
Un animateur: Bien le bonjour et bienvenue à l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS. Nous avons pour vous un menu (le mot s’impose) tout ce qu’il y a de plus spécial, et qui ne se présente plus, tant il est attendu. Titre de l’émission d’aujourd’hui: À QUI REVIENDRA LA VICTOIRE GOURMANDE? Conformément aux ententes préalables entre les deux parties qui se font face aujourd’hui, ceci sera ma seule intervention dans le débat gastronomique et publicitaire qui va avoir lieu céans entre Raymond Canneton, fondateur de la chaîne de restauration rapide bien connue LE CLAN CANNETON et Lulu Laire, modiste, parfumeuse, chapelière et présidente directrice générale du plus grand magasin de mode de toute la République Domaniale, le célébrissime L’AIR DE LAIRE. Madame, monsieur, bien le bonjour. Au cours du débat libre et vigoureux dans lequel vous êtes sur le point de vous engager je vous signale que, selon la procédure habituelle dans notre émission, vous verrez osciller la jauge d’opinion bichrome que vous avez devant vous. La surface rouge de la jauge représente l’argumentation de Madame Laire et la surface bleue de la jauge représente l’argumentation de Monsieur Canneton. Tous nos auditeurs et toutes nos auditrices ont en main un rotacteur leur permettant de contribuer à l’oscillement de la jauge d’opinion dans un sens ou dans l’autre, fonction du déroulement du débat. Je vais d’ailleurs demander tout de suite à nos auditeurs et auditrices d’actionner sans délai ce rotacteur en répondant à la question suivantes: lequel des deux protagonistes voulez-vous entendre parler en premier? Attention: actionnez vos rotacteurs! Il va maintenant y avoir un petit temps d’attente. Ceci me permet de signaler que nous avons aujourd’hui un auditoire international (République Domaniale ET Nouvelle Navarre) pour ce débat savoureux qui passionne nos bonnes opinions domaniale et néo-navarroise et défraie la chronique gastronomique depuis de nombreux mois. Signalons aussi que les auditeurs et auditrices de l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS ont l’habitude de donner la parole en priorité à l’intervenant ou à l’intervenante dont ils préfèrent les idées en début de débat. Et… c’est… indubitablement le restaurateur Raymond Canneton qui l’emporte, avec l’aiguille de la jauge d’opinion bien installée au milieu de la section bleue du cadran. Les rotacteurs ont tourné et c’est Lulu Laire qui hérite du fardeau d’inverser le mouvement de l’opinion. Y arrivera-t-elle? Nous le saurons très bientôt. Monsieur Raymond Canneton, la parole est à vous.
Raymond Canneton: Merci. Alors, bonjour tout le monde. Bonjour Madame Laire. Me permettez-vous, pour le bénéfice de notre auditoire de Nouvelle Navarre (où nous avons de florissantes filiales), quand même moins intimement familier que celui de République Domaniale avec les enjeux ici en cause, de rappeler la nature de la joute qui nous oppose?
Lulu Laire: Je vous en prie, faites.
Raymond Canneton: Une compétition nationale mettant initialement en lice une quarantaine de personnes a démarré il y a quelques mois en République Domaniale. Elle porte sur la gourmandise. Non pas la gourmandise comme pulsion individuelle ou privée mais comme grande tendance nationale. Il s’agit de départager tous ces gens, gastronomes, sommeliers, confiseurs, restaurateurs, auteurs et autrices de livres de recettes, politiciens, musiciens, poètes, animateurs et animatrices de bandes passantes…
Lulu Laire: parfumeuses, modistes, chapelières…
Raymond Canneton: Oui, oui, absolument. Il s’agit de les départager et de dégager qui peut se glorifier d’avoir fondamentalement défini les cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre.
Lulu Laire: Voilà, rien de moins. Et vous et moi, nous sommes les deux finalistes de la course d’obstacles débridée de cette bande de sensuels agitateurs de fourchettes.
Raymond Canneton: Agitateurs de quoi?
Lulu Laire: De fourchettes. C’est un instrument de sustentation d’autrefois. Très chichi-classe, mon cher ami.
Raymond Canneton: Je connais pas. Moi, je mange au canif.
Lulu Laire: Ça ne fait rien. En tout cas, vous et moi, nous sommes les finalistes de cette quête de la Victoire Gourmande.
Raymond Canneton: Voilà et c’est ici, dans la grande émission internationale des actionneurs de rotacteurs que va se décider la victoire finale. Sur une joute verbale.
Lulu Laire: Une ultime bataille de coqs… au vin.
Raymond Canneton: Ah, ah, ah, très amusant, madame. Vous déployez un charmant lot de références gastronomiques, pour une personne n’ayant fait carrière ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie.
Lulu Laire: Je ne suis pourtant pas devenue finaliste de cette joute, en face à face avec vous, pour mes beaux atours. Quoique… Enfin, disons que nous reparlerons le temps échéant de ma carrière. Pour, le moment, inspirez-nous donc de ce fleuron qu’est la vôtre.
Raymond Canneton: Bon. J’ai commencé comme voyageur de commerce. J’étais représentant en verres de cartons jetables. Dans ce temps là, les restos utilisaient des verres de verre. Ils étaient cassants et il fallait les laver. Mon œuvre initiale consistait à convaincre nos bons restaurateurs domaniaux de passer au gobelet jetable.
Lulu Laire: C’est l’époque ou on vous surnommait Monsieur Carton.
Raymond Canneton: Bien oui. S’appeler Raymond Canneton et fourguer des gobelets de carton créa des conditions qui faisaient que le calembour s’imposait. La loi domaniale régissant les matières ordinaires m’interdisait d’utiliser le mot carton dans ma raison sociale, mais je jouais du calembour au maximum.
Lulu Laire: Hautement gastronomique comme notion, le carton!
Raymond Canneton: Je connais votre perfidie, madame. Je vous ai vue dans nos débats préliminaires. Et je vais me contenter d’y répondre par une question. Aimez-vous le lait frappé, madame?
Lulu Laire: J’en raffole. Surtout à la fraise naturelle.
Raymond Canneton: Bien. Êtes-vous consciente du fait que si vous assouvissez votre soif de lait frappé à la fraise en République Domaniale ou en Nouvelle Navarre, vous m’êtes redevable de cet assouvissement?
Lulu Laire: Ah, bon! Il faut nous raconter ça.
Raymond Canneton: La frappeuse mécanique à lait fut inventée dans les années de la Consolidation Domaniale. On tenta initialement d’y incorporer des verres de verres mais ils éclataient. Les restaurateurs devaient donc frapper le lait dans un gobelet de métal jouxté à la frappeuse mécanique puis verser son contenu dans les verres de verre. C’était lent, fastidieux, salissant et…
Lulu Laire: Peu appétissant?
Raymond Canneton: Ça, je sais pas. Mais en tout cas ma firme eut l’ingéniosité de concevoir un gobelet de carton qui pouvait s’incorporer dans les frappeuses mécaniques à lait car il s’enchâssait intimement dans le gobelet de métal et ce, sans dommage. On frappait. On retirait le récipient de carton et on servait le lait frappé sans transition. C’était net, rapide, pratique…
Lulu Laire: Économique…
Raymond Canneton: Et efficace. La frappeuse mécanique à lait avec gobelet de carton se répandit et le Gobelet de Carton Canneton devint son contenu implicite et, conséquemment, la référence en la matière. Mon entreprise de gobelets prospéra tant que je pus bientôt me porter acquéreur des Laits Frappés Domaniaux. Les deux entreprises s’aidant l’une l’autre, il valait mieux les posséder les deux et les faire opérer en formation.
Lulu Laire: Enfin quelque chose avalant quelque chose d’autre dans toute cette histoire…
Raymond Canneton: Quand le lait frappé s’imposait, les restaurateurs achetaient d’abord les gobelets de carton pour les frappeuses mécaniques. Puis le gobelet de carton s’imposait dans tout leur établissement.
Lulu Laire: D’abord les chars, ensuite l’infanterie.
Raymond Canneton: Belle image.
Lulu Laire: Le fait que la sensualité d’un rebord de verre de carton est fort inférieure à celle d’un rebord de verre de verre ne semble pas avoir trop influencé votre stratégie.
Raymond Canneton: On ne peut pas toujours jouir. Il faut savoir faire des sacrifices.
Lulu Laire: Des sacrifices gourmands…
Raymond Canneton: Des… je peux continuer?
Lulu Laire: Continuez, continuez, je bois vos parole et je ne suis pas la seule: l’aiguille de la jauge d’opinion ne frémit même pas au centre de la zone bleue, votre zone. Beau fixe de l’opinion pour vous, donc.
Raymond Canneton: Je le vois bien. Et le meilleur est à venir.
Lulu Laire: Allez-y, mettez-vous à table.
Raymond Canneton: Un jour, quelqu’un me câble et me dit qu’il voudrait acheter une frappeuse mécanique à lait identique aux six qu’il a vu opérant simultanément dans le restaurant des frères Malards au fin fond du Centre du Domaine. Je me dis: un restaurant avec six frappeuses mécaniques à lait de marque Canneton, il faut que je vois ça. Je fonce donc au Centre.
Lulu Laire: Le tout premier restaurant dont vous vous êtes porté acquéreur était centriote?
Raymond Canneton: Oui, tout mon concept de restauration se trouvait dans ce resto centriote unique qui s’appelait tout simplement Malard.
Lulu Laire: Tiens donc. Les Centriotes ont donc inventé cette formule de restauration rapide. Des gens si raffinés pourtant.
Raymond Canneton: Votre dédain, madame, ne change rien au fait que, je me portai vite acquéreur de ce restaurant incorporant six de mes frappeuses mécaniques à lait. Il devint un véhicule pour mes frappeuses comme la frappeuse était devenu le véhicule pour mes gobelets de carton.
Lulu Laire: L’empire se consolidait, pyramidalement. C’est l’époque ou on vous surnomma Monsieur Canard.
Raymond Canneton: Canneton, Malard, le calembour était une fois de plus inévitable. Mais, plus soucieux de mon image et de mon importance commerciale, je dois avouer en toute candeur que cette fois là, je l’ai trouvé moins amusant.
Lulu Laire: Vous avez donc éliminé les frères Malard et leur nom de firme.
Raymond Canneton: Oui. J’ai racheté leur resto, leur nom et l’entier de leur formule de restauration. J’ai renommé l’entreprise le CLAN CANNETON et ai multiplié les restos de l’ancienne formule Malard (dont le nom, aujourd’hui inutilisé, reste ma propriété exclusive) sur tout le territoire du Domaine puis de la Nouvelle Navarre. Nous avons maintenant un millier de restaurants dans notre chaîne et je puis vous assurer qu’en ce moment même un nombre significatif d’auditeurs et d’auditrices nous écoute en dégustant la succulente bonne-bouffe CANNETON.
Lulu Laire: Vous considérez donc avoir la main mise sur la gourmandise universelle sous prétexte que vous contrôlez le plus important segment de la restauration domaniale.
Raymond Canneton: … et néo-navarroise. Oui, c’est mon argument.
Lulu Laire: Vous jugez en conscience que parce que tous ces gens s’empiffrent chez vous, vous les avez rendu gourmands.
Raymond Canneton: C’est ma position, oui. Quelle est donc la vôtre?
Lulu Laire: Que manducation n’est pas appétence et que le fait d’avoir été rassasié ne corrobore en rien le fait d’avoir été gourmand ou gourmande au préalable…
Raymond Canneton: Que savez vous tant de la gourmandise, vous, Lulu Laire, une chapelière de Périphérie.
Lulu Laire: C’est mon tour maintenant?
Raymond Canneton: Oui, c’est à vous. Faites-moi comprendre une bonne fois ce que vous fichez là.
Lulu Laire: Très bien. Alors, comme vous le signaliez, Raymond Canneton, je n’œuvre ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie. Je suis dans la mode.
Raymond Canneton: La mode vestimentaire, chapelière et les parfums.
Lulu Laire: Oui, oui. De plus je n’ai en rien votre mérite d’entrepreneur. Ma mère était dans la mode, ma grand-mère aussi, mon arrière grand–mère aussi, Lulu Laire l’ancienne, fondatrice de notre firme.
Raymond Canneton: Ladite firme remonte donc à avant la Convention Domaniale.
Lulu Laire: Oui, depuis tout ce temps la boutique L’AIR DE LAIRE dicte le ton de la mode féminine domaniale et néo-navarroise. M’autorisez-vous un petit bout d’histoire.
Raymond Canneton: Absolument. L’aiguille de la jauge d’opinion ne bronche toujours pas. Je suis donc d’humeur à vous autoriser tout ce que vous voudrez.
Lulu Laire: Avant la Révolution Domaniale, on valorisait une dondon en cheveux, grasse, fermière, laiteuse, pulpeuse et vêtue de la robe bouffante typique des courtisanes de la Périphérie du Domaine. Juste avant la conflagration, dans les dernières années de l’Ancien Régime, ce fut l’explosion des tuniques centriotes sauvages, ardentes et bigarrées. C’est la Rainette Dulciane, une des femmes les plus sveltes de la Magistrature, qui dictait alors le ton. Après la Révolution, il y eut bien la vague Cordula d’Arc, une femme athlétique, moins svelte que la Rainette Dulciane, plus costaude, mais tout de même. L’impulsion était donnée. On coupa les cheveux aux épaules et on entra dans cinquante ans d’obsession de la minceur.
Raymond Canneton: Ouais, ouais, les femmes se mirent à faire des régimes. Je plains les pauvres épiciers et aubergistes du temps.
Lulu Laire: Des régimes? C’est possible. Je ne le sais pas. Je m’y connais très mal en matière d’histoire de l’alimentation. En tout cas, quand ma grand-mère et ma mère tenaient la boutiques L’AIRE DE LAIRE, les femmes du Domaine optaient d’un bloc pour des vêtements moulants et elles portaient la fameuse ceinture-corset des Terres à Pogrom, ce terrible sous-vêtement tyrannique d’autrefois qui comprimait cruellement l’estomac, coupait faussement la faim, et assurait artificiellement la sveltesse et la minceur désirée.
Raymond Canneton: Je ne vois toujours rien d’appétissant dans tout cela.
Lulu Laire: On y arrive pourtant. Il y a trente ans, je monte aux commandes de notre boutique de mode. Je mets en place, en toute simplicité, mais sans me démonter, un programme qui fera ma fortune. Je me glorifie en effet d’avoir débarrassé la mode vestimentaire domaniale du vieux corset pogromite et des tenues moulantes. Revenant aux sources lâches et éthérées de la tunique centriote prérévolutionnaire, je lance…
Raymond Canneton: …le Néo-dulcianisme qui fit effectivement votre gloire commerciale. Oui, je connais. Mais ce que je ne connais pas, par contre, c’est la raison pour laquelle, au mot de Néo-dulcianisme, l’aiguille de la jauge d’opinion se met subitement à osciller en direction du rebord de ma zone bleu.
Lulu Laire: C’est parce qu’elle sursaute et sautille en direction du rouge, de ma zone, et savez vous pourquoi?
Raymond Canneton: Non, mais vous m’obligeriez beaucoup de me le dire.
Lulu Laire: C’est parce que les femmes de notre auditoire savent parfaitement ce qui est arrivé à leurs mères, à leurs sœurs et à elles-mêmes, quand elles se sont mises à porter la tunique néo-dulcianienne de la Boutique Lulu Laire, lâche et vaporeuse, sans corset pogromite en dessous.
Raymond Canneton: Que leur est-il tant arrivé?
Lulu Laire: Elles se sont mises à avoir faim.
Raymond Canneton: Faim?
Lulu Laire: Grand faim. En bloc. Les normes de minceurs continuaient de s’appliquer comme avant, avec régime végétarien et tout et tout, nous disiez-vous, mais le corset pogromite n’était plus là pour adéquatement comprimer l’estomac. Ce fut la fringale généralisée.
Raymond Canneton: Ah bon?
Lulu Laire: Ah oui. Nos clientes, nos pratiques, même nos mannequins se mirent de plus en plus à séditieusement transgresser leurs régimes traditionnels. Et comme elles ne le voulaient pas vraiment, elles le firent de la façon la plus latérale, la plus sinueuse et la plus biaiseuse imaginable: la façon gourmande… Ce furent les sorbets, les cornets de glace, les pommes frites chopées à la volée, en cachette, à la dérobée, en fofolle. Ce fut les coassements de Une nougatine, oh, je craque! Ce fut la gourmandise de guérilla, au summum. Tiens, la petite aiguille touche presque le rouge.
Raymond Canneton: Oh, oh, je m’en avise.
Lulu Laire: C’est donc le moment ou jamais de vous poser LA question perfide, mon brave Canneton. Dans le dernier quart de siècle, ce sont surtout des hommes ou des femmes qui se sont rués dans vos restos bonne-bouffe là? Dites-moi?
Raymond Canneton: Oh, des femmes. Dans une proportion des deux tiers. Facile.
Lulu Laire: Oh, oh…
Raymond Canneton: Des femmes, oui, justement, des femmes. Des élégantes vêtues justement de vos belles tuniques polychromes. Et elles mangent à belle dent, en jetant des regards furibonds autour d’elles.
Lulu Laire: Des regards coupables.
Raymond Canneton: Parfaitement.
Lulu Laire: Révélateurs infaillibles d’un comportement transgressant.
Raymond Canneton: Totalement.
Lulu Laire: Tricheur, désaxé, inexorable… gourmand.
Raymond Canneton: Absolument.
Lulu Laire: Eh bien, le moment est donc venu pour moi de vous illuminer de l’anecdote éclairante sur comment toutes ces questions de gourmandise (dont je me fichais souverainement dans ma jeunesse) ont pris, dans mon esprit, une dimension particulièrement tangible tout autant que crucialement déterminantes.
Raymond Canneton: Je vous écoute, s’il le faut.
Lulu Laire: C’était il y a une vingtaine d’années. On avançait à pas de géants dans la promotion de la tunique néo-dulcianaise et on avait organisé un grand défilé de mode sur une magnifique promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer Latérale. Le paysage était à couper le souffle de beauté, mais pourtant nos mannequins étaient d’une humeur massacrante.
Raymond Canneton: Ah bon. Mais pourquoi donc?
Lulu Laire: Parce que ces grandes poseuses d’il y a vingt ans étaient encore pleinement tributaires de la tyrannie de la minceur de la mode de leur temps mais, en même temps, elles ne pouvaient plus porter le corset pogromite leur étranglant l’estomac. Ma nouvelle ligne de tuniques ne l’incorporait tout simplement pas. Tant et tant qu’elles mouraient de faim.
Raymond Canneton: Bon.
Lulu Laire: Elles se seraient bouffées entre elles. Je n’y portais pas vraiment attention. J’ai toujours eu la chance d’avoir, moi-même de ma modeste personne, un bien petit appétit. C’est donc un événement parfaitement incongru qui attira mon attention sur le tout du phénomène.
Raymond Canneton: Lequel, bon sang, lequel? L’aiguille vient de rentrer dans le bord de la zone rouge!
Lulu Laire: Nous répétions notre défilé de mode sur la large promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer latérale quand une de nos mannequins, une magnifique rousse ondulante et statuesque, se mit à courir en direction de la mer en aboyant je ne sais quoi en dialecte centriote. Deux de ses copines la capturèrent éventuellement mais elle s’était déjà passablement avancée dans la mer. Personne ne fut blessé mais la mésaventure me gâcha trois tuniques.
Raymond Canneton: Qu’est-ce qui lui avait donc pris, à cette drôlesse.
Lulu Laire: Vous me croirez si vous le voulez, elle avait halluciné.
Raymond Canneton: Halluciné…
Lulu Laire: Oui. Elle avait vu (je vous rapporte la chose comme on me l’a relaté à l’époque) des escadrons de pains chocos faisant de la voltige au ras des vague. Et elle les poursuivait en tentant de les capturer et en gueulant leur description détaillée.
Raymond Canneton: Non.
Lulu Laire: Oui, textuel. Des escadrons de pains chocos, vous vous imaginez. Elle les voyait comme je vous vois, luisant sous le soleil, juste au dessus des ondes scintillantes. La bizarre déconvenue.
Raymond Canneton: Le contrariant phénomène.
Lulu Laire: Parlez pour vous. Car en discutant l’affaire avec mes assistantes et les mannequins, je découvris avec stupéfaction que ces pauvres filles crevaient toutes la dalle.
Raymond Canneton: Qu’avez-vous fait alors?
Lulu Laire: Un grand banquet. Et pas de la bouffe venue de vos gargotes, je vous en passe mon papier. Du fin. Du nuancé. Du jouissif. Des poulardes, des légumes bigarrés, des potages subtils, des desserts, des sorbets, des pâtisseries fines, des fruits exotiques.
Raymond Canneton: Oh…
Lulu Laire: Oui, oui. Si vous aviez vu cette bande de gourmandes. Une sensualité dans la sustentation comme je n’en revis jamais de ma vie. Elles bouffèrent vraiment, profondément, principiellement, tout doucement, en conversant de victuailles, en jouissant, ce soir là et dans les jours qui suivirent. Tant et tant qu’il fallut éventuellement élargir plusieurs tuniques. Mes conceptrices s’y employèrent fort habilement, sur le tas. Cela nous donna l’impulsion de créer des lignes de tuniques appropriées pour tous les gabarits corporels. Celles-ci firent, dans les deux décennies suivantes, de mon petit avoir chichement hérité, une fortune colossale.
Raymond Canneton: Oui, même des femmes plus fortes portent vos lignes de vêtements. C’est parfaitement seyant, au demeurant.
Lulu Laire: Mais grand merci. Et ces tricheuses aux yeux furibonds qui se sont empiffrées pendant une génération dans vos restos monopolistiques, c’est moi qui les ai rendues gourmandes en les décorsetant et en les décomplexant, dans leur jubilation vestimentaire.
Raymond Canneton: Mais, oh… mais, oh… c’est quand même chez moi qu’elles mangent.
Lulu Laire: Vous êtes marrant. Il faut bien qu’elles mangent quelque part. Ça ne veut strictement rien dire. Vous leur remplissez la panse du mieux que vous pouvez avec votre camelote. Mais leur si suave gourmandise, cette irrésistible mentalité en arabesque de tricheuse et de transgresseuse, elle s’engendre de par moi. C’est moi qui l’ai historiquement instaurée. J’ai tué la tyrannie de la minceur féminine, dans nos villes et nos campagnes. J’ai graduellement installé la petite domaniale grassouillette, lutine, tricheuse et gourmande dans l’épicentre de la beauté moderne.
Raymond Canneton: Sans jamais cuisiner le moindre plat.
Lulu Laire: Non. Et pourtant, la Victoire Gourmande me revient de droit et de fait. La définition fondamentale des cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre, c’est moi.
Raymond Canneton: Ça me coupe la chique.
Lulu Laire: Mais pas l’appétit, j’espère.
L’animateur: Merci, madame, merci monsieur. Le débat est maintenant clos. L’aiguille de la jauge d’opinion est assez éloignée du centre. Elle se tient fermement du côté du rouge. La gagnante de la joute et détentrice illimitée de la Victoire Gourmande est donc Lulu Laire, présidente directrice générale de la boutique de mode L’AIR DE LAIRE. Merci et au revoir.
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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MOI, JE RESTE — HISTOIRE D’UN DEUIL (Anna Louise Fontaine)
Posted by Ysengrimus sur 15 avril 2023
On m’a souvent dit que j’avais du talent pour la chute des poèmes, les mots de la fin. Ainsi, je voudrais terminer cette histoire d’amour en beauté. Que tous sachent qu’elle n’a rien de banal (p. 101).
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Dans ce dense ouvrage, son quatrième, Anna Louise Fontaine est fermement décidée à prendre en charge son discours et ce, sans artifice. Le moment est venu de prendre la parole. Pas pour les autres. Pas pour revendiquer la justice sociale et dénoncer la folie du système. Non! Pour m’exprimer. Sans craindre de ne pas être acceptable. Avec mon ombre et ma lumière. Sans avoir peur d’être jugée ou rejetée. Monstrueuse ou insignifiante. D’être trop ou pas assez (p. 80). Elle se formule enfin ici, la décision explicite de prendre ses distances avec les contraintes de conformité factuelle et interpersonnelle et d’assumer enfin que les choses se disent et s’écrivent dans l’angle, et sous un point de vue, et selon les perspectives d’une sensibilité actualiste qui vibre subjectivement. De toute façon, tout le monde se raconte des histoires (p. 169). Une telle option ne libère pas nécessairement l’autrice de la sensibilité de ses lecteurs et lectrices ou de leur regard. Effectivement, il est très important, pour l’écrivaine en crise, de communiquer ce qui se passe, de se formuler à travers le canal de ses ressentis et de dire ce qui doit être dit, frontalement, même si c’est douloureux. Il y a là une aspiration très profonde, devant laquelle commence même à se dégager un certain regard critique. Peut-être est-ce que je projette mon propre désir. J’avoue écrire pour les autres. Qu’ils sachent que leur aventure n’est pas si différente de la mienne. Si les quelques réponses que j’ai pu trouver peuvent leur servir, ne serait-ce qu’à ne pas se sentir seul, je n’aurai pas écrit en vain. S’ils se reconnaissent dans mes paroles, ils douteront peut-être moins d’eux-mêmes (p. 103). Nous sommes bel et bien dans une situation où des choses ardues seront dites et ce, d’une manière difficile. Le développement est principalement en prose, une prose très sobre, très sentie. La phrase est courte, limpide, sûre. Il y a bien quelques poèmes qui émaillent la présentation, mais ceux-ci ne sont pas aussi déterminants que dans les autres ouvrages de l’autrice. Le prosaïque domine ici. Tenons-nous le pour dit.
On nous présente, dans cet ouvrage, la mise en place journalière des étapes inexorables d’un deuil. Le résultat ultime sera la conquête d’une paix intérieure, l’accession à une sérénité. Voilà. C’est donc à l’émergence cuisante et acide d’un bien être post-mortem qu’on nous convie. Cher Charles, cette fois-ci je ne compte pas me rebiffer. J’accepte ta mort, tout comme le temps qu’on a vécu ensemble. Et je danse sur la musique du présent. Je me sens vivre si fort que je n’ai plus peur de la mort. Je me libère de tout ce qui m’enchaînait. Je prends mon envol comme un cerf-volant quittant les mains qui voulaient le diriger. Je vais danser dans le vent, avec sa brise. Je me libère de la mort, parce qu’elle n’est que la peur de vivre (p. 248). Tout est dit. Rien ne s’esquive. Simplement, le fait est que ce bien-être post-mortem devra s’acquérir de haute lutte. En réalité, il y aura un chemin extrêmement douloureux et sensible à parcourir. Ce sera long, durable, contraignant. Il faudra se donner le temps de stabiliser un résultat perceptuel et émotionnel pas du tout évident, au départ. Se donner tout le temps. Mais le temps prend son temps (p. 208). On évoque le conjoint ayant partagé la vie de l’autrice pendant quinze ans. Charles, c’est un vieil ami. C’est pas nécessairement le premier partenaire de vie et c’est un personnage qui, comme l’autrice elle-même, révèle des caractéristiques sociologiques dument stabilisées. Les deux émanent d’un univers calmement imbu de confort émotionnel… justement, cette tranquillité acquise qui s’effiloche subitement, avec la proximité de la mort. Charles et moi sommes issus du même piège qui nous a valorisés avant que nous ayons pu découvrir notre propre valeur (p. 34). Même s’il est jeune en temps réel, on a ici affaire de fait à un couple âgé, un couple étant subrepticement entré dans le campement bien connu des accommodements et des ajustements. Nous sommes dans ces mondes et dans ces temps où aimer, désormais, c’est… accepter d’aimer. J’avais accepté de l’aimer malgré ses travers et ma place à négocier chaque jour. Je me fichais pas mal du regard d’autrui, des revendications féministes et des jugements psychanalytiques. Comme son ex, je l’aimais malgré moi, malgré tout (p. 169). On en vient vite à sentir que l’autrice vit, en fait, un certain nombre de problèmes procédant de la perte de soi et de l’absorption par l’autre, à l’intérieur de ce couple. La personnalité du susdit Charles était certainement densément présente et assez envahissante. Or, soudain, tout à coup, cette persona mirifique, elle se craquèle et s’effiloche, avec la proximité de la mort et l’effet corrosif de la maladie qui la ronge. Cela entraîne un ensemble de questionnements qui touchent à la fois le rapport de couple et la vie personnelle de l’autrice. Où est ma vie à moi? Il m’arrive même de me demander si je l’aime encore. Qu’est-ce qu’aimer signifie dans ce contexte? Être au service de l’autre? Répondre à ses désirs, alors que je ne suis plus attentive aux miens? L’impatience me guette. La honte aussi, de faire passer mes besoins avant les derniers souhaits d’un mourant (p. 124). Indubitablement, ici, en cette crise de fin de vie, on perd ses repères conventionnels et on en vient à entrer, assez frontalement, dans des questionnements, notamment au sujet de cette curieuse merveille fripée et problématique que prétend, toujours un peu malgré nous, être l’amour. Je ne me rappelle plus ce que j’aimais de lui. Je me demande parfois si celui que j’aime n’est pas déjà mort et ce que je fais là, à répondre aux exigences d’un pauvre dément. La maladie n’a pas seulement pris son énergie et sa santé, elle m’a volé mon amoureux. Ce soir, je suis bien triste. Notre histoire m’échappe. Elle est remplacée par une caricature. Ce soir, je suis furieuse. Mon amour est mort. Ce soir, je suis bien seule (p. 150). On fait pourtant face ici à une opportunité, cruelle, virulente, fatale, pour l’autrice de réorganiser sa pensée, de reconfigurer sa vision et de s’installer dans une dynamique où finalement la place donnée à l’autre sera graduellement remplacée par la place que l’on se donne à soi, selon une logique autonome qui, implacablement, prendra corps. J’ai le choix des souvenirs que je me fabrique, de ce que j’ai aimé en lui et de ce que j’ai détesté. Et j’ai à jamais la possibilité de me rappeler de cette relation comme d’un grand amour. Qu’importe ce qui n’était pas parfait. Je n’en retiens que ce qui me plaît. De toute façon, nous créons notre réalité et celle de nos souvenirs. J’avais besoin d’écrire, de danser et d’aimer… et comme Charles passait là… par hasard ou peut-être pas… (p. 159). L’homme qu’on quitte, c’est l’homme d’un temps et c’est aussi ce temps qu’on quitte. L’homme que la vie nous force à abandonner, à cause de la douleur et du déclin dû à l’agonie, va se trouver graduellement remplacé, en nous, en notre être, par le souvenir qu’on décide d’en instaurer et ce, tant dans la joie que dans la peine. C’est ce que je garderai en souvenir. Un homme qui dansait pour se libérer des ténèbres (p. 143). Et c’est l’ensemble des luttes, des conflits et des difficultés d’ajustement qui se rappellent à nous, dans cette vaste aventure de réécriture des rapports à l’autre. Quand on a trop soif, l’amour peut nous tuer. Familles disloquées, projets avortés, coups du sort assénés par des femmes incapables d’aimer plus fort que leurs blessures (p. 17). Bousculé ainsi d’avoir vécu, voici que les choses se précipitent et que Charles est aussi bousculé, du simple fait de devoir mourir. C’est que s’installe maintenant l’intensité de la problématique constante des délais. En combien de temps, les choses vont-elles se boucler? Combien de capsules d’énergie temporelle devra-t-on encore engager? Comment faire pour marcher chacune des dalles, pour descendre chacune des marches du torve escalier du déclin vers le décès et vers le deuil. On ne veut pas que cet emploi du temps change, on veut qu’il reste stable, prévisible, adéquatement annoncé, configurable. Or, ce qui avait été dit initialement vaut-il toujours? Ou alors se laisse-t-on suavement surprendre par la contrariété que nous suscite le fait que, contre toutes attentes, la mort se met à temporiser. Le médecin a parlé de quelques mois encore. Trois peut-être. Ça me paraît beaucoup de jours à ne vivre qu’en fonction de Charles. Je dois absolument me débarrasser de cette impression. Si je n’y trouve plus aucun plaisir, j’ignore quel sera ma décision. Je sais qu’elle sera difficile à prendre (p. 139). Osera-t-on tout dire? Ah mais meurt donc, maudit verrat, c’est moi que tu tues, de te trainer en crépuscule, comme ça.
On l’a dit, en ouverture: aujourd’hui on va pas se mentir. Côtoyer le conjoint agonisant c’est aussi faire face aux stigmates d’aliénation que cela fait puruler en soi-même. Au premier chef se manifestent les sempiternelles culpabilités anciennes, corrélées par agglutination au drame de la mort, y compris dans la dimension fortuite de ce dernier. Du même coup, se réveille cette vieille croyance d’avoir été responsable de la crise cardiaque de mon grand-père. Bien que je sache que c’est folie de croire pareille chose, la blessure s’ouvre et me fait encore souffrir (p. 175). Mais, plus profondément, ce qui s’installe, c’est la conscience douloureuse du fait qu’on ne peut rien, qu’on ne peut pas empêcher la fatalité qui s’impose et que d’avoir cru être la démiurge des forces qui nous dominent amène tout simplement à faire entrer l’humilité par toutes les portes du fort. Car c’est une illusion que de croire sauver les autres. Un remède à l’angoisse de ne servir à rien. La seule aide que je puisse apporter, c’est regarder l’autre avec confiance et l’aimer selon les élans de mon cœur. Sans me poser trop de questions (p. 63). Oh, si cette conscience est si douloureuse, c’est bien que les angoisses fondamentales qui touchent le caractère objectif et intensif de l’existence globale reculent, assez vite et assez mesquinement, devant les petites remises en question, plus chenues, plus serrées, plus ternes du rapport subjectif et intersubjectif entre les êtres ordinaires. Les culpabilités qui s’installent alors, en une dimension douloureusement autocritique, ne sont pas bien rigolotes à contempler. Encore plus profondément est enfouie une autre culpabilité. Celle d’avoir été dominée, d’avoir cédé devant tes colères et d’avoir enduré tes sarcasmes à peine voilés sur ma conception du monde et de la vie. J’en ressens une honte que j’ai peine à nommer. C’est pourtant cette dévalorisation qui m’a poussée à me définir et qui m’a obligée à m’affirmer. Dans cette confrontation, j’ai trouvé la force de m’exprimer et de manifester ma différence. Ce qui semblait me condamner à m’écraser a fini par me donner confiance. Je me suis choisie (p. 237). Et c’est au tour de la continuité de la vie, de la dimension de réflexion aigre du bilan critique, de déployer la crise du rapport de couple aux vues d’une sensibilité féminine contemporaine. Reste alors le fatras des obligations journalières et crépusculaires qui, de par la mort et de par l’agonie, se désossent, se décarcassent, se démolissent. Autrefois, on se mariait obligée si on se retrouvait enceinte avant le mariage. Eh bien, je ne veux pas vivre obligée pour répondre aux normes, aux attentes, aux besoins des autres. Et je ne veux plus me sentir coupable (p. 48). Et toc. Toute la virulence critique à l’égard du conjoint même s’installe désormais. Elle est non-coupable. Et les différences de vision du monde jaillissent. Ayant déterminé le cercles des tensions, du simple fait de mourir, le couple subvertit ses conventions. JE deviens veuve. Il faut que JE s’en accommode. Et, après tout, eh bien, je serai débarrassée de cette partie de lui qui s’imposait à moi. D’une façon qui, bon, n’était pas toujours plaisante, vu qu’elle procédait du débat de fond, de la guerre ouverte des idées. Il m’a toujours trouvée naïve avec mes médecines vibratoires et ma foi dans les forces de guérison, surtout les invisibles, celles qu’on n’a pas encore mesurées. Je n’osais même pas en parler de peur d’être raillée (p. 128). Évidemment, notre autrice oscille et se balance dans les différents stigmates douloureux que lui suscitent ce terrible affranchissement semi-involontaire. Après tout, elle est tellement nourrie par le besoin que les autres puissent avoir d’elle… que la disparition de l’autre l’amène quand même à se demander si ce n’est pas, carrément, sa propre fonction d’existence, qui disparait avec l’autre, et de par l’autre. Quelle relation puis-je avoir avec les autres s’ils n’ont pas besoin de moi? Quand je n’ai rien à apporter que moi-même? Encore une fois, pour apprendre à aimer, je dois repartir à zéro (p. 33). Et repartir à zéro, devant le mur livide séparant ici la vie de la mort, c’est fatalement prendre à bras le corps la problématique fondamentale de l’être.
On en vient, crucialement, à rejoindre les questionnements métaphysiques que la douleur cuisante et décapante du deuil active ou réactive en soi. Qu’en est-il, notamment, du surnaturel et de notre rapport à ce dernier? Charles est maintenant mort et, pourtant, il ne disparait pas si facilement que ça. Je conserve un doute. Pourtant, je sens ta présence, ténue, il est vrai, lointaine, mais réconfortante. Qu’en dirait un psy? Étapes du deuil. Déni. Communication avec l’au-delà. Ou mystères de l’amour et de la mort? Peu importe. Chacun sa vie, chacun sa mort, chacun son histoire (p. 179). La mort de l’autre, de surcroit, cela nous force inexorablement à penser à notre propre mort, à s’y préparer, à s’y apprêter, à vivre la crise permanente de cette glauque rencontre à venir. Et on en vient à se demander si on ne cherchera pas un petit peu à tricher cette ultime joute. J’ai beau imaginer ce moment depuis fort longtemps, je suis loin d’être certaine que je saurai laisser venir la mort sans offrir de résistance. L’instinct de survie est si puissant. Ce sera plus facile quand je n’aurai plus rien à dire, que je me connaîtrai de fond en comble et qu’il sera temps de passer à un autre mystère. À vrai dire, je n’en sais rien du tout (p. 148). D’autre part, si ces choses étaient déterminées, s’il y avait quelque chose de supérieur qui nous dépasse, peut-être que cela nous permettrait de pouvoir suggérer un cadre de compréhension pour tout ce fourbi terrifiant. Et, justement, ne fusse que pour calmer un peu la révolte de notre entendement face à cette situation illusoirement sécurisante, on aime parfois à se dire qu’il y a quelque chose d’organisé, quelque chose qui nous autorise un peu de nous réclamer d’une signification fondamentale. Existe-t-il un Plan? Ou les choses se déroulent elles au hasard? Si tout est écrit, qu’en est-il de notre liberté? Quel est l’auteur qui aurait prévu tous les dénouements? Abritons-nous chacun un réalisateur qui veut mener son œuvre à terme? Ou alors, existe-t-il une version sublime de nous-mêmes à laquelle nous nous comparons quand les circonstances nous y forcent? Y parvenons-nous ou, en tant que création inachevée, errons-nous sans percevoir les indices semés sur notre chemin? (p. 70). Incontestablement, on entre en cosmologie. On s’oriente inévitablement vers les choses supérieures et, depuis cette chaise étroite sur les abords d’un lit d’hôpital, on cogite. Et, au fond, comment le rejoindre autrement, ce terrible cosmos? C’est un peu comme lorsque je regarde les nuages jusqu’à réaliser que je suis sur une planète qui tourne dans l’espace. Mourir, c’est se libérer de limites. Je tente d’abolir les miennes, de m’alléger des contraintes matérielles pour accéder à cette liberté sans frontière. Tu m’en donnes le goût (p. 201). Et, après la Cosmologie, voici qu’entre en ligne de compte l’implacable Sociologie. Non seulement nous baignons dans un univers matériel qui nous submerge, nous enveloppe, et face auquel on ne peut que se questionner à propos des provignements qu’il a peut-être… mais nous sommes aussi cernés dans un dispositif collectif intersubjectif. Il en est indubitablement porteur, lui, de cette signification au brasier de laquelle on tient tellement à se réchauffer. Cette flamme qu’on partage avec d’autres. La vie est-elle communication? Serait-elle amour? Humanitude sans doute (p. 74). Cosmos et Société, faut-il obligatoirement mourir ou voir mourir pour un peu se décider à vous appréhender? Bon, on parle beaucoup du monde réel, de la réalité objective, du fait que tout s’impose à nous comme si cela venait de l’Extérieur, de Creux et de Loin. Et si, au fond, cela venait de l’Intérieur? Même la douleur. Même la mort. Même sa compagne de route terrible, la lente maladie… Mais n’importe quelle maladie répond à notre subconscient. De mon point de vue, la cause première n’est jamais physique. Ce qui m’intéresse, c’est de retracer le déclencheur psychologique (p. 157). Et, entre monde cosmologique, monde sociologique, réalité intime de la psychologie intérieure, on en revient de toute façon au centre du cercle, celui d’où émane tout le tout du tout de la réflexion et du tout du discours. Ego. Revenons à cette fameuse question. Qui suis-je? Que répondre qui ne soit des faits ou des actes? Je suis de l’amour qui cherche à aimer. Je suis un élan qui tente de s’envoler. Je suis une danse sans but. Sans raison. Sans limite. Je suis la vie incarnée par défi, par jeu, par curiosité. Je suis. Et je suppose que c’est suffisant (p. 41). Suffisant, on sait pas. Nécessaire, en tout cas.
Entre les étapes du cheminement du deuil dans leur dimension ordinaire, puis la crise maritale qu’elles révèlent, puis l’extase métaphysique problématique et contrastée qu’elles imposent, on finit par accéder à la radicalité d’affranchissement que toute cette lancinance instaure. Et alors… est-ce que c’est qu’on se rassérène ou est-ce que c’est qu’on abandonne? Je ne sais plus très bien faire la différence entre démission et lâcher prise (p. 27). Il n’y a rien à redire. Un deuil au soir de la vie, c’est fatalement un bilan de vie. Et cela oblige à se demander si on devrait pas, nous autres aussi, le refermer, le grand livre de cette susdite saudite vie. Et ça, c’est toujours quelque chose qui se joue avec une très nerveuse ambivalence impressionniste. J’ai parfois l’impression d’avoir assez vécu. Que le reste de mes jours est un cadeau à savourer. J’ai fini par admettre qu’il n’y a rien à faire. Je n’ai qu’à être au présent. Je laisse en héritage, à mes enfants et les leurs, les monstres de mon passé, un à un apprivoisés et les blessures guéries et pardonnées. Ils pourront ne garder en mémoire que l’amour et le courage des générations qui les ont précédés. Car cela seul existe, en dehors des illusions (p. 162). Par bonds, les choses cessent d’exister autour de nous et l’on se voit dans l’obligation de se dire que c’est un monde en métamorphose qui, graduellement, nous entoure et qu’il est de moins en moins méritoire de chercher à s’y agripper. C’est notre propre existence qui s’étiole. Et cela nous insensibilise vachement, quelque part. D’ailleurs, je ne souffrirai que si je désire des choses qui n’existent plus (p. 189). Bon évidemment, bien sûr, il y a la pérennité, il y a le rapport à l’écriture, il y a le fait de laisser des traces scripturales de l’expression de nos émotions et de nos savoirs. Quelques notes nous survivront à peine le temps de notre mémoire et broderont sur nos cils les perles de nos souvenirs attendris et infidèles (fragment d’un poème, p. 68). Sauf que, qu’en est-il vraiment de toute cette dynamique? Elle aussi, elle ne peut revêtir qu’une dimension incroyablement éphémère, fallacieuse, douteuse, illusoire, transitoire. Et le fait est, finalement, au bout du compte, qu’après le tourment coupable de l’autrice, après le destin tragique de Charles, après les tours insondables du moyeu de la roue de cette vie qui continue, que reste-t-il d’autre que d’aspirer à être soi et à enfin respirer l’air, le bon air simple qui remplit nos poumons et nous ramène à cette vieille notion fripée, esquintée, historicisée. Celle du bonheur. Être heureuse, parce que je m’en octroie le droit. Être confiante, parce que c’est mon choix physique, psychologique, spirituel, politique. Même s’il est insensé. C’est mon pari pour le sens de ma quête. Être satisfaite, parce que tout est un cadeau, une grâce accordée. Je ne ferai plus taire l’enfant que je suis restée, qui réclame sans cesse de grandes aventures. Aucun moment n’est anodin et il peut m’entraîner dans les plus folles enquêtes. C’est le même fruit qu’hier, à goûter, là, encore dégoulinant de saveur. J’entends ceux qui se plaignent, mais je leur donnerai ce goût de liberté à vivre sans hésitation. Car il n’y a plus une seconde à perdre, avant de partir en voyage. Pas un seul doute à considérer, avant de déclarer que je suis exaucé (p. 54). Vivons, oh oui, vivons. Ça ne vient quand même pas de se terminer pour tout le monde…
On dispose donc maintenant, émanant de cette autrice, des opus suivant (au moins). Un ouvrage portant sur sa crise personnelle (Les démons de la sorcière, 2012), un ouvrage portant sur l’agonie de sa mère (Comme deux cerfs-volants, 2014), un ouvrage portant sur l’accompagnement d’une patiente psychiatrisée (Folle à délier, 2017), et maintenant un ouvrage portant sur les étapes journalières la menant vers le deuil de son conjoint. Alors, après quatre puissants ouvrages de ce type, Anna Louise Fontaine va, je pense, devoir faire un petit peu une sorte de bilan. Elle pourrait, mettons… se dire qu’elle pourrait possiblement maintenant envisager de varier les thématiques. Nous sommes, en effet, ici dans un monde de fixations, de scotomes, de hantises. Dans Comme deux cerfs-volants, l’autrice encadre… donc… l’agonie de sa vieille mère. Et maintenant, la voici qui encadre l’agonie de son conjoint Charles. L’analogie patente entre ces deux thèmes lui est-elle venue à l’esprit? Euh… je pense que… euh… oui. Lisons. Je reconnais chez Charles, dans ses yeux, dans ses paroles, ce que je voyais chez ma mère à mesure qu’elle s’éloignait de nous. Comme s’il cherchait à suivre ses propres pensées (p. 113). Au temps de sa maladie, ma mère m’a avoué que son plus grand bonheur aurait été que je reste sans cesse à ses côtés. Je devine que Charles veut la même chose (p. 137). Comme pour ma mère, je pense que ce moment n’arrivera jamais pour vrai. La force de mon amour n’y peut rien (p. 143). Je ne veux pas me mentir. Il y a bien quelque chose qui me relie à Charles, mais quoi au juste? La même chose qui m’a gardé près de ma mère confuse pendant trois ans. Ce goût de lui faire sentir qu’elle n’était pas abandonnée, qu’elle n’était pas seule? Comme elle, Charles ne voudrait jamais que je le laisse seul. Jour et nuit, il me voudrait à ses côtés (p. 153). On en vient à comprendre que, quelque part, Anna Louise Fontaine, fait la même chose… qui est, comme elle nous le signale en toute sincérité, de trimer à aider les autres pour se définir elle-même. Aussi, corollairement, comme fatalement, elle écrit, plus ou moins, toujours le même livre. Il serait peut-être temps qu’elle se dise que les pages, nombreuses, de cette série de douleurs récurrentes, sont maintenant tournées. Il est bel et bien encapsulé dans la camera obscura, désormais, ce scotome si douloureux pour l’œil et pour l’émotion. C’est rédigé, c’est plié, c’est broché et on pourrait peut-être sérieusement envisager de traiter d’autres thèmes ou, pour dire la chose plus prosaïquement, de passer à autres choses. Mais… mais… mais… Mais ce n’est pas ainsi que ça se passe. Il ne suffit pas de cacher une douleur pour qu’elle disparaisse (p. 12). En matière d’écriture, très souvent effectivement, l’obsession fonde l’action. Et pourtant, il y a une écrivaine remarquable dans cette autrice et on sent qu’elle a encore des choses à nous dire, distinctes de celles qui se sont manifestées dans la séquence de ses quatre derniers ouvrages. Elle est ainsi, par exemple, très juste et très fine dans l’évocation de l’enfance. Peut-être qu’un jour elle se décidera à nous amener rejouer avec elle au ballon chasseur, sous le soleil tranquille des Trente Glorieuses. Et sa première quadrilogie sera alors à percevoir un peu comme un lot d’ouvrages introductoires. Une sorte de mise en forme, crevant des abcès, et amenant vers une écriture justement plus heureuse, déjà si densément latente entre les lignes des stries du deuil présent. Comme à la fin des vacances, lorsque je devais quitter ma cousine adorée. Je retournais à l’école que je voyais comme une prison où purger ma peine jusqu’au prochain été de rire et de liberté. Oh, bien sûr, j’avais quelques amies et du plaisir à jouer au ballon chasseur à la récréation. Mais j’avais laissé le paradis derrière moi. Je suppose que mon deuil ressemblera à la rentrée de septembre. Je reprendrai mes activités, mais il manquera ce qui donne du pétillant au vin et du sourire aux yeux (p. 132). Bien dit, je seconde. Mais aussi… je nuance.
Suggestion respectueuse d’un lecteur assidu et ami de tout le corpus. Il faut en venir à se dire, bon, finalement, il y a la musique et toutes ces chansons. De si jolies choses à jouer, à chanter. Bon, finalement, il y a la gastronomie. De si bonnes choses à déguster. Et toutes ces choses ne sont jamais que de merveilleux fruits et de merveilleuses rhapsodies, sans plus. Ils nous attendent. Avouons-le. Moi, je reste. Et après tout, la vie charnue, savoureuse et harmonique, eh bien elle reste avec moi… Pourquoi ne pas désormais en profiter? Y compris en continuant de si voluptueusement nager dans des torrents d’encre.
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