Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for septembre 2008

L’héritage social (sinon socialiste) que nous lègue l’acteur Paul Newman

Posted by Ysengrimus sur 30 septembre 2008

newman.own

…un schéma se prête à la signification beaucoup plus qu’un dessin, une imitation plus qu’un original, une caricature plus qu’un portrait.

(Roland Barthes, Mythologies, p. 182)

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Bon, attention, suivez mon regard. On traite constamment ce bon vieux «socialisme» selon un modus operandi fort représentatif de la vision qu’a notre siècle des questions sociétales. On se représente le socialisme comme un programme politique, sinon politicien, un engagement matois pris par une poignée de rocamboles qui arrivent à convaincre les masses de les suivre et qui les largue tout net après s’être laissés corrompre par les élites. On reste vraiment bien englués dans cette analyse, très proche en fait du vieux socialisme utopique, doctrinaire et volontariste, avec ses phalanstères et autres cabétades à la continuité raboteuse et déprimante.

Ce qui est mis de l’avant ici, c’est que le socialisme est une TENDANCE, une propension inéluctable du capitalisme à passer à son contraire: de la propriété privée à la propriété publique, de la soumission prolétarienne au pouvoir prolétarien. Cette tendance socialisante est dans le ventre même du mouvement social. Un patron unique, cela se conçoit, quand on parle d’un atelier de joaillerie embauchant six travailleurs. Quand il s’agit d’une usine de trois mille employés, on envisage plus facilement un groupe de gestionnaires. Si on a affaire à un conglomérat mobilisant quatre millions de personnes dans soixante secteurs distincts, il devient envisageable de prendre conscience d’un passage vers une direction et une propriété à la fois de plus en plus collectives et impliquant de plus en plus étroitement ceux qui font effectivement le travail productif, et pas seulement ceux qui possèdent les immeubles, l’outillage, ou le fond de terre où sont plantés les ateliers. Étalez cette tendance sur trois siècles, et vous marchez droit au socialisme! On se doutera bien que des instances sociales cherchent de toutes leurs forces non négligeables à freiner cette tendance, et le font effectivement. Sauf que le principe de fond demeure. Quand la totalité des forces productives sont mises au service des producteurs plutôt que des accapareurs, on a le socialisme. Il faut noter aussi que le socialisme SE DOSE, en ce sens qu’un régime peut être plus ou moins socialiste fonction de la répartition sociale des revenus de la production. D’où la possibilité d’un socialisme radical bourgeois assez compatible avec le capitalisme, mais malheureusement, établissant avec ce dernier à peu près le rapport du croupion avec la poule… Personne n’a vraiment la charge de mettre des ordres sociaux en place. Ils se mettent en place malgré nous et malgré ceux qui clament les avoir mis en place. L’Histoire est une force objective. Rien ne s’y dégrade, mais rien n’y est stable non plus.

Et la tendance, donc, de se déployer… Regardons l’affaire dont je vous cause aujourd’hui tout prosaïquement. Paul Newman (1925-2008) n’est pas un philanthrope auto-promotionnel à la Bill Gates. Le susdit Bill Gates se sert de la part congrue d’avoirs financiers pharaoniques extorqués dans un secteur industriel hautement porteur pour perpétuer son image de marque et faire mousser son égo enflé. Gates prétend éradiquer la rougeole en Afrique tandis que l’entreprise qu’il a implantée dans la culture mondiale est une «maladie» passablement plus grave. C’est un parasite dictatorial qui étrangle tout un secteur industriel et en entrave le progrès. Gates est un Tartuffe milliardaire qui se dédouane cyniquement et restons-en là à son sujet.

Newman, pour sa part, a associé son nom à une entreprise ordinaire qui vent des vinaigrettes, du maïs soufflé, des jus de fruits et autres produits alimentaires sans originalité dans le genre. Malgré le tournant organique qu’elle adopte parce que c’est dans l’air du temps, il ne s’agit pas d’une entreprise spécialement spectaculaire et aucune conjoncture historique particulière ne la favorise. Newman’s Own (c’est le nom peu connu de cette entreprise) opère dans les conditions ordinaires de concurrence d’un secteur traditionnel. Elle gère un bilan, paie ses employés, tient le cap. Elle n’a pas spécialement détruit la concurrence dans le secteur alimentaire (il s’en faut de beaucoup!) ni fui le fisc. Elle dit ses lignes et fait son boulot, comme n’importe quelle autre affaire industrielle et commerciale ordinaire. Et pourtant, en plus des obligations de chiffre d’affaire qui s’imposent pour qu’elle perpétue son roulement sans heurt, l’entreprise dont Paul Newman fut le héraut et l’estafette dégage dix millions de dollars par année depuis vingt-cinq ans, qui vont directement à des œuvres. Un quart de milliards en un quart de siècle libéré des accapareurs, actionnaires, PDGs et autres parasites et reversé directement au bénéfice de la société civile.

La démonstration Newman c’est donc cela. Une entreprise ordinaire peut fonctionner de façon durable et assumer pleinement ses responsabilités sociales en re-versant des dividendes substantiels au bénéfice de la vie collective et ce, sans la moindre anicroche. Contrairement à ce que laisse pesamment entendre l’intox médiatique, ce n’est pas de la philanthropie au sens réactionnaire du terme, ça. Il faut voir ce qui se passe effectivement et cesser une bonne fois de tout récupérer au service de la sujétion primaire et sans nuance. Ici, les dividendes allant aux œuvres émanent de la production même. La fortune «personnelle» de Newman et de ses ayant droits n’est pas engagée dans l’affaire. Tout ce que Newman faisait —et continue de faire post-mortem— dans la dynamique, quiconque ayant fait ses courses dans un supermarché nord-américain vous le dira sans hésiter et avec un petit sourire ami. Il rend simplement (et fort efficacement) les produits reconnaissables en ayant sa binette dessinée chafouinement sur les bouteilles de vinaigrette (et autres emballages…). Chaque produit nous montre Newman dans un déguisement différent. Il tient sa place et continue de jouer son rôle de saltimbanque. Il tient sa place, comme tout le reste de cette délicate structure entrepreneuriale. Mais c’est un saltimbanque éclairé.

Les gens qui ont réalisé ce petit exploit pratique et théorique dans les conditions contraires et hostiles que l’on connaît et/ou que l’on devine ont fait bien plus qu’inventer ce nouveau brimborion commercial pour gogo bien intentionné mais à la conscience trouble qu’est le soi-disant «capitalisme éthique». Ils ont œuvré, en toute simplicité, à une démonstration bien plus profonde. L’union «sacrée» entre commerce, industrie, et appropriation privée n’est pas une fatalité universelle et encore moins une contrainte inévitable du fonctionnement efficace qui reposerait sur quelque appât «atavique» pour le gain égoïste que dicterait incontournablement la «nature humaine». L’entreprise aux profits maintenus privés, c’est une particularité conjoncturelle, transitoire, explicable historiquement, ayant eu un début, un développement et une fin. La fin de la propriété privée des moyens de production (qui fait que des «philanthropes» ineptes dans le genre de Gates se retrouvent avec cinquante milliards de menue monnaie dans leurs poches et décident parcimonieusement de ce que seront leurs responsabilités sociales comme on assure l’intendance d’une campagne de promotion de soi) ne sera en rien la fin du commerce, de l’industrie, voire de la finance. Les profits du commerce et de l’industrie peuvent aller glissendi au service direct de la société civile sans que le fonctionnement de ces secteurs ne s’en trouvent le moindrement compromis. CQFD…

Quoi qu’il advienne de cette entreprise et de cet exercice dans le futur trouble qui est devant nous, il reste que, lors du passage au socialisme, on se souviendra indubitablement de la leçon simple et imparable de Newman’s Own

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Paru aussi (en version remaniée) dans Les 7 du Québec

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Le thaumaturge et le comédien

Posted by Ysengrimus sur 12 septembre 2008

L’irruption, dans les sphères d’un pouvoir autocratique décadent, d’un thaumaturge, un homme médecine, un guérisseur esbrouffeur…

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Dans LE THAUMATURGE ET LE COMÉDIEN (roman de 362 pages, paru en 2008 chez les Écrits francs, et repris en 2013 chez ÉLP) je soulève la question des répercussions émotionnelles de la mémoire historique. Le roman est en deux tableaux. Le premier tableau s’intitule le thaumaturge, le second tableau s’intitule le comédien. Dans le premier tableau l’histoire est racontée par une femme nonagénaire s’adressant à son arrière petite fille de sept ou huit ans, qui deviendra la narratrice de trente-six ans du second tableau. Les deux narratrices portent le même nom: Rosèle Paléologue. On a donc Rosèle l’ancienne et Rosèle la nouvelle. Le premier tableau est exalté et tragique. Il gravite autour de l’irruption, dans les sphères d’un pouvoir autocratique décadent, d’un thaumaturge, un homme médecine, un guérisseur esbrouffeur qui frime à fond son entourage. Le second tableau est ordinaire et insolite. Il gravite autour du comédien chargé de jouer le rôle du thaumaturge du premier tableau, dans un film historique. Les événements évoqués dans le premier tableau voient la montée du pays fictif où se déroule l’action, le Domaine, vers la conflagration révolutionnaire que le transformera en la République Domaniale. Les passions sont à vif, les tensions sociales, à leur paroxysme. Dans le second tableau, plus stable socialement, une troupe d’acteurs cinématographiques cherche à mettre dans la boite un film de reconstitution historique aspirant à encapsuler les émotions et les passions décrites dans le récit du premier tableau.

Rosèle l’ancienne et Rosèle la nouvelle ne se racontent pas sur le même ton. Rosèle la nouvelle relate les mésaventures de la troupe travaillant sur le film qu’elle dirige sur le mode et le ton du journal quotidien. On partage ses angoisses, ses hésitations, ses coups de déprime, ses triches et ses bons coups. Rosèle la nouvelle est mariée à une femme qui est pour elle un facteur de stabilité intellectuelle, de chaleur humaine et d’amour pur. Quand Rosèle la nouvelle hésite, on hésite avec elle. Rosèle l’ancienne se relate plutôt sur le ton du témoignage testamentaire, du bilan de vie. Sa passion amoureuse, pour une femme aussi (interdite dans ce cas-ci, vu que c’est l’Ancien Régime), est une certitude d’acier, un absolu ultime. Il y a en elle la paix ferme et droite des personnalités modestes ayant réalisé tout naturellement de grandes choses, dans une phase historique favorable. Il y a aussi, en Rosèle l’ancienne, une gouaille rocailleuse, une férocité de ton, une intimité tranquille avec toutes ces personnes d’un ordre disparu, qui vivent encore en elle. Quand Rosèle l’ancienne voit son monde révolu se déployer devant elle, on le voit avec elle. Rosèle la nouvelle pourra-t-elle mettre cette vision en images? Elle écrit:

Ce long-métrage compte beaucoup pour moi. Je cherche à y capter en images un récit ancien qui me fut relaté dans mon enfance. Outre l’incroyable charge affective que représente en mon coeur le tournage d’un film sur mon arrière-grand-mère, dont le souvenir tendre et diffus m’obsède depuis des années, j’ai un autre problème qui, pour ce film spécifique, culmine, et atteint le niveau d’une crise aiguë. Ma belle Sylvane l’a bien cerné avant-hier soir en parlant d’un oscillement entre l’acteur et le comédien. Je tiens mordicus à la beauté visuelle du tableau, à l’harmonie bien dessinée des espaces, des volumes, des corps, et des visages des acteurs. L’image compte pour moi immensément. Elle est la vertu cardinale du cinéma. Mais je mise beaucoup, et de plus en plus, sur la force émotionnelle des comédiens, sur leur investissement entier dans le récit à construire, sur leur aptitude à intérioriser les ressentis à rendre. Aussi, pour les faire vivre ce qu’ils jouent, je n’hésite pas à imposer à mes acteurs de se placer en situation effective, quitte à attendre qu’ils sentent bien ce qu’ils ont à faire avant que la caméra ne se mette à tourner.

Torrentielle passion saphique de portée historique… La compréhension et la perpétuation du mystère de l’amour peuvent-ils survivre aux changements d’époques? Il n’y a pourtant pas d’histoire des émotions. Il n’y a que l’histoire des actions et des faits qui les engendrent. Pour que la Révolution ne soit pas perdue pour l’Histoire, faudra-t-il la refaite? Rosèle l’ancienne –qui l’a faite, elle, en toute simplicité– n’est pourtant pas une jovialiste de la phase post-révolutionnaire. Elle dit à sa petite fille:

Crois-tu que nos historiens marchands m’auraient demandé mon compte rendu sur ce moment fatidique, crête ultime de la Magistrature Domaniale avant qu’elle ne plonge vers sa ruine finale? Penses-tu. On se contente de me faire animer des comités citoyens de raccommodeuses d’uniformes. Eh bien, ce compte rendu, le voici Rosèle, mon petit amour, juste pour toi.

Avant de prétendre reconstituer l’Histoire, taisons-nous modestement un moment, et dépêchons-nous d’écouter attentivement le récit des témoins avant qu’ils ne disparaissent…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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