Comme le disait (enfin, bon, je glose…) Robert Ervin Howard (1906–1936), on ne peut pas écrire le soir et la fin de semaine. Il faut s’y consacrer. C’est un art. Il faut s’asseoir et prendre le temps. Quand on se doit à l’écriture, on se doit à en faire la priorité centrale de sa vie et ce, coûte que coûte. L’univers de notre prochain exercice romanesque s’approche de nous en tourbillonnant. Il vient nous hanter le soir, la nuit, au petit matin, toujours un peu n’importe quand. Il ne faut pas le capter trop vite, il faut le laisser tournoyer puis se poser sur la portion de notre être qui tiquera d’un petit mal cuisant lors de cette rencontre. La mise en place des émotions et du mood sont primordiaux, mais rien ne se fera sans méthode. Il faut donc planifier l’ouvrage, mettre un plan au net, faire des recherches un peu aussi. Pas trop de recherches, il ne faut pas s’enliser dans les fatras d’un essai manqué pour se ligoter ensuite avec des matériaux préparatoires à rallonge. Ceci n’est pas un exercice académique, et je parle en connaissance de cause. Il faut que ça vole, que ça butine. Il faut savoir quand plonger. Il y a aussi les tentations à éviter. Tentation de la facilité, tentation de s’accrocher aux modes, de s’inspirer un peu trop, de se donner le public cible qui mordra vu que nous aurons bien suivi la tendance. L’autre tentation, catastrophique à notre époque, omniprésente, lancinante, terriblement parlante, c’est celle de la biographie-sans-concession déguisée en fiction, ce que certains nomment l’autobiographie d’un inconnu. Ces tentations sont inexistantes pour moi. Je n’écris pas sur ce que j’ai lu, ou sur mon vécu. J’écris sur ce qui me roule dans la tête. Ma fiction n’est pas autobiographique ou plagiaire, elle est imaginaire. L’originalité n’est pas une quête ou une recherche pour moi. C’est un acquis sûr, imparable. On me l’a assez dit et redit. Je détiens le secret de l’originalité, sans même y avoir pensé. Ce secret, le voici, tout simple… Vous voulez être original? Écrivez de vos obsessions. L’originalité suintera de vous. Vous n’aurez même pas, non plus, à y penser.
Je ne plierai pas, je ne me conformerai pas. C’est dans ma nature. Je prendrai cette avenue et écrirai des histoires merveilleuses. Mon écriture est. Elle percole en moi. Il me reste simplement à la faire connaître. Le seul texte de référence utile en matière de réflexion artistique que je trouve dans la tradition culturelle du Québec, c’est le Manifeste du Refus Global (1948). Le seul roman qui me prend à la gorge au Québec, c’est L’Avalée des avalés (de Réjean Ducharme, 1965). Mais pour ces deux textes majeurs, il y a tellement de poutine insipide, de savonnettes, de petits copains qui font mousser la prose inepte des petits copains… de… de… de… Mais voilà qui me donne l’opportunité de dire un mot de la ligne éditoriale du site Écrire, Lire, Penser que j’anime avec Daniel Ducharme et une petite équipe de cœurs d’artichauts. On a décidé de faire le contraire de ce que les surréalistes avaient fait jadis avec l’essai critique collectif Un cadavre (1924 et 1930). Au lieu de couler ce qui nous horripile, nous valorisons ce qui nous botte. Sur ce qui nous déçoit, silence opaque, sur ce qui nous sollicite, jactance labile. C’est aussi incisif, tout en étant moins agressif. Cet état d’esprit, je le reproduis, le perpétue ici aussi, au sujet de mon œuvre de fiction. Au lieu de dénigrer ce que je ne trouve pas bon, j’écris mes textes et les laisse porter ce qu’ils ont à porter. Inutile d’insister sur le fait qu’ils sont bons…
Comme le personnage double du roman Se travestir, se dévoiler, l’écriture de fiction contemporaine vit pleinement la crise de conformité de la société tertiarisée contemporaine. C’est rendu qu’on écrit un essai comme on rédige un rapport ou une batterie de notes de services. On écrit de la fiction comme on transmet un compte-rendu journalistique ou les billets d’un carnet (blogue) de voyage. C’est rendu qu’il faut être professionnel même quand il s’agit de chier, d’éructer, de subvertir par l’art, de pisser le sang délétère, de souiller la routine de boyaux de porcs et de songes indicibles et/ou inavouables. Et après on va se lamenter que les œuvres manquent de sang, qu’elles se languissent et vivotent en librairie. Voltaire est mort, Falardeau est mort, et je ne me sens pas bien moi non plus, allez. À ce moment-ci, on me permettra de me fendre d’une recommandation amicale et respectueuse. Celle de vous prier de jeter un œil sur le reste de mon carnet (blogue) Le Carnet d’Ysengrimus. Il fournit sans tergiverser ni tataouiner la nature explicite de mes couleurs idéologiques. Je préfère prévenir à l’avance car ce que je pense perle en permanence dans ce que j’écris. Mon entretien avec Daniel Ducharme sur le site Le carnet d’Ysengrimus aidera certainement aussi à cerner ce que j’entends par réalisme insolite. Voilà pour la minute renvoi… renvoyage aussi, du reste.
Donc, je n’écris pas sur ma vie. Je ne cultive pas le roman-témoignage, cette autobiographie déguisée où on se raconte chafouinement, avec un petit masque. Trois petits tours, trois petites diffractions, une poignée de changements de noms, rêvez, voici ma «fiction». Je n’écris pas sur ce qui existe ou sur ce que je sais. La littérature de colportage, c’est pas mon genre. Je ne fais pas du feuilleton factuel, du reportage, du témoignage douloureux, amer et poignant. J’écris sur ce que j’imagine. Je reproduis, du mieux que je peux, le film mou, fou, labile et chamarré qui me roule dans la tête. Oh, il m’arrive bien de plagier des lambeaux de réel historique… mais ce n’est plus plagier ça, hein, c’est s’inspirer. Quand, en dessous de mon scénario, se profile insidieusement les fibres d’un monde d’autrefois, c’est pour les concasser, les broyer, les dissoudre, ces fibres, et en faire le comburant autonome de ce récit hirsute, de ce rouleau hâtif et fugace qui ne cesse de m’échapper, lui aussi. J’écris, en fait, comme je vous raconte un long métrage que j’aurais furtivement vu en rêve. Je suis un élucubrant de mon temps. Pour le moment, comme quand on rapporte du rêve, justement, je réorganise les éléments les plus délirants, les remettant sur le trépied d’une cohérence narrative fondamentale, mais je ne ferai peut-être pas cela toujours. Si quelqu’un apparaissant dans une de mes fictions ressemble à une personne réelle, ce n’est pas un aveu biaiseux ou du crypto-réalisme. C’est un casting. Cette personne, inopinément semblable à une personne du monde, vient jouer un rôle que je lui assigne, dans mon film, un petit rôle habituellement. En effet, ce genre de casting de personnes que j’ai connu, ou que le monde a connu, cela arrive généralement à un de mes personnages secondaires (j’adore et respecte immensément mes utilités, ce sont tous des amours passionnels et charnels, pour moi). Mes personnages principaux, eux, par contre, ne viennent d’absolument nulle part d’empirique ou de platement factuel. Ce sont des Ornicar… Et l’histoire dans laquelle ils évoluent, bien, c’est une fiction.
Sur le roman Se travestir, se dévoiler maintenant. L’itinérant torontois Marcel Dacier se substitue sans témoin à un certain Simon Baume, dont il est le sosie intégral, sur les lieux de l’accident mortel de ce dernier. Cela le fait entrer dans une famille de milliardaires de l’Escarpement du Niagara. Il y redresse involontairement un certain nombre de torts et se gagne quelque peu la confiance de cet univers bourgeois glauque, en le prenant doucement et astucieusement dans l’angle du bon amnésique. Le travesti est parfait. Mais, quand tout semble se mettre en place, comme une mécanique bien huilée, insidieusement quelque chose coince, frotte, se casse. Et notre homme devra en venir inexorablement à se dévoiler. Les représentants de son nouveau milieu social devront le faire aussi, en une tumultueuse dégringolade de sincérité et de vérité non voulue, que personne n’avait vu venir. Se travestir est un acte calculé, stratégique, méthodique, fondamentalement stable, même à travers le détail fourmillant de ses divers rajustements tactiques. Se dévoiler est plutôt un effondrement, un effet de forces éminemment involontaires, une catastrophe, au sens le plus pur du terme, une capilotade effilochée, échancrée et filandreuse qui, si elle rencontre parfois certains assentiments secrets, rampants, occultes, s’impose à nous, malgré nous, s’enchevêtre en torons cauchemardesques tout autour de nous, et nous force à la plus échevelée et la plus fatale des cascades d’improvisations. Se travestir… se dévoiler… c’est écrire. Voilà.
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Paul Laurendeau (2011), Se travestir, se dévoiler, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.
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