Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Posts Tagged ‘cyberculture’

Problématique des tits menous

Posted by Ysengrimus sur 1 avril 2023

À Denis M.

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J’aime ben ça, les tits menous
Je suis sensible à leur gloire
Qu’ils soient sages ou qu’ils soient fous
Ils ont toujours une histoire
À nous narrer.
 
J’ai rien contre les tits menous
Dixit le copain Denis.
Simplement, de moi à vous
Il faudrait pouvoir aussi
Un peu varier
 
Le menu de nos savoirs
Les images de nos onglets.
Les photos de nos tiroirs
D’où s’échappent tous ces minets
Veulent voler
 
Puis atterrir autre part
Dans un monde où, peu ou prou
Exultent les Sciences & les Arts…
Et pas seulement les tits menous
Cyber-popularisés.
 
J’aime ben ça, les tits menous
Mais…

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Photo, photo, photo…

Posted by Ysengrimus sur 21 janvier 2023

photographe-de-rue

Photo, photo, photo…

Toutes ces mirifiques photos
D’un si douloureux monde en crise
Nous crient, nous susurrent, nous disent
Le laid, le grand, le toc, le beau.

Cette langoureuse jouissance
Cernant les pourtours de l’image
C’est fou, c’est vrai, c’est faux, c’est sage…
Une bien circonspecte imprudence.

On veut tout capturer, tout voir:
Villages, volcans, naufrages, bateaux.
Et la photo, photo, photo
Ne construit jamais que sa propre gloire.

Tout ce patatras d’appareils
Nous fait froidement miroiter
Je ne sais quelle narcissique beauté
Livide… et à nulle autre pareille.

Et ces pesants capteurs d’époque
Que sont tous ces cadrages de nos ego-photos,
Ils sont classiques, ils sont baroques
Mais ils nous tuent, nous font la peau.

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LE CYCLE DU RÉZO: LA PLANTE VERTE (Guilhem)

Posted by Ysengrimus sur 21 novembre 2021

La-plante-verte
La vie en cette année 2234 n’était pas forcément dure pour tous les hommes, seulement, comme depuis la nuit des temps, pour une immense majorité. Le gouvernement ministériel et la communauté scientifique de l’Europe unifiée sont, ce jour là, sur les dents. Une flotte extraterrestre est en train de se pointer aux confins du système solaire. Nous sommes au bord du tout premier de tous les premiers contacts. Mais quelle en sera la nature? Amical? Hostile? Rien n’est dit. On ne semble connaître avec certitude que le nom de ces visiteurs/envahisseurs: les Thétyens. Toutes les chancelleries sont aux abois mais on ne veut pas trop que l’information devienne intempestivement publique. On lance donc des fausses nouvelles scabreuses pour noyer l’info effective qui, initialement, ne coule, fétide et bizarre, que dans des cyber-tabloïdes foireux. C’est que l’énorme événement interplanétaire aux pourtours mal circonscrits est d’une haute sensibilité internationale. Il ne faudrait surtout pas qu’une ou l’autre nation locale ne se transforme involontairement en l’extraterrestre de toutes le autres.

En 2234, Europe et Asie (l’Amérique n’est pas trop dans le tableau) coexistent dans une relative harmonie sourcilleuse. Mais la lutte macroscopique aux changements climatiques a rendu, depuis plusieurs années, les grands gouvernements supranationaux intégralement dépendants de vastes conglomérats privés assurant la perpétuation artificiellement contrôlée d’un climat viable. Ces entreprises tentaculaires portent des noms percutants, courts et allusifs comme EcoTech ou NanoSoft. Elles sont l’incarnation contemporaine des anciens totalitarismes, en plus feutré, en plus branché, en plus technocrate. Elles pénètrent la société civile et ses pouvoirs traditionnels jusqu’au trognon. Que savent-elles exactement de cette visite d’extraterrestres? Le paradoxe virulent est que ces puissants conglomérats contrôlent intégralement l’appareillage et la technologie logicielle permettant de percevoir le vaste univers extérieur. De là à contrôler cet univers même…

D’autre part, et sur un autre plan, le quadragénaire Marhek Lorme est une sorte de rouage flottant, mi-détective privé, mi-barbouze à la retraite, qui enquête sur l’assassinat de son meilleur ami espion et de l’épouse de ce dernier par d’obscurs services non identifiés. Ici aussi, salmigondi analogue des perceptions, en la quête compréhensive. Qui a fait quoi? Qui tire les ficelles brutalement et arbitrairement plantées dans la tête de qui? C’est la valse des agents doubles, triples, quadruples. Ils s’expriment tous dans l’argot débridé et jubilatoire du romancier, en plus. C’est vif, c’est dur, c’est frontal, c’est brutal mais c’est pas triste. L’humour est là, grinçant, cynique, percussif. Et alors, dans le cas de Marhek Lorme et de son tonique jeune subalterne, le stagiaire Johnson, on est au ras des mottes. Ça castagne, ça explose, ça plonge à ses risques et périls dans un canal gorgé de polluants suspects, ça tabasse même des jeunes filles mi-espionnes mi-travailleuses temporaires. La caméra ici (la caméra plumitive!) nous entraîne dans des scènes visuellement enlevantes sur un rythme de tambour de charge. D’ailleurs, quand les enjeux politico-planétaires vont se complexifier et que des troupes, des flottes aériennes et des bataillons vont entrer en interaction, l’ambiance de visualisation à la lecture va devenir superbement cinétique. Ces nombreux éléments sur le terrain nous font inéluctablement penser à une étonnante et novatrice aptitude à convertir de complexes séquences de jeux vidéos en solides trames romanesques.

Pendant ce temps (comme on dit conventionnellement, pour rester dans le ton), dans le bureau d’un important homme d’état européen, il y a une plante verte enracinée d’assez longue date dans son pot. Elle vivote de son mieux, au rythme des arrosages sporadiques et des séquences de lueurs de la lumière artificielle. On la mentionne de temps en temps, dans le flux et le reflux des péripéties, comme par cycles. Elle apparaît comme une sorte de point nodal dans un imbroglio sociétal, syndical et militaire de plus en plus enchevêtré et tonitruant. Et elle en vient graduellement à nous obséder, cette plante verte. Pourquoi? Curieux. Et que dire des chats de la concierge néo-syndicaliste de Marhek Lorme. Porteurs de messages codés tressés dans leurs colliers, ils trouvent moyen d’involontairement s’infiltrer puis de fuir chafouinement dans les couloirs de l’eurobase. Cela va de nouveau activer la remarquable caméra cursive d’action. Nous voici un chat fort énervé, perdu dans la base robotisée d’un futur lointain. Et ça gaule. Et ça marche.

Ce copieux premier tome du Cycle Rézo renoue spectaculairement avec la riche et picaresque tradition de la sci-fi pulp novel. Tous les procédés s’y trouvent et ils fonctionnent magistralement. Les thématiques, en plus, sont intensivement modernisées: cyber-culture, micro-robotique, catastrophisme climatique, gouvernement supranational, paix armée, ésotérisme laborantin, amours furtifs, dialogue (de sourd) homme-femme, marasme économique, surarmement, privatisation à outrance, OVNI ou pire OVNIC (Objet Volant Non Intellectuellement Conceptualisé). Et infailliblement, l’originalité jaillit. On lit, on lit, on lit.

C’est que quand l’intelligence devient artificielle, quand la créature surclasse son créateur, eh bien un bon lot luisant et onctueux de surprises nous attend et ce, même dans les replis bruissants et parfumés des éléments narratifs les plus traditionnels d’un genre.

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Guilhem, Le cycle du Rézo: La plante verte, Montréal, ÉLP éditeur, 2015, formats ePub ou Mobi.

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À propos de la cyber-vindicte

Posted by Ysengrimus sur 7 avril 2021

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On parle beaucoup en ce moment de cyber-vindicte et cette question lancinante semble bien être en train de devenir la manifestation d’une sorte de nouvelle normalité malsaine. Ce qui est passablement saisissant, à propos de ce problème, c’est bien de constater combien les gens qui subissent cette contrariété semblent être sensibles, frémissants, inquiets, perclus, atteints. On a constamment l’impression qu’un groupe de cagoules inconnues, méconnues, minoritaires mais très bruyantes, exerce une sorte de pression, presque un contrôle, sur un ensemble de plus en plus large de personnalités publiques. Personne ne semble vraiment échapper au phénomène: vedettes, artistes, gens ordinaires, personnalités mondaines et même représentants du monde politique. Alors, bien évidemment, les fondements démocratiques de ce genre d’exercice de grognasse collective restent complets et c’est pourquoi il faut en traiter d’une façon extrêmement prudente. Le fait est que cette question est beaucoup plus délicate qu’il n’y paraît.

Le premier problème que pose la question de la cyber-vindicte c’est celui de son impact quantitatif réel, par rapport à la large masse de la population commentatrice et observante. Sur ceci, je peux vous dire une chose que mon expérience de blogueur m’a permis de nettement dégager. Les gens favorables, les gens satisfaits, les gens intéressés, n’écrivent pas. Ils lisent et restent silencieux. Ils ne font pas de tapage. Aussi, ceux qui font du tapage sont souvent les éléments les plus frustrés, les plus contrariés, les plus insatisfaits de la situation évoquée. Devant ce fait, de plus en plus reconnu, la solution sommaire, et illusoirement sécurisante, consiste à seriner qu’il s’agit-là d’une minorité insignifiante, qu’il faut ne pas trop s’en faire avec tout ça… etc. Une telle cyber-version de la Méthode Coué n’est pas vraiment viable. La cyber-vindicte reste un problème entier. Qu’elles proviennent de grands groupes inorganisés ou de petites phalanges pointues, son impact est stable. Ledit impact se déploie par rayonnements, par ondulations. La cyber-vindicte se réverbère, vu qu’elle est relayée même par ceux et celles qui n’en endossent pas les prémisses. Son incidence sur l’action publique, pour ne pas dire sur la vie ordinaire, des personnalités qui la subissent est de plus en plus senti.

Bon, c’est en observant l’époustouflante fragilité d’un assez grand nombre de personnalités subissant la cyber-vindicte que je me suis finalement interrogé sur toute cette affaire. Le fait est que les personnes qui sont si impressionnables par la cyber-vindicte sont en fait un petit peu nos statues de cristal de l’ordre ancien, c’est à dire que ce sont des personnages publics qui ont grandi dans l’ère, aujourd’hui bien oubliée, de l’adulation implicite et/ou de la réprobation silencieuse. La cohorte de cette génération (si vous me pardonnez cette notion de génération, par trop galvaudée) n’est tout simplement pas habituée à la manifestation d’une rétroaction instantanée par son public. La complexité de la cyberculture n’est pas encore pénétrée si profondément que ça, dans certains cerveaux inquiets de leur image publique. Les personnalités les plus sensibles à la cyber-vindicte sont celles qui ont poussé sous serre, en dehors de la pression constante de ce vaste grommellement collectif, et qui ne prennent pas encore tout à fait la mesure de cette nouvelle époque, dans ses grandeurs autant que dans ses limitations.

Je ne suis pas en train de dire que les personnes qui s’inquiètent d’une cyber-vindicte qu’ils subissent sont faibles de caractère ou qu’elles manquent d’aplomb. Là n’est pas l’argument. L’argument se déploie plutôt au plan des grandes phases sociologiques. Un ensemble hétéroclite de personnalités est encore amplement déphasé par rapport à la nouvelle réalité de la rétroaction instantanée par le grand public, rétroaction vive, naturellement, souvent virulente mais pas toujours. Le fait que l’ensemble des personnalités publiques ne soit pas encore adéquatement ajusté à la cyber-réverbération fait qu’elles ne sont pas encore ajustées non plus à sa banalisation, à son caractère évanescent, superficiel, capricieux et temporaire. Aussi, ce qui met vraiment en relief la cyber-vindicte actuelle c’est le fait qu’elle surprend encore, qu’elle déroute encore, et qu’elle est souvent perçue, avec une naïveté désarmante, comme un message personnel, comme une opinion réfléchie, comme un lot d’idées exprimées par quelqu’un ayant formulé et signalé son identité. Cela n’est tout simplement pas le cas.

J’aimerais, sur ceci, revenir un petit peu sur mon expérience de blogueur. Je tiens un carnet d’opinion depuis maintenant treize ans (2008-2021). Et, oui, j’ai appris non seulement à vivre avec une certaine dimension de rififi cybernétique mais aussi à filtrer le flux. Bon, il ne s’agit pas de donner des conseils à qui que ce soit mais juste d’évoquer, un petit peu, pour la bonne bouche, comment je procède et de quelle façon je suis arrivé à faire face au phénomène de la cyber-vindicte et, surtout, à le réduire. La procédure est finalement assez simple. Si le personnage vindicatif s’en prend à moi, je le laisse s’exprimer et m’astine même avec lui, un tout petit peu. Je ne retire son commentaire que s’il est vide. C’est-à-dire que si mon grognâtre écrit pauvre idiot sans plus, j’enlève le pauvre idiot parce que c’est de l’espace-lecture creux et donc gaspillé pour les autres lecteurs. Mais si mon vindicatif me dit quelque chose comme: pauvre idiot, vous ne comprenez rien, laissez-moi vous expliquer le tout de la situation. Vous êtes un ignare et que s’ensuit un solide développement contradictoire, bien amené, je le garde précieusement, imprécations inclues. Après tout, le vindicatif peut parfaitement enchevêtrer des idées valides avec une pulsion hargneuse invétérée. Moi-même, j’ai mes moments grognasses. Ysengrimus est un carnetiste qui grogne sur le monde, alors mon public y a bien droit aussi. Par contre, là où j’interviens, de façon vive, ferme et sans appel, c’est lorsque mes cyber-vindicatifs se mettent à se chamailler entre eux. Alors là, je n’autorise pas un agresseur à agresser une autre personne (que moi). Surtout que, bon, c’est très souvent genré, cette affaire-là. En effet, assez fréquemment, ce qui survenait (et ça, ça ne se passe plus sur mon carnet, aujourd’hui) c’était un homme qui agressait verbalement une femme. Or, les femmes de la cyberculture ne perdent pas leur temps avec ce genre de niaiseries. Aussitôt qu’on se met à les agresser verbalement, elles ne commentent plus ou même ne se présente plus sur votre plateforme… et tout est dit. On reste alors pogné avec les dépositaires de la vindicte, les autres s’étant repliées tout simplement parce qu’elles ont autre chose à foutre de leur vie que de se cyber-chamailler avec des butors.

Je suis donc toujours méthodiquement intervenu, de façon très ferme, contre les gens qui se chamaillaient entre eux, beaucoup plus que contre les gens qui venaient ferrailler avec moi. Ensuite, j’ai toujours procédé au retrait d’un commentaire ET NON d’une personne. Autrement dit, si quelqu’un intervient et que le commentaire est jugé non conforme au protocole explicite du carnet, on caviarde le commentaire, en le stigmatisant à l’aide de la petite icône suivante:

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Celle-ci se trouve épinglée en lieu et place du commentaire rejeté, mais bel et bien sous le nom du commentateur qui, lui, reste en place. Et la messagerie de ce commentateur n’est pas retirée ou bloquée. Bloquer un intervenant est inutile car un commentateur vindicatif pourra toujours ouvrir un autre compte d’utilisateur, sous un autre pseudo, et recommencer son picossage. Pour le coup, autant le laisser s’exprimer et tranquillement caviarder ses impairs, au cas par cas, sans le désactiver, lui, de sa personne. Et, de fait, ce que j’ai observé, sur le long terme, c’est que le commentateur qui se fait caviarder son commentaire ouvertement (il est important que ce soit ouvert, visible, ostensible), tout en étant maintenu actif, se met à gérer ses interventions un peu comme dans une sorte de jeu vidéo. Il y a des coups qu’on rate, des coups qu’on réussit et notre joueur revient, avec une intervention souvent plus nuancée, plus atténuée, ou différente, pour voir si ça va passer… et éventuellement, ça passe. Et, imperceptiblement, soit il s’en va, soit il se dompte. Je ne m’en prends pas aux personnes, je m’en prends aux propos. Et, de cette façon, effectivement, un certain nombre de personnes finissent par se lasser de voir leurs commentaires vitrioliques constamment caviardés et elles finissent par trouver la tonalité. Mes scrogneugneux comprennent qu’on peut attaquer Ysengrimus librement mais qu’on ne peut pas attaquer les différents participants et participantes de son carnet aussi librement. Au fil des années, cet ajustement a mené à l’atténuation du ton d’un certain nombre d’éléments qui se sont mis à produire des interventions particulièrement intéressantes, stimulantes et souvent fort riches en force dialectique.

Cette attitude de modérateur patient, cette saine et graduelle intendance, revêtent maintenant, en ma modeste personne, une dimension de normalité. C’est une sorte de seconde nature, pour moi, désormais. Mais ce que je comprenais mal autrefois, et que je comprends mieux maintenant, en observant la réaction de nos personnalités, de ces belles statues de cristal qui souffrent tant de la cyber-vindicte, et qui se cassent en mille miettes quand elles reçoivent des petits commentaires négatifs, c’est qu’en réalité ces braves gens ne sont PAS des blogueurs. Ce ne sont pas des carnetistes pianotteux qui gèrent, sciemment et méthodiquement, des interactions avec des intervenants qui viennent agir et réagir sur un espace de discussion qu’ils contrôlent, en conformité avec un protocole articulé. Au contraire, ces bonnes gens-là ont d’autres activités. Ils sont artistes, ils sont musiciens, ils sont politiciens, ils sont ce que tu voudras. Ils n’ont tout simplement ni le temps ni les compétences pour jouer au planton cohérent avec les boutefeux qui viennent les enquiquiner. Nos statues de cristal prennent tout en pleine gueule, sur un mode naïf, comme si elles avaient affaire à une situation de normalité banale, où on recevrait un courrier électronique ordinaire, envoyé par une personne qu’on connaît, un pair, un ami, un proche. Or, c’est pas du tout comme ça que ça fonctionne, la chimie percolante du cyber-cloaque…

Il y a donc une expérience, une expertise, un savoir-faire de l’intendance de la cyber-vindicte. Et ce savoir-faire ne vous produit pas son mode d’emploi bien souvent. Tout ce qu’on entend, de ci de là, ce sont des considérations fort vagues et sommaires sur le fait qu’il faut vivre avec la vindicte, qu’il faut la supporter, qu’il faut s’éloigner des médias sociaux, qu’il faut faire attention de ne pas se laisser émotionnellement maganer par tout ce barda. Or, en réalité, ce genre de phénomène se gère. Mais, bon, il devrait préférablement être géré par des gens qui détiennent l’expertise. C’est pourquoi, si j’ai une modeste suggestion à faire aux personnalités de cristal qui ont ce genre de problème: embauchez-vous un modérateur expérimenté et faites-lui confiance. Avec du temps (le facteur temps est primordial), votre modérateur arrivera graduellement à gérer le filtre de votre cyber-communication tel qu’il doit être géré. Ce genre de pratique ne s’improvise pas… ou plutôt: ne s’improvise plus.

J’ai déjà exprimé ailleurs le fait que je suis respectueux du cyber-anonymat. Je crois sincèrement que le cyber-anonymat favorise la liberté d’expression et fait que les gens ne craignent pas leur employeur, ou tout autre instance qui les menace implicitement, quand ils viennent s’exprimer. Ceci dit, et bien dit, un autre fait s’impose, par les temps qui courent. C’est celui qui nous oblige à constater que la cyber-vindicte ne se résorbera vraiment que le jour où il sera impossible de s’exprimer sur les médias sociaux sans que cette expression ne soit directement corrélée à notre vraie personne. Un jour, et c’est déjà un petit peu commencé, il faudra décliner une identité réelle, issue d’un compte effectif, pour pouvoir prendre la parole sur une plateforme ou sur une autre. Ce jour-là, vous verrez la vindicte se résorber d’elle-même, assez promptement. Je crois vraiment que l’agressivité excessive est, hélas, corrélée à une sorte d’impunité malheureuse de l’anonyme. C’est regrettable mais c’est comme ça. D’ailleurs, on observe aussi que beaucoup d’intervenants s’identifient de plus en plus à leur pseudo. Certains existent plus profondément en leur pseudo qu’en leur vrai nom. Ils portent une cape, sur la toile, si on peut dire. Et lorsque cette identification très intime à son pseudo est scellée, le personnage doté d’un pseudonyme, même s’il n’a pas décliné son identité effective, fonctionne comme s’il avait une sorte de seconde identité à préserver. Et, là aussi, très souvent, son attitude de cyber-vindicte tend alors à se résorber.

Cette grande aventure des médias sociaux tend à émaner collectivement d’un ensemble de personnes cultivant, assez sereinement, une vaste situation d’interaction et d’échange. Je ne crois vraiment pas que les pratiques répressives soient la solution, pour remédier à la cyber-vindicte. Redisons-le, ce qu’il faut, c’est une intendance expérimentée (humaine, pas robotique) qui gère, une par une, les interventions et ce, au contenu et non aux personnes. Cela ne s’improvise pas et je pense que beaucoup des gens qui souffrent de la cyber-vindicte sont tout simplement piégés dans leur situation d’amateurisme mal conscientisé. De plus en plus perfectionnée, médiatique au sens fort, l’interaction sur les médias sociaux est désormais quelque chose qui requiert une logistique intellectuelle spécifique, à la fois souple et ferme, à la fois délicate et solide. Sur le plus long terme, c’est seulement lorsque cette logistique non-robotique sera devenue le lot commun, comme, disons, l’utilisation d’un traitement de texte ou d’un téléphone intelligent, que ce problème disparaitra. Malgré ce qu’on s’imagine, on n’y est pas encore. Mais cela viendra, graduellement et implacablement.

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DEUX NOUVELLES D’ISABELLE LAROUCHE

Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2020

Illustration: Marc Delafontaine

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L’autrice québécoise Isabelle Larouche a produit un certain nombre de textes de fiction courts pour la jeunesse. Deux de ces textes touchent des genres distincts mais presque complémentaires, la science-fiction (ou l’anticipation, ceci pourrait être débattu) et la nouvelle d’évocation. À moi, nouvelles, deux mots…

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LA SPHÈRE —  La Sphère Virtualia est une manière de cyber-simulateur intégral. Elle reproduit fidèlement les espaces réels mais elle piège aussi ses invités dans son univers circonscrit. La jeune Gabrielle a contribué à la création par son père de certains des hologrammes qui habitent ce monde. Le Paris de 1900 a pris une singulière densité à son instigation. Et voici que ce dispositif virtuel, amical et contrôlable, devient de plus en plus intéressant, plus intéressant que la réalité même. Gabrielle y rencontre un garçon charmant qui semble tout spontanément comprendre ce qu’elle aime. Le temps semble se déployer autrement. Et pendant que Gabrielle s’engloutit dans son univers virtuel, toute une camarilla scientifique s’efforce de l’extirper de cette toile d’araignée circulaire. Cela se fera-t-il sans séquelles psychologiques, physiques et intellectuelles?

On a ici une nouvelle qui ressemble singulièrement au synopsis d’un roman que l’autrice pourrait encore écrire. Si l’objet technique ressemble initialement au fameux simulateur (Holodeck) de Star Trek, il s’en autonomise rapidement par le fait que la protagoniste, justement, s’autonomise elle-même de l’emprise technique du susdit simulateur, mais en assurant fermement une perpétuation du dispositif hallucinatoire. Tout se joue comme si l’objet technique avait fonctionné comme un simple déclencheur imaginatif menant la protagoniste à s’ouvrir et à assumer la propension à se mettre à vivre dans sa tête. Le monde scientifico-médical et parental cherchant à récupérer la jeune rêveuse perdue apparaît alors comme le monde adulte auquel l’imaginaire adolescent résiste encore et refuse de céder. Il y a là un vaste potentiel, narratif et symbolique, exploitable.

Isabelle Larouche (2004), «La Sphère», Marie-Andrée Clairmont dir, (Collectif de l’association des écrivains québécois pour la jeunesse), Virtuellement vôtre, Éditions Vents d’Ouest, Coll, Ado – Aventure numéro 62, Gatineau, pp 25-36.

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PINGUALUIT — Le jeune Norman part en compagnie de son père pour Pingualuit, dans le Nunavik (grand nord québécois). C’est un voyage de camping dans le vaste espace boréal. La majorité des déplacements se font en avion. Le guide inuit qui accompagne Norman et son père a amené Piari, son fils, avec eux. Piari ne parle que l’inuktitut. Norman va donc devoir déployer son petit lexique portatif et entrer en studieuse interaction avec son nouvel ami. On expérimente une courte mais intense aventure impliquant une découverte naturelle autant qu’une rencontre ethnoculturelle. Le cratère des Pingualuit, vieux de quatorze millions d’années et contenant une eau très pure est le principal objet d’attraction de cet immense espace. Un mystère s’esquisse. Cette eau est-elle vraiment terrestre et aussi, surtout: Piari est-il vraiment Piari?

Cette nouvelle d’évocation prend toute sa densité de par une solide mise en place visuelle et sensorielle de la toundra boréale. Notons, pour la touche ethnoculturelle, que Galarneau, c’est le nom qu’on donne au Québec au soleil. Si ce dernier adopte des comportements diurnes et nocturnes si singuliers ici, c’est que la proximité du cercle polaire impose les contraintes astronomiques que l’on connaît. Le cratère séculaire, les aurores boréales sémillantes, la faune imprévue sont évoqués avec une tendresse et une vigueur descriptive qui nous fait entrer pleinement dans cet univers étrange. Les personnages, notamment les Inuits, nous suscitent le dépaysement de la solide réalité du voyage. On a ici aussi un texte à chute, qui nous laisse rêver sur les potentialités du mystère, au moment de l’interruption de ce trop court séjour nordique.

Isabelle Larouche (2012), «Pingualuit», Marie-Andrée Clairmont dir, (Collectif de l’association des écrivains québécois pour la jeunesse), Le camping ça me tente!, Association des écrivains québécois pour la jeunesse, Saint Lambert, pp 11-31.

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LES SUPERHÉROÏNES DE DC (DC Superhero Girls, 2015—2018)

Posted by Ysengrimus sur 1 février 2020

Batgirl, Supergirl, Wonder Woman, Harley Quinn, Poison Ivy, Katana, Bumble Bee

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C’est une question finalement assez vieille, vieillotte presque, dans la culture superhéroique. Est-il possible de mobiliser cette cosmologie de science-fiction et de magie et la faire ouvertement fonctionner dans un univers de filles, et selon les particularités effectives de la culture intime des filles? Les premières tentatives en ce sens sont anciennes. On comprend, par exemple, que Hawkgirl (créée en 1940), Supergirl (créée en 1958) et Batgirl (créée en 1961) sont le résultat de formules, louables quoi que peu subtiles, visant à féminiser vaille que vaille des figures comme Hawkman, Superman et Batman. D’autre part, Wonder Woman (créée en 1941), sans équivalent masculin, peut être considérée comme la toute première superhéroïne majeure typiquement féminine. Cela ne règle pas notre problème pour autant. Wonder Woman fonctionne en effet trop souvent comme confirmatrice involontaire du fameux Syndrome de la Schtroumpfette, au sein de la Ligue de la Justice. En un mot, elle existe dans un monde qui donne faussement l’impression que les femmes représentent 20% de la population active. Cela ne féminise nos espaces mentaux superhéroïques que de façon toute minimale. Notre question reste donc entière: comment transformer le monde explosif, picaresque et échevelé des superhéros et des superhéroïnes en un univers de filles, c’est-à-dire un dispositif social sciemment abordé dans l’angle féminin.

Les écrivaines Shea Fontana, Lisa Yee, Aria Moffly et les metteuses en scène d’animation Jennifer Coyle et Cecilia Aranovich ont relevé le défi, dans DC Superhero Girls (ensemble de 112 courts dessins animés lancés en 2015). On se donne ici comme point de départ les superhéroïnes du monde de DC (Detective Comics, séries d’illustrés apparus en 1937 et devenues depuis —sous l’abréviation DC Comics— un gigantesque conglomérat culturel). On se propose spécifiquement donc de reprendre les superhéroïnes de ce vaste corpus et d’ouvertement les mettre en valeur comme jeunes filles — tout en maintenant les déterminismes et les paramétrages descriptifs les définissant dans le canon DC. Le premier problème qui va se manifester alors est que, misogynie implicite d’autrefois oblige, le monde de DC fourmille bien plus de supervilaines que de superhéroïnes. Les Catwoman (créée en 1940), Cheetah (créée en 1943), Star Sapphire (créée en 1962), Poison Ivy (créée en 1966), Big Barda (créée en 1971), Lady Shiva (créée en 1975), Frost (créée en 1978) et autres Harley Quinn (créée en 1993) encombrent cet univers et font, au départ, des personnages féminins les plus passionnants des emmerdeuses de première. C’est là le premier ajustement qu’il va falloir opérer. Et on y verra. Ces supervilaines, toutes en ambivalences et demi-teintes, se retrouveront donc pêle-mêle en compagnie d’une flopée de bonnes filles du cru, telles Hawkgirl (créée en 1940), Mera (créée en 1963), Bumble Bee (créée en 1976), Raven (créée en 1980), Starfire (créée en 1980), Katana (créée en 1983), Miss Martian (créée en 2006), pour n’en nommer que quelques-unes. Les redresseuses de torts droites et volontaires devraient alors, bon an mal an, parvenir à exercer une saine influence sur les super-voyoutes.

On va donc se retrouver à  Métropolis, au Collège des Superhéros (Super High), où les versions jeunes filles de l’intégralité de ces personnages suivent une formation intensive dans ce véritable ENA des superpouvoirs. Elles sortent donc toutes du même atelier, c’est ce qu’on nous avoue ici. Une ligne doctrinale hautement spinozienne est, de fait, formulée: les superpouvoirs ne sont ni bons ni mauvais, en soi. Ils sont, simplement. C’est toi, après, qui fait tes choix de vie les incorporant. Certaines supervilaines persisteront dans leur déviance, comme, par exemple, Giganta (créée en 1944), Granny Goodness (Mamie Bonheur, créée en 1971), Lashina (créée en 1972), Mad Harriet (créée en 1972), Blackfire (créée en 1982), Artemiz (créée en 1989) et plusieurs autres. Mais l’ambivalence de plusieurs des supervilaines mentionnées plus haut les fera finalement pencher du bon côté, notamment grâce, justement, à la solide sororité et à la saine amitié entre filles qui se déploiera au Super High, institution ferme, structurée, enveloppante et très orientée vers une vision moderne et féminisée de la morale civique. Notons, pour la bonne bouche intellective, que si la quasi-totalité des enseignants de cette institution sont des hommes, la Principale —à l’autorité ferme mais bien balancée— est une femme (Amanda Waller, créée en 1966) et son principal-adjoint est un gorille (le Gorille Grodd, créé en 1959)… un vrai gorille, qui parle. Parlant.

Devenue, pour le plus grand plaisir des esprits subtils, non clivée et non manichéenne, cette nouvelle notion de superfille en fleurs nous invite donc à suivre et à accompagner —principalement mais pas exclusivement— la coexistence studieuse et collégiale de sept grandes copines de high school qui s’entraident toutes solidairement et amicalement pour combler leurs anxiétés et insécurités de jeunesse et devenir ainsi, de concert, des redresseuses de torts en bonne et due forme. Nous nommons (dans l’ordre de l’illustration supra, de gauche à droite):

Batgirl (Barbara Gordon). Exempte du moindre superpouvoir, mais sans peur et sans complexe, cette jeune fille très intelligente compense ce manque par une technologie perfectionnée qu’elle domine solidement. Batgirl, c’est le cerveau de la bande. Mathématicienne, informaticienne, technicienne et aviatrice, elle partage son savoir généreusement et veille attentivement et sororalement sur toutes ses copines. Son papounet monoparental est le chef de la police de Métropolis.

Supergirl (Kara Zor-El). Très puissante mais mal contrôlée, Supergirl est orpheline de ses parents kryptoniens qu’elle idéalise. Elle a pour parents adoptifs le couple de cultivateurs du Kansas qui a déjà éduqué son cousin Superman. Constamment foudroyée par la kryptonite qui traîne un peu partout sur le campus, notre Supergirl en baskets combine subtilement omnipotence et fragilité.

Wonder Woman (Diana Prince). Princesse insulaire, la jeune Wonder Woman a une relation assez compliquée avec sa mère, monarque amazone monoparentale guindée et peu soucieuse des détails de la vie sociale de sa fille. Solide, pure de cœur et dotée d’un leadership naturel au combat, Wonder Woman est aussi dépositaire du fameux lasso de la vérité, fort utile pour capturer mais aussi faire avouer les prévenu(e)s.

Harley Quinn (Harleen Frances Quinzel). Folle raide, Harley Quinn combat avec un immense maillet et introduit le délire enfantin et clownesque dans l’existence sérieuse et studieuse de ses copines. Ses origines de supervilaine ne sont jamais très loin et elle a une solide propension à faire les quatre cent coups. Mais sa vision des choses et son cran surprennent toujours et on en vient inexorablement à apprécier son apport.

Poison Ivy (Pamela Lillian Isley). Le côté supervilain de Poison Ivy est ici totalement résorbé au profit d’une jeune fille rêveuse, sereine et contemplative qui a plein contrôle sur les plantes, la verdure et la végétation. Écologiste et pacifique, Poison Ivy déploie ses pouvoirs de manieuse de lianes dans une perspective strictement défensive. C’est indubitablement la plus calme et passive de la bande.

Katana (Tatsu Yamashiro). C’est la spadassine orientale, la samouraïette de choc (voir illustration infra). Vive et forte, Katana a aussi la langue bien pendue et ne se gène pas pour dire ce qu’elle pense. C’est la plus garçonne du lot mais son sens artistique, son élégance et sa prestance impressionnent ses copines. C’est une compagne fidèle, un soldat solide dont le courage, la précision et l’abnégation sont sans faille.

Bumble Bee (Karen Beecher-Duncan). C’est super-abeille. Elle a des ailes diaphanes au dos et jette une sorte de jus électrique. Jeune afro-américaine sensible, à la coiffure sophistiquée et qui a la mystérieuse capacité de se miniaturiser en format insecte ou encore de mobiliser une armée d’abeilles costumières, pour elle-même ou pour ses copines, Bumble Bee adore la musique pop et la chose civique. Elle semble être la seule de la bande qui ait encore ses deux parents naturels.

Alors ensuite, en un juste retour des choses et des temps, on dirait désormais que ce sont les garçons qui représentent environ 20% de la population active de cet univers. On ne retrouve ici, en effet, que la brigade légère du cheptel masculin de DC. Et elle est toujours passablement discrète. Il s’agit notamment de Flash (créé en 1956), Beast Boy (créé en 1965), Cyborg (créé en 1980) et la version masculine initiale de l’interchangeable Green Lantern (créé en 1940), qui sera subséquemment remplacée par la cadreuse de la journaliste Lois Lane, la bien nommée Jessica Cruz (créée en 2014). Les supervilains, pour leur part, dont je vous épargne l’énumération, sont en bonne partie masculins (mais pas intégralement).

Les scénarios sont suaves, originaux, irrésistibles. On entre de plain pieds dans un univers de filles. Conversations de filles, projets de filles, petits (et gros) animaux domestiques de filles, sorties de filles, soirées dansantes de filles, dortoirs et salles de douches de filles, habillage et choix de couleurs de filles. Les superhéroïnes se soucient par-dessus tout des émotions de leurs copines. Elles se jouent des tours de collégiennes, certes, mais aussi elles se protègent entre elles, tant au niveau académique qu’émotionnel. La diversité et le rythme endiablé des scénarios parviennent à nous débarrasser de la tarte à la crème convenue des relations amoureuses. Ces jeunes filles sororales ne sont pas obsédées par les garçons mais plutôt par leur cheminement académique, leurs devoirs et projets, le bien-être de leurs copines, la sérénité de leurs parents et, surtout, la priorité cardinale de sauver le monde. Les supervilain(e)s, quant à eux, sont plus infantiles et mal lunés que vraiment méchants et les choses se règlent sans trop d’aigreur. Les conflits épiques, superhéroïques, se subliment souvent en compétitions sportives toniques (courses de voitures ou de véhicules volants, duels de robots télécommandés, derby de patins à roulettes, olympiades grandioses) quand ce n’est pas tout simplement en algarades de tartes à la crème. Même les petites espionnes et les petites traîtresses (notamment Lena Luthor, créée en 1961) sont attachantes et intelligentes. Chapeau, les scénaristes et les animatrices. Cet opus m’a fait renouer joyeusement avec le dessin animé, un mode d’expression que je ne cultive plus guère.

Ce spectacle télévisé est récent (2015—2018) mais il existe déjà en version française. Cette dernière est particulièrement juvénile, sympathique, vive et enlevante. Il faudra encore voir si DC Superhero Girls aura un impact de masse et une durabilité d’estime. En tout cas, impact de masse ou pas, le tout de cette superbe chose me parait hautement significatif sociologiquement. Si le monde des jeunes filles arrive à investir ainsi la superforteresse DC et à y imposer sa sensibilité et sa logique, c’est qu’il n’y aura rien —tant au plan fictif qu’au plan effectif— qui pourra lui résister demain, tout à l’heure, tout de suite…

Katana

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À propos de la posture victimaire dans la fachosphère

Posted by Ysengrimus sur 15 août 2019

fachosphere-tendance

 

On ne présente plus la fachosphère. Elle est omniprésente sur internet, rampante, gluante, sirupeusement implicite. Elle est dispersée, saupoudrée, vermiculaire. Elle se dit, se dit et se redit. Les arguments de ces doctrinaires, obtus ou cinglants, solaires ou lunaires, eux aussi sont rebattus, résurgents, symptomatiques de la pourriture sociétale d’un temps, révoltants, pitoyables. On connaît bien ce contenu socialement régressant, anti-capi-mais-par-la-droite, pro-PME-anti-«bancaire», libertinophobe, gynoclaste, hétérosexiste, xéno-ethnocidaire (ce dernier trait hautement variable et sélectif, au grée des sources de financements internationales), «catholique-culturel», populiste-pingouin-de-baseux, post-GUDeux, militariste de casernes (en affectant de conspuer les états-majors). Pas grand chose de vraiment, effectivement, original. Ou… un peu quand-même…

S’il y a quelque chose de nouveau en la fachosphère du moment, là indubitablement, c’est moins le détail fin de ce contenu doctrinal fétide que le style oratoire ou argumentatif de sa mise en ligne. La fachosphère contemporaine a pignon sur rue, le sait et a le triomphe l’un dans l’autre modeste, l’insistance tendue mais discrète. Ses colères sont froides. Ses tribuns se déguisent désormais en penseurs maudits, profonds, sombres et songés. Elle ne s’énerve pas, ne s’emporte pas. Elle ne «milite» plus, elle explique. Elle éduque doctement les masses. Et surtout, aussi christique que chrétienne (helléno-chrétienne, hein, pas de gourance), elle construit patiemment sa martyrologie, tisse tout doucement sa toile à capturer les larmes. Au jour d’aujourd’hui, les bouillants, les virulents, les éructifs, les pulsionnels, c’est les autres. C’est les oppresseurs, les orateurs, les politiques, les médiatiques, les atterrés, les éberlués. La fachosphère ronronne puissant, se ratiocine doucement et ne fait plus le coup de poing. Apaisée, décomplexée, elle la joue victimaire. Voyons les grandes lignes de ce nouveau ton murmurant du chœur des vicaires cyber-fachos.

Nous ne sommes pas racistes, vous l’êtes. Au sens littéral, le seul valide et le seul invoqué, la fachosphère n’est ni raciste ni antisémite. Vous avez bien lu. Si on l’accuse de faire du racisme et de l’antisémitisme, on soumet ses «analyses» au chantage (chantage au racisme, chantage à l’antisémitisme). D’ailleurs savez-vous quoi? C’est largement vrai et attesté que la race n’est plus un repoussoir fachosphérique opératoire. Le racisme, le vrai racisme racialiste, vous savez, celui des formes de crânes, de la force des bras et des dents, des courbures de nez, des couleurs de peau, des hiérarchies ethno-intellectuelles, eh bien il n’a plus tellement cours. La civilisation est désormais tellement racialement diversifiée… et plus vive et matoise que jamais! La fachosphère est tellement racialement diversifiée, elle aussi! C’est un fait net qu’il est désormais inepte, creux et inefficace de la ramener en invoquant les critères qui furent ceux de Gobineau et/ou de la solution finale et de l’espace vital. Même le fascisme contemporain, sous le poids puissant des faits historiques, a du avancer d’un gros cran, sur ces questions. Maintenant ethniquement plurielle (ce qui est la confirmation imparable du fait que les idées, même les plus rétrogrades, ne sont justement pas des monopoles raciaux), la fachosphère racialise désormais sa démarcation dans l’autre sens. Entendre par là qu’elle va narquoisement à la pêche au racisme crétin chez ses adversaires. Et elle trouve de quoi bien remplir ses nasses. Injures nullardes, mots malencontreux, attitudes inadéquates, réminiscences boiteuses, nostalgies colonialistes sous-jacentes, théories courtichettes mal ficelées, coups de gueules foireux… et vlan. C’est maintenant le bon petit blanc ramolli du cognitif qui se fait piéger au jeu de la rectitude politique dont il prétendait tendre les rets et dicter les règles. Certains intervenants fachosphériques sont des as dans l’art mutin de colliger les bourdes télévisuelles de blancs crétins dont nous nous foutons tous mais qui, bien rehaussées, deviennent le repoussoir victimaire idéal d’une extrême-droite multiforme, matoise-sournoise, qui n’a aucune pudeur à identifier son idéologie délétère à rien de moins qu’un antiracisme nouveau genre. Et la bonne conscience de disjoncter. Et le chantage de s’inverser. «Je suis pas blanc et je suis explicitement fachosphérique. Tu dois penser comme moi sinon tu roules avec les blancs, contre la pensée ‘nouvelle’ issue de la conscience de l’humain planétaire».

Nous sommes non-conformistes. Les fachosphériques sont soit des jeunes, soit de vieux juvénilistes. Ils ont donc pour eux, pour un temps, la vigueur du (re-re)nouveau, du faux-frais, du pseudo-vif. Ils sont les néo-réacs 2.0. Et ils en jouent à fond. La gauche désormais, c’est la république à la papa, c’est le Mai archaïque-68 de Dany LeGris, c’est les baby-boomers, c’est croulant, c’est déliquescent, et c’est suspect d’être entré profond, bien profond, dans l’intégralité des canaux de corruption institutionnalisés. Je ne vais pas me fatiguer à exposer qu’il y a des jeunes de gauche, dont l’action est hautement révélatrice de tendances sociétales profondes et neuves. Mes enfants et le Québec de 2012 en font foi. Mais les fachosphériques «expliquent» à la jeune gauche qu’elle fait preuve de conformisme social, qu’elle fait jouer les vieux réflexes libertaires, fatigués, alanguis et démodés, qu’elle est bobo, gauche-caviar, liseuse du Monde Diplo, écolo-gentillette et hipstérisante, donc snobinarde, donc bourgeoise. Contre ce qu’il expose alors comme un conformisme bourgeois de gauche, le fachosphérique se pose en fringuant dépositaire de tous les anticonformismes populaires contemporains. Désormais, résister, combattre le «système», c’est libérer notre droit d’avoir un Peuple, une Religion et un Sexe (contre le mondialisme, contre l’athéisme trivialisé en laïcité, contre la «théorie du genre», institutionnalisés, perlant partout, de l’école au palais présidentiel). S’en prendre aux fachos aujourd’hui c’est, dans la perspective fachosphérique, s’en prendre à une jeunesse cyber-éduquée, alternative, un peu punk (dans le bon sens), sympa, voyoute-muscu, potache-résistante, et qui se laissera pas faire par les barbons Trotsky et les pimbêches de Beauvoir qui regardent les banlieues de haut.

Vous nous insultez, nous marginalisez, nous rejetez. Le troll est mort. Vive le débatteur fachosphérique onctueux, poli, patient, collant, politicien. Cyber-éduquée, bien imprégnée de la trajectoire incurvée —fulgurante— du monde de l’internet, la fachosphère actuelle comprend intimement qu’on n’est plus en 2006 pour s’envoyer des vannes à la gueule jusqu’à ce que le forum devienne engorgé ou qu’il ferme. L’intervenant fachosphérique actuel opère de facto sur des cyber-espaces de plus en plus fliqués et judiciarisés. Il s’ajuste. Il s’adapte. Il joue donc de politesse, d’implicite, de faconde onctueuse. Il parle d’ananas, d’index levé en l’air, d’ «empire» et de «banque». Qui vous poursuivra pour avoir levé un index en l’air ou avoir abstraitement dénoncé une banque? Et c’est ici que le modus operandi victimaire de la fachosphère entre en mode force tranquille. Toute objection, toute opposition aux propos fachosphériques est une insulte non motivée, une méchanceté gratuite, une marginalisation, une discrimination, une attaque personnelle ad hominem. Le troll c’est toi! Toi qui t’énerve un peu, toi qui t’objecte en sursautant, toi qui combat encore, toi qui picosse un rien dans le saindoux faussement déférent pour y retrouver les idées à abattre. Témoin de Jéhovah collé à ta porte et ayant fait semblant d’entendre ta salve, le fachosphérique t’englue désormais dans la sienne, mollement mais sans mollir. Et le brutal, c’est toi. Le hargneux, c’est toi. Celui qui se tient pas et sort de ses gongs, c’est toi. Et moi, le fachosphérique, monsieur le modérateur, je ne suis que la victime, innocente et douce qui cherchait juste à penser différemment et à le dire, tout simplement.

Comme vous rejetez pas l’empire comme nous, les impérialistes, c’est vous. Les fachosphériques ont de fait tout inversé. Ils nous présentent Dresde 1945 comme si c’était Berlin 1931. Pauvre de nous, nous sommes des dupes intoxiquées et endormies par une démocratie menteuse et une culture de masse sciemment dévoyée et qui nous manipule. Hitler est un brillant économiste désormais, vous saviez pas? Il était le seul à avoir su tenir tête à Wall Street et il a payé pour. La guerre s’est pas fait contre lui mais pour ses ennemis, pour ainsi dire. Lui aussi, il est la victime, dans toute cette grosse affaire distordue du siècle dernier. Tout s’inverse et, en cela, la fachosphère contemporaine est bien l’indice purulent, le symptôme malodorant mais crucialement loquace et lancinant de la déliquescence de tout ce cadre de représentations jovialiste et prospériste des Trente Glorieuses qui ne reviendront plus et dont plus personne ne veut. Le summum de la conceptualisation victimaire des fachosphériques, c’est le fameux phénomène du rouge-brun. Criss-cross! Marx est un penseur fasciste et le Front National est le plus grand parti de gauche de France. Vous le saviez pas? Vous saviez pas que c’est ça, désormais, la seule façon valide de penser l’impérialisme? Ce n’est pas la production capitaliste mondiale qui est en crise. Ce n’est pas la baisse tendancielle du taux de profit qui continue de se déployer. Non, non, C’est l’empire qui panique devant le retour des vraies valeurs… et comme vous rejetez pas l’empire comme nous le faisons, eh bien, les impérialistes, c’est vous.

Que faire? Donc le nouveau dialogue cyber-classique contemporain du débat politique c’est ceci: un fachosphérique onctueux, larmoyant et victimoïde traite d’étroit d’esprit et de brutal un gars ordinaire juste parce qu’il ose être atterré par la résurgence brune. De la rationalité inversée à son meilleur. Alors que faire? Simple. Ne pas les victimiser plus et, surtout, répondre un peu, juste un petit peu, pas trop non plus. Les faire parler, surtout, bien parler, tout vomir, tout éructer. Qu’ils sortent du cyber-maquis et s’exposent un tantinet, qu’on médite. Il faut les amener à extirper leurs idées du brouillard victimaire. Qu’on nous la livre plus clair, plus net, la doctrine dure, la pensée bleue acier et noir charbon, dans sa raideur simplette et sa limpidité inoriginale. On la perd un peu, dans tout ce ballet de pixels et de courriels et c’est pourtant elle qui doit reprendre le dessus, la pensée, l’analyse sociopolitique du monde contemporain. Dis-moi, petit fachosphérique, dis-moi quels sont tes angles de vue, tes options, tes maîtres, tes points doctrinaux, tes bailleurs de fonds, ton programme. Comme la pose victimaire est le seul élément un peu nouveau du corps conceptuel fachosphérique, c’est à elle qu’il ne faut pas laisser reprendre corps et envahir tout le champ. Tu n’es pas une victime, mon facho. Tu es un indice et, de par cela, tu es interlocutif et, oui, je l’affirme, tout en m’en affligeant, c’est la faillite de l’époque qui parle à travers toi. Parle donc. Cesse de te lamenter dans le sous-entendu lourdingue et de faire de l’ad hominem et des procès d’intention à rallonges. Expose-le, ton contenu. Laisse lentement sortir la bête nuisible du lagon des ambivalences interactionnelles. Ce gros poisson, pourquoi tu le noies? Il faut qu’on la voie bien au clair, qu’on la contemple ouvertement, cette conception crépusculaire, indicative, nuisible, nocive et surtout, ancienne, dépassée, tellement ancienne, dépassée, vermoulue et démodé que cela l’aide à terriblement revenir à la mode auprès de la courte mémoire de nos politicards hagards qui s’égarent et de leurs thuriféraires infantiles et minables…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Un petit aperçu de la lecture du linguiste

Posted by Ysengrimus sur 7 février 2019

ELP-LOGO

À ÉLP nous relisons scrupuleusement les œuvres que nous éditons. Une de ces relectures est faite par un personnage très particulier que nous nommerons ici le linguiste de service. Notre linguiste de service corrige au mieux les fautes et coquilles qu’il attrape, certes, mais, comme son attention soutenue se concentre ailleurs, il ne les voit pas toutes (c’est de fait, un très mauvais relecteur d’épreuve, comme il n’a pas honte de candidement le reconnaître). Spécialiste des différentes variétés de français, notre linguiste, scrupuleux et hautement déférent envers les cultures du monde francophone, surveille attentivement les petits accidents stylistiques et les traits dialectaux. Il retire les premiers et garde les seconds en voyant à soigneusement les distinguer, sans jugement de valeur mais en mobilisant, en permanence, son lot de connaissances. C’est un travail de dentellière. Il a eu la gentillesse de nous l’exemplifier, un beau matin, à propos d’un roman écrit par un auteur congolais qu’il était en train de relire. Cela a déclenché le fort intéressant échange suivant:

LE LINGUISTE DE SERVICE À ÉLP: Juste pour le beau de la chose, pour ceux et celles que cela intrigue, un petit aperçu de la lecture du linguiste. Au début de l’ouvrage de notre premier auteur originaire du Congo-Kinshasa, le frère du principal protagoniste lui dit (phrase orale rapportée entre guillemets): «Remémores-toi ces instants, car c’est la première, et la dernière fois, qu’elle le fasse» en parlant d’un geste gentil de leur sœur. Le tour est archaïsant mais attesté dans la francophonie, le morphème de subjonctif correspond indubitablement à une prononciation effective, c’est dans du dialogue rapporté. L’erreur est quasi-impossible. Toutes les caractéristiques du trait dialectal y sont. On garde. Mais, un peu plus bas on lit: En vérité, je n’accordais pas d’attention à ses dires. Plus tôt, à ce que je voyais. Faux sens pour cause exclusivement graphique, homonymie effective, fausse paronymie strictement orthographique (nom technique: une homophonie), absence de prononciation distincte. Une petite particularité orthographique (ou faute) nuisible qui brouille la lecture, On corrige sur ceci, sans toucher au rythme syntaxique: En vérité, je n’accordais pas d’attention à ses dires. Plutôt, à ce que je voyais. Il faut les prendre un par un, graine à graine. Consulter des sources parfois, pas trop non plus. Se laisser dépayser sans se laisser endormir. Tout un thrill

UNE COLLÈGUE DU BUREAU DE DIRECTION: Whaou. Bonne chance, Linguiste. À part ça, le S à la fin de remémores c’est aussi un tour archaïsant?

LE LINGUISTE: Une hypercorrection par analogie. Je la fais souvent moi aussi. Suivez bien le mouvement. Première révolte de l’entendement. On a: Tu parles. Le S reste globalement senti comme un marqueur de pluriel loin au delà de l’espace nominal, or ici on l’exige sur du singulier, et sur un verbe en plus, en isolation complète. La chose devient kafkaïenne à l’impératif. Senti fortement comme une deuxième personne aussi, il perd pourtant le S préalablement si durement inculqué. Parle-moi. Notre soumission orthographique égare le sens de ce qui serait simple et adéquat (bazarder ce S partout, notamment à l’indicatif où il est absurde). On se méfie de notre propre simplicité immanente. On sent confusément que «bien écrire» c’est souvent ajouter des lettres. Oubliant donc le second diktat (celui prohibant le S à l’impératif), par analogie sur l’indicatif de deuxième personne, on hypercorrige: *Parles-moi. C’est ce que notre auteur a fait ici (et moi je l’ai pas vu car je rate habituellement les S – je suis mauvais lecteur d’épreuve, donc merci de la correction – on va bazarder ce S qui n’est pas un trait congolais, juste un trait de francophone tourmenté par ses instituteurs). Gardez une chose à l’esprit, chère collègue directrice. Du point de vue du linguiste, l’abcès de fixation récurrent des fautes d’orthographe est la critique immanente par notre partie illettrée mais logique (la logique de l’analogie) allant à l’encontre de notre partie lettrée, conforme mais incohérente (le conformisme traditionaliste et non motivé de l’anomalie entrée dans les mœurs). Oui?

LA COLLÈGUE DIRECTRICE: Euh, oui maître. Je suis pas sûre d’avoir tout compris mais je crois en gros que c’est une bataille idéologique entre cerveau gauche et droit, entre soumission aux règles même si elles sont crétines (verbe du premier groupe, donc pas de S à l’impératif) et… retour d’expérience, logique apprise à l’école primaire (quand TU es le sujet, on met un S, point barre). Pfff, c’est dur la linguistique!

LE LINGUISTE: Un diktat comme verbe du premier groupe donc pas de S à l’impératif n’est pas une règle linguistique en soi (les locuteurs ne «groupent» pas les verbes). C’est juste un aide-mémoire d’instituteur appuyant ex post une conformité orthographique installée bien avant dans les mœurs des scribes et sans motivation effective dans la langue même. Notez que l’immense majorité des «fautes» porte sur des lettres qui ne se prononcent plus, parfois depuis des siècles. C’est pour ça que les hispanophones font moins de «fautes» que nous. Ils ont la décence (la chance, en fait) d’avoir une écriture restée hautement efficace du seul point de vue valide pour le linguiste en matière graphique: un son – une lettre. Et pourtant qui traiterait Cervantès d’illettré et l’accuserait d’écrire au son?

LA COLLÈGUE DIRECTRICE: Ben pas moi…  Quel échange intéressant! Il m’empêche de travailler, dites voir!

LE LINGUISTE: Les fautes d’orthographe ont en commun avec le terrorisme d’avoir leur logique et de parfaitement s’expliquer ET AUSSI de faire face aux préjugés sommaires passionnels de leurs adversaires, qui les traitent, sans autocritique et à tort, comme des aberration exemptes de le moindre validité logique ou historique. Bon, je vous laisse bosser…

LA COLLÈGUE DIRECTRICE: Donc en fait l’orthographe c’est un truc de fachos, quoi…

LE LINGUISTE: Le résultat de onzième heure d’une culture autoritaire, oui. Ducale, puis monarchiste, puis jacobine, puis colonialiste. C’est un trait culturel comme un autre, remarquez. L’erreur qu’il ne faut pas commettre c’est de prendre la conformité (ou l’absence de conformité) orthographique pour un indicateur intellectuel quand elle est uniquement un indicateur culturel. C’est quand cette confusion là s’installe que la propension fascisante risque effectivement de se mettre en place et de faire dériver l’autoritarisme orthographique, que nous portons tous en nous, vers du ouvertement délirant. Maint instituteurs ont cédé à cette dérive, maint citoyens ordinaires aussi. Il est de notre devoir de francophones de garder un regard autocritique sur cette affaire, surtout quand l’éditeur occidental est en train de relire l’auteur africain!

LA COLLÈGUE DIRECTRICE: Bien dit!

LE LINGUISTE: Merci. Une dernière petite note:

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Mon pastiche de LA BELLE

Posted by Ysengrimus sur 21 septembre 2018

Belle
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LETTRE D’ACCEPTATION DE LA BELLE

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Cher monsieur Sinclair,

Il était une fois, une jeune fille d’une grande gentillesse qui s’appelait Belle. Un jour, elle fut prisonnière dans un grand château où un épouvantable monstre régnait. Elle en était terrifiée, mais lorsqu’elle apprit à le connaître, elle se rendit compte qu’il était d’une immense bonté. Et elle en tomba amoureuse. Cette jeune personne, monsieur, c’est moi. Je suis tombée, par le plus grand des hasards, sur votre annonce pour DIALOGUS et j’aimerais beaucoup participer à votre grand projet. Quel plaisir ce serait pour moi d’expliquer aux gens ce qu’est la vraie beauté en dépit des apparences qui souvent sont trompeuses! La magie qu’il y a dans mon amour pour la Bête doit être comprise. Car sous son aspect hideux se cache un cœur d’or, rempli de gentillesse, d’affection et d’amour.

J’attends votre réponse avec hâte.

Bien à vous,

Belle

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1- QUE RESSENTEZ-VOUS?

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Bonjour «La Belle»,

J’ai lu votre belle lettre d’acceptation et je dois dire qu’elle est belle. J’ai aimé votre belle peur, votre belle envie, votre belle folie et votre belle expression. Vous avez réveillé en moi de belles images en noir et blanc, des images de souffle et de passion. Je voudrais tout de même savoir si au fond de vous avec cet acte de sacrifice pour votre père en allant vivre dans ce château, vous ne saviez pas déjà que tout allait se dérouler pour le mieux. Mais aussi lorsque vous êtes sur ce cheval, que ressentez-vous?

Ma B. Tef

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Ma chère Tef,

Je vous remercie énormément pour votre belle lettre. Je suis très heureuse que vous ayez aimé ma lettre d’acceptation. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais beaucoup d’inspiration ce jour là. Pour répondre à votre question, non je ne savais pas quelle vie m’attendait au château. Comment pouvais-je deviner que sous ses aspects si hideux, le maître de ce château pouvait être si gentil et capable d’une telle bonté. Il est certain que je n’imaginais pas sous ce jour celui qui avait la force de faire prisonnier de son domaine un vieil homme malade!

Alors si j’ai fait ce sacrifice, c’est vraiment par amour pour mon père. Je le faisais avec joie pour lui prouver la tendresse que j’avais pour lui. Bien sûr, après le départ de mon père, quand je me suis rendue compte de tout les efforts que la Bête faisait pour m’être agréable, ma crainte a vite diminué.

Pour ce qui est de ce cheval, de quoi parlez-vous donc? De celui que j’ai inévitablement utilisé pour me rendre au château? Si telle est votre question, j’ai eu terriblement peur durant ce trajet. J’ai pensé plusieurs fois faire demi-tour, mais dès que je regardais mon père, je me souvenais que je le faisais pour lui et cela renforçait ma détermination de prendre sa place comme prisonnière. Je ne regrette absolument rien de ce fatal moment.

Bien à vous,

Belle

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2- TA VIE

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Bonjour Belle.

Je voudrais que tu me racontes ta vie si tu le veux bien.

Merci.

Cocab

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Il était une fois un marchand, qui était extrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles; et comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants, et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très belles; mais la cadette surtout se faisait admirer, et on ne l’appelait, quand elle était petite, que la belle enfant; en sorte que le nom lui resta: ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure qu’elles. Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil, parce qu’elles étaient riches; elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres. Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage; mais les deux aînées répondirent qu’elles ne se marieraient jamais, à moins qu’elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins, un comte. La Belle, (car je vous ai dit que c’était le nom de la plus jeune), la Belle, dis-je, remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l’épouser, mais elle leur dit qu’elle était trop jeune, et qu’elle souhaitait tenir compagnie à son père, pendant quelques années. Tout d’un coup, le marchand perdit son bien, et il ne lui resta qu’une petite maison de campagne, bien loin de la ville. Il dit en pleurant à ses enfants, qu’il fallait aller demeurer dans cette maison, et qu’en travaillant comme des paysans, ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu’elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu’elles avaient plusieurs amants, qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu’elles n’eussent plus de fortune; les bonnes demoiselles se trompaient: leurs amants ne voulurent plus les regarder, quand elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait, à cause de leur fierté, on disait: «elles ne méritent pas qu’on les plaigne; nous sommes bien aises de voir leur orgueil rabaissé; qu’elles aillent faire les dames, en gardant les moutons». Mais, en même temps, tout le monde disait: «pour la Belle, nous sommes bien fâchés de son malheur; c’est une si bonne fille: elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté, elle était si douce, si honnête». Il y eut même plusieurs gentilshommes qui voulurent l’épouser, quoiqu’elle n’eût pas un sol: mais elle leur dit, qu’elle ne pouvait se résoudre à abandonner son pauvre père dans son malheur, et qu’elle le suivrait à la campagne pour le consoler et l’aider à travailler. La pauvre Belle avait été bien affligée d’abord de perdre sa fortune, mais elle s’était dit à elle-même, quand je pleurerais bien fort, cela ne me rendra pas mon bien, il faut tâcher d’être heureuse sans fortune. Quand ils furent arrivés à leur maison de campagne, le marchand et ses trois fils s’occupèrent à labourer la terre. La Belle se levait à quatre heures du matin, et se dépêchait de nettoyer la maison, et d’apprêter à dîner pour la famille. Elle eut d’abord beaucoup de peine, car elle n’était pas accoutumée à travailler comme une servante; mais au bout de deux mois, elle devint plus forte, et la fatigue lui donna une santé parfaite.

Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, elle jouait du clavecin, ou bien elle chantait en filant. Ses deux sœurs, au contraire, s’ennuyaient à mort; elles se levaient à dix heures du matin, se promenaient toute la journée, et s’amusaient à regretter leurs beaux habits et la compagnie: «Voyez notre cadette, disaient-elles entre elles, elle a l’âme basse, et est si stupide qu’elle est contente de sa malheureuse situation».

Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. Il savait que la Belle était plus propre que ses sœurs à briller en compagnie. il admirait la vertu de cette jeune fille, et surtout sa patience; car ses sœurs, non contentes de lui laisser faire tout l’ouvrage de la maison, l’insultaient à tout moment.

Il y avait un an que cette famille vivait dans la solitude, lorsque le marchand reçut une lettre, par laquelle on lui mandait qu’un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises, venait d’arriver heureusement. Cette nouvelle fit tourner la tête à ses deux aînées, qui pensaient qu’à la fin, elles pourraient quitter cette campagne, où elles s’ennuyaient tant; et quand elles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leur apporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortes de bagatelles. La Belle ne lui demandait rien; car elle pensait en elle-même que tout l’argent des marchandises ne suffirait pas pour acheter ce que ses sœurs souhaitaient.

«Tu ne me pries pas de t’acheter quelque chose, lui dit son père.

— Puisque vous avez la bonté de penser à moi, lui dit-elle, je vous prie de m’apporter une rose, car il n’en vient point ici».

Ce n’est pas que la Belle se souciât d’une rose, mais elle ne voulait pas condamner par son exemple la conduite de ses sœurs, qui auraient dit que c’était pour se distinguer, qu’elle ne demandait rien. Le bonhomme partit; mais quand il fut arrivé, on lui fit un procès pour ses marchandises, et après avoir eu beaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu’il était auparavant. Il n’avait plus que trente milles pour arriver à sa maison, et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants; mais comme il fallait passer un grand bois, avant de trouver sa maison, il se perdit. Il neigeait horriblement; le vent était si grand, qu’il le jeta deux fois en bas de son cheval, et la nuit étant venue il pensa qu’il mourrait de faim, ou de froid, ou qu’il serait mangé par les loups, qu’il entendait hurler autour de lui. Tout d’un coup, en regardant au bout d’une longue allée d’arbres, il vit une grande lumière, mais qui paraissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là, et vit que cette lumière sortait d’un grand palais, qui était tout illuminé. Le marchand remercia Dieu du secours qu’il lui envoyait, et se hâta d’arriver à ce château; mais il fut bien surpris de ne trouver personne dans les cours. Son cheval, qui le suivait, voyant une grande écurie ouverte, entra dedans, et ayant trouvé du foin et de l’avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jeta dessus avec beaucoup d’avidité. Le marchand l’attacha dans l’écurie, et marcha vers la maison, où il ne trouva personne; mais étant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu; et une table chargée de viande, où il n’y avait qu’un couvert. Comme la pluie et la neige l’avaient mouillé jusqu’aux os, il s’approcha du feu pour se sécher, et disait en lui-même, le maître de la maison, ou ses domestiques me pardonneront la liberté que j’ai prise, et sans doute ils viendront bientôt. Il attendit pendant un temps considérable; mais onze heures ayant sonné, sans qu’il vît personne, il ne put résister à la faim, et prit un poulet, qu’il mangea en deux bouchées, et en tremblant. Il but aussi quelques coups de vin, et devenu plus hardi, il sortit de la salle, et traversa plusieurs grands appartements, magnifiquement meublés. À la fin, il trouva une chambre, où il y avait un bon lit, et comme il était minuit passé, et qu’il était las, il prit le parti de fermer la porte, et de se coucher.

Il était dix heures du matin, quand il se leva le lendemain, et il fut bien surpris de trouver un habit fort propre, à la place du sien, qui était tout gâté. Assurément, dit-il en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne fée, qui a eu pitié de ma situation.

Il regarda par la fenêtre, et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. il rentra dans la grande salle, où il avait soupé la veille, et vit une petite table où il y avait du chocolat.

«Je vous remercie, madame la fée, dit-il tout haut, d’avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner».

Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval, et comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé, et cueillit une branche, où il y en avait plusieurs. En même temps, il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si horrible, qu’il fut tout prêt de s’évanouir.

«Vous êtes bien ingrat, lui dit la Bête, d’une voix terrible; je vous ai sauvé la vie, en vous recevant dans mon château, et pour ma peine, vous me volez mes roses, que j’aime mieux que toutes choses au monde. Il faut mourir pour réparer cette faute; je ne vous donne qu’un quart d’heure pour demander pardon à Dieu».

Le marchand se jeta à genoux, et dit à la Bête, en joignant les mains: «Monseigneur, pardonnez-moi, je ne croyais pas vous offenser, en cueillant une rose pour une de mes filles, qui m’en avait demandé.

-Je ne m’appelle point Monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n’aime pas les compliments, moi, je veux qu’on dise ce que l’on pense; ainsi, ne croyez pas me toucher par vos flatteries. Mais vous m’avez dit que vous aviez des filles; je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vos filles vienne volontairement, pour mourir à votre place; ne me raisonnez pas: partez, et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois».

Le bonhomme n’avait pas dessein de sacrifier une de ses filles à ce vilain monstre; mais il pensa, au moins, j’aurai le plaisir de les embrasser encore une fois. Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu’il pouvait partir quand il voudrait; «mais, ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t’en ailles les mains vides. Retourne dans la chambre où tu as couché, tu y trouveras un grand coffre vide; tu peux y mettre tout ce qu’il te plaira, je le ferai porter chez toi». En même temps la Bête se retira, et le bonhomme dit en lui-même, s’il faut que je meure, j’aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres enfants.

Il retourna dans la chambre où il avait couché, et y ayant trouvé une grande quantité de pièces d’or, il remplit le grand coffre, dont la Bête lui avait parlé; le ferma, et ayant repris son cheval, qu’il retrouva dans l’écurie, il sortit de ce palais avec une tristesse égale à la joie qu’il avait, lorsqu’il y était entré. Son cheval prit de lui-même une des routes de la forêt, et en peu d’heures, le bonhomme arriva dans sa petite maison. Ses enfants se rassemblèrent autour de lui, mais, au lieu d’être sensible à leurs caresses, le marchand se mit à pleurer, en les regardant. Il tenait à la main la branche de roses, qu’il apportait à la Belle: il la lui donna, et lui dit:

«La Belle, prenez ces roses; elles coûteront bien cher à votre malheureux père»; et tout de suite, il raconta à sa famille la funeste aventure qui lui était arrivée. À ce récit, ses deux aînées jetèrent de grands cris, et dirent des injures à la Belle, qui ne pleurait point. «Voyez ce que produit l’orgueil de cette petite créature, disaient-elles; que ne demandait-elle des ajustements comme nous; mais non, mademoiselle voulait se distinguer; elle va causer la mort de notre père, et elle ne pleure pas.

— Cela serait fort inutile, reprit la Belle; pourquoi pleurerais-je la mort de mon père? Il ne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de ses filles, je veux me livrer à toute sa furie, et je me trouve fort heureuse, puisqu’en mourant, j’aurai la joie de sauver mon père, et de lui prouver ma tendresse.

— Non, ma sœur, lui dirent ses trois frères, vous ne mourrez pas, nous irons trouver ce monstre, et nous périrons sous ses coups, si nous ne pouvons le tuer.

— Ne l’espérez pas, mes enfants, leur dit le marchand, la puissance de cette Bête est si grande, qu’il ne me reste aucune espérance de la faire périr. Je suis charmé du bon cœur de la Belle, mais je ne veux pas l’exposer à la mort. Je suis vieux, il ne me reste que peu de temps à vivre, ainsi, je ne perdrai que quelques années de vie, que je ne regrette qu’à cause de vous, mes chers enfants.

— Je vous assure, mon père, lui dit la Belle que vous n’irez pas à ce palais sans moi; vous ne pouvez m’empêcher de vous suivre. Quoique je sois jeune, je ne suis pas fort attachée à la vie, et j’aime mieux être dévorée par ce monstre, que de mourir du chagrin que me donnerait votre perte.»

On eut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beau palais, et ses sœurs en étaient charmées, parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie. Le marchand était si occupé de la douleur de perdre sa fille, qu’il ne pensait pas au coffre qu’il avait rempli d’or; mais, aussitôt qu’il se fut enfermé dans sa chambre pour se coucher, il fut bien étonné de le trouver à la ruelle de son lit. Il résolut de ne point dire à ses enfants qu’il était devenu si riche, parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville, qu’il était résolu de mourir dans cette campagne; mais il confia ce secret à la Belle, qui lui apprit, qu’il était venu quelques gentilshommes pendant son absence, et qu’il y en avait deux qui aimaient ses sœurs. Elle pria son père de les marier; car elle était si bonne qu’elle les aimait, et leur pardonnait de tout son cœur le mal qu’elles lui avaient fait.

Ces deux méchantes filles se frottèrent les yeux avec un oignon pour pleurer lorsque la Belle partit avec son père; mais ses frères pleuraient tout de bon, aussi bien que le marchand: il n’y avait que la Belle qui ne pleurait point, parce qu’elle ne voulait pas augmenter leur douleur. Le cheval prit la route du palais, et sur le soir, ils l’aperçurent illuminé, comme la première fois. Le cheval fut tout seul à l’écurie, et le bonhomme entra avec sa fille dans la grande salle, où ils trouvèrent une table, magnifiquement servie, avec deux couverts. Le marchand n’avait pas le cœur de manger; mais Belle, s’efforçant de paraître tranquille, se mit à table, et le servit; puis elle disait en elle-même: la Bête veut m’engraisser avant de me manger, puisqu’elle me fait si bonne chère. Quand ils eurent soupé, ils entendirent un grand bruit, et le marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurant; car il pensait que c’était la Bête. Belle ne put s’empêcher de frémir, en voyant cette horrible figure: mais elle se rassura de son mieux, et le monstre lui ayant demandé si c’était de bon cœur qu’elle était venue, elle lui dit, en tremblant, que oui.

«Vous êtes bien bonne, dit la Bête, et je vous suis bien obligée. Bonhomme, partez demain matin, et ne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu la Belle.

— Adieu la Bête, répondit-elle, et tout de suite le monstre se retira.

— Ah, ma fille! dit le marchand, en embrassant la Belle, je suis à demi-mort de frayeur.

— Croyez-moi, laissez-moi ici; non, mon père, lui dit la Belle avec fermeté, vous partirez demain matin, et vous m’abandonnerez au secours du Ciel; peut-être aura-t-il pitié de moi.»

Ils allèrent se coucher, et croyaient ne pas dormir de toute la nuit, mais à peine furent-ils dans leurs lits, que leurs yeux se fermèrent. Pendant son sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit: «Je suis contente de votre bon cœur, la Belle; la bonne action que vous faites, en donnant votre vie, pour sauver celle de votre père, ne demeurera point sans récompense.»

La Belle en s’éveillant, raconta ce songe à son père, et quoiqu’il le consolât un peu, cela ne l’empêcha pas de jeter de grands cris, quand il fallut se séparer de sa chère fille.

Lorsqu’il fut parti, la Belle s’assit dans la grande salle, et se mit à pleurer aussi; mais comme elle avait beaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu, et résolut de ne se point chagriner, pour le peu de temps qu’elle avait à vivre; car elle croyait fermement que la Bête la mangerait le soir.

Elle résolut de se promener en attendant, et de visiter ce beau château. Elle ne pouvait s’empêcher d’en admirer la beauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte, sur laquelle il y avait écrit: Appartement de la Belle. Elle ouvrit cette porte avec précipitation, et elle fut éblouie de la magnificence qui y régnait: mais ce qui frappa le plus sa vue, fut une grande bibliothèque, un clavecin, et plusieurs livres de musique.

« On ne veut pas que je m’ennuie », dit-elle, tout bas ; elle pensa ensuite, si je n’avais qu’un jour à demeurer ici, on ne m’aurait pas fait une telle provision. Cette pensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque et vit un livre, où il y avait écrit en lettres d’or: Souhaitez, commandez; vous êtes ici la reine et la maîtresse.

«Hélas! dit-elle, en soupirant, je ne souhaite rien que de revoir mon pauvre père, et de savoir ce qu’il fait à présent»: elle avait dit cela en elle-même. Quelle fut sa surprise en jetant les yeux sur un grand miroir, d’y voir sa maison, où son père arrivait avec un visage extrêmement triste. Ses sœurs venaient au-devant de lui, et malgré les grimaces qu’elles faisaient, pour paraître affligées, la joie qu’elles avaient de la perte de leur sœur, paraissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, et la Belle ne put s’empêcher de penser que la Bête était bien complaisante, et qu’elle n’avait rien à craindre d’elle. À midi, elle trouva la table mise, et pendant son dîner, elle entendit un excellent concert, quoiqu’elle ne vît personne. Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s’empêcher de frémir.

«La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper?

— Vous êtes le maître, répondit la Belle, en tremblant.

— Non, répondit la Bête, il n’y a ici de maîtresse que vous. Vous n’avez qu’à me dire de m’en aller, si je vous ennuie; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n’est-ce pas que vous me trouvez bien laid?

— Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir, mais je crois que vous êtes fort bon.

— Vous avez raison, dit le monstre, mais, outre que je suis laid, je n’ai point d’esprit: je sais bien que je ne suis qu’une bête.

— On n’est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n’avoir point d’esprit: un sot n’a jamais su cela.

— Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison; car tout ceci est à vous; et j’aurais du chagrin, si vous n’étiez pas contente.

— Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur; quand j’y pense, vous ne me paraissez plus si laid.

— Oh dame, oui, répondit la Bête, j’ai le cœur bon, mais je suis un monstre.

— Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votre figure, que ceux qui avec la figure d’hommes, cachent un cœur faux, corrompu, ingrat.

— Si j’avais de l’esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier, mais je suis un stupide; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je vous suis bien obligé.»

La Belle soupa de bon appétit. Elle n’avait presque plus peur du monstre; mais elle manqua mourir de frayeur, lorsqu’il lui dit: «La Belle, voulez-vous être ma femme?»

Elle fut quelque temps sans répondre; elle avait peur d’exciter la colère du monstre en le refusant elle lui dit pourtant en tremblant: «Non, la Bête.»

Dans le moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit: mais Belle fut bientôt rassurée; car la Bête lui ayant dit tristement, «adieu la Belle», sortit de la chambre, en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. Belle se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête: «Hélas, disait-elle, c’est bien dommage qu’elle soit si laide, elle est si bonne!»

Belle passa trois mois dans ce palais avec assez de tranquillité. Tous les soirs, la Bête lui rendait visite, l’entretenait pendant le souper, avec assez de bon sens, mais jamais avec ce qu’on appelle esprit, dans le monde.

L’habitude de le voir l’avait accoutumée à sa laideur, et loin de craindre le moment de sa visite, elle regardait souvent à sa montre, pour voir s’il était bientôt neuf heures; car la Bête ne manquait jamais de venir à cette heure-là. Il n’y avait qu’une chose qui faisait de la peine à la Belle, c’est que le monstre, avant de se coucher, lui demandait toujours si elle voulait être sa femme, et paraissait pénétré de douleur, lorsqu’elle lui disait que non. Elle lui dit un jour: «Vous me chagrinez, la Bête; je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère, pour vous faire croire que cela arrivera jamais. Je serai toujours votre amie, tâchez de vous contenter de cela.

— Il le faut bien, reprit la Bête; je me rends justice. Je sais que je suis bien horrible; mais je vous aime beaucoup; cependant je suis trop heureux de ce que vous voulez bien rester ici; promettez-moi que vous ne me quitterez jamais.»

La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu dans son miroir, que son père était malade de chagrin, de l’avoir perdue, et elle souhaitait le revoir.

«Je pourrais bien vous promettre, dit-elle à la Bête, de ne vous jamais quitter tout à fait; mais j’ai tant d’envie de revoir mon père, que je mourrai de douleur, si vous me refusez ce plaisir.

— J’aime mieux mourir moi-même, dit ce monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père, vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra de douleur.

— Non, lui dit la Belle, en pleurant, je vous aime trop pour vouloir causer votre mort. Je vous promets de revenir dans huit jours. Vous m’avez fait voir que mes sœurs sont mariées, et que mes frères sont partis pour l’armée. Mon père est tout seul, souffrez que je reste chez lui une semaine.

— Vous y serez demain au matin, dit la Bête mais souvenez-vous de votre promesse. Vous n’aurez qu’à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez revenir. Adieu la Belle.»

La Bête soupira selon sa coutume, en disant ces mots, et la Belle se coucha toute triste de la voir affligée. Quand elle se réveilla le matin, elle se trouva dans la maison de son père, et ayant sonné une clochette, qui était à côté de son lit, elle vit venir la servante, qui fit un grand cri, en la voyant. Le bonhomme accourut à ce cri, et manqua mourir de joie, en revoyant sa chère fille; et ils se tinrent embrassés plus d’un quart d’heure. La Belle, après les premiers transports, pensa qu’elle n’avait point d’habits pour se lever; mais la servante lui dit, qu’elle venait de trouver dans la chambre voisine un grand coffre, plein de robes toutes d’or garnies de diamants. Belle remercia la bonne Bête de ses attentions; elle prit la moins riche de ces robes, et dit à la servante de serrer les autres, dont elle voulait faire présent à ses sœurs: mais à peine eut-elle prononcé ces paroles, que le coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu’elle gardât tout cela pour elle, et aussitôt, les robes et le coffre revinrent à la même place. La Belle s’habilla, et pendant ce temps, on alla avertir ses sœurs, qui accoururent avec leurs maris. Elles étaient toutes deux fort malheureuses. L’aînée avait épousé un gentilhomme, beau comme l’amour; mais il était si amoureux de sa propre figure, qu’il n’était occupé que de cela, depuis le matin jusqu’au soir, et méprisait la beauté de sa femme. La seconde avait épousé un homme, qui avait beaucoup d’esprit; mais il ne s’en servait que pour faire enrager tout le monde, et sa femme toute la première. Les sœurs de La Belle manquèrent mourir de douleur, quand elles la virent habillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Elle eut beau les caresser, rien ne put étouffer leur jalousie, qui augmenta beaucoup, quand elle leur eut conté combien elle était heureuse. Ces deux jalouses descendirent dans le jardin, pour y pleurer tout à leur aise et elles se disaient, pourquoi cette petite créature est-elle plus heureuse que nous? Ne sommes-nous pas plus aimables qu’elle?

«Ma sœur, dit l’aînée, il me vient une pensée: tâchons de l’arrêter ici plus de huit jours, sa sotte Bête se mettra en colère, de ce qu’elle lui aura manqué de parole, et peut-être qu’elle la dévorera.

— Vous avez raison, ma sœur, répondit l’autre. Pour cela, il lui faut faire de grandes caresses.»

Et ayant pris cette résolution, elles remontèrent et firent tant d’amitié à leur sœur, que la Belle en pleura de joie. Quand les huit jours furent passés, les deux sœurs s’arrachèrent les cheveux, et firent tant les affligées de son départ, qu’elle promit de rester encore huit jours.

Cependant Belle se reprochait le chagrin qu’elle allait donner à sa pauvre Bête, qu’elle aimait de tout son cœur, et elle s’ennuyait de ne la plus voir. La dixième nuit qu’elle passa chez son père, elle rêva qu’elle était dans le jardin du palais, et qu’elle voyait la Bête, couchée sur l’herbe, et prête à mourir, qui lui reprochait son ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut, et versa des larmes.

«Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête, qui a pour moi tant de complaisance? Est-ce sa faute, si elle est si laide, et si elle a peu d’esprit? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser? Je serais plus heureuse avec elle, que mes sœurs avec leurs maris. Ce n’est, ni la beauté, ni l’esprit d’un mari, qui rendent une femme contente: c’est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance: et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Je n’ai point d’amour pour elle; mais j’ai de l’estime, de l’amitié, et de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse; je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude.»

À ces mots, Belle se lève, met sa bague sur la table, et revient se coucher. À peine fut-elle dans son lit, qu’elle s’endormit, et quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu’elle était dans le palais de la Bête. Elle s’habilla magnifiquement pour lui plaire, et s’ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir; mais l’horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. La Belle, alors, craignit d’avoir causé sa mort. Elle courut tout le palais, en jetant de grands cris; elle était au désespoir.

Après avoir cherché partout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle l’avait vue en dormant. Elle trouva la pauvre Bête étendue sans connaissance, et elle crut qu’elle était morte. Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure, et sentant que son cœur battait encore, elle prit de l’eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête.

La Bête ouvrit les yeux et dit à la Belle: «Vous avez oublié votre promesse, le chagrin de vous avoir perdue, m’a fait résoudre à me laisser mourir de faim; mais je meurs content, puisque j’ai le plaisir de vous revoir encore une fois.

— Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle, vous vivrez pour devenir mon époux; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu’à vous. Hélas, je croyais n’avoir que de l’amitié pour vous, mais la douleur que je sens, me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous voir.»

À peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles, qu’elle vit le château brillant de lumière, les feux d’artifices, la musique, tout lui annonçait une fête mais toutes ces beautés n’arrêtèrent point sa vue: elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise! La Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’amour, qui la remerciait d’avoir fini son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête.

«la voyez à vos pieds, lui dit le prince. Une méchante fée m’avait condamné à rester sous cette figure jusqu’à ce qu’une belle fille consentît à m’épouser, et elle m’avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi, il n’y avait que vous dans le monde assez bonne, pour vous laisser toucher à la bonté de mon caractère; et en vous offrant ma couronne, je ne puis m’acquitter des obligations que je vous ai.»

La Belle, agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour se relever. Ils allèrent ensemble au château, et la Belle manqua mourir de joie, en trouvant dans la grande salle son père, et toute sa famille, que la belle dame, qui lui était apparue en songe, avait transportés au château.

«Belle, lui dit cette dame, qui était une grande fée, venez recevoir la récompense de votre bon choix: vous avez préféré la vertu à la beauté et à l’esprit, vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une même personne. Vous allez devenir une grande reine: j’espère que le trône ne détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdemoiselles, dit la fée aux deux sœurs de Belle, je connais votre cœur, et toute la malice qu’il enferme. Devenez deux statues; mais conservez toute votre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre sœur, et je ne vous impose point d’autre peine, que d’être témoins de son bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre premier état, qu’au moment où vous reconnaîtrez vos fautes; mais j’ai bien peur que vous ne restiez toujours statues. On se corrige de l’orgueil, de la colère, de la gourmandise et de la paresse: mais c’est une espèce de miracle que la conversion d’un cœur méchant et envieux.»

Dans le moment la fée donna un coup de baguette, qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle, dans le royaume du prince. Ses sujets le virent avec joie, et il épousa la Belle, qui vécut avec lui fort longtemps, et dans un bonheur parfait, parce qu’il était fondé sur la vertu.

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3- UNE BIEN JOLIE HISTOIRE

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Ma très chère Belle,

Je ne sais pas très bien pourquoi je vous écris mais j’en éprouve le besoin. Je trouve votre histoire à la fois triste et magnifique: affronter sa peur et le danger pour l’amour de son père, waouh! Il vous a fallu beaucoup de courage et je vous dis BRAVO! Avez-vous regretté votre choix quand vous avez vu la Bête pour la première fois? De prime abord, elle est quand même effrayante? A-t-elle été gentille tout de suite ou a-t-il fallu un temps d’adaptation pour tous les deux? Ne vous êtes vous pas dit que votre vie était fichue ou que c’était trop injuste?

J’ai encore une petite question: avez vous pensé en voyant la Bête qu’il y avait un sortilège dans cette histoire?

Je sais je suis curieuse (c’est peut-être un vilain défaut) mais votre histoire m’intrigue tellement que j’ai envie de savoir. Je trouve magnifique qu’on puisse passer au-dessus des apparences et avoir une relation aussi forte avec quelqu’un. Ces temps-ci ce n’est pas courant.

Merci beaucoup de partager cette Belle histoire avec DIALOGUS.

En attendant d’avoir une petite réponse, je vous embrasse bien fort vous et la Bête.

À bientôt et merveilleuse année 2004 à vous deux.

Ninie

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Ma très chère Ninie,

Je suis vraiment désolée du délai que j’ai pris à t’écrire. Je dois t’avouer avoir passé un temps des fêtes très réjouissant mais aussi très occupé par les nombreux bals que nous avons organisés. Je suis très touchée que mon histoire t’aie plu. Mais je ne comprends pas pourquoi tu me parles de courage. Je n’ai fait pour mon père que ce que me dictait mon cœur. C’est pourquoi je n’ai jamais regretté mon choix, et ce, même lorsque j’ai vu la bête. Bien sûr, au tout début, l’inconnu nous terrifie. Mais dès qu’on l’apprivoise, on s’aperçoit rapidement que cette crainte est injustifiée. C’est ce qui s’est passé entre moi et la Bête. Dès mon arrivé au château, je fus choyée. Malgré le chagrin que me causait le fait de ne plus pouvoir revoir ma famille, comment aurais-je pu croire ma vie fichue?

Et pour répondre à ta dernière question, je n’en savais rien. Ce que je sais par contre, c’est que la vie est remplie de magie et que chacun de nous peut la trouver s’il le désire vraiment. Alors, peut-être que, à l’intérieur de moi, une partie savait que l’apparence de la Bête n’était pas vraiment ce que je devais voir. Les apparences sont souvent trompeuses.

En espérant avoir comblé tes attentes,

Belle

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Très chère Belle!

Je suis heureuse que tu m’aies répondu! Quel plaisir de te lire! Tu es toute pardonnée d’avoir mis un peu de temps pour me répondre! C’est vrai que la fin d’année et le début de 2004 ont dû être chargés pour vous deux. Il faut souhaiter ses bons vœux à tout le monde et apparemment vous connaissez beaucoup de personnes. Tu me dis que vous avez organisé des bals… je suis peut-être curieuse mais j’aimerais que tu me racontes comment ça se passe un bal dans votre château (les invités, la musique, les décorations, tes tenues…).

 Sinon j’avais encore une petite question à propos de ton histoire. Surtout tu me dis si je t’embête! Est-ce que la Bête est restée une bête longtemps. Comment ça s’est passé, comment est-elle redevenue un homme? Est-ce que tout le château était enchanté? Tout le monde avait été transformé ou seulement la Bête? D’ailleurs elle a un château alors elle doit avoir un titre, lequel? Donc maintenant que vous êtes mariés tu le portes aussi, petite chanceuse! Je sais, j’ai posé beaucoup de questions encore une fois!

Encore une petite chose: Comment va la Bête? (C’est quoi son vrai nom?) Surtout tu lui fais de gros bisous pour moi (peut-être qu’un jour elle me fera un petit coucou sur le Net!)

Je t’embrasse bien fort et te dis à bientôt, ma Belle.

Portez-vous bien.

Ninie

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Bien chère Ninie,

 Mon ami a pour nom Hildebert Beste Des Landes d’Ajonc, c’est un nom foncier. Tu te doutes que, vu sa trajectoire, il n’est pas titré à la Cour, ni de robe, ni d’épée. Il se désigne simplement: hobereau. C’est semi-ironique, mais ça lui va parfaitement. Moi on m’appelle simplement la Châtelaine. Cela me suffit amplement aussi.

Sur la durée en temps de notre enchantement, Hildebert et moi ne sommes jamais arrivés à nous la représenter même approximativement. On me dirait que ce fut des siècles que je le croirais sans hésiter tant l’avachissement ambiant était tangible. Hildebert est redevenu homme par la vertu de mon amour. C’est arrivé sans entourloupette, par un petit matin ordinaire en fait assez maussade.

Toute sa modeste compagnie s’est trouvée engagée dans le même mouvement magique. Et nous voici.

La Belle

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Bonjour Belle,

C’est encore moi, Ninie. J’espère que toi et la Bête vous allez bien. Je sais qu’il est un peu tard pour poser cette question mais j’y pense seulement maintenant. Avez-vous fêté la Saint-Valentin? Peux tu me dire comment? Si je suis trop curieuse tu ne me réponds pas.

Par contre j’aimerais avoir une réponse à ma question suivante: tu sais que ton histoire a été adaptée au cinéma plusieurs fois. Puis-je te demander quelle version tu préfères? Quelle version est la plus proche de la réalité? La version avec Jean Marais ou celle de Disney?

Merci beaucoup de m’avoir lue.

Je vous dis à bientôt,

Énormes bisous à vous deux, prenez soin de vous,

Ninie

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Hildebert et moi fêtons la Saint-Valentin tous les jours. Si tu insistes pour les détails, je risque de finir par me décider à te les fournir…

La version Cocteau de notre belle histoire est trop roide et trop sombre. J’irais jusqu’à dire qu’elle est un brin prétentiarde. Le décor y est raté. Jean Marais y a des allures de saltimbanque qui ne font en rien honneur à mon Hildebert, qui est à la fois plus fluide et plus majestueux.

 La version Disney a des défauts majeurs. Je suis singulièrement agacée par les scènes de jacqueries. Hildebert n’a jamais subi de jacqueries pour la simple raison que nos terres, qui sont des landes, ne sont peuplées que de coqs de bruyère. J’aime bien par contre le personnage de Gaston. Il incarne fort joliment la bêtise infatuée de nos hobereaux campagnards et la Belle du film le met en boîte d’une façon qui me parait vive et plaisante.

La Belle

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Bonjour ma jolie «Châtelaine»,

Je suis ravie de te retrouver sur DIALOGUS. Ton absence fut de courte durée et c’est très bien! J’ai été absolument enchantée de voir que tu prenais tout de même le temps de me répondre très gentiment sur ma boîte alors que tu t’étais retirée du site.

Merci infiniment.

Pour revenir au message précédent, je n’aime pas trop non plus la version de Cocteau. Je l’ai vue il n’y a pas longtemps et j’ai été très déçue: Le film est très noir (bon je sais, il est en noir et blanc mais on dirait qu’il n’y a jamais de journée, que tout se passe la nuit), les personnages un peu caricaturés, quant à la Bête, brrrrr, elle fait froid dans le dos!!

La version Disney est ma préférée. Je m’explique: les personnages sont attachants. La Belle du dessin animé doit te ressembler car elle est douce et c’est ce qui transparaît dans tes réponses. Vous semblez dotées des mêmes qualités et sentiments pour autrui, je me trompe? En ce qui concerne les jacqueries, je suis étonnée quand tu me dis qu’Hildebert n’en ait jamais subi. Les hommes sont tellement stupides en général! Enfin je veux dire par là, qu’ils ont toujours peur de ce qu’ils ne connaissent pas et que par conséquent c’est forcément mauvais et à éliminer! En tous les cas tant mieux qu’Hildebert ait échappé à cela!

Est-ce que les gens du village l’ont tout de suite acceptée? N’y a-t-il aucune peur, aucune histoire circulant sur les habitants du château avant ton arrivée? Ce serait étonnant, les gens aiment bien «jacasser» en général!

As-tu des frères et sœurs? T’entends-tu bien avec?

Dans ta dernière réponse tu m’as dit qu’Hildebert et toi fêtaient la Saint Valentin tous les jours, petits chanceux! C’est très romantique. Tu m’as dit aussi que si j’insistais un peu, tu finirais peut-être par me communiquer les détails… Tu es tombée sur une petite curieuse à l’âme romantique, je me permets donc d’insister… un peu!

Je vous embrasse affectueusement tous les deux. Votre amie virtuelle

Ninie

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Nous sommes en accord sur le fait que ce Monsieur Cocteau avait une vision presque épouvantée de mon rapport avec Hildebert. Mais je crois aussi savoir que ce Monsieur a choisi —et c’est son droit— qu’il préférait éviter de se trouver impliqué dans le commerce entre homme et femme. C’est peut-être sa propre épouvante face à cette question dont il nous communique la teneur. Pourquoi pas. On peut regarder ou ne pas regarder n’est-ce pas.

Me comparer à la Belle de ce Monsieur Disney c’est me complimenter trop. Cette jeune femme a une capacité de tenir tête aux hommes qui est très moderne et dont je crains qu’elles ne me caractérise guère. J’insiste sur le fait que la vindicte populacière dépeinte dans cette œuvre est disproportionnée. Les terres d’Hildebert sont maigres. Il n’y pousse que de la bruyère et des ajoncs. Elles ne suscitent pas l’envie des croquants et des jacques. Les badauds des villages lointains ont d’autres priorités. Nous n’intéressons personne et c’est au mieux. Nous aimons le halo magique de notre solitude.

J’ai trois frères et deux sœurs. Je les aime beaucoup. Mes sœurs sont ici près de moi, mais sous formes de statues de marbre fin. Mes frères sont soudards d’active. Je les vois rarement mais quand cela arrive, c’est toujours une grande joie.

Que dire de nos «Saint-Valentin». Hildebert est un cuisinier fin, un musicien virtuose et un superbe danseur. Il est aussi à la fois très doux et très viril. Cela vous donne à imaginer nos journées et nos nuits.

Belle

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4- MAIS IL CUMULE TOUTES LES QUALITÉS!

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Bonjour tous les deux,

Dans ton dernier petit mot, tu me dis que tu as trois frères et deux sœurs (quelle grande famille, moi je suis fille unique!). Pourquoi tes sœurs sont devenues des statues de marbre fin? Elles ont subi un sortilège? Quant à tes frères, ce sont des soudards d’active. C’est quoi?

Enfin tu me dis qu’Hildebert est un fin cuisinier (quelle est sa spécialité?), un musicien virtuose et un danseur génial. En plus il est très doux et viril (Mmmmmm… tout ce que j’aime: tu crois qu’il existe encore des hommes comme ça?). Mais il cumule toutes les qualités! Fait attention, tu vas te le faire piquer! Je rigole! Comme il doit être très amoureux de toi, tu n’as vraiment rien à craindre!

Je vous embrasse tous les deux.

À bientôt,

Ninie

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Comme le rapporta jadis Madame Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, mes sœurs ont effectivement subi un sortilège. Tu trouveras tous les détails dans l’échange intitulé TA VIE. Des soudards d’active, ce sont des hommes en armes qui servent dans l’armée active d’un domaine. La spécialité d’Hildebert est la poularde grillée aux fines herbes. Il la sert sur un lit d’haricots ocres. Le tout est précédé d’un excellent pâté d’ours et suivi de fruits frais hachés finement. Un délice.

Je ne m’étale pas sur les autres délices… Il semble que tu comprennes tout à fait ce dont il s’agit. Je ne sais pas s’il existe encore des hommes comme lui mais je n’ai pas peur de me le faire piquer, comme tu dis. Hildebert est un homme libre, il me garde simplement parce qu’il me préfère. Je suis aussi une femme libre. C’est ce qui fait la force sereine de notre union magique.

Amicalement,

La Belle

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5- GRANDE FEMME

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Avec le respect que je vous dois j’ai une très indiscrète question mais je pense qu’elle a de la réflexion: êtes-vous encore vierge?

Désolé pour l’indiscrétion.

DENEO

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Cher ami,

Il me fait habituellement très plaisir de répondre au courrier qui m’est adressé. Cependant, cette fois, je crois que la question posée est vraiment trop indiscrète et je n’y vois aucune réflexion. Je veux bien partager mon histoire d’amour mais ceci relève de ma vie privée.

En espérant ne pas t’avoir trop déçu,

Belle

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6- QUELQUES ANNÉES PLUS TARD…

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Ma très chère Belle,

J’ai lu votre lettre d’acceptation et je vous félicite pour cette affection d’amour et de gentillesse que vous donnez pour les gens qui veulent vous écrire.

Maintenant que la Bête est devenue un humain, qu’est-ce qui s’est passé après votre mariage? Vos sœurs ont-elles fini d’être moins chochottes? Comment va votre père? J’espère qu’il n’est pas mort. Tout de même, vous avez fait quelque chose de magique, vous avez guéri votre père grâce aux diamants apparus à votre visage, comme c’est la preuve que vous aviez pleuré en pensant très fort à cette Bête qui était sympathique.

Je suis tout à fait d’accord avec vous, la Bête n’est pas si méchante que ça, d’abord elle vous a offert une chambre dans son château, elle vous a proposé de venir dîner avec elle pour discuter et pleins d’autres cadeaux. Même si vous n’avez pas l’habitude qu’on vous serve quelque chose, c’est pourquoi la Bête veut que vous soyez heureuse dans ce château. Il faut exprimer les moindres caprices. Les cadeaux de la Bête sont magnifiques, j’aime beaucoup les roses, le miroir, le cheval, la clé d’or et le gant.

En attendant une réponse, je vous embrasse bien fort vous et la Bête.

À bientôt.

Un jeune Sieur

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Cher Sieur,

C’est tout simple, à la vérité. Nous avons vécu et avons eu des enfants qui en ont eu aussi. Mes sœurs sont toujours égales à elles-mêmes, mais je les aime comme elles sont. Papa se fait vieux mais assure toujours.

La perception que vous avez de mon époux est sobre, juste et impartiale. C’est très beau et très rare. Vous n’en faites pas un croquemitaine et cela me rassérène. Merci de tout cœur pour vos bons mots. Écrivez-moi de nouveau. Parlez-moi un peu de vous et de votre temps.

Respectueusement,

Belle

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7- UN PEU BIZARRE?

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Salut Belle,

J’adore ton nom. Je ne vais pas prendre de ton temps plus longtemps, je sais que tu as beaucoup à faire dans ton beau palais. Tu dois sûrement te préparer pour une fête.

J’ai adoré la façon dont tu as chanté «C’est la fête» lors de ta première nuit au palais de la Bête. J’espère que tu flottes encore sur ton petit nuage avec ton amoureux. L’amour c’est génial. J’aurais seulement une seule question à te poser…

La Bête semble quelquefois unique et même un peu bizarre. Tu es la seule à le comprendre et à le trouver merveilleux. Comment as-tu fait pour ne pas le trouver un peu bizarre?

Merci.

Karine

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J’ai simplement adopté une posture attentive, indifférente à la surface des choses, ouverte simplement à l’essence de mon interlocuteur. Tout est venu ainsi doucement, à l’abri des jugements surfaits et de la vindicte alarmante de nos héritages respectifs. Lui aussi aurait pu me trouver fort bizarre. Mais il a su faire son effort aussi, de son côté et à sa manière.

Belle

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8- LA BEAUTÉ INTÉRIEURE

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Chère Belle,

Je trouve que ta personnalité est digne d’avoir un mérite; je ne connais pas beaucoup de filles, ces temps-ci, qui cherchent la beauté intérieure, mais surtout la beauté physique. Pourquoi? De quoi ont-elles vraiment peur? Moi je ne suis point de même, j’apprends à le connaître avant et après de savoir s’il est assez bien pour moi d’après mes critères et ce que j’ai remarqué de lui.

Explique-moi aussi: c’est quoi les sentiments que tu avais pour la Bête?

J’aimerais que tu me poses une question en retour.

Amicalement.

Claudia

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Claudia,

Ne sois pas si sévère avec tes pairs. Les filles de ton monde et celles du mien ont en commun non pas le fait de ne rechercher que la beauté physique mais le fait de CONFONDRE beauté physique et beauté intérieure. Nous avons toutes commis cette erreur très ancienne, qui est celle de prendre le beau pour le bon. J’ai eu la chance de vivre un cheminement qui a rectifié cette erreur dans mon cœur. Je n’ai conséquemment que bien peu de mérite.

Hildebert était laid mais doux. Il se dévouait à mon bien-être. Il était mon féal. Il ne cherchait pas à me séduire mais tout simplement à me faire me sentir bien et heureuse d’être moi-même. J’ai vite senti la sincérité et la constance de cette émotion chez lui. Il est impossible de demeurer insensible à l’attention touchante, durable et précise qu’il m’apportait sous forme de bête, et m’apporte encore sous forme de châtelain.

Une question? Eh bien voici. Les femmes de ton monde qui m’écrivent paraissent si libres et si fortes. Y a-t-il des femmes cheftaines de famille chez toi?

Belle

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9- VOTRE HISTOIRE

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Très chère Belle,

Vous m’avez fait rêver lorsque j’étais jeune et je suis encore émerveillée par votre histoire. Ma mère m’avait acheté une poupée de vous avec votre parfum dans un contenant, mais un jour le contenant a glissé et je l’ai perdu…

J’ai encore beaucoup d’affection pour vous car vous avez marqué mon enfance de merveilles et de joies. Mais au fur et à mesure que je grandis, mon histoire est tout à fait différente de la vôtre, j’ai conscience que la vie de chaque personne sur terre est différente, mais est-ce que toutes les fins sont heureuses? Dans tous les films de Walt Disney, les fins sont toujours heureuses et quand on grandit, on découvre le contre; c’est très désespérant à la fin…

En passant j’ai beaucoup apprécié votre générosité et votre amour pour La Bête qui est devenue prince. J’espère que vos amis vont bien aussi.

Répondez-moi vite!

Lina

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Croyez moi Lina, si la fin d’un conte de fée est si belle, c’est en fait une astuce cachée dans la façon dont on le raconte. J’ai mes tristesses aussi, vous savez. Par exemple, je suis une fille du village et je dois maintenant faire la châtelaine. Ma domesticité tient beaucoup à ce rôle et m’y enferme un peu, gentiment certes, mais sans concession. Cette distance avec mes gens de maison me pèse assez. Il m’arrive même parfois de pleurer un petit peu. Moi aussi, ça m’a coûté de grandir, de ne plus courir dans les champs derrière mon troupeau d’agneaux… Moi aussi, d’une certaine façon, comme vous, j’ai égaré la petite fiole de parfum magique…

Revenez me voir. J’aime beaucoup échanger avec vous. Vous me faites renouer avec la simplicité de mon cœur.

Belle

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Chère Belle,

Après avoir lu votre lettre, je me suis sentie triste; ce que je trouve de bien, c’est que les gens essayent de vivre heureux et ne s’apitoient pas sur leurs malheurs. J’avoue que quand on tient un rôle, il faut bien le jouer et ça devient lourd à la fin. Comme à l’école, les professeurs et les parents veulent qu’on devienne mature et autonome; ils disent que maintenant, ils nous considèrent comme des adultes, mais on a que seize ans! Seize ans… c’est encore jeune je trouve, et même si on en avait trente ou bien cinquante, la vie est faite pour apprendre, acquérir de la sagesse, aider les gens, mais aussi pour s’amuser et rire…!

J’avoue que je ne suis pas une personne excentrique, tout le contraire! Mais on peut toujours sortir des règles de temps en temps et nous amuser, faire quelque chose qu’on n’a jamais fait dans notre vie, quelque chose de vraiment farfelu comme jouer à cache-cache dans un métro ou bien jouer à la «tag» dans un centre d’achat à quatre étages! C’est très amusant je vous le dis, vous devriez l’essayer dans votre château avec vos amis, (et puis passer dans les passages secrets de votre demeure, ils ne vous trouveront jamais).

J’ai une dernière question à vous poser et j’espère que ça ne vous dérangera pas. Mais est-ce qu’on peut changer une personne totalement? Vous avez réussi à changer la Bête en un être gentil et doux, mais sa vraie nature, elle est là et le restera pour toujours, non? Comment peut-on changer une personne pour qu’il devienne son contraire? Sa personnalité, ses pensées, ses souvenirs et sa vision sont en elle et c’est cela qui fait une personne unique et différente des autres.

En passant, merci de m’avoir répondu aussi vite avec une telle élégance.

Je vous salue,

Lina.

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Vous avez raison, Lina. Oui, vous avez su saisir l’essence de ma légende. Si Hildebert, mon prince, est devenu si beau et si droit, c’est que cette beauté et cette droiture étaient au fond de lui, et que ses oripeaux puants de bête n’étaient qu’apparence. Je l’ai changé, certes, mais je ne l’ai pas changé fondamentalement: il était déjà tout là.

Je vais essayer de jouer à chat, la prochaine fois que j’aurai des visiteurs au manoir. Et je penserai à vous. Ce sera amusant.

Mes amitiés.

Belle

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10- QUELQUE CHOSE D’HUMAIN

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Chère Belle,

Je dois avouer que ton courage m’impressionne grandement. Tu t’es vraiment dévouée pour la personne que tu aimais.

J’aimerais tout de même savoir quelque chose: as-tu découvert quelque chose d’humain en la Bête lorsque tu es tombée amoureuse de lui? Savais-tu qu’il était un homme?

Au plaisir de lire ta réponse,

Valérie

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Non, Valérie,

Sous sa forme de bête, mon prince était innommable. Il était hideux, puant, affreux, effrayant, terrible. C’était pour moi un être dénaturé, torve, incompréhensible. C’était un monstre, au sens le plus ancien du terme. Je ne le voyais pas comme un homme. Je ne le voyais pas comme une bête non plus d’ailleurs, comme un gros chien pouilleux, ou comme un vieux cheval boiteux. Non, non, non… Il était un mystère insondable qui ne correspondait à rien de terrestre.

Ce sont ses actions qui ont sauvé mon prince. La profondeur de sa douceur, de son respect pour moi, de sa patience, de sa bonhomie ont fait qu’une fois le moment de terreur passé, il restait, à mes yeux, surnaturel en ce sens désormais qu’il paraissait trop bon et généreux pour être un des nôtres.

Sa métamorphose en homme fut pour moi une surprise intégrale.

Belle

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11- COMMENT FAIRE POUR L’AIMER?

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Chère Belle,

Je vous trouve très comment dire… différente des autres femmes et des gens de mon époque. Je ne connais pas beaucoup de personnes pour qui la beauté physique ne compte pas du tout. Elle aide toujours un peu, mais vous, vous en avez fait abstraction. Justement, comment avez-vous pu tomber amoureuse d’une bête premièrement, et qui vous gardait captive deuxièmement? Quoi qu’il ait été très civilisé en vous donnant des cadeaux par la suite, vous étiez quand même sa prisonnière. Comment fait-on pour aimer quelqu’un qui nous restreint autant? Pour moi, la liberté est une des premières valeurs à respecter, je ne crois pas qu’il soit possible de s’épanouir lorsque nous sommes contraints à un seul lieu où il est impossible de voir notre famille, nos amis.

J’attends votre réponse pour comprendre,

Merci.

Laurence Goulet

P.S. Quoi qu’il en soit, je trouve votre histoire d’amour merveilleuse et je pense que chacun devrait réussir à voir la beauté intérieure plutôt que la beauté physique.

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Chère Laurence,

Votre liberté et la mienne, ce sont deux choses distinctes. La liberté de crier la faim ou de se perdre dans les bois est une liberté dont on peut vouloir un peu mais pas trop non plus. C’est d’autre part un puissant sentiment de liberté que j’ai ressenti quand Hildebert m’a autorisée à baguenauder à ma guise dans sa riche et immense bibliothèque… Une femme de mon monde n’a normalement pas le droit de toucher un livre ou tout autre objet de nature savante… Alors avisez-vous, en ouverture, du fait que vous et moi ne logeons probablement pas la liberté à la même place.

Mais prenons l’affaire au début. La Bête était un monstre, pas seulement physiquement. Il avait des pulsions monstrueuses, des appétits monstrueux, un égoïsme monstrueux, une violence monstrueuse. Il aurait pu déchirer mon père de ses griffes puissantes et me prendre de toute façon en se fichant du reste. Il a surmonté sa monstruosité inhérente pour libérer mon père. Ce fut le premier acte de mansuétude qui m’ait touchée chez lui. Le monstre aurait tant pu nous trahir, nous duper. C’est cela un monstre! Il ne l’a pas fait, et je voyais que cela lui était fort difficile. Il fallait donc bien le récompenser un petit peu, sinon il n’aurait pas pu surmonter sa condition de monstre pour compléter cet acte généreux en gestation en lui. J’ai donc récompensé de ma personne. Nous avons alors établi une entente. Une entente féodale. Une allégeance. Je suis devenue de plein gré sa vassale. C’était déplaisant, certes, mais mon père vivait. Le coût m’était alors léger. Malgré la souffrance que j’attendais. Car de nouveau, le monstre aurait pu me dévorer au repas suivant, me violenter, me brutaliser, me traiter en esclave, en souillon, en chienne. Il en avait les pulsions monstrueuses, la capacité et même, vu notre entente, le droit. Il n’en fit rien. Et de jour en jour j’attendais toujours la venue de cette souffrance que m’annonçait sa condition de monstre.

Une souffrance qui ne vint jamais et se transforma mystérieusement et imperceptiblement en la plus radieuse des douceurs…

Le monstre s’était vaincu lui-même.

Belle

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Chère Belle,

Suite à votre réponse plusieurs autres questions sont venues à moi. Le monstre étant redevenu humain, a-t-il perdu l’égoïsme et la colère qui l’habitait? Qu’êtes-vous devenus, avez-vous des enfants, et si oui, Hildebert est-il un bon père? Et votre père se porte-t-il bien? Bref j’aimerais connaître la suite de votre histoire.

Au plaisir de vous lire,

Laurence

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Hildebert n’était pas égoïste et colérique en son état de Bête. Il était excessif parce que monstrueux, c’est fort différent. Nous ne pouvons pas appliquer nos critères de psychologie humaine automatiquement à un lion, à un griffon ou à un dragon. C’est la même chose ici. Les monstruosités de son comportement de Bête se sont résorbées longtemps avant qu’il ne prenne forme humaine. Sa transformation en homme ne fut que le parachèvement de tendances déjà bien installées en lui en son état de Bête.

Nous avons eu des enfants qui ont eu des enfants. Certains ont quitté le domaine. D’autres sont toujours avec nous. Nous les aimons tous. Hildebert est un père dévoué, un seigneur débonnaire et généreux avec sa progéniture.

Mon père est très vieux maintenant. Mais il est toujours lucide. Il sourit lumineusement quand les rosiers sont en fleur aux jours ensoleillés.

Belle

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12- BEAUTÉ SUPERFICIELLE

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Bonjour La Belle,

Je voudrais savoir comment tu as pu voir à travers la Bête quel être extraordinaire il était? Je voudrais aussi savoir ce que tu penses de la beauté aujourd’hui dans la société. Est-elle devenue un problème grave? La beauté aujourd’hui est-elle superficielle, car il y a de plus en plus de filles qui sont anorexiques, qui subissent des chirurgies plastiques…?

En un deuxième temps, j’aimerais savoir ce que tu penses de ces filles? Et si tu avais quelque chose à leur dire pour changer leur vision de la beauté, que leur dirais-tu?

Merci de bien vouloir répondre.

Catherine

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Tout le monde est beau, Catherine.

Dans le cas de ma chère Bête, c’est évidemment son comportement qui vite compensa sa hideur. Mais que faisait-il donc? Simple, si simple. Il me laissait être moi-même. Il constatait que j’aimais les roses, il faisait planter une roseraie, malgré le fait que le parfum des fleurs était horrible à sa narine difforme de monstre. Il s’apercevait que j’aimais la lecture, il m’ouvrait sans lésiner son immense bibliothèque malgré un édit familial ferme et ancien qui dictait que les femmes n’y étaient pas autorisées. Tendre, il gauchissait toutes ses lois pour moi. Et c’était si sincère, si pur, si vrai. Je me sentais soudain si bien d’être moi-même auprès de lui. Du plus profond de mon être, je me sentais si… belle.

Et un jour, comme tu le sais, même sa hideur a disparu. Cela n’a rien altéré dans ses comportements. Aujourd’hui, c’est à ses côtés dans notre domaine que je suis heureuse. Quand il me chuchote à l’oreille que je suis sa châtelaine et que je suis toute sa vie, je le crois, car il parle du cœur et c’est le vrai. C’est merveilleux d’être aimée ainsi. C’est à la fois si simple et si puissant.

Et aimée ainsi, je n’ai nul besoin d’altérer mes comportements ou ma simplette apparence! Je suis acceptée juste comme je suis. Je dirais donc à ces jeunes filles, dont vous mentionnez le drame, que le jour ou elles seront vraiment aimées pour elles-mêmes en toute sincérité et sans compromission, par un homme, par une femme, par leurs amis, mais surtout par elles-mêmes, elles cesseront tout naturellement, de se torturer pour rien et comprendront intimement le message que j’ai placé au début de cette missive: tout le monde est beau.

Belle

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13- POUR VOIR AU-DELÀ

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Chère Belle,

Je trouve votre histoire très inspirante. Je crois que nous savons tous qu’il faut voir la beauté intérieure, et non la beauté extérieure. Malheureusement, c’est toujours plus facile à dire qu’à faire. Voici ma question: comment doit-on faire, ou quels chemins devons-nous suivre, pour réussir à voir au-delà des apparences physiques et des premières impressions?

Merci.

Alexandra

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Mais Alexandra, il suffit de suivre un penchant qui nous est si profondément naturel que je suis certaine qu’il est en chacun de nous.

Laissez-moi m’expliquer d’un exemple. Pensez à la relation des jeunes enfants avec leurs grands-parents. Les vieillards sont voués à la laideur. Ils sont chenus, malades, défigurés par les rides et l’avachissement inévitable de l’âge. Même d’avoir été très beau ou très belle, il est impossible d’esquiver la hideur inexorable apportée par le grand âge.

Les enfants s’approchent des vieillards dans un moment initial de terreur. Mais l’ajustement est rapide. La voix de l’ancêtre est douce, ses gestes sont lents, minutieux, sans rudesse. Les vieillards parlent de choses anciennes, belles, mystérieuses et attirantes. Ils font des choses inusitées et bien fascinantes. Ils aiment, d’une manière qui est unique et pleine de paix. Et ainsi, en très peu de temps, l’enfant ne voit plus la laideur du vieillard. Le lien d’amour profond, éternel, est devenu incorporel. Les enfants pleurent du fond du cœur quand les vieillards meurent. Cela arrive à tout moment du cycle de la vie. C’est un fait profondément ordinaire.

En retrouvant votre émerveillement naturel d’enfant face aux vieillards que vous aimez, en flagrante indifférence pour leur terrible et cruelle laideur, et en le généralisant adéquatement, vous verrez au fond de vous-même, Alexandra, combien ma douce histoire avec Hildebert est humaine, banale et bien peu magique.

Amicalement,

Belle

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14- VOTRE MÈRE

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Très chère Belle,

Encore hier ma petite sœur de six ans regardait votre film de Walt Disney, assise sur le divan et si émerveillée! Elle me faisait penser à moi lorsque j’avais son âge. Elle vous aime beaucoup, vous savez; même pour moi vous représentez un personnage qui m’a énormément marqué dans le monde enchanté de Walt Disney! Vous nous émerveillez par votre grand cœur, par votre générosité et la plus belle leçon que l’on peut tirer dans votre conte est que les apparences sont souvent trompeuses; il y a toujours de la beauté dans ce qui peut nous paraître laid et fade.

J’aurais une question que j’ai toujours voulu poser mais à laquelle vous seule pourriez répondre… Pourquoi n’a-t-on jamais vu votre mère? Était-elle si peu importante pour vous qu’on n’ait même pas pris la peine de même la mentionner dans votre histoire? Pourquoi est-ce que dans presque toutes les histoires, il y a seulement ou la mère ou le père, et jamais les deux ensemble?

Je vous prie, Belle, d’accepter mes sentiments les plus distingués et de me répondre rapidement si vous le pouvez! Merci.

Pamela

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Ma mère est morte en couches. Je ne l’ai jamais connue. C’est souvent comme cela dans les histoires de mon monde parce qu’elles sont d’un temps où la mortalité humaine était effroyable.

Merci pour tes bons mots et ton amour, Pamela.

Belle

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15- L’AMOUR

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L’amour? Comment pouvons-nous passer par-dessus les apparences? Lorsque dans notre société, les gens sont tellement axés sur leur physique… Nous vivons dans l’artificiel… Comment trouver l’amour? Celui qui nous rendra vraiment heureux? Comment pouvons-nous faire pour être sûr que cette personne soit idéale pour nous quand tout peut être si facilement faux? Comment avez-vous fait pour donner le vôtre à un monstre? Comment justement pouvons-nous nous assurer que nous ne donnerons pas le nôtre à un monstre, quelqu’un qui ne le mérite pas nécessairement.. quelqu’un qui pourrait nous faire du mal? Pouvons-nous trouver avec notre cœur et notre tête, et non seulement avec nos premières impressions qui souvent nous envahissent? Est-il possible de reconnaître le moment où naît un coup de foudre? Comment voir au-delà de ce que l’autre désire montrer? Pouvons-nous vraiment prétendre connaître quelqu’un?

Pascale

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Il y a une réponse unique pour toutes ces interrogations: le risque existe et il faut y faire face. En s’esquivant ou en affrontant. Je n’ai pas pu m’esquiver. J’ai dû affronter. Cela s’est bien soldé. Il n’y a pas de honte à admettre que j’ai eu de la chance. Que j’ai vécu un vrai conte de fée.

Belle

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Comment pouvons-nous trouver la force d’affronter quelque chose d’incertain… Est ce que le bonheur peut être affirmé au bout des efforts… Et si par malheur cela ne fonctionne pas, si nous nous retrouvons trompés pour n’importe quelle situation comment pouvons-nous faire pour passer au travers de ces difficultés, où trouver cette nouvelle force?

Pascale

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Il faut d’abord chasser l’appréhension que vous décrivez, l’inverser, en disant: et si par bonheur nous ne nous trompons pas, que faire de ce surplus de forces anciennes? Le partager avec ceux et celles qui ont moins confiance en la vie? C’est ce que je fais ici.

Belle

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16- LE MOMENT

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Chère Belle,

Toi qui fut mon idole d’enfance, dis-moi à quel moment tu as commencé à penser qu’il y avait un côté humain à la Bête?

Lady Bird

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Le jour où il a libéré mon père, alors qu’il avait initialement prévu de le déchirer de ses horribles griffes.

Belle

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17- PREMIÈRE IMPRESSION

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Bonjour Belle,

J’ai toujours voulu savoir qu’elle a été la première impression que la Bête vous a donnée, et si vous n’étiez pas restée prisonnière au château, y seriez-vous retournée?

Merci à l’avance.

Chanèle

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Ma première impression de la Bête, Chanèle, fut horripilation et terreur. En cet exact instant, j’aurais voulu disparaître de son château et n’y jamais revenir. Autant pour dire combien il faut se méfier du premier instant…

Belle

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18- GASTON?

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Bonjour Belle..

Même si votre cœur a su choisir avec raison la Bête, n’avez-vous jamais failli succomber aux avances de Gaston? Sa chute du château juste avant que vous n’embrassiez l’élu de votre cœur lui a-t-elle été fatale et cela vous a-t-il fait quelque chose?

Aviez-vous un peu de sympathie pour lui ou seulement du mépris? Il avait tant de femmes qui l’admiraient… mais c’était vous qu’il aimait; vous la seule qui ne l’aimiez pas. Gaston, cet homme qui se cache derrière ses muscles, fait peut-être un peu pitié en fin de compte…

Merci beaucoup de prendre un peu de temps pour éclairer mon esprit et répondre à mes quelques questions!

Simone Simoni

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Le jour où ce croquant m’a arraché mon livre des mains, il était foutu. Je ne sais pas ce qu’il est devenu après cette ignoble jacquerie qu’il avait fomentée contre nous. Je n’ai rien de plus à dire à son sujet.

Belle

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Chère Belle,

Croyez-vous que la rancune soit la meilleure solution aux conflits? Pour rien au monde vous ne pardonneriez à Gaston de vous avoir arraché votre livre?

Simone Simoni

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Il y a des rancunes légitimes. Je suis une femme de rang et, comme telle, je sais qui sont mes ennemis. Le geste de m’arracher mon livre, que vous minimisez ici bien insidieusement, révélait de sa part un profond rejet de la totalité de mon être. Gaston est un de ces hommes à l’ancienne que rien ne changera. Je n’ai certainement pas à pardonner quoi que ce soit à un tel rustaud, dont les temps modernes ont irrémédiablement condamné l’attitude. Qu’il vive sa vie à sa façon, dans ses hameaux, avec ses femmes et me laisse en paix avec mon homme. Je ne lui ai jamais rien demandé ni rien fait.

Belle

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19- TROUVER LA FORCE D’AIMER

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Comment faites-vous et où trouvez-vous la force d’aimer la Bête?

Comment pourrais-je faire pour aimer quelqu’un autant que vous?

Comment fait-on pour se rendre digne d’un amour?

Bref, parlez-moi de l’amour, du vrai, de l’unique et de l’éternel amour.

Avec tendresse (si je peux me le permettre),

Andrée-Anne

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Merci de ta tendresse, Andrée-Anne. Reçois la mienne en retour.

Ma réponse à toutes tes questions est: il ne faut rien faire.

Il ne faut rien faire pour être digne d’un amour. Tout le monde a les droits et les devoirs de l’amour. Ce sont seulement les dictateurs méchants, les hobereaux pervers, les camelots avides qui spolient les devoirs de l’amour et, de ce fait, en perdent les droits. Ils sont une minorité infime et indigne de notre réflexion. Autrement, nous sommes tous et toutes dignes de mériter un grand amour et de le vivre.

Moi, Belle, pour trouver la force d’aimer, toujours, je ne fais rien. Je ne cherche ni force, ni allant, ni pulsion, ni propension. Ils y sont. Je les laisse vibrer, comme la prairie gorgée de petits insectes qui butinent sous un chaud soleil d’été.

Pour en venir à aimer quelqu’un comme je le fais? Encore et toujours, Andrée-Anne: ne fais rien. Sois toi-même. Vaque à tes diverses industries sans chercher l’amour ou un amant. Fais et sois. L’amour viendra tout seul. Vous n’y penserez même pas, l’autre et toi, et il sera soudain là. Vous aurez alors trouvé ensemble la force de… comprendre ce que Belle voulait dire quand elle disait: ne fais strictement rien.

Belle

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20- BEAUTÉ

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Chère Belle,

Je suis encore jeune, et j’avoue que je suis vraiment heureuse de pouvoir vous écrire par l’intermédiaire de DIALOGUS. Vous êtes si forte, je vous admire, sincèrement. Mais qui êtes-vous réellement? On parle de vous comme d’une femme relativement jolie, mais je voudrais savoir ce qui se cache vraiment sous cette beauté et ce charme. Seule vous pouvez me répondre honnêtement.

À bientôt j’espère,

Diane

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Bonjour Diane,

Tu me flattes. Je ne suis pas si jolie. Et… au fond de moi, il n’y a que moi.

Belle

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21- LORSQU’ON SE RETROUVE SEUL…

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Bonjour,

J’ai lu ce que vous écrivez, et je me demandais si, après de nombreuses années de bonheur, d’insouciance, lorsqu’on se retrouve seul, on a encore une chance de ressentir cet état, de paix, de partages, de tendresse, ou si cela doit rester un rêve.

Raymond Delfino

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Un rêve est irréel, distordu, imprévu. Disons que ce serait plutôt une réminiscence. C’est ce que vous vivez?

Belle

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Bonjour,

Non, un rêve n’est ni distordu, ni imprévu. Il est une image, un sentiment que l’on garde au fond de soi. Et moi, je me dis que cette image, ce sentiment est quelque chose que j’ai bien en moi et qui me manque terriblement à vivre au jour le jour. La réminiscence est le retour d’un souvenir qui n’est pas reconnu comme tel. Et j’ai dit rêve, car, pour moi, mon rêve aujourd’hui est d’être heureux, de partager, et je me demande si je retrouverai cette douce saveur.

Raymond Delfino

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Je vous comprends.

Belle

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Vous me comprenez. Vous êtes peut-être la seule.

Raymond Delfino

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22- LIVRES

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Chère Belle,

Je voudrais savoir si, comme la Belle du dessin animé de Disney, vous aimez lire. Si oui, quel est votre genre de livres préféré? Qu’est-ce que cela fait de passer de la vie d’une jeune femme de naissance modeste à celle d’une noble?

Bien à vous.

Alexandre, 14 ans

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Bonjour Alexandre,

J’adore lire. Je lis de tout mais j’ai une prédilection marquée pour les beaux traités de botanique illustrés de croquis coloriés. Ces livres en couleur sont rares et précieux. Il y en a de très beaux au Domaine des Landes d’Ajonc.

Mon changement de condition n’a pas entamé ma modestie. La déférence un peu obséquieuse avec laquelle les gens de maison me traitent parfois m’intimide finalement de moins en moins. Je sens qu’au fond ils m’aiment parce que je suis proche d’eux. Le statut nobiliaire n’a pas que des avantages, il s’en faut de beaucoup. Parfois je m’ennuie un peu.

Belle

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Chère Belle,

Cela tombe bien, moi aussi j’adore lire. Je préfère les romans de la vie ou de fiction. Avez-vous déjà remarqué des peintures de la Bête lorsqu’elle était humaine, comme dans le film de Walt Disney? Où se trouvaient les serviteurs à l’époque où le prince était une bête?

Bien à vous.

Alexandre

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Maintenant que vous en parlez, Alexandre, il y avait bien en effet un tableau, assez rustique et passablement mutilé. Je l’avais vu une ou deux fois dans les combles du manoir au temps de la bestialité d’Hildebert, mais, à l’époque, je n’avais pas fait le lien avec mon amant.

Du temps où nous étions ensorcelés, les gens de maison avaient disparu, mais cette dernière était encombrée d’objets hétéroclites qui s’articulaient parfois de fort étrange façon, surtout au crépuscule.

Belle

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Chère Belle,

C’est en regardant encore une fois le classique de Walt Disney que j’aurais deux questions à vous poser. Est-ce que les gens de votre village vous trouvaient bizarre? Est-ce que la Bête (ou Hildebert si vous voulez) vous interdisait d’entrer dans certaines pièces?

Vous direz toutes mes salutations à votre aimé de ma part. Bien à vous.

Alexandre

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Alexandre,

Les gens du hameau m’ont toujours acceptée telle que je suis. Nous sommes tous un peu « bizarres » et chaque facette de cette bizarrerie est ce qui constitue le chatoiement de l’être collectif des petits villages…

Hildebert, du temps de sa bestialité, m’avait interdit la mansarde à la rose s’étiolant sous globe. Aussi fantasque que lui, en ces temps tortueux, je n’avais guère obtempéré à cette prohibition qui me paraissait biscornue, excessive et folâtre.

Belle

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Chère Belle,

J’espère de tout cœur que tu vas à merveille (peut-on se tutoyer?) et que ton mari n’est pas de mauvais poil (c’est une plaisanterie, ne la prends pas mal).

Qu’est-il arrivé à la rose sous le globe ?

Que pense ton père de ton mari, après que celui-ci est redevenu humain ?

Bien à toi,

Alexandre

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La rose enchanteresse est tombée en poussières impalpables depuis un bon moment et mon papa a une très haute opinion d’Hildebert.

Tu peux me tutoyer. Il n’y a rien de rude à cela. Bons baisers.

Belle

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Chère Belle,

Je te réécris une toute nouvelle lettre pour te questionner de nouveau sur ta belle histoire.

Je suis d’accord avec toi au sujet de Gaston. Je préfère deux fois plus la compagnie de la Bête sous sa forme bestiale (quand elle est de bonne humeur bien sûr) que celle de Gaston.

Ma question se porte toutefois au sujet de son compagnon Le Fou. Que penses-tu de lui? Selon moi, il se fait le confident de Gaston pour faire oublier son physique. C’est donc un homme en mal d’identité.

Parmi tes frères et tes sœurs, lesquels préfères-tu?

Bien à toi,

Alexandre

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Alexandre,

Je ne connais pas cet homme. J’aime mes frères et sœurs d’un amour égal.

Belle

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Chère Belle,

Il vaut mieux peut-être que tu ne connaisses pas les acolytes de Gaston.

Quelle fut ta première impression du château de la Bête?

Bien à toi,

Alexandre

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Terreur et horreur. Les hobereaux n’ont jamais eu très bonne renommée en mon hameau.

Belle

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23- CADEAUX

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Chère belle,

Est-ce la Bête qui t’offrait des cadeaux ou est-ce toi qui les lui demandais? Comment faisait-elle pour t’offrir tous ces cadeaux puisqu’elle ne sortait jamais, est-ce des couturières, des bijoutiers qui venaient? Quel genre de choses t’offrait-elle?

Amicalement,

Flore

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Flore, mon amie,

Du temps de sa bestialité, le domaine d’Hildebert était enrobé d’un halo de mystère qui faisait que tous nos besoins étaient satisfaits par la vertu de quelque obscur enchantement. C’était d’ailleurs sur ce même enchantement que reposait toute la souffrance de mon amant. Aujourd’hui, nous vivons de nos modestes fermages. Notre style de vie est rustique mais bien plus heureux que du temps où nos gens et nous-mêmes étions ensorcelés.

Belle

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24- SI TU AVAIS SU LA VÉRITÉ?

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Chère belle,

Si la Bête t’avait dit qu’elle était en réalité un prince transformé en bête et que si tu l’épousais, il retrouverait son apparence, que se serait-il passé? Aurait-il été condamné à rester une bête jusqu’à la fin de sa vie?

Trouvais-tu Gaston séduisant? Si tu n’avais pas connu la Bête, aurais-tu accepté sa main?

Bien à toi,

Flore

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Flore, mon amie,

Gaston était un goujat qui, au fond, préférait la compagnie des hommes à celle des femmes. Je n’ai jamais ressenti le moindre sentiment pour ce malabar d’un autre âge.

La première question que tu soulèves est plus complexe. En effet, ce qui aurait été gagné en sincérité par un tel aveu aurait été en même temps perdu en spontanéité des émotions. Les choses auraient donc été, je crois, plus difficiles à réaliser. Hildebert ne s’est pas tu par duplicité mais par pudeur. Cette pudeur se joint à mille autres choses pour constituer le tout du charme qui se dégage de lui. Un charme magique plus fort que la magie même.

Belle

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25- L’EXEMPLE

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Chère Belle,

Votre splendeur m’a émerveillé pendant des années, même maintenant. Vous, qui êtes une femme si jolie, si ouverte, si resplendissante, avec une si jolie voix. Nous pouvons admirer votre beauté sans énumérer aucun défaut tellement il est difficile d’en trouver. Pourriez-vous me donner l’autocritique de vos défauts pour que je puisse mieux vous connaître?

De plus, pensez-vous être un exemple pour une génération en 2005 qui favorise malheureusement le physique plutôt que la beauté intérieure? Pensez-vous que votre image peut se répercuter sur ce que les hommes pensent des femmes? Grâce à vous, des milliers de jeunes pourront comprendre que la beauté intérieure est plus forte que la beauté extérieure et qu’elle mène le plus souvent à un intense plaisir. Pour moi, vous êtes donc un exemple.

Est-ce que la description faite de Gaston dans l’adaptation de votre vie dans le dessin animé de Disney est caractéristique du mouvement «beauf»? La profession de chasseur en est-elle une (caractéristique beauf)? Quel âge aviez-vous lors de votre rencontre avec la bête?

Merci mille fois, Belle, je vous baise la main, très chère.

Florent Paquier

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Gaston est un beauf. Il est méprisable. Je n’ai aucun respect pour lui.

Et cela vous fournit justement mon principal défaut: je n’ai aucun respect pour ce que je méprise et c’est irrémédiable. Pensez-y bien consciencieusement avant de m’ériger en modèle.

Belle

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26- VOTRE LANGAGE

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Ma très chère Belle,

J’aime beaucoup la façon dont vous parlez aux gens.

Comment faites-vous cela?

A bientôt.

René Susini

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Je les écoute simplement et attentivement. Puis je m’inspire de leur façon de communiquer. Communiquer, c’est toujours un peu se rejoindre sur le terrain de ce en quoi l’on se ressemble.

Belle

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27- GRANDEUR

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Dites, êtes-vous grande? Moi, je fais 1,90 m.

Selmane

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Bonjour!

Je fais cinq pieds du Roy et quatre paumes. Je suis assez grande pour une femme de mon temps.

Belle

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28- JE SUIS FIÈRE DE TOI

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Chère Belle,

Je sais que pour sauver ton père, victime des sortilèges de la Bête chimère à corps d’homme et à tête de lion, tu t’es sacrifiée. En retour, tu as gagné le cœur de la Bête chimère, qui s’est changée en prince charmant.

Il n’est pas le seul à avoir changé en homme ou en femme. Il y a le chandelier, la tasse à café, le réveil, l’armoire, etc.

Bon, ce qui compte pour toi et moi, c’est que tu sois heureuse. Je suis fière de toi.

Sofia, 11 ans

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Merci Sofia.

Ta générosité me touche beaucoup, surtout qu’au fond je n’ai pas fait grand chose d’extraordinaire.

Je t’embrasse

Belle

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29- BEAUTÉ INTÉRIEURE

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Bonjour Belle,

J’aimerais juste savoir ce que vous pensez des gens qui ne croient pas en la beauté intérieure de quelqu’un qui est des plus laids. Est-ce une réaction logique? Un jugement précoce? Un manque d’ouverture d’esprit? À votre avis?

Au plaisir de vous lire,

Florence

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Florence,

C’est d’abord et avant tout un réflexe de peur. Et en fait, c’est ce réflexe intangible qui est fort laid.

Belle

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Oui d’accord, mais quel est vraiment le contenu de cette peur?

Florence

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C’est le sursaut de la révulsion, comme lorsqu’on voit une araignée ou une chouette (des animaux pourtant fort utiles) ou quand on sent l’odeur de cette horrible fiente de mouton, pourtant si saine pour les récoltes. Nos serfs surmontent mieux leur révulsion face à ces animaux et cette substance utiles et nous avons énormément à apprendre d’eux. Ils ne jugent pas la vie sur la beauté ou la laideur, mais sur ses qualités d’action. C’est ce fond de sagesse roturière et paysanne qui m’a permis de surmonter mes pulsions initiales de dégoût face à la Bête.

Belle

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Donc, si je te lis bien, nous pouvons en conclure que plus on est haut placés, moins nous sommes aptes à regarder avec un œil sans jugement et sans critique ce qui est laid.

Mais en même temps, je me suis toujours demandé pourquoi la laideur, le spécial, l’original, attire notre regard et le retient si souvent prisonnier. Est-ce parce que tout simplement, il ne rentre pas dans la norme?

Florence

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C’est surtout, je pense, parce que ce type de laideur interpelle notre curiosité qui devine vite qu’il y a inexorablement quelque chose de fort précieux au fond de ce puits.

Belle

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30- UNE FEMME QUE J’ADMIRE

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Bonjour, je m’appelle Sabrina et j’ai 11 ans.

J’espère du fond du cœur que vous allez bien. Moi, ça ne va pas super, car j’ai déménagé à Marseille car mon père a été muté. Cependant, je prends le temps de vous écrire, car vous êtes une des femmes que j’admire le plus. J’espère vous faire plaisir en vous envoyant cette lettre!

Au revoir!

Sabrina

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Bonjour Sabrina,

Prends le loisir de découvrir ce nouvel espace. J’ai vécu ce que tu décris quand je suis arrivée ici, aussi contre mon gré. Je me croyais condamnée à côtoyer pour toujours une bête affreuse. En fait, je venais de découvrir la route me menant au bonheur.

Donne-toi le temps.

Belle

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31- LA LAIDEUR DU MONSTRE

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Bonjour,

Je voulais savoir comment vous avez fait pour passer par-dessus la laideur du monstre.

Ionique

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En découvrant, tout graduellement, que l’idée de laideur est la seule et unique vraie monstruosité.

Belle

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32- AS-TU EU DES ENFANTS?

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Chère Belle,

Je t’écris pour apprendre des choses sur toi.

Pourquoi t’es-tu mariée avec la Bête?

Est-ce que tu as eu des enfants avec lui?

Est-il vrai que tu parles avec Assiette?

Comment as-tu connu la Bête?

Juliette

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Le détail des circonstances de ma vie est exposé fort joliment et explicitement dans l’échange intitulé, TA VIE, ici même en mon officine. Je me permets de vous y renvoyer. Mon seigneur et moi avons eu huit enfants ensemble. Quatre garçons et quatre filles. Autrement, je sais que je parle avec assurance, mais «avec assiette», là je ne sais pas.

Belle

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Je te remercie de m’avoir répondu. Je voudrais te demander si tes demi-sœurs se sont mariées puis ont eu des enfants.

Gros bisous, réponds-moi vite.

Juliette

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Je ne suis pas certaine. Je ne les ai pas revues sous forme humaine.

Belle

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Merci, à bientôt, prends bien soin de tes enfants et de ton mari.

Juliette

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Bons baisers.

Belle

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33- PITIÉ?

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Bonjour Belle,

À toi, la spécialiste de l’amour… l’amour malmené, j’ai une question un peu particulière. Penses-tu que parfois, ce soit la pitié qui soit la base d’un amour entre deux personnes? Avais-tu pitié de la Bête?

Bien à toi,

Florence

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Oui, mais avant de l’aimer. Quand l’amour est venu, la pitié a décliné.

Belle

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Bien sûr. Relis ta réponse. Tu n’as pas dit: «quand l’amour est venu, la pitié a disparu», mais «elle a décliné». Donc, logiquement, il reste une part de pitié.

À moins que tu me dises que tu t’es trompée dans le terme utilisé.

Florence

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Ah, logiquement, Florence…

Belle

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Très bien, Belle. Tu dis que la pitié a décliné lorsque l’amour est venu. Mais ta réponse suggère en fait qu’il en reste toujours…

Florence

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Non.

Belle

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34- QUELLE EST LA PERSONNE QUE TU ADMIRES LE PLUS?

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Bonjour la Belle, si aimable, douce et pure. Toi qui sais voir au-delà des apparences, j’aimerais savoir quelle est la personne que tu admires le plus?

Que ton bonheur soit grand. En espérant que tu me répondras.

Angélique

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Madame Gabrielle-Suzanne Barbot de Villeneuve et Madame Jeanne-Marie Leprince de Beaumont.

Belle

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35- TON PRÉNOM

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Belle, es-tu si belle pour porter un tel prénom?

Ben

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Regarde-moi et juge pour ton âme propre. Mais dis-toi qu’il y a des millions de beautés.

Belle

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36- QUESTION BEAUTÉ

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Bonjour Belle,

J’ai entendu parler de DIALOGUS par ma cousine et j’aurais quelques questions à vous poser.

Comment faites-vous pour rester aussi belle après tant d’années? Êtes-vous vraiment heureuse? Faites-vous des soins particuliers pour garder votre jeunesse? Pourriez-vous me donner quelques conseils pour m’occuper de ma peau sensible?

J’attends votre réponse avec le sourire!

Jennifer

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Ne rien faire à ta peau. Te promener dans les champs au soleil et te baigner dans la rivière. Éviter la ville et les tâches viles. Laisser faire, laisser vivre ta peau. Il faut traiter ta peau comme tu traites ton cœur. Il faut aussi l’aimer. C’est le plus grand secret.

Belle

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37- LEURS AVIS

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Bonjour Belle,

Alors voilà, j’ai une question à vous poser. Vous savez, vous lisez tout le temps, sans cesse. Et les gens vous trouvent mystérieuses. Vous-en rendez vous compte?

Aussi, vous rêviez de vivre une histoire comme celle de votre roman préféré. Voilà qui est fait. Êtes-vous heureuse?

En espérant avoir votre réponse,

Affectueusement,

Pauline.

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On m’a toujours trouvée mystérieuse et je ne m’en suis jamais formalisée. Je suis maintenant plus heureuse que jamais et mon mystère s’est amplifié. Le mystère et le bonheur ont peut-être des traits en commun, qui sait, chère Pauline.

Belle

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Chère Belle,

Oui, je pense que vous avez raison, chère Belle. Mais je voulais savoir autre chose. Quelle a été votre première impression quand vous avez vu la bête pour la première fois? Parce que ça doit faire bizarre. Enfin je pense. Et à partir de quel moment êtes-vous tombée amoureuse de lui?

Voila, merci d’avance. C’est tout.

Bises affectueuses,

Pauline.

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Lis ma correspondance séant, belle Pauline. Tout s’y trouve.

Belle

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38- EST-CE QUE TU AIMES ENCORE TES SŒURS?

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Salut Belle,

Comment vas-tu?

Je crois que ma question est bizarre, mais j’ai envie de savoir si tu aimes encore tes sœurs après tout ce qu’elles t’ont fait. À ta place j’aurais accepté qu’elles vivent dans mon château, mais au fond je les détesterais, car je suis un peu méchante.

Passe le bonjour à la Bête.

Maroua, 13 ans

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Je les aime, oui. Leur jalousie d’alors était enfantine, rageuse, pesteuse, superficielle, sans profondeur réelle. Nous, femmes, sommes subrepticement éduquées à cultiver cette insidieuse compétition les unes envers les autres. Or, je vois plus loin que cela en mes chères sœurs. On ne me fera certainement pas ne pas les aimer à cause d’épisodes regrettables de notre mutuel passé de gamines un peu sottes.

Belle

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39- UNE GRANDE ADMIRATRICE DE TON HISTOIRE

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Bonjour,

Je me présente, je m’appelle Laura et je suis une adolescente comme les autres. Mais une chose me différencie d’eux: je suis une grande admiratrice de votre histoire. En effet, je trouve que ce que vous avez vécu est tout simplement magnifique et je pense qu’il faut vraiment avoir un cœur d’or pour accepter la Bête et voir au-delà des apparences.

Ma question est la suivante: êtes-vous aussi belle que la jeune héroïne de Walt Disney? Et en quoi êtes-vous différente d’elle?

Je vous admire beaucoup.

Amitié,

Laura

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Chère Laura,

Je n’ai pas l’honneur d’avoir été présentée à ce monsieur, mais les porteurs qui m’ont livré votre missive m’ont décrit cet artiste d’un autre monde à l’aide d’un petit calembour cocasse que je partage avec vous car il m’a fait sourire. Ils ont dit: «Walt savait Disney.» Si ce monsieur Walt savait dessiner, il a dû m’évoquer avec toute la sensibilité requise, mais cela, je ne peux en fait que le présumer!

Ne voyez pas le mouvement d’amour qui m’attira irrésistiblement vers mon prince comme quelque chose de généreux ou d’altruiste. J’ai simplement senti sa sensibilité et sa vulnérabilité derrière sa hideur et l’amour s’est imposé à nous car j’étais si curieuse et il était si doux!

Mes respects,

Belle

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40- AIMER SANS AVOIR DE CŒUR

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Chère Belle,

C’est Alexandre qui revient poser à la figure de l’amour que tu incarnes une question qui me taraude sur ce beau sentiment.

J’ai envoyé quelques lettres à Juliette Capulet (que tu dois connaître car c’est l’héroïne d’une pièce de théâtre écrite avant que tu sois née) sur DIALOGUS. J’ai découvert que, malgré le symbole amoureux qu’elle incarne, c’était une fille froide, égoïste (elle ne pense qu’à elle et à son Roméo) et qui ne cherche pas à comprendre les autres malgré tout le respect que nous avons pour elle. Je me demandais aussi, à toi qui as autant d’amour pour ton amant et ta famille et autant d’amitié pour les autres: peut-on aimer mais aussi être à ce point égoïste et méprisant? Lorsqu’on est amoureux, ne peut-on pas, lorsque ce sentiment naît dans le cœur, connaître aussi un certain respect des autres et de la vie? En clair, est-ce que l’amour peut avoir ses défauts?

Et une dernière question, quel genre de folie procure l’amour?

Salue de ma part ton père, ton mari, tes quatre fils, tes quatre filles et tes petits-enfants, vous qui devez incarner une famille soudée et tendre.

Bien à toi,

Alexandre, quinze ans

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Alexandre,

Aimer ne vous transforme pas en petit saint! L’amour étourdit d’abord, assagit ensuite. Il ne faut pas y voir un remède universel!

Je vais transmettre vos salutations,

Belle

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Chère Belle,

Avec retard, je te remercie pour ta réponse courte mais ô combien satisfaisante. J’aimerais te poser quelques questions aussi taboues à ton époque qu’à la mienne: que penses-tu du divorce, si cela existe à ton époque? Si, selon les personnes de l’ancien temps, il est infect de se séparer de son amant, il est à mon époque devenu malsain de vouloir rester avec une personne que l’on n’aime plus. Qu’en penses-tu? Crois-tu qu’un enfant né hors mariage apporte véritablement la honte sur sa famille? Que penses-tu de l’asexualité (c’est lorsqu’une personne n’est attirée par des personnes d’aucun des deux sexes) et de l’homosexualité?

Bien à toi,

Alexandre

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Alexandre,

La réponse à toutes ces questions se résume en une seule formule: fais ce que voudras.

Belle

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Chère Belle,

On t’a posé des questions sur ce que tu pensais de la Belle de Disney et du film de Cocteau. J’ai une question un peu particulière: que penses-tu de la Belle interprétée par Josette Day dans le film de Jean Cocteau? Je trouve qu’elle est fidèle à celle du conte, mais ayant un côté quelque peu froid, voire cru. Je préfère le personnage de la Belle du roman ou de Disney (ça donne mauvaise impression pour un littéraire comme moi!). À l’inverse, je préfère le personnage d’Avenant (moins caricaturé) à celui de Gaston. En clair, les deux versions de ton conte se valent.

Que penses-tu des personnes (dont je fais partie je l’avoue) qui s’inspirent de ton histoire pour leurs livres ?

Bien à toi,

Ton humble ami Alexandre

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Le sort de ces actrices comme celui de ces personnes, dont toi, qui varient allègrement sur mon thème de vie me placent devant une inexorable constante. J’ai inspiré… J’ai inspiré des actrices, des scénaristes, des dessinateurs, des auteurs. Cela me laisse sidérée, foudroyée d’une surprise hébétée, comme pétrifiée. C’est là une posture bien malcommode pour prétendre me mettre à commenter et ergoter sur les mérites ou les démérites de telle performance, de tel coup de crayon, de tel insondable et impénétrable appel des muses. Je me fais donc un devoir, sur tout ceci, de demeurer bien coite.

Respectueusement,

Belle

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41- LA BÊTE

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Chère Belle,

Si tu n’avais pas été amoureuse de la Bête alors qu’elle était mourante et que l’épouser avait été la seule solution pour la sauver, l’aurais-tu fait malgré tout? Et si la Bête avait simulé sa mort afin que tu la prennes en pitié et que tu te maries avec elle?

Respectueusement,

Flore

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Oui en réponse à ta première question. Non à la seconde. Mon suzerain est bien trop nature, droit et spontané pour imaginer ce procédé de baratineur de foire! Tu as de bien curieuses idées, Flore.

Belle

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42- QUI ES-TU?

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Bonjour Belle,

Ça peut paraître étrange, mais je voulais savoir quelle Belle tu es: celle de Walt Disney, celle de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, ou celle de la télé série de 1987? J’attends impatiemment ta réponse.

Audrey

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Je suis la vraie Belle.

Belle

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43- CHÈRE BELLE,

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Aimes-tu la Bête? J’espère que non parce qu’il a l’air méchant!

Salomé

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Aujourd’hui, oui, je l’aime intensément. Ne te fie pas à sa triste gueule hargneuse et léonine. C’est un amour, un amour pur.

Belle

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44- ÉVOLUTION DE VOTRE RELATION

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Bonjour Belle,

Cela fait un moment que je vis dans l’incertitude, et il me semble que vous êtes la personne la plus à même de répondre à mes interrogations. J’aimerais tout d’abord vous poser une question: il me semble que votre relation avec Hildebert a évolué lentement, et est d’abord passée par l’amitié avant de se transformer en amour… mais quand exactement avez-vous réalisé que vous l’aimiez?

Il me semble être dans une situation un peu semblable… non pas que je sois enfermée avec une bête, non, mais je me suis rendue compte il y a de ça un peu plus d’un an que j’étais amoureuse d’un ami proche. Il n’est pas spécialement beau, mais ça m’est égal car je le connais, je sais qui il est et c’est pour ça que je l’aime. Depuis que j’ai fait cette «découverte», je ne cesse de me demander s’il pourrait m’aimer en retour. Comment le savoir? Je n’ose aller lui poser la question, car si la réponse était négative, j’aurais du mal à continuer à le voir régulièrement (et je ne peux l’éviter).

Comment cela s’est-il passé dans votre cas? Comment avez-vous compris que Hildebert vous aimait également?

Bien à vous,

Chrysopale

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Ah, il s’annonçait ouvertement, rageusement, tapageusement. C’était très explicite. Et du temps de l’absence de réciprocité dans l’amour, il boudait. Et un monstre intangible et mystérieux qui boude, ça vous fait son lot de ramdam et ça laisse circuler ses courants de mauvaises odeurs. Je crains que nos deux situations soient radicalement distinctes, du moins en leurs prémisses.

Mais un trait pourtant unis nos deux dilemmes: l’impétueuse nécessité de les trancher par la plus radicale des sincérités. À vous de jouer.

Courage,

Belle

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Pub aux démons (NESSENDYL)

Posted by Ysengrimus sur 1 septembre 2018

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Le roman qu’on vous invite aujourd’hui à découvrir est écrit à la fois en Il/Elle et en Je. Notre Je de service, un certain Bastien Décanu, est un écrivain en mal d’inspiration. Célibataire endurci, il a en commun avec Beethoven le fait qu’il aspire à ce qu’on lui fiche souverainement la paix (surtout si on est son éditeur ou l’inspecteur Dey, petit constable fouineur et collant) et le fait que son appartement est en état de bordel quasi permanent (là s’arrête d’ailleurs l’analogie entre l’auteur de la Sonate au clair de lune et notre narrateur épisodique). Un beau jour, une jeune femme, grêle, pâle mais mystérieusement belle, convoque Bastien Décanu dans allez savoir quel entrepôt désaffecté de l’urb. C’est que cette jeune femme, un peu aux abois, est une démone. S’installe alors dans nos esprits et dans celui de Bastien Décanu l’idée d’un monde citadin parallèle peuplé de démons qui sont intransigeants, qui sont inexorables, et qui sont (parfois vaguement) anthropomorphes… ou pas. Ce monde a son code, ses lois, ses contraintes. Il a aussi son lieu de rencontre privilégié, un bistrot vaste et bruyant du centre-ville: le Pub aux démons.

D’office, le jeu (noter ce mot…) est fort inégal parce que Bastien Décanu est vulnérable et que les démons, qui sont bien prompts à vous catapulter dans l’autre monde pour ne pas voir leur univers physique et leur dispositif social percé à jour, pourraient l’aplatir comme un insecte importun. Mais, un peu comme dans les romans-feuilletons qu’il n’arrive plus à écrire, notre plumitif en panne sèche va comme fatalement jouer de chance. En une de ces inadvertances dont sont faites les grandes sagas et les jolies histoires, il va jambetter dans une poubelle contenant un objet tout ce qu’il y a de plus extraordinaire: une épée. Une vieille épée dont les dimensions immémoriales et enchantées se trouvent fermement amplifiées par le fait qu’elle a son nom, Onixyme, et sa catachrèse, la Dame de métal. Un peu comme les anneaux de Tolkien, cette épée vous drogue, vous fortifie, vous hante, vous obsède et s’empare de vous plus que vous ne vous emparez d’elle. Les démons, qui gravitent maintenant autour de notre humain comme un tourbillon, vont subitement prendre du champ tout en restant aux aguets. C’est qu’à la fois arme et démon, Onixyme les terrifie. En symbiose et se fusionnant à une main et un bras humains, elle devient une menace patente à la fibre essentielle de l’existence démoniaque. L’épée atavique au clair ou au fourreau, l’humain va entrer dans la danse folle. Et, graduellement, le regard de Bastien Décanu va nous faire faire nos premiers pas ès ethnographie démonologique.

Les démons vont par clans et ils se battent à mort en combats singuliers et/ou en combats clan contre clan – les deux dynamiques sont souvent confondues. Le Clan des Maydinay est dirigé pas son terrible chef Lazeud qui tient en coupe réglée la section de la ville nous concernant. Le Clan des Stoukos fait un peu figure d’aspirant. Son chef, le noble et ombrageux Tènqui, s’en prend plein la gueule dans ses rapports de force avec Lazeud. Les démons, garçons et filles, ont chacun une «arme» surnaturelle spécifique: qui un jet de feu, qui une procédure de glaciation, qui allez savoir quel coup de jus télékinétique ou paranormal. Certains se rendent invisibles à volonté ou adoptent une de ces apparences terrifiantes qui vous figent. L’arme et la force de chaque démon se découvrent empiriquement, sur le tas en quelque sorte, à la onzième heure d’un duel ou d’une rixe, habituellement. Ça se passe comme ça à la lecture aussi… tant et tant que lors des scènes de combats, enlevantes, vigoureuses et nombreuses, tout est possible, tout est permis, tout se visualise par des mots et des phrases.

Un certain nombre de démones ou démonesses sont de la partie et elles ne laissent pas leur place. On s’attache notamment au sort langoureux et cuisant de la capiteuse Milde, du Clan des Clakmank, un clan vassal des Maydinay. En bon roitelet des rues, duc en ses terres jusqu’au cuissage, comme le petit Gilles de Rais de service, Lazeud entend établir son dominion sur Milde. Celle-ci s’insurge ouvertement. Roméoetjuliettisme oblige, c’est Bacmé qu’elle aime. Moins puissant mais plus noble, plus délicat, plus galant, il provient d’un clan inconnu, il est irrésistible et c’est la douloureuse ambiance du parle plus bas car on pourrait bien nous entendre qui s’instaure chez ces amants là. La guerre des clans va donc se compliquer d’une miniature interne de guerre de Troie. Humains, trop humains tous ces surhumains… Je ne vous en dirai pas plus…

L’expérience littéraire à laquelle nous convoque l’auteure de romans jeunesse Nessendyl (oui, c’est une femme) passionne par ses indéniables qualités vernaculaires. Quand on visualise les éléments de son récit, on pense irrésistiblement aux Pokémon, à Dragon Ball Z, aux vampires et vampiresses de Twilight et à l’immense corpus de la culture des Mangas ou du jeu vidéo. Le style de Nessendyl, étrange comme un lagon la nuit et brûlant comme le feu d’un volcan le jour, nous entraîne dans une aventure tonitruante qui enfourne cinéma et bande dessinée dans l’espace noble, roide et riche de l’écriture et des Belles-Lettres. Accrochez vos couvre-chefs solidement. La nouvelle guerre des mondes est arrivée. Elle est en nous, au cœur de nos villes, sous nos gabardines, dans nos appartements, au fond de nos âmes. Les démons d’un monde sans dieu ni diable sont parmi nous.

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Nessendyl, Pub aux Démons, Montréal, ÉLP éditeur, 2014, formats ePub ou Mobi.

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