Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

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Entretien avec Paul Laurendeau (par Daniel Ducharme)

Posted by Ysengrimus sur 21 novembre 2014

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Ducharme: Vous avez été professeur de linguistique au département d’Études françaises de l’Université York à Toronto, ce qui vous a amené à publier une cinquantaine d’articles en linguistique et en philosophie du langage. Outre vos activités professionnelles, vous avez été un collaborateur régulier de Dialogus, projet initié par Sinclair Dumontais en 1998, et écouter lire penser, un site d’expression littéraire. Comme si ce n’était pas suffisant, vous avez aussi été un collaborateur régulier de la revue Virages dans laquelle vous avez publié plusieurs nouvelles. Et pour couronner le tout, voilà qu’en 2007 vous publiez coup sur coup, aux éditions Jets d’encre, un roman et un recueil de nouvelles. Et je ne parle pas de vos autres romans et recueils de poésie. Dites-moi, monsieur Laurendeau, prenez-vous des stéroïdes anabolisants quelconques pour stimuler votre activité créatrice?

Laurendeau (Ysengrimus): Non, non aucunement, cher ami, ce serais bête. Je travaille plutôt à rebours de cette logique chimique et tyrannique. Plutôt que de pousser l’écriture avec une substance quelconque, je laisse plutôt l’écriture me tirer vers ce qu’elle exige. Le vieux système de la traction avant, en quelque sorte. Le coursier tire au lieu de pousser. Si cela se met à pousser poussivement, je préfère arrêter et laisser le tout souffler. C’est dire que je m’efforce de ménager au maximum la spontanéité du mouvement. J’écris ce qui me tente, et vois venir après. Je ne formule pas les choses en termes de productivité mais en termes de plaisir. Il ne me faut pas une drogue pour produire l’écriture. C’est plutôt l’écriture qui me sert de drogue. Écrire ce qui nous passionne, laisser dormir le reste jusqu’à ce qu’il revienne en veille. C’est une fichue de force motrice, la passion…

Ducharme: Mais est-ce que cette passion se passe de discipline? Autrement dit, entre les écrivains inspirés, disons, qui écrivent lorsqu’ils sentent monter en eux la sève créatrice, et les écrivains besogneux, oserais-je dire, qui s’installent à heure fixe pour se pencher sur leur texte, où vous situez-vous?

Laurendeau: La notion de dilettante que vous développez avec votre expérience du site écouter lire penser capture assez bien la dynamique qui m’active. Quand la pulsion n’y est pas, je laisse reposer. Des mois si nécessaire. Mais quand elle y est, je l’organise dans une discipline méthodique pour que les choses se tiennent. Le violon d’Ingres doit quand même jouer juste! Les deux types d’écrivains que vous introduisez font méditer. Quand je pense à l’écrivain à sève créatrice, je vois Wittgenstein tartinant ses aphorismes numérotés dans ses carnets sous son arbre (et pourtant, il y a aussi du petit besogneux chez Wittgenstein). Quand je pense à l’écrivain besogneux, je vois Flaubert empilant ses palimpsestes de ratures à heures fixes (et pourtant, oh là, là, il y a aussi de l’écrivain inspiré chez Flaubert!). Les deux sont complémentaires et se compénètrent.

Ducharme: Je suis tout à fait d’accord avec vous. Là comme ailleurs, nous devons nous méfier des modèles réducteurs. Et peut-être est-ce encore plus vrai aujourd’hui que du temps de Flaubert… car on imagine mal les grands écrivains du 19ème siècle faire des pieds et des mains pour concilier travail, famille et écriture. Au Québec, les écrivains qui vivent de leur plume se comptent sur les doigts d’une… ou –soyons optimistes– des deux mains, de sorte que la très grande majorité des auteurs doivent s’aménager du temps pour écrire. Selon vous, qu’est-ce qui peut bien motiver un homme ou une femme, qui a sa journée de travail dans le corps, qui s’est occupé de nourrir ses enfants, qui a vu à l’entretien de la maison, à se lever avant tout le monde ou, à l’inverse, à se coucher après tout le monde, pour consacrer du temps, au détriment de son sommeil, à écrire des histoires?

Laurendeau: Le grand compositeur de Jazz Duke Ellington rapporte dans sa belle autobiographie Music is my Mistress que, dans la première décennie du siècle dernier, à Washington, il se couchait enfant dans sa chambre et entendait par la fenêtre Le Chanteur Noir (The Negro Singer). Cette voix le tourneboulait, l’obsédait, le traversait de part en part. Il n’a jamais trop su qui était ce (ou ces) mystérieux artiste(s) vernaculaire(s) et anonyme(s), mais il a toujours recherché cette voix, cette pulsion, cette expression, dans toute sa musique. C’est ce qui nous arrive. On est pris par une émotion indicible encapsulée dans la configuration profonde de l’art (d’un art, même d’un tout petit art, d’un artisanat) et cela nous suit, et cela nous manque, et cela nous appelle. Il faut taper du pied, il faut se trémousser, il faut barbouiller des formes et des surfaces sur de la toile, il faut babiller. C’est qu’il faut retrouver Le Chanteur Noir qui n’est plus tout à fait de ce monde mais vibre encore cruellement en nous. C’est une pulsion qui ne cessera qu’avec la mort. Ces histoires sont coincées dans notre gorge. Elles doivent sortir. Il faut les vomir. L’époque, le monde sociohistorique du Chanteur Noir nous submerge, passe à travers nous et se manifeste. Il faut avoir la modestie du rôle que nous impose Le Chanteur Noir, notre temps, notre crise en fait… Il faut, et on le fait parce qu’il le faut…

Ducharme: Passion, donc, et pulsion… Parlons maintenant de la création, ou plutôt de votre création. Dans Femmes Fantastiques, un recueil de nouvelles publié chez Jets d’encre en 2007, vous inventez un monde imaginaire, des pays comme la République Domaniale, la Nouvelle-Navarre et d’autres dans lesquels les femmes occupent une place prépondérante, ne laissant aux hommes qu’un rôle fort secondaire. Après la lecture de vos nouvelles, deux questions ont surgi en moi, deux questions de nature différente. La première, d’ordre sociopolitique, concerne le rôle que vous réservez aux femmes dans votre imaginaire. Ce rôle est ambigu, si j’ose dire. Il semble relever d’une position éminemment politique qui souhaite que les femmes assument un pouvoir accru dans la société et, partant, dans l’univers politique… tout en en dissimulant un fantasme –sexuel?– partagé par plusieurs hommes aujourd’hui. Que pouvez-vous nous dire là-dessus, monsieur Laurendeau? Et dans un autre ordre d’idée –et c’est ma deuxième question–, comment situez-vous ces nouvelles sur le plan strictement littéraire? Est-ce de la science-fiction? Du polar postmoderne? Bref, comment vous définissez-vous par rapport à ce genre littéraire?

Laurendeau: Ah la bonne vieille ritournelle du fantasme sexuel, fantasme de soumission à la femme, ou pire, fantasme des lesbiennes en spectacle pour hommes. Les hommes (pas les femmes…) qui ont lu Femmes Fantastiques me la servent régulièrement. Question légitime à laquelle je réponds désormais par une autre question, tout aussi légitime: formuleriez-vous cette opinion dans ces termes si exactement les mêmes textes étaient signés du nom d’une femme? Autrement dit, trouvez-vous, dans mes textes et dans le fonctionnement même de mes récits (pas dans ma signature, indice fatal et trivialement ad hominem de ma génitalité biologique) la manifestation de biais masculins? Ou encore: qui vous prouve que ces textes ne sont pas, en fait, écrits par une femme dont je ne serais que le modeste prête-nom? J’affirme que Femmes Fantastiques est écrit comme une femme l’aurait écrit. Qu’on me contredise avec la loupe sur le texte, pas sur la signature… Et, pour développer sur la facette sociopolitique de votre question maintenant, je crois ne refléter dans mon imaginaire rien d’autre que le rôle social des femmes qui prend déjà effectivement corps dans le monde qui nous entoure. Mes Femmes Fantastiques ne font finalement rien de bien extraordinaire par rapport aux femmes fantastiques de la vie réelle… Simplement, je les admire, les aime et les valorise et cela, ô surprise, ô amertume, dérange encore passablement. Sur le genre littéraire, maintenant. Vous avez été témoin des problèmes et arguties rencontrées par une de mes femmes fantastiques, la bien nommée Églantine LeMarbre, sur la question. Sa contrariété nous éclaire. Science-fiction? Non. Il manque nettement la technologie, le futurisme fluo et une minimale perspective galactique. Polar (postmoderne ou autre)? Non. Le mystère y est parfois mais il est alors exempt de crime. Deux de ces dix nouvelles font référence à un crime, mais alors elles sont exemptes du moindre mystère. Alors, non. Si on me demandait de décrire ce que je fais avec l’univers domanial en l’encapsulant dans le libellé d’un genre, je parlerais de réalisme insolite.

Ducharme: Je n’ai pas l’intention de mettre qui que ce soit au défi quant à savoir si une femme aurait pu écrire Femmes Fantastiques. Pour ma part, je le crois sans problème. Là-dessus, je viens de terminer la lecture de Sourires de loup (White Teeth) de Zadie Smith, un roman quasi épique qui aurait pu tout aussi bien être écrit par un homme tellement je me suis senti proche de l’auteure quand elle décrit le comportement sexuel de ses personnages masculins. Non, l’identifié sexuelle –et non l’orientation sexuelle qui s’avère tout autre chose– n’est pas aussi évidente qu’on pourrait le supposer. Certaines femmes sont plus femmes que d’autres, et vice versa. Passons… J’aime bien l’appellation de réalisme insolite pour décrire votre œuvre. Diriez-vous la même chose de L’Assimilande, votre premier roman, que d’aucuns ont qualifié de «linguistique fiction»?

Laurendeau: Il y a une tonalité différente dans L’Assimilande. J’y agis un peu comme dans le très beau film de George Seaton, Miracle on the 34th Street (la version originale de 1947 avec Maureen O’Hara et Nathalie Wood, pas l’affreux remake de 1994). Dans le New York d’après-guerre, tout est exactement en place pour ce qui en est du réalisme historique sauf une toute petite chose: dans ce vaste tableau trépidant et moderne, le Père Noël existe. C’est un vieux monsieur très doux, assez effacé, au miracle modeste, qui se fait embaucher dans un grand magasin de la trente-quatrième rue, comme Père Noël justement. L’exercice devient alors: qu’adviendrait-il de notre rationalité ordinaire si elle devait compter au nombre de ses axiomes l’existence tout aussi ordinaire du Père Noël? Le résultat de ce cheminement est parfaitement savoureux. Dans L’Assimilande, j’applique la même procédure. Notre monde ordinaire des années 2000 est intact (nous sommes ici, aujourd’hui, pas dans le pays imaginaire des Femmes Fantastiques) à une seule différence près: on vient d’y inventer le glottophore, petit appareil auditif qui permet d’assimiler très rapidement une langue seconde. L’activité des protagonistes tourne ensuite autour des conséquences émotionnelles et sociales de l’existence de ce petit objet axiomatique et fictif dans notre vie effective. Le bourdonnement technologique dudit petit objet nous place alors indubitablement plus près de la science-fiction que de quoi que ce soit d’autre. Mais alors, une science-humaine-fiction, une linguistique-fiction, une sociologie-fiction, une ethnologie-fiction…

Ducharme: Parlons encore littérature, si vous le voulez bien. Sur écouter lire penser, vous avez publié plusieurs poèmes que vous avez traduit de l’anglais, le plus célèbre étant Le Corbeau d’Edgar Allan Poe. D’aucuns décrient la traduction, la considérant comme un art mineur. D’où vous vient cet intérêt pour la traduction?

Laurendeau: C’est peut-être un art mineur, mais c’est un acte de communication majeur! On a beaucoup dit que traduire c’est trahir. Moi je dis que traduire, c’est aimer. C’est pour cela que je ne ferai plus de traduction technique ou bureaucratique. Il est vraiment difficile d’aimer intimement une note de service ou un mode d’emploi de logiciel. Cela vous heurte quelque part, vous laisse un vide émotionnel, un manque du cœur. Je me concentre maintenant sur la traduction littéraire, surtout poétique en fait. Bien sûr, je trahis. Pour des raisons de rythme et d’euphonie, je change la couleur des coussins du fauteuil de l’hôte du Corbeau que vous mentionniez, je modifie le résultat de la partie de baseball des Neufs Hommes de Mudville (dans Casey au bâton) et je renonce à dénommer leur équipe au nom intraduisible. Et quand George Harrison dit: Something in the way she woos me, c’est la totalité d’une transposition ethnoculturelle (pas strictement linguistique) qui me pousse irrésistiblement à opter pour le tout sobre Quelque chose, quand elle chuchote… faisant ensuite chuchoter des choses très douces à la dame en question (dans Quelque chose en elle) et ce, attendu que la beauté intime d’une femme ne se vit pas du tout de la même façon dans nos deux cultures. Quand j’aime un texte en anglais, sa traduction se met à pétarader dans ma tête, parfois même durant mon sommeil. Je veux le donner à mes pairs linguistiques, comme un beau cadeau. Je veux l’embrasser en francophonie, comme une brassée de fleurs exotiques. Je le travaille longtemps, des années parfois. C’est qu’il faut traduire juste (peut-être pas vrai, mais juste) quand ce que l’on traduit est une émotion fondamentale. Pour bien traduire la poésie, c’est tout simple. Soyez (vraiment) bilingue, biculturel et aimez le rythme. Ces textes sont toujours courts, mais il faut les polir. La seule consigne que je retiendrais des traducteurs professionnels est la suivante, cardinale: traduisez toujours en direction de votre langue première. Et qui se soucie que ce soit un art mineur, si c’est jouissif?

Ducharme: Après la publication de Femmes Fantastiques et de L’Assimilande aux éditions Jets d’encre, une maison française que d’aucuns associent à de l’auto-édition, voilà qu’un autres de vos roman – Le thaumaturge et le comédien – a été accepté par les éditions Les Écrits francs, une petite maison de Montréal qui n’a que quelques titres à son catalogue. La question que je m’apprête à vous poser est certes délicate, mais d’un grand intérêt pour les lecteurs d’écouter lire penser dont plusieurs s’essaient à la création. Voilà… Qu’en est-il des difficultés d’écrire au Québec et, surtout, de se faire publier? Que pouvez-nous dire à ce sujet ?

Laurendeau: Une chose simple… S’il faut transiger avec quelque chose, c’est avec la dégaine de votre maison, pas avec la dégaine de votre narration. Commencez par écrire votre histoire sans vous soucier de sa publication. Courrez votre marathon sans penser à la médaille. Une fois qu’elle est écrite comme vous la voulez, elle ne peut plus se désécrire. Vous n’écrivez pas parce que vous êtes publié. Vous êtes publié parce que vous écrivez. Envoyez votre texte et essuyez les refus sereinement. Vous rencontrerez trois types de refus: celui de l’éditeur qui ne répond même pas, celui de l’éditeur qui ne lit pas et celui de l’éditeur qui lit. Le refus implicite de l’éditeur qui ne répond pas est celui de quelqu’un qui mérite de savoir que le mépris est mutuel. Ne le relancez pas, votre temps est plus précieux que le sien. Le refus de l’éditeur qui ne lit pas vous a été envoyé simplement au nom, c’est-à-dire simplement parce que vous n’êtes pas Henri Troyat. Très bien, compris… mais qui veut ressembler à Henri Troyat de toute façon? Le refus de l’éditeur qui lit est naturellement le plus utile. L’éditeur qui lit est soucieux de vous montrer qu’on a lu votre texte. Il vous fait donc parvenir une copie bien anonymisée du rapport du gogo de sa section littéraire qui coule votre ouvrage. Lisez cela d’un œil serein et, surtout, sans insécuriser. Ne touchez surtout pas à votre texte sur la base des commentaires d’un éditeur qui refuse (il faut changer son texte uniquement sur la base des commentaires de l’éditeur qui accepte!). Modifier un texte refusé l’édulcore, le lobotomise et ne le rendra même pas acceptable à l’éditeur-refuseur. Ne perdez pas votre temps en vénalités de ce genre et tirez la seule conclusion requise face à un refus explicité: cet éditeur ne vous comprend pas et, par conséquent, ne vous mérite pas. Fin du drame. Quand un éditeur vous accepte, ce n’est pas fini. Il vous suggèrera des modifications dont certaines sont justifiées, d’autres non. Jugez chacun de ces changements et voyez s’ils compromettent votre intégrité. Si l’intégrité de votre histoire est compromise, ne pliez pas pour être publié. Reprenez vos billes et, une fois de plus, tentez votre chance ailleurs. Les bons changements qu’il vous propose, prenez-les, naturellement. Mes éditeurs sont de petits éditeurs, mais ce sont aussi des êtres humains, différents, sensibles, qui lisent et qui ont participé constructivement à la démarche artistique. Je leur dois un meilleur livre. Regardons le tout de la chose avec la candeur requise. Si mon livre est voué à n’être lu que par cent personnes, pourquoi le publier tapageusement chez un éléphant blanc? Et si cent mille personnes en veulent, je suis certain que mes petits éditeurs sauront négocier le tournant. Regardez bien la trajectoire de madame Rowling, l’auteure des Harry Potter. Elle n’a pas fait autrement. Refusée par un bon nombre de gros, elle a misé sur un petit et il est monté avec elle. C’est sur votre éditeur qu’il faut gager. C’est sur votre histoire qu’il ne faut pas transiger. Le meilleur éditeur, c’est celui qui comprend votre démarche d’écriture. Soyez patients.

Ducharme: En terminant, monsieur Laurendeau, souhaitez-vous ajouter quelque chose pour le bénéfice des lecteurs d’écouter lire penser?

Laurendeau: La devise de François Rabelais: Fais ce que voudras. On fixe trop sur ce que l’on doit faire pour que «ça vende». Nous ne sommes pas ici pour vendre, nous sommes ici pour être. Puis le beau mot de Gilles Vigneault: On fabrique des chaises, on ne sait pas qui va s’asseoir dedans. Laissons les objets que nous avons fabriqués, les tableaux que nous avons peints, les rimes que nous avons ciselées, les petits airs que nous avons sifflotés en dépôt dans le grand salon des choses. Nos enfants et nos petits enfants les trouveront et feront avec ce qu’il aurait fallu faire si leur temps avait été le nôtre.

Ducharme: Je vous remercie d’avoir bien voulu accorder cet entretien à écouter lire penser.

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Il y a trente ans: THE NATURAL de Barry Levinson

Posted by Ysengrimus sur 15 novembre 2014

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Mademoiselle Lindsay Abigaïl Griffith de Milton (Canada) n’aime pas spécialement le baseball. Mais elle aime et apprécie beaucoup les beaux décors extérieurs et intérieurs, les petits garçons polis et tendres, la gentillesse, l’amour de bonne tenue entre un homme et une femme biens et les bons messieurs mûrs, déférents, vieillots et paternes. Tant et tant que si un film de baseball incorpore ces ingrédients de façon solidement organique, Mademoiselle Griffith saura parfaitement s’émouvoir. Un nombre assez impressionnant de films américains ont été mitonnés, au siècle dernier, ayant pour thème central le fameux passe-temps favori des américains. Chef d’œuvres poignants ou navets ineptes, tous les représentants de ce sous-genre particulier hautement fascinant ont un trait en commun. Il vaut mieux comprendre les règles du baseball et savoir regarder ce jeu pour apprécier les finesses du film en cause. The Natural (1984) de Barry Levinson (basé sur un roman écrit en 1952 par Bernard Malamud) n’échappe pas à cette règle fatale. La différence ici, par contre, est qu’une éventuelle ignorance des règles du baseball ne nous prive en rien de l’essentiel de l’émotion émise par ce travail spécifique, à la distribution solide et superbement dirigée. Une cinématographie, une atmosphère, de la passion, du mystère et une indubitable tension romantique se dégagent de cette oeuvre étrange, touchante, subtile et dont le sous-titre pourrait bien être Cherchez la femme

1923, quelque part en Illinois. Un jeune campagnard de dix-neuf ans inconnu (Robert Redford, hélas peu crédible en jeune de dix-neuf ans, dans ce court segment du film) prend pour la première fois le train depuis le fin fond de sa campagne natale pour se rendre à Chicago. Les Cubs de Chicago ont décidé de le recruter à l’essai comme lanceur. C’est un jeune surdoué, un naturel comme disent les américains, et il est timide, peu dégrossi et amoureux. Avant de prendre le train pour la Ville des Vents, il étreint son amoureuse, une modeste campagnarde comme lui, Iris Gaines (campée avec une irrésistible majesté rustique par Glen Close). Il l’étreint, c’est certain, d’une étreinte probablement bien plus intime qu’il ne le soupçonne en fait lui-même. Le voici dans le train. Tout est nouveau, tout trépigne, tout se bouscule et un groupe de boutefeux railleurs se met à se payer la poire de notre jeune paysan qui n’a pour bagages qu’un petit sac et un drôle de caisson à trombone dans lequel se trouve son trésor, un bâton de baseball qu’il a sculpté lui-même dans le bois d’un chêne frappé par la foudre au cours de son enfance et sur lequel est gravé le nom Wonderboy et la strie d’un petit éclair. Parmi les escogriffes de la bande de butors qui l’enquiquine et se moque de son coin de pays natal figure Max Mercy (un Robert Duvall particulièrement nuancé), chroniqueur et caricaturiste sportif, et un gros gaillard qui ne se laisse connaître que sou son surnom de baseballeur déjà établi: The Whammer (ce personnage est indubitablement inspiré par le légendaire frappeur Babe Ruth). Le ton monte entre ce Whammer et notre jeune paysan. Le train fait escale et tout le monde se rend à la fête foraine. Un défi est lancé à notre petit paysan méconnu par l’entourage virulent du Whammer. Peut il retirer sur prises ledit Whammer? Autrement dit, notre jeune paysan peut-il lancer trois fois une balle que le monstrueux cogneur n’arrivera pas à faire valser au loin, d’un coup de bâton. Les paris sont ouverts, les hommes et les femmes s’installent dans un champ des environs et, comme le baseball est un sport jugé, c’est le chroniqueur et caricaturiste sportif Max Mercy qui sera juge-arbitre. Le gamin inconnu retire le futur frappeur étoile en trois lancés, et Max Mercy dessine une caricature immortalisant cet étrange moment. Mais surtout, ce bizarre incident se grave durablement dans sa vive et observatrice mémoire. On remonte dans le train pour Chicago et notre jeune paysan est alors approché par une mystérieuse femme fatale portant chapeau, qui s’extirpe de la camarilla du Whammer, mademoiselle Harriet Bird (campée par une Barbara Hershey inquiétante et ténébreuse). C’est une élégante intellectuelle qui a de la classe, des yeux brumeux, de belles mains et notre petit paysan est subitement subjugué. Elle lui donne toute son attention concentrée, lui cite du Homère et surtout, elle semble à la fois s’extasier et s’affliger que son idole sportive d’hier vienne de se faire retirer par lui, un petit paysan qui pourrait dès lors devenir rien de moins que le joueur de baseball le plus talentueux de sa génération. Arrivé à Chicago, notre gamin naïf reçoit un coup de téléphone dans sa chambre d’hôtel. C’est cette même Harriet Bird qui l’invite à venir la visiter dans sa chambre à elle. Notre éperdu entend le chant des sirènes et se rend chez sa fascinante voisine. Celle-ci le reçoit sans façon, d’un coup de revolver. Mademoiselle Lindsay Abigaïl Griffith a ici un violent sursaut et demande, en clignant de ses beaux yeux océaniques: C’est un rêve, un cauchemar qu’il fait? L’ambiance est en effet onirique, irréelle et… particulièrement crève-cœur. Le pauvre garçon s’effondre et on ne nous en dit pas plus.

1939, dans le stade d’entraînement un peu miteux des Knights de New York. Le vieil entraîneur Pop Fisher (campé par un Wilford Brimley absolument pétaradant), grognon et grincheux, peste et rage contre son équipe de perdants. Se présente à lui, un certain Roy Hobbs (Robert Redford, enfin adéquat dans sa posture de recrue trop vieille et vermoulue pour que tout cela ne soit pas un peu louche). C’est notre paysan de la première séquence, maintenant un homme mûr, calme, mystérieux et mélancolique. Seize ans de sa vie, sa plus prime jeunesse, ont été littéralement escamotés. Il est recommandé par le co-propriétaire de l’équipe et l’entraîneur Pop Fisher, qui se méfie de son partenaire d’affaire comme de la peste, n’est pas particulièrement emballée par les recrues d’âge mûr qu’on lui parachute ainsi, sans préavis. Aussi, Pop ne met pas tout de suite Roy au jeu, le laisse mariner sur le banc un temps, mais finit par découvrir ses incroyables talents de frappeur. Cette recrue biscornue envoie valser la balle dans les gradins en la cognant avec un drôle de bâton, parfaitement conforme à toutes les spécifications de la ligue, sur lequel est gravé le curieux sobriquet Wonderboy. Entre temps, Roy fait la connaissance de Memo Paris (Kim Bassinger, passionnée et vibrante jusqu’à en devenir grinçante), la nièce de Pop Fisher. Aussi, il commence à prendre la mesure de toutes les magouilles et combines contradictoires qui entourent les enjeux d’existence d’une équipe de sport professionnel d’avant-guerre (époque où, entre autres, les paris sur le résultats des joutes de baseball n’étaient pas encore illégaux et où certains propriétaires véreux n’hésitaient pas à soudoyer leurs propres joueurs pour perdre, tandis qu’ils pariaient en douce contre leur propre équipe).

Cherchez la femme. Notre triangle de femmes est en place. Iris Gaines est la grande paysanne dont Roy découvre éventuellement qu’elle vit maintenant à Chicago. Elle vient le voir jouer au Parc Wrigley (à Chicago donc, quand l’équipe des Knights de New York y passe) et deviendra sa lumineuse égérie, quand il ne cognera pas assez dur. Elle porte même en elle un secret à la fois plus profond et plus lumineux. Memo Paris est la torpille, téléguidée par les intérêts paradoxaux et louches qui ne veulent pas que les Knights se rendent en finale de division. Elle séduit Roy, détourne son attention du jeu, lui fait mener une vie dissolue et l’épuise, pour qu’il gaspille ses aptitudes. Harriet Bird, finalement, la ténébreuse femme fatale au revolver de jadis, enfouie dans le passé de Roy, le hante toujours et il se devra de découvrir et de soupeser ce que furent les motivations et le sort de cette douce et cruelle incarnation de l’imprudence juvénile et de la malchance aveugle. Pendant que Roy est ballotté ainsi dans le triangle asymétrique de ses trois muses, sa gloire sportive s’amplifie et il finit par attirer l’attention du chroniqueur et caricaturiste sportif Max Mercy, qui cherche dans sa mémoire encombrée et dans ses riches archives dans quel recoin du continent il a bien pus voir jouer ainsi ce mystérieux naturel dont personne ne semble pouvoir décrire correctement les origines fumeuses. Quand Max Mercy trouvera la réponse à ce mystère ondoyant, ce sera inévitablement pour la mettre au service des intérêts louches et paradoxaux préalablement cités.

La documentation donne ostensiblement ce long-métrage comme le film d’inspiration sportive le plus tendrement aimé de tous les temps. C’est, indubitablement, une histoire toute américaine de douleur et de rédemption, de tension entre les intérêts pécuniaires crépusculaires et les intérêts diurnes et lumineux du cœur. Les intérêts du cœur et la jubilation sans mélange de la beauté sublime, enfantine et mythologique du baseball l’emportent finalement. Nous voici avec un happy end de plus sur la conscience. Aussi, nous voici avec un film américain de plus où l’homme droit et juste —et son épouse— tournent le dos au miroir aux alouettes de tous les financiers et combinards louches du coin — et de leurs houris. Et Mademoiselle Griffith, émue et attendrie par l’épilogue romantique et heureux de ce drame, aura quand même ce mot conclusif: Bien sûr que, dans le cinéma de cette civilisation, les intérêts du cœur l’emporte sur les intérêts d’argent. Nous sommes ici dans une fiction américaine et cette fiction américaine n’existe en fait que pour compenser la réalité américaine… diamétralement opposée.

Indeed, indeed but, whatever… let’s play ball…

The Natural, 1984, Barry Levinson, film américain avec Robert Redford, Kim Bassinger, Glen Close, Wilford Brimley, Barbara Hershey, Robert Duvall, 134 minutes.

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Sur le PACTE D’OMAR comme cadre «multiculturaliste» en Islam

Posted by Ysengrimus sur 7 novembre 2014

L'Islam sous Omar (an 644)

L’Islam sous Omar (an 644)

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Il y a 1,370 mourrait le calife Omar ibn al-Khattâb. Ah que les hagiographes musulmans sont terribles (voir, pour exemple, la fiche hagiographique du calife Omar). Ils en tartinent bien épais à propos du Saint Prophète et des ci-devant Califes Bien Guidés (les Rachidun, les quatre premiers successeurs, ou califes, de Mahomet, selon le sunnisme) et il faut vraiment forer longtemps dans le crémage pour trouver quelque chose d’éclairant. Et pourtant, on trouve. La légende du Pacte d’Omar est, comme bien des légendes, fausse (ou mieux: erronée) mais le message objectif qu’elle nous laisse aujourd’hui est fort curieux et, osons le mot, éclairant.

Omar ibn al-Khattâb (584-644) dirigea la oumma (la communauté originelle des musulmans} pendant dix ans (634-644). C’est une figure à la fois passionnée et passionnante et l’imagerie hagiographique le concernant offre une version puissante et torride du mythe de la conversion abrupte de Saint Paul. D’abord ennemi virulent du Saint Prophète, qu’il prend pour un fauteur de troubles et un diviseur des tribus arabes, Omar se convertit abruptement (vers 617), impressionné par la dévotion de sa sœur envers la nouvelle foi. Il devient alors un des plus solides compagnons de Mahomet. C’est lui qui, faisant valoir que la vérité n’a pas à rester secrète, sera le promoteur initial le plus ferme d’une visibilité, d’une tonitruance même, de la foi musulmane naissante. Deuxième calife de l’Islam (selon le sunnisme), Omar est aussi un personnage capital pour la plus moderne des raisons: la raison multiculturelle. Le Saint Prophète (570-632) et son premier successeur Abou Bakr As-Siddiq (573-624) finalisèrent l’islamisation de la péninsule arabique. Ce faisant, ils assimilèrent au monothéisme islamique des tribus arabes polythéistes à la fois éparses et voisines linguistiquement et ethno-culturellement. Avec le Saint Prophète et son premier calife, l’Islam est encore une affaire strictement arabo-arabe et consiste encore exclusivement à faire avancer des tribus polythéistes passablement désordonnées vers la simplicité configurée et plus dépouillée du monothéisme. Le second successeur du Saint Prophète, le calife Omar, sera le premier chef (spirituel, politique et militaire) musulman à implanter l’Islam chez des peuples majoritairement non-arabes et/ou déjà monothéistes. Il est rien de moins que le calife du tout premier vrai choc multiculturel (pratique et intellectuel) des musulmans. Il le paiera d’ailleurs très cher (il sera assassiné par un de ses esclaves perses).

Voyons la carte présentant l’expansion de l’Islam à la mort d’Omar en 644. La grande péninsule arabique est intégralement islamisée et les musulmans ont commencé à installer leur influence sur deux cultures majeures de l’époque: Byzance (au nord et à l’ouest – Palestine, segments de la Syrie, de la Turquie et de l’Égypte actuelles) et la Perse (à l’est – grosso modo l’Iran actuel). En Perse, la conquête, amorcée sous le calife Omar, se parachèvera trente ans après sa mort (vers 674). Les Perses sont zoroastriens. Un des plus anciens dogmes connus du dieu unique, ce monothéisme de type manichéen, doté de textes sacrés et d’un clergé, crée un corps de conditions d’assimilation religieuse parfaitement distinct de ce qui avait prévalu lors de l’islamisation des tribus polythéistes de l’Arabie. Il est reconnu que la profondeur d’influence du zoroastrisme dans les masses perses, juste avant l’invasion musulmane, se compare sans problème avec l’impact et la prégnance du christianisme dans le Moyen-Âge européen. Les Perses mettront environ deux siècles à s’islamiser. Ils deviendront aussi, ultérieurement, les principaux dépositaires du chiisme. Il a souvent été suggéré que le chiisme iranien pourrait puiser ses déterminations fondamentales dans le substrat zoroastrien des Perses. Effectivement le zoroastrisme, comme hiérarchie religieuse, se coulait très intimement autour de la dynastie sassanide perse, elle-même solidement héréditaire et nobiliaire. Or les Imams chiites, personnages hautement éminents (contrairement à l’iman sunnite qui est un simple intendant de mosquée) sont obligatoirement des descendants d’Ali, neveu du Saint Prophète. On retrouve donc ici une dynamique de hiérarchie héréditaire, chose fort peu commune ailleurs en Islam (qui lui, fonctionne habituellement selon le mode non héréditaire du califat) et possiblement d’inspiration politico-religieuse typiquement persane. Les iraniens musulmans suivent aussi encore les fêtes zoroastriennes, même de nos jours.

Dans l’empire byzantin (sous Omar, en seront islamisées: la grande Palestine et des portions de la Syrie, de la Turquie et de l’Égypte actuelle), encore solidement perçu, à l’époque, comme l’empire «romain», la pénétration musulmane sous la califat d’Omar se fit aussi par les armes. Les syriens romains sont des chrétiens monophysistes qui (par opposition aux chrétiens nestoristes de Constantinople/Byzance) jugeaient l’essence du Christ exclusivement divine (à l’exclusion de sa dimension humaine – un contexte intellectuel qui sera partiellement compatible avec le rejet de la divinisation des figures humaines préconisé en Islam). Pour des raisons de culte et d’affinités des réseaux commerciaux, les monophysistes et les juifs de Syrie romaine seront hautement favorables à la pénétration arabe. Les Arabes, sous Omar, prennent Jérusalem en 637 et se lancent à la conquête du Maghreb. À la mort d’Omar, une portion importante de l’Égypte est conquise. Ici, les avis divergent sur la position adoptée par l’hinterland égyptien. Les Coptes, chrétiens mais en révolte larvée contre le pouvoir romain de Constantinople, pourraient avoir favorisé la conquête arabe de l’Égypte. Mais d’autres voix font aussi valoir que les Coptes d’Égypte comptent au nombre des plus anciens et des plus solides résistants à l’islamisation. C’est en référence directe à eux qu’on se mettra à parler un jour du Pacte d’Omar. Il reste que, doctrinalement parlant, pour les musulmans, les juifs et les chrétiens sont beaucoup moins emmerdants à conquérir que les zoroastriens. Cela tient au fait que, confronté tôt aux monothéismes juif et chrétien en Arabie même, et profondément influencé par eux, le Saint Prophète a formulé, de par la «voix de dieu» dans le Coran, une doctrine d’ajustement hautement perfectionnée avec ceux que les musulmans nomment les Gens du Livre.

Ne discute avec les gens du livre
que de la manière la plus courtoise.
-Sauf avec ceux d’entre eux qui sont injustes-
 
Dites:
« Nous croyons à ce qui est descendu vers nous
et à ce qui est descendu vers vous.
Notre Dieu qui est votre Dieu est unique
et nous lui sommes soumis».
 
Nous avons ainsi fait descendre sur toi le Livre.
Ceux à qui nous avons donné le Livre croient en lui.
Il en est, parmi ceux-ci [selon certains exégètes: les Arabes], qui y croient.
Seuls, les incrédules nient nos Signes.
 
Tu ne récitais aucun Livre avant celui-ci…

(Le Coran, Sourate 29, L’araignée, verset 46 à 48, traduction D. Masson)

Les conditions, tant dans la doctrine que dans l’hinterland des deux grands territoires monothéistes fraîchement conquis par les Arabes, sont en place pour des accommodements. Il est clair que ces populations ont résisté à l’islamisation, ne voyant pas trop l’intérêt du remplacement d’un monothéisme par un autre. Omar va composer. Il va notamment renoncer à la conquête de l’Ifriqiya, qui ne se fera qu’après sa mort. On lui impute la formulation originelle du Pacte d’Omar. Bon, c’est un malentendu historique, en fait, qui fait qu’on impute le Pacte d’Omar au second calife de l’Islam. De fait, les premiers éléments de sa mise en forme dateraient plutôt de Omar II (682-720) et s’étaleraient jusqu’au douzième siècle. La légende est erronée donc. Cela ne la rend pas moins intéressante. Et pour cause.

Le Pacte d’Omar est la toute première entente entre les autorités musulmanes et les non musulmans des territoires qu’elles occupent. Fondamentalement, c’est l’entente d’un occupant envers un conquis. C’est aussi l’entente d’un commandement sectateur envers une communauté d’ouailles qu’il ne considère ni mécréante (et, conséquemment pas athée non plus), ni idolâtre mais monothéiste comme lui, donc, par principe: tolérable. On y formule des procédés assez classiques d’encadrement coercitif des populations (interdiction du port d’armes et de la chevauchée, imposition de signes distinctifs, taxes spéciales, déférence affichée) mais, en échange, et ce n’est pas mince, les cultes non musulmans sont préservés et protégés par les autorités. La version la plus ancienne qu’on connaisse du Pacte d’Omar se formule comme suit (ce sont les occupés qui formulent le texte du pacte que l’occupant entérine par une courte introduction donnant le cadre):

« Au Nom d’Allah, le Bienfaiteur miséricordieux! Ceci est une lettre adressée par les Chrétiens de cette ville, au serviteur d’Allah, Omar ibn al-Khattâb, commandeur des Croyants.

   Quand vous êtes venus dans ce pays, nous vous avons demandé la sauvegarde pour nous, notre progéniture, nos biens et nos coreligionnaires.

   Et nous avons pris par devers vous l’engagement suivant:

   -Nous ne construirons plus dans nos villes et dans leurs environs, ni couvents, ni églises, ni cellules de moines, ni ermitages. Nous ne réparerons point, ni de jour ni de nuit, ceux de ces édifices qui tomberaient en ruine, ou qui seraient situés dans les quartiers musulmans.

   -Nous tiendrons nos portes grandes ouvertes aux passants et aux voyageurs. Nous donnerons l’hospitalité à tous les Musulmans qui passeront chez nous et les hébergerons durant trois jours.

   -Nous ne donnerons asile, ni dans nos églises ni dans nos demeures, à aucun espion.

   -Nous ne cacherons rien aux Musulmans qui soit de nature à leur nuire.

   -Nous n’enseignerons pas le Coran à nos enfants.

 -Nous ne manifesterons pas publiquement notre culte et ne le prêcherons pas. Nous n’empêcherons aucun de nos parents d’embrasser l’Islam, si telle est sa volonté.

  -Nous serons pleins de respect envers les Musulmans. Nous nous lèverons de nos sièges lorsqu’ils voudront s’asseoir.

   -Nous ne chercherons point à leur ressembler, sous le rapport des vêtements, par la calotte, le turban ou les chaussures, ou par la manière de peigner nos cheveux.

   -Nous ne ferons point usage de leur parler; nous ne prendrons pas leurs noms.

   -Nous ne monterons point sur des selles.

   -Nous ne ceindrons pas l’épée. Nous ne détiendrons aucune espèce d’arme et n’en porterons point sur nous.

   -Nous ne ferons point graver nos cachets en caractères arabes.

   -Nous ne vendrons point de boissons fermentées.

   -Nous nous tondrons le devant de la tête.

  -Nous nous habillerons toujours de la même manière, en quelque endroit que nous soyons; nous nous serrerons la taille avec une ceinture spéciale.

   -Nous ne ferons point paraître nos croix et nos livres sur les chemins fréquentés par les Musulmans et dans leurs marchés. Nous ne sonnerons la cloche dans nos églises que très doucement. Nous n’y élèverons pas la voix en présence des Musulmans. Nous ne ferons pas les processions publiques du dimanche des Rameaux et de Pâques. Nous n’élèverons pas la voix en accompagnant nos morts. Nous ne prierons pas à voix haute sur les chemins fréquentés par les Musulmans et dans leurs marchés. Nous n’enterrerons point nos morts dans le voisinage des Musulmans.

   -Nous n’emploierons pas les esclaves qui sont échus en partage aux Musulmans.

   -Nous n’aurons point de vue sur les maisons des Musulmans.

   Telles sont les conditions auxquelles nous avons souscrit, nous et nos coreligionnaires, et en échange desquelles nous recevons la sauvegarde.

   S’il nous arrivait de contrevenir à quelques-uns de ces engagements dont nos personnes demeurent garantes, nous n’aurions plus droit à la dhimma et nous serions passibles des peines réservées aux rebelles et aux séditieux. »

(Wikipédia, article Le Pacte d’Omar)

Cette version du texte daterait de l’an 1,100 environ. Vous ne me direz pas. Toutes les grandeurs et les petitesses du multiculturalisme contemporain s’y retrouvent synthétisées. On croirait une version moyenâgeuse, mais pas mal ficelée du tout quand même, de mes critères de communautarisme civique. Y sont promis par les musulmans: l’obéissance aux lois, la perpétuation communautaire, la liberté de culte, la diglossie, les droits d’assimilation et de non-assimilation. Les autres, pour leur part, s’engagent à rester distinctifs sans ostentations trop tonitruantes (même les cloches des églises doivent sonner pas fort, si tant est).

À une époque où la pure et simple mise en esclavage de peuples conquis en rébellion larvée permanente était chose commune, obligatoire presque, on a ici un véritable morceau de mutuelle bravoure dans l’effort de coexistence pacifique. Ce texte devrait être l’objet de réflexion par excellence entre musulmans et non musulmans devant s’ajuster au sein d’une société civile commune. Devenus importantes minorités dans de nombreuses sociétés occidentales, nos compatriotes musulmans sont respectueusement invités à redécouvrir leur culture politique et administrative en relisant sereinement le Pacte d’Omar. Il est un instrument historique incontournable pour se donner des moyens à la fois fermes et déférents pour comprendre le point de vue de l’autre sur les questions multiculturelles. Inutile de dire, pour reprendre le bon mot du Saint Prophète, qu’il ne faudrait discuter toutes ces délicates questions que de la manière la plus courtoise…

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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