur d’être raillée (p. 128). Évidemment, notre autrice oscille et se balance dans les différents stigmates douloureux que lui suscitent ce terrible affranchissement semi-involontaire. Après tout, elle est tellement nourrie par le besoin que les autres puissent avoir d’elle… que la disparition de l’autre l’amène quand même à se demander si ce n’est pas, carrément, sa propre fonction d’existence, qui disparait avec l’autre, et de par l’autre. Quelle relation puis-je avoir avec les autres s’ils n’ont pas besoin de moi? Quand je n’ai rien à apporter que moi-même? Encore une fois, pour apprendre à aimer, je dois repartir à zéro (p. 33). Et repartir à zéro, devant le mur livide séparant ici la vie de la mort, c’est fatalement prendre à bras le corps la problématique fondamentale de l’être.

On en vient, crucialement, à rejoindre les questionnements métaphysiques que la douleur cuisante et décapante du deuil active ou réactive en soi. Qu’en est-il, notamment, du surnaturel et de notre rapport à ce dernier?  Charles est maintenant mort et, pourtant, il ne disparait pas si facilement que ça. Je conserve un doute. Pourtant, je sens ta présence, ténue, il est vrai, lointaine, mais réconfortante. Qu’en dirait un psy? Étapes du deuil. Déni. Communication avec l’au-delà. Ou mystères de l’amour et de la mort? Peu importe. Chacun sa vie, chacun sa mort, chacun son histoire (p. 179). La mort de l’autre, de surcroit, cela nous force inexorablement à penser à notre propre mort, à s’y préparer, à s’y apprêter, à vivre la crise permanente de cette glauque rencontre à venir. Et on en vient à se demander si on ne cherchera pas un petit peu à tricher cette ultime joute. J’ai beau imaginer ce moment depuis fort longtemps, je suis loin d’être certaine que je saurai laisser venir la mort sans offrir de résistance. L’instinct de survie est si puissant. Ce sera plus facile quand je n’aurai plus rien à dire, que je me connaîtrai de fond en comble et qu’il sera temps de passer à un autre mystère. À vrai dire, je n’en sais rien du tout (p. 148). D’autre part, si ces choses étaient déterminées, s’il y avait quelque chose de supérieur qui nous dépasse, peut-être que cela nous permettrait de pouvoir suggérer un cadre de compréhension pour tout ce fourbi terrifiant. Et, justement, ne fusse que pour calmer un peu la révolte de notre entendement face à cette situation illusoirement sécurisante, on aime parfois à se dire qu’il y a quelque chose d’organisé, quelque chose qui nous autorise un peu de nous réclamer d’une signification fondamentale. Existe-t-il un Plan? Ou les choses se déroulent elles au hasard? Si tout est écrit, qu’en est-il de notre liberté? Quel est l’auteur qui aurait prévu tous les dénouements? Abritons-nous chacun un réalisateur qui veut mener son œuvre à terme? Ou alors, existe-t-il une version sublime de nous-mêmes à laquelle nous nous comparons quand les circonstances nous y forcent? Y parvenons-nous ou, en tant que création inachevée, errons-nous sans percevoir les indices semés sur notre chemin? (p. 70). Incontestablement, on entre en cosmologie. On s’oriente inévitablement vers les choses supérieures et, depuis cette chaise étroite sur les abords d’un lit d’hôpital, on cogite. Et, au fond, comment le rejoindre autrement, ce terrible cosmos? C’est un peu comme lorsque je regarde les nuages jusqu’à réaliser que je suis sur une planète qui tourne dans l’espace. Mourir, c’est se libérer de limites. Je tente d’abolir les miennes, de m’alléger des contraintes matérielles pour accéder à cette liberté sans frontière. Tu m’en donnes le goût (p. 201). Et, après la Cosmologie, voici qu’entre en ligne de compte l’implacable Sociologie. Non seulement nous baignons dans un univers matériel qui nous submerge, nous enveloppe, et face auquel on ne peut que se questionner à propos des provignements qu’il a peut-être… mais nous sommes aussi cernés dans un dispositif collectif intersubjectif. Il en est indubitablement porteur, lui, de cette signification au brasier de laquelle on tient tellement à se réchauffer. Cette flamme qu’on partage avec d’autres. La vie est-elle communication? Serait-elle amour? Humanitude sans doute (p. 74). Cosmos et Société, faut-il obligatoirement mourir ou voir mourir pour un peu se décider à vous appréhender? Bon, on parle beaucoup du monde réel, de la réalité objective, du fait que tout s’impose à nous comme si cela venait de l’Extérieur, de Creux et de Loin. Et si, au fond, cela venait de l’Intérieur? Même la douleur. Même la mort. Même sa compagne de route terrible, la lente maladie… Mais n’importe quelle maladie répond à notre subconscient. De mon point de vue, la cause première n’est jamais physique. Ce qui m’intéresse, c’est de retracer le déclencheur psychologique (p. 157). Et, entre monde cosmologique, monde sociologique, réalité intime de la psychologie intérieure, on en revient de toute façon au centre du cercle, celui d’où émane tout le tout du tout de la réflexion et du tout du discours. Ego. Revenons à cette fameuse question. Qui suis-je? Que répondre qui ne soit des faits ou des actes? Je suis de l’amour qui cherche à aimer. Je suis un élan qui tente de s’envoler. Je suis une danse sans but. Sans raison. Sans limite. Je suis la vie incarnée par défi, par jeu, par curiosité. Je suis. Et je suppose que c’est suffisant (p. 41). Suffisant, on sait pas. Nécessaire, en tout cas.

Entre les étapes du cheminement du deuil dans leur dimension ordinaire, puis la crise maritale qu’elles révèlent, puis l’extase métaphysique problématique et contrastée qu’elles imposent, on finit par accéder à la radicalité d’affranchissement que toute cette lancinance instaure. Et alors… est-ce que c’est qu’on se rassérène ou est-ce que c’est qu’on abandonne? Je ne sais plus très bien faire la différence entre démission et lâcher prise (p. 27). Il n’y a rien à redire. Un deuil au soir de la vie, c’est fatalement un bilan de vie. Et cela oblige à se demander si on devrait pas, nous autres aussi, le refermer, le grand livre de cette susdite saudite vie. Et ça, c’est toujours quelque chose qui se joue avec une très nerveuse ambivalence impressionniste. J’ai parfois l’impression d’avoir assez vécu. Que le reste de mes jours est un cadeau à savourer. J’ai fini par admettre qu’il n’y a rien à faire. Je n’ai qu’à être au présent. Je laisse en héritage, à mes enfants et les leurs, les monstres de mon passé, un à un apprivoisés et les blessures guéries et pardonnées. Ils pourront ne garder en mémoire que l’amour et le courage des générations qui les ont précédés. Car cela seul existe, en dehors des illusions (p. 162). Par bonds, les choses cessent d’exister autour de nous et l’on se voit dans l’obligation de se dire que c’est un monde en métamorphose qui, graduellement, nous entoure et qu’il est de moins en moins méritoire de chercher à s’y agripper. C’est notre propre existence qui s’étiole. Et cela nous insensibilise vachement, quelque part. D’ailleurs, je ne souffrirai que si je désire des choses qui n’existent plus (p. 189). Bon évidemment, bien sûr, il y a la pérennité, il y a le rapport à l’écriture, il y a le fait de laisser des traces scripturales de l’expression de nos émotions et de nos savoirs. Quelques notes nous survivront à peine le temps de notre mémoire et broderont sur nos cils les perles de nos souvenirs attendris et infidèles (fragment d’un poème, p. 68). Sauf que, qu’en est-il vraiment de toute cette dynamique? Elle aussi, elle ne peut revêtir qu’une dimension incroyablement éphémère, fallacieuse, douteuse, illusoire, transitoire. Et le fait est, finalement, au bout du compte, qu’après le tourment coupable de l’autrice, après le destin tragique de Charles, après les tours insondables du moyeu de la roue de cette vie qui continue, que reste-t-il d’autre que d’aspirer à être soi et à enfin respirer l’air, le bon air simple qui remplit nos poumons et nous ramène à cette vieille notion fripée, esquintée, historicisée. Celle du bonheur. Être heureuse, parce que je m’en octroie le droit. Être confiante, parce que c’est mon choix physique, psychologique, spirituel, politique. Même s’il est insensé. C’est mon pari pour le sens de ma quête. Être satisfaite, parce que tout est un cadeau, une grâce accordée. Je ne ferai plus taire l’enfant que je suis restée, qui réclame sans cesse de grandes aventures. Aucun moment n’est anodin et il peut m’entraîner dans les plus folles enquêtes. C’est le même fruit qu’hier, à goûter, là, encore dégoulinant de saveur. J’entends ceux qui se plaignent, mais je leur donnerai ce goût de liberté à vivre sans hésitation. Car il n’y a plus une seconde à perdre, avant de partir en voyage. Pas un seul doute à considérer, avant de déclarer que je suis exaucé (p. 54). Vivons, oh oui, vivons. Ça ne vient quand même pas de se terminer pour tout le monde…

On dispose donc maintenant, émanant de cette autrice, des opus suivant (au moins). Un ouvrage portant sur sa crise personnelle (Les démons de la sorcière, 2012), un ouvrage portant sur l’agonie de sa mère (Comme deux cerfs-volants, 2014), un ouvrage portant sur l’accompagnement d’une patiente psychiatrisée (Folle à délier, 2017), et maintenant un ouvrage portant sur les étapes journalières la menant vers le deuil de son conjoint. Alors, après quatre puissants ouvrages de ce type, Anna Louise Fontaine va, je pense, devoir faire un petit peu une sorte de bilan. Elle pourrait, mettons… se dire qu’elle pourrait possiblement maintenant envisager de varier les thématiques. Nous sommes, en effet, ici dans un monde de fixations, de scotomes, de hantises. Dans Comme deux cerfs-volants, l’autrice encadre… donc… l’agonie de sa vieille mère. Et maintenant, la voici qui encadre l’agonie de son conjoint Charles. L’analogie patente entre ces deux thèmes lui est-elle venue à l’esprit? Euh… je pense que… euh… oui. Lisons. Je reconnais chez Charles, dans ses yeux, dans ses paroles, ce que je voyais chez ma mère à mesure qu’elle s’éloignait de nous. Comme s’il cherchait à suivre ses propres pensées (p. 113). Au temps de sa maladie, ma mère m’a avoué que son plus grand bonheur aurait été que je reste sans cesse à ses côtés. Je devine que Charles veut la même chose (p. 137). Comme pour ma mère, je pense que ce moment n’arrivera jamais pour vrai. La force de mon amour n’y peut rien (p. 143). Je ne veux pas me mentir. Il y a bien quelque chose qui me relie à Charles, mais quoi au juste? La même chose qui m’a gardé près de ma mère confuse pendant trois ans. Ce goût de lui faire sentir qu’elle n’était pas abandonnée, qu’elle n’était pas seule? Comme elle, Charles ne voudrait jamais que je le laisse seul. Jour et nuit, il me voudrait à ses côtés (p. 153). On en vient à comprendre que, quelque part, Anna Louise Fontaine, fait la même chose… qui est, comme elle nous le signale en toute sincérité, de trimer à aider les autres pour se définir elle-même. Aussi, corollairement, comme fatalement, elle écrit, plus ou moins, toujours le même livre. Il serait peut-être temps qu’elle se dise que les pages, nombreuses, de cette série de douleurs récurrentes, sont maintenant tournées. Il est bel et bien encapsulé dans la camera obscura, désormais, ce scotome si douloureux pour l’œil et pour l’émotion. C’est rédigé, c’est plié, c’est broché et on pourrait peut-être sérieusement envisager de traiter d’autres thèmes ou, pour dire la chose plus prosaïquement, de passer à autres choses. Mais… mais… mais… Mais ce n’est pas ainsi que ça se passe. Il ne suffit pas de cacher une douleur pour qu’elle disparaisse (p. 12). En matière d’écriture, très souvent effectivement, l’obsession fonde l’action. Et pourtant, il y a une écrivaine remarquable dans cette autrice et on sent qu’elle a encore des choses à nous dire, distinctes de celles qui se sont manifestées dans la séquence de ses quatre derniers ouvrages. Elle est ainsi, par exemple, très juste et très fine dans l’évocation de l’enfance. Peut-être qu’un jour elle se décidera à nous amener rejouer avec elle au ballon chasseur, sous le soleil tranquille des Trente Glorieuses. Et sa première quadrilogie sera alors à percevoir un peu comme un lot d’ouvrages introductoires. Une sorte de mise en forme, crevant des abcès, et amenant vers une écriture justement plus heureuse, déjà si densément latente entre les lignes des stries du deuil présent. Comme à la fin des vacances, lorsque je devais quitter ma cousine adorée. Je retournais à l’école que je voyais comme une prison où purger ma peine jusqu’au prochain été de rire et de liberté. Oh, bien sûr, j’avais quelques amies et du plaisir à jouer au ballon chasseur à la récréation. Mais j’avais laissé le paradis derrière moi. Je suppose que mon deuil ressemblera à la rentrée de septembre. Je reprendrai mes activités, mais il manquera ce qui donne du pétillant au vin et du sourire aux yeux (p. 132). Bien dit, je seconde. Mais aussi… je nuance.

Suggestion respectueuse d’un lecteur assidu et ami de tout le corpus. Il faut en venir à se dire, bon, finalement, il y a la musique et toutes ces chansons. De si jolies choses à jouer, à chanter. Bon, finalement, il y a la gastronomie. De si bonnes choses à déguster. Et toutes ces choses ne sont jamais que de merveilleux fruits et de merveilleuses rhapsodies, sans plus. Ils nous attendent. Avouons-le. Moi, je reste. Et après tout, la vie charnue, savoureuse et harmonique, eh bien elle reste avec moi… Pourquoi ne pas désormais en profiter? Y compris en continuant de si voluptueusement nager dans des torrents d’encre.

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Anna Louise Fontaine (2021), Moi, je reste — Histoire d’un deuil, Éditions Le Baladin, 263 p.

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BARBARA, ÉBÈNE ET IVOIRE (Denis Morin)

Posted by Ysengrimus sur 7 avril 2023

L’écrivain Denis Morin est à installer le genre, original et exploratoire, de la poésie biographique. Mais cet auteur est aussi, de plain pied, un poète, un poète précis et fluide dont l’inspiration se déploie au sein d’une œuvre pleinement articulée et autonome. En découvrant le présent ouvrage, on prend justement surtout la mesure de l’art poétique, en soi, de Denis Morin. Le texte est court, lapidaire quoique très senti. La sensibilité artistique s’ouvrant vers les arts textuels s’y manifeste d’une façon particulièrement tangible.

De jour comme de nuit

C’est comme le cafard
Qui se dépose
Au fond d’une tasse
L’amour
Un café amer
Sans lait ni sucre
C’est comme un visage
Sans fard
Tu me manques
Je m’ennuie
De tout, de ta petite musique
De jour comme de nuit.
(p. 37)

Il y a, chez notre poète, une ouverture très finement construite dans la direction de la poésie concrète, elle-même cette solution moderniste gérant la rencontre de la quotidienneté la plus légère et des émotions les plus denses. On a devant soi ici, avant tout, un petit recueil de poèmes. L’aventure biographique de Denis Morin marque ici une sorte de pause. Barbara (1930-1997) va moins être décrite ou desservie comme personnalité dont on relate la vie qu’investie comme muse. On évoque la bête de scène certes, mais on le fait avant tout dans ce qui procède en elle de l’envolée universelle.

Votre silence

J’ai fait de la scène ma maison
J’ai fait de mes tournées mes saisons
Avec le même piano
Je ne vous ai jamais tourné le dos
Les pieds ancrés au sol
Votre silence me permettait de prendre mon envol.
(p. 44)

Ici, on ne parle pas de Barbara, on écrit sur Barbara. C’est très différent. La Barbara boisseau de symboles est plus profondément investie ici, par le poète, que la Barbara personne ou citoyenne. C’est bien plus de la Barbara qui est en nous qu’il s’agit ici. C’est que —cette poésie nous le donne à découvrir— on a tous un concert de Barbara qui nous sonne solennellement dans la tête. Oh, assurément, on va, tout naturellement, chercher les traits de caractère de la grande chanteuse. La personnalité psychologique. Mais, encore une fois, parle-t-on de la citoyenne Barbara ou de tout ce que la culture française a pu produire de femmes en lutte pour s’agripper au tout puissant et tumultueux radeau des planches?

Amarante

On me dit chiante
Mais en fait, j’opterais pour la nature exigeante
Je me déclare amante de la vie
Je ploie et je me redresse
Sans cesse
Je sanglote ou je ris
Mystérieuse comme une fleur d’amarante.
(p. 14)

Cette fleur ancienne est à la fois ordinaire et extraordinaire. Un peu comestible, un peu indigeste, un peu spectaculaire, un peu commune. Fleur atavique, fleur flamboyante, fleur pudique. On métaphorise ici sur Barbara, en concrétude et en poéticité. Bon, ceci dit et bien dit, attention, ne nous y trompons pas, pour autant. Option fondamentale de genre oblige, on nous le livre bel et bien, le bon résumé biographique. Fulgurant, il se donne mais ce que je vous dis c’est que, de se donner ainsi, il dicte surtout la texture motrice de la poésie.

De gré à gré

Une jeune femme loge
À Bruxelles, chez une tenancière
L’artiste tente de se faire une carrière,
Puis à Charleroi,
Elle séduit, se marie à un avocat
Au bout de quelques années, se libère…
Elle boutonne son chemisier, tous deux font leurs valises
Elle lui noue sa cravate à pois
Ils se laissent, se quittent de gré à gré
À Saint-Germain-des-Prés
(p. 7)

Ces segments biographiques sont retenus et résonnent, comme autant de lamelles, de par leur portée socio-historiquement généralisable. Barbara incarne l’insidieuse et solide libération d’époque des femmes par rapport à un conjoint convenu, bien intentionné mais involontairement patriarcal. Et, de fait, le problème du père fait éventuellement son apparition, lancinant. Denis Morin reste alors très discret, pudique. Il ne fait dire à son texte que le dicible. Ça hurlerait, si tout était dit. Ici, ça se contente de juste un peu grincer.

Une enfance à cloche-pied

À mon père, j’ai inventé mille métiers
Il était en fait désargenté
Ma mère était désenchantée
À fuir les huissiers de l’enfance
Plus de temps pour la marelle
Pas de temps pour s’acheter une ombrelle
J’en ai oublié mes poupées dans l’errance,
Mes soucis dans les ronces.
(p. 3)

À son père, elle a aussi inventé toutes sortes de justifications souterraines et de pardons secrets, qui ont fini par se craqueler au fil des années. C’est que, comme un peu nous tous, Barbara, c’est la faillite du père. Et la faillite du père, c’est la faillite d’un temps. Un temps où, entre autres, la chaîne stéréo de cette maisonnée du siècle dernier, bien c’était un piano (ici —incidemment— loué par le père). Et Barbara est pianiste. Elle est devenu touche-clavier sur ce fameux piano loué (puis escamoté, par le père). C’est une pianiste instinctive, autodidacte, vernaculaire. Ébène et ivoire, allez-y voir. C’est, dans tous les sens du terme, une pianiste de la main gauche.

La main gauche

Murmures, cris, livrer l’émotion
Confidence, éclats de voix désinvoltes
Révolte
Séduction
Mon reflet sur le fini de mon «crapaud»
Mon piano
Mon encre de Chine
Derrière lequel je tiens mon échine
Toujours présenter la main gauche
Sur le clavier
Mettre à l’ombre la droite maintes fois opérée
Rive gauche
J’ai toujours opté pour le cœur.
(p. 33)

Un crapaud c’est un piano. Ébène et ivoire, voire! On ne peut pas imaginer plus intrigante rencontre entre hideur et majesté que la rencontre récurrente et secrète entre Barbara et son crapaud. Et la pianiste ne fait que plunker et dégoiser, dans ses tous débuts de petites salles enfumées. Rien, absolument rien, ne la voue à l’immensité artistique qui l’attend. Elle végète plus qu’autres choses. Elle s’esquive, elle est en queue de peloton, C’est ainsi, depuis qu’elle est tout petite, toute écolière. Et ce sont, dans l’œuf, à la source, ses faillites académiques qui dicteront son éclosion dans l’art.

La bannière

À l’école
J’étais la dernière
Et mon frère aîné le premier
Une scène j’occupais
Des chansons et des poèmes j’improvisais
Plus besoin de répondre aux colles
Je devenais chanteuse,
Un jour, j’ai vu mon nom, chanceuse,
Tout en lettres imprimées sur une bannière
À mes rêves, je n’ai jamais renoncé.
(p. 8)

Et la voici qui rejaillit derechef, cette lancinante problématique de l’eau et l’huile du profil académique et du profil artistique. Je ne suis pas scolaire. Artiste, j’erre. À mes rêves, je n’ai jamais renoncé. La devise de tous les enragés, mêmes les plus tranquilles et discrets. Nous y voici donc, devant ce qui sera. Pianiste instinctive, cancre devenue artiste. Elle ne l’est pas, académique. Elle ne l’est pas, institutionnelle. Elle n’est pas écrivassière, non plus. Toute cette paperasse lui échappe. Elle le sent car elle se sent.

Autrement

L’écriture musicale, ce n’est pas pour moi
D’autres feront ma foi
L’impression de mes partitions dûment
Pour pianistes en mal de chansons françaises
Non, je ne suis pas nantaise
Oui, je laisse à certains les potins et les fadaises
J’écris et je vis autrement
En mode bohème constamment.
(p. 40)

Elle n’est pas technique, elle n’est pas savante, elle n’est pas livresque, elle n’est pas convenue. Le bruit des partitions lui fait gricher les oreilles. Mais c’est une obsédée, une hyper-organisée. De ne pas être intellectuelle elle investira puissamment la concrétude, jusqu’au pinaillage. Tout se configurera dans le monde qui bruisse et frémit et c’est dans les replis intimes de sa matérialité scénique qu’enfin elle existera.

Arrière-scène

J’ai deux mots à te dire
Mon banc sera-t-il à la bonne hauteur?
Ajuste encore un peu les projecteurs!
On n’a rien oublié pour la sonorisation?
Puis le piano est bien couvert dans le camion
Tout est prêt pour que nous puissions partir…
Prochaine ville, encore bien du chemin à parcourir
Caravane de music-hall, tu as vu cette ovation…
(p. 22)

Concrétude, le monde pratique de Barbara s’imposera. Et, inspiré par ce langoureux tourment ès praxis, Denis Morin suivra. Poète se coulant dans la ruelle urbaine esquissée et dessinée pas sa grande muse efflanquée et râleuse. Denis Morin nous refera, à sa façon, Prévert et sa Barbara, autre muse fameuse et inoubliable. Et les lecteurs et lectrices aussi suivront. Le recueil Barbara, ébène et ivoire est composé de quarante-cinq poèmes (pp 3-47). Il se complète d’une courte liste de références (p. 49). Il s’agit là d’une magnifique petite aventure poétique.

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Extrait des fiches descriptives des cyber-libraires:

Ce sont les mélodies et les mots de Barbara (née Monique Serf, 1930-1997) qui ont provoqué l’écriture de ce recueil noté dans un carnet noir, lors des déplacements quotidiens en train de Denis Morin. À sa manière, l’auteur a voulu saluer cette ambassadrice de la chanson française.

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Denis Morin, Barbara, ébène et ivoire — Poésie, Éditions Edilivre, 2015, 49 p.

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Problématique des tits menous

Posted by Ysengrimus sur 1 avril 2023

À Denis M.

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J’aime ben ça, les tits menous
Je suis sensible à leur gloire
Qu’ils soient sages ou qu’ils soient fous
Ils ont toujours une histoire
À nous narrer.
 
J’ai rien contre les tits menous
Dixit le copain Denis.
Simplement, de moi à vous
Il faudrait pouvoir aussi
Un peu varier
 
Le menu de nos savoirs
Les images de nos onglets.
Les photos de nos tiroirs
D’où s’échappent tous ces minets
Veulent voler
 
Puis atterrir autre part
Dans un monde où, peu ou prou
Exultent les Sciences & les Arts…
Et pas seulement les tits menous
Cyber-popularisés.
 
J’aime ben ça, les tits menous
Mais…

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LES CENT-TRENTE-HUITARDS — CHRONIQUES DU COLLÈGE DE L’ASSOMPTION (par Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2023

Cent-trente-huitards

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Fondé en 1832, le vénérable collège de L’Assomption sur L’Assomption, Québec, Canada) numérota pieusement ses promotions estudiantines. Moi (né en 1958, âgé de douze ans en 1970) et la bande de drilles et de drillettes évoquée dans cet ouvrage sommes donc de la cent-trente-huitième promotion du collège de L’Assomption (1832 + 138 = 1970). Et cela fait de nous, comme irrésistiblement, de fervents promoteurs du nombre aléatoirement chanceux de 138…

Notre monde collégien est un monde largement révolu, ancien, vermoulu, vénérable. Déjà amplement perdu dans les brumes du temps, ce petit univers, translucide et fendillé comme un vieux bibelot, est pourtant si profondément inscrit au fond de nous que bon, le moment est venu pour lui de se dire, un petit peu, comme ça, à la ronde… avant de totalement et définitivement se griffonner sur le papier à musique, bruissant et fluide, de l’Histoire. Notre univers estudiantin de fin d’enfance se raconte donc dans cet ouvrage, un petit peu pour les autres et beaucoup pour nous-mêmes. Je remercie chaleureusement tous mes confrères et consœurs de collège qui fabriquent et configurent, littéralement et textuellement, la trame serrée de ce petit recueil de chroniques. Les identités des protagonistes, les farfelu(e)s comme les austères, les sibyllin(e)s comme les univoques, les tondu(e)s comme les hirsutes, ont été subtilement altérées dans ce livre, de façon à soigneusement préserver le droit inaliénable de tous et de toutes à la discrétion la plus élémentaire. Mais autrement, de ce foisonnant monde collégien d’autrefois, tout se dit ici, tout se contemple par le petit bout de la lorgnette, ou presque.

Segment concret de notre patrimoine collectif, portion briquetée de la petite histoire comme de la grande, le collège de L’Assomption se doit fatalement d’assumer… un peu beaucoup… son chaloupeux héritage. Il est partiellement relayé via les tessons anecdotiques, les émoussés comme les acérés, les doux comme les aigre-doux, qui gisent… notamment… entre ces modestes pages. Les voix qui se rameutent ici, au petit bonheur la chance, ahanent l’énormité des petites choses anciennes, en tournoyant, un peu aléatoirement, comme dans une vieille danse contrite. C’est le tango du collège qui prend les rêves au piège et dont il est sacrilège de ne pas sortir malin (Jacques Brel, 1929-1978)…

La distance du temps est effectivement une invitation implicite à reprendre un peu en main notre place dans l’Histoire. Cela suscite un certain nombre d’observations, tant factuelles que fondamentales. Les observations factuelles, d’abord. Première année de secondaire: 1970. Les cent-trente-huitards sont entrés au collège de L’Assomption exactement quatre ans après la fin de la Révolution Tranquille, au sens strict du terme (1960-1966). Dernière année de cégep: 1977. Nous avons terminé notre formation au collège de L’Assomption moins d’un an après l’élection du premier Parti Québécois (novembre 1976) et l’année de la proclamation de la Loi 101 (1977). Cela nous localise dans ce fameux espace historique très spécial des années 1970.

Les observations fondamentales, maintenant. D’abord, quiconque se souviendra de cette époque-là aura ce qui suit aussi en mémoire. Nous sommes arrivés au collège tout juste après la tempête des années 1960. Le cours classique venait de s’effondrer. Et toutes sortes de bizarreries hybrides se manifestaient, un peu partout, dans la vie ordinaire du collège. Ces intrigantes curiosités montraient assez bien que la génération antérieure, la génération des baby-boomers 1.0. (nés entre 1945 et 1955), était passé par là, charriant sa tempête historique. On pourrait avancer de nombreux exemples. Je n’en citerai qu’un seul, suavement insolite. On entre dans une vieille et vaste chapelle intérieure, avec des colonnades imposantes, qui visiblement exerça jadis des fonctions cérémonielles et religieuses. Or cette immense chapelle s’appelle «la grande discothèque». Alors, c’est très bizarre, pour notre regard et nos oreilles de douze ans, de voir l’architecture surannée de cet espace monumental, avec les décorations pieuses, et tout et tout… et ça s’appelle «la grande discothèque». Le cardinal Paul-Émile Léger (1904-1991) est même venu nous haranguer, en 1970, dans cette ci-devant grande discothèque. Et tout le monde s’en foutait. Les plus vieux le niaisaient à voix basse, en évoquant son fantasme raté d’être le premier pape canadien-français. Surréaliste. Ambiance sociale de transition, je vous en file mon carton. Le cardinal Léger à la grande discothèque du collège, bonjour le choc abrupt de deux époques. C’est seulement après un certain temps qu’on se rend finalement compte que cet espace a été fraîchement renommé, entendre débaptisé-yéyé dans les années 1960, «grande discothèque». Tout cela pour dire que notre arrivée au collège a pris corps sur les ruines d’une tempête sociale historiquement récente, dont on pouvait encore voir certains branchages cassés pendouiller.

Mais il y a plus, bien plus. Maintenant qu’on dispose de la distance historique, on se doit de faire observer que les années 1960 ne furent pas seulement une période d’effervescence et d’émancipation de la jeunesse. Ce fut aussi, au Québec, Révolution Tranquille oblige, l’époque de la mise en place d’un vaste système scolaire public, laïc. Réforme du cours primaire, du cours secondaire, instauration des cégeps. Et ce qu’on doit comprendre, c’est que cet immense système d’instruction publique, allant du primaire au cégep, était tout nouveau, tout beau, tout neuf, lorsque nous sommes entrés au collège de L’Assomption, en 1970. Il n’était donc, à ce moment-là, plus vraiment possible d’aller stagner dans un collège privé, comme ça… sur l’erre d’aller… Désormais, c’était un choix à faire. Le collège privé était maintenant en compétition avec un système public efficace, performant, novateur, intellectuellement progressiste et gratuit.

On avait beau dénigrer ledit système public, on ne pouvait pas vraiment s’empêcher de sentir sa puissance, toute fraiche. «Chez nous, c’est différent, tout ce qu’y a ailleurs, on l’a pas icitte»… c’est surtout cette situation nouvelle que ce slogan détourné commentait… Ils avaient les ressources que nous n’avions pas, ou plus. Et tout cela a eu une forte incidence sur la nature et la dynamique de l’enseignement auquel nous avons été confrontés, au collège. Les curés n’étaient plus triomphants. Ils étaient aux abois. Ils se devaient de se mettre à la page, pour continuer d’attirer leur clientèle payante, aspirant désormais à un enseignement moderne, pour leurs enfants (le tout débouchant sur autre choses que des carrières traditionnelles et vieillottes). Sans ce renouvellement, les enfants des temps nouveaux seraient tout simplement partis dans le système public. Subite émulation par la compétition, si vous voyez le topo en action. Cela a créé une espèce d’effervescence de modernisation, au collège. C’était… faire pop ou mourir. Nous en avons, je pense, amplement bénéficié.

Un autre élément, absolument crucial pour le 138ième cours très spécifiquement, c’est celui que, pour parler moderne, on appellera la double cohorte. Il y a des gens qui avaient fait la septième année du vieux système primaire, il y a des gens qui ne l’avaient pas fait. J’étais du second groupe. Le 138ième cours fut donc le premier cours où, au moment de la sélection, la cohorte était double. Autrement dit, se mélangeaient ensemble des gens ayant fait la vieille septième et des gens n’ayant pas fait la vieille septième. Alors, vous commencez par couper de votre cohorte ceux qui n’ont pas les moyens (le collège privé, ça reste, hélas, un privilège de classe). Et, même quand vous ne gardez que les riches, vous vous apercevez que vous avez un plus grand cheptel étudiant que d’habitude, dans lequel vous pouvez appliquer votre tyrannique dynamique sélective. C’est à mon avis ce qui fait que la 138ième promotion ressort pour ses qualités intellectuelles (si c’est le cas… il faudrait voir ce que les autres promotions en disent). Elle a tiré les atouts involontaires d’une situation de double cohorte et ce, dans un contexte social où s’imposait une modernisation forcée et forcenée de l’enseignement privé, au beau risque d’une dynamique scolaire désormais progressiste et compétitive.

De telles conditions historiques ont transformé notre aptitude collective à faire reculer le pouvoir abusif des curés, même au sein des institutions qu’ils contrôlaient, en nécessité de survie pour le fourgage de la camelote desdits curés. Ajoutons, en saupoudre, les autres éléments circonstanciels. La Crise d’Octobre, les alertes à la bombe (dont une au collège), la montée du nationalisme, la québécisation avancée de la culture, la solidification de l’art de masse. Et cela nous amène à nous dire que le 138ième cours, qui est, en fait, un cours s’étant déployé pendant les cruciales années 1970, a émergé d’une conjoncture historique exemplaire et extraordinaire. L’impact progressiste de cette époque charnière a, je pense, encore énormément d’influence sur l’intégralité de nos sensibilités et de nos intellects d’ex-collégiennes et d’ex-collégiens contemporains. Je parle et reparle de tout cela, sans nostalgie aucune mais avec beaucoup de tendresse, dans ce petit ouvrage. Bonne lecture.

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Paul Laurendeau, Les cent-trente-huitards (Chroniques du Collège de l’Assomption), Montréal, ÉLP éditeur, 2023, formats ePub, Mobi, papier.

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