Le Carnet d'Ysengrimus

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La Victoire Gourmande (essai-fiction)

Posted by Ysengrimus sur 15 mai 2023

Femmes-qui-mangent

Un animateur: Bien le bonjour et bienvenue à l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS. Nous avons pour vous un menu (le mot s’impose) tout ce qu’il y a de plus spécial, et qui ne se présente plus, tant il est attendu. Titre de l’émission d’aujourd’hui: À QUI REVIENDRA LA VICTOIRE GOURMANDE? Conformément aux ententes préalables entre les deux parties qui se font face aujourd’hui, ceci sera ma seule intervention dans le débat gastronomique et publicitaire qui va avoir lieu céans entre Raymond Canneton, fondateur de la chaîne de restauration rapide bien connue LE CLAN CANNETON et Lulu Laire, modiste, parfumeuse, chapelière et présidente directrice générale du plus grand magasin de mode de toute la République Domaniale, le célébrissime L’AIR DE LAIRE. Madame, monsieur, bien le bonjour. Au cours du débat libre et vigoureux dans lequel vous êtes sur le point de vous engager je vous signale que, selon la procédure habituelle dans notre émission, vous verrez osciller la jauge d’opinion bichrome que vous avez devant vous. La surface rouge de la jauge représente l’argumentation de Madame Laire et la surface bleue de la jauge représente l’argumentation de Monsieur Canneton. Tous nos auditeurs et toutes nos auditrices ont en main un rotacteur leur permettant de contribuer à l’oscillement de la jauge d’opinion dans un sens ou dans l’autre, fonction du déroulement du débat. Je vais d’ailleurs demander tout de suite à nos auditeurs et auditrices d’actionner sans délai ce rotacteur en répondant à la question suivantes: lequel des deux protagonistes voulez-vous entendre parler en premier? Attention: actionnez vos rotacteurs! Il va maintenant y avoir un petit temps d’attente. Ceci me permet de signaler que nous avons aujourd’hui un auditoire international (République Domaniale ET Nouvelle Navarre) pour ce débat savoureux qui passionne nos bonnes opinions domaniale et néo-navarroise et défraie la chronique gastronomique depuis de nombreux mois. Signalons aussi que les auditeurs et auditrices de l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS ont l’habitude de donner la parole en priorité à l’intervenant ou à l’intervenante dont ils préfèrent les idées en début de débat. Et… c’est… indubitablement le restaurateur Raymond Canneton qui l’emporte, avec l’aiguille de la jauge d’opinion bien installée au milieu de la section bleue du cadran. Les rotacteurs ont tourné et c’est Lulu Laire qui hérite du fardeau d’inverser le mouvement de l’opinion. Y arrivera-t-elle? Nous le saurons très bientôt. Monsieur Raymond Canneton, la parole est à vous.

Raymond Canneton: Merci. Alors, bonjour tout le monde. Bonjour Madame Laire. Me permettez-vous, pour le bénéfice de notre auditoire de Nouvelle Navarre (où nous avons de florissantes filiales), quand même moins intimement familier que celui de République Domaniale avec les enjeux ici en cause, de rappeler la nature de la joute qui nous oppose?

Lulu Laire: Je vous en prie, faites.

Raymond Canneton: Une compétition nationale mettant initialement en lice une quarantaine de personnes a démarré il y a quelques mois en République Domaniale. Elle porte sur la gourmandise. Non pas la gourmandise comme pulsion individuelle ou privée mais comme grande tendance nationale. Il s’agit de départager tous ces gens, gastronomes, sommeliers, confiseurs, restaurateurs, auteurs et autrices de livres de recettes, politiciens, musiciens, poètes, animateurs et animatrices de bandes passantes…

Lulu Laire: parfumeuses, modistes, chapelières…

Raymond Canneton: Oui, oui, absolument. Il s’agit de les départager et de dégager qui peut se glorifier d’avoir fondamentalement défini les cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre.

Lulu Laire: Voilà, rien de moins. Et vous et moi, nous sommes les deux finalistes de la course d’obstacles débridée de cette bande de sensuels agitateurs de fourchettes.

Raymond Canneton: Agitateurs de quoi?

Lulu Laire: De fourchettes. C’est un instrument de sustentation d’autrefois. Très chichi-classe, mon cher ami.

Raymond Canneton: Je connais pas. Moi, je mange au canif.

Lulu Laire: Ça ne fait rien. En tout cas, vous et moi, nous sommes les finalistes de cette quête de la Victoire Gourmande.

Raymond Canneton: Voilà et c’est ici, dans la grande émission internationale des actionneurs de rotacteurs que va se décider la victoire finale. Sur une joute verbale.

Lulu Laire: Une ultime bataille de coqs… au vin.

Raymond Canneton: Ah, ah, ah, très amusant, madame. Vous déployez un charmant lot de références gastronomiques, pour une personne n’ayant fait carrière ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie.

Lulu Laire: Je ne suis pourtant pas devenue finaliste de cette joute, en face à face avec vous, pour mes beaux atours. Quoique… Enfin, disons que nous reparlerons le temps échéant de ma carrière. Pour, le moment, inspirez-nous donc de ce fleuron qu’est la vôtre.

Raymond Canneton: Bon. J’ai commencé comme voyageur de commerce. J’étais représentant en verres de cartons jetables. Dans ce temps là, les restos utilisaient des verres de verre. Ils étaient cassants et il fallait les laver. Mon œuvre initiale consistait à convaincre nos bons restaurateurs domaniaux de passer au gobelet jetable.

Lulu Laire: C’est l’époque ou on vous surnommait Monsieur Carton.

Raymond Canneton: Bien oui. S’appeler Raymond Canneton et fourguer des gobelets de carton créa des conditions qui faisaient que le calembour s’imposait. La loi domaniale régissant les matières ordinaires m’interdisait d’utiliser le mot carton dans ma raison sociale, mais je jouais du calembour au maximum.

Lulu Laire: Hautement gastronomique comme notion, le carton!

Raymond Canneton: Je connais votre perfidie, madame. Je vous ai vue dans nos débats préliminaires. Et je vais me contenter d’y répondre par une question. Aimez-vous le lait frappé, madame?

Lulu Laire: J’en raffole. Surtout à la fraise naturelle.

Raymond Canneton: Bien. Êtes-vous consciente du fait que si vous assouvissez votre soif de lait frappé à la fraise en République Domaniale ou en Nouvelle Navarre, vous m’êtes redevable de cet assouvissement?

Lulu Laire: Ah, bon! Il faut nous raconter ça.

Raymond Canneton: La frappeuse mécanique à lait fut inventée dans les années de la Consolidation Domaniale. On tenta initialement d’y incorporer des verres de verres mais ils éclataient. Les restaurateurs devaient donc frapper le lait dans un gobelet de métal jouxté à la frappeuse mécanique puis verser son contenu dans les verres de verre. C’était lent,  fastidieux, salissant et…

Lulu Laire: Peu appétissant?

Raymond Canneton: Ça, je sais pas. Mais en tout cas ma firme eut l’ingéniosité de concevoir un gobelet de carton qui pouvait s’incorporer dans les frappeuses mécaniques à lait car il s’enchâssait intimement dans le gobelet de métal et ce, sans dommage. On frappait. On retirait le récipient de carton et on servait le lait frappé sans transition. C’était net, rapide, pratique…

Lulu Laire: Économique…

Raymond Canneton: Et efficace. La frappeuse mécanique à lait avec gobelet de carton se répandit et le Gobelet de Carton Canneton devint son contenu implicite et, conséquemment, la référence en la matière. Mon entreprise de gobelets prospéra tant que je pus bientôt me porter acquéreur des Laits Frappés Domaniaux. Les deux entreprises s’aidant l’une l’autre, il valait mieux les posséder les deux et les faire opérer en formation.

Lulu Laire: Enfin quelque chose avalant quelque chose d’autre dans toute cette histoire…

Raymond Canneton: Quand le lait frappé s’imposait, les restaurateurs achetaient d’abord les gobelets de carton pour les frappeuses mécaniques. Puis le gobelet de carton s’imposait dans tout leur établissement.

Lulu Laire: D’abord les chars, ensuite l’infanterie.

Raymond Canneton: Belle image.

Lulu Laire: Le fait que la sensualité d’un rebord de verre de carton est fort inférieure à celle d’un rebord de verre de verre ne semble pas avoir trop influencé votre stratégie.

Raymond Canneton: On ne peut pas toujours jouir. Il faut savoir faire des sacrifices.

Lulu Laire: Des sacrifices gourmands…

Raymond Canneton: Des… je peux continuer?

Lulu Laire: Continuez, continuez, je bois vos parole et je ne suis pas la seule: l’aiguille de la jauge d’opinion ne frémit même pas au centre de la zone bleue, votre zone. Beau fixe de l’opinion pour vous, donc.

Raymond Canneton: Je le vois bien. Et le meilleur est à venir.

Lulu Laire: Allez-y, mettez-vous à table.

Raymond Canneton: Un jour, quelqu’un me câble et me dit qu’il voudrait acheter une frappeuse mécanique à lait identique aux six qu’il a vu opérant simultanément dans le restaurant des frères Malards au fin fond du Centre du Domaine. Je me dis: un restaurant avec six frappeuses mécaniques à lait de marque Canneton, il faut que je vois ça. Je fonce donc au Centre.

Lulu Laire: Le tout premier restaurant dont vous vous êtes porté acquéreur était centriote?

Raymond Canneton: Oui, tout mon concept de restauration se trouvait dans ce resto centriote unique qui s’appelait tout simplement Malard.

Lulu Laire: Tiens donc. Les Centriotes ont donc inventé cette formule de restauration rapide. Des gens si raffinés pourtant.

Raymond Canneton: Votre dédain, madame, ne change rien au fait que, je me portai vite acquéreur de ce restaurant incorporant six de mes frappeuses mécaniques à lait. Il devint un véhicule pour mes frappeuses comme la frappeuse était devenu le véhicule pour mes gobelets de carton.

Lulu Laire: L’empire se consolidait, pyramidalement. C’est l’époque ou on vous surnomma Monsieur Canard.

Raymond Canneton: Canneton, Malard, le calembour était une fois de plus inévitable. Mais, plus soucieux de mon image et de mon importance commerciale, je dois avouer en toute candeur que cette fois là, je l’ai trouvé moins amusant.

Lulu Laire: Vous avez donc éliminé les frères Malard et leur nom de firme.

Raymond Canneton: Oui. J’ai racheté leur resto, leur nom et l’entier de leur formule de restauration. J’ai renommé l’entreprise le CLAN CANNETON et ai multiplié les restos de l’ancienne formule Malard (dont le nom, aujourd’hui inutilisé, reste ma propriété exclusive) sur tout le territoire du Domaine puis de la Nouvelle Navarre. Nous avons maintenant un millier de restaurants dans notre chaîne et je puis vous assurer qu’en ce moment même un nombre significatif d’auditeurs et d’auditrices nous écoute en dégustant la succulente bonne-bouffe CANNETON.

Lulu Laire: Vous considérez donc avoir la main mise sur la gourmandise universelle sous prétexte que vous contrôlez le plus important segment de la restauration domaniale.

Raymond Canneton: … et néo-navarroise. Oui, c’est mon argument.

Lulu Laire: Vous jugez en conscience que parce que tous ces gens s’empiffrent chez vous, vous les avez rendu gourmands.

Raymond Canneton: C’est ma position, oui. Quelle est donc la vôtre?

Lulu Laire: Que manducation n’est pas appétence et que le fait d’avoir été rassasié ne corrobore en rien le fait d’avoir été gourmand ou gourmande au préalable…

Raymond Canneton: Que savez vous tant de la gourmandise, vous, Lulu Laire, une chapelière de Périphérie.

Lulu Laire: C’est mon tour maintenant?

Raymond Canneton: Oui, c’est à vous. Faites-moi comprendre une bonne fois ce que vous fichez là.

Lulu Laire: Très bien. Alors, comme vous le signaliez, Raymond Canneton, je n’œuvre ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie. Je suis dans la mode.

Raymond Canneton: La mode vestimentaire, chapelière et les parfums.

Lulu Laire: Oui, oui. De plus je n’ai en rien votre mérite d’entrepreneur. Ma mère était dans la mode, ma grand-mère aussi, mon arrière grand–mère aussi, Lulu Laire l’ancienne, fondatrice de notre firme.

Raymond Canneton: Ladite firme remonte donc à avant la Convention Domaniale.

Lulu Laire: Oui, depuis tout ce temps la boutique L’AIR DE LAIRE dicte le ton de la mode féminine domaniale et néo-navarroise. M’autorisez-vous un petit bout d’histoire.

Raymond Canneton: Absolument. L’aiguille de la jauge d’opinion ne bronche toujours pas. Je suis donc d’humeur à vous autoriser tout ce que vous voudrez.

Lulu Laire: Avant la Révolution Domaniale, on valorisait une dondon en cheveux, grasse, fermière, laiteuse, pulpeuse et vêtue de la robe bouffante typique des courtisanes de la Périphérie du Domaine. Juste avant la conflagration, dans les dernières années de l’Ancien Régime, ce fut l’explosion des tuniques centriotes sauvages, ardentes et bigarrées. C’est la Rainette Dulciane, une des femmes les plus sveltes de la Magistrature, qui dictait alors le ton. Après la Révolution, il y eut bien la vague Cordula d’Arc, une femme athlétique, moins svelte que la Rainette Dulciane, plus costaude, mais tout de même. L’impulsion était donnée. On coupa les cheveux aux épaules et on entra dans cinquante ans d’obsession de la minceur.

Raymond Canneton: Ouais, ouais, les femmes se mirent à faire des régimes. Je plains les pauvres épiciers et aubergistes du temps.

Lulu Laire: Des régimes? C’est possible. Je ne le sais pas. Je m’y connais très mal en matière d’histoire de l’alimentation. En tout cas, quand ma grand-mère et ma mère tenaient la boutiques L’AIRE DE LAIRE, les femmes du Domaine optaient d’un bloc pour des vêtements moulants et elles portaient la fameuse ceinture-corset des Terres à Pogrom, ce terrible sous-vêtement tyrannique d’autrefois qui comprimait cruellement l’estomac, coupait faussement la faim, et assurait artificiellement la sveltesse et la minceur désirée.

Raymond Canneton: Je ne vois toujours rien d’appétissant dans tout cela.

Lulu Laire: On y arrive pourtant. Il y a trente ans, je monte aux commandes de notre boutique de mode. Je mets en place, en toute simplicité, mais sans me démonter, un programme qui fera ma fortune. Je me glorifie en effet d’avoir débarrassé la mode vestimentaire domaniale du vieux corset pogromite et des tenues moulantes. Revenant aux sources lâches et éthérées de la tunique centriote prérévolutionnaire, je lance…

Raymond Canneton: …le Néo-dulcianisme qui fit effectivement votre gloire commerciale. Oui, je connais. Mais ce que je ne connais pas, par contre, c’est la raison pour laquelle, au mot de Néo-dulcianisme, l’aiguille de la jauge d’opinion se met subitement à osciller en direction du rebord de ma zone bleu.

Lulu Laire: C’est parce qu’elle sursaute et sautille en direction du rouge, de ma zone, et savez vous pourquoi?

Raymond Canneton: Non, mais vous m’obligeriez beaucoup de me le dire.

Lulu Laire: C’est parce que les femmes de notre auditoire savent parfaitement ce qui est arrivé à leurs mères, à leurs sœurs et à elles-mêmes, quand elles se sont mises à porter la tunique néo-dulcianienne de la Boutique Lulu Laire, lâche et vaporeuse, sans corset pogromite en dessous.

Raymond Canneton: Que leur est-il tant arrivé?

Lulu Laire: Elles se sont mises à avoir faim.

Raymond Canneton: Faim?

Lulu Laire: Grand faim. En bloc. Les normes de minceurs continuaient de s’appliquer comme avant, avec régime végétarien et tout et tout, nous disiez-vous, mais le corset pogromite n’était plus là pour adéquatement comprimer l’estomac. Ce fut la fringale généralisée.

Raymond Canneton: Ah bon?

Lulu Laire: Ah oui. Nos clientes, nos pratiques, même nos mannequins se mirent de plus en plus à séditieusement transgresser leurs régimes traditionnels. Et comme elles ne le voulaient pas vraiment, elles le firent de la façon la plus latérale, la plus sinueuse et la plus biaiseuse imaginable: la façon gourmande… Ce furent les sorbets, les cornets de glace, les pommes frites chopées à la volée, en cachette, à la dérobée, en fofolle. Ce fut les coassements de Une nougatine, oh, je craque! Ce fut la gourmandise de guérilla, au summum. Tiens, la petite aiguille touche presque le rouge.

Raymond Canneton: Oh, oh, je m’en avise.

Lulu Laire: C’est donc le moment ou jamais de vous poser LA question perfide, mon brave Canneton. Dans le dernier quart de siècle, ce sont surtout des hommes ou des femmes qui se sont rués dans vos restos bonne-bouffe là? Dites-moi?

Raymond Canneton: Oh, des femmes. Dans une proportion des deux tiers. Facile.

Lulu Laire: Oh, oh…

Raymond Canneton: Des femmes, oui, justement, des femmes. Des élégantes vêtues justement de vos belles tuniques polychromes. Et elles mangent à belle dent, en jetant des regards furibonds autour d’elles.

Lulu Laire: Des regards coupables.

Raymond Canneton: Parfaitement.

Lulu Laire: Révélateurs infaillibles d’un comportement transgressant.

Raymond Canneton: Totalement.

Lulu Laire: Tricheur, désaxé, inexorable… gourmand.

Raymond Canneton: Absolument.

Lulu Laire: Eh bien, le moment est donc venu pour moi de vous illuminer de l’anecdote éclairante sur comment toutes ces questions de gourmandise (dont je me fichais souverainement dans ma jeunesse) ont pris, dans mon esprit, une dimension particulièrement tangible tout autant que crucialement déterminantes.

Raymond Canneton: Je vous écoute, s’il le faut.

Lulu Laire: C’était il y a une vingtaine d’années. On avançait à pas de géants dans la promotion de la tunique néo-dulcianaise et on avait organisé un grand défilé de mode sur une magnifique promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer Latérale. Le paysage était à couper le souffle de beauté, mais pourtant nos mannequins étaient d’une humeur massacrante.

Raymond Canneton: Ah bon. Mais pourquoi donc?

Lulu Laire: Parce que ces grandes poseuses d’il y a vingt ans étaient encore pleinement tributaires de la tyrannie de la minceur de la mode de leur temps mais, en même temps, elles ne pouvaient plus porter le corset pogromite leur étranglant l’estomac. Ma nouvelle ligne de tuniques ne l’incorporait tout simplement pas. Tant et tant qu’elles mouraient de faim.

Raymond Canneton: Bon.

Lulu Laire: Elles se seraient bouffées entre elles. Je n’y portais pas vraiment attention. J’ai toujours eu la chance d’avoir, moi-même de ma modeste personne, un bien petit appétit. C’est donc un événement parfaitement incongru qui attira mon attention sur le tout du phénomène.

Raymond Canneton: Lequel, bon sang, lequel? L’aiguille vient de rentrer dans le bord de la zone rouge!

Lulu Laire: Nous répétions notre défilé de mode sur la large promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer latérale quand une de nos mannequins, une magnifique rousse ondulante et statuesque, se mit à courir en direction de la mer en aboyant je ne sais quoi en dialecte centriote. Deux de ses copines la capturèrent éventuellement mais elle s’était déjà passablement avancée dans la mer. Personne ne fut blessé mais la mésaventure me gâcha trois tuniques.

Raymond Canneton: Qu’est-ce qui lui avait donc pris, à cette drôlesse.

Lulu Laire: Vous me croirez si vous le voulez, elle avait halluciné.

Raymond Canneton: Halluciné…

Lulu Laire: Oui. Elle avait vu (je vous rapporte la chose comme on me l’a relaté à l’époque) des escadrons de pains chocos faisant de la voltige au ras des vague. Et elle les poursuivait en tentant de les capturer et en gueulant leur description détaillée.

Raymond Canneton: Non.

Lulu Laire: Oui, textuel. Des escadrons de pains chocos, vous vous imaginez. Elle les voyait comme je vous vois, luisant sous le soleil, juste au dessus des ondes scintillantes. La bizarre déconvenue.

Raymond Canneton: Le contrariant phénomène.

Lulu Laire: Parlez pour vous. Car en discutant l’affaire avec mes assistantes et les mannequins, je découvris avec stupéfaction que ces pauvres filles crevaient toutes la dalle.

Raymond Canneton: Qu’avez-vous fait alors?

Lulu Laire: Un grand banquet. Et pas de la bouffe venue de vos gargotes, je vous en passe mon papier. Du fin. Du nuancé. Du jouissif. Des poulardes, des légumes bigarrés, des potages subtils, des desserts, des sorbets, des pâtisseries fines, des fruits exotiques.

Raymond Canneton: Oh…

Lulu Laire: Oui, oui. Si vous aviez vu cette bande de gourmandes. Une sensualité dans la sustentation comme je n’en revis jamais de ma vie. Elles bouffèrent vraiment, profondément, principiellement, tout doucement, en conversant de victuailles, en jouissant, ce soir là et dans les jours qui suivirent. Tant et tant qu’il fallut éventuellement élargir plusieurs tuniques. Mes conceptrices s’y employèrent fort habilement, sur le tas. Cela nous donna l’impulsion de créer des lignes de tuniques appropriées pour tous les gabarits corporels. Celles-ci firent, dans les deux décennies suivantes, de mon petit avoir chichement hérité, une fortune colossale.

Raymond Canneton: Oui, même des femmes plus fortes portent vos lignes de vêtements. C’est parfaitement seyant, au demeurant.

Lulu Laire: Mais grand merci. Et ces tricheuses aux yeux furibonds qui se sont empiffrées pendant une génération dans vos restos monopolistiques, c’est moi qui les ai rendues gourmandes en les décorsetant et en les décomplexant, dans leur jubilation vestimentaire.

Raymond Canneton: Mais, oh… mais, oh… c’est quand même chez moi qu’elles mangent.

Lulu Laire: Vous êtes marrant. Il faut bien qu’elles mangent quelque part. Ça ne veut strictement rien dire. Vous leur remplissez la panse du mieux que vous pouvez avec votre camelote. Mais leur si suave gourmandise, cette irrésistible mentalité en arabesque de tricheuse et de transgresseuse, elle s’engendre de par moi. C’est moi qui l’ai historiquement instaurée. J’ai tué la tyrannie de la minceur féminine, dans nos villes et nos campagnes. J’ai graduellement installé la petite domaniale grassouillette, lutine, tricheuse et gourmande dans l’épicentre de la beauté moderne.

Raymond Canneton: Sans jamais cuisiner le moindre plat.

Lulu Laire: Non. Et pourtant, la Victoire Gourmande me revient de droit et de fait. La définition fondamentale des cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre, c’est moi.

Raymond Canneton: Ça me coupe la chique.

Lulu Laire: Mais pas l’appétit, j’espère.

L’animateur: Merci, madame, merci monsieur. Le débat est maintenant clos. L’aiguille de la jauge d’opinion est assez éloignée du centre. Elle se tient fermement du côté du rouge. La gagnante de la joute et détentrice illimitée de la Victoire Gourmande est donc Lulu Laire, présidente directrice générale de la boutique de mode L’AIR DE LAIRE. Merci et au revoir.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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SOUFFRIR POUR ÊTRE BELLE (Amélie Sorignet)

Posted by Ysengrimus sur 1 mai 2023

souffrir-pour-etre-belle

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Voici une plantureuse et douloureuse rhapsodie de petits récits. La flamboyante autrice de La Branleuse (ÉLP éditeur, 2011) nous livre ici, sans concession, sa vision décapante, virulente et cuisante des interventions consenties par la femme contemporaine pour s’approprier les standards de beauté asymptotiques qui l’obsèdent. Tout est livré. Tout est dit et tout est assumé, avec une insatiable férocité. J’ai beau me dire que c’est débile, anti-féministe, et pas franchement intelligent, mais je ne peux pas m’empêcher de désirer violemment conserver une beauté que je sais pourtant fragile, et bien peu reconnue. L’autocritique est instantanée. Le réquisitoire est dévastateur. Mais, paradoxalement, elle nous subjugue, la puissance délétère de cette cruelle soif de beauté de la femme moderne, combinée à l’obsédante fascination frankensteinienne qu’enclenchent les terribles potentialités des technologies esthétiques actuelles. On veut monter, s’exalter et s’iriser, comme cette démiurge décalée qui se refait. On veut devenir belle avec elle, pour elle, de par elle. Et les différentes femmes obsédées par leur apparence que nous campe Amélie Sorignet s’installent profondément en nous… et elles y bougent… en procession… en tourbillon… comme le monstre.

Le fil conducteur de ce recueil de quatorze nouvelles, c’est une énumération languissante et fatale de chacune des parties du corps qui feront justement l’objet de l’agression-intervention circonscrite du moment. Tout y passe, des cheveux aux pieds… je vous laisse rêver. Je ne vous vends pas la mèche tortueuse du détail. Tout sera retravaillé. Tout sera dévasté. Rien ne sera épargné. Vite on comprend —en tremblant— que l’ouvrage fonctionne un peu comme un Les malheurs de Sophie de l’intervention esthétique totalitaire, aussi ruineuse qu’intempestive, catastrophique et destructrice. D’abord, on nous fait bien sentir que les douleurs de l’exercice sont insoutenables, atroces, lancinantes, omniprésentes, fatales. Le combat devient en lui-même une expérience quotidienne et la douleur est incorporée dans l’emploi du temps des choses, comme n’importe quoi d’autre. Ensuite, il devient vite imparable que chaque entreprise de remodelage va se solder sur une faillite inénarrable (et pourtant ostentatoirement narrée). Et en plus, pour bien faire grincer la machine, d’un récit à l’autre, une expertise affleure. On sent que, sans lourdeur documentaire mais sans concession sentimentaliste non plus, on va nous dire, par le menu, tout ce qui se passe, en surface comme dans les replis tumultueux des profondeurs. Amélie Sorignet domine son sujet, tant au plan des émotions et du vécu que dans le champ froidement descriptif du savoir. On nous fait entrer dans les arcanes d’un univers feutré, sophistiqué, terrifiant, dogmatique, installé, sereinement brutal, celui des salons de beauté, des cliniques de chirurgie esthétique, des services de soins post-traumatiques aussi, des dermatologues, des podologues. De tous points de vue, c’est une descente aux enfers. C’est la rencontre avec la pire des souffrances: la souffrance initialement consentie… qui dérape.

Épicentres de cette tempête fatale: les mecs. Les cavaliers d’un soir inattentifs, les copains crispés, les maris volages, les ex indifférents. La femme ici nous l’avoue en toute radicalité, en toute candeur: elle est hantée, taraudée, obsédée par le regard de l’homme et par la compétition des autres femmes pour cette attention flatulente, fantasque et papillonnante de la bête curieuse mec. C’est bel et bien une mise à nu des veules émotions féminines digne d’Histoire d’O qu’on nous livre ici, sans chipoter ou ratiociner. Et la passion torrentielle pour l’homme, en amont, n’égale que le mépris calme et insondable qu’il finit par susciter, en aval. Une des devises d’Amélie Sorignet (qu’elle me communiqua un jour personnellement, sans rancune aucune) c’est: les mecs, ils assurent pas une bille. Le présent recueil de nouvelles existe sous la chape éthérée mais solide, scintillante et grillagée de cet aphorisme. Les types sont nuls, lointains, diaphanes, poreux, quasi-inexistants. Ils ont l’inattention et la sottise d’enfants en bas âge. L’amour est une foutaise sentimentale absolue, un épisode interactionnel anecdotique, périphérique, marginal dans l’aventure (Ils se racontèrent leurs vies idéalisées et mentirent de concert sur leurs philosophies de la vie et autres inepties). La rencontre folâtre avec le ci-devant prince charmant est une péripétie parfaitement secondaire, dans la marche inexorable et recroquevillante de la femme vers la cage-fillette de fer de son incurable obsession narcissique.

Toutes les ressources narratives sont mobilisées, au service de la hantise unaire exposée: fable satirique, nouvelle hyper-réaliste ou fantastique, billet de journaliste ou de mémorialiste, coquetterie de conte de fée, récit dialogique. Le style de l’écriture d’Amélie Sorignet est magistral, tonitruant, solaire. Imaginez Louise Labé télescopant Rabelais au passage, Marie Cardinal ayant fusionné avec San-Antonio. J’ai treize ans et on me prépare comme un gâteau d’anniversaire pour aller faire tapisserie dans une noce froide. Vulgarité et grâce, sobriété et flamboyance. Phrases courtes et longues, belles et laides, savantes et populacières. La Laura Cadieux garonnaise nous est enfin revenue. À vos écrans, à vos lorgnons. Elle nous parle de douleur et de beauté. Ça va déménager.

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Amélie Sorignet, Souffrir pour être belle, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

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ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Mandoline

Posted by Ysengrimus sur 21 avril 2023

Mandoline
Tu es sibylline.
Tu joues nerveusement.
Tu es sur les dents
Car tu viens du Moyen-âge
Un temps nerveux et sauvage
Et tu t’en souviens.
Et cela revient
Dans les nervures de ton jeu.
Il y a quelque chose de vieux
En ton fin ramage.
Il y a de l’atavisme
Du scandé et du truisme
Dans ta fluide vérité
Qui se chante et dégouline.

Sauf que, mandoline
Tu as traversé les âges
Comme un dragon à la nage
Dans un lac maudit
Lacéré de ressacs, de bruits.
Et tu es toujours là.
Tu nous fais cadeau des larmes
Que ne versaient pas
Les hommes qui portaient les armes,
Les femmes qui tissaient le lin
En se déchirant les mains.
Ces gens notaient leurs divergences
Leurs écarts, leurs dissidences
En miniatures carolines
Au son de la mandoline.

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MOI, JE RESTE — HISTOIRE D’UN DEUIL (Anna Louise Fontaine)

Posted by Ysengrimus sur 15 avril 2023

Anna-louise-fontaine-fondatrice

On m’a souvent dit que j’avais du talent pour la chute des poèmes, les mots de la fin. Ainsi, je voudrais terminer cette histoire d’amour en beauté. Que tous sachent qu’elle n’a rien de banal  (p. 101).

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Dans ce dense ouvrage, son quatrième, Anna Louise Fontaine est fermement décidée à prendre en charge son discours et ce, sans artifice. Le moment est venu de prendre la parole. Pas pour les autres. Pas pour revendiquer la justice sociale et dénoncer la folie du système. Non! Pour m’exprimer. Sans craindre de ne pas être acceptable. Avec mon ombre et ma lumière. Sans avoir peur d’être jugée ou rejetée. Monstrueuse ou insignifiante. D’être trop ou pas assez (p. 80). Elle se formule enfin ici, la décision explicite de prendre ses distances avec les contraintes de conformité factuelle et interpersonnelle et d’assumer enfin que les choses se disent et s’écrivent dans l’angle, et sous un point de vue, et selon les perspectives d’une sensibilité actualiste qui vibre subjectivement. De toute façon, tout le monde se raconte des histoires (p. 169). Une telle option ne libère pas nécessairement l’autrice de la sensibilité de ses lecteurs et lectrices ou de leur regard. Effectivement, il est très important, pour l’écrivaine en crise, de communiquer ce qui se passe, de se formuler à travers le canal de ses ressentis et de dire ce qui doit être dit, frontalement, même si c’est douloureux. Il y a là une aspiration très profonde, devant laquelle commence même à se dégager un certain regard critique. Peut-être est-ce que je projette mon propre désir. J’avoue écrire pour les autres. Qu’ils sachent que leur aventure n’est pas si différente de la mienne. Si les quelques réponses que j’ai pu trouver peuvent leur servir, ne serait-ce qu’à ne pas se sentir seul, je n’aurai pas écrit en vain. S’ils se reconnaissent dans mes paroles, ils douteront peut-être moins d’eux-mêmes (p. 103). Nous sommes bel et bien dans une situation où des choses ardues seront dites et ce, d’une manière difficile. Le développement est principalement en prose, une prose très sobre, très sentie. La phrase est courte, limpide, sûre. Il y a bien quelques poèmes qui émaillent la présentation, mais ceux-ci ne sont pas aussi déterminants que dans les autres ouvrages de l’autrice. Le prosaïque domine ici. Tenons-nous le pour dit.

On nous présente, dans cet ouvrage, la mise en place journalière des étapes inexorables d’un deuil. Le résultat ultime sera la conquête d’une paix intérieure, l’accession à une sérénité. Voilà. C’est donc à l’émergence cuisante et acide d’un bien être post-mortem qu’on nous convie. Cher Charles, cette fois-ci je ne compte pas me rebiffer. J’accepte ta mort, tout comme le temps qu’on a vécu ensemble. Et je danse sur la musique du présent. Je me sens vivre si fort que je n’ai plus peur de la mort. Je me libère de tout ce qui m’enchaînait. Je prends mon envol comme un cerf-volant quittant les mains qui voulaient le diriger. Je vais danser dans le vent, avec sa brise. Je me libère de la mort, parce qu’elle n’est que la peur de vivre (p. 248). Tout est dit. Rien ne s’esquive. Simplement, le fait est que ce bien-être post-mortem devra s’acquérir de haute lutte. En réalité, il y aura un chemin extrêmement douloureux et sensible à parcourir. Ce sera long, durable, contraignant. Il faudra se donner le temps de stabiliser un résultat perceptuel et émotionnel pas du tout évident, au départ. Se donner tout le temps. Mais le temps prend son temps (p. 208). On évoque le conjoint ayant partagé la vie de l’autrice pendant quinze ans. Charles, c’est un vieil ami. C’est pas nécessairement le premier partenaire de vie et c’est un personnage qui, comme l’autrice elle-même, révèle des caractéristiques sociologiques dument stabilisées. Les deux émanent d’un univers calmement imbu de confort émotionnel… justement, cette tranquillité acquise qui s’effiloche subitement, avec la proximité de la mort. Charles et moi sommes issus du même piège qui nous a valorisés avant que nous ayons pu découvrir notre propre valeur (p. 34). Même s’il est jeune en temps réel, on a ici affaire de fait à un couple âgé, un couple étant subrepticement entré dans le campement bien connu des accommodements et des ajustements. Nous sommes dans ces mondes et dans ces temps où aimer, désormais, c’est… accepter d’aimer. J’avais accepté de l’aimer malgré ses travers et ma place à négocier chaque jour. Je me fichais pas mal du regard d’autrui, des revendications féministes et des jugements psychanalytiques. Comme son ex, je l’aimais malgré moi, malgré tout (p. 169). On en vient vite à sentir que l’autrice vit, en fait, un certain nombre de problèmes procédant de la perte de soi et de l’absorption par l’autre, à l’intérieur de ce couple. La personnalité du susdit Charles était certainement densément présente et assez envahissante. Or, soudain, tout à coup, cette persona mirifique, elle se craquèle et s’effiloche, avec la proximité de la mort et l’effet corrosif de la maladie qui la ronge. Cela entraîne un ensemble de questionnements qui touchent à la fois le rapport de couple et la vie personnelle de l’autrice. Où est ma vie à moi? Il m’arrive même de me demander si je l’aime encore. Qu’est-ce qu’aimer signifie dans ce contexte? Être au service de l’autre? Répondre à ses désirs, alors que je ne suis plus attentive aux miens? L’impatience me guette. La honte aussi, de faire passer mes besoins avant les derniers souhaits d’un mourant (p. 124). Indubitablement, ici, en cette crise de fin de vie, on perd ses repères conventionnels et on en vient à entrer, assez frontalement, dans des questionnements, notamment au sujet de cette curieuse merveille fripée et problématique que prétend, toujours un peu malgré nous, être l’amour. Je ne me rappelle plus ce que j’aimais de lui. Je me demande parfois si celui que j’aime n’est pas déjà mort et ce que je fais là, à répondre aux exigences d’un pauvre dément. La maladie n’a pas seulement pris son énergie et sa santé, elle m’a volé mon amoureux. Ce soir, je suis bien triste. Notre histoire m’échappe. Elle est remplacée par une caricature. Ce soir, je suis furieuse. Mon amour est mort. Ce soir, je suis bien seule (p. 150). On fait pourtant face ici à une opportunité, cruelle, virulente, fatale, pour l’autrice de réorganiser sa pensée, de reconfigurer sa vision et de s’installer dans une dynamique où finalement la place donnée à l’autre sera graduellement remplacée par la place que l’on se donne à soi, selon une logique autonome qui, implacablement, prendra corps. J’ai le choix des souvenirs que je me fabrique, de ce que j’ai aimé en lui et de ce que j’ai détesté. Et j’ai à jamais la possibilité de me rappeler de cette relation comme d’un grand amour. Qu’importe ce qui n’était pas parfait. Je n’en retiens que ce qui me plaît. De toute façon, nous créons notre réalité et celle de nos souvenirs. J’avais besoin d’écrire, de danser et d’aimer… et comme Charles passait là… par hasard ou peut-être pas… (p. 159). L’homme qu’on quitte, c’est l’homme d’un temps et c’est aussi ce temps qu’on quitte. L’homme que la vie nous force à abandonner, à cause de la douleur et du déclin dû à l’agonie, va se trouver graduellement remplacé, en nous, en notre être, par le souvenir qu’on décide d’en instaurer et ce, tant dans la joie que dans la peine.  C’est ce que je garderai en souvenir. Un homme qui dansait pour se libérer des ténèbres (p. 143). Et c’est l’ensemble des luttes, des conflits et des difficultés d’ajustement qui se rappellent à nous, dans cette vaste aventure de réécriture des rapports à l’autre. Quand on a trop soif, l’amour peut nous tuer. Familles disloquées, projets avortés, coups du sort assénés par des femmes incapables d’aimer plus fort que leurs blessures (p. 17). Bousculé ainsi d’avoir vécu, voici que les choses se précipitent et que Charles est aussi bousculé, du simple fait de devoir mourir. C’est que s’installe maintenant l’intensité de la problématique constante des délais. En combien de temps, les choses vont-elles se boucler? Combien de capsules d’énergie temporelle devra-t-on encore engager? Comment faire pour marcher chacune des dalles, pour descendre chacune des marches du torve escalier du déclin vers le décès et vers le deuil. On ne veut pas que cet emploi du temps change, on veut qu’il reste stable, prévisible, adéquatement annoncé, configurable. Or, ce qui avait été dit initialement vaut-il toujours? Ou alors se laisse-t-on suavement surprendre par la contrariété que nous suscite le fait que, contre toutes attentes, la mort se met à temporiser. Le médecin a parlé de quelques mois encore. Trois peut-être. Ça me paraît beaucoup de jours à ne vivre qu’en fonction de Charles. Je dois absolument me débarrasser de cette impression. Si je n’y trouve plus aucun plaisir, j’ignore quel sera ma décision. Je sais qu’elle sera difficile à prendre (p. 139). Osera-t-on tout dire? Ah mais meurt donc, maudit verrat, c’est moi que tu tues, de te trainer en crépuscule, comme ça.

On l’a dit, en ouverture: aujourd’hui on va pas se mentir. Côtoyer le conjoint agonisant c’est aussi faire face aux stigmates d’aliénation que cela fait puruler en soi-même. Au premier chef se manifestent les sempiternelles culpabilités anciennes, corrélées par agglutination au drame de la mort, y compris dans la dimension fortuite de ce dernier. Du même coup, se réveille cette vieille croyance d’avoir été responsable de la crise cardiaque de mon grand-père. Bien que je sache que c’est folie de croire pareille chose, la blessure s’ouvre et me fait encore souffrir (p. 175). Mais, plus profondément, ce qui s’installe, c’est la conscience douloureuse du fait qu’on ne peut rien, qu’on ne peut pas empêcher la fatalité qui s’impose et que d’avoir cru être la démiurge des forces qui nous dominent amène tout simplement à faire entrer l’humilité par toutes les portes du fort. Car c’est une illusion que de croire sauver les autres. Un remède à l’angoisse de ne servir à rien. La seule aide que je puisse apporter, c’est regarder l’autre avec confiance et l’aimer selon les élans de mon cœur. Sans me poser trop de questions (p. 63). Oh, si cette conscience est si douloureuse, c’est bien que les angoisses fondamentales qui touchent le caractère objectif et intensif de l’existence globale reculent, assez vite et assez mesquinement, devant les petites remises en question, plus chenues, plus serrées, plus ternes du rapport subjectif et intersubjectif entre les êtres ordinaires. Les culpabilités qui s’installent alors, en une dimension douloureusement autocritique, ne sont pas bien rigolotes à contempler. Encore plus profondément est enfouie une autre culpabilité. Celle d’avoir été dominée, d’avoir cédé devant tes colères et d’avoir enduré tes sarcasmes à peine voilés sur ma conception du monde et de la vie. J’en ressens une honte que j’ai peine à nommer. C’est pourtant cette dévalorisation qui m’a poussée à me définir et qui m’a obligée à m’affirmer. Dans cette confrontation, j’ai trouvé la force de m’exprimer et de manifester ma différence. Ce qui semblait me condamner à m’écraser a fini par me donner confiance. Je me suis choisie (p. 237). Et c’est au tour de la continuité de la vie, de la dimension de réflexion aigre du bilan critique, de déployer la crise du rapport de couple aux vues d’une sensibilité féminine contemporaine. Reste alors le fatras des obligations journalières et crépusculaires qui, de par la mort et de par l’agonie, se désossent, se décarcassent, se démolissent. Autrefois, on se mariait obligée si on se retrouvait enceinte avant le mariage. Eh bien, je ne veux pas vivre obligée pour répondre aux normes, aux attentes, aux besoins des autres. Et je ne veux plus me sentir coupable (p. 48). Et toc. Toute la virulence critique à l’égard du conjoint même s’installe désormais. Elle est non-coupable. Et les différences de vision du monde jaillissent. Ayant déterminé le cercles des tensions, du simple fait de mourir, le couple subvertit ses conventions. JE deviens veuve. Il faut que JE s’en accommode. Et, après tout, eh bien, je serai débarrassée de cette partie de lui qui s’imposait à moi. D’une façon qui, bon, n’était pas toujours plaisante, vu qu’elle procédait du débat de fond, de la guerre ouverte des idées. Il m’a toujours trouvée naïve avec mes médecines vibratoires et ma foi dans les forces de guérison, surtout les invisibles, celles qu’on n’a pas encore mesurées. Je n’osais même pas en parler de peur d’être raillée (p. 128). Évidemment, notre autrice oscille et se balance dans les différents stigmates douloureux que lui suscitent ce terrible affranchissement semi-involontaire. Après tout, elle est tellement nourrie par le besoin que les autres puissent avoir d’elle… que la disparition de l’autre l’amène quand même à se demander si ce n’est pas, carrément, sa propre fonction d’existence, qui disparait avec l’autre, et de par l’autre. Quelle relation puis-je avoir avec les autres s’ils n’ont pas besoin de moi? Quand je n’ai rien à apporter que moi-même? Encore une fois, pour apprendre à aimer, je dois repartir à zéro (p. 33). Et repartir à zéro, devant le mur livide séparant ici la vie de la mort, c’est fatalement prendre à bras le corps la problématique fondamentale de l’être.

On en vient, crucialement, à rejoindre les questionnements métaphysiques que la douleur cuisante et décapante du deuil active ou réactive en soi. Qu’en est-il, notamment, du surnaturel et de notre rapport à ce dernier?  Charles est maintenant mort et, pourtant, il ne disparait pas si facilement que ça. Je conserve un doute. Pourtant, je sens ta présence, ténue, il est vrai, lointaine, mais réconfortante. Qu’en dirait un psy? Étapes du deuil. Déni. Communication avec l’au-delà. Ou mystères de l’amour et de la mort? Peu importe. Chacun sa vie, chacun sa mort, chacun son histoire (p. 179). La mort de l’autre, de surcroit, cela nous force inexorablement à penser à notre propre mort, à s’y préparer, à s’y apprêter, à vivre la crise permanente de cette glauque rencontre à venir. Et on en vient à se demander si on ne cherchera pas un petit peu à tricher cette ultime joute. J’ai beau imaginer ce moment depuis fort longtemps, je suis loin d’être certaine que je saurai laisser venir la mort sans offrir de résistance. L’instinct de survie est si puissant. Ce sera plus facile quand je n’aurai plus rien à dire, que je me connaîtrai de fond en comble et qu’il sera temps de passer à un autre mystère. À vrai dire, je n’en sais rien du tout (p. 148). D’autre part, si ces choses étaient déterminées, s’il y avait quelque chose de supérieur qui nous dépasse, peut-être que cela nous permettrait de pouvoir suggérer un cadre de compréhension pour tout ce fourbi terrifiant. Et, justement, ne fusse que pour calmer un peu la révolte de notre entendement face à cette situation illusoirement sécurisante, on aime parfois à se dire qu’il y a quelque chose d’organisé, quelque chose qui nous autorise un peu de nous réclamer d’une signification fondamentale. Existe-t-il un Plan? Ou les choses se déroulent elles au hasard? Si tout est écrit, qu’en est-il de notre liberté? Quel est l’auteur qui aurait prévu tous les dénouements? Abritons-nous chacun un réalisateur qui veut mener son œuvre à terme? Ou alors, existe-t-il une version sublime de nous-mêmes à laquelle nous nous comparons quand les circonstances nous y forcent? Y parvenons-nous ou, en tant que création inachevée, errons-nous sans percevoir les indices semés sur notre chemin? (p. 70). Incontestablement, on entre en cosmologie. On s’oriente inévitablement vers les choses supérieures et, depuis cette chaise étroite sur les abords d’un lit d’hôpital, on cogite. Et, au fond, comment le rejoindre autrement, ce terrible cosmos? C’est un peu comme lorsque je regarde les nuages jusqu’à réaliser que je suis sur une planète qui tourne dans l’espace. Mourir, c’est se libérer de limites. Je tente d’abolir les miennes, de m’alléger des contraintes matérielles pour accéder à cette liberté sans frontière. Tu m’en donnes le goût (p. 201). Et, après la Cosmologie, voici qu’entre en ligne de compte l’implacable Sociologie. Non seulement nous baignons dans un univers matériel qui nous submerge, nous enveloppe, et face auquel on ne peut que se questionner à propos des provignements qu’il a peut-être… mais nous sommes aussi cernés dans un dispositif collectif intersubjectif. Il en est indubitablement porteur, lui, de cette signification au brasier de laquelle on tient tellement à se réchauffer. Cette flamme qu’on partage avec d’autres. La vie est-elle communication? Serait-elle amour? Humanitude sans doute (p. 74). Cosmos et Société, faut-il obligatoirement mourir ou voir mourir pour un peu se décider à vous appréhender? Bon, on parle beaucoup du monde réel, de la réalité objective, du fait que tout s’impose à nous comme si cela venait de l’Extérieur, de Creux et de Loin. Et si, au fond, cela venait de l’Intérieur? Même la douleur. Même la mort. Même sa compagne de route terrible, la lente maladie… Mais n’importe quelle maladie répond à notre subconscient. De mon point de vue, la cause première n’est jamais physique. Ce qui m’intéresse, c’est de retracer le déclencheur psychologique (p. 157). Et, entre monde cosmologique, monde sociologique, réalité intime de la psychologie intérieure, on en revient de toute façon au centre du cercle, celui d’où émane tout le tout du tout de la réflexion et du tout du discours. Ego. Revenons à cette fameuse question. Qui suis-je? Que répondre qui ne soit des faits ou des actes? Je suis de l’amour qui cherche à aimer. Je suis un élan qui tente de s’envoler. Je suis une danse sans but. Sans raison. Sans limite. Je suis la vie incarnée par défi, par jeu, par curiosité. Je suis. Et je suppose que c’est suffisant (p. 41). Suffisant, on sait pas. Nécessaire, en tout cas.

Entre les étapes du cheminement du deuil dans leur dimension ordinaire, puis la crise maritale qu’elles révèlent, puis l’extase métaphysique problématique et contrastée qu’elles imposent, on finit par accéder à la radicalité d’affranchissement que toute cette lancinance instaure. Et alors… est-ce que c’est qu’on se rassérène ou est-ce que c’est qu’on abandonne? Je ne sais plus très bien faire la différence entre démission et lâcher prise (p. 27). Il n’y a rien à redire. Un deuil au soir de la vie, c’est fatalement un bilan de vie. Et cela oblige à se demander si on devrait pas, nous autres aussi, le refermer, le grand livre de cette susdite saudite vie. Et ça, c’est toujours quelque chose qui se joue avec une très nerveuse ambivalence impressionniste. J’ai parfois l’impression d’avoir assez vécu. Que le reste de mes jours est un cadeau à savourer. J’ai fini par admettre qu’il n’y a rien à faire. Je n’ai qu’à être au présent. Je laisse en héritage, à mes enfants et les leurs, les monstres de mon passé, un à un apprivoisés et les blessures guéries et pardonnées. Ils pourront ne garder en mémoire que l’amour et le courage des générations qui les ont précédés. Car cela seul existe, en dehors des illusions (p. 162). Par bonds, les choses cessent d’exister autour de nous et l’on se voit dans l’obligation de se dire que c’est un monde en métamorphose qui, graduellement, nous entoure et qu’il est de moins en moins méritoire de chercher à s’y agripper. C’est notre propre existence qui s’étiole. Et cela nous insensibilise vachement, quelque part. D’ailleurs, je ne souffrirai que si je désire des choses qui n’existent plus (p. 189). Bon évidemment, bien sûr, il y a la pérennité, il y a le rapport à l’écriture, il y a le fait de laisser des traces scripturales de l’expression de nos émotions et de nos savoirs. Quelques notes nous survivront à peine le temps de notre mémoire et broderont sur nos cils les perles de nos souvenirs attendris et infidèles (fragment d’un poème, p. 68). Sauf que, qu’en est-il vraiment de toute cette dynamique? Elle aussi, elle ne peut revêtir qu’une dimension incroyablement éphémère, fallacieuse, douteuse, illusoire, transitoire. Et le fait est, finalement, au bout du compte, qu’après le tourment coupable de l’autrice, après le destin tragique de Charles, après les tours insondables du moyeu de la roue de cette vie qui continue, que reste-t-il d’autre que d’aspirer à être soi et à enfin respirer l’air, le bon air simple qui remplit nos poumons et nous ramène à cette vieille notion fripée, esquintée, historicisée. Celle du bonheur. Être heureuse, parce que je m’en octroie le droit. Être confiante, parce que c’est mon choix physique, psychologique, spirituel, politique. Même s’il est insensé. C’est mon pari pour le sens de ma quête. Être satisfaite, parce que tout est un cadeau, une grâce accordée. Je ne ferai plus taire l’enfant que je suis restée, qui réclame sans cesse de grandes aventures. Aucun moment n’est anodin et il peut m’entraîner dans les plus folles enquêtes. C’est le même fruit qu’hier, à goûter, là, encore dégoulinant de saveur. J’entends ceux qui se plaignent, mais je leur donnerai ce goût de liberté à vivre sans hésitation. Car il n’y a plus une seconde à perdre, avant de partir en voyage. Pas un seul doute à considérer, avant de déclarer que je suis exaucé (p. 54). Vivons, oh oui, vivons. Ça ne vient quand même pas de se terminer pour tout le monde…

On dispose donc maintenant, émanant de cette autrice, des opus suivant (au moins). Un ouvrage portant sur sa crise personnelle (Les démons de la sorcière, 2012), un ouvrage portant sur l’agonie de sa mère (Comme deux cerfs-volants, 2014), un ouvrage portant sur l’accompagnement d’une patiente psychiatrisée (Folle à délier, 2017), et maintenant un ouvrage portant sur les étapes journalières la menant vers le deuil de son conjoint. Alors, après quatre puissants ouvrages de ce type, Anna Louise Fontaine va, je pense, devoir faire un petit peu une sorte de bilan. Elle pourrait, mettons… se dire qu’elle pourrait possiblement maintenant envisager de varier les thématiques. Nous sommes, en effet, ici dans un monde de fixations, de scotomes, de hantises. Dans Comme deux cerfs-volants, l’autrice encadre… donc… l’agonie de sa vieille mère. Et maintenant, la voici qui encadre l’agonie de son conjoint Charles. L’analogie patente entre ces deux thèmes lui est-elle venue à l’esprit? Euh… je pense que… euh… oui. Lisons. Je reconnais chez Charles, dans ses yeux, dans ses paroles, ce que je voyais chez ma mère à mesure qu’elle s’éloignait de nous. Comme s’il cherchait à suivre ses propres pensées (p. 113). Au temps de sa maladie, ma mère m’a avoué que son plus grand bonheur aurait été que je reste sans cesse à ses côtés. Je devine que Charles veut la même chose (p. 137). Comme pour ma mère, je pense que ce moment n’arrivera jamais pour vrai. La force de mon amour n’y peut rien (p. 143). Je ne veux pas me mentir. Il y a bien quelque chose qui me relie à Charles, mais quoi au juste? La même chose qui m’a gardé près de ma mère confuse pendant trois ans. Ce goût de lui faire sentir qu’elle n’était pas abandonnée, qu’elle n’était pas seule? Comme elle, Charles ne voudrait jamais que je le laisse seul. Jour et nuit, il me voudrait à ses côtés (p. 153). On en vient à comprendre que, quelque part, Anna Louise Fontaine, fait la même chose… qui est, comme elle nous le signale en toute sincérité, de trimer à aider les autres pour se définir elle-même. Aussi, corollairement, comme fatalement, elle écrit, plus ou moins, toujours le même livre. Il serait peut-être temps qu’elle se dise que les pages, nombreuses, de cette série de douleurs récurrentes, sont maintenant tournées. Il est bel et bien encapsulé dans la camera obscura, désormais, ce scotome si douloureux pour l’œil et pour l’émotion. C’est rédigé, c’est plié, c’est broché et on pourrait peut-être sérieusement envisager de traiter d’autres thèmes ou, pour dire la chose plus prosaïquement, de passer à autres choses. Mais… mais… mais… Mais ce n’est pas ainsi que ça se passe. Il ne suffit pas de cacher une douleur pour qu’elle disparaisse (p. 12). En matière d’écriture, très souvent effectivement, l’obsession fonde l’action. Et pourtant, il y a une écrivaine remarquable dans cette autrice et on sent qu’elle a encore des choses à nous dire, distinctes de celles qui se sont manifestées dans la séquence de ses quatre derniers ouvrages. Elle est ainsi, par exemple, très juste et très fine dans l’évocation de l’enfance. Peut-être qu’un jour elle se décidera à nous amener rejouer avec elle au ballon chasseur, sous le soleil tranquille des Trente Glorieuses. Et sa première quadrilogie sera alors à percevoir un peu comme un lot d’ouvrages introductoires. Une sorte de mise en forme, crevant des abcès, et amenant vers une écriture justement plus heureuse, déjà si densément latente entre les lignes des stries du deuil présent. Comme à la fin des vacances, lorsque je devais quitter ma cousine adorée. Je retournais à l’école que je voyais comme une prison où purger ma peine jusqu’au prochain été de rire et de liberté. Oh, bien sûr, j’avais quelques amies et du plaisir à jouer au ballon chasseur à la récréation. Mais j’avais laissé le paradis derrière moi. Je suppose que mon deuil ressemblera à la rentrée de septembre. Je reprendrai mes activités, mais il manquera ce qui donne du pétillant au vin et du sourire aux yeux (p. 132). Bien dit, je seconde. Mais aussi… je nuance.

Suggestion respectueuse d’un lecteur assidu et ami de tout le corpus. Il faut en venir à se dire, bon, finalement, il y a la musique et toutes ces chansons. De si jolies choses à jouer, à chanter. Bon, finalement, il y a la gastronomie. De si bonnes choses à déguster. Et toutes ces choses ne sont jamais que de merveilleux fruits et de merveilleuses rhapsodies, sans plus. Ils nous attendent. Avouons-le. Moi, je reste. Et après tout, la vie charnue, savoureuse et harmonique, eh bien elle reste avec moi… Pourquoi ne pas désormais en profiter? Y compris en continuant de si voluptueusement nager dans des torrents d’encre.

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Anna Louise Fontaine (2021), Moi, je reste — Histoire d’un deuil, Éditions Le Baladin, 263 p.

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Problématique des tits menous

Posted by Ysengrimus sur 1 avril 2023

À Denis M.

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J’aime ben ça, les tits menous
Je suis sensible à leur gloire
Qu’ils soient sages ou qu’ils soient fous
Ils ont toujours une histoire
À nous narrer.
 
J’ai rien contre les tits menous
Dixit le copain Denis.
Simplement, de moi à vous
Il faudrait pouvoir aussi
Un peu varier
 
Le menu de nos savoirs
Les images de nos onglets.
Les photos de nos tiroirs
D’où s’échappent tous ces minets
Veulent voler
 
Puis atterrir autre part
Dans un monde où, peu ou prou
Exultent les Sciences & les Arts…
Et pas seulement les tits menous
Cyber-popularisés.
 
J’aime ben ça, les tits menous
Mais…

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POÉSIE ET JEUX LITTÉRAIRES DE SIORIS

Posted by Ysengrimus sur 7 mars 2023

 
De tes vécus, tu as franchi
Plus qu’une vie à l’image
De tes passions et fantaisies
Sioris

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L’architecte, scénariste et poète Paul Henri Denis Sirois [dit Sioris] fait circuler, ces temps-ci (2020-2021), sous le manteau, dans les Basses-Laurentides, le recueil de ses Poésie & jeux littéraires. Déjà, en partant, il y a ceux qui en seront et ceux qui n’en seront pas car, mutin et matois comme un singe, selon sa manière, Sioris procède à une distribution sélective et hautement parcimonieuse de son œuvre, artisanalement éditée. Cette fois-ci, j’ai eu droit à mon exemplaire avec dédicace personnalisée. J’en ai tiré un plaisir indubitable. Sioris est un poète très libre, labile, moiré, qui assume la variation des formes de notre patrimoine poétique avec souplesse, décontraction, originalité et bonheur.

Ainsi, d’abord, notre bon ami de la chose verbale n’hésite pas une seconde, quand cela lui chante (et quand cela rencontre la cohérence thématique exigée) à mobiliser une facture de versification toute classique. Quand la tristesse, la lassitude intérieure et le deuil doivent parler, rien ne vaut la petite touche baudelairienne, qui est toujours un peu avec nous.

LETTRE POSTUME À LISE MARCEAU

J’étais tenaillée de mes fatigues physiques
Assise au fauteuil lourd de mes rêves absents
Un minet à mon cou ronronnant doucement
Sous les lueurs du soir et pensées nostalgiques
J’aimais m’inoculer de bizarres musiques

J’ai toujours adoré plein de silence à vivre
En des appartements devenant un ilot,
Où parfois mon cœur seul s’abreuvait de sanglots
Refermant ma vie, comme celle d’un vieux livre,
En plongeant dans l’honneur des vertus à poursuivre

Que m’importaient l’amour, la plèbe, les chagrins
Ils vivaient tous en moi et cela m’attristait,
Noyant mon existence triste dans la paix,
Pour voir se dérouler mes ennuis assassins
Dans la pénombre où chantait l’âme, son refrain.

J’étais celle dont la vie fut une prière
J’étais celle qui voulait rire sans mentir
Apprenant lentement à ne pas dépérir
Mais mon âme lassée, comme sous une pierre,
Appelait vainement une ombre familière.
(p. 72, dans Portraits d’amitié)

Admettez avec moi que Nelligan n’aurait pas fait mieux que ça. Même quand il évoque le malheur, Sioris est indubitablement heureux de versifier. Et il va, de surcroit, ne pas hésiter à solidement forcer la poéticité dans l’angle du répétitif, du récursif et de l’incantatoire. Il y a, chez ce versificateur, une aspiration sentie à dominer la redite bien tempérée et à lui faire expurger cette dimension de lancinance ondoyante qui tire infailliblement la richesse de la pauvreté.

ÊTES-VOUS SI PAUVRES?

Est-elle si pauvre
Votre existence,
Qu’il ne vous reste plus
Qu’un goût rance
De souvenance?

Est-elle si pauvre
Votre souvenance
Que vous en avez oublié
Même l’enfance…
Son innocence?

Est-elle si pauvre
Votre innocence
Que vous n’en gardez plus
Que l’aberrance
Ou l’ignorance?

Est-elle si pauvre
Votre ignorance,
Que vous ne savez même plus
Sa provenance…
Son existence?

Êtes-vous si pauvre?
(p. 48, dans Les jeux littéraires de Sioris)

Voilà qui est volontairement redondant, méthodiquement étagé, limpide et parlant. La redite peut donc bel et bien se concentrer et buriner, marteler la question sociale et l’interrogation acide. La redite peut aussi s’ouvrir en éventail ou en ombelle et aller chercher toutes les facettes, physico-culturelles et socio-historiques, de l’objet d’inspiration. Il n’est pas dit que la disposition du vers ne rencontrera pas la diversité du fait.

LES MAINS

Graveur et peintre allemand
Mains jointes en prières
Comme celle de Dürer

Érigeant des bâtiments
Mains de charpentiers
Édifiant des cités

Pour réparer nos souliers
Mains des cordonniers
Pour aider les pauvres gens

De leurs gestes en excès
Mains des sourds-muets
Dans leurs signes non verbaux

De ses doigts au bout des mains
Mains d’un musicien
Sur les touches d’un piano

Dans les paumes d’un artiste
Mains d’un ébéniste
Caressant le bois ouvré

Sous le joug des policiers
Mains du délinquant
Lorsqu’elles sont menottées

Dans les bras de sa maman
Mains d’un nouveau-né
Agrippant un doigt aimant

Pour la solidarité
Mains au poing levé
Refusant l’abnégation

Comme celles des docteurs
Mains des spécialistes
Coiffeurs ou décorateurs

Enlaçant leurs cœurs joyeux
Mains des amoureux
En marchant main dans la main
(pp. 126-127, dans Textes variés au fil des années)

Un fait s’impose alors, graduellement, à la lecture: Sioris chante, en fait. Aussi, on ne se surprendra pas du fait qu’il a mis en forme un certain nombre de… chansons, justement. D’ailleurs, dans le cas de ces dernières, il ne se contente pas de les mettre en forme. Il les met aussi en scène. Dans la chanson parlée et chantée qu’il dédie tendrement à son fils, Sioris dicte une tonalité du jeu (du jeu d’un acteur-chanteur). Pour chacune des strophes de la ballade suivante, un peu comme dans la musique italienne de la Renaissance, un ton est dicté. Dans l’ordre: moment parlé, chant doux, chant fort, moment parlé derechef, chant doux derechef…

À MON FILS

Mon fils! N’écoute pas les gens parler
Lorsqu’ils ne savent pas te consoler,
Écoute plutôt parler ton cœur,
Car lui seul connait ton bonheur.

Mon fils! Ne pleure pas le temps passé,
Car on ne peut vraiment pas le changer,
Sèche les larmes dans ton cœur,
Pour ne pas noyer ton bonheur.

Mon fils! Crois en l’amour, ta liberté,
Même si parfois tu sembles enchainé,
Tu as les talents de ton cœur,
Ceux de tes passions et bonheurs.

Mon fils! Crois en demain, ta destinée
Et ne doute pas qu’on puisse t’aimer.
Sème en toi les élans du cœur,
Ils sont les fruits de ton bonheur.

Mon fils! Marche toujours avec fierté,
La tête haute dans l’adversité,
Mais n’oublie jamais ton bonheur,
Sur les longs chemins de ton cœur.
(p. 81, dans Chansonnettes, Contes et comptines)

Bonheur, cœur… il suffit ensuite d’avoir un enfant et le texte se construit. Et on observera, par la suite, de plus en plus, qu’à la fascination ludique du versifié et, voire, du rimaillé, oui ou non scandé, s’ajoute, chez Sioris, un indubitable bonheur des images. Je ne vais pas tout vous livrer. Simplement, dans les deux fragments suivants, pistez attentivement les anges qui déploient leur feuilleté bruissant, immaculé et ailé, tout en s’associant à des animaux et aussi à de petites aventures gastronomiques et gustatives, au sein desquelles on ne les attendait pas nécessairement. Gâteau des anges?

Au beau jardin des ailes d’anges,
Leurs flammes d’or fleuries d’orange,
Près d’un marais, dans sa margelle
Et d’un bassin où l’eau ruisselle.
Et puis soudain, le vent s’affole,
Et des oiseaux, soudain, s’envolent.
Un bruit confus… presque diffus,
Un vent malin… d’ombre qui tue.
(p. 103, extrait, dans Textes variés au fil des années)

Ces mondes parfois étranges
Où les chevaux sont des anges
Et les fraises ont goût d’orange,
Où les chats sont des oiseaux
(p. 22, extrait, dans Poèmes d’inspiration ou Poésie d’influence)

La longueur des textes de ce recueil varie amplement. Si Sioris sait faire couler sinueusement le poème long, il a aussi une particulière aptitude à faire triompher le texte court. Ami fidèle des haïkus et des sonnets, il sait mobiliser toutes les formes poétiques dans certains textes brefs et fulgurants qui s’amusent à scintiller devant l’œil, en une mystérieuse verroterie lumineuse, bien jalouse du secret de sa propre valeur.

SOLEIL EN FLEURS

Le grisant soleil
Explosant en parcelles
Sa fleur d’étincelles
Étiole, ensorcelle
En neige de perles
Sa féerique ombelle
En pleurs de soleil
(p. 54, dans Les jeux littéraires de Sioris)

Après ses remerciements (p. 4), son avant-propos (p. 9), un texte d’ouverture intitulé Le chant du cygne (p. 11), et un prologue en forme d’entretien avec soi-même (p. 13), Sioris nous livre ses quasi-pastiches dans Poèmes d’inspiration ou Poésie d’influence (p. 16), ses astuces de constructions littéraires (sonnets inversés, versifications aléatoirement ou méthodiquement réversibles, etc) dans Les jeux littéraires de Sioris (p. 42), l’évocation de ses amitiés, acquises ou perdues, dans Portraits d’amitié (p. 70), son rapport éminemment textuel à la musique et à la mélopée dans Chansonnettes, Contes et comptines (p. 78), et finalement le trop plein que lui livrèrent les muses dans Textes variés au fil des années (p. 100). Le recueil est parsemé de discrets petits dessins, d’inspiration parfois animalière, parfois humaine, parfois architecturale, parfois formaliste, qui font subtilement sentir un net compagnonnage du poète avec les autres formes d’art.

À lire indubitablement… si possible… car ne passera pas entre toutes les mains…

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Paul Henri Denis Sirois, Poésie & jeux littéraires de Sioris, in-plano avec reliure spirale, Saint-Eustache, chez l’auteur, 2020, 130 p.

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ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Luth

Posted by Ysengrimus sur 21 février 2023

Je vous chante mon luth
Il n’est point de bois brut
Il est tout assagi
Par la patine des âges.

Je vous narre ma quête
Des matines jusqu’aux vêpres
Elle vous fera sourire
De toutes vos dents pâles.

On y parle de sagesse
De corniauds, de bougresses
Qui ont pincé leurs notes
Dans touts les pâturages.

Les gentils, les méchants
Les guerriers, les marchands
Écoutent notre popote
L’oreille en sarcophage.

C’est que la voix du luth
Ses combats et ses luttes
Nous grafignent les esprits
En nous rendant plus sages.

Je vous chante mon luth
Et vous campe ma chute
Il faut casser la scie
Il faut tourner la page.

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LE ROI DE MIGUASHA (Isabelle Larouche)

Posted by Ysengrimus sur 7 février 2023

Elle a bien ri quand je lui ai raconté les rêves dans lesquels je me transforme en poisson. Toujours dans l’eau, à traverser lacs et rivières, à la nage ou en apnée, sans jamais m’épuiser. Angèle m’a initiée aux siens, ses rêves à tire-d’aile, m’a-t-elle décrit, où elle est légère dans des cieux changeants, Ang’ailes d’oiseaux n’a jamais peur de tomber dans ses songes aériens.
(Tallulah, chapitre 12, pp 130-131)

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L’autrice québécoise Isabelle Larouche se consacre depuis plusieurs années à la littérature jeunesse. Son volumineux corpus est un excellent terrain d’exploration pour nous faire découvrir que les ouvrages destinés à la jeunesse ne font pas réfléchir que les jeunes. Cela se manifeste surtout quand des questions sociales et sociétales sont abordées. Dans deux villages limitrophes de Gaspésie, vivent deux jeunes filles de treize ou quatorze ans. L’une est Québécoise (de souche Acadienne), l’autre est de la nation Micmaque. Les deux jeunes filles ne se sont jamais rencontrées. Nous sommes de plain-pied dans une autre de ces dynamiques des deux solitudes, ce trait si typiquement canadien.

Les deux jeunes filles sont scolarisées, chacun de son côté, et leurs passions naturelles les dirigent tout doucement vers le haut savoir. Angèle est une ornithologue en herbe très compétente. Tallulah se passionne pour la plongée (en apnée, faute de moyens) et s’intéresse aux mystères de la géologie et de la paléontologie sous-marines. Chacune dans leur institution scolaire respective, elles remportent le prix couronnant leurs projets scientifiques de fin d’année. Et quel prix! Il s’agit d’une grande tournée en autocar, muséologique et touristique, de la province de Nouvelle-Écosse, en compagnie d’une bande allègre et tonique de jeunes bidouilleurs et bidouilleuses de projets scientifiques, dans leur genre. Surprise sidérée. Redéfinition imprévue d’un été. Révolution des tranquillités.

C’est que les deux jeunes filles vivent chacune dans leur petit monde. Elles sont intimement pétries de leur riche héritage ancestral, l’un acadien, l’autre micmac (des héritages qui se rejoignent en plusieurs points, d’ailleurs). Jusqu’à nouvel ordre, elles vivent amplement dans leur tête. Angèle, qui a des nausées récurrentes dans tous les véhicules de transport (au point de ne pas prendre l’autobus scolaire pour se rendre à l’école), ne s’imagine vraiment pas faire le tour d’une grande province maritime en autocar et d’aller, en prime, en point d’orgue, voguer sur une goélette de course, le Bluenose II. Tallulah lutte timidement avec son si problématique trilinguisme. Elle parle peu le micmac, la cruciale langue de ses ancêtres qu’elle ne voudrait pourtant pas perdre, elle parle peu le français, langue de communication fort présente dans le grand espace gaspésien. Elle s’exprime surtout en anglais et, de fait, elle ne s’exprime pas tellement. Tallulah a, en effet, tendance à rester silencieuse, en attendant que ça passe. Elle ne s’imagine vraiment pas partir en voyage avec une bande de verbo-moteurs hypervitaminés, tous très contents d’avoir gagné un prix scientifique et d’en jacasser sans fin. Ainsi, chacune dans son coin, les deux jeunes filles vont passer à deux doigts de décliner cette aventure. C’est leurs parents qui vont les forcer à se redresser un petit peu tout de même sous le licou de la vie.

L’alternance des sensibilités et des émotions intérieures de ces deux jeunes filles est judicieusement exposé par Isabelle Larouche, notamment grâce à un procédé d’écriture simple, quoique hautement original, et d’un efficace esthétique très satisfaisant. Jugez-en. L’ouvrage est formé de dix-huit chapitres et il est intégralement écrit en JE. Entendre: les deux jeunes filles écrivent, chacune à son tour, en JE. Elles disent toutes les deux JE, dans le coin de leur être, c’est-à-dire chacune dans leur espace textuel strict. L’espace d’Angèle, ce sont les chapitres portant la numérotation impaire. L’espace de Tallulah, ce sont les chapitres portant la numérotation paire. À la lecture, on s’installe très promptement dans cette dynamique pendulaire des points de vue, et elle nous fait avancer avec subtilité, sagacité et sagesse dans l’alternance de ces deux regards spécifiques, à la fois si différents et si semblables. La dynamique  et le rythme du récit étant ce qu’ils sont, on détecte vite qu’on se dirige tout doucement vers une rencontre. Sentant l’avancée vers ladite rencontre, je me souviens de m’être (futilement) inquiété en me demandant qui donc détiendrait le JE au moment du télescopage des deux sensibilités de nos deux protagonistes? Inquiétude non avenue attendu que la réponse en est: tout le monde. Les deux personnages ont continué de dire JE, chacune dans son sous-ensemble de chapitres spécifiques. Le parallélisme des deux discours répondra tout tranquillement, et jusqu’au bout, à l’inexorable perpendicularisation des deux destinées. Angèle et Tallulah partent donc pour ce voyage estival, combinant éducation et tourisme. Solitaires dans la foule, au début, elles en viennent graduellement à se trouver, se rencontrer, se découvrir. Angèle entretient initialement (notamment aux pp 50-51)  des préjugés assez tenaces au sujets des gagnants de prix scientifiques scolaires… et pourtant…

Tallulah n’est pas une fille comme les autres. En tout cas, elle balaie tous les préjugés que je me faisais sur les gagnants de concours scientifiques! C’est une rebelle au cœur tendre, avec un air légèrement mystérieux que j’aime bien. Recluse, elle observe le monde, comme si elle vivait dans sa tête. J’en suis certaine, son imagination regorge d’histoires aussi farfelues et fantastiques que celles qui se cachent dans la mienne. Elle est comme un poisson au fond de son bocal. Et si on s’approche trop près d’elle, elle file comme une anguille! Pourtant, dès le premier jour, et malgré nos différences langagières, j’ai tout de suite été attirée vers elle, comme si j’avais deviné qu’on était faites pour s’entendre, C’est fou! Elle habite dans le village voisin du mien. Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais rencontrées auparavant?
(Angèle, chapitre 11, p. 117)

Tallulah appréhende, plus que tout, les contraintes inextricables du blablabla social sans fin. Et cependant… et justement…

Angèle commence à connaître ma routine matinale et elle s’en accommode sans rechigner. Elle se contente de me sourire avant de faire ses ablutions. Elle n’est pas une fille compliquée et cela me va très bien. La preuve, nous avons besoin de peu de mots pour nous comprendre. J’imagine que c’est ainsi, avoir des affinités avec quelqu’un. Une chose est certaine, elle est la seule personne du groupe qui me plaît et avec qui j’aimerais peut-être devenir amie. Je suis de nature solitaire et secrète, mais avec Angèle, je me sens de moins en mois farouche. C’est pour cela qu’en entrant dans l’autocar, je lui fais un petit sourire et un signe pour l’inviter à partager ma banquette.
(Tallulah, chapitre 10,  p. 103)

Les deux jeunes filles deviennent donc tout doucement amies, pendant le voyage. On observera donc que l’autrice, l’illustratrice, et les deux principales protagonistes de cet ouvrage sont des femmes. Cela nous donne à entrer dans l’univers, de plus en plus formulé et tangible, de la culture intime féminine. De fait, les garçons sont assez périphériques dans cette aventure. Ce sont les deux frères turbulents et enquiquineurs d’Angèle. C’est le grand demi-frère charmant mais évaporé de Tallulah. C’est le mystérieux amoureux, très éventuel et très arlésienne, qu’Angèle nie fermement avoir (p. 18). C’est le grand-père conteur de peurs de Tallulah et les persos inquiétants qu’il fait danser devant ses yeux. Ce sont les papas bien tempérés des deux jeunes filles. Ce sont finalement les garçons du voyage de tourisme scientifique qui se barbent sur les vieilles pierres et le fatras historique, justement exactement l’univers de recherche et de réflexion au sein duquel Angèle et Tallulah se rejoignent (pp 122-123). Ceci est un livre fille, bénéficiant d’une écriture et d’illustrations fille. Cela n’en fait pas pour autant un livre juste pour filles, car les garçons et les hommes apprennent et s’enrichissent beaucoup en le lisant. Féminisation ordinaire de nos espaces mentaux, mes beaux.

Et le roi de Miguasha, dans tout ça, c’est pas un homme, lui, alors?  Même pas. C’est un poisson. Et pas la première friture venue, encore. Un seigneur. Une référence. Un poiscaille préhistorique de conséquences, vu qu’il semble bien qu’il soit nul autre que celui qui, des centaines de millions d’années avant ses descendants (dont nous sommes), a commencé à prendre des petits respires dans l’atmosphère et à se faire des os de bras et de jambes en devenir, en tendant à ramper sur les plages (pp 109-110). Tant et tant que, à la fois d’eau et d’air, le susdit roi de Miguasha sera, lui, crucialement, ce point d’intersection paléontologique entre la fille-poisson (Tallulah) et le fille-oiseau (Angèle). C’est effectivement ce fossile intermédiaire indubitable qui scellera l’amitié des deux jeunes filles, non sans une rencontre imprévue et commune avec une petite aventure incorporant un très grand danger.

L’ouvrage est agrémenté de huit illustrations, une en couleur (page couverture) et sept en noir et blanc, de l’illustratrice Jocelyne Bouchard. Certaines de ces illustrations d’intérieur de livre font écho à la passion ornithologique du personnage d’Angèle et, de ce fait, elles donnent à découvrir le solide travail de dessinatrice animalière de Jocelyne Bouchard.

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Fiche descriptive de l’éditeur:
À la suite d’un concours de sciences à l’école, Tallulah fait la rencontre d’Angèle. Elles gagnent toutes les deux le premier prix dans leur école: un voyage. Au fil des kilomètres, les deux jeunes filles découvriront que leurs ancêtres à toutes les deux ont une histoire commune: en 1755, la famille d’Angèle habitait à Grand-Pré, en Nouvelle-Écosse. Mais lors du Grand dérangement, la déportation des Acadiens, ceux-ci ont cherché à se cacher dans la forêt. C’est alors qu’une famille micmaque les aurait aidées…  et Tallulah est une descendante directe de cette Nation.

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Isabelle Larouche (2018), Le roi de Miguasha, Éditions du Phœnix, Coll. Premières Nations, Montréal, 190 p [Illustrations: Jocelyne Bouchard].

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SOLEIL À VAŽEC (Loana Hoarau)

Posted by Ysengrimus sur 1 février 2023

soleil-a-vazec

Dans ce court roman en forme de métaphore sociale, les perceptions sont altérées, les motivations occultées, la vérité distordue et la morale mise en charpie. Michel Butor dans La modification (1957) avait utilisé, pour mieux ceinturer l’expérience de lecture dans l’enceinte restrictive de la narration, le vous en lieu et place du je ou du il. Il y allait donc à coups de vous faites ceci, vous faites cela, il vous arrive ceci, vous entrez par ici, vous sortez par là… et ce, tout le long de son roman. À la fois plus directe et plus évasive, Loana Hoarau domine l’esprit de ce procédé, hérité de Butor et du nouveau roman, en optant pour le tutoiement et le futur simple prospectif. L’effet de déroute référentielle et d’emprisonnement dans la lecture est saisissant.

«Bon. T’es pas si con que ça, on dirait.»

            Il t’examinera ensuite faire la salle d’eau entière, lui s’occupera des dernières finitions: fournir les serviettes, des échantillons de shampoing et de dentifrice, un verre en plastique dans son emballage, du papier toilette.

            Il te conduira ensuite vers le lit, te scrutera t’appliquer à ta tâche maladroitement, le traversin dépassant de la couche, l’oreiller de travers, le pli sur la couette, le drap à l’envers ou mal aligné. Il secouera la tête en te chuchotant des “Recommence” et défera ton ouvrage trois fois de suite avant que tu ne l’exécutes parfaitement. Passer l’aspirateur te demandera beaucoup d’attention. Le récurage également. Tu partiras un peu dans tous les sens.

            Jonas semblera compréhensif et te montrera comment gagner du temps. Il t’apprendra le détourage et à ne pas cogner ton outil contre les meubles, les pieds de lits, le mur. Le nettoyage des vitres à l’américaine, bien plus rapide. Le dépoussiérage du bois en deux coups trois mouvements.

C’est que nous sommes indubitablement dans une situation d’altération perceptuelle, de perte de repères, d’abus corporel et psychologique profond et ce, sans oublier la brutalité du rapport de classe. TU, personnage principal, est un homme que l’on suppose assez jeune, possiblement même un adolescent. Il a été enlevé, ou à tout le moins retiré du monde, par un homme plus mûr, élégant, brutal. C’est un patron tertiaire, arrogant, tyrannique. Il tient quelque choses comme une luxueuse chaîne d’hôtels, des hôtels particuliers… particulièrement particuliers, s’il faut tout dire. Et avec des clients… fort exigeants, s’il faut en rajouter.

TU subit erratiquement sa situation. S’il a un statut dans toute cette histoire c’est le statut d’esclave. Esclave professionnel, esclave comportemental, esclave sexuel. Conséquemment, ici, le temps (notamment le temps de travail mais aussi le temps de narration) ne se calcule plus de la même façon. Le temps du prolo moderne, c’est comme l’eau d’un robinet qui s’ouvre et se ferme par moments fixes, spécifiés contractuellement. Le temps de l’esclave, c’est comme une mare ou un puit d’où l’on pompe à volonté. À cela se trouve directement corrélé le fait que, comme le bœuf ou la mule champêtres (car il y a ici quelque chose de profondément, de viscéralement agricole), l’esclave n’opère pas dans un rapport consenti. Il émet une tension constante de résistance. Il est implicitement rétif, peu coopératif, tant et tant qu’il faut gaspiller une quantité significative d’énergie à le punir, le cerner, le réprimer, le faire s’épuiser pour qu’il se soumette. Le principe fondamental de l’esclavage contemporain, du point de vue du poudré tertiaire qui exploite, est que l’intégralité du temps de travail est disponible comme un tout, une fois l’esclave isolé du monde. On le ponctionne donc, comme une masse, une force, un flux, ayant du temps et de la puissance ad infinitum (jusqu’à extinction). On opère donc ici, froidement, dans un dispositif où il est sereinement assumé qu’on gaspillera massivement une portion significative du temps et de la force de l’esclave. Tout son temps et toute sa force nous appartiennent. Donc, eh bien les jours s’égrènent, comme sans fin, et on presse le citron, tranquillement, sans compter, ni tergiverser. Et ça, l’esclave ne le sait pas vraiment encore, attendu que, modernité oblige, on a quand même bien su le cajoler, le charmer, l’endormir, le séduire.

Car le fait est que TU découvre sa condition et son désespoir à mesure que les choses déclinantes et brutales de son esclavage inexorablement avancent. Ne nous y trompons pas nous-mêmes, ce jeune homme sans ville, sans pays, sans soleil, fourvoyé dans un cauchemar social qu’il ne décode qu’à demi, c’est n’importe qui, un epsilon sociologique cueilli presque au hasard. TU, c’est vous et moi en fait (c’est bien là la fonction narrative et référentielle du tu). Et il avance vers son avenir incertain, douloureux et amoral en tâtonnant et en ne pouvant vraiment jurer de rien (c’est bien là la fonction narrative et référentielle du futur simple prospectif).

Implacable, ce roman est court mais dense, nerveux mais ouateux, cuisant mais brumeux, cruel mais onctueux. Le dérèglement des sens y est permanent. Ça, c’est la faute au verre de lait. Le patron-maitre-tyran en costard et qui sent bon ne paie pas son esclave. Il le nourrit peu, le loge mal, ne le laisse sortir de son immense domaine campagnard que lorsque TU prend l’initiative de s’en évader lui-même, pour une douloureuse et désespérante cavale dans des champs de maïs cruellement et gratuitement hitchcockiens. Mais la totalité de ces privations, de ces sévices lancinants, de ces abus absurdes va complètement se dissoudre dans le verre de lait du soir. Après avoir bu son verre de lait, TU semble ne plus rien sentir de sa terrible et fatale condition carcérale de classe. Il y a indubitablement quelque chose qu’on instille insidieusement dans cet anodin verre de brouillard blanc, dans cette potion engendrant le caractère abrégé, ouateux, brumeux et cruel de NOTRE dérive. Quelque chose… quelque chose… Le rêve? L’espoir? L’amour?

Non, non, non, c’est pas fini, l’esclavage…

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Loana Hoarau, Soleil à Važec, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

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AU-DELÀ DU REGARD (Claire De Pelteau)

Posted by Ysengrimus sur 15 janvier 2023

Les trois soeurs Marion Gerard

je quête fébrilement les mots
la parole à conquérir
avant que le jour n’appartienne
à la mémoire des fables
(p. 94)

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La poétesse Claire de Pelteau récite ses vers et médite le monde et ce, dans un même souffle. De Erik Satie à Mohandas Ghandi, en passant par Riopelle et Dorion, les rappels qu’elle instaure touchent différentes facettes de notre existence civique et sociale. Elle explore ces personnalités et ces réalités en rendant solidement compte des impacts qu’ils importent en elle, en nous. De la même façon, et sur le même ton, la poésie s’ouvre ici à la géographie et à la géopolitique du grand village monde qui nous englobe. Il est de plus en plus limpide que cette poétesse d’une très grande culture et d’une profonde sororité humaine entend une multitude d’appels…

L’appel

Au-dessus des plaines des montagnes des vallées
une voix résonne
au-delà des rivières des fleuves des océans
une voix résonne
par-dessus les toits les mosquées les villes
une voix résonne
c’est l’appel… l’appel à la prière au Moyen-Orient.

Une vive émotion m’enveloppe
je redécouvre la voix humaine
la voix de la parole de la modulation de la plainte
Cette voix résonne
douce tendre
sourde grave
envoûtante
elle raconte s’immisce chante psalmodie supplie

C’est l’appel… qui rallie et engendre l’échange
l’appel du berger rassemblant le troupeau
celui du loup hurlant à la meute
du cor en profonde forêt
du clairon réunissant les soldats
de l’horloge tintant  l’heure
des clochers bourdons des églises
du gond vibrant au recueillement

L’appel à la vie premier cri de la naissance
celui de l’amour cristallisant la passion
celui de ta voix devenue mienne
qui me réchauffe m’habite et m’inspire
l’appel d’aujourd’hui celui de demain

Une voix résonne et je comprends
de tout temps… jamais ne s’éteindra l’appel.
(p. 70)

C’est dans la rencontre du monde que s’exprimera le rapport crucial à la pulsion de l’écriture. En exprimant un tel rapport, c’est dans un style vif et nerveux que le déploiement textuel fait sentir la relation qui s’établit à la totalité des différents replis de l’univers, replis de la nature et replis de l’histoire. Et, avant tout et par-dessus tout, ce raccord ébloui à la totalité de l’être qui intrigue, c’est lui le plus dense, le plus fort. Il règle et régule la pulsion poétique et mène à la décision, incontournable, fatale et fondamentale, d’écrire.

Ravissement

Un soleil vermillon
aux éclats du ciel
creuse la rivière

Engloutir l’aube
s’y abreuver
un seul voyage existe
celui de la lumière

Sur mon île ton visage
ton souffle en mon parcours
tu m’effleures m’absorbes
je dévie le silence

Écrire

Une vague une vie
un départ un retour
continuellement
le phare nous le rappelle
mais le port nous ancre

les jours ne dérivent plus
ils oscillent
la nature m’invente
elle murmure

Des rubans de paroles
diffusent mes saisons
croître aux semences de vie
tel est le sens.
(p. 143)

Au sein dense et profond de nos luttes philosophiques entre le subjectif et l’objectif se configure ce qui devra se dire, se réciter, se retourner. Dans cette lutte, entrecroisant l’être des mondes et l’être de soi, ce sera donc l’immense réalité à la fois complexe, intangible et polymorphe qui frappera tant la perception que son rendu verbal. Frappe, terrible torrent sur le rocher pensant. La poésie exprime et expurge de plein fouet. Le monde l’imbibe. Le fait l’imprègne. On en vient à ne plus postuler benoitement l’habitude du frisson mondain. On recommence à le sentir entrer en nous, comme autrefois, comme en enfance. Et une fois cette réalité objective profondément intériorisée, socratiques, l’humaniste autrice en arrive à conclure et à décider que, finalement, c’est à travers le réceptacle de soi que se canalise la pulsion textuelle en émergence.

Jaillir

La clarté déploie ses ailes
l’oiseau toujours en vol
l’humain en va-et-vient
on disperse le temps
on découpe l’espace

Pourquoi faut-il toujours partir
à la quête à la recherche
du nébuleux du merveilleux
se cache-t-il si loin là-bas
ou jaillit-il au fond de moi?
(p. 91)

Le rapport à la force intellectuelle s’établit et, ce faisant, il s’humanise. Pour une autrice de cette génération, la puissance de la configuration de la pensée, fatalement, prends corps dans un certain rapport à l’homme… j’entends à l’être humain de sexe masculin. Celui-ci, bien sûr, se trouve dans la situation fréquente, comme l’avait observé autrefois la tendre épouse de Monsieur Teste, de déployer sa stature sous la formes bruissante et convenue d’un aigle intellectuel. Un tel aigle intellectuel exerça, en son temps, une fascination sentie. Et la poétesse assume sereinement cette vibration aussi ancienne que crépusculaire et elle n’hésite pas un seul instant à joyeusement s’en imprégner.

L’aigle pensant

Il fut si grand l’aigle pensant
ailes envoutantes
ailes vibrantes
m’y suis perdue

Un an de vie à partager
et je plongeai passionnément
pour découvrir et parcourir
l’énigme d’être

Rarissime fut cet aigle
que j’ai vertige de survivre
tant et pourtant il me féconde
m’accompagne m’actualise

Il prolifère l’art de vivre
de percevoir de ciseler
de parcourir et d’émerger
finalement de se mieux dire
osez osons

Il fut si grand l’aigle pensant.
(p. 40)

Voici que s’ouvre alors le vaste portail des émotions sentimentales et des pulsions de désir envers l’autre sexe. Lesdites émotions sentimentales sont torrentielles, multiples, méthodiquement thésaurisées et finement diversifiées, dans le présent corpus poétique. Elles ont une dimension très importante dans cette écriture. Entre autres, on lit ici une voix de femme qui exulte sur les hommes. Cette autrice au riche héritage intime écrit sur ses relations amoureuses passées et présentes. Elle nous fait partager ce qu’elle ressent, quand elle est solidement imprégnée de la force de l’intime.

Dormir ensemble

La vie nous courtise
pourquoi s’éteindre?
Demeurons vastes ramures

Franchir le crépuscule
saisir la nuit
précieux souffle de l’errance

Parfums subtils
aux clartés de tendresse
à la fusion des corps

L’impromptu d’un bercement
aux manèges habiles
tendres si tendres ballades

Dénudés insouciants choyés
Dormir à deux enlacés
Dormir ensemble.
(p. 110)

Exploration sentimentale en éventails, en rhizomes. Comment peut-on déployer une réflexion sur l’amour sans toucher la question, toujours sensible et valide tant pour les hommes que pour les femmes, du regret d’amour? Les passantes de Brassens, Les patineuses de Latraverse sont toujours un peu avec nous, quand il est temps de se dire qu’il aurait tant fallu, cette fameuse fois-là, exprimer les choses. Si on les avait formulées, ces choses de l’amour, peut-être aurait-on pu esquiver un certain nombre de tragédies profonde, de drames cuisants.

Mon jardinier

Il était beau mon jardinier
et je l’aimais et je l’aimais
pour ses clients Monsieur Beauchamp
mais la main verte il se nommait

Je l’aperçus chez Monsieur l’Maire
Il labourait platebandes et terres
Et mille fleurs y jaillissaient
ah! quel talent il lui fallait

Quand mon terrain fut abîmé
par les travaux d’un bulldozer
un jour sa carte lui demandai
Il vint alors collaborer

il fit terrasse de pierres plates
poussière de roche et cailloux blancs
Il y planta muguets et lis
pensées lavande myosotis

Il ajouta grandes pampas
iris rosiers et mousse tendre
et nous parlions parlions de plantes
il était beau mon jardinier

Secrètement je l’attendais
il me plaisait et je l’aimais
comme un ami ou comme un fils
je ne sais plus qui aurait su

Puis vint l’automne feuilles et vents
et tant de plantes à protéger
narcisses jonquilles à planter
Et nous parlions déjà printemps

Ne lui ai dit que je l’aimais
de par pudeur de par réserve
quarante-huit ans d’âge il avait
et soixante ans là où j’étais

Puis je partis quelques semaines
quand je revins c’était la fin
il s’était pendu… qui l’aurait cru
point me pardonne de m’être tue

Pour ses clients Monsieur Beauchamp
Mais la main verte il se nommait
il était beau mon jardinier
et je l’aimais et je l’aimais.
(p. 44)

Sur une musique triste et dense, celle-là, on aurait pu la chanter. La poésie s’écrit de toutes façons ici comme pour faire des chansons. Comme pour enfiler des perles de ritournelles, le texte reste ici toujours un peu en compagnie des rythmes, des mélodies, des flonflons. On renoue avec une poésie qui est conçue explicitement pour être récitée verbalement. Conséquemment, elle pourrait fort aisément être mise en musique et, oui, faire des chansons d’une très grand force. Il n’y a rien à dire d’autre que de la chanson, dans ces textes, il y en a.

Il y a

Il y a dans la mer
toutes les éclosions de vie
qu’il nous faut honorer

Il y a dans la végétation
les molécules de la survie
qu’il nous faut protéger

Il y a dans le secret des choses
l’énigme vibrante
qu’il nous faut saisir

Il y a dans la découverte
toutes les connaissances
qu’il nous faut parfaire

Il y a dans le rêve
tant d’espérance
qu’il ne faut pas interrompre.

Il y a dans l’homme
une soif d’absolu
qu’il nous faut apprivoiser

Il y a dans la vie
vagues montantes descendantes
toutes marées à parcourir

Il y a dans la mort
ce passage inconnu
d’une appartenance au cosmos… il y a… il y a…
(pp 95-96)

Solidement et en méthode, le travail sur la répétition scandée, bien établi chez cette poétesse, est toujours installé dans une harmonie, dans une dynamique feutrée et joyeuse qui nous rappelle que, quelque part, ce qui se dit se chante. On sait ici assurer l’intendance de la redite, de la ritournelle et de la répétition constructrice de textualité. À la fois toujours convenue et toujours rafraîchi, le pendule précieux sait balancer et sait revenir. Après tout, il en est de notre pensée écrivante comme d’un clavier bien tempéré. Ses routines stabilisables savent toujours rencontrer nos mains. Codes de gestes, codes de mots, même moulage.

Nos mains

Nos mains ensemencent la vie
mains d’une clé porte close porte ouverte
mains de la pâte à pétrir
mains du fil à l’aiguille de la laine à la soie
mains de la plume aux pages de brume
main dans la main sur le chemin,
mains offertes et caressantes
mains effleurées ou mains croisées
nos mains de grâce
content et racontent toutes choses
épisodes multipliés d’une vie partagée.
(p. 88)

Tout est remanié, retouché, dominé avec le doigté du savoir fin sur les choses. Tout est frais, ou plutôt rafraichi, renouvelé, réjuvéné, retravaillé, matois, tonique. Le recueil de poésie Au-delà du regard contient 80 poèmes. Il se subdivise en six petits sous-recueils: La parole révèle (p 13 à 25), Les rencontres apprivoisent (p 27 à 51), Les peuples racontent (p 53 à 81), La poésie illumine (p 83 à 101), L’amour éblouit (p 103 à 125), et Mes îles voyagent (p 127 à 146). Ils sont précédés d’une préface de Jean-Paul Richer (pp 9-11), et suivis de trois annexes, soit la notice biographique de la poétesse Claire de Pelteau (pp 149-150), une bibliographie des ouvrages auxquels a contribué Claire de Pelteau (p 151) et la notice biographique de l’artiste peintre Marion H. Gérard (p 153). Le tout se termine sur une table des matières (pp 155-157). Le recueil est illustré de la reproduction d’une peinture à l’acrylique intitulée Odyssée 2012 de Marion H. Gérard, en première de couverture.

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Claire De Pelteau, Au-delà du regard – Poèmes et réflexions, Éditions Le grand fleuve, 2012, 157 p.

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