Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

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Archive for mai 2018

Lire Mein Kampf

Posted by Ysengrimus sur 21 mai 2018

Hitler-Mein-Kampf

Du plus grand des mensonges, l’on croit toujours une certaine partie.
Adolf Hitler

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Donc ça y est, Mein Kampf vient de tomber domaine public. On va conséquemment amplement en parler, comme si cette patente de domaine public changeait tant de choses (notons qu’en fait il est déjà parfaitement possible de le lire en v.f. en ligne). Battage, battage. Le plus atterrant dans tout ce battage, c’est que, propensions fachosphériques obligent, il semble qu’il faille encore jeter un regard critique sur ce texte crucialement pestilentiel. Allons-y donc, hein, texte en main. Devoir sociétal, quand tu nous tiens. Il faut assumer toutes les dimensions de la fonction d’intellectuel, j’imagine, même celles qui nous obligent à jouer les éboueurs de l’histoire.

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 Lire Mein Kampf I: Principes généraux

En approchant la lecture de Mein Kampf, il est très important de garder à l’esprit que nous sommes en 1924-1925. Les dégâts et les catastrophes auxquels sont associés dans nos esprits le rôle historique de Hitler sont encore largement devant lui. Il lui faudra encore une décennie d’intensive activité politique pour devenir chancelier-dictateur (1933-1934) et une autre décennie pour perdre la boule et la guerre (1944-1945). Nous n’en sommes pas là, avec ce livre. Le Hitler de Mein Kampf a trente-six ans. Il est plus proche de son souvenir de bidasse de la Grande Guerre de 1914-1918 que du pouvoir ou de la seconde guerre mondiale. Autobiographique dans sa structure, cet ouvrage n’est donc pas un bilan de vie ni même des mémoires. C’est plutôt un manifeste politique en forme de segments de trajectoire de vie. Le triomphalisme implicite de ce type de texte, autant que le narcissisme auto-satisfait et le dogmatisme tranquille bien sentis de son auteur, font qu’il sera parfaitement vain de chercher ici le moindre développement autocritique. On en jugera aisément. Évoquant l’inefficacité des propagandistes allemands de 1914-1918, le caporal Hitler bougonne.

Plus d’une fois j’ai été tourmenté par la pensée que si la Providence m’avait mis à la place des impuissants ou des gens sans volonté de notre service de propagande, le sort de la lutte se serait annoncé autrement. Ces mois-là, je ressentis pour la première fois la perfidie de la fatalité, qui me maintenait ici et à une place à laquelle le geste fortuit de n’importe quel nègre pouvait m’abattre d’un coup de fusil, alors qu’à une autre place, j’aurais pu rendre d’autres services à la patrie. Car j’étais déjà alors assez présomptueux pour croire qu’en cela j’aurais réussi. Mais j’étais un être obscur, un simple matricule parmi huit millions d’hommes! Donc il valait mieux me taire et remplir aussi bien que possible mon devoir à mon poste. (p. 37)

Chez ce simple matricule finalement devenu chef dictatorial —ayant eu amplement la chance de jouer sa carte donc, si on peut dire— et ayant fini par mettre son pays sur le cul et le discréditer durablement face au monde, on rencontre bien peu de modestie. Il y a, de fait, dans cet ouvrage, beaucoup de fierté autodidacte et d’autosuffisance présomptueuse (pour reprendre le mot hitlérien). Mein Kampf signifie Mon Combat. Qu’est-ce c’est que ce combat? Hitler s’en explique fort candidement (Ce qui est l’objet de notre lutte, c’est d’assurer l’existence et le développement de notre race et de notre peuple, c’est de nourrir ses enfants et de conserver la pureté du sang, la liberté et l’indépendance de la patrie, afin que notre peuple puisse mûrir pour l’accomplissement de la mission qui lui est destinée par le Créateur de l’univers. p. 111). Aussi, ses admirateurs non-allemands devraient bien méditer la chose car fatalement, ils n’en sont pas, de son combat… Il aurait aussi été passablement intéressant que Hitler nous produise en 1944-1945 un Ma défaite. Il ne l’a pas fait et, bon, on peut s’en passer. L’histoire, des millions de morts à la clef, s’est bien chargée de lourdement démontrer l’incroyable faillite hitlérienne.

Mais jouons le jeu, hein, puisque c’est tant tellement tendance. Imprégnons nous de la pensée philosophique et sociopolitique de Hitler. C’est encore la meilleure façon de se diriger vers les conclusions appropriées au sujet de ce qu’il faut en faire. Imbu, par postulat non discuté, de la supériorité de la nation allemande, Hitler amorce pourtant son éducation politique en Autriche-Hongrie, empire déclinant, où les allemands de souche sont en minorité numérique et sociologique (Si l’apparence de nation que l’on nommait Autriche finit par s’effondrer, cela ne plaide en rien contre la capacité politique de l’élément allemand de la vieille Marche de l’Est. Il est impossible, avec dix millions d’hommes, de maintenir durablement un État de cinquante millions, à moins que des hypothèses parfaitement déterminées ne se trouvent justement réalisées en temps opportun. p. 37). Cette mentalité paranoïde de minorisé, solidement coulée dans son esprit depuis sa jeunesse austro-hongroise, perdurera même quand il montera en Allemagne. Il s’agira toujours, encore et toujours, d’un peuple principiellement supérieur qui devra compenser son statut de minorité internationale par sa détermination et son acharnement politico-militaire. Les forces que ce peuple tragique combattra héroïquement seront donc obscures, occultes, coalisées, fourbes et omnipotentes. Et conséquemment, la solution intellectuelle, la clef mentale du combat hitlérien ne sera pas rationnelle.

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Irrationalisme

Hitler parle assez ouvertement de ce qu’il appelle notre système philosophique (p. 312). On peut dire, en première approximation, que le système philosophique en question se réclame grosso modo du segment le plus réactionnaire de la tradition philosophique de l’idéalisme allemand (il faut absolument opposer aux calculateurs de la république réaliste actuelle la foi en l’avènement d’un Reich idéaliste. p. 228). Mais cet idéalisme de combat, exalté, belliqueux, programmatique, téléologique, repose sur de solides assises anti-rationnelles et anti-intellectuelles. Le facteur émotionnel et sa clef irrationaliste y jouent un rôle déterminant. Anti-Lénine oratoire, Hitler n’aspire pas prioritairement à faire penser son auditoire (Dans les réunions populaires, l’orateur qui parle le mieux n’est pas celui qui sent venir à lui l’intelligence des assistants, mais celui qui conquiert le cœur de la masse. p. 179). L’anti-intellectualisme de Hitler trouve ses assises dans sa propre trajectoire personnelle d’autodidacte et d’ancien combattant. En harmonie, en cela, avec un important segment sociologique de son époque, la démagogie hitlérienne saura tirer le profit doctrinal maximal d’un rejet populiste et populaire de toute forme d’intellocratie élitaire, réelle ou mystifiée.

Ceux qu’on est convenu d’appeler les «intellectuels» regardent d’ailleurs toujours avec une condescendance véritablement infinie et de haut en bas ceux qui n’ont pas fait d’études régulières et qui ne se sont pas fait inoculer la science nécessaire. On ne pose jamais la question: que peut l’homme, mais «qu’a-t-il appris»? Ces gens «instruits» apprécient plus le plus grand imbécile, quand il est entouré d’un nombre suffisant de certificats, que le plus brillant jeune homme, auquel manquent ces précieux parchemins. Je pouvais donc facilement imaginer quel accueil me ferait ce monde «instruit», et en cela je me suis trompé seulement dans la mesure où je croyais encore à ce moment les hommes meilleurs qu’ils ne le sont pour la plupart dans la prosaïque réalité. Quels qu’ils soient, les exceptions n’en ressortent toujours que d’une façon plus éclatante. Quant à moi j’appris par là à distinguer entre les perpétuels écoliers et les gens véritablement capables. (p. 114)

Le fait de s’instruire dans les cadres institutionnels est automatiquement suspect, dans le regard hitlérien. C’est que la vraie capacité historique, selon notre orateur, c’est la rage des masses qui la transporte. La hargne, la colère, la frustration nationale deviennent des vecteurs politiques cruciaux. Le communicateur politique hitlérien ciblera le segment des masses qui les manifeste de la façon la plus virulente.

Parmi les mécontents, les uns s’abstiennent aux élections, d’autres, nombreux, votent avec les fanatiques d’extrême gauche. C’est vers ceux-là que notre jeune mouvement devait se tourner en premier lieu: car il était naturel qu’il ne tendît pas vers une organisation de gens satisfaits et repus, mais qu’il recrutât les êtres torturés de souffrances, tourmentés, malheureux et mécontents; avant tout, il ne doit pas flotter à la surface du corps social, mais pousser des racines su fond de la masse populaire. (p. 173)

L’anti-intellectualisme populiste, hargneux et nationalement frustré de Hitler n’en fait cependant pas un penseur politique réfractaire aux cadres idéologiques reposant sur des idées philosophiques. Au contraire, dans ses vue, la grande idée c’est la carotte qui fait charger le troupeau de bourricots combattants. L’idée dépend crucialement des hommes qui la portent à bouts de bras. Tout simplement parce que, dans la lutte une idée ne peut l’emporter sur les conditions mises à l’existence et à l’avenir de l’humanité, car l’idée elle-même ne dépend que de l’homme. Sans hommes, pas d’idées humaines dans ce monde; donc l’idée, comme telle, a toujours pour condition la présence des hommes et, par suite, l’existence des lois qui sont la condition primordiale de cette présence (p. 150). Il faut avoir de l’idéal, certes. Mais à un certain point, ce sont les soldats d’une idée qui materont les soldats d’une idée adverse. L’idée supérieure en vient à primer… par la force… mais pas n’importe comment. Le Hitler de 1924 n’est pas un pragmatique mais un doctrinaire, un exalté de la tendance spirituelle, même (Les conceptions et les idées philosophiques, de même que les mouvements motivés par des tendances spirituelles déterminées, qu’ils soient exacts ou faux, ne peuvent plus, à partir d’un certain moment, être brisés par la force matérielle qu’à une condition: c’est que cette force matérielle soit au service d’une idée ou conception philosophique nouvelle allumant un nouveau flambeau. p. 88). Il faut combatte pour son idéal et ce, dans l’exaltation encore. L’inspiration méthodologique directe ici, ouverte, limpide et assumée, c’est le fanatisme religieux, chrétien notamment, qui la fournit. Hitler le valorise très explicitement (Quand une idée est juste par elle-même, et que, armés de cette conviction, ses adeptes entreprennent de combattre pour elle ici-bas, ils sont invincibles; toute attaque contre eux ne fait qu’accroître leur force. Le christianisme n’est pas devenu si grand en faisant des compromis avec les opinions philosophiques de l’antiquité à peu près semblables aux siennes, mais en proclamant en défendant avec un fanatisme inflexible son propre enseignement. pp. 183-184). De fait, l’irrationalisme religieux classique est une importante référence intellectuelle pour Hitler. Aussi, on trouve, sous sa plume soi-disant originale, mordante et novatrice, des envolées qui ne sont pas sans rappeler celles du dernier de nos curés de villages marmonnant en chaire.

En même temps que la foi aide à élever l’homme au-dessus du niveau d’une vie animale et paisible, elle contribue à raffermir et à assurer son existence. Que l’on enlève à l’humanité actuelle les principes religieux, confirmés par l’éducation, qui sont pratiquement des principes de moralité et de bonnes mœurs; que l’on supprime cette éducation religieuse sans la remplacer par quelque chose d’équivalent, et on en verra le résultat sous la forme d’un profond ébranlement des bases de sa propre existence. On peut donc poser en axiome que non seulement l’homme vit pour servir l’idéal le plus élevé, mais aussi que cet idéal parfait constitue à son tour pour l’homme une condition de son existence. Ainsi se ferme le cercle. Naturellement, dans la définition tout à fait générale du mot «religieux» sont incluses des notions ou des convictions fondamentales, par exemple celles de l’immortalité de l’âme, la vie éternelle, l’existence d’un être supérieur, etc. Mais toutes ces pensées, quelque persuasion qu’elles exercent sur l’individu, demeurent soumises à son examen critique et à des alternatives d’acceptations et de refus, jusqu’au jour ou la foi apodictique prend force de loi sur le sentiment et sur la raison. La foi est l’instrument qui bat la brèche et fraie le chemin à la reconnaissance des conceptions religieuses fondamentales. Sans un dogme précis, la religiosité, avec ses mille formes mal définies, non seulement serait sans valeur pour la vie humaine, mais, en outre, contribuerait sans doute au délabrement général. (p. 199)

Proprement et solidement dogmatisée, la pulsion de religiosité enflamme l’ardeur des troupes irrationnelles mais, même là, elle ne suffit pas en elle-même à stabiliser et à configurer l’idéal. Il faut armaturer ce dernier, lui fournir un cadre, une charpente qui canalisera le flux rageur des masses frustrées. L’idéalisme hitlérien appelle la mise en forme d’un programme donnant sa formulation à la visée irrationnelle. Le mode d’activité politique aryen en dépend crucialement.

La disposition d’esprit fondamentale qui est la source d’un tel mode d’activité, nous la nommons, pour la distinguer de l’égoïsme, idéalisme. Nous entendons par là uniquement la capacité que possède l’individu de se sacrifier pour la communauté, pour ses semblables. Il est de première nécessité de se convaincre que l’idéalisme n’est pas une manifestation négligeable du sentiment, mais qu’au contraire il est en réalité, et sera toujours, la condition préalable de ce que nous appelons civilisation humaine, et même qu’il a seul créé le concept de «l’homme». C’est à cette disposition d’esprit intime que l’Aryen doit sa situation dans le monde et que le monde doit d’avoir des hommes; car elle seule a tiré de l’idée pure la force créatrice qui, en associant par une union unique en son genre la force brutale du poing à l’intelligence du génie, a créé les monuments de la civilisation humaine. Sans l’idéalisme, toutes les facultés de l’esprit, même les plus éblouissantes, ne seraient que l’esprit en soi, c’est-à-dire une apparence extérieure sans valeur profonde, mais jamais une force créatrice. Mais, comme l’idéalisme n’est pas autre chose que la subordination des intérêts et de la vie de l’individu à ceux de la communauté et que cela est, à son tour, la condition préalable pour que puissent naître les formations organisées de tous genres, l’idéalisme répond en dernière analyse aux fins voulues par la nature. Seul, il amène l’homme à reconnaître volontairement les privilèges de la force et de l’énergie et fait de lui un des éléments infinitésimaux de l’ordre qui donne à l’univers entier sa forme et son aspect. L’idéalisme le plus pur coïncide, sans en avoir conscience, avec la connaissance intégrale. (p. 156)

La force brutale et guerrière, unie au génie sublime dont l’aryen est, dans le vision de l’orateur, le dépositaire historique exclusif et sans partage, fonde l’idéalisme de la pulsion communautaire sur laquelle cherchera à se percher le programme politique nazi. Ce dernier revendique fermement ses assises philosophiques et principielles (à défaut de formuler ces dernières de façon minimalement articulée).

C’est à partir de concepts généraux que l’on doit bâtir un programme politique et c’est sur la base d’un système philosophique que l’on doit appuyer un dogme politique déterminé. Ce dernier ne doit pas viser un but inaccessible, et s’attacher exclusivement aux idées, mais aussi tenir compte des moyens de lutte qui existent et que l’on peut mettre en œuvre pour leur victoire. À une conception spirituelle théoriquement juste, et qu’il appartient à celui qui trace le programme de mettre en avant, doit donc se joindre la science pratique de l’homme politique. Ainsi un idéal éternel doit malheureusement, pour servir d’étoile conductrice à l’humanité, accepter les faiblesses de cette même humanité pour ne pas faire naufrage dès le départ à cause de l’imperfection humaine. À celui qui a reçu la révélation, il faut adjoindre celui qui connaît l’âme du peuple, qui extraira du domaine de l’éternelle vérité et de l’idéal ce qui est accessible aux humbles mortels et qui lui fera prendre corps. Cette transmutation d’un système philosophique idéalement vrai en une communauté politique de foi et de combat nettement définis, organisée rigidement, animée d’une seule croyance et d’une même volonté, voilà le problème essentiel; toutes les chances de victoire d’une idée reposent entièrement sur l’heureuse solution de ce problème. C’est alors que, de cette armée de millions d’hommes, tous plus ou moins clairement pénétrés de ces vérités, certains même allant peut-être jusqu’à les comprendre en partie, un homme doit sortir qu’anime une puissance d’apôtre. (p. 200)

La concession pratique (sinon pragmatique) que l’idée, la grande idée trop forte pour la petite tête de fourmi des masses, fait au cadre politique passe par l’exigence absolue de l’émergence d’un chef, d’un apôtre. L’inintelligence des masses requiert un guide pour soigneusement éviter que le flux de sa saine pulsion rageuse ne s’éparpille vainement. Mais en fait, le programme hitlérien effectif est le contraire diamétral de sa doctrine proclamée. L’idée ne se formule pas rationnellement, elle ne s’articule pas politiquement, elle s’encadre par la force (force de frappe mais aussi force argumentative du tribun de masse). Le théoricien politique hitlérien n’a que faire de la pensée de la foule, de son rapport à la fameuse idée donc. C’est le sentiment de la foule qu’il entend harnacher et mettre au service du combat politique. Le programme est ici principiellement irrationaliste.

La grande masse d’un peuple ne se compose ni de professeurs, ni de diplomates. Elle est peu accessible aux idées abstraites. Par contre, on l’empoignera plus facilement dans le domaine des sentiments et c’est là que se trouvent les ressorts secrets de ses réactions, soit positives, soit négatives. Elle ne réagit d’ailleurs bien qu’en faveur d’une manifestation de force orientée nettement dans une direction ou dans la direction opposée, mais jamais au profit d’une demi-mesure hésitante entre les deux. Fonder quelque chose sur les sentiments de la foule exige aussi qu’ils soient extraordinairement stables. La foi est plus difficile à ébranler que la science, l’amour est moins changeant que l’estime, la haine est plus durable que l’antipathie. Dans tous les temps, la force qui a mis en mouvement sur cette terre les révolutions les plus violentes, a résidé bien moins dans la proclamation d’une idée scientifique qui s’emparait des foules que dans un fanatisme animateur et dans une véritable hystérie qui les emballait follement. Quiconque veut gagner la masse, doit connaître la clef qui ouvre la porte de son cœur. Ici l’objectivité est de la faiblesse, la volonté est de la force. (p. 176)

La ci-devant psychologie de masse hitlérienne est très explicite. La foule est bête et roide, l’abstrait et le pondéré la font flotter, la déconcentre. La rage et la haine la font s’orienter et marcher au pas. Les catégories irrationnelles priment dans la formulation populaire du politique. Communication et propagande, comportement public de l’orateur, à l’avenant, naturellement.

Toute propagande doit être populaire et placer son niveau spirituel dans la limite des facultés d’assimilation du plus borné parmi ceux auxquels elle doit s’adresser. Dans ces conditions, son niveau spirituel doit être situé d’autant plus bas que la masse des hommes à atteindre est plus nombreuse. Mais quand il s’agit, comme dans le cas de la propagande pour tenir la guerre jusqu’au bout, d’attirer un peuple entier dans son champ d’action, on ne sera jamais trop prudent quand il s’agira d’éviter de compter sur de trop hautes qualités intellectuelles. Plus sa teneur scientifique est modeste, plus elle s’adresse exclusivement aux sens de la foule, plus son succès sera décisif. Ce dernier est la meilleure preuve de la valeur d’une propagande, beaucoup plus que ne le serait l’approbation de quelques cerveaux instruits ou de quelques jeunes esthètes. L’art de la propagande consiste précisément en ce que, se mettant à la portée des milieux dans lesquels s’exerce l’imagination, ceux de la grande masse dominée par l’instinct, elle trouve, en prenant une forme psychologiquement appropriée, le chemin de son cœur. (p. 93)

Aux vues de l’orateur, les masses sont incurables, profondément méprisables, impossibles à éduquer collectivement ou à faire réfléchir. Il ne faut tout simplement pas qu’elles analysent les situations politiques. Il faut qu’elles s’en émeuvent et en exultent. Dans tout ceci, Hitler n’en a pas moins une certaine notion de ce que serait une idée raisonnable. Simplement, le moyen d’accéder à celle-ci passe lui aussi par les canaux irrationnels. Vous aspirez au pacifisme, cette volition étrange, nunuche, lopette, peu claire, eh bien, laissez-vous conquérir par les Allemands, dira l’orateur. Seuls eux, vos maîtres, instaureront par la force la Paix, seul fondement ferme de toute manière de pacifisme et, en même temps, seul moyen valide de le rendre obsolète.

Certaines idées sont liées à l’existence de certains hommes. Cela est surtout vrai pour les concepts qui ont leurs racines non pas dans une vérité scientifique et concrète, mais dans le monde du sentiment, ou qui, pour employer une définition très claire et très belle en usage actuellement, reflètent une «expérience intime». Toutes ces idées, qui n’ont rien à faire avec la froide logique prise en soi, mais représentent de pures manifestations du sentiment, des conceptions morales, sont liées à l’existence des hommes, dont l’imagination et la faculté créatrice les a fait naître. Mais alors la conservation des races et des hommes qui les ont conçues est la condition nécessaire pour la permanence de ces idées. Par exemple, celui qui souhaite sincèrement le triomphe de l’idée pacifiste ici-bas devrait tout mettre en œuvre pour que le monde soit conquis par les Allemands; car, dans le cas contraire, il se pourrait que le dernier pacifiste meure avec le dernier Allemand, puisque le reste du monde s’est moins laissé prendre au piège de cette absurdité contraire à la nature et à la raison que ne l’a malheureusement fait notre propre peuple. On devrait donc bon gré mal gré se décider résolument à faire la guerre pour arriver au règne du pacifisme. […] En fait, l’idée pacifiste et humanitaire peut être excellente à partir du moment où l’homme supérieur aura conquis et soumis le monde sur une assez grande étendue pour être le seul maître de cette terre. Cette idée ne pourra pas avoir d’effet nuisible que dans la mesure où son application pratique deviendra difficile, et finalement, impossible. (pp. 150-151)

Les fondements philosophiques de la pensée de l’orateur marchent ici sur la tête. Ils hypertrophient la catégorie de sujet, de personne, de personnalité (c’est un personnalisme, mais au sens littéral du terme) en situation d’expérience intime et ils éliminent la catégorie de raison, en se réclamant du sentiment, du cœur. Les fondements philosophiques de la pensée hitlérienne élimineront aussi la catégorie de développement historique en se réclamant des ci-devant très ronflantes lois de la nature.

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Hypernaturalisme (social-darwinisme)

Dans sa quête du crucial, du fondamental, Hitler délire la nature en faisant reposer sa doctrine de la force et de la supériorité sur un biologisme et un eugénisme aux prémisses largement fantasmées. Il nous assène à tire larigot de la fausse science biologique à son meilleur. Une notion centrale dans ce dispositif intensément approximatif, c’est la notion de sang (Toutes les grandes civilisations du passé tombèrent en décadence simplement parce que la race primitivement créatrice mourut d’un empoisonnement du sang. p. 151). On peut dire sans rougir (boutade) que ceci n’est vraiment pas là de l’hématologie… Le sang est ici une notion passe-partout servant à fabriquer une sorte de légitimation substantialiste à une autre notion largement délirée: la race. (Le mélange des sangs et l’abaissement du niveau des races, qui en est la conséquence inéluctable, sont les seules causes de la mort des anciennes civilisations; car ce ne sont pas les guerres perdues qui amènent la ruine des peuples, mais la disparition de cette force de résistance qui est la propriété exclusive d’un sang pur. p. 155). Le sang pur est ostentatoirement valorisé mais jamais minimalement décrit. On opère ici dans une sorte de naturalisme abstrait n’ayant proprement rien à voir avec les sciences de la nature. Le fond de l’affaire serait qu’en permanence, notre animal intérieur nous guette. (L’homme qui oublie et méprise les lois de la race se prive réellement du bonheur qu’il se croît sûr d’atteindre. Il met obstacle à la marche victorieuse de la race supérieure et, par là, à la condition préalable de tout progrès humain. Accablé par le fardeau de la sensibilité humaine, il tombe au niveau de l’animal incapable de s’élever sur l’échelle des êtres. p. 151). L’humain est un animal. Des lois animalières le dominent, le submergent. L’instinct de conservation et la pulsion belliqueuse, par exemple, priment sur la formulation, même esquissée, de toute autre conception civique.

Personne ne peut mettre en doute que l’existence de l’humanité ne donne lieu un jour à des luttes terribles. En fin de compte, l’instinct de conservation triomphera seul, instinct sous lequel fond, comme neige au soleil de mars, cette prétendue humanité qui n’est que l’expression d’un mélange de stupidité, de lâcheté et de pédantisme suffisant. L’humanité a grandi dans la lutte perpétuelle, la paix éternelle la conduirait au tombeau. (p. 71)

La férocité immanente de l’instinct de conservation animal fonde l’état moderne, dans l’analyse hitlérienne. Aussi, la compréhension des qualités raciales prime sur celle de l’économie pour articuler une configuration adéquate de l’état.

L’instinct de conservation de l’espèce est la première cause de la formation de communautés humaines. De ce fait, l’État est un organisme racial et non une organisation économique, différence qui est aussi grande qu’elle reste incompréhensible surtout pour les soi-disant «hommes d’État» contemporains. C’est pour cela que ceux-ci pensent pouvoir construire l’État par des moyens économiques, tandis qu’en réalité il n’est éternellement que le résultat de l’exercice des qualités qui entrent dans la ligne de l’instinct de conservation de l’espèce et de la race. (p. 79)

Pour l’orateur, tout tentative d’instauration de catégories intellectuelles tenant compte de la réalité, qualitativement distincte de la nature, du développement historique est illusoire. C’est une erreur de fond, pire: une fatuité prétentiarde, qui pousse quiconque à croire en une humanité extirpée de sa bestialité fondamentale par l’Histoire.

L’homme ne doit jamais tomber dans l’erreur de croire qu’il est véritablement parvenu à la dignité de seigneur et maître de la nature (erreur que peut permettre très facilement la présomption à laquelle conduit une demi-instruction). Il doit, au contraire, comprendre la nécessité fondamentale du règne de la nature et saisir combien son existence reste soumise aux lois de l’éternel combat et de l’éternel effort, nécessaires pour s’élever. Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et les soleils suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne, partout et seule, en maîtresse de la faiblesse qu’elle contraint à la servir docilement, ou qu’elle brise, l’homme ne peut pas relever de lois spéciales. Lui aussi, l’homme subit la domination des principes éternels de cette ultime sagesse: il peut essayer de les saisir, mais s’en affranchir, il ne le pourra jamais. (p. 127)

Les envolées nietzschéennes et cosmologiques de Hitler aspirent à confirmer que (contrairement à ce que prétend le prométhéisme historiciste censé, lui, être d’origine juive) l’homme ne domine pas la nature et n’invente rien.

En tentant de se révolter contre la logique inflexible de la nature, l’homme entre en conflit avec les principes auxquels il doit d’exister en tant qu’homme. C’est ainsi qu’en agissant contre le vœu de la nature il prépare sa propre ruine. Ici intervient, il est vrai, l’objection spécifiquement judaïque aussi comique que niaise, du pacifiste moderne: «L’homme doit précisément vaincre la nature!» Des millions d’hommes ressassent sans réfléchir cette absurdité d’origine juive et finissent par s’imaginer qu’ils incarnent une sorte de victoire sur la nature; mais ils n’apportent comme argument qu’une idée vaine et, en outre, si absurde qu’on n’en peut pas tirer, à vrai dire, une conception du monde. En, réalité l’homme n’a encore vaincu la nature sur aucun point; il a tout au plus saisi et cherché à soulever quelque petit coin de l’énorme, du gigantesque voile dont elle recouvre ses mystères et secrets éternels; il n’a jamais rien inventé, mais seulement découvert tout ce qu’il sait; il ne domine pas la nature, il est seulement parvenu, grâce à la connaissance de quelques lois et mystères naturels isolés, à devenir le maître des êtres vivants auxquels manque cette connaissance. (p. 150)

L’hypernaturalisme hitlérien est moins philosophique, en fait, que paysan. La race est de fait souvent conceptualisée, dans les analogies explicatives qu’il échafaude, comme le seraient, par exemple, des races de chiens par un éleveur.

Les peuples qui ne reconnaissent pas et n’apprécient pas l’importance de leurs fondements racistes ressemblent à des gens qui voudraient conférer aux caniches les qualités des lévriers, sans comprendre que la rapidité du lévrier et la docilité du caniche ne sont pas des qualités acquises par le dressage, mais sont inhérentes à la race elle-même. Les peuples qui renoncent à maintenir la pureté de leur race renoncent, du même coup, à l’unité de leur âme dans toutes ses manifestations. (p. 177)

L’exemple canin est d’autant plus bancal ici quand on s’avise du fait que lévrier et caniche sont des conditions animales intégralement façonnées par l’élevage même, donc par un fait extérieur au fait racial, celui du vaste développement historique des pratiques agraires humaines. Mais l’orateur n’en a cure. C’est tout simplement trop élaboré pour lui de formuler les choses comme ça. Tout le racialisme hitlérien (dont on reparlera) repose plutôt sur une sorte d’hypertrophie de l’observation intuitive et non dégrossie, faite par un naturaliste amateur, des particularités les plus spectaculaires et métaphoriquement exploitables du monde animal.

La conséquence de cette tendance générale de la nature à rechercher et à maintenir la pureté de la race est non seulement la distinction nettement établie entre les races particulières dans leurs signes extérieurs, mais encore la similitude des caractères spécifiques de chacune d’elles. Le renard est toujours un renard, l’oie une oie, le tigre un tigre, etc., et les différences qu’on peut noter entre les individus appartenant à une même race, proviennent uniquement de la somme d’énergie, de vigueur, d’intelligence, d’adresse, de capacité de résistance dont ils sont inégalement doués. Mais on ne trouvera jamais un renard qu’une disposition naturelle porterait à se comporter philanthropiquement à l’égard des oies, de même qu’il n’existe pas de chat qui se sente une inclination cordiale pour les souris. Par suite, la lutte qui met aux prises les races les unes avec les autres a moins pour causes une antipathie foncière que bien plutôt la faim et l’amour. Dans les deux cas, la nature est un témoin impassible et même satisfait. La lutte pour le pain quotidien amène la défaite de tout être faible ou maladif, ou doué de moins de courage, tandis que le combat que livre le mâle pour conquérir la femelle n’accorde le droit d’engendrer qu’à l’individu le plus sain, ou du moins lui fournit la possibilité de le faire. Mais le combat est toujours le moyen de développer la santé et la force de résistance de l’espèce et, par suite, la condition préalable de ses progrès. (p. 149)

Les catégories biologiques sont fixes, éternelles et nous en sommes. Le social-darwinisme s’installe alors tout simplement, sur le ton joyeux de l’évidence triviale et il est importé, au mépris ouvert des distinctions classificatoires entre genres, espèces etc., dans l’espace plus que douteux des configurations raciales humaines. Le délire culmine alors au sein de ce fameux zoo humain auquel on ne reconnaît ici aucune assise proprement historicisée. Le danger du mélange des races est donné comme une sorte de loi fatale.

La connaissance que nous avons de l’histoire fournit d’innombrables preuves de cette loi. L’histoire établit avec une effroyable évidence que, lorsque l’Aryen a mélangé son sang avec celui de peuples inférieurs, le résultat de ce métissage a été la ruine du peuple civilisateur. L’Amérique du Nord, dont la population est composée, en énorme majorité, d’éléments germaniques, qui ne se sont que très peu mêlés avec des peuples inférieurs appartenant à des races de couleur, présente une autre humanité et une tout autre civilisation que l’Amérique du Centre et du Sud, dans laquelle les immigrés, en majorité d’origine latine, se sont parfois fortement mélangés avec les autochtones. Ce seul exemple permet déjà de reconnaître clairement l’effet produit par le mélange des races. Le Germain, resté de race pure et sans mélange, est devenu le maître du continent américain; il le restera tant qu’il ne sacrifiera pas, lui aussi, à une contamination incestueuse. (pp. 149-150)

Le développement historique accède alors à ce type de dépouillement formaliste qui est la principale assise logico-narrative du simplisme hitlérien. Si l’Amérique marche, c’est grâce à son fond aryen qui domine son métissage. Aussitôt que l’Amérique déconnera, ce sera que son métissage aura pris le dessus sur son fond aryen. Ça marche, c’est aryen. Ça marche pas, c’est pas aryen. Point. Ensuite, eh bien, il ne restera plus qu’à imbiber l’intégralité des rapports socio-historiques de ce simplisme naturaliste nazi et la lutte des classes se transformera, comme par enchantement, en grande concorde de chiots couinant tous ensemble dans une boite de carton. Dans un tel cas, si les chiots se mordillent parfois les oreilles, il faudra laisser tout simplement la sélection naturelle social-darwinienne opérer.

L’ouvrier nazi doit savoir que la prospérité de l’économie nationale signifie son propre bonheur matériel. Le patron nazi doit savoir que le bonheur et la satisfaction de ses ouvriers sont la condition primordiale de l’existence et du développement de sa propre prospérité économique. Les ouvriers et les patrons nazis sont tous deux des délégués et des mandataires de l’ensemble de la communauté populaire. La grande proportion de liberté personnelle qui leur est accordée dans leur action, doit être expliquée par ce fait que la capacité d’action d’un seul est beaucoup plus augmentée par une extension de liberté que par la contrainte d’en haut; la sélection naturelle, qui doit pousser en avant le plus habile, le plus capable et le plus laborieux, ne doit pas être entravée. (p. 308)

Mauvais sociologue au possible, l’orateur nous sert une salade mal brassée de sélection naturelle et de relations de travail. Qu’on ne nous raconte pas après ça qu’on nous prend pas pour des bêtes. Pondérée ici, par les lois unilatérales de la nature hitlérienne, la contrainte d’en haut ne sera au demeurant pas toujours aussi discrètement conceptualisée, il s’en faut de beaucoup. On y réintroduira bientôt le sujet personnaliste et ce, dans les formulations les plus fermes imaginales.

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Autoritarisme

On l’a vu, la fourmilière intellectuelle idéaliste a besoin d’un apôtre. Le troupeau de chevaux au sang rouge aryens a besoin d’un pasteur. Hitler est un autoritaire (ceci n’est certainement pas la nouvelle du jour). Il a donc copieusement réfléchi sur l’autorité. Lisons.

Le premier fondement sur lequel repose l’autorité, c’est toujours la popularité. Pourtant, une autorité qui ne repose que sur elle est encore extrêmement faible; sa sécurité et sa stabilité sont incertaines. Aussi tous ceux qui ne tiennent leur autorité que de la popularité, doivent-ils s’efforcer d’en élargir la base et pour cela de constituer fortement le pouvoir. C’est donc dans le pouvoir, dans la puissance, que nous voyons le deuxième fondement de toute autorité. Celui-ci est déjà notablement plus stable et plus sûr que le premier, mais il n’est nullement plus robuste. Si la popularité et la force s’unissent, et si elles peuvent se maintenir unies, pendant un certain temps, alors peut se former, sur des bases encore plus solides, une nouvelle autorité, celle de la tradition. Si enfin popularité, force et tradition s’unissent, l’autorité qui en dérive peut être considérée comme inébranlable. (pp. 266-267)

Cette autorité populaire et traditionnelle, peu importe son amplitude ou sa profondeur, c’est donc sans conteste sur la force qu’il faudra l’asseoir (ce qui, dans tous les temps, a agi le plus efficacement, c’est la terreur, la violence. p. 187). Souvenons-nous qu’en dernière instance, l’aventure militante de notre cher idéalisme allemand pliera devant les méthodes musclées du matérialisme le plus terre à terre (l’idée la plus élevée peut être étouffée si son protagoniste est assommé d’un coup de matraque. p. 277). Le cheminement politique de Hitler fusionne donc intimement compréhension des pulsions populaires et appropriation de la violence d’action (Je compris l’importance de la terreur corporelle que l’individu a de la masse. […] Plus j’appris à connaître les méthodes de la terreur corporelle, plus grandit mon indulgence à l’égard de la multitude qui la subissait. Je bénis mes souffrances d’alors de m’avoir rendu à mon peuple, et de m’avoir appris à distinguer entre meneurs et victimes. p. 24). Aussi, pour imposer tout ordre nouveau, seule l’intolérance fanatique vaudra. Le christianisme est cité ici encore comme exemple méthodologique cardinal. Autorité et tolérance pluraliste ne peuvent tout simplement pas coexister efficacement, adéquatement ou légitimement.

Un état de choses existant ne peut s’effacer simplement devant les prophètes et les avocats d’un état futur. On ne peut admettre que les partisans du premier, ou même ceux qui lui portent simplement quelque intérêt, seront tout à fait convertis par la seule constatation d’une nécessité et gagnés ainsi à l’idée d’un régime nouveau. Trop souvent, au contraire, les deux régimes continueront à exister simultanément et la prétendue doctrine philosophique s’enfermera à jamais dans le cadre étroit d’un parti. Car une doctrine n’est pas tolérante; elle ne peut être «un parti parmi les autres»; elle exige impérieusement la reconnaissance exclusive et totale de ses conceptions, qui doivent transformer toute la vie publique. Elle ne peut tolérer près d’elle aucun vestige de l’ancien régime. C’est la même chose pour les religions. Le christianisme non plus n’a pas pu se contenter d’élever ses propres autels, il lui fallait procéder à la destruction des autels païens. Seule, cette intolérance fanatique devait créer la foi apodictique; elle en était une condition première absolue. On peut objecter, à juste titre, que ces deux précédents historiques sont spécifiquement juifs — et même que ce genre d’intolérance et de fanatisme sont foncièrement juifs. Ceci peut être mille fois vrai et on peut aussi le déplorer profondément; on peut constater, avec une inquiétude qui n’est que trop justifiée, que l’apparition de cette doctrine dans l’histoire de l’humanité y introduisait quelque chose que l’on ne connaissait pas encore; mais cela ne sert de rien et il s’agit maintenant d’un état de fait. Les hommes qui veulent sortir notre peuple allemand de sa situation actuelle, n’ont pas à se casser la tête pour imaginer combien ce serait beau si telle ou telle chose n’existait pas; ils doivent rechercher et déterminer comment on peut supprimer ce qui en fait est donné. Mais une doctrine pleine de la plus infernale intolérance ne sera brisée que par la doctrine qui lui opposera le même esprit, qui luttera avec la même âpre volonté et qui, par surcroît, portera en elle-même une pensée nouvelle pure et absolument conforme à la vérité. (pp. 235-236)

L’étape suivante de la mise en place d’un dispositif autoritaire méthodique sera la saillie des chefs. Il faudra à la fois les laisser monter et bien les tenir.

Par suite, non seulement une organisation n’a pas le droit d’empêcher les têtes de «sortir» de la masse, mais, au contraire, la nature même de son action doit le permettre et le faciliter au plus haut point. En cela elle doit partir du principe que la providence de l’humanité n’a jamais été dans la masse, mais dans ses cerveaux créateurs, qui sont vraiment les bienfaiteurs de la race humaine. C’est l’intérêt de tous de leur assurer une influence déterminante et de faciliter leur action. Car ce n’est certes ni la domination des imbéciles ou des incapables, ni, en aucun cas, le culte de la masse qui servira cet intérêt de tous; il faudra nécessairement que des individus supérieurement doués prennent la chose en mains. (p. 232)

Et le chef suprême, lui, se devra d’être tout sauf démocrate. Et surtout, il n’a tout simplement pas droit à l’erreur (Un Chef qui doit abandonner ses théories générales parce que reconnues fausses, n’agit avec dignité que s’il est prêt à en subir toutes les conséquences. En pareil cas, il doit s’interdire l’exercice public d’une action politique ultérieure. Puisqu’il est déjà tombé dans l’erreur sur des points essentiels, il peut y tomber une seconde fois. En aucun cas, il n’a le droit de continuer à prétendre à la confiance de ses concitoyens ou seulement de l’accepter p. 37). Hitler aurait gagné à se relire sur cette question de l’autocritique absolue du chef, notamment à partir de 1943. Bref… pas de droit à l’erreur pour le chef, donc. Ceci dit, le chef n’est nullement obligé de bien informer les masses. Au contraire, la conception hitlérienne de la communication ciblant les masses postule ouvertement que ces dernières ne sont tenues qu’à un accès hautement sommaire et schématique aux informations sensibles détenues par le mouvement politique qui est aux commandes.

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que chacun de ceux qui combattent pour la doctrine soit complètement mis au courant ni qu’il connaisse exactement chacune des pensées du chef du mouvement. L’essentiel est qu’il soit clairement instruit de quelques principes fondamentaux, peu nombreux, mais très importants. Dès lors, il sera à tout jamais pénétré de ces principes, convaincu aussi de la nécessité de la victoire de son parti et de sa doctrine. Le soldat non plus n’est pas immiscé dans les plans des grands chefs. De même qu’il vaut mieux le former à une discipline rigide, à la conviction que sa cause est juste et doit triompher et qu’il doit s’y vouer tout entier, de même doit-il en être de chaque partisan d’un mouvement de grande envergure, appelé au plus grand avenir, soutenu par la volonté la plus ferme. Que pourrait-on faire d’une armée dont tous les soldats seraient des généraux, en eussent-ils les dons et les capacités? De même, de quelle utilité serait, pour la défense d’une doctrine, un parti qui ne serait qu’un réceptacle de gens «éminents». Non, il faut aussi le simple soldat, sans quoi on ne peut obtenir une discipline intérieure. De par sa nature même, une organisation ne peut subsister qu’avec un haut commandement intelligent, servi par une masse que guide plutôt le sentiment. Une compagnie de deux cents hommes intelligents autant que capables deviendrait, à la longue, plus difficile à mener que si elle contenait cent quatre-vingt-dix hommes moins bien doués et dix autres ayant une formation supérieure. (p. 237)

Une fois le réseau d’information sommaire (ou de propagande ciblée) bien configuré par l’autorité, son corollaire crucial, c’est la cause unique, unilatérale, simplette, bien en focus, condensée et intelligible. Un ennemi désigné explicitement et de façon limpide et carrée reste la plus efficace carotte pour faire courir les masses au pas de l’oie. Il ne faut surtout pas commettre l’erreur dialectico-rationaliste de disperser les cibles. (Le mouvement pangermaniste n’aurait jamais commis cette erreur s’il n’avait pas aussi mal compris la psychologie des grandes masses. Si ses chefs avaient su que, pour réussir, on ne doit jamais, et ceci par considération purement psychologique, désigner à la masse plusieurs adversaires —ce qui entraîne immédiatement un éparpillement complet des forces combatives— la pointe d’attaque du mouvement pangermaniste aurait été dirigée contre un seul adversaire. p. 62). Il faut cibler un ennemi unique, le pointer du doigt sans ambages, l’accuser méthodiquement et répétitivement de tous les maux et ne jamais lâcher prise. Le fond de commerce de la procédure méthodologique du leadership hitlérien requiert par principe le bouc émissaire.

En général, l’art de tous les vrais chefs du peuple de tous les temps consiste surtout à concentrer l’attention du peuple sur un seul adversaire, à ne pas la laisser se disperser. Plus cette assertion de la volonté de combat d’un peuple est concentrée, plus grande est la force d’attraction magnétique d’un pareil mouvement, plus massive est sa puissance de choc. L’art de suggérer au peuple que les ennemis les plus différents appartiennent à la même catégorie est d’un grand chef. Au contraire, la conviction que les ennemis sont multiples et variés devient trop facilement, pour des esprits faibles et hésitants, une raison de douter de leur propre cause. (p. 62)

Ceci dit, aux vues de l’orateur, l’ascendant du chef n’est jamais que la manifestation empirique de l’ascendant du tout de la race supérieure dont il émane. L’autoritarisme hitlérien reste, dans son principe fondamental, un élitisme raciste. Le chef de la propre race est admiré attendu qu’il émerge d’un peuple admirable, le peuple originel peut-être même. (Tout ce que nous admirons aujourd’hui sur cette terre —science et art, technique et inventions— est le produit de l’activité créatrice de peuples peu nombreux et peut-être, primitivement, d’une seule race. C’est d’eux que dépend la permanence de toute la civilisation. S’ils succombent, ce qui fait la beauté de cette terre descendra avec eux dans la tombe. p. 151). Par contre, ce peuple puissant, déterminé dans sa supériorité inhérente n’est en rien une nation de cerveaux. L’élitisme hitlérien n’est aucunement un intellectualisme (Il faut toujours avoir présent à l’esprit que la plus belle pensée d’une théorie élevée ne peut, le plus souvent, se répandre que par l’intermédiaire de petits et même de très petits esprits. p. 179). C’est bien là la raison pour laquelle l’autorité du parti devra s’exercer en permanence sur le troupeau aryen qui peut parfaitement être à la fois le plus fort, le plus pur et le plus bête. Ce peuple crucial ne théorise pas mais pratique la théorie qui percole en lui. (Ce n’est pas en développant sans limites une théorie générale, mais dans la forme limitée et ramassée d’une organisation politique qu’une conception philosophique peut combattre et triompher. p. 202). La conception hitlérienne de l’autorité n’est pas intellocratique. Au contraire, on se méfie ici très ouvertement des intellectuels.

Il ne faut, au service de notre mouvement, que des intellectuels susceptibles de comprendre assez bien notre mission et notre but pour juger l’activité de notre propagande uniquement sur ses succès et nullement sur l’impression qu’elle a pu leur faire. En effet, la propagande n’est pas faite pour entretenir la mentalité nationale des gens qui l’ont déjà, mais pour gagner des ennemis de notre conception du peuple allemand, s’ils sont toutefois de notre sang. (p. 179)

Hitler chef de parti, ne veut tout simplement pas de la pensée critique de ses pairs. Le jugement intellectuel, lui, doit se restreindre à une vision pragmatique, finaliste et surtout il faut, sans se complexer, manœuvrer le peuple issu du bon lot racial comme le ferait un petit collégium d’éleveurs avec ses chiens ou ses chevaux. Les conséquences eugénistes de cette doctrine sont formulées très explicitement.

L’État raciste doit partir du principe qu’un homme dont la culture scientifique est rudimentaire, mais de corps sain, de caractère honnête et ferme, aimant à prendre une décision, et doué de force de volonté, est un membre plus utile à la communauté nationale qu’un infirme, quels que soient ses dons intellectuels. Un peuple de savants dégénérés physiquement, de volonté faible, et professant un lâche pacifisme, ne pourra jamais conquérir le ciel; il ne sera même pas capable d’assurer son existence sur cette terre. Il est rare que, dans le dur combat que nous impose le destin, ce soit le moins savant qui succombe; le vaincu est toujours celui qui tire de son savoir les décisions les moins viriles et qui les met en pratique de la façon la plus pitoyable. (p. 213)

Ensuite, au niveau de l’intendance de la vie politique, le parlementarisme à vote majoritaire est à bazarder au profit de la valorisation systémique de la personnalité des sous-chefs et du chef suprême.

L’État raciste doit veiller au bien-être de ses citoyens, en reconnaissant en toutes circonstances l’importance de la personnalité: il augmentera ainsi la capacité de production de tous et par là même le bien-être de chacun. Ainsi l’État raciste doit libérer entièrement tous les milieux dirigeants et plus particulièrement les milieux politiques du principe parlementaire de la majorité, c’est-à-dire de la décision de la masse; il doit leur substituer sans réserve le droit de la personnalité. (p. 233)

Il est difficile de ne pas rapprocher les différentes facettes de cette conception de l’autorité (anti-intellectualisme, dédain ouvert pour la pensée critique, anti-parlementarisme, autocratisme auto-sanctifiant, personnalisme, approche pastorale de l’intendance des masses) de la gestion que se donnent depuis le Moyen-Âge les congrégations religieuses. Un tel rapprochement nous ramène une fois de plus aux vues formulées par Hitler sur la religion (qu’il se donne pour modèle autoritaire) et la déréliction (qu’il décrie et déplore).

Il faut remarquer avec quelle violence continue le combat contre les bases dogmatiques de toutes les religions, sans lesquelles pourtant, en ce monde humain, on ne peut concevoir la survivance effective d’une fin religieuse. La grande masse du peuple n’est pas composée de philosophes; or, pour la masse, la foi est souvent la seule base d’une conception morale du monde. Les divers moyens de remplacement ne se sont pas montrés si satisfaisants dans leurs résultats, pour que l’on puisse envisager, en eux, les remplaçants des confessions religieuses jusqu’alors en cours. Mais si l’enseignement et la foi religieuse portent efficacement sur les couches les plus étendues, alors l’autorité incontestable du contenu de cette foi doit être le fondement de toute action efficace. Les dogmes sont pour les religions ce que sont les lois constitutionnelles pour l’État: sans eux, à côté de quelques centaines de mille hommes haut placés qui pourraient vivre sagement et intelligemment, des millions d’autres ne le pourraient pas. (p. 140)

On ne s’étonnera donc pas d’entendre tout simplement Hitler, autoritaire, sonner comme un pape ou un évêque. En bon chef Tartuffe qu’il est, l’orateur verra lorsque requis à bien flatter le théocratisme dans le sens du poil (Celui qui se tient sur le plan raciste a le devoir sacré, quelle que soit sa propre confession, de veiller à ce qu’on ne parle pas sans cesse à la légère de la volonté divine, mais qu’on agisse conformément à cette volonté et qu’on ne laisse pas souiller l’œuvre de Dieu. Car c’est la volonté de Dieu qui a jadis donné aux hommes leur forme, leur nature et leurs facultés. Détruire son œuvre, c’est déclarer la guerre à la création du Seigneur, à la volonté divine. p. 290). Et, cependant, à cette conception imbibée mythiquement de représentations médiévales, se couplera solidement une approche moderne, brutale, technicienne des dispositifs autocratiques. La référence cardinale ne sera plus alors le couvent ou la secte chrétienne mais bel et bien l’armée. Elle est perçue comme le seul facteur de solidité autoritaire adéquate dans la ci-devant déliquescence de l’Allemagne de Weimar.

Comme facteur de force, à cette époque où commence la décomposition lente et progressive de notre organisme social, nous devons pourtant inscrire: l’armée. C’était l’école la plus puissante de la nation allemande et ce n’est pas sans raison que s’est dirigée la haine de tous les ennemis précisément contre cette protectrice de la conservation de la nation et de sa liberté. Aucun monument plus éclatant ne peut être voué à cette institution, et à elle seule, que l’affirmation de cette vérité qu’elle fut calomniée, haïe, combattue, mais aussi redoutée par tous les gens inférieurs. Le fait que, à Versailles, la rage des détrousseurs internationaux des peuples se dirigea, en premier lieu, contre la vieille armée allemande, désigne à coup sûr celle-ci comme le refuge de la liberté de notre peuple, opposée à la puissance de l’argent. Sans cette force qui veille sur nous, le Traité de Versailles, dans tout son esprit, se serait depuis longtemps accompli à l’égard de notre peuple. Ce que le peuple allemand doit à l’armée peut se résumer en un seul mot: tout. L’armée inculquait le sens de la responsabilité sans réserve, à une époque où cette vertu était déjà devenue très rare, et où sa compression était de jour en jour encore plus à l’ordre du jour, et surtout de la part du Parlement, modèle de l’absence totale de responsabilité; l’armée créait le courage personnel, à une époque où la lâcheté menaçait de devenir une maladie contagieuse, et où l’esprit de sacrifice au bien commun commençait déjà à être regardé comme une sottise, où seul paraissait intelligent celui qui savait le mieux épargner et faire prospérer son propre «moi». C’était l’école qui enseignait encore à chaque Allemand de ne pas chercher le salut de la nation dans des phrases trompeuses, incitant à une fraternisation internationale entre nègres, Allemands, Chinois, Français, Anglais, etc., mais dans la force et dans l’esprit de décision du peuple lui-même. L’armée formait à la force de décision, tandis que, dans la vie courante, le manque de décision et le doute commençaient déjà à déterminer les actions des hommes. À une époque où les malins donnaient le ton, c’était un coup de maître que de faire valoir le principe qu’un ordre est toujours meilleur qu’aucun ordre. (p. 146)

L’armée est idéaliste et (soi-disant) égalitaire. La société civile est matérialiste et divisée en classes se faisant la lutte les unes aux autres. Ouvertement militariste, Hitler se donne comme ayant choisi son camps sans ambivalence. Quand il critique l’armée, c’est de la voir maladroitement, dans son fonctionnement bureaucratique, restaurer l’exécrable intellocratisme qu’elle aurait tant du aplanir et aplatir.

L’armée avait formé à l’idéalisme et au dévouement à la patrie et à sa grandeur, tandis que, dans la vie courante, se propageaient la cupidité et le matérialisme. Elle formait un peuple uni contre la séparation en classes et ne présentait peut-être à cet égard qu’un point faible: celui de l’institution des engagés d’un an. Faute, parce que, de ce fait, le principe de l’égalité absolue était violé et que l’homme plus instruit se trouvait de nouveau placé hors du cadre du reste de son entourage, alors que le contraire eût été préférable. Devant l’ignorance générale si profonde de nos classes élevées et leur dissociation toujours plus accentuée avec le peuple de chez nous, l’armée aurait pu agir de façon très bienfaisante si, dans ses rangs au moins, elle avait évité toute séparation de ceux qu’on qualifie «intelligents»… Ne pas agir ainsi était une faute, mais quelle institution, en ce monde, sera infaillible? En tous cas, dans l’armée, le bien a tellement prévalu sur le mal que le peu d’infirmités dont elle eût été atteinte, sont très inférieures à ce que sont en moyenne les imperfections humaines. Mais le plus haut mérite que l’on doive attribuer à l’armée de l’ancien empire c’est, à une époque où tous étaient soumis à la majorité, à l’encontre du principe juif de l’adoration aveugle du nombre, d’avoir maintenu le principe de la foi en la personnalité. Elle formait, en effet, ce dont l’époque contemporaine avait le plus besoin: des hommes. Dans le marais d’un amollissement et d’un efféminement qui se propageait, surgissaient chaque année, sortant des rangs de l’armée, 350,000 jeunes hommes, regorgeant de force, qui avaient perdu par leurs deux années d’instruction la mollesse de leur jeunesse et s’étaient fait des corps durs comme l’acier. Le jeune homme qui avait, pendant ce temps, pratiqué l’obéissance pouvait alors, mais alors seulement, apprendre à commander. À son pas, on reconnaissait déjà le soldat instruit. (p. 147)

Attendu les contraintes du Traité de Versailles concernant le volume et l’intendance de l’armée allemande après 1918, sont apparus les corps francs, organisations paramilitaires échappant au recensement par les instances surveillant l’armée allemande. Là où plusieurs observateurs déploraient un débordement militariste dans le sein même de la société civile, Hitler lui voyait, au contraire, un danger mollissant de laisser ces sections armées échapper au pouvoir punitif du vieux dispositif militaire impérial de souche. La vraie autorité de l’armée, juge en conscience le caporal Hitler, ça ne se singe tout simplement pas par des ligues privées paradant à l’esbroufe en ville, sous des fanions de corps paramilitaires.

Au point de vue purement pratique, l’éducation militaire d’un peuple ne peut être faite par des ligues privées, si ce n’est avec d’énormes secours financiers de la part de l’État. Penser autrement eût été surestimer grandement ses propres possibilités. Il est impossible, en appliquant ce qu’on nomme «la discipline volontaire», de dépasser certaines limites dans la formation d’organisations qui possèdent une valeur militaire. L’instrument le plus essentiel du commandement —la faculté de punir— fait ici défaut. Au printemps 1919, il était encore possible de constituer ce qu’on appelle des «corps francs», mais cela pouvait se faire parce qu’ils étaient composés d’anciens combattants, qui, pour la plupart, étaient déjà passés par l’école de l’ancienne armée, mais aussi parce que le genre d’obligations imposées aux hommes impliquait une obéissance militaire inconditionnelle. Ces prémisses font complètement défaut pour les «ligues de défense» volontaires. Plus la ligue est vaste, plus la discipline est relâchée; moins on peut exiger de chaque membre, plus l’ensemble prend l’aspect des anciennes associations de militaires et de vétérans. Une préparation volontaire au service militaire, sans pouvoir de commandement inconditionnel, ne pourra jamais être appliquée aux grandes masses. (p. 278)

Aspirant à aller beaucoup plus loin que ne le faisait l’enthousiasme mal organisé, esquinté, semi-improvisé et sans programme des corps francs de 1919-1924, Hitler préconise une militarisation personnaliste méthodique de la structure politique entière, sur le modèle sacré de la vieille armée prussienne

Toute l’organisation de l’État doit découler du principe de la personnalité, depuis la plus petite cellule que constitue la commune jusqu’au gouvernement suprême de l’ensemble du pays. Il n’y a pas de décisions de la majorité, mais seulement des chefs responsables et le mot «conseil» doit reprendre sa signification primitive. Chaque homme peut bien avoir à son côté des conseillers, mais la décision est le fait d’un seul. Il faut transposer le principe qui fit autrefois de l’armée prussienne le plus admirable instrument du peuple allemand et l’établir à la base même de notre système politique: la pleine autorité de chaque chef sur ses subordonnés et sa responsabilité entière envers ses supérieurs. Même à ce moment nous ne pourrons pas nous passer de ces corporations que l’on appelle parlements. Seulement, toutes leurs délibérations deviendront réellement des conseils et un seul homme pourra et devra être investi de la responsabilité, ensemble avec l’autorité et le droit de commandement. (p. 234)

L’aspiration finale et fondamentale est évidemment l’instauration d’un régime de dictature. Le travail s’amorça d’abord par une autocratisation structurelle du mouvement national–socialiste lui-même… qui, initialement passablement singeux de procédures parlementaires, ne semblait pas trop aller dans cette direction là, au grand agacement de Hitler.

Dans les années 1919 et 1920, le mouvement [national-socialiste] avait eu pour direction un Comité choisi par les assemblées des membres. Le Comité comprenait un premier et un second trésorier, un premier et un second secrétaire et, comme têtes, un premier et un second président. À cela s’ajoutèrent encore un comité de membres, le chef de la propagande [qui était alors Hitler] et différents assesseurs. Ce Comité personnifiait proprement —si comique que cela put être— ce que le mouvement même voulait combattre de la façon la plus âpre, à savoir le parlementarisme. Car il s’agissait là dedans d’un principe qui personnifiait tout à fait le système depuis le plus petit hameau jusqu’aux futurs arrondissements, provinces, États, jusqu’au gouvernement, système sous lequel nous souffrions tous. Il était absolument indispensable de procéder à un changement, si on ne voulait pas que le mouvement, par suite des mauvaises bases d’organisation intérieure, se corrompît pour toujours et fût incapable d’accomplir un jour sa haute mission. Les séances du Comité, qui étaient régies par un protocole, et dans lesquelles on votait à la majorité et prenait des décisions, représentaient en réalité un petit Parlement. La valeur personnelle et la responsabilité y manquaient. Il y régnait le même contresens et la même déraison que dans nos grands corps représentatifs de l’État. On nommait pour ce Comité des secrétaires, des hommes pour tenir la caisse, des hommes pour former les membres de l’organisation, des hommes pour la propagande et Dieu sait encore pour quoi, et ensuite tous devaient prendre position en commun pour chaque question particulière et décider par vote. Ainsi l’homme qui était chargé de la propagande votait sur un sujet concernant les finances; le trésorier votait sur l’organisation; l’organisateur votait sur un sujet ne concernant que les secrétaires, etc. Pourquoi désignait-on un homme pour la propagande, puisque les caissiers, les scribes, les commissaires, etc., avaient à juger les questions la concernant? Cela paraît à un cerveau sain aussi incompréhensible que si, dans une grande entreprise industrielle, les gérants avaient à décider sur la technique de la production, ou si, inversement, les ingénieurs avaient à juger des questions administratives. Je ne me suis pas soumis à cette insanité, mais, après fort peu de temps, je me suis éloigné des séances. Je faisais ma propagande et cela suffisait. J’interdisais, en général, que le premier incapable venu essaie d’intervenir sur le terrain qui m’était propre. De même que moi, réciproquement, je me gardais d’intervenir dans les affaires des autres. Lorsque l’acceptation des nouveaux statuts et mon appel au poste de premier président m’eurent, entre temps, donné l’autorité nécessaire et le droit correspondant, cette insanité cessa immédiatement. À la place des décisions du Comité, fut admis le principe de ma responsabilité absolue. (p. 302)

Il est hautement révélateur d’observer qu’en formulant son aspiration autocratique et ouvertement méprisante de toute démocratie participative, Hitler n’invoque plus l’exemple traditionnel de l’église ou de l’armée mais bien celui de la grande entreprise industrielle. Cette dernière fut bel et bien un important exemple à suivre pour le parti nazi naissant.

Malgré la difficulté des temps et à l’exception des petits comptes courants, le mouvement resta presque libre de dettes et même il réussit à réaliser un accroissement durable de son pécule. On travaillait comme dans une exploitation privée: le personnel employé avait à se signaler par ses actes et ne pouvait, en aucune façon, se targuer du titre de partisan. La réputation de chaque national-socialiste se prouvait d’abord par son empressement, par son application et son savoir-faire dans l’accomplissement de la tâche indiquée. Celui qui ne remplit pas son devoir, ne doit pas se vanter d’une réputation surfaite. Le nouveau chef commercial du parti affirma, malgré toutes les influences possibles, avec la dernière énergie, que les affaires du parti ne devaient pas être une sinécure pour des partisans ou des membres peu zélés. (p. 305)

Personnaliste, traditionaliste, théogoneux et militarisme, l’autoritarisme hitlérien n’est, l’un dans l’autre, trois fois hélas, pas si passéiste que ça quand on y regarde de près… vu qu’il inspire aussi en retour, crucialement, profondément, le tout du programme entrepreneurial. Il est indubitable que, moyenâgeux et paysan dans ses racines, l’hitlérisme se perpétue sans problème dans le capitalisme d’entreprise, cette ultime enclave autoritariste et anti-démocratique au sein douloureux de nos sociétés civiles contemporaines. Aussi, sur la pérennité contemporaine de l’autoritarisme hitlérien, conclueurs concluez…

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Sur les femmes

Irrationalisme, hypernaturalisme, autocratisme systémique, tels sont les principes généraux de la vision hitlérienne du monde. Un mot doit être dit maintenant sur la place donnée aux femmes dans la philosophie hitlérienne. Vision pastorale de l’orateur oblige, elles sont avant tout les procréatrices de la race supérieure (Mais l’État raciste n’a pas précisément pour rôle de faire l’éducation d’une colonie d’esthètes pacifistes et d’hommes physiquement dégénérés. L’image idéale qu’il se fait de l’humanité n’a pas pour types l’honorable petit bourgeois et la vieille fille vertueuse, mais bien des hommes doués d’une énergie virile et hautaine, et des femmes capables de mettre au monde de vrais hommes. p. 214). Éducation physique, éducation psychologique puis… loin derrière, éducation intellectuelle. L’état nazi prépare d’abord des mères (Comme il le fait pour les garçons, l’État raciste dirigera l’éducation des filles, et d’après les mêmes principes. Là aussi l’importance principale doit être attachée à la formation physique; après seulement viendra l’éducation du caractère, enfin, en dernier lieu, le développement des dons intellectuels. Il ne faut jamais perdre de vue que le but de l’éducation féminine doit être de préparer à son rôle la mère future. p. 216). On peut supposer sans problème, par contre, que s’exprimant ainsi, l’orateur ne fait jamais qu’exprimer la vision phallocentrée de son époque.

Par contre, les mésaventures de Hitler en matière de compréhension de la réalité féminine ne se restreignent pas au conformisme et au traditionalisme sexiste du programme nazi. Il s’en faut d’une marge. Le futur dictateur, encore célibataire à trente-six ans, se lance, tout brièvement, dans de grandes considérations sur les caractéristiques fondamentales de la psychologie féminine (De même que la femme est peu touchée par des raisonnements abstraits, qu’elle éprouve une indéfinissable aspiration sentimentale pour une attitude entière et qu’elle se soumet au fort tandis qu’elle domine le faible, la masse préfère le maître au suppliant, et se sent plus rassurée par une doctrine qui n’en admet aucune autre près d’elle, que par une libérale tolérance. p. 23). Ces considérations généralisantes, parfaitement non étayées même en son temps d’une part, sont d’autre part mises au service de la formulation abstraite et formaliste d’une sorte de principe féminin générique (Dans sa grande majorité, le peuple se trouve dans une disposition et un état d’esprit à tel point féminins que ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par l’impression produite sur ses sens que par la pure réflexion. p. 95). Ce vague principe féminin est donc sensé caractériser la masse amorphe et flasque du peuple avant que le coup de fouet nazi ne le re-virilise. (De même qu’un homme courageux peut conquérir plus aisément les cœurs féminins qu’un lâche, de même un mouvement héroïque conquiert le cœur d’un peuple mieux qu’un mouvement pusillanime, ne se maintenant que grâce à la protection de la police. p. 252). On sent bien que le vecteur féminin dans les masses, c’est pas trop bon, selon Hitler. Nous voici ouvertement engagés sur la pente de la misogynie. L’orateur y glissera-t-il? Lisons.

Le front fut, avant comme après, submergé de ce poison, que des femmes étourdies fabriquaient dans le pays naturellement, sans se douter que c’était le moyen de réconforter au plus haut point la confiance de l’ennemi en la victoire, et de prolonger ainsi que d’augmenter les souffrances des leurs sur le front. Les lettres insensées des femmes allemandes coûtèrent par la suite la vie à des centaines de milliers d’hommes. (p. 98)

Le poison en question, c’est évidemment celui du pacifisme. Les femmes allemandes troublent les jeunes soldats de la nation, ces efféminés de tout à l’heure ayant fini par réussir à se donner, au combat, un corps d’acier. Les voici subitement privés de leur focus guerrier. C’est une sorte de nuisance incontrôlable passive, que ces femmes allemandes. On retrouve cette idée de nuisance incontrôlable féminine passive quand Hitler développe ses considérations, assez pesantes d’autre part, sur la prostitution.

La prostitution est un affront à l’humanité: mais on ne peut la supprimer par des conférences morales, une pieuse bonne volonté, etc.; mais sa limitation et sa destruction définitive imposent au préalable l’élimination d’un certain nombre de conditions préalables. Mais la première d’entre elles reste la création de la possibilité d’un mariage précoce qui réponde au besoin de la nature humaine, et en particulier de l’homme, car la femme ne joue à cet égard qu’un rôle passif. (p. 131)

Il faut donc forcer le plus vite possible les jeunes hommes et les jeunes femmes à se marier. Ces sottes de gamines allemandes aux yeux bleus doivent, en plus, naturellement, marier des aryens et ça, se lamente Hitler, c’est loin d’être gagné.

La jeune fille doit connaître son cavalier. Si la beauté corporelle n’était pas de nos jours si complètement reléguée au second plan par la niaiserie de la mode, des centaines de milliers de jeunes filles ne se laisseraient pas séduire par de repoussants bâtards juifs aux jambes torves. Il est aussi de l’intérêt de la nation que se trouvent les plus beaux corps pour faire don à la race d’une nouvelle beauté. (p. 216)

L’antisémitisme hitlérien (sur lequel nous reviendrons amplement) se propose de protéger la blonde jeune fille allemande en fleur de ses dérives métissantes. Laisse vivre Apollon nu, sale Dionysos en fringues griffées. La ligne doctrinale qui découle de cette portion drolatique du programme marital nazi ne craint nullement de basculer dans la caricature la plus grotesque imaginable. On se croirait dans un de ces vieux mélodrames racistes en noir et blanc du siècle dernier.

Le jeune Juif aux cheveux noirs épie, pendant des heures, le visage illuminé d’une joie satanique, la jeune fille inconsciente du danger qu’il souille de son sang et ravit ainsi au peuple dont elle sort. Par tous les moyens il cherche à ruiner les bases sur lesquelles repose la race du peuple qu’il veut subjuguer. De même qu’il corrompt systématiquement les femmes et les jeunes filles, il ne craint pas d’abattre dans de grandes proportions les barrières que le sang met entre les autres peuples. (p. 170)

Les critiques féminines de Hitler noteront que la petite dizaine de courtes citations fournies ici représente en tout et pour tout la totalité de ce que l’orateur dit sur la femme dans Mein Kampf. Le vaste monde tourmenté de Hitler est un monde sans femmes. Faut-il en conclure qu’une portion significative de la littérature et du cinéma contemporains est hitlérienne sans le savoir? Voilà qui est à méditer. Car encore pire que les grotesqueries formulées explicitement, l’absence lancinante de 52 % de la population humaine du corps dur de la réflexion d’un penseur reste la contrariété la plus assurée sur la question de la présence de la femme dans la pensée (soi-disant) fondamentale. Et, bon… ici, sur ceci, Hitler n’est certainement pas un penseur isolé.

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Des choses que Hitler reniera

Tels sont donc les principes généraux de la pensée d’Adolf Hitler telle que formulée dans Mein Kampf. L’orateur restera largement fidèle à sa hautement répréhensible ligne doctrinale dans les années qui suivront. Mais, en plus, cela ne signifie pas qu’il soit si cohérent en matière de continuité de ses prises de position. Il convient de clore cette première partie en disant un mot de ce qu’il affirme fermement ici et finira par ouvertement renier. On trouve ici quelques formulations assez étonnantes. À commencer par celle-ci, venue du fondateur objectif du Parti National-socialiste des Travailleurs allemands

Si tu te crois élu pour proclamer la vérité, fais-le; mais aie alors le courage de le faire non pas par le détour d’un parti politique —ce qui est un subterfuge— mais en remplaçant le présent mauvais par ton avenir meilleur. Si le courage te manque, ou si ce meilleur n’est pas tout à fait clair à toi-même, alors retire ta main; en aucun cas, n’essaie d’obtenir par la voie détournée d’une organisation politique ce que tu n’oses point revendiquer, la visière relevée. (p. 62)

Pas mal, hein! On peut aussi mentionner cette savoureuse dénonciation de la tyrannie autocrate d’un vieux monarque décati, ne souffrant pas qu’on le contredise.

Ne dit-il pas tout, ce beau proverbe: «Le chapeau à la main, on peut traverser tout le pays.» Cette souplesse accommodante devint pourtant néfaste lorsqu’elle s’appliqua aux formes seules admises pour se présenter devant le souverain: ne jamais contredire, mais toujours approuver tout ce que daignait exprimer Sa Majesté. Or, c’est justement là qu’eût été le plus utile, la libre manifestation de la dignité humaine; la monarchie mourut d’ailleurs de ces flagorneries, car ce n’était rien d’autre que de la flagornerie. (p. 123)

Et que faire de cette sidérante envolée sur les fondements inévitablement et obligatoirement démocratiques de

l’autorité de l’État. Car celle-ci ne repose pas sur des bavardages dans les Parlements ou les Landtag, ni sur des lois protectrices de l’État, ni sur des jugements de tribunaux destinés à terroriser ceux-là qui nient effrontément cette autorité; elle repose sur la confiance générale qui doit et peut être accordée à ceux qui dirigent et administrent une collectivité. Mais cette confiance n’est, encore une fois, que le résultat d’une conviction intime et inébranlable de ce que le gouvernement et l’administration du pays sont désintéressés et honnêtes; elle provient enfin de l’accord complet sur le sens de la loi et le sentiment de l’accord sur les principes moraux respectés de tous. Car, à la longue, les systèmes de gouvernement ne s’appuient pas sur la contrainte et la violence, mais sur la foi en leur mérite, sur la sincérité dans la représentation des intérêts d’un peuple et l’aide donnée à leur développement (p. 148)

Assez gros dans le paradoxal, merci. Et ici, au sujet de l’importance cruciale de ne pas écouter les orateurs fous furieux…

Notre planète a déjà parcouru l’éther pendant des millions d’années sans qu’il y eût des hommes et il se peut qu’elle poursuive un jour sa course dans les mêmes conditions, si les hommes oublient qu’ils arriveront à un niveau supérieur d’existence non pas en écoutant ce que professent quelques idéologues atteints de démence, mais en apprenant à connaître et en observant rigoureusement les lois d’airain de la nature. (p. 150)

Et finalement, par-dessus tout peut-être, si on cherche à placer Hitler devant ses contradictions, il est très important d’invoquer celle-ci, venue d’un homme justement en train d’écrire un livre.

Les livres sont pour les niais et les imbéciles des «classes intellectuelles» moyennes, et aussi naturellement des classes supérieures; les journaux sont pour la masse. (p. 23)

Il est bien vrai, je dois l’admettre, que plus j’avançais dans ma douloureuse lecture de Mein Kampf plus s’imposait nettement à moi l’idée que l’auteur de cet ouvrage me prenait très ouvertement pour un imbécile…

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Lire Mein Kampf II: Hitler économiste

On nous bassine amplement, par les temps qui courent, avec l’énormité sidérante selon laquelle Adolf Hitler serait un grand économiste. On va donc regarder un petit peu ça à la lumière des indications très explicites que le fondateur du parti nazi nous donne sur sa compréhension des réalités économiques de son temps et de tous les temps, dans Mein Kampf. L’économie des civilisations agraires traditionnelles, selon notre orateur, repose fondamentalement et principiellement sur la hiérarchie (soi-disant) naturelle des races et sur la sujétion des hommes inférieurs par les hommes supérieurs.

L’exemple le plus probant de ce fait nous est donné par la race dépositaire du développement de la civilisation humaine, c’est-à-dire par les Aryens. Sitôt que le destin les met en présence de circonstances particulières, ils commencent à développer sur un rythme de plus en plus rapide les facultés qui étaient en eux et à les couler dans des moules leur donnant des formes tangibles. Les civilisations qu’ils fondent dans de pareils cas sont presque toujours nettement conditionnées par le sol, le climat et les hommes qu’ils ont soumis. Ce dernier élément est d’ailleurs le plus décisif. Plus les conditions techniques dont dépend la manifestation d’une civilisation sont primitives, plus est nécessaire la présence d’une main-d’œuvre humaine, qui, organisée et utilisée, doit remplacer la force des machines. Sans la possibilité qui fut offerte à l’Aryen d’employer des hommes de race inférieure, il n’aurait jamais pu faire les premiers pas sur la route qui devait le conduire à la civilisation; de même que sans le concours de quelques animaux adéquats, qu’il sut domestiquer, il ne serait pas devenu maître d’une technique qui lui permet actuellement de se passer peu à peu de ces animaux. […] C’est ainsi que la présence d’hommes de race inférieure fut une condition primordiale pour la formation de civilisations supérieures; ils compensaient la pénurie de ressources matérielles sans lesquelles on ne peut concevoir la possibilité d’un progrès. Il est certain que la première civilisation humaine s’appuya moins sur l’animal domestiqué que sur l’emploi d’hommes de race inférieure. Ce fut seulement après la réduction en esclavage de races vaincues qu’un sort semblable atteignit les animaux, et non pas inversement, comme certains peuvent le croire. Car ce fut d’abord le vaincu qui fut mis devant la charrue; le cheval ne vint qu’après. Il faut être un fou de pacifiste pour se représenter ce fait comme un signe de dégradation humaine; il ne s’aperçoit pas que cette évolution devait avoir lieu pour arriver au degré de civilisation dont ces apôtres profitent pour débiter leurs boniments de charlatans. […] Ce ne fut pas par hasard que les premières civilisations naquirent là où l’Aryen rencontra des peuples inférieurs, les subjugua et les soumit à sa volonté. Ils furent le premier instrument technique au service d’une civilisation naissante. (p. 154)

Esclavagisme, guerres d’asservissement et supériorité raciale sont donc, dans l’économie politique hitlérienne, les forces motrices de la production… non pas des biens matériels mais de rien de moins que de la civilisation même. D’ailleurs, en plus, l’économie n’est pas le moteur de l’histoire, hein. Le moteur de l’histoire, on le sait déjà, c’est le sang qui le dicte (Si l’on vient à comprendre que le point de vue économique ne se trouve qu’au deuxième ou au troisième plan, et que le premier rôle est tenu par les facteurs politiques et moraux et le facteur «sang», alors seulement il sera possible de saisir la cause des malheurs actuels et, par suite, de trouver le moyen et le chemin de la guérison. p. 80). Le sang et les facteurs politique et moraux sont le moteur de l’histoire. Attendu cet héritage pseudo-historique, le politicien contemporain devra donc extirper la classe ouvrière de son (soi-disant) fantasme de lutte des classes et la tirer, aux bras, vers les vraies valeurs nationales subjectives, personnalistes, idéales et émotives, les seules valides aux vues de l’orateur (Le réservoir dans lequel notre mouvement devra puiser en premier lieu sera donc la masse de nos ouvriers. Cette masse, il s’agit de l’arracher à l’utopie internationaliste, à sa détresse sociale, de la sortir de son indigence culturelle et d’en faire un élément décidé, valeureux, animé de sentiments nationaux et d’une volonté nationale, de notre communauté populaire. (p. 178). Pas de lutte des classes, donc, papa a dit… Tous unis dans la vieillotte économie corporative de la languissante tradition de la petite manufacture facho.

Ce qui aujourd’hui pousse au combat des millions d’hommes doit, un jour, trouver sa solution dans les chambres professionnelles et dans le Parlement économique central. Avec eux, entrepreneurs et ouvriers ne doivent plus lutter les uns contre les autres dans la lutte des salaires et des tarifs —ce qui est très dommageable à l’existence économique de tous deux— mais ils doivent résoudre ce problème en commun pour le bien de la communauté populaire et de l’État, dont l’idée doit briller en lettres étincelantes au-dessus de tout. (p. 309)

Je sais pas trop ce que peut signifier, surtout chez un politicien de l’extrême-droite antiparlementaire, un parlement économique central mais je sais par contre que l’ensemble du programme nationaliste socio-économiquement rétrograde plombe solidement tous les éléments d’analyse économique que Hitler en arrive à hasarder. Mécaniste et subjectiviste, il prend la chose de fort haut et oppose économie et idéal, dans la subjectivité/personnalité des masses. Ceci posé, il mise sur le mental et l’idéologique pour minimiser la force historique de la production et de la reproduction des conditions matérielles d’existence.

Toutes les fois que la puissance politique de l’Allemagne a traversé une période ascendante, le niveau économique a aussi monté; par contre, toutes les fois que l’économie seule a occupé la vie de notre peuple et a fait sombrer les vertus idéalistes, l’État s’est effondré et a entraîné en peu de temps l’économie dans sa perte. Mais si on se demande quelles sont donc en réalité ces forces qui créent et qui conservent les États, on peut les réunir sous cette même désignation: l’esprit et la volonté de sacrifice de l’individu pour la communauté. Le fait que ces vertus n’ont rien de commun avec l’économie ressort de ce simple fait, que l’homme ne se sacrifie jamais pour celle-ci, c’est-à-dire qu’on ne meurt pas pour une affaire, mais pour un idéal. (p. 80)

L’économie hitlérienne marche sur la tête. De façon fort hargneuse, fort hautaine mais aussi fort naïve et verbale en fait, elle minimise argumentativement l’idée économique en croyant ainsi subordonner l’économique à l’idée. De surcroît, l’économie hitlérienne marche aussi du reculons. La classe sociale déterminante dans l’analyse économico-volontariste de Hitler c’est la classe sociale déterminante… du mode de production antérieur, nommément le mode de production féodal.

Tout d’abord on ne saurait trop priser la possibilité de conserver une classe paysanne saine comme base de toute la nation. Beaucoup de nos maux actuels ne sont que la conséquence du rapport faussé entre les populations urbaine et rurale. Une solide souche de petits et moyens paysans fut de tout temps la meilleure sauvegarde contre les malaises sociaux qui sont aujourd’hui les nôtres. C’est aussi la seule solution qui assure à une nation son pain quotidien dans le cadre d’une économie fermée. Industrie et commerce rétrogradent alors de leur situation prééminente et malsaine et s’articulent dans le cadre général d’une économie nationale où les besoins s’équilibreraient. Ils ne sont plus la base même, mais les auxiliaires de la subsistance de la nation. Quand leur rôle se borne à garder un juste rapport entre nos propres besoins et notre propre production dans tous les domaines, ils rendent à un certain degré la subsistance du peuple indépendante de l’étranger; ainsi ils contribuent à assurer la liberté de l’État et l’indépendance de la nation, surtout aux jours d’épreuve. (p. 72)

Valorisation du secteur agraire et rétrogradation (noter ce mot magnifique) du secteur commercial et du secteur industriel. Par-dessus le tout, le grand économiste Hitler nous ressert bien simplement le vieux brouet de la mentalité de bas de laine hyper-protectionniste des nationalismes fermés. On va pas se mettre à lui faire la morale en plus, vu que c’est de l’égoïsme racial très sereinement assumé. On théorise ici froidement la mentalité de flibustier centralisé et de pillard unilatéral que le nazisme imposera brutalement par la suite à toute l’Europe, dans les circonstances tragiques qu’on connaît. Simplement, venez plus me bassiner avec l’efficace éconogoneux nazi sur la base de tels développements sinistrement rebattus et vermoulus. C’est pas de l’efficace gestionnaire, ça. C’est du suicide collectif à l’ancienne dans des oripeaux de pirates vikings. On en a bien vu le résultat-catastrophe de toute façon… L’histoire a jugé.

Le mouvement raciste n’a pas à se faire l’avocat des autres peuples, mais à combattre pour le sien. Sinon il serait superflu, et au surplus on n’y aurait aucun droit, de dauber sur le passé. Car on agirait alors comme lui. L’ancienne politique allemande a été, du point de vue dynastique, tenue pour une injustice: la politique future ne doit pas s’inspirer davantage d’une niaise sentimentalité «raciste» cosmopolite. En particulier, nous ne sommes pas les gendarmes des «pauvres petits peuples» bien connus, mais les soldats de notre propre peuple. Cependant nous autres nationaux-socialistes nous ne devons pas nous arrêter là: le droit au sol et à la terre peut devenir un devoir, lorsqu’un grand peuple paraît voué à la ruine, à défaut d’extension. Et tout particulièrement quand il ne s’agit pas d’un quelconque petit peuple nègre, mais de l’Allemagne, mère de toute vie, mère de toute la civilisation actuelle. L’Allemagne sera une puissance mondiale, ou bien elle ne sera pas. Mais, pour devenir une puissance mondiale, elle a besoin de cette grandeur territoriale qui lui donnera, dans le présent, l’importance nécessaire et qui donnera à ses citoyens les moyens d’exister. (p. 337)

La tristement fameuse doctrine de l’espace vital allemand se donne au départ comme une posture économique de Physiocrate, sans plus. Raisonnant sommairement, comme un roitelet à l’ancienne, Hitler juge en conscience que la terre est la source de toute richesse et qu’il faut en conquérir le plus possible pour enrichir et nourrir la nation sublime. Théoriquement retardataire et nostalgique, il raisonne l’économie ouvertement et explicitement comme le faisait un conquérant féodal de jadis (Ne tenez jamais le Reich comme garanti tant qu’il n’aura pu donner, pour des siècles, à chaque rejeton de notre peuple, sa parcelle du sol. N’oubliez jamais que le droit le plus sacré en ce monde est le droit à la terre que l’on veut cultiver soi-même, et que le plus saint des sacrifices est celui du sang versé pour elle. p. 342). C’est déjà pas fort fort comme analyse économique moderne, en soi. Rien ne s’arrange en plus, quand l’orateur nous sert sa description des classes sociales…

Tout peuple considéré dans son ensemble s’articule en trois grandes classes. D’une part, un groupe extrême, composé de l’élite des citoyens est bon, doué de toutes les vertus, et par-dessus tout, est remarquable par son courage et par son esprit de sacrifice; à l’opposé, un autre groupe extrême, composé du pire rebut des hommes, est rendu exécrable par la présence en son sein de tous les instincts égoïstes et de tous les vices. Entre ces deux groupes extrêmes est la troisième classe, la grande et large classe moyenne, qui ne participe ni à l’héroïsme éclatant de la première ni à la mentalité vulgaire et criminelle de la seconde. (p. 267)

Retour en force du subjectivisme philosophique et du moralisme d’analyse. On dirait la vieille chanson de Fugain Les gentils, les méchants. Classes sociales: les abnégatifs, les égoïstes et les entre-deux. C’est les trois états féodaux revus et axiologisés à la sauce du simplisme oratoire de Hitler. Et la structure qui se doit de valoriser les abnégatifs et circonscrire les égoïstes, c’est nul autre que l’état. Passéiste classique ici aussi, Hitler voit l’état national comme le démiurge et la grande fonderie de la toute subalterne activité économique. Il est vrai qu’avec un cadre d’analyse économico-historique aussi sommaire et délirant, il n’est pas trop difficile à un tel penseur de juger, en conscience, que l’économique est comme fatalement subordonné au politique (qu’il préfère, et de loin).

Mais l’État n’a rien à faire avec une conception économique ou un développement économique déterminé! Il n’est pas la réunion de parties contractantes économiques dans un territoire précis et délimité, ayant pour but l’exécution de tâches économiques; il est l’organisation d’une communauté d’êtres vivants, pareils les uns aux autres au point de vue physique et moral, constituée pour mieux assurer leur descendance, et atteindre le but assigné à leur race par la Providence. C’est là, et là seulement, le but et le sens d’un État. L’économie n’est qu’un des nombreux moyens nécessaires à l’accomplissement de cette tâche. Elle n’est jamais ni la cause ni le but d’un État, sauf le cas où ce dernier repose a priori sur une base fausse, parce que contre nature. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut expliquer le fait que l’État, en tant que tel, ne repose pas nécessairement sur une délimitation territoriale. Cette condition ne deviendra nécessaire que chez les peuples qui veulent assurer par leurs propres moyens la subsistance de leurs compagnons de race, c’est-à-dire chez ceux qui veulent mener à bien la lutte pour l’existence par leur propre travail. Les peuples qui ont la faculté de se glisser comme des parasites dans l’humanité, afin de faire travailler les autres pour eux sous différents prétextes, peuvent former des États sans que le moindre territoire délimité leur soit propre. C’est le cas surtout pour le peuple dont le parasitisme fait souffrir toute l’humanité: le peuple juif. (pp. 78-79)

Nous reviendrons amplement —inévitablement— sur les méchants juifs, ces jokers universels de l’orateur, quand il prétend expliquer simplistement et comme imparablement pourquoi l’économie va mal. Pour le moment, ce qu’il compte de bien observer ici, c’est que le physiocrate compulsif Hitler a quand même aussi, quelque part, une conception de ce qu’est le capitalisme. Imprégnons-nous maintenant de la synthèse du capitalisme nationaliste hitlérien tel qu’en lui-même.

Quelque approfondie qu’ait été jusque-là mon attention sur le problème économique, elle s’était plus ou moins maintenue dans les limites de l’examen des questions sociales. Plus tard seulement, mon horizon s’élargit en raison de mon étude de la politique allemande à l’égard de ses alliés. Elle était en très grande partie le résultat d’une fausse appréciation de la vie économique et du manque de clarté dans la conception des principes de l’alimentation du peuple allemand dans l’avenir. Toutes ces idées reposaient dans l’idée que, dans tous les cas, le capital était uniquement le produit du travail et, par conséquent, était, comme ce dernier, modifiable par les facteurs susceptibles de favoriser ou d’entraver l’activité humaine. Donc l’importance nationale du capital résultait de ce que ce dernier dépendait de la grandeur, de la liberté et de la puissance de l’État, c’est-à-dire de la nation; et cela si exclusivement que cette dépendance devait uniquement conduire le capital à favoriser l’État et la nation par simple instinct de conservation ou par désir de se développer. Cette orientation favorable du capital à l’égard de la liberté et de l’indépendance de l’État devait le conduire à intervenir de son côté en faveur de la liberté, de la puissance et de la force, etc., de la nation. Dans ces conditions, le devoir de l’État à l’égard du capital devait être relativement simple et clair: il devait simplement veiller à ce que ce dernier restât au service de l’État et ne se figurât point être le maître de la nation. Cette position pouvait donc se maintenir entre les deux limites suivantes: d’une part, soutenir une économie nationale viable et indépendante; d’autre part, assurer les droits sociaux du travailleur. Précédemment, je n’étais pas. à même de reconnaître, avec la clarté désirable, la distinction entre ce capital proprement dit, dernier aboutissement du travail producteur, et le capital dont l’existence et la nature reposent uniquement sur la spéculation. J’en étais capable dorénavant grâce à un des professeurs du cours dont j’ai parlé, Gottfried Feder. Pour la première fois de ma vie, je conçus la distinction fondamentale entre le capital international de bourse et celui de prêt. (p. 108)

Et regardons maintenant un peu Hitler trembler, tout seul, dans ses bottes d’économiste. On va assister à une sorte d’autocritique rampante chez lui, sur cette question. Comme conscient que les fadaises rebattues qu’il débite en matière économique, dans cet ouvrage auto-justificatif qu’est Mein Kampf, risquent de ne guère tenir la route, il ressent le besoin, autodidacte insécure qu’il est en réalité, de faire une choses qu’il ne fera presque jamais d’autre part: s’expliquer par le menu sur comment il s’est attentivement instruit en matière d’économie et sur qui furent ses maîtres.

Lorsque j’entendis le premier cours de Gottfried Feder sur «la répudiation de la servitude de l’intérêt du capital», je compris immédiatement qu’il devait s’agir ici d’une vérité théorique d’une importance immense pour l’avenir du peuple allemand. La séparation tranchée du capital boursier d’avec l’économie nationale présentait la possibilité d’entrer en lutte contre l’internationalisation de l’économie allemande, sans toutefois menacer en même temps par le combat contre le capital les fondements d’une économie nationale indépendante. Je voyais beaucoup trop clairement dans le développement de l’Allemagne pour ne point savoir que la lutte la plus difficile devrait être menée non contre les peuples ennemis, mais contre le capital international. Dans le cours de Feder, je pressentais un puissant mot d’ordre pour cette lutte à venir. Et ici également, l’évolution ultérieure démontra combien juste était l’impression ressentie alors. Aujourd’hui, les malins de notre politique bourgeoise ne se moquent plus de nous; aujourd’hui, ils voient eux-mêmes, à moins d’être des menteurs conscients, que le capital international a non seulement le plus excité à la guerre, mais que précisément maintenant après la fin du combat, il ne manque pas de changer la paix en un enfer. La lutte contre la finance internationale et le capital de prêt est devenue le point le plus important de la lutte de la nation allemande pour son indépendance et sa liberté économique. (p. 110)

C’est ici que nos bassineurs vont relever la tête et aller affirmer que Hitler, grand visionnaire économiste, pressentait en 1924, les tares montantes du capitalisme international. La belle affaire! Tous les économistes, les médiocres et les journalistiques inclus, à quatre ou cinq ans du krach de 1929, s’égosillaient amplement à exposer les anfractuosités du mur vers lequel on fonçait allègrement. Et Hitler ne faisait que hurler avec eux, dans l’air du temps. Pourquoi pensez-vous qu’il cite ses sources? Pour bien nous l’avouer, qu’il n’est pas un visionnaire isolé. Plutôt que de se concentrer sur la tarte à la crème obligatoirement consensuelle de la crise du capital supra-national et de la spéculation, tournons notre attention vers la solution hitlérienne. L’écureuil ne sort pas de la roue avec ce qu’il propose. Hitler affronte le capitalisme futuriste, inconscient, téméraire, global, criminel et anarchique avec le capitalisme passéiste, nationaliste, local, arriéré, criminel, et freinant des quatre fers. La solution hitlérienne est exclusivement immobiliste. L’orateur répond ici au grand capitalisme par le petit capitalisme et c’est toujours du capitalisme. Par contre, il préfère à l’affreuse supériorité des extorqueurs mondiaux en émergence, la si belle supériorité allemande du bon vieux temps (On peut désigner comme la principale de ces supériorités le fait que le peuple allemand, parmi presque tous les autres peuples européens, essayait toujours de conserver au maximum le caractère national de son système économique, et, malgré de mauvais et fâcheux symptômes, se soumettait encore moins que les autres au contrôle de la finance internationale. p. 145). Encore une fois: la belle affaire. C’est pas un visionnaire, ça. C’est un réactionnaire, sans plus. Et, redisons-le, c’est toujours du capitalisme, de l’exploitation, de la brutalité, du profit, de l’extorsion de classe avec par-dessus le tas, un fort et indigeste badigeon de guerre territoriale physiocrate en gestation. National-socialisme? National-capitalisme, oui. Capitalisme national, en fait, pour tout dire. Je vous en supplie, lisons.

Voici ce qu’il conviendrait de dire au point de vue économique. L’extraordinaire accroissement de la population allemande avant la guerre mit la question de la production du pain quotidien au premier plan de toute préoccupation et de toute action politique et économique, et ceci sous une forme de plus en plus aiguë. Malheureusement, il ne fut pas possible de se décider à la seule solution qui fût bonne: on crut pouvoir atteindre le but par des moyens moins onéreux. Renoncer à gagner de nouveaux territoires et rêver, en compensation, d’une conquête économique mondiale, ceci devait conduire, en dernière analyse, à une industrialisation tout aussi démesurée que nuisible. La première conséquence —et de la plus haute importance— de cette conception, fut l’affaiblissement de la condition des paysans. Dans la mesure même de ce recul, croissait de jour en jour le prolétariat des grandes villes jusqu’à ce que l’équilibre se trouvât enfin complètement rompu. Dès lors apparut aussi la séparation brutale entre riches et pauvres. Le superflu et la misère vécurent si près l’un de l’autre que les suites de cet état ne pouvaient et ne devaient en être que fort tristes. Détresse et chômage commencèrent à se jouer des hommes, ne laissant que des souvenirs de mécontentement et d’amertume: le résultat fut, semble-t-il, la coupure politique entre les classes. Malgré l’épanouissement économique, le découragement se fit plus grand et plus profond, et il atteignit un tel degré que chacun se persuada «que cela ne pouvait plus durer longtemps ainsi» sans que les hommes se soient représenté de façon précise ce qui aurait pu se produire, ce qu’ils feraient ou ce qu’ils pourraient faire. C’étaient les signes typiques d’un profond mécontentement qui cherchaient ainsi à s’exprimer. Pires étaient pourtant d’autres phénomènes, issus des premiers et auxquels donnait naissance la prépondérance du point de vue économique dans la nation. Dans la même mesure où l’économique monta au rang de maîtresse et de régulatrice de l’État, l’argent devint le dieu que tout devait servir et devant qui tout devait s’incliner. De plus en plus, les dieux célestes furent mis de côté, comme si, vieillis, ils avaient fait leur temps et, à leur place, l’idole Mammon huma les fumées de l’encens. Un abâtardissement vraiment désastreux se produisit alors; il était surtout désastreux de ce fait qu’il se manifestait à un moment où la nation pouvait avoir plus besoin que jamais d’une mentalité sublime jusqu’à l’héroïsme, à une heure qui paraissait menaçante et critique. L’Allemagne devait se tenir prête, un jour ou l’autre, à répondre avec l’épée de son essai de s’assurer de son pain quotidien par la voie «d’un travail pacifique et d’ordre économique». Le règne de l’argent fut malheureusement ratifié par l’autorité qui aurait dû le plus se dresser contre lui: Sa Majesté l’Empereur eut un geste malheureux quand il attira la noblesse, en particulier, sous la bannière de la finance. Certes, il faut lui tenir compte de ce que même Bismarck n’avait pas reconnu le danger menaçant sur ce point. Mais ainsi les vertus élevées le cédaient en fait à la valeur de l’argent, car il était clair qu’une fois engagée dans cette voie, la noblesse du sang devrait céder la place à la noblesse financière. Les opérations financières réussissent plus facilement que les batailles. Il n’était, dans ces conditions, plus engageant pour le véritable héros ou pour l’homme d’État de se trouver mis en rapport avec le premier venu des Juifs de banque: l’homme vraiment méritant ne pouvait attribuer aucun intérêt à se voir décerner des décorations à bon marché, et ne pouvait que décliner en remerciant. Mais, au point de vue du sang, cette évolution était profondément triste: la noblesse perdit de plus en plus la raison d’être «raciste» de son existence, et aurait mérité plutôt, pour la majorité de ses membres, la dénomination de «non-noblesse». Un phénomène important de dissolution économique fut le lent dégagement des droits de propriété personnelle et l’évasion progressive de l’économie générale vers la propriété des sociétés par action. L’aliénation de la propriété, vis-à-vis du salarié, atteignit des proportions démesurées. La bourse commença à triompher et se mit, lentement, mais sûrement, à prendre la vie de la nation sous sa protection et sous son contrôle. L’internationalisation de la fortune allemande avait été déjà mise en train par le détour de l’usage des actions. À vrai dire, une partie de l’industrie allemande essayait encore, avec un esprit de décision, de se protéger contre cette destinée, mais elle finit par succomber, victime de l’attaque combinée de ce système de capitalisme envahisseur qui menait ce combat avec l’aide toute spéciale de son associé le plus fidèle, le mouvement marxiste. La guerre persistante contre «l’industrie lourde» fut le début manifeste de l’internationalisation tentée par le marxisme de l’économie allemande, qui ne put être complètement détruite que par la victoire obtenue par ce marxisme pendant la révolution [allemande républicaine de 1918-1919]. Pendant que j’écris ceci, l’attaque générale contre le réseau ferré d’État allemand vient à la fin de réussir: ce réseau est désormais passé aux mains de la finance internationale. De ce fait, la Social-démocratie «internationale» a atteint l’un de ses buts les plus importants. À quel point fut réalisé cet émiettement économique du peuple allemand, ressort avec une clarté particulière de ceci: à la fin de la guerre l’un des dirigeants de l’industrie, et surtout du commerce allemand, put émettre l’opinion que les forces économiques, en elles-mêmes, étaient seules en mesure de produire une remise sur pied de l’Allemagne. C’est au moment même où la France, pour obvier à cette erreur, prenait le plus grand soin à faire de nouveau reposer, sur la base des humanités, les programmes de ses établissements d’enseignement, que fut débitée cette insanité selon laquelle la nation et l’État devraient leur persistance aux causes économiques et non pas aux biens immortels d’un idéal. (pp. 121-122)

Nous reviendrons amplement sur le marxisme comme soi-disant allié de la finance internationale. Constatons surtout pour le moment que ce développement synthèse de l’orateur est un morceau de bravoure descriptive de la vision nostalgique du capitalisme post-nobiliaire allemand. On nous y expose la lutte du national contre l’international sans sortie aucune de l’enceinte capitaliste. Et après ce bien prévisible tableau économique, Hitler nous sert le programme économique, celui, bien évidemment, se proposant de restaurer la gloire perdue sous d’autres formes, notamment en remettant en place une version revampée de la vieille corporation médiévale.

La corporation nazi [version nazie des syndicats ouvriers] n’est pas un organe de lutte de classe, mais un organe de représentation professionnelle. L’État nazi ne connaît aucune «classe», mais, au point de vue politique seulement, des bourgeois avec des droits complètement égaux et, en conséquence, avec les mêmes devoirs généraux, et, à côté de cela, des ressortissants de l’État qui, au point de vue politique, ne possèdent absolument aucun droit. La corporation au sens nazi n’a pas la mission, grâce au groupement de certains hommes, de les transformer peu à peu en une classe, pour accepter ensuite le combat contre d’autres formations, semblablement organisées à l’intérieur de la communauté populaire. Cette mission, nous ne pouvons pas l’attribuer principalement à la corporation, mais on la lui a accordée au moment où elle devint l’instrument de combat du marxisme. La corporation n’est pas en elle-même synonyme de «lutte des classes», mais c’est le marxisme qui a fait d’elle un instrument pour sa lutte de classes. Il créa l’arme économique que le monde juif international emploie pour la destruction des bases économiques des États nationaux libres et indépendants, pour l’anéantissement de leur industrie nationale et de leur commerce national, et grâce à cela, pour l’esclavage des peuples libres au service de la finance juive mondiale au-dessus des États. (p. 308)

Eh oui, pirouette ultime, vide théorique d’entre les vides théoriques, on le sent de plus en plus, les juifs débarquent dans l’économie hitlérienne. Comme on occulte la lutte des classes, masque la crise interne du capitalisme, s’insurge contre la mondialisation et le déclin des nationalités, cultive à fond la nostalgie paysanne et le bellicisme territorialiste… comme on n’explique pas ce qui se passe vraiment, en fait, on mobilise derechef le bouc émissaire, ce passe-partout commode, cette clefs de lecture formaliste imparable de toutes les frustrations déguenillées. Serpent de mer, revenu en vogue, les juifs contrôlent soi-disant la finance internationale. Mais saviez-vous que si les travailleurs allemands de 1924 ont le dédain du sain travail manuel aryen, c’est aussi la faute aux franco-juifs?

Si l’on pouvait supporter autrefois une journée de travail de quatorze ou quinze heures, on ne pouvait plus y résister à une époque où chaque minute est utilisée à l’extrême. Cet absurde transfert de l’ancienne durée du travail dans la nouvelle industrie fut fatal à deux points de vue: il ruina la santé des ouvriers et détruisit leur foi en un droit supérieur. À ces inconvénients vint s’ajouter, d’une part, la lamentable insuffisance des salaires et, de l’autre, la situation bien meilleure des employeurs qui n’en était que plus frappante. À la campagne, il ne pouvait pas y avoir de question sociale, parce que maître et valet se livraient au même travail et surtout mangeaient au même plat. Mais, là aussi, il y eut du changement. La séparation entre l’employeur et l’employé paraît accomplie aujourd’hui dans tous les domaines. Combien, à ce point de vue, l’enjuivement de notre peuple a fait de progrès, on s’en aperçoit au peu d’estime, sinon au mépris que l’on a pour le travail manuel. Cela n’est pas allemand. C’est seulement la francisation de notre vie sociale, qui a été en réalité un enjuivement, qui a transformé l’estime où nous tenions autrefois les métiers manuels en un certain mépris pour tout travail corporel. Ainsi est née une nouvelle classe très peu considérée… (p. 166)

Et si la subversion révolutionnaire s’installe historiquement dans le prolétariat, c’est pas la faute aux contradictions motrices du capitalisme comme déploiement objectif. Non, non, non, c’est un coup anti-nationaliste de la juiverie. Car

le Juif, plus malin, prend en mains la cause des opprimés. Il devient peu à peu le chef du mouvement ouvrier et cela d’autant plus allègrement qu’il n’a pas sérieusement l’intention de remédier réellement aux injustices sociales, mais qu’il vise uniquement à créer progressivement un corps de combattants dans la lutte économique, qui lui seront aveuglément dévoués et qui détruiront l’indépendance de l’économie nationale. Car, si la conduite d’une politique sociale saine doit prendre pour points de direction, d’une part le maintien de la santé du peuple, de l’autre la défense d’une économie nationale indépendante, non seulement ces deux considérations laissent le Juif tout à fait indifférent, mais le but de sa vie est d’en débarrasser sa route. Il ne désire pas maintenir l’indépendance de l’économie nationale, mais la supprimer. Aussi ne se fait-il pas scrupule d’élever, comme chef du mouvement ouvrier, des exigences qui non seulement dépassent le but, mais auxquelles il serait impossible de satisfaire ou bien qui amèneraient la ruine de l’économie nationale. Il veut avoir devant lui une génération d’hommes non pas sains et solides, mais un troupeau dégénéré et prêt à subir le joug. (p. 168)

Et, par le biais de la jérémiade en ritournelle de la menace ourdie contre l’économie nationale allemande par les luttes ouvrières, nous voici une fois de plus aspirés dans le vortex grondant de la catégorie centrale de tous les hitlérismes, celui de Hitler comme celui de nos petits minus de fachosphériques contemporains: antisémitisme, racisme, racialisme, sionisme, blablabla, y en a marre.

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Lire Mein Kampf III: racialisme, antisémitisme, marxisme et sionisme

Hitler est ouvertement raciste et il préconise la mise en place d’un état raciste au service exclusif du peuple allemand, qu’il considère supérieur (En raciste qui se base sur la race pour estimer la valeur du matériel humain, je n’ai pas le droit de lier le sort de mon peuple à celui des soi-disant «nations opprimées», connaissant déjà leur infériorité raciale. p 339). Sur ce point, pas besoin de faire un dessin. Mais, comme on le découvre vu qu’il s’en explique amplement et pesamment, il est raciste parce que, plus fondamentalement, il est racialiste. Il organise sa vision du tout de la réalité humaine sur la base d’une axiomatique de hiérarchie des races.

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Racialisme

Le racialisme hitlérien se réclame d’abord et avant tout d’une sorte de priorité méthodologique en matière de compréhension de la réalité sociale allemande (La nation allemande ne pourra plus s’élever de nouveau, si l’on n’envisage pas résolument le problème de la race, et par suite la question juive. p. 177). Cette conception fermement assertée et ouvertement non étayée se donne comme aspirant à rien de moins que la mise en place d’un âge racialement meilleur (Il appartiendra aux conceptions racistes mises en œuvre dans l’État raciste de faire naître cet âge meilleur: les hommes ne s’attacheront plus alors à améliorer par l’élevage les espèces canines, chevalines ou félines; ils chercheront à améliorer la race humaine; à cette époque de I’histoire de l’humanité, les uns, ayant reconnu la vérité, sauront faire abnégation en silence, les autres feront le don joyeux d’eux-mêmes. p 212). Paysan dans son principe, le racialisme hitlérien prétend bel et bien appliquer la mentalité des éleveurs de chiens, de chats et de chevaux à l’intendance sociopolitique des races humaines. Le principal problème rencontré alors sera celui des soi-disant individus dégénérés.

Si, pendant six cents ans, les individus dégénérés physiquement ou souffrant de maladies mentales étaient mis hors d’état d’engendrer, l’humanité serait délivrée de maux d’une gravité incommensurable; elle jouirait d’une santé dont on peut aujourd’hui se faire difficilement une idée. En favorisant consciemment et systématiquement la fécondité des éléments les plus robustes de notre peuple, on obtiendra une race dont le rôle sera, du moins tout d’abord, d’éliminer les germes de la décadence physique et, par suite, morale, dont nous souffrons aujourd’hui. Car, lorsqu’un peuple et un État se seront engagés dans cette voie, on se préoccupera tout naturellement de développer la valeur de ce qui constitue la moelle la plus précieuse de la race et d’augmenter sa fécondité pour qu’enfin toute la nation participe à ce bien suprême: une race obtenue selon les règles de l’eugénisme. (pp. 211-212)

Traitant littéralement ses compatriotes comme des chevaux, des ânes ou des mulets, Hitler se prononce très ouvertement pour l’eugénisme et contre le mélange des races, dans lequel il voit tous les défauts du monde agricole survenir, y compris la stérilité.

La nature corrige d’ordinaire par des dispositions appropriées l’effet des mélanges qui altèrent la pureté des races humaines. Elle se montre peu favorable aux métis. Les premiers produits de ces croisements ont durement à souffrir, parfois jusqu’à la troisième, quatrième et cinquième génération. Ce qui faisait la valeur de l’élément primitif supérieur participant au croisement, leur est refusé; en outre, le défaut d’unité de sang implique la discordance des volontés et des énergies vitales. Dans tous les moments critiques où l’homme de race pure prend des décisions sages et cohérentes, le sang-mêlé perd la tête ou ne prend que des demi-mesures. Le résultat, c’est que ce dernier se laisse dominer par l’homme de sang pur et que, dans la pratique, il est exposé à une disparition plus rapide. Dans des circonstances où la race résiste victorieusement, le métis succombe; on pourrait citer de ce fait d’innombrables exemples. C’est là que l’on peut voir la correction apportée par la nature. Mais il lui arrive souvent d’aller encore plus loin; elle met des limites à la reproduction; elle rend stériles les croisements multipliés et les fait ainsi disparaître. (p. 209)

Toujours comme dans l’élevage (tel que fantasmé par Hitler), les mélanges de races sont tout simplement à soigneusement éviter. L’aspiration fondamentale du purisme racial hitlérien est, une fois de plus, rétrograde, nostalgique. Il s’agit de retrouver la mythique race supérieure d’origine, fondatrice de toute civilisation: l’aryen.

Ce serait une vaine entreprise que de discuter sur le point de savoir quelle race ou quelles races ont primitivement été dépositaires de la civilisation humaine et ont, par suite, réellement fondé ce que nous entendons par humanité. Il est plus simple de se poser la question en ce qui concerne le présent et, sur ce point, la réponse est facile et claire. Tout ce que nous avons aujourd’hui devant nous de civilisation humaine, de produits de l’art, de la science et de la technique est presque exclusivement le fruit de l’activité créatrice des Aryens. Ce fait permet de conclure par réciproque, et non sans raison, qu’ils ont été seuls les fondateurs d’une humanité supérieure et, par suite, qu’ils représentent le type primitif de ce que nous entendons sous le nom d’«homme». L’Aryen est le Prométhée de l’humanité; l’étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux; il a toujours allumé à nouveau ce feu qui, sous la forme de la connaissance, éclairait la nuit recouvrant les mystères obstinément muets et montrait ainsi à l’homme le chemin qu’il devait gravir pour devenir le maître des autres êtres vivant sur cette terre. Si on le faisait disparaître, une profonde obscurité descendrait sur la terre; en quelques siècles, la civilisation humaine s’évanouirait et le monde deviendrait un désert. Si l’on répartissait l’humanité en trois espèces: celle qui a créé la civilisation, celle qui en a conservé le dépôt et celle qui l’a détruit, il n’y aurait que l’Aryen qu’on pût citer comme représentant de la première. Il a établi les fondations et le gros œuvre de toutes les créations humaines et, seuls, leur aspect et leur coloration ont dépendu des caractères particuliers des différents peuples. Il fournit les puissantes pierres de taille et le plan de tous les édifices du progrès humain et, seule, l’exécution répond à l’esprit propre à chaque race. Par exemple, dans quelques dizaines d’années, tout l’Est de l’Asie pourra nommer sienne une civilisation dont la base fondamentale sera aussi bien l’esprit grec et la technique allemande qu’elle l’est chez nous. Seul son aspect extérieur portera, en partie du moins, les traits de l’inspiration asiatique. Le Japon n’ajoute pas seulement, comme certains le croient, à sa civilisation la technique européenne; au contraire, la science et la technique européennes sont intimement unies à ce qui constitue les traits particuliers de la civilisation japonaise. La base fondamentale de la vie n’est plus la civilisation japonaise originale, quoique celle-ci donne à cette vie sa coloration particulière —cet aspect extérieur frappant particulièrement les yeux des Européens par suite de différences fondamentales— mais bien le puissant travail scientifique et technique de l’Europe et de l’Amérique, c’est-à-dire de peuples aryens. C’est en s’appuyant sur les résultats obtenus par ce travail que l’Orient peut, lui aussi, suivre la marche du progrès général de l’humanité. La lutte pour le pain quotidien a fourni la base de ce travail, a créé les armes et les instruments nécessaires; ce seront seulement les formes extérieures qui peu à peu s’adapteront au Caractère japonais. Si, à partir d’aujourd’hui, l’influence aryenne cessait de s’exercer sur le Japon, en supposant que l’Europe et l’Amérique s’effondrent, les progrès que fait le Japon dans les sciences et la technique pourraient continuer pendant quelque temps; mais, au bout de peu d’années, la source tarirait, les caractères spécifiques japonais regagneraient du terrain et sa civilisation actuelle se pétrifierait, retomberait dans le sommeil d’où l’a tirée, il y a soixante-dix ans [vers 1855], la vague de civilisation aryenne. (pp. 151-152)

L’aryen donc, civilise. Aux vues de l’orateur, il est le seul et unique à le faire. L’aryen éclaire les autres races qui coulent à pic et retombent dans le sommeil sans lui. Pas de fausse modestie ici, pas de complexe, et du simplisme historique en masse. Mais alors, le problème que déplore Hitler, et qui le fait amplement pleurnicher et se lamenter, c’est que le fond aryen de la nation allemande se perd, s’effiloche, se racotille, se dilue et, donc, se pervertit dans l’âme.

Notre peuple allemand n’a malheureusement plus pour base une race homogène. Et la fusion des éléments primitifs n’a pas fait de tels progrès qu’on puisse parler d’une race nouvelle sortie de cette fusion. En réalité, les contaminations successives qui, notamment depuis la guerre de Trente Ans [1618-1648], ont altéré le sang de notre peuple, ne l’ont pas décomposé seul, elles ont aussi agi sur notre âme. Les frontières ouvertes de notre patrie, le contact avec des corps politiques non-allemands le long des régions frontières, surtout le fort afflux de sang étranger dans l’intérieur du Reich ne laissait pas, par son renouvellement constant, le temps nécessaire pour arriver à une fusion complète. Il ne sortit pas de ce pot-bouille une race nouvelle… (p. 207)

Foutu, l’aryen d’origine donc. Lavé. Il est donc aussi très important d’observer que germaniser ou regermaniser n’est pas vraiment une chose possible, selon Hitler. En effet, comme la soi-disant base raciale n’est ni sociologique, ni ethnographique, ni linguistique, ni civique, mais biologique, ce qui est racialement perdu reste perdu. L’affaire est sans espoir et il est capital de noter que le racialisme hitlérien est avant tout cela: un désespoir. Un regret amer, frustré, hargneux. Une nostalgie prostrée et frustrée. L’orateur fulmine.

Il est lamentable de voir comment, au cours du dernier siècle, et très souvent en toute bonne foi, on a fait un usage frivole du mot: «germaniser». Je me rappelle encore combien, au temps de ma jeunesse, ce terme suggérait d’idées incroyablement fausses. On entendait alors exprimer jusque dans les milieux pangermanistes l’opinion que les Allemands d’Autriche pourraient très bien, avec le concours du gouvernement, germaniser les Slaves d’Autriche; on ne se rendait pas compte que la germanisation ne s’applique qu’au sol, jamais aux hommes. Ce qu’on entendait en général par ce mot, c’était l’usage de la langue allemande, imposé de force et publiquement pratiqué. C’est commettre une inconcevable faute de raisonnement que d’imaginer qu’il serait possible de faire un Allemand, disons d’un nègre ou d’un Chinois, en lui enseignant l’allemand et en obtenant qu’il parle désormais notre langue, peut-être même qu’il vote pour un parti politique allemand. Nos bourgeois nationaux ne voyaient pas que ce genre de germanisation était, en réalité, une dégermanisation. Car, si les différences existant entre les peuples, et qui jusqu’à présent sont évidentes et sautent aux yeux, pouvaient être atténuées et finalement effacées, en imposant par le fait du prince l’emploi d’une langue commune, cette mesure amènerait le métissage et, dans notre cas, non pas une germanisation, mais bien l’anéantissement de l’élément germanique. (p. 203)

Xénophobie cardinale, hystérie eugéniste, purisme raciste absolu, le racialisme hitlérien sacralise, éternise et universalise les vertus essentielles perdues des Germains. Négation systémique de la riche et complexe réalité du développement historique, la vision que se fait l’orateur de la race allemande en fait en tous points et de tous temps (et l’ironie du mot ne m’échappe aucunement), une race élue.

Les nations, ou plutôt les races civilisatrices, possèdent ces facultés bienfaisantes à l’état latent quand bien même les circonstances extérieures défavorables ne leur permettent pas d’agir. Aussi est-ce une incroyable injustice que de présenter les Germains des temps antérieurs au christianisme comme des hommes «sans civilisation», comme des barbares. Ils ne l’ont jamais été. C’était seulement la dureté du climat de leur habitat septentrional qui leur imposait un genre de vie qui s’opposait au développement de leurs forces créatrices. S’ils étaient, dans le monde antique, arrivés dans les régions plus clémentes du Sud et s’ils y avaient trouvé, dans le matériel humain fourni par des races inférieures, les premiers moyens techniques, la capacité à créer une civilisation qui sommeillait en eux aurait produit une floraison aussi éclatante que celle des Hellènes. Mais qu’on n’attribue pas uniquement au fait qu’ils vivaient dans un climat septentrional cette force primitive qui engendre la civilisation. Un Lapon, transporté dans le Sud, contribuerait aussi peu au développement de la civilisation que pourrait le faire un Esquimau. Non, cette splendide faculté de créer et de modeler a été justement conférée à l’Aryen, qu’elle soit latente en lui ou qu’il en fasse don à la vie qui s’éveille, suivant que des circonstances favorables le lui permettent ou qu’une nature inhospitalière l’en empêche. (p. 205)

Et c’est justement cette soi-disant mirifique pureté germanique qui, inexorablement depuis le dix-septième siècle, se perd, se brouille, s’étiole, part en quenouille. Tant et tant que

la mission des États germaniques est, avant tout, de veiller à ce que cesse absolument tout nouveau métissage. La génération des pleutres qui se sont signalés à l’attention de nos contemporains, va naturellement pousser des cris à l’énoncé de cette thèse et se plaindre, en gémissant, de ce que je porte la main sur les sacro-saints droits de I’homme. Non, l’homme n’a qu’un droit sacré et ce droit est en même temps le plus saint des devoirs, c’est de veiller à ce que son sang reste pur, pour que la conservation de ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité rende possible un développement plus parfait de ces êtres privilégiés. Un État raciste doit donc, avant tout, faire sortir le mariage de l’abaissement où l’a plongé une continuelle adultération de la race et lui rendre la sainteté d’une institution, destinée à créer des êtres à l’image du Seigneur et non des monstres qui tiennent le milieu entre l’homme et le singe. (p. 210)

Et dans les états non-racistes, eux, la valeur intangible des races s’impose aussi, fatale, selon la petite équation formaliste du simplisme hitlérien avec laquelle nous devenons graduellement fatalement familiers. Si un peuple non-allemand (donc inférieur) marche, c’est que son commandement germanique le fait marcher. Si ce peuple non-allemand ne marche plus, c’est que son commandement de souche germanique se corrompt et/ou que le juif, corrosif et désorganisateur, prend le dessus (et ne fait rien d’utile). Le cas d’espèce le plus probant de ce dispositif en capilotade des grands peuples inférieurs serait, aux dires de notre penseur racialiste, la Russie.

Le destin même semble vouloir nous le montrer du doigt: en livrant la Russie au bolchévisme, il a ravi au peuple russe cette couche d’intellectuels, qui fonda et assuma jusqu’à ce jour son existence comme État. Car l’organisation de l’État russe ne fut point le résultat des aptitudes politiques du slavisme en Russie, mais bien plutôt un exemple remarquable de l’action, créatrice d’États, de l’élément germanique au milieu d’une race de moindre valeur. Bien des États puissants de cette terre ont été ainsi créés. Des peuples inférieurs, ayant à leur tête des organisateurs et des maîtres de race germanique, se sont souvent enflés jusqu’à devenir, à un moment donné, des États puissants, et ils le sont restés aussi longtemps que se conserva inaltéré le noyau de la race créatrice d’État. Ainsi, depuis des siècles, la Russie vivait aux dépens du noyau germanique de ses couches supérieures dirigeantes qu’on peut considérer actuellement comme extirpé et anéanti. Le Juif a pris sa place. Et tout comme le Russe est incapable de secouer le joug des Juifs par ses propres moyens, de même le Juif ne saurait, à la longue, maintenir le puissant État. Lui-même n’est pas un élément organisateur, il n’est qu’un ferment de décomposition. L’État gigantesque de l’Est est mûr pour l’effondrement. Et la fin de la domination juive en Russie sera aussi la fin de la Russie en tant qu’État. Nous avons été élus par le destin pour assister à une catastrophe, qui sera la preuve la plus solide de la justesse des théories racistes au sujet des races humaines. (p. 337)

Et cela nous amène à la grande race inférieure par excellence: le juif.

Le Juif forme le contraste le plus marquant avec l’Aryen. Il n’y a peut-être pas de peuple au monde chez lequel l’instinct de conservation ait été plus développé que chez celui qu’on appelle le peuple élu. La meilleure preuve en est le simple fait que cette race a survécu jusqu’à nous. Où est le peuple qui, dans les derniers deux mille ans, a éprouvé moins de changements dans ses dispositions intimes, son caractère, etc., que le peuple juif? Enfin quel peuple a été mêlé à de plus grandes révolutions que les Juifs? Ils sont pourtant restés les mêmes au sortir des gigantesques catastrophes qui ont éprouvé l’humanité. De quelle volonté de vivre d’une infinie ténacité, de quelle constance à maintenir l’espèce témoignent de pareils faits! Les facultés intellectuelles des Juifs se sont développées pendant ces milliers d’années. Le Juif passe aujourd’hui pour «malin», mais il le fut dans un certain sens en tous temps. Mais son intelligence n’est pas le résultat d’une évolution intérieure, elle a profité des leçons de choses que lui a données l’étranger. L’esprit humain lui-même ne peut pas parvenir à son complet épanouissement sans franchir des degrés successifs. À chaque pas qu’il fait pour s’élever, il lui faut s’appuyer sur la base que lui fournit le passé, ceci entendu dans toute la portée de l’expression, c’est-à-dire sur la base que présente la civilisation générale. Toute pensée ne provient que pour une toute petite partie de l’expérience personnelle; elle résulte pour la plus grande part des expériences accumulées dans les temps passés. Le niveau général de la civilisation pourvoit l’individu, sans qu’il y fasse le plus souvent attention, d’une telle abondance de connaissances préliminaires que, ainsi équipé, il peut plus facilement faire lui-même d’autres pas en avant. Par exemple, le jeune homme d’aujourd’hui grandit au milieu d’une telle masse de conquêtes techniques faites par les derniers siècles que ce qui restait un mystère, il y a cent ans, pour les plus grands esprits, lui paraît tout naturel et n’attire plus son attention, quoique étant de la plus grande importance pour lui, en lui permettant de suivre et de comprendre les progrès que nous avons faits dans cette direction. Si un homme de génie, ayant vécu dans les vingt premières années du siècle précédent, venait subitement à quitter son tombeau de nos jours, il aurait plus de peine à mettre son esprit au diapason du temps présent que n’en a, de nos jours, un enfant de quinze ans médiocrement doué. Il lui manquerait l’incommensurable formation préparatoire que reçoit pour ainsi dire inconsciemment un de nos contemporains pendant qu’il grandit, par l’intermédiaire des manifestations de la civilisation générale. Comme le Juif —pour des raisons qui ressortiront de ce qui suit— n’a jamais été en possession d’une civilisation qui lui fût propre, les bases de son travail intellectuel lui ont toujours été fournies par d’autres. Son intellect s’est toujours développé à l’école du monde civilisé qui l’entourait. (p. 157)

Le peuple juif est, selon l’hitlérisme, le seul peuple effectivement authentiquement historicisé… façon toute hitlérienne de bien salir le développement historique même, en laissant entendre que l’historicisation est enjuivée. Le juif est effectivement, ici, le marqueur négatif absolu. Et, en plus, pour ne rien arranger, il contamine en permanence le ci-devant sang aryen.

Qu’on se représente les ravages que la contamination par le sang juif cause quotidiennement dans notre race et que l’on réfléchisse que cet empoisonnement du sang ne pourra être guéri que dans des siècles, ou jamais, de façon à ce que notre peuple en soit indemne; qu’on réfléchisse, en outre, que cette décomposition de la race diminue, souvent même anéantit les qualités aryennes de notre peuple allemand, si bien que l’on voit décroître de plus en plus la puissance dont nous étions doués comme nation dépositaire de la civilisation et que nous courons le danger de tomber, au moins dans nos grandes villes, au niveau où se trouve aujourd’hui l’Italie du sud. Cette contamination pestilentielle de notre sang, que ne savent pas voir des centaines de milliers de nos concitoyens, est pratiquée aujourd’hui systématiquement par les Juifs. Systématiquement, ces parasites aux cheveux noirs, qui vivent aux dépens de notre peuple, souillent nos jeunes filles inexpérimentées et causent ainsi des ravages que rien en ce monde ne pourra plus compenser. (p. 289)

Le moins qu’on puisse dire c’est que, ayoye… c’est explicite (tristement, on va revenir un peu plus loin sur l’antisémitisme de l’orateur). Donc on a déjà l’aryen, l’asiatique le slave, le juif. La cinquième grande race délirée sur laquelle Hitler disserte, cette fois-ci de façon moins frontale, ce sera le nègre. Oh, tonnerre de tonnerre, l’on ne fait rien de bien précis pour les Allemands

et l’on se dédommage en prêchant avec succès la doctrine évangélique aux Hottentots et aux Cafres. Tandis que nos peuples d’Europe, à la plus grande louange et gloire de Dieu, sont rongés d’une lèpre morale et physique, le pieux missionnaire s’en va dans l’Afrique centrale et fonde des missions pour les nègres, jusqu’à ce que notre «civilisation supérieure» ait fait de ces hommes sains, bien que primitifs et arriérés, une engeance de mulâtres fainéants. Nos deux confessions chrétiennes répondraient bien mieux aux plus nobles aspirations humaines si, au lieu d’importuner les nègres avec des missions dont ils ne souhaitent ni ne peuvent comprendre l’enseignement, elles voulaient bien faire comprendre très sérieusement aux habitants de l’Europe que les ménages de mauvaise santé feraient une œuvre bien plus agréable à Dieu, s’ils avaient pitié d’un pauvre petit orphelin sain et robuste et lui tenaient lieu de père et de mère, au lieu de donner la vie à un enfant maladif qui sera pour lui-même et pour les autres une cause de malheur et d’affliction. (p. 211)

Ici la chose devient presque subtile. En un soupir fétide de condescendance coloniale, le racialisme d’Hitler passe devant son racisme. Empiriquement fasciné par les races en soi, l’orateur ne peut qu’approuver la race noire, confirmation solide et magistrale, si possible, du franc découpage en races. Noire, nette, pure, la race des humains sains bien que primitifs d’Afrique sera donc moins réprouvable en soi que ne le sera le métissage des aryens avec des noirs. C’est lui, et lui seul, qui sera un danger pour la survie de la race qui défend une éthique plus haute; car, dans un monde métissé et envahi par la descendance de nègres, toutes les conceptions humaines de beauté et de noblesse, de même que toutes les espérances en un avenir idéal de notre humanité, seraient perdues à jamais (p. 201). Le soliveau de la profonde francophobie hitlérienne baignera d’ailleurs justement dans ce miasme raciste vu que, selon Hitler,

la France est, et reste, l’ennemi que nous avons le plus à craindre. Ce peuple, qui tombe de plus en plus au niveau des nègres, met sourdement en danger, par l’appui qu’il prête aux Juifs pour atteindre leur but de domination universelle, l’existence de la race blanche en Europe. Car la contamination provoquée par l’afflux de sang nègre sur le Rhin, au cœur de l’Europe, répond aussi bien à la soif de vengeance sadique et perverse de cet ennemi héréditaire de notre peuple qu’au froid calcul du Juif, qui y voit le moyen de commencer le métissage du continent européen en son centre et, en infectant la race blanche avec le sang d’une basse humanité, de poser les fondations de sa propre domination. (p. 320)

C’est des choses comme ça qui se passent quand les quatre ou cinq races se mettent à danser leur ronde délirée sur la petite mappemonde hitlérienne. C’est que —je suis certain que je ne vous apprends pas ça— le racisme racialiste d’Hitler est très ouvertement parano et conspiro. En Europe, les juifs et les français enjuivés se servent d’afflux de nègres pour contaminer l’aryen depuis l’ouest lui, le pauvre, qui en a déjà plein les bras à tenir le slave en sujétion sur la ci-devant Marche de l’Est (Autriche-Hongrie). Cette fichue France, géant métissé d’entre les géants, est en train carrément, nous dit l’orateur, d’africaniser l’Europe!

Nous devons encore considérer en première ligne comme États géants les États-Unis, puis la Russie et la Chine. Il s’agit là de formations territoriales qui, pour partie, ont une surface plus de dix fois supérieure à celle de l’empire allemand actuel. La France même doit être comptée au nombre de ces États. Non seulement du fait qu’elle complète son armée, dans une proportion toujours croissante, grâce aux ressources des populations de couleur de son gigantesque empire, mais aussi du fait que son envahissement par les nègres fait des progrès si rapides que l’on peut vraiment parler de la naissance d’un État africain sur le sol de l’Europe. La politique coloniale de la France d’aujourd’hui n’est pas à comparer avec celle de l’Allemagne de jadis. Si l’évolution de la France se prolongeait encore trois cents ans dans son style actuel, les derniers restes du sang franc disparaîtraient dans l’État mulâtre africano-européen qui est en train de se constituer: un immense territoire de peuplement autonome s’étendant du Rhin au Congo, rempli de la race inférieure qui se forme lentement sous l’influence d’un métissage prolongé. C’est là ce qui distingue la politique coloniale française de l’ancienne politique coloniale allemande. (p. 332)

Par-dessus le tas, le fasciste Benito Mussolini est au pouvoir en Italie depuis quelques années maintenant (À cette époque —je l’avoue franchement— je fus saisi de la plus profonde admiration pour le grand homme qui, au sud des Alpes, inspiré par l’ardent amour de son peuple, loin de pactiser avec les ennemis intérieurs de l’Italie, s’efforçait de les anéantir par tous les moyens. Ce qui placera Mussolini au rang des grands hommes d’ici-bas, c’est sa résolution de ne pas partager l’Italie avec le marxisme, mais au contraire, le vouant à la destruction, de préserver sa patrie de l’internationalisme. p. 350). Aussi nos futurs grands amis italien, dit toujours Hitler, devraient vraiment se méfier bien plus de cette satanée race de latins de Français (Toute augmentation nouvelle de la puissance française sur le continent est, pour l’avenir, un obstacle contre lequel l’Italie pourra se heurter; aussi ne faut-il jamais se figurer que la parenté de race peut supprimer toute rivalité entre deux peuples. p. 318). Les races ne se rejoignent pas toujours, en politique internationale, ces pauvres latins divergents le confirment, nous explique l’orateur. Les actuels admirateurs français de Mein Kampf (et il y en a, trois fois hélas… et qu’est-ce que je m’en afflige) devraient soigneusement méditer ces développements, à tout le moins. Quand au bon bourgeois allemand, pour sa part, c’est le nègre qu’il devrait pourtant avoir à l’œil.

De temps en temps, les journaux illustrés mettent sous les yeux de nos bons bourgeois allemands le portrait d’un nègre qui, en tel ou tel endroit, est devenu avocat, professeur, ou pasteur, ou même ténor tenant les premiers rôles ou quelque chose de ce genre. Pendant que nos bourgeois imbéciles admirent les effets miraculeux de ce dressage et sont pénétrés de respect pour les résultats qu’obtient la pédagogie moderne, la Juif rusé y découvre un nouvel argument à l’appui de la théorie qu’il veut enfoncer dans I’esprit des peuples et qui proclame l’égalité des hommes. Cette bourgeoisie en décadence n’a pas le plus léger soupçon du péché qu’on commet ainsi contre la raison; car c’est une folie criminelle que de dresser un être, qui est par son origine un demi-singe, jusqu’à ce qu’on le prenne pour un avocat, alors que des millions de représentants de la race la plus civilisée doivent végéter dans des situations indignes d’eux. On pèche contre la volonté du Créateur quand on laisse les hommes les mieux doués étouffer par centaines de milliers dans le marais du prolétariat actuel, tandis qu’on dresse des Hottentots et des Cafres à exercer des professions libérales. Car il ne s’agit là que d’un dressage, comme pour un caniche, et non d’une «culture» scientifique. Si l’on consacrait les mêmes efforts et les mêmes soins aux races douées d’intelligence, n’importe lequel de leurs représentants serait mille fois plus capable d’obtenir des résultats pareils. (pp. 224-225)

Ici, par contre, c’est bien le naturel qui revient au galop et c’est le racisme d’Hitler qui reprend ouvertement le dessus sur son enthousiasme racialiste de tout à l’heure envers le noir. Les actuels admirateur africains de Mein Kampf (et il y en a, trois fois hélas… et qu’est-ce que je m’en afflige) relirons et méditerons soigneusement le passage précédent. Pour leur maître à penser, parce qu’ils sont noirs, ils sont des demi-singes. Point. Barre. Conclueurs concluez. Et, dans les vues d’Hitler, les noirs sont aussi du bétail à métissage dont les garçons vachers en Allemagne sont, évidemment, les juifs.

Ce furent et ce sont encore des Juifs qui ont amené le nègre sur le Rhin, toujours avec la même pensée secrète et le but évident: détruire, par l’abâtardissement résultant du métissage, cette race blanche qu’ils haïssent, la faire choir du haut niveau de civilisation et d’organisation politique auquel elle s’est élevée et devenir ses maîtres. Car un peuple de race pure et qui a conscience de ce que vaut son sang ne pourra jamais être subjugué par le Juif; celui-ci ne pourra être éternellement en ce monde que le maître des métis. Aussi cherche-t-il à abaisser systématiquement le niveau des races en empoisonnant constamment les individus. (p. 170)

Et nous voici arrivé au fin fond de la fosse à purin qui croupissait dans la tête de Hitler… l’antisémitisme.

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Sur l’antisémitisme

Un certain nombre de stéréotypes obscurantistes sur les juifs ayant encore tristement cours de nos jours sortent directement, avec armes et bagages, de Mein Kampf (Les Juifs sont les maîtres des puissances financières des États-Unis. p. 329). On serait tenté de croire, sur la base du dogmatisme à la fois virulent et tranquille que ceci manifeste, que Hitler, rigide et braqué, devint antisémite au berceau. Or, plus louvoyant qu’on ne le croirait sur la question, il le nie. Il ressent même le curieux besoin d’expliquer à son lecteur comment il devint graduellement antisémite.

Il me serait difficile aujourd’hui, sinon impossible, de dire à quelle époque le nom de Juif éveilla pour la première fois en moi des idées particulières. Je ne me souviens pas d’avoir entendu prononcer ce mot dans la maison paternelle du vivant de mon père. Je crois que ce digne homme aurait considéré comme arriérés des gens qui auraient prononcé ce nom sur un certain ton. Il avait, au cours de sa vie, fini par incliner à un cosmopolitisme plus ou moins déclaré qui, non seulement avait pu s’imposer à son esprit malgré ses convictions nationales très fermes, mais avait déteint sur moi. À l’école, rien ne me conduisit à modifier les idées prises à la maison. […] Je ne voyais encore [à Vienne, vers 1911-1912,] dans le Juif qu’un homme d’une confession différente et je continuais à réprouver, au nom de la tolérance et de l’humanité, toute hostilité issue de considérations religieuses. En particulier, le ton de la presse antisémite de Vienne me paraissait indigne des traditions d’un grand peuple civilisé. J’étais obsédé par le souvenir de certains événements remontant au Moyen-Âge et que je n’aurais pas voulu voir se répéter. Les journaux dont je viens de parler n’étaient pas tenus pour des organes de premier ordre. Pourquoi? Je ne le savais pas alors au juste moi-même. Aussi les considérais-je plutôt comme les fruits de la colère et de l’envie, que comme les résultats d’une position de principe arrêtée, fût-elle fausse. (p. 28)

Ensuite, la préférence que Hitler ressent, avec le temps, pour les arguments politiques des susdits journaux antisémites quand ils traitent des questions nationales générales (autres que la question juive) est donnée comme le poussant petit à petit à remettre en question ses émotions initiales (mon jugement sur l’antisémitisme se modifia avec le temps, ce fut bien là ma plus pénible conversion. Elle m’a coûté les plus durs combats intérieurs et ce ne fut qu’après des mois de lutte où s’affrontaient la raison et le sentiment que la victoire commença à se déclarer en faveur de la première. Deux ans plus tard, le sentiment se rallia à la raison pour en devenir le fidèle gardien et conseiller. p. 30). La soi-disant raison rendit l’orateur antisémite, par cheminement intellectuel, et ses émotions ne firent que suivre le mouvement initial de sa nouvelle compréhension politique et sociologique du monde.

Hitler prend très bien soin, donc, de nous ratiociner son antisémitisme. Ce n’est pas un obscur préjugé de l’enfance. Il prétend qu’il y est venu graduellement, adulte pensif, à son corps défendant. Il voudrait vraiment que le lecteur de son ouvrage croie que son antisémitisme résulte d’un raisonnement de tête, qu’il n’a rien d’épidermique, d’irrationnel ou de compulsif. Et pourtant, l’orateur ne se prive pas pour laisser perler les préjugés xénophobes les plus viscéraux et les plus grossiers imaginables (Le conglomérat de races que montrait la capitale de la monarchie [Vienne], tout ce mélange ethnique de Tchèques, de Polonais, de Hongrois, de Ruthènes, de Serbes et de Croates, etc., me paraissait répugnant, sans oublier le bacille dissolvant de l’humanité, des Juifs et encore des Juifs. Cette ville gigantesque me paraissait l’incarnation de l’inceste. p. 65). Tout y passe, par le canal de l’affect, et une métaphore douteuse n’attend pas l’autre.

D’ailleurs la propreté, morale ou autre, de ce peuple était quelque chose de bien particulier. Qu’ils n’eussent pour l’eau que très peu de goût, c’est ce dont on pouvait se rendre compte en les regardant et même, malheureusement, très souvent en fermant les yeux. Il m’arriva plus tard d’avoir des haut-le-cœur en sentant l’odeur de ces porteurs de kaftans. En outre, leurs vêtements étaient malpropres et leur extérieur fort peu héroïque. Tous ces détails n’étaient déjà guère attrayants; mais c’était de la répugnance quand on découvrait subitement sous leur crasse la saleté morale du peuple élu. Ce qui me donna bientôt le plus à réfléchir, ce fut le genre d’activité des Juifs dans certains domaines, dont j’arrivai peu à peu à pénétrer le mystère. Car, était-il une saleté quelconque, une infamie sous quelque forme que ce fût, surtout dans la vie sociale, à laquelle un Juif au moins n’avait pas participé? (p. 31)

Saleté physique/saleté morale. Il est assez patent que Hitler démagogise son argumentaire ici. Il mobilise les préjugés crasses de l’allemand moyen de 1924 (sur la ci-devant saleté physique des immigrants méprisés) et les tire en direction de l’analyse conspiro qu’il entend instiller (saleté morale). Et on en rajoute. Les juifs n’ont soi-disant aucun sens collectif. Ce sont des rats individualistes, encore une fois métaphoriquement et/ou littéralement.

Les Juifs ne sont unis que quand ils y sont contraints par un danger commun ou attirés par une proie commune. Si ces deux motifs disparaissent, l’égoïsme le plus brutal reprend ses droits et ce peuple, auparavant si uni, n’est plus en un tournemain qu’une troupe de rats se livrant des combats sanglants. Si les Juifs étaient seuls en ce monde, ils étoufferaient dans la crasse et l’ordure ou bien chercheraient dans des luttes sans merci à s’exploiter et à s’exterminer, à moins que leur lâcheté, où se manifeste leur manque absolu d’esprit de sacrifice, ne fasse du combat une simple parade. (p. 128)

La raison d’existence du juif est donc, pour Hitler, éminemment et fondamentalement parasitaire. Il ne nous le dira pas mais c’est lui, en fait, qui fabrique de toutes pièces cette idée là. Si le juif ne s’intègre pas à la culture allemande, dans l’analyse sommaire qu’en fait Hitler, c’est que, bon, quand l’orateur lui-même, Allemand, fait mention des juifs, il les présente avant tout, de toute façon, et a priori comme un corps étranger à l’Allemagne, comme

un peuple de race étrangère exprimant en langue allemande ses idées étrangères et portant atteinte à la noblesse et à la dignité de notre nation par sa nature inférieure. N’est-ce pas déjà une pensée assez effrayante que celle du tort fait à notre race germanique, lorsque l’ignorance des Américains met à son débit les sales Juifs qui débarquent chez eux, parce qu’ils jargonnent leur allemand de youpins. Il ne viendra pourtant à l’esprit de personne que le fait purement accidentel que ces immigrants pouilleux, venus de l’Est, parlent le plus souvent allemand, prouve qu’ils sont d’origine allemande et font vraiment partie de notre peuple. (p. 204)

La si grande admiration de Hitler pour les Américains se trouve toute dépitée dans sa honte hargneuse du juif-allemand. Ces gens, dit l’orateur, ne sont pas Allemands, point. Leur assimilation culturelle ne peut être que superficielle. Et Hitler de continuer de veulement ratiociner sa soi-disant douloureuse conscientisation antisémite. Le voici qui se donne comme l’autodidacte impartial discutant et découvrant graduellement dans le juif… ce qu’il y installe en fait lui-même.

Plus je discutais avec eux, mieux j’apprenais à connaître leur dialectique. Ils comptaient d’abord sur la sottise de leur adversaire et, quand ils ne trouvaient plus d’échappatoire, ils se donnaient à eux-mêmes l’air d’être des sots. Était-ce sans effet, ils ne comprenaient plus ou, mis au pied du mur, ils passaient d’un bond sur un autre terrain; ils mettaient en ligne des truismes dont, sitôt admis, ils tiraient argument pour des questions entièrement différentes; les acculait-on encore, ils vous glissaient des mains et on ne pouvait leur arracher de réponse précise. Quand on voulait saisir un de ces apôtres, la main ne prenait qu’une matière visqueuse et gluante qui vous filait entre les doigts pour se reformer le moment d’après. Si l’on portait à l’un d’entre eux un coup si décisif qu’il ne pouvait, en présence des assistants, que se ranger à votre avis et quand on croyait avoir au moins fait un pas en avant, on se trouvait bien étonné le jour suivant. Le Juif ne savait plus du tout ce qui s’était passé la veille; il recommençait à divaguer comme auparavant, comme si de rien n’était, et lorsque, indigné, on le sommait de s’expliquer, il feignait l’étonnement, ne se souvenait absolument de rien, sinon qu’il avait déjà prouvé la veille le bien-fondé de ses dires. J’en demeurai souvent pétrifié. On ne savait pas ce qu’on devait le plus admirer: l’abondance de leur verbiage ou leur art du mensonge. Je finis par les haïr. […] Le cosmopolite sans énergie que j’avais été jusqu’alors devint un antisémite fanatique. (pp. 34-35)

Encore une fois, c’est explicite. La haine du juif n’est pas corporelle, sensuelle ou viscérale. Elle est argumentative, cognitive, verbale. Elle n’est pas subconsciente, elle est consciente. Elle n’est pas spontanée, elle est acquise. C’est du moins ce que Hitler veut bien nous faire croire. Et il ne ment pas lui, hein. Ce sont les juifs qui mentent…

Qu’il reste toujours quelque chose des plus impudents mensonges, c’est un fait que les plus grands artistes en tromperie et que les associations de trompeurs ne connaissent que trop bien et qu’ils emploient dès lors bassement. Ceux qui connaissent le mieux cette vérité sur les possibilités d’emploi du mensonge et de la dénonciation ont été de tous temps les Juifs. Leur existence n’est-elle pas déjà fondée sur un seul et grand mensonge, celui d’après lequel ils représentent une collectivité religieuse, tandis qu’il s’agit d’une race — et de quelle race! Un des plus grands esprits de l’humanité [Schopenhauer] les a pour toujours stigmatisés dans une phrase d’une véracité profonde et qui restera éternellement juste: il les nomme «les grands maîtres du mensonge». (p. 120)

Hitler est le grand spécialiste tant du secret des races que de la tromperie. C’est bien en tant que tel qu’il nous instruit ici sur ses cruciales découvertes antisémites, va. Sincère ou roué lui-même ici, sur ceci (l’un ou l’autre, peu importe, en fait), le fait est que se considérant désormais un antisémite adéquatement conscientisé par le feu couvert de sa propre petite dialectique personnelle, l’orateur va devoir ensuite passer à l’étape suivante: convaincre son peuple de catholiques et de protestants allemands d’abandonner leurs ci-devant préjugés cosmopolites et de casser du juif autant que lui. Hitler prétend que cela ne fut pas si facile à faire.

En 1918, il ne pouvait être question d’un antisémitisme systématique. Je me rappelle encore combien il était difficile de prononcer alors seulement le nom de Juif. Ou bien l’on vous regardait avec des yeux stupides ou bien l’on se heurtait à l’opposition la plus vive. Nos premières tentatives pour montrer à l’opinion publique quel était notre véritable ennemi, ne paraissaient avoir à cette époque presque aucune chance de succès et ce ne fut que lentement que les choses prirent une meilleure tournure. Si défectueuse qu’ait été l’organisation de la Ligue défensive et offensive [du peuple allemand], elle n’en eut pas moins le grand mérite de poser de nouveau la question juive et de la traiter en soi. En tout cas, c’est grâce à la ligue que l’antisémitisme commença, pendant l’hiver de 1918-1919, à prendre lentement racine. Il est vrai que le mouvement national-socialiste lui fit faire plus tard bien d’autres progrès. Il est parvenu surtout à élever ce problème au-dessus de la sphère étroite des milieux de la grande et de la petite bourgeoisie et à en faire le ressort et le mot d’ordre d’un grand mouvement populaire. Mais, à peine avions-nous réussi à doter ainsi le peuple allemand d’une grande idée qui devait faire en lui l’union et le conduire au combat, que le Juif avait déjà organisé sa défense. Il eut recours à son ancienne tactique. Avec une fabuleuse rapidité, il jeta au milieu des troupes racistes la torche de la discorde et sema la désunion. Soulever la question des menées ultramontaines et provoquer ainsi une lutte mettant aux prises le catholicisme et le protestantisme, c’était, étant données les circonstances, le seul procédé possible pour détourner l’attention du public vers d’autres problèmes, de façon à empêcher que la juiverie ne fût attaquée par des forces coalisées. Le tort que les hommes, qui ont posé cette question devant le public, ont fait au peuple ne pourra jamais être réparé par eux. En tout cas, le Juif a atteint son but: catholiques et protestants se combattent à cœur joie et l’ennemi mortel de l’humanité aryenne et de toute la chrétienté rit sous cape. (p. 289)

Politicien avant tout, Hitler politise le débat religieux. Champion des ferveurs quand il s’agit des siennes, il voit mal que celles des autres puissent souffrir quelque autre avatar que la manipulation par des esprits malins. Dans sa vision, si les cathos et les protestos en viennent aux mains en Allemagne, c’est que le juif tire les ficelles. Hitler peaufine cette analyse. En incontestable amalgameur du religieux et du politique qu’il sera toujours, lui-même, l’orateur impute cette propension, —sa propre propension— au juif.

L’État juif ne fut jamais délimité dans l’espace; répandu sans limites dans l’univers, il comprend cependant exclusivement les membres d’une même race. C’est pour cela que ce peuple a formé partout un État dans l’État. C’est l’un des tours de passe-passe les plus ingénieux au monde que d’avoir fait naviguer cet État sous I’étiquette de «religion», et de lui assurer ainsi la tolérance que l’Aryen est toujours prêt à accorder à la croyance religieuse. En réalité, la religion de Moïse n’est rien d’autre que la doctrine de la conservation de la race juive. C’est pour cela qu’elle embrasse aussi presque tout le domaine des sciences sociales, politiques et économiques qui peuvent s’y rapporter. (p. 79)

Socialement et politiquement parasitaire, le juif est, dans les vues hitlériennes, le maître d’œuvre absolu et occulte de l’intégralité du bordel politique allemand de l’entre-deux-guerres. À chaque fois que quelque chose crotte dans le Reich, pas de mystère, cherchez pas, analysez pas, décortiquez pas, pensez pas… c’est les juifs. Une Nième chicane éclate entre la Prusse et la Bavière pour allez savoir quelle queues de cerises bureaucratiques du temps, pas de doute possible, c’est encore un coup des juifs.

De même qu’avant la révolution [allemande républicaine de 1918-1919], le Juif avait su détourner l’attention du public de ses offices de guerre, ou plutôt de lui-même, et soulever les masses, et spécialement le peuple de Bavière, contre la Prusse, de même il lui fallait, après la révolution, voiler d’une façon quelconque sa nouvelle entreprise de pillage dix fois plus active. Et il réussit encore à exciter les uns contre les autres les «éléments nationaux» de l’Allemagne: les conservateurs bavarois contre les conservateurs prussiens. Il s’y prit à nouveau de la façon la plus perfide, en provoquant, lui qui tenait seul tous les fils et dont dépendait le sort du Reich, des abus de pouvoir si brutaux et si maladroits qu’ils devaient mettre en ébullition le sang de tous ceux qui en étaient continuellement les victimes. Celles-ci n’étaient jamais des Juifs, mais des compatriotes allemands. Ce n’était pas le Berlin de quatre millions de travailleurs et de producteurs, appliqués à leur tâche, que voyait le Bavarois, mais le Berlin fainéant et corrompu des pires quartiers de l’Ouest! Mais sa haine ne se tournait pas contre ces quartiers-là; elle ne visait que la ville «prussienne». Il y avait souvent de quoi perdre courage. Cette habileté qu’apporte le Juif à détourner de lui l’attention du public en l’occupant ailleurs, on peut encore l’observer aujourd’hui. (p. 289)

L’autre ritournelle reçue, évidemment, c’est que les juifs contrôlent la presse allemande. Hitler pousse d’ailleurs l’affaire ici jusqu’à transformer certains journaux spécifiques qu’il juge suspects en autant de stricts baromètres négatifs de la ferveur éventuelle ou réelle de ses troupiers nazi en devenir (ou pas en devenir).

Celui qui n’est pas combattu dans les journaux juifs, celui qu’ils ne dénigrent pas, n’est ni un bon Allemand, ni un véritable national-socialiste; sa mentalité, la loyauté de sa conviction et la force de sa volonté ont pour exacte mesure l’hostilité que lui oppose l’ennemi mortel de notre peuple. Il faut encore et toujours signaler aux partisans de notre mouvement, et plus généralement, au peuple entier, que les journaux juifs sont un tissu de mensonges. Même quand un Juif dit la vérité, c’est dans le but précis de couvrir une plus grande tromperie; dans ce cas encore, il ment donc sciemment. Le Juif est un grand maître en mensonges: mensonge et tromperie sont ses armes de combat. Toute calomnie, toute calomnie d’origine juive marque nos combattants d’une cicatrice glorieuse. (p. 184)

En même temps, naturellement, Hitler n’admet pas bien cet insidieux anti-critère et il affecte un mépris ostensible et ouvert envers ce journalisme qui d’autre part le guide subrepticement en sens contraire (un obus de trente centimètres a toujours sifflé plus fort que mille vipères de journalistes juifs… Alors, laissons-les donc siffler! p. 128). Le chef nazi garde l’œil ardemment braqué sur son étendard glorieux à la symbolique dénuée de la moindre ambivalence (Nationaux-socialistes, nous voyions dans notre drapeau notre programme. Dans le rouge, nous voyions l’idée sociale du mouvement; dans le blanc, l’idée nationaliste; dans la croix gammée, la mission de la lutte pour le triomphe de l’aryen et aussi pour le triomphe de l’idée du travail productif, idée qui fut et restera éternellement antisémite. p. 256). Cet antisémitisme omniprésent, tonitruant, pesant, rasoir, semble, à première vue, parfaitement gratuit, démagogique, largement inutile. Il va falloir en venir à quand même se demander un petit peu quelle est donc la fonction active qu’il exerce, dans le tout de la doctrine hitlérienne.

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Sur le marxisme

On ne se surprendra pas bien longtemps de voir le marxisme figurer ici, au cœur du fort malodorant dispositif discriminatoire hitlérien, quand on s’avisera du fait que c’est Hitler lui-même qui l’y pose. Et arrivés à ce point-ci, on comprend bien comment l’orateur raisonne. Karl Marx est juif donc tout ce qui est marxiste ou bolcheviste n’importe où au monde, est automatiquement fatalement intégralement enjuivé (Nous devons voir dans le bolchévisme russe la tentative des Juifs au vingtième siècle, pour conquérir la domination mondiale. […] La lutte contre la bolchevisation mondiale juive exige une attitude nette vis-à-vis de la Russie soviétique. On ne peut pas chasser le diable par Belzébuth. p. 341). Partons, sur ce point sensible, du serpent de mer habituel, la ci-devant finance juive internationale. Et lisons.

Si le maintien de l’Allemagne dans son état actuel d’impuissance, n’a que très peu d’intérêt pour la politique anglaise, il en a un très grand pour la finance juive internationale. La politique anglaise officielle ou, pour mieux dire, traditionnelle et les puissances boursières soumises complètement à l’influence juive poursuivent des buts opposés; c’est ce que prouvent, avec une particulière évidence, les positions différentes que prennent l’une et les autres sur les questions qui touchent à la politique étrangère de l’Angleterre. La finance juive désire, contrairement aux intérêts réels de l’État anglais, non seulement que l’Allemagne soit radicalement ruinée économiquement, mais encore qu’elle soit, politiquement, réduite complètement en esclavage. En effet, l’internationalisation de notre économie allemande, c’est-à-dire la prise de possession par la finance mondiale juive des forces productrices de l’Allemagne, ne peut être effectuée complètement que dans un État politiquement bolchevisé. Mais pour que les troupes marxistes qui mènent le combat au profit du capital juif international, puissent définitivement casser les reins à l’État national allemand, elles ont besoin d’un concours amical venu du dehors. Aussi les armées de la France doivent donner des coups de boutoir à l’État allemand jusqu’à ce que le Reich, ébranlé dans ses fondations, succombe aux attaques des troupes bolchevistes au service de la finance juive internationale. C’est ainsi que le Juif est celui qui pousse le plus ardemment aujourd’hui à la destruction radicale de l’Allemagne. Tout ce qui, dans le monde entier, s’imprime contre l’Allemagne est écrit par des Juifs, de même que, en temps de paix et pendant la guerre, la presse des boursiers juifs et des marxistes a attisé systématiquement la haine contre l’Allemagne jusqu’à ce que les États aient, les uns après les autres, renoncé à la neutralité et, sacrifiant les vrais intérêts des peuples, soient entrés dans la coalition mondiale qui nous faisait la guerre. Le raisonnement que tiennent les Juifs est évident. La bolchevisation de l’Allemagne, c’est-à-dire la destruction radicale de la conscience nationale populaire allemande, rendant possible l’exploitation de la force productrice allemande soumise au joug de la finance juive internationale, n’est que le prélude de l’extension toujours plus grande que prendra la conquête du monde entier rêvée par les Juifs. (pp. 319-320)

Le fantasme du juif anti-national devient alors pour Hitler, le moyen parfait de bien occulter la lutte entre finance internationale et bolchevisme. Leur opposition ne peut être que feinte, hein, mazette, ils sont tous juifs! Et l’enjeu ici, l’enjeu crucial, mondial, déclenché en Russie en 1917, ce n’est pas la destruction du capitalisme par le prolétariat, non, non, c’est la soumission finale de ce centre du monde universel qu’est l’Allemagne et le dénigrement circonscrit de son éventuelle bonne entente conjoncturelle avec les Anglais. L’analyse journalistique politicienne localisée (et parano) prime, chez Hitler, sur la compréhension approfondie des lois historiques impliquant le marxisme. L’antisémitisme ici n’est plus un bougonnage hargneux ou défoulatoire en soi. Il devient l’instrument cardinal de minimisation de la signification historique du marxisme. Le programme nazi vit de cette minimisation, s’en nourrit en hommes et en actions. Ce ne sont pas les juifs qui sont visés ici, c’est la compréhension adéquate de la lutte des classes.

Un réel profit pour le mouvement [national-socialiste], aussi bien que pour notre peuple, peut seulement se développer principalement d’un mouvement corporatif nazi, si celui-ci est déjà si fortement rempli de nos idées nazi, qu’il ne court plus le danger de tomber dans le sentier marxiste. Car une corporation nazie qui voit seulement sa mission en une concurrence de la corporation [syndicat] marxiste, serait plus nuisible que s’il n’y en avait pas. Elle doit proclamer la lutte contre la corporation marxiste, non seulement comme organisation, mais avant tout comme idée. Elle doit dénoncer en elle l’annonciatrice de la lutte des classes et de l’idée de classes et doit, à sa place, devenir la protectrice des intérêts professionnels de la bourgeoisie allemande. (pp. 310-311)

La lutte des classes est une sorte de caprice corporatif marxiste nuisible à la concorde nationale. Le nazisme œuvre donc d’arrache–pieds à rapatrier la masse de nos concitoyens qui a donné dans l’internationalisme (p. 174). Il se fixe comme objectif primordial de détruire la république de Weimar et d’éteindre la tentation bolcheviste chez les ouvriers allemands (ce qu’il faut, c’est nationaliser la masse, qui est antinationale comme on le voit. p. 174). Hitler est littéralement obnubilé par la titanesque force de frappe symbolique du drapeau rouge internationaliste de la république soviétique naissante.

Dès ma jeunesse, j’ai eu bien souvent l’occasion de reconnaître et aussi de sentir toute l’importance psychologique d’un pareil symbole. Je vis après la guerre une manifestation de masses marxistes devant le palais royal et au Lustgarten. Une mer de drapeaux rouges, de brassards rouges, de fleurs rouges donnait à cette manifestation, qui réunissait près de cent vingt mille personnes, un aspect extérieur vraiment impressionnant. Je pouvais sentir et comprendre moi-même combien il est aisé à un homme du peuple de se laisser séduire par la magie suggestive d’un spectacle aussi grandiose. (p. 254)

Entre 1917 et 1921, rien n’est dit, pour l’Allemagne. Il s’en faut de beaucoup. Une révolution prolétarienne de type soviétique y est encore une possibilité hautement tangible. Pour Hitler, il faut absolument contre-attaquer. Et il faut le faire en commençant par les mous, les poussifs, les branleux, les gens bien, les bourgeois allemands. Le préjugé antisémite marche très bien avec ces gens, il s’enfonce onctueusement en eux. On peut le postuler, tranquillement. Il opérera parfaitement comme marqueur dépréciatif. Il faudra le faire jouer à fond, et vite, avant de se faire doubler (Peu à peu la crainte de l’arme marxiste, maniée par la juiverie, s’impose comme une vision de cauchemar au cerveau et à l’âme des gens convenables. On commence à trembler devant ce redoutable ennemi et on devient ainsi, en fin de compte, sa victime. p. 169). Surtout ne jamais dire communiste (ce mot généreux, encore séduisant, n’apparaît que très rarement dans Mein Kampf), toujours dire marxiste, ça fait plus juif. Et l’orateur de bien marteler l’amalgame obscurantiste pour salir le marxisme.

Le marxisme international n’est lui-même que la transformation, par le Juif Karl Marx, en une doctrine politique précise d’une conception philosophique générale déjà existante. Sans cet empoisonnement préalable, le succès politique extraordinaire de cette doctrine n’eût pas été possible. Karl Marx fut simplement le seul, dans le marécage d’un monde pourri, à reconnaître avec la sûreté de coup d’œil d’un prophète les matières les plus spécifiquement toxiques; il s’en empara, et; comme un adepte de la magie noire, les employa à dose massive pour anéantir l’existence indépendante des libres nations de ce monde. Tout ceci d’ailleurs au profit de sa race. Ainsi la doctrine marxiste est, en résumé, l’essence même du système philosophique aujourd’hui généralement admis. Pour ce motif déjà, toute lutte contre lui de ce que l’on appelle le monde bourgeois est impossible, et même ridicule, car ce monde bourgeois est essentiellement imprégné de ces poisons et rend hommage à une conception philosophique qui, d’une façon générale, ne se distingue de la conception marxiste que par des nuances ou des questions de personnes. Le monde bourgeois est marxiste, mais croit possible la domination de groupes déterminés d’hommes (la bourgeoisie), cependant que le marxisme lui-même vise délibérément à remettre ce monde dans la main des Juifs. (p. 200)

Pas question pour l’orateur de séparer ou d’opposer les marxistes et les capitalistes. Ils se rejoignent dans l’internationalisme, ce mal absolu. Seul la cohésion nationale allemande leur tient encore tête (Le véritable organisateur de la révolution, celui qui en tirait effectivement les ficelles, le Juif international, avait alors bien apprécié la situation. Le peuple allemand n’était pas encore mûr pour pouvoir être, comme il advint en Russie, traîné dans la boue sanglante du marécage bolcheviste. p. 270). Dans le fantasme parano et dans la propagande nationaliste, il faut donc étroitement unir, de façon ouvertement et sereinement contre-intuitive, marxisme prolétarien et capitalisme international. L’antisémitisme, ce brouet à tout faire du vieux préjugé allemand, leur servira de ciment, de colle tout usage, de liant universel. Tel est le secret. L’autodidacte Hitler l’a déniché. (Je recommençai à étudier; j’arrivai à comprendre le contenu et l’intention du travail de toute l’âme du Juif Karl Marx. Son «Capital» me devint maintenant parfaitement compréhensible, comme la lutte de la social-démocratie contre l’économie nationale, lutte qui devait préparer le terrain pour la domination du capital véritablement international et juif de la finance et de la bourse. p. 111). Le seul espoir pour l’Allemagne, dans cette tourmente dangereuse et hostile, avait pourtant été le sain militarisme impérial de la guerre de 1914.

Le marxisme, dont le but définitif est et reste la destruction de tous les États nationaux non juifs, devait s’apercevoir avec épouvante qu’au mois de juillet 1914, les ouvriers allemands qu’il avait pris dans ses filets, se réveillaient et commençaient à se présenter de plus en plus promptement au service de la patrie. En quelques jours, toutes les fumées et les duperies de cette infâme tromperie du peuple furent semées à tous les vents, et soudain le tas de dirigeants juifs se trouva isolé et abandonné, comme s’il n’était plus resté aucune trace de ce qu’ils avaient inoculé aux masses depuis soixante ans [depuis 1855]. Ce fut un vilain moment pour les mauvais bergers de la classe ouvrière du peuple allemand. Mais aussitôt que les chefs aperçurent le danger qui les menaçait, ils se couvrirent jusqu’aux oreilles du manteau du mensonge qui rend invisible et mimèrent sans vergogne l’exaltation nationale. (pp. 87-88)

Les ci-devant pasteurs marxistes font la pirouette devant l’Allemagne qui leur tourne subitement le dos et marche au pas vers le front. Sauf qu’avec la brutale défaite allemande de 1918, l’espoir hitlérien tomba à plat. Les soldats furent démobilisés et retournèrent à l’usine. Le militarisme se retrouva subitement sur la touche, au grand dam de l’orateur. La faute à qui, vous pensez… (Tandis que, par sa presse marxiste et démocrate, le judaïsme hurlait de par le monde entier le mensonge du «militarisme» allemand et essayait ainsi, par tous les moyens, d’accabler l’Allemagne, les partis marxistes et démocratiques refusaient toute instruction complète à la force populaire allemande. p. 142). Le toujours-plus-que-jamais militariste Hitler analyse alors la phase suivante comme suit, après le fait accompli implacable de la défaite et de la démobilisation.

La Social-Démocratie a tiré de ce fait le plus grand profit. Elle a étendu sa domination sur les innombrables représentants des couches populaires, à peine libérés de l’armée et qui y avaient été dressés à la discipline; elle leur a imposé une discipline du parti aussi rigide que la première. Là aussi, l’organisation comporte des officiers et des soldats. En quittant le service militaire, l’ouvrier allemand devenait le soldat, l’intellectuel juif devenait l’officier; les employés des syndicats formaient à peu près l’équivalent des sous-officiers. Ce qui faisait toujours hocher la tête à notre bourgeoisie —c’est-à-dire le fait que seules les masses dites ignorantes adhèrent au marxisme— était, en réalité, la condition première du succès marxiste. Tandis que les partis bourgeois, dans leur uniforme intellectualité, constituaient une masse indisciplinée et incapable d’agir, le marxisme constituait, avec un matériel humain moins intelligent, une armée de militants qui obéissaient aussi aveuglément au dirigeant juif qu’ils avaient obéi autrefois à leur officier allemand. (p. 237)

Pour Hitler, l’idée de dictature du prolétariat ne vient pas démocratiquement des masses mais autoritairement de ses chefs (donnés comme juifs), usurpateurs de l’ancienne autorité militaire impériale. Le déploiement du marxisme comme programme politique est vu comme le résultat d’une simple manipulation des masses rendues dociles par le grand militarisme allemand perdu. Hitler pense tout ce qui n’est pas hitlérien… comme le ferait Hitler, nul autre.

Mais, au point de vue politique, [le Juif] commence à remplacer l’idée de la démocratie par celle de la dictature du prolétariat. Dans la masse organisée des marxistes il a trouvé l’arme qui lui permet de se passer de la démocratie et qui le met également à même de subjuguer et de gouverner les peuples dictatorialement d’un poing brutal. Il travaille systématiquement à amener une double révolution: économiquement et politiquement. Il entoure, grâce aux influences internationales qu’il met en jeu, d’un réseau d’ennemis les peuples qui opposent une énergique résistance à cette attaque venue du dedans; il les pousse à la guerre et finit, quand il le juge nécessaire, par planter le drapeau de la révolution sur le champ de bataille. Il ébranle économiquement les États jusqu’à ce que les entreprises sociales, devenues improductives, soient enlevées à l’État et soumises à son contrôle financier. (p. 170)

Chez Hitler, la catégorie nationale prime. Toujours. Tout dans son analyse gravite autour d’un grand national-centrisme sociologiquement, unitaire, mythiquement unificateur et intellectuellement fédérateur. L’orateur ne voit tout simplement pas le bond qualitatif engagé par l’internationalisme prolétarien. Pour lui, un militant internationaliste, c’est tout simplement un traître qui roule pour l’étranger, y compris le capital étranger. Point, c’est plié. La compétition nation contre nation est son phénomène central. L’épiphénomène de ce dernier, c’est la toute secondaire ahem, bof… domination exploiteuse de la société par la classe capitaliste.

À cette classe, s’oppose celle de la grande masse de la population des travailleurs manuels. Celle-ci est groupée en mouvements de tendance plus ou moins marxistes-extrémistes, et elle est décidée à briser par la force toutes les résistances d’ordre intellectuel. Elle ne veut pas être nationale; elle refuse sciemment de favoriser les intérêts nationaux: au contraire, elle favorise toutes les poussées dominatrices étrangères. Numériquement, elle représente la plus grande partie du peuple, mais surtout elle contient les éléments de la nation sans lesquels un relèvement national ne peut être ni envisagé, ni réalisé. (p. 173)

Il faut absolument rétrograder le marxisme internationaliste, si influent chez les ouvriers allemands. Il faut absolument ramener ces éléments de la nation justement au bercail national. Mais tout s’y oppose. À commencer par les institutions politiques allemandes elles-mêmes, son parlement au premier chef. La répulsion envers le marxisme (enjuivé toujours) sera donc l’argument massue d’Hitler contre le parlementarisme. Pour lui, les chefs marxistes sont des punaises de parlement. Et ils le resteront jusqu’au jour où ça les arrangera, eux, de faire la révolution. En roulant avec eux, les parlementaires bourgeois allemands mettent à nu, dans l’analyse hitlérienne, la déficience essentielle du parlementarisme même. Oh, Hitler ne perd jamais de vue l’intendance de ses idées fixes. Discréditer le parlementarisme (pour mieux asseoir son autoritarisme futur) est l’une d’entre elles. La torche marxiste enduite de l’étoupe antisémite lui sert pour incendier, d’abord argumentativement, le Reichstag de Weimar.

Le marxisme marchera avec la démocratie aussi longtemps qu’il n’aura pas réussi à se gagner, poursuivant indirectement ses desseins destructeurs, la faveur de l’esprit national qu’il a voué à l’extermination. Mais si, dans nos arrondissement, cercle, région. aujourd’hui, on arrivait à la conviction que, dans le chaudron de sorcières de notre démocratie parlementaire, peut se cuisiner soudainement, quand ce ne serait que dans le corps législatif, une majorité qui s’attaque sérieusement au marxisme, alors le jeu de prestidigitation parlementaire serait bientôt fini. Les porte-drapeaux de l’internationale rouge adresseraient alors, au lieu d’une invocation à la conscience démocratique, un appel enflammé aux masses prolétariennes, et le combat serait d’un seul coup transplanté, de l’atmosphère croupissante des salles de séances des parlements, dans les usines et dans la rue. Ainsi la démocratie serait immédiatement liquidée; et ce que n’a pu réaliser dans les parlements la souplesse d’esprit de ces apôtres populaires, réussirait avec la rapidité de l’éclair aux pinces et marteaux de forge des masses prolétariennes surexcitées; exactement comme en automne 1918, elles montreraient d’une façon frappante au monde bourgeois comme il est insensé de penser arrêter la conquête mondiale juive avec les moyens dont dispose la démocratie occidentale. (p. 198)

En référence à ma question de tout à l’heure sur la fonction de l’antisémitisme, on proposera que c’est dans l’anti-marxisme hitlérien que l’antisémitisme allemand trouve justement sa principale fonction, dans le tout de l’exercice argumentatif de l’orateur. Hitler comprend très nettement que le marxisme frappe sa vision du monde au cœur. Il sait aussi que, les préjugés rétrogrades de ses compatriotes étant ce qu’ils sont, enjuiver le marxisme, c’est le salir. Postulant calmement l’antisémitisme de son lecteur, il applique donc au marxisme la formule facile: fripier juif contre aristo allemand.

La doctrine juive du marxisme rejette le principe aristocratique observé par la nature, et met à la place du privilège éternel de la force et de l’énergie, la prédominance du nombre et son poids mort. Elle nie la valeur individuelle de l’homme, conteste l’importance de l’entité ethnique et de la race, et prive ainsi l’humanité de la condition préalable mise à son existence et à sa civilisation. Admise comme base de la vie universelle, elle entraînerait la fin de tout ordre humainement concevable. Et de même qu’une pareille loi ne pourrait qu’aboutir au chaos dans cet univers au delà duquel s’arrêtent nos conceptions, de même elle signifierait ici-bas la disparition des habitants de notre planète. Si le Juif, à l’aide de sa profession de foi marxiste, remporte la victoire sur les peuples de ce monde, son diadème sera la couronne mortuaire de l’humanité. Alors notre planète recommencera à parcourir l’éther comme elle l’a fait il y a des millions d’années: il n’y aura plus d’hommes à sa surface. La nature éternelle se venge impitoyablement quand on transgresse ses commandements. C’est pourquoi je crois agir selon l’esprit du Tout-Puissant, notre créateur, car en me défendant contre le Juif, je combats pour défendre l’œuvre du Seigneur. (pp. 35-36)

On fait flèche de tout bois. L’anti-marxisme s’installe bien confortablement dans les envolées messianiques. Servant discrètement le capitalisme militaro-industriel de sa fort bigote bourgeoisie nationale, Hitler reste un démagogue de droite très efficace. Il sait se tenir toujours bien près des élucubrations religieuses, sans jamais s’y engloutir. Puis, au bon moment, il reprend, pour le sacro-saint bien commun, le développement de sa doctrine philosophique (personnalisme) et sociale (autoritarisme antidémocratique).

Il faut aussi, au fond, imputer l’action destructrice du judaïsme à ses constants efforts pour miner, chez les peuples qui l’ont accueilli, l’influence de la personnalité et lui substituer celle de la masse. Le principe constructif des peuples aryens fait place au principe destructeur des Juifs. Ceux-ci deviennent les «ferments de décomposition» des peuples et des races, et, au sens le plus large, ils désagrègent la civilisation humaine. Quant au marxisme, il représente en somme l’effort du Juif dans le domaine de la civilisation pure pour exclure de toutes les formes de l’activité humaine la prépondérance de la personnalité et pour la remplacer par celle du nombre. À cette doctrine correspond, au point de vue politique, la forme parlementaire dont nous voyons les effets néfastes depuis l’infime cellule de la commune jusqu’au sommet de la nation; dans le domaine économique, il provoque l’agitation syndicaliste qui, d’ailleurs, ne sert nullement les intérêts véritables des ouvriers, mais rien que les vues destructrices de la juiverie internationale. (pp. 232-233)

Il faut donc, aux yeux d’Hitler, détruire méthodiquement la social-démocratie qui n’est jamais pour lui qu’une sorte de marxisme générique. Mais alors, par quoi la remplacer, pour continuer d’endormir les masses?

Plus je me plongeais dans les réflexions sur la nécessité de changer l’attitude du gouvernement de l’État à l’égard de la Social-Démocratie, laquelle était l’incarnation du marxisme de l’époque, plus je reconnaissais le manque d’un succédané utilisable pour cette école philosophique. Qu’allait-on donner en pâture aux masses en supposant que le marxisme pût être brisé? Il n’existait aucun mouvement d’opinion dont on pût attendre qu’il réussît à enrôler parmi ses fidèles les nombreuses troupes d’ouvriers ayant plus ou moins perdu leurs dirigeants. Il est insensé et plus que stupide de s’imaginer qu’un fanatique internationaliste, ayant abandonné le parti de la lutte des classes, voudrait instantanément entrer dans un parti bourgeois, c’est-à-dire dans une nouvelle organisation de classe. Car, quelque désagréable que cela puisse être aux diverses organisations, on ne peut cependant nier que, pour un très grand nombre de politiciens bourgeois, la distance entre les classes apparaîtra comme toute naturelle durant tout le temps où elle ne commencera pas à agir dans un sens politiquement défavorable pour eux. La négation de cette vérité démontre seulement l’impudence et aussi la stupidité de l’imposteur. (p. 90)

C’est en posant le problème de cette façon que Hitler optera pour déguiser son nationalisme en socialisme. Il mettra de l’avant un parti lutteur, baroudeur, anti-bourgeois, anti-parlementaire, populaire, socialiste… mais national. Il plantera sa croix gammée au milieu du drapeau rouge, en somme. Mais il se doute bien que ses ennemis marxistes ne se laisseront pas facilement chaparder le monopole symbolique de leur vaste quête politique (Les imposteurs marxistes devaient haïr au plus haut point un mouvement dont le but avoué était la conquête de cette masse qui, jusqu’à présent, était au service exclusif des partis juifs et financiers marxistes internationaux. Déjà le titre: «Parti ouvrier allemand» les excitait fort. On pouvait en déduire aisément qu’à la première occasion, il se produirait une violente rupture avec les meneurs marxistes, encore ivres de leur victoire. p. 187). Et comme lesdits marxistes sont de très mauvais nationalistes, les choses risquent de bien mal se passer.

Pas plus qu’une hyène ne lâche une charogne, un marxiste ne renonce à trahir sa patrie. Qu’on veuille bien ne pas me faire la plus sotte des objections, à savoir que de nombreux ouvriers ont aussi autrefois versé leur sang pour l’Allemagne. Des ouvriers allemands, d’accord, mais c’est qu’alors ils n’étaient plus des internationalistes marxistes. Si la classe ouvrière allemande n’avait été composée, en 1914, que de partisans des doctrines marxistes, la guerre aurait été finie en trois semaines. L’Allemagne se serait effondrée avant même que le premier soldat eût franchi la frontière. Non, pour qu’alors le peuple allemand ait continué à combattre, il fallait que la folie marxiste ne l’eût pas corrodé à cœur. Mais qu’un ouvrier allemand et un soldat allemand fussent, au cours de la guerre, repris en main par les chefs marxistes, cet ouvrier et ce soldat étaient perdus pour la patrie. Si l’on avait, au début et au cours de la guerre, tenu une seule fois douze ou quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés que des centaines de milliers de nos meilleurs travailleurs allemands de toute origine et de toutes professions ont dû endurer sur le front, le sacrifice de millions d’hommes n’eût pas été vain. Au contraire, si l’on s’était débarrassé à temps de ces quelques douze mille coquins, on aurait peut-être sauvé l’existence d’un million de bons et braves Allemands pleins d’avenir. (p. 349)

Ah, le bon vieux temps de la grande bidasserie collective. Quoi de plus solidement anti-marxiste et anti-hébreux finalement qu’une bonne guerre. Le militarisme hitlérien plonge ses racines idéologiques dans sa pratique toute ordinaire de caporal. Vive la guerre. Car c’est aussi la guerre qui tient les masses populaires loin du libéralisme, cette autre exécration. Le libéralisme bourgeois, dans les vues de Hitler, n’est lui aussi qu’un insidieux modus operandi marxiste. Cela se manifeste notamment dans sa presse (L’activité de la presse dite libérale ne fut pour le peuple et l’empire allemands qu’un travail de fossoyeurs. Il n’y a rien à dire à ce sujet des feuilles de mensonges marxistes: pour elles, le mensonge est une nécessité vitale, comme l’est pour le chat la chasse aux souris. Sa tâche n’est-elle pas de briser l’épine dorsale du peuple, au point de vue social et national, pour rendre ce peuple, mûr pour le joug servile du capital international et de ses maîtres les Juifs? p. 90). Cette marxisation omniprésente se manifeste aussi, aux vues de l’orateur, dans les tendances de philosophie politique fondamentale du libéralisme. Et l’équation amalgamante libéral-bourgeois-financier-marxiste-juif de continuer de s’appesantir, tandis que les acquis de l’analyse marxiste des sociétés sont très ouvertement niés.

Bien plus encore: le Juif devient tout d’un coup libéral et commence à manifester son enthousiasme pour les progrès que doit faire le genre humain. Peu à peu il devient, en paroles, le champion des temps nouveaux. Il est vrai qu’il continue à détruire toujours plus radicalement les bases d’une économie politique vraiment utile pour le peuple. Par le détour des sociétés par actions, il s’introduit dans le circuit de la production nationale, il en fait l’objet d’un commerce de brocanteur pour lequel tout est vénal, ou, pour mieux dire, négociable; il dépouille ainsi les industries des bases sur lesquelles pourrait s’édifier une propriété personnelle. C’est alors que naît entre employeurs et employés cet état d’esprit qui les rend étrangers les uns aux autres et qui conduit plus tard à la division de la société en classes. (p. 164)

La lutte des classes n’est pas une loi historique objective. C’est une galipette de brocanteurs juifs, un effet secondaire de la vénalité juive corrodant l’économie nationale. Toute connaissance historique ou critique formulant le contraire n’est que fatras, aux vues de l’orateur. Le Capital de Marx est un ouvrage confidentiel, sans impact réel sur les masses. L’anti-intellectualisme hitlérien entre alors dans la danse. Il s’associe étroitement à l’antisémitisme contre l’influence étonnante du marxisme.

Tout ce déluge de journaux, et tous les livres produits, année par année, par les intellectuels, glissent sur les millions d’hommes qui forment les couches inférieures du peuple, comme l’eau sur un cuir huileux. Cela ne peut s’expliquer que de deux manières: ou bien le contenu de toute cette production littéraire de notre monde bourgeois ne vaut rien, ou bien il est impossible d’atteindre jusqu’au cœur des masses par l’écrit seul. Ceci est évidemment d’autant plus vrai que la littérature en question fera montre de moins de psychologie, ce qui était ici le cas. Surtout qu’on ne vienne pas nous répondre (comme l’a fait un journal nationaliste de Berlin) que le marxisme lui-même, par sa littérature, et surtout par l’influence de l’œuvre fondamentale de Karl Marx, prouve le contraire de cette assertion. Jamais argument plus superficiel n’a été fourni à l’appui d’une thèse fausse. Ce qui a donné au marxisme son influence étonnante sur les masses populaires, ce n’est aucunement le produit formel, exprimé par écrit, des efforts de la pensée juive, mais c’est au contraire la prodigieuse vague de propagande orale qui s’est emparée, au cours des ans, des masses ouvrières. Sur cent mille ouvriers allemands, en moyenne, on n’en trouvera pas cent qui connaissent cette œuvre [Le Capital], qui est étudiée mille fois plus par les intellectuels et surtout par les Juifs que par les véritables adeptes de ce mouvement dans la foule des prolétaires. En effet, cet ouvrage n’a jamais été écrit pour les grandes masses, mais exclusivement pour l’équipe dirigeante de la machine juive à conquérir le monde; elle fut ensuite chauffée par un tout autre combustible: par la presse. Car voilà ce qui distingue la presse marxiste de notre presse bourgeoise: dans la presse marxiste écrivent des propagandistes, et la presse bourgeoise confie sa propagande à des écrivailleurs. L’obscur rédacteur socialiste, qui presque toujours n’entre à la rédaction qu’au sortir d’un meeting, connaît son monde comme nul autre. Mais le scribe bourgeois, qui sort de son cabinet de travail pour affronter la grande masse, se sent déjà malade à la seule odeur de cette masse, et n’est pas moins impuissant vis-à-vis d’elle quand il emploie le langage écrit. (p. 244)

Le folliculaire marxiste sent bien les masses, le folliculaire bourgeois non. Le marxiste serait-il des deux le meilleur sociologue? Tentant. On en viendra donc inévitablement à se demander ce que Hitler pense du marxisme, en soi, comme pensée, indépendamment des objectifs politiques de combat bien circonscrits qu’il sert ou entrave. L’orateur ne nous parlera jamais vraiment sincèrement sur cette question mais quand même, lisons.

Cette doctrine est un mélange inextricable de raison et de niaiserie humaine, mais ainsi dosé que seul ce qu’elle a de fou peut être réalisé, et jamais ce qu’elle a de raisonnable. En refusant à la personnalité et, par suite, à la nation et à la race qu’elle représente, tout droit à l’existence, elle détruit la base élémentaire de ce qui constitue l’ensemble de la civilisation humaine, laquelle dépend précisément de ces facteurs. Voilà l’essence même de la philosophie marxiste, autant qu’on peut donner le nom de «philosophie» à ce produit monstrueux d’un cerveau criminel. La ruine de la personnalité et de la race supprime le plus grand obstacle qui s’oppose à la domination d’une race inférieure, c’est-à-dire de la race juive. Ce sont précisément ses théories extravagantes en économie et en politique qui donnent sa signification à cette doctrine. Car l’esprit qui l’anime détourne tous les hommes vraiment intelligents de se mettre à son service, tandis que ceux qui ont moins l’habitude d’exercer leurs facultés intellectuelles et qui sont mal informés des sciences économiques s’y rallient bannières au vent. L’intelligence nécessaire à la conduite du mouvement —car même ce mouvement a besoin, pour subsister, d’être dirigé par l’intelligence— c’est le Juif qui, en «se sacrifiant», la tire du cerveau d’un de ses congénères. Voilà comment naît un mouvement de travailleurs exclusivement manuels conduits par les Juifs. Il a, en apparence, pour but d’améliorer la condition des travailleurs; en réalité, sa raison d’être est de réduire en esclavage et, par là, d’anéantir tous les peuples non-juifs. (p. 167)

L’orateur est constant dans sa ligne doctrinale. Nationaliste, il hait l’internationalisme. Personnaliste, il hait le collectivisme. Populiste, il hait les intellectuels. Antisémite, il hait Marx. À cela se surajoute le fait qu’il n’a pas une très haute opinion des révolutions, les révolutions française et russe au premier chef.

Qu’on ne pense pas que la révolution française serait jamais sortie des théories philosophiques, si elle n’avait pas trouvé une armée d’agitateurs, dirigée par des démagogues de grand style, qui excitèrent les passions du peuple qui souffrait, jusqu’à ce qu’eût lieu la terrible éruption volcanique qui figea de terreur toute l’Europe. De même, la plus grande convulsion révolutionnaire des temps nouveaux, la révolution bolcheviste en Russie fut provoquée non pas par les écrits de Lénine, mais par l’activité oratoire haineuse d’innombrables apôtres —petits et grands— de la propagande parlée. Ce peuple qui ne savait pas lire, vraiment, ne put pas se passionner pour la révolution communiste en lisant Karl Marx, mais il la fit, parce que des milliers d’agitateurs —tous, il est vrai, au service d’une même idée— lui promirent toutes les splendeurs du ciel. (p. 246)

Alors, une fois Hitler nous dit que l’impact de masse du marxisme n’est pas au mérite desdites masses mais de ses chefs et de ses agitateurs (strictement comme orateurs, hein, pas comme auteurs d’ouvrages écrits. Centré sur lui-même, Hitler préfère de loin les hitlériens aux léniniens). L’autre fois il nous annonce que l’impact de masse du marxisme, au contraire, n’est pas au mérite de ses chefs (qui sont des minus) mais au démérite de ses adversaires bourgeois. C’est très nettement tout pour dénigrer, quitte à ouvertement se contredire.

Le marxisme avait triomphé non pas grâce au génie supérieur d’un chef quelconque, mais à cause de la faiblesse pitoyable et sans bornes, à cause du lâche renoncement du monde bourgeois. Le reproche le plus cruel qu’on puisse faire à notre bourgeoisie, c’est de constater que la révolution n’a pas mis en vedette le moindre cerveau, mais qu’elle l’a soumise quand même. On peut encore comprendre qu’on puisse capituler devant un Robespierre, un Danton, un Marat, mais il est scandaleux de s’être mis à quatre pattes devant le grêle Scheidemann ou le gros Erzberger, ou un Friedrich Ebert, et tous les autres innombrables nains politiques. Il n’y eut vraiment pas une tête dans laquelle on aurait pu voir l’homme de génie de la révolution. Dans le malheur de la patrie, il n’y avait que des punaises révolutionnaires, des spartakistes de pacotille en gros et en détail. Cela n’aurait eu aucune importance si on en avait supprimé un; le seul résultat aurait été qu’une poignée d’autres sangsues, aussi nulles et aussi avides, auraient pris sa place. (p. 281)

Il est vraiment ironique et pathétique que Hitler n’arrive pas à voir l’homme de génie de la révolution allemande de 1918-1919. C’est tout simplement que ce génie, c’était une femme: la spartakiste Rosa Luxemburg. Une juive polonaise (dont le nom n’est évidemment jamais mentionné dan Mein Kampf) dont la mort brutale en 1919 fut très nuisible au mouvement révolutionnaire allemand… et je vous emmerde, monsieur l’orateur. En tout cas au final, le marxiste, s’il faut se résumer: c’est le grand ennemi à abattre, l’obsession de tous les instants, le monstre rouge caché sous le lit du théoricien politique Hitler.

L’État allemand est assailli bien rudement par le marxisme. Dans une lutte qui dure depuis soixante-dix ans [depuis 1855], non seulement il n’a pu empêcher le triomphe de cette idéologie, mais il a été forcé de capituler presque sous tous les rapports, en dépit de milliers d’années de bagne et de prison, et des répressions les plus sanglantes dont il frappait les militants de cette idéologie marxiste qui le menaçait. (Les dirigeants d’un État bourgeois essayeront de nier tout cela, mais en vain). L’État qui, le 9 novembre 1918, capitula sans conditions devant le marxisme, ne pouvait, du jour au lendemain, s’en rendre maître; au contraire: les bourgeois idiots, assis dans les fauteuils ministériels, radotent déjà aujourd’hui de la nécessité de ne pas gouverner contre les ouvriers, ce qui signifie pour eux «contre les marxistes». En identifiant l’ouvrier allemand avec le marxisme, ils commettent non seulement une falsification, aussi lâche que mensongère, de l’histoire, mais ils s’efforcent de dissimuler ainsi leur propre effondrement devant l’idée et l’organisation marxistes. En présence de la subordination complète de l’État actuel au marxisme, le mouvement national-socialiste a d’autant plus le devoir, non seulement de préparer par les armes de l’esprit le triomphe de son idée, mais aussi celui d’organiser, sous sa propre responsabilité, la défense contre la terreur de l’Internationale ivre de sa victoire. (p. 276)

La mission du nazisme devient alors d’une simplicité d’acier. Réintégrer les ouvriers allemands dans un espace de représentations politiques et militantes qui soit fondamentalement raciste (C’est seulement quand s’opposera à la conception philosophique internationaliste —dirigée politiquement par le marxisme organisé— le front unique d’une conception philosophique raciste qu’une égale énergie au combat fera se ranger le succès du côté de l’éternelle vérité. p. 201) et aussi strictement nationaliste (et non internationaliste). Le tout selon un mode de fonctionnement intégralement exempt de contradictions sociales, capitaliste-corporatiste par implicite, démagogue-populiste par obligation, et profondément collabo de classe.

L’incorporation dans une communauté nationale de la grande masse de notre peuple, qui est aujourd’hui dans le camp de l’internationalisme, ne comporte aucune renonciation à l’idée que chacun défende les intérêts légitimes des gens de sa condition. Tous ces intérêts particuliers aux différentes conditions ou professions ne doivent entraîner en rien une séparation entre les classes: ce ne sont que des phénomènes résultant normalement des modalités de notre vie économique. La constitution de groupements professionnels ne s’oppose en rien à la formation d’une véritable collectivité populaire, car celle-ci consiste dans l’unité du corps social dans toutes les questions qui concernent ce corps social. L’incorporation d’une condition, devenue une classe, dans la communauté populaire, ou seulement dans l’État, ne se produit pas par abaissement des classes plus élevées, mais par relèvement des classes inférieures. La bourgeoisie d’aujourd’hui n’a pas été incorporée dans l’État par des mesures prises par la noblesse, mais par sa propre activité et sous sa propre direction. Le travailleur allemand n’est pas entré dans le cadre de la communauté allemande à la suite de scènes de fraternisation larmoyante, mais parce qu’il a consciemment relevé sa situation sociale et culturelle jusqu’à atteindre sensiblement le niveau des autres classes. Un mouvement qui s’assigne un but semblable devra chercher ses adhérents d’abord dans le camp des travailleurs. Il ne doit s’adresser à la classe des intellectuels que dans la mesure où celle-ci aura saisi pleinement le but à atteindre. La marche de ce phénomène de transformations et de rapprochements de classes n’est pas une affaire de dix ou vingt ans: l’expérience conduit à penser qu’elle embrassera de nombreuses générations. (p. 177)

Et les juifs, dans la vaste vision utopique hitlérienne, n’en seront pas. Ils n’ont pas droit à la collectivité populaire nationale vu qu’ils n’ont pas droit à un pays. Ni à un pays d’adoption, ni à un pays qui soit pleinement le leur. Rien de nouveau sous le soleil.

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Sur le sionisme

Bon, alors, nos fachosphériques contemporains sont aussi anti-juifs que Hitler. Simplement, ils se croient très fins et très subtils en remplaçant, verbalement, l’antisémitisme (perçu désormais comme trop ouvertement racialiste et raciste) par de l’anti-sionisme (opposition à la réalité nationale d’Israël). Sauf qu’à cette pirouette rhétorique près, le reste du montage obscurantiste reste parfaitement inchangé. L’Israël séculaire cherche toujours à occultement contrôler le monde, comme le pensait Hitler (Les meilleurs cerveaux de la juiverie croient déjà voir approcher le moment où sera réalisé le mot d’ordre donné par l’Ancien Testament et suivant lequel Israël dévorera les autres peuples. p. 329) et même le gadget de la franc-maçonnerie montre le bout de l’oreille de temps à autre, au jour d’aujourd’hui, comme chez Hitler. (Tandis que le Juif sans patrie et international nous serre à la gorge, lentement mais sûrement, nos soi-disant patriotes hurlent contre l’homme et le système qui ont osé, fût-ce sur un seul point du globe, se libérer de l’étreinte judéo-maçonnique, et opposer une résistance nationaliste à ce poison de l’idéologie internationale et universelle. (p. 241). La hargne anti-juive contemporaine n’a absolument rien à envier à la virulence de Hitler. De fait, elle en est l’héritière directe, ouverte ou cachée. La cause sociale, d’autre part parfaitement légitime, de la Palestine occupée n’a vraiment pas besoin de toutes ces élucubrations et ce blablabla fallacieux et mystificateur sur Sion.

Le fait est que, bon, Hitler, lui aussi, dès Mein Kampf, parlait de Sion et de Sionisme… eh oui, comme vous et moi. L’orateur mentionne d’abord, et commente, les fameux Protocoles, en nous servant à leur sujet la salade conspiro bien connue (qui vient de lui donc, elle aussi, eh oui).

Les «Protocoles des sages de Sion», que les Juifs renient officiellement avec une telle violence, ont montré d’une façon incomparable combien toute l’existence de ce peuple repose sur un mensonge permanent. «Ce sont des faux», répète en gémissant la Gazette de Francfort et elle cherche à en persuader l’univers; c’est là la meilleure preuve qu’ils sont authentiques. Ils exposent clairement et en connaissance de cause ce que beaucoup de Juifs peuvent exécuter inconsciemment. C’est là l’important. Il est indifférent de savoir quel cerveau juif a conçu ces révélations; ce qui est décisif, c’est qu’elles mettent au jour, avec une précision qui fait frissonner, le caractère et l’activité du peuple juif et, avec toutes leurs ramifications, les buts derniers auxquels il tend. Le meilleur moyen de juger ces révélations est de les confronter avec les faits. Si l’on passe en revue les faits historiques des cent dernières années [1825-1925] à la lumière de ce livre, on comprend immédiatement pourquoi la presse juive pousse de tels cris. Car, le jour où il sera devenu le livre de chevet d’un peuple, le péril juif pourra être considéré comme conjuré. (pp. 160-161)

Mais, plus fondamentalement, Hitler commente, avec sa virulence habituelle, le sionisme, ce mouvement fondé en 1897 par Theodor Herzl et aspirant à imposer une nation géographiquement délimitée aux juifs du monde. Et, encore une fois, les juifs ne peuvent tout simplement rien faire de bon. Lisons.

Un grand mouvement qui s’était dessiné parmi eux et qui avait pris à Vienne une certaine ampleur, mettait en relief d’une façon particulièrement frappante le caractère ethnique de la juiverie: je veux dire le sionisme. Il semblait bien, en vérité, qu’une minorité seulement de Juifs approuvait la position ainsi prise, tandis que la majorité la condamnait et en rejetait le principe. Mais, en y regardant de plus près, cette apparence s’évanouissait et n’était plus qu’un brouillard de mauvaises raisons inventées pour les besoins de la cause, pour ne pas dire des mensonges. Ceux qu’on appelait Juifs libéraux ne désavouaient pas, en effet, les Juifs sionistes comme n’étant pas leurs frères de race, mais seulement parce qu’ils confessaient publiquement leur judaïsme, avec un manque de sens pratique qui pouvait même être dangereux. Cela ne changeait rien à la solidarité qui les unissait tous. Ce combat fictif entre Juifs sionistes et Juifs libéraux me dégoûta bientôt; il ne répondait à rien de réel… (p. 31)

Dans le temps de Hitler c’était comme aujourd’hui, en fait. Ô juif, que tu repousses le sionisme (et t’insinue dans tous les pays du monde) ou l’approuve (et impose au monde ton pays unique), ça ne va pas… car ton défaut n’est pas d’être libéral ou sioniste, mais tout simplement d’être juif et d’oser l’affirmer. C’est purement et tout simplement jamais correct. Lisons.

La domination du Juif parait maintenant si assurée dans l’État qu’il ose non seulement recommencer à se donner ouvertement pour Juif, mais confesser sans réserves ses conceptions ethniques et politiques jusque dans leurs dernières conséquences. Une partie de sa race se reconnaît ouvertement pour un peuple étranger, non sans d’ailleurs commettre un nouveau mensonge. Car lorsque le sionisme cherche à faire croire au reste du monde que la conscience nationale des Juifs trouverait satisfaction dans la création d’un État palestinien [d’un état juif localisé en Palestine], les Juifs dupent encore une fois les sots goïms de la façon la plus patente. Ils n’ont pas du tout l’intention d’édifier en Palestine un État juif pour aller s’y fixer; ils ont simplement en vue d’y établir l’organisation centrale de leur entreprise charlatanesque d’internationalisme universel; elle serait ainsi douée de droits de souveraineté et soustraite à l’intervention des autres États; elle serait un lieu d’asile pour tous les gredins démasqués et une école supérieure pour les futurs bateleurs. Mais c’est un signe de leur croissante assurance, et aussi du sentiment qu’ils ont de leur sécurité, qu’au moment où une partie d’entre les Juifs singe hypocritement l’Allemand, le Français ou l’Anglais, l’autre, avec une franchise impudente, se proclame officiellement race juive. (pp. 169-170)

Alors attention, suivez bien le mouvement. Hitler ne voulait pas du sionisme ou d’un état juif. Il y voyait le grand guêpier international-conspiro du futur. Que nos fachosphériques contemporains qui en disent autant, presque au mot à mot, en invoquant les arguments conspiros mondialistes rebattus usuels actuels, aient au moins la cohérence intellectuelle minimale de ne pas prétendre se démarquer de leur maître à penser doctrinal sur cette question: Adolf Hitler. Et ensuite, pour le coup, pour les gars de l’autre bord, lisons encore ceci.

Le Juif n’obéit à rien d’autre qu’au pur égoïsme. C’est pourquoi l’État juif —qui doit être l’organisme vivant destiné à conserver et multiplier une race— est, au point de vue territorial, sans aucune frontière. Car la délimitation du territoire d’un État suppose toujours une disposition d’esprit idéaliste chez la race qui le constitue et notamment une conception exacte de ce que signifie le travail. Dans la mesure où cette conception fait défaut, toute tentative pour former ou pour faire vivre un État délimité dans l’espace doit plus ou moins échouer. Par suite, il manque à cet État la base sur laquelle peut s’élever une civilisation. (p. 158)

Il faut alors s’aviser du fait que, quelque part, Hitler est pleinement fautif dans cette dernière citation, encore une fois. Bien oui, enfin, pensez-y. Aime, aime pas, Israël existe aujourd’hui. Il s’impose. Il prend le plancher. On peut pas le rater. Nier n’est pas jouer. Et, bon, contrairement à ce qu’anticipait l’orateur, les nationaux israéliens contemporains (idéalistes, conscients de leur race, nationalistes, militaristes, jusqu’au-boutistes, blablablabla, droitiers en masse, passablement fascisants même en fait) sont eux aussi de plain pied, sur ces histoires de pays et de sujétion des peuples qu’ils oppriment, des hitlériens, rien de moins! Qui l’eut cru, c’est arrivé. Tout le monde se réconcilie en Hitler. L’héritage putride de Mein Kampf inspire désormais les deux camps braqués, le pro-sioniste et l’anti-sioniste. Laissez s’installer la rigidité politico-militaire jusqu’au désespoir, et la propension fascisante reviendra. Et elle percolera dans tous les camps. comme si de rien. Voilà le signe le plus patent du fait qu’il serait peut-être temps de s’asseoir à une table de négociation et de changer de disque une bonne fois.

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Sur l’art

On conclura, gavé, loadé, écœuré, en se tapant le cul par terre et en observant sans joie que Hitler conchie l’art moderne. Ce faisant, rantanplan, il s’en prend encore aux juifs.

Déjà à la fin du siècle dernier, commençait à s’introduire dans notre art un élément que l’on pouvait jusqu’alors considérer comme tout à fait étranger et inconnu. Sans doute y avait-il eu, dans des temps antérieurs, maintes fautes de goût, mais il s’agissait plutôt, dans de tels cas, de déraillements artistiques auxquels la postérité a pu reconnaître une certaine valeur historique, non de produits d’une déformation n’ayant plus aucun caractère artistique et provenant plutôt d’une dépravation intellectuelle poussée jusqu’au manque total d’esprit. Par ces manifestations commença à apparaître déjà, au point de vue culturel, l’effondrement politique qui devint plus tard plus visible. Le bolchevisme dans l’art est d’ailleurs la seule forme culturelle vivante possible du bolchevisme et sa seule manifestation d’ordre intellectuel. Que celui qui trouve étrange cette manière de voir examine seulement l’art des États qui ont eu le bonheur d’être bolchevisés et il pourra contempler avec effroi comme art officiellement reconnu, comme art d’État, les extravagances de fous ou de décadents que nous avons appris à connaître depuis la fin du siècle sous les concepts du cubisme et du dadaïsme. Même pendant la courte période de la république soviétique bavaroise, ce phénomène avait apparu. Déjà là on pouvait voir combien toutes les affiches officielles, les dessins de propagande dans les journaux, etc., portaient en eux-mêmes non seulement le sceau de la décomposition politique, mais aussi celui de la culture. Un effondrement culturel, comme il commençait à s’en manifester depuis 1911 dans les élucubrations futuristes et cubistes, aurait été, il y a encore soixante ans [en 1865], aussi peu prévisible que l’effondrement politique dont nous constatons la gravité. Il y a soixante ans, une exposition des témoignages que l’on a appelés «dadaïstes» aurait paru tout simplement impossible et ses organisateurs auraient été internés dans une maison de fous, tandis qu’aujourd’hui ils président des sociétés artistiques. Cette épidémie n’aurait pas pu voir le jour, car l’opinion publique ne l’aurait pas tolérée et l’État ne l’aurait pas regardée, sans intervenir. Car c’était une question de gouvernement, d’empêcher qu’un peuple soit poussé dans les bras de la folie intellectuelle. Mais un tel développement devait finir un jour; en effet, le jour où cette forme d’art correspondrait vraiment à la conception générale, l’un des bouleversements les plus lourds de conséquences se serait produit dans l’humanité. Le développement à l’envers du cerveau humain aurait ainsi commencé… mais on tremble à la pensée de la manière dont cela pourrait finir. (p. 135)

Les juifs sont, selon l’orateur, de mauvais artistes pistonnés ayant, de ce fait, pignon sur rue (Le fait est que les neuf dixièmes de toutes les ordures littéraires, du chiqué dans les arts, des stupidités théâtrales doivent être portés au débit d’un peuple qui représente à peine le centième de la population du pays. Il n’y a pas à le nier; c’est ainsi. p. 32). Hitler va jusqu’à formuler une sorte de grossière typologie des Beaux-Arts, en fonction de l’inaptitude intrinsèque qu’aurait le juif à s’y adonner.

Pour apprécier quelle est la position du peuple juif à l’égard de la civilisation humaine, il ne faut pas perdre de vue un fait essentiel: il n’y a jamais eu d’art juif et, conséquemment, il n’y en a pas aujourd’hui; notamment les deux reines de l’art: l’architecture et la musique, ne doivent rien d’original aux Juifs. Ce que le Juif produit dans le domaine de l’art n’est que bousillage ou vol intellectuel. Mais le Juif ne possède pas les facultés qui distinguent les races créatrices et douées par suite du privilège de fonder des civilisations. Ce qui prouve à quel point le Juif ne s’assimile les civilisations étrangères que comme un copiste, qui d’ailleurs déforme son modèle, c’est qu’il cultive surtout l’art qui exige le moins d’invention propre, c’est à dire l’art dramatique. Même ici il n’est qu’un bateleur ou, pour mieux dire, un singe imitateur; même ici il lui manque l’élan qui porte vers la véritable grandeur; même ici il n’est pas le créateur de génie, mais un imitateur superficiel sans que les artifices et trucs qu’il emploie arrivent à dissimuler le néant de ses dons de créateur. Ici la presse juive vient à son secours avec la plus grande complaisance en entonnant les louanges du bousilleur le plus médiocre, à condition qu’il soit juif, de sorte que le reste du monde finit par se croire en présence d’un artiste, tandis qu’il ne s’agit en réalité que d’un misérable histrion. (p. 158)

Ouf, c’est tellement Hitler, l’histrion dans tout ceci, en fait. Personne d’autre. Mais les inepties qu’il raconte ici au sujet des juifs et des arts, qu’est-ce qu’on les entend encore passablement aujourd’hui. Et les petits brunâtres qui se croient finfins, subtils et novateurs en redisant ces fadaises ad nauseam prennent pourtant bien soin de discrètement renier leur Maître ès Arts en nous les crachant au visage: Adolf Hitler, tel qu’il persiste, signe et casse souverainement les pieds à la rationalité civique contemporaine encore, encore, et encore.

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Paru aussi (en trois partie) dans Les 7 du Québec. ICI, ICI et ICI.

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À propos du service militaire d’Hitler

Posted by Ysengrimus sur 15 mai 2018

Adolf Hitler, en 1914

Adolf Hitler, en 1914

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D’abord, eh bien, parlons d’Adolf Hitler (1889-1945). Ce n’est pas une infraction à la doctrine du Point Godwin de le faire (surtout si on le fait pour des raisons froidement démonstratives plutôt qu’hystériquement argumentatives). C’est, au contraire, une importante portion du devoir de mémoire. Hitler n’est pas un sujet tabou. Croire autrement c’est simplement continuer de le sacraliser. Qui fait cela, exactement? Bon, peu importe qui, en fait. Un mot plutôt sur ceux qui, croyant faire mieux, font le contraire: plutôt que de ne pas en parler, en parler en mal. C’est de fait pour éviter ou tenter d’éviter la fascination qu’il exerce encore qu’on continue de bruyamment et simplistement dénigrer Hitler. Or dénigrer n’est pas décrire et je plains de tout mon cœur la qualité médiocre des reportages qui, comme celui-ci, se discréditent tapageusement eux-mêmes, juste de refuser le pensum le plus prosaïque de l’historien, celui de montrer sans artifice le Hitler ordinaire dans toute sa complexité historicisée.

Alors –par exemple– en référence à sa période viennoise (1905-1912), on a dit d’Hitler, pour le discréditer (plutôt que pour le décrire), qu’il avait été «peintre en bâtiments», fadaise calembourgisant niaiseusement sur la notion de peintre mais surtout, criage de noms inane et idée vide, battue en brèche par les historiens sérieux. Ceux-ci nous diront qu’Hitler, recalé deux fois aux Beaux-Arts de Vienne non pour manque de talent mais pour carence d’assiduité, peignait des paysages urbains et ruraux et frottait ensuite la toile pour donner une allure vieillotte à son œuvre. C’était un trip qu’Hitler, peintre de rue, faisait lors de sa vie de bohème à Vienne, circa 1912. Il n’y a pas grand-chose de plus à en dire. Il faisait aussi toutes sortes de petits métier (bagagiste, vendeur à la sauvette) et tirait le diable par la queue, en vivotant sur une pension d’orphelin (tarie en 1910, année de ses vingt et un ans). En 1912, de fait, il est pas très loin de la misère noire.

C’est justement vers 1912, dit-on toujours pour le dénigrer, qu’Hitler quitte Vienne (pour Munich) afin d’échapper à l’enrôlement militaire auquel l’Empire Austro-hongrois procédait, dans la mouvance des guerres balkaniques. On observera le ton et les postulats incroyablement ricains et cuculs d’un discrédit qui passerait par le fait de dénoncer Hitler comme un draft dodger, en s’assoyant pesamment sur le postulat qu’il faut absolument faire le service pour être un type bien, même s’il s’agit de participer à des guerres semi-coloniales brutales, rétrogrades et iniques. Je vous annonce sans rougir que si Hitler avait été un artiste, maudit sur les bords, amplement tire-au-flanc, mal aimé des Beaux-Arts, objecteur de conscience et pacifiste de surcroît, fuyant vite-fait-bien-fait devant les bruits de bottes de sa putride patrie impériale, eh bien, cela l’aurait accrédité plutôt que discrédité à mes yeux. Mais ce n’est pas le cas, non plus. Eh non… Restons descriptifs donc. La conclusion critique viendra bien d’elle-même.

C’est qu’Hitler est déjà Hitler. Xénophobe, antisémite, c’est aussi un virulent nationaliste… mais pas un nationaliste qui serait un patriote étroit envers l’Autriche-Hongrie, son fatal pays natal, graduellement marginalisé par la Prusse comme locomotive historique du pangermanisme. Non, Hitler a déjà une opinion ferme et arrêtée sur ce qu’est l’épicentre et ce qu’est la périphérie du monde germanique. Aussi, il est déjà pleinement Deutchland Heil! Conséquemment, il ne veut absolument rien savoir de faire le service militaire en Autriche-Hongrie et ce, pour deux raisons:

  • sereinement et ouvertement raciste, il trouve l’armée austro-hongroise bien trop cosmopolite. On y retrouve des slaves, des kosovars, des turcs, des juifs, des hongrois, des bosniaques, des macédoniens, des grecs et j’en passe. La dernière chose qu’Hitler veut, c’est de se retrouver noyé dans une phalange de métèques;
  • il considère les Habsbourg, famille impériale régnant sur son pays, comme une dynastie d’emplumés perdants et d’automates monarchiques sans vision. Il ne ressent aucune appétence pour le service dans une armée à l’ancienne dont il a la froide certitude qu’elle est intégralement surannée et foutue.

Hitler monte donc à Munich (capitale de la Bavière allemande) et continue, un temps, d’y déconner et d’y faire l’olibrius et l’artiste à la manque. En 1913, il est réformé par l’armée allemande, dans des conditions historiquement peu claires. Santé? Nationalité? C’est pas établi. Il faut dire qu’il est maigrelet, malingre, qu’il a un fort accent autrichien et qu’il a un style interpersonnel frau et peu amène. Pour tout dire comme il faut le dire, c’est un trublion et un emmerdeur. Qui voudrait de ça dans les rangs ordonnés des crânes rasés de l’Empereur Guillaume? En tout cas, nous, ceux du sain recul historique, on est désormais obligés d’envisager que celui qui s’objectait en Autriche-Hongrie en 1912 ne se serait plus objecté, en 1913, en Allemagne, cruciale puissance wagnérienne où, il faut bien le dire, on ne recrutait pas aux fins de guéguerres orientales, marginales, balkaniques, hasardeuses et sans portée significative aux vues du Grand Universel Guerrier…

Aussi, en toute cohérence doctrinale, au moment de la déclaration de guerre d’août 1914, Hitler, qui est toujours à Munich, se porte aussitôt volontaire. Dans l’urgence titanesque de la mobilisation générale, les officiers du recrutement bavarois sont beaucoup moins regardants qu’en 1913. Hitler est donc enrôlé et envoyé immédiatement sur le front de l’Ouest. Il voudrait faire tirailleur parce qu’il voudrait tout simplement dégommer du non-allemand, sans transition. On veut pas vraiment mettre un fusil dans les mains d’un zélateur mal entraîné de ce genre, à la fois trop souffreteux et trop trépidant. On lui dit donc d’oublier ça, tirailleur. Il sera estafette, à la place… Important, il y a deux sortes d’estafettes: les estafettes de front (on imagine les types à bicyclette portant courageusement les messages dans la bouette, sous des pluies de bombes) et les estafettes d’arrière, qui, elles, vont porter les messages de l’état-major de campagne aux… estafettes de front (qui elles les portent ensuite dans les tranchées). Hitler est estafette d’arrière. Il lui arrive même de peindre une aquarelle champêtre de ci de là, entre deux commissions. Dans son ouvrage Mein Kampf, autobiographie largement autopromotionnelle et autosanctifiante écrite (dictée, en fait) en 1924, notre communicateur fin-finaud jouera amplement de cette ambiguïté brumeuse entre les deux types d’estafettes pour s’arroger un héroïsme aussi spectaculaire que finalement assez peu étayé.

Ceci dit et bien dit, tous les historiens s’accordent quand même pour dire qu’Hitler a vu le feu et pas un peu: Ypres, les autres étapes de la course à la mer, puis la Somme, Passchendaele, il y était. En 1914, son régiment d’infanterie est presque anéanti à Ypres. De quatre mille troupiers, il en survit cinq cent, dont Hitler. En 1916, lors de la Bataille de la Somme, le baraquement des estafettes se prend un obus et Hitler est blessé à une cuisse. On le replie sur Munich et la guerre aurait pu se terminer ainsi pour lui, soldat assidu de la toute première heure. Que non. Guéri, notre jusqu’au-boutiste écrit à son officier supérieur, réclamant explicitement de rejoindre son régiment car il n’endure pas de niaiser à l’arrière et de ne plus coudoyer ses camarades au front. Il rempile donc en 1917, volontairement toujours et toujours sur le front de l’Ouest. En 1918, il est gazé au gaz moutarde et perd temporairement la vue. C’est à l’hosto suite à ce dernier avatar de combat, douloureux et angoissant, qu’il apprendra la capitulation de l’Allemagne. Il le prendra très mal.

Hitler est maintenant un caporal décoré de la Croix de Fer seconde classe (comme tout le monde) mais aussi de cette drôle de Croix de Fer première classe, rarissime pour un sous-officier (et indice quasi-indubitable de ses premiers grands copinages d’état-major, attendu l’absence béante de description de l’exploit dans son carnet de régiment). Sans métier, sans ressources et sans convictions autres que celles que le puissant dispositif militaire allemand a configuré et solidifié en lui, il ne quitte pas le service. Il reste, tout simplement, en garnison, sur Munich, dans l’armée radicalement diminuée et désorganisée de la République de Weimar.

C’est le chaos social et le bordel politique. Le flamboyant prestige de la révolution bolcheviste toute récente en URSS fait qu’on cherche par tous les moyens à séduire le prolo, bolcho tendanciel, en le convertissant en national-bolcho, récupérable à droite… C’est la lutte des classes au sens pur, dur et brutal du terme. Il y a les Spartakistes qui sont certains d’avoir instauré les Soviets en Allemagne. Il y a les Corps Francs, groupes paramilitaires échappant déjà aux cadres trop restrictifs du Traité de Versailles, qui servent la réaction la plus noire et combattent les susdits Spartakistes. Il y a la République de Weimar, parlementaire, camérale, bringuebalante et lourdingue, qui cherche bon an mal an à gouverner démocratico-électoralement. Des milices surarmées (déjà totalement décrochées du commandement militaire régulier) et des partis politiques rageurs, bigarrés et semi-secrets jaillissent de partout, en un laps de temps très court. Sentant le communicateur et l’écornifleur en Hitler, ses officiers supérieurs de l’armée régulière, cherchant à s’y retrouver dans le cloaque politique, le font officier des renseignements, plus précisément, si on traduit au mieux le terme de jargon: commando-enquêteur. En 1918-1919, Hitler est chargé par son commandement de garnison d’analyser par le menu la ligne doctrinale d’un petit parti anti-marxiste, anti-capitaliste, antisémite et hypernationaliste: le parti national socialiste des travailleurs allemands

Le reste est connu. Hitler devient membre de ce parti (il en est le cinquante-cinquième adhérent) pour l’espionner d’abord et vite il s’intéresse authentiquement à son programme et en devient un des cadres, puis le chef. Comme l’armée de Weimar ne dispose pas de procédure officielle de démobilisation, Hitler, devenu, presque subitement, politicien, se retrouve, vers 1920, sur la liste des caporaux encore engagés mais inactifs. Notons aussi qu’il ne peindra plus jamais.

C’est donc nulle part ailleurs qu’au combat, pendant son long service militaire lors de la Première Guerre Mondiale, qu’Adolf Hitler est devenu méthodiquement et concrètement militariste. Nos militaristes contemporains (les durs doctrinaires comme les doucereux larmoyants) devraient pourtant la méditer, celle-là. Elle est hautement significative et on ne la formule pas souvent comme il se doit, même quand on se décide à parler d’Hitler… Après le fameux Putsch manqué de la Brasserie de Munich (1923), où, un flingue à la main, il verra un bon nombre de ses camarades de parti abattus sous ses yeux par la police bavaroise, le chef du Parti Nazi deviendra, tout aussi méthodiquement (désormais sinueux, prudent), électoraliste. Aussi, quand la crise de 1929 poussera les électeurs allemands démoralisés vers les partis extrêmes, l’ancien combattant revanchard sera toujours, pour un temps, prudemment en veilleuse tandis que le politicien passionnel et démagogue sera, lui, fin prêt pour l’étape suivante de son catastrophique cheminement.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Mes pastiches de KARL MARX, JENNY MARX née BARONNE VON WESTPHALEN, FRIEDRICH ENGELS, JENNYCHEN LONGUET née MARX, LAURA LAFARGUE née MARX, ELEANOR MARX

Posted by Ysengrimus sur 5 mai 2018

Marx

Il y a 200 ans pilepoil naissait Karl Marx. Je le salue ici en reproduisant l’intégralité du pastiche de Marx (et d’Engels) que j’ai produit pour le site non-wiki DIALOGUS. L’hommage (par le pastiche) est rendu aussi à son épouse et à ses filles, des personnages captivants et totalement hors du commun. Rappelons que Jenny von Westphalen fut l’auteure de la toute première lettre d’acceptation jamais émise par une des personnalité de l’aréopage de DIALOGUS.

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LETTRE D’ACCEPTATION DE JENNY MARX, née BARONNE VON WESTPHALEN, ET DE KARL MARX A L’ÉDITEUR DE DIALOGUS

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Cher Sinclair,

Je ne vous cacherai pas que le Maure s’est un peu fait tirer l’oreille pour accepter de participer à votre idée de forum mondial de correspondance. Friedrich Engels, que vous connaissez certainement, qui était de passage à Regent’s Park, nos deux filles Jennychen et Laura, et moi-même avons passé une nuit entière à discuter la question avec lui. Je ne violerai pas un bien grand secret en vous signalant que le fait que l’entreprise ne soit pas rémunérée est ce qui suscitait le plus de réticences chez Karl. Ses autres activités de publiciste nous rapportent hélas bien peu, sa santé n’est toujours pas très bonne, mais surtout il est complètement absorbé, littéralement obsédé, par ses travaux de nature économique, pour lesquels il a déjà écrit des milliers de pages.

Le rôle de Monsieur Engels fut particulièrement crucial pour finalement convaincre Karl. Notre ami a fait valoir le rayonnement mondial et l’impact militant de votre entreprise, ce qui a fini par emporter la décision. Je dois cependant vous prévenir, cher Sinclair, le Maure étant le Maure, il est probable que si nous le laissons à l’abandon avec votre entreprise, bien des correspondants risquent de voir leurs lettres demeurer sans réponse. Il est donc possible, probable même, qu’Engels (qui sur de nombreuses questions en sait autant que Karl, et le communique souvent mieux), Jennychen, Laura, et moi-même devions répondre à certaines de ces lettres adressées à l’auteur du Capital. J’espère que cet arrangement vous semblera convenable. Comme le disait, avec une amicale ironie, un militant ouvrier français qui était de passage chez nous il y a quelques mois: adopter Karl Marx, c’est inévitablement adopter toute sa tribu.

Acceptez, cher Sinclair, l’expression sincère de mes sentiments les plus respectueux.

Jenny Marx, née baronne von Westphalen

P.-S.: Karl devrait vous écrire sous peu pour confirmer sa participation à votre entreprise.

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Monsieur le Directeur de publication,

Je vous présente mes excuses pour cette réponse tardive. J’ai beaucoup de difficulté à tenir ma correspondance à jour à cause d’un furoncle qui me fait terriblement souffrir et auquel je ne peux appliquer le cataplasme adéquat vu le montant exorbitant des frais d’apothicaire. J’accepte votre proposition de participation à un forum mondial de correspondance. Je suis prêt à discuter toutes questions de nature économique, sociale, ou philosophique avec vos correspondants. Je pose cependant deux conditions. D’abord je refuse d’engager le débat avec des disciples de Bakounine ou des lassalliens, car il ne valent guère mieux que les derniers de nos philistins allemands et m’irritent bien plus vite. Finalement, je réclame pleine liberté d’expression. On me rapporte qu’aucune censure ne s’exerce dans votre forum et je m’en félicite. Je suis prêt à commencer quand bon vous semblera.

Votre tout dévoué,

Karl Heinrich Marx

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AVERTISSEMENT (en page frontispice de l’officine de Karl Marx à DIALOGUS)

Monsieur Karl Marx prie la direction de DIALOGUS de faire noter à ses aimables lecteurs qu’il se réserve le droit de ne pas répondre à certaines missives s’il les juge redondantes, philistines, byzantines, d’inspiration hussarde, poissarde, chartiste ou anarchisante.

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DIALOGUES AVEC LA RÉDACTION

a) LA DATE DE MA MORT

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Monsieur le directeur de publication,

La documentation que vous m’avez aimablement fait parvenir pour alimenter ma connaissance des flux socio-historiques, économiques et philosophiques du 20ième siècle, ainsi que des divers provignements du «marxisme» et de la «marxologie» est à la fois utile et incomplète. Vous semblez avoir mis une particulière perversité à systématiquement caviarder, dans cette documentation, ma trajectoire propre, ainsi que celle des miens, après 1880. Je tiens à vous laisser savoir qu’il est très fâcheux et angoissant d’avoir accès à la connaissance du futur et de ne pas pouvoir se pencher sur son propre avenir. Je suis un homme affairé et malade. J’ai encore énormément de travail a accomplir. Aussi, je vous serais fort obligé, si ce n’est pas abuser de votre bonté, de bien vouloir me transmettre, sous les plus bref délais, la date de ma mort. Comme je ne suis pas pointilleux à l’excès, une simple année suffira. Sachez que vous pouvez compter sur mon entière discrétion sur ces matières (même mon épouse n’est pas au courant de la présente missive). J’en attends tout autant de votre part.

Votre tout dévoué,

Karl Heinrich Marx

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Monsieur le directeur de publication,

Je m’enquiers par la pressente d’un précédent électro-pli concernant une petite information que je vous demandai de me faire parvenir, et qui est restée sans réponse. Vous serait-il possible de me signaler si vous avez bel et bien reçu cet envoi, datant de quelques jours.

Votre tout dévoué,

Karl Heinrich Marx

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Monsieur Marx,

J’ai bien reçu votre message. Si je n’y ai pas répondu sur-le-champ, c’est que la demande que vous y formulez n’est pas banale. Je vous avouerai même qu’elle m’a plongé dans une profonde réflexion d’ordre éthique. Je ne voudrais en aucun cas vous décevoir. Mais je ne crois pas avoir la légitimité requise pour acquiescer à votre demande. Notre siècle a vu naître des outils proprement révolutionnaires dont certains ont même permis à différentes sciences de reculer très loin dans le passé pour fournir des explications sur des phénomènes demeurés jusqu’à présent très énigmatiques. Mais aucun outil à ce jour n’a permis de remuer ce passé — moins encore de permettre au passé de remuer le futur. L’expérience menée en ce moment -celle qui permet à nos contemporains d’échanger avec vous- est une expérience toute nouvelle et sans doute fort prometteuse. Mais si elle devait interagir avec le passé au point de potentiellement en changer les destinées, il y a fort à parier qu’elle serait publiquement bannie.

Dans l’actualité de la fin de siècle d’où je vous écris, on discute beaucoup éthique autour d’une «performance scientifique» qui consiste à permettre biologiquement la reproduction d’êtres vivants identiques à leurs géniteurs. Pour que vous compreniez bien de quoi je parle, je simplifierai à l’extrême en disant que la science permettra bientôt à une femme de mettre au monde un enfant qui serait son double. Or cette pirouette qui émerveille sur le plan scientifique soulève les inquiétudes les plus vives sur le plan humain, sur le plan éthique justement. Le discours des opposants à cette pratique se porte principalement sur cette fameuse légitimité dont je vous parlais plus haut. Sans doute aurez-vous remarqué, vous aussi, que chaque fois que l’homme se rapproche un peu plus de Dieu (dans le sens du Créateur ou de ce «on-ne-sait-quoi» à qui on attribue l’existence de l’Univers), ce même homme est pris d’un grand frisson qui le fait se cacher et se replier un peu sur lui-même. Le temps d’analyser ce qui vient de se passer, de voir s’il n’a pas dérangé quelque chose, brisé un équilibre.

Je ne suis pas certain que nous soyons autorisés à utiliser notre technologie à des fins autres que l’échange d’idées. Je ne dis pas que je refuse catégoriquement de vous informer de la date à laquelle vous… mourrez. Je vous dis plutôt que c’est une demande à laquelle je ne pourrai éventuellement acquiescer qu’après réflexion. Et qu’il est même possible que la décision ne soit pas la mienne mais celle de mes contemporains qu’à défaut de consulter je devrai obligatoirement considérer.

Avec mes respects et mon amitié,

Sinclair Dumontais

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Monsieur Dumontais,

Alors la, vous me la baillez belle! Éthique… Dieu… on croirait lire le prêchi-prêcha d’un calotin de province. Avec ses deux guerres mondiales, les plus meurtrières de l’histoire universelle, ses boucheries diverses, génocides, pogroms, oukases, putsch factieux, frappes sectorielles et autres contre-révolutions sanglantes; avec sa sophistication perverse et inouïe dans l’élaboration et la production extensive d’armes massivement destructrices, bombes à neutron et thermonucléaires, chars d’assaut, lance-roquettes, napalm, lance-flammes, gaz de combat, bazooka, mitrailleuses (barbares jusque dans leurs dénominations!), votre siècle est mal placé pour donner des leçons d’éthique et de «théologie» au mien, pourtant peu reluisant lui aussi en ces matières. Si vous êtes assez naïf pour croire que le capitalisme ne va pas imperturbablement, dans la phase de développement que vous traversez, imposer sur l’humain les techniques extensives d’élevage et de production qu’il cherche déjà à appliquer au végétal et à l’animal depuis trois siècles, vous baignez dans le halo onirique de l’idéalisme philistin. L’éthique, Monsieur, est rien de plus et de moins qu’une effluve malsaine. Le marécage putride qui l’engendre, c’est le mode de production et les conditions objectives d’existence. Cet inexorable magma matériel ne peut voir crever à sa surface que les bulles de moralité douteuse qu’il a lui même engendré en son sein. On ne refait pas la fatalité quand il s’agit de la fatalité du cloaque… Alors, s’il vous plaît ne m’assenez pas cette notion faisandée, du «vouloir éthique», insultante contradiction dans les termes.

Gardons, s’il vous plaît Monsieur, la juste mesure des choses. Je ne vous demande jamais qu’une petite date historique relevant de la simple anecdote biographique. Vous semblez imputer à cette information mineure quelque potentiel cataclysmique qui révèle le caractère tristement embryonnaire de votre compréhension des lois historiques. Il ne s’agit que d’un petit renseignement qui ira se blottir dans le cerveau d’une individualité ayant déjà parcouru le gros de sa trajectoire. Pas de la transformation de l’humanité entière en une phalange de golems faméliques et inconscients. Cela, les forces objectives de l’Histoire s’en chargent, à mon insu autant qu’au vôtre. Cessez de jouer au plus malin avec l’homme perclus et malade que je suis et ayez la décence de vous rendre à ma requête, directement et sans toutes ces simagrées surfaites.

Bien a vous,

Karl Marx

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Monsieur Marx,

Votre lettre, votre «missive» devrais-je dire, porte à mon avis un jugement très sévère sur les efforts de l’homme dans la quête de ses idéaux. L’homme en général, j’entends. Car malgré toutes les maladresses et même les atrocités qu’il grave à jamais dans l’histoire, de siècles en siècles, il serait malhonnête de croire que ses gestes ne soient faits que de… malhonnêteté et d’acharnement à dominer son entourage et ses semblables. Et que les valeurs morales soient totalement disparues de cette planète. Une planète qui à notre époque compte plus de cinq milliards d’individus. Cinq milliards d’individus ne peuvent tout de même pas tous être des monstres. Je ne voudrais pas être méchant, et loin de moi l’idée de vouloir renchérir sur le ton de votre lettre. Mais permettez-moi de vous suggérer de la relire. Et d’y remarquer le contraste entre le bouledogue qui jappe le premier paragraphe et le caniche enrhumé qui pleurniche le second. Ceci dit sans arrogance, croyez-moi. Sauf que dans les faits vous devrez bien admettre que vous avez le verbe facile, et qu’à vous lire on se laisserait facilement convaincre que l’inventeur de la mine anti-personnelle -que vous avez oubliée dans votre liste- serait le candidat idéal pour remplacer le pape.

Je vous le répète, monsieur Marx, je ne suis pas disposé à vous informer aujourd’hui de la date que l’histoire que vous jugez si tristement retient comme étant celle de votre décès. Ce qui ne veux pas dire que je ne vous la révélerai pas. Je suis en réflexion et vous prierai de respecter ce droit de réfléchir qui vous est d’ailleurs si cher. Je vous demande également de ne pas me tenir rancune pour mon hésitation En pareille circonstance, je crois que vous agiriez vous-même avec prudence.

Respectueusement,

Sinclair Dumontais

P.S. J’apprécierais que vous demandiez à votre fille, Jennychen, s’il lui est possible de me faire parvenir quelques photos de vous et de votre famille en vue d’un prochain numéro de notre publication. J’ai cru comprendre ces derniers jours qu’elle accordait beaucoup d’importance au choix des photos à reproduire. Et que les horreurs de votre siècle n’ont pas effacé en elle le sens de l’éthique. Pardon, de l’esthétique…

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Mon cher Dumontais,

Votre petit panorama cynologique (cynophilique ou cynophobique, cela reste a déterminer) me mènerait droit au cynisme, en conditions ordinaires. Mais je me sens plutôt badin ce matin. Mon plus gros anthrax est en voie de cicatrisation, et le vie ne m’est somme toute pas si infâme. Si bien que ma seule déception face à votre missive réside dans le fait que vous ne semblez pas comprendre le premier mot de la théorie des superstructures. Pas une seconde je n’ai dit que la morale et éthique étaient vouées à l’inexistence. Elles existent avec toute leur épaisseur (notez que je m’initie aux subtilités de votre beau français canadien…). Le fait est qu’elle sont engendrées et conditionnées historiquement par la production et la reproduction des conditions de vie matérielle. Un viking a une éthique de viking. Tuer lui est un devoir et mourir au combat une expérience positive qui le mène directement à un grand banquet servi pour lui par le Dieu Wotan. Un cow-boy sur son cheval a une morale de cow-boy sur son cheval. Pour lui le vol d’une vache ou d’un cheval est un geste hautement immoral, passible de la peine de mort. L’esclavagiste est raciste et l’eunuque du sérail, sexiste. Le puritain capitaliste en ascension croit à la prédestination, et est finaliste. Le gentillâtre déclassé est fataliste, irrationaliste, mystique, et joue à la roulette comme Dostoïevski. Ils ont tous une morale! La morale que leurs conditions objectives engendra et ceintura. Je vous donne donc à mesurer pour vous-même quel peut être le dispositif moral de l’industriel à qui est donné la possibilité pratique tangible de façonner des golems humains en série. L’homme «progresse» comme vous le laissez à entendre. Reste à voir où réside ce progrès moral: partout sauf dans la morale!

Bien a vous,

Karl Marx

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b) PLAINTE

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Monsieur le directeur de publication,

Karl Marx, mon père, a été passablement chagriné par le daguerréotype que vous avez sélectionné pour figurer en première page de publication. Le modèle y apparaît austère, hiératique, momifié. Nous avons tous eu l’impression, en écarquillant les yeux devant cette image, de contempler l’icône malveillante de quelque mauvais génie. Ma sœur Laura a même eu ce mot: «Si c’est comme cela que ce siècle voit Le Maure, ils en ont filtré l’essentiel. Autant rester chez nous!». Notre «collectif familial» (pour employer ce mot bien de votre siècle, mais qui nous décrit fort justement) avait décidé de ne pas vous en toucher mot. Monsieur Engels a même fait valoir que les images dans les journaux sont des frivolités regrettables, mais sans conséquences intellectuelles particulièrement sérieuses. Sauf que, personnellement, je crois aux conséquences de l’image et, connaissant votre gentillesse, je transgresse notre option pour vous signaler que ce portrait de mon père nous contrarie beaucoup.

Bien à vous, cher Sinclair

Jennychen LONGUET, née Marx

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Madame Longuet,

Je comprends votre malaise et j’apprécie votre souci de l’esthétique. Je vous prie toutefois de croire qu’en notre siècle, votre père est très fortement identifié à cette photo que nous avons choisie pour figurer en première page de notre journal. Ce «daguerréotype», comme vous dites, est souvent reproduit pour accompagner les articles et les biographies qui sont publiés à propos de votre père ou de ses ouvrages. Choisir une photo plus «avantageuse» sur le plan esthétique le serait moins sur le plan de la reconnaissance, d’où notre choix.

Mes amitiés à vous ainsi qu’à votre famille,

Sinclair Dumontais

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c) À PROPOS DE CE BAKOUNINIEN

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Monsieur le directeur de publication,

Je vous savais philistin, voilà que je vous découvre ignare. Je vous rappelle d’abord que ma lettre d’acceptation fait expressément mention de mon refus catégorique de débattre avec des bakouniniens. Vous m’avez pourtant lancé dans les jambes cet anar libertaire au grand cœur. Je crois que vous ne l’avez même pas fait délibérément. Je vous soupçonne de ne jamais avoir établi la connexion entre le bakouninisme et les propos faussement mielleux de ce foutriquet. Allons, admettez votre incurie! Pour employer une image de votre siècle, et de votre niveau, je vous affirme qu’ils sont rien de moins que les Témoins de Jéhovah du socialisme. Ils sont teigneux, gluants, entêtés, subjectivistes, confusionnistes, individualistes, brutaux, droitiers et fantasques. Je m’attendais bien un peu à me faire insulter, injurier même, dans votre forum. Mais me faire savonner sur mon analyse de la Commune par un petit Proudhon de troquet, ça Monsieur, je ne l’avais pas prévu. Et cela me vexe. Et je vous tiens directement responsable de cet état vexatoire. Entre nous, et en attendant pire, sachez, pour le moment, qu’avec ce correspondant, je ne ferai pas de quartiers. Je vais en faire des papillotes de ce drapeau noir de carnaval.

Karl Marx

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Monsieur Marx,

Je reconnais volontiers avoir fait preuve de négligence en laissant ce monsieur vous adresser des propos que vous ne vouliez pas entendre et qu’il était convenu que vous n’auriez pas à entendre. Votre collaboration à notre publication avait ses conditions et ma foi oui, je dois admettre avoir manqué de rigueur et de vigilance dans leur application. Pardonnez-moi cette erreur que je me suis empressé de corriger en demandant à monsieur Lalanne de ne plus vous entretenir des sujets sur lesquels vous ne souhaitez pas être questionné. Je joins copie de cette lettre à la présente.

Je vous demanderai toutefois, monsieur Marx, de faire preuve de retenue dans l’expression de vos émotions et d’éviter de transgresser à votre tour les règles de départ qui commandaient la courtoisie. Car en plus d’être indisposé devant la tournure des événements, vous me voyez aujourd’hui inconfortable devant le ton de cette nouvelle lettre que vous adressez à ce monsieur Lalanne, de même que devant cette manie que vous prenez de me qualifier de «philistin».

J’ai transmis votre lettre à monsieur Lalanne, accompagnée d’un appel au respect et à la courtoisie. J’aimerais pouvoir considérer que l’incident est clos et je compte sur la collaboration de tous -y compris la vôtre- pour que les échanges puissent se poursuivre dans un esprit plus sain et plus constructif.

Respectueusement,

Sinclair Dumontais

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Copie de la lettre acheminée à monsieur Lalanne

Monsieur Lalanne,

Bien que notre publication soit encore jeune, à aucun moment je n’ai eu besoin à ce jour d’utiliser ce qu’il convient d’appeler «le pouvoir de la censure» pour protéger les intérêts de la maison, et plus particulièrement la courtoisie avec laquelle nous souhaitons que les échanges se déroulent entre nos lecteurs et nos collaborateurs. Or votre échange des derniers jours avec monsieur Marx prend une tournure inattendue, malencontreuse, regrettable au point que je me dois de vous adresser ce mot. Comme vous pourrez le constater à la lecture des lettres que je joins à la présente, Monsieur Marx me reproche vertement de lui avoir transmis coup sur coup des lettres dans lesquelles votre attitude -qu’il qualifie de «bakouninienne»- l’indispose profondément. Ceci malgré le fait qu’au début de sa collaboration il était clairement convenu entre lui et moi qu’il n’aurait pas à répondre à de tels arguments. Je savais déjà que monsieur Marx était de nature colérique. Mais voilà que c’est tout son entourage qui est ébranlé et choqué par ces événements. On m’interroge, on m’interpelle, on me supplie à mots couverts d’intervenir.

Vous recevez aujourd’hui une nouvelle lettre de monsieur Marx, lettre dans laquelle il exprime très sévèrement sa colère. Dans le style survolté que nous lui connaissons. Et disons-le franchement: il vous traîne dans la boue, ce qui ne vous sera certainement pas très plaisant. Il n’est pas agréable pour moi de vous transmettre cette lettre dont le ton est profondément inacceptable en regard de notre politique de courtoisie. Mais veuillez croire que dans les circonstances, et dans le but avoué d’apaiser sa colère, je me trouve dans l’impossibilité de lui refuser ce «plaisir» de vous la transmettre. Un plaisir qui appartient à la catégorie des plaisirs de la vengeance, plaisir que tout homme éprouve au moins une fois dans sa vie. Ainsi sommes-nous faits. Je vous demanderai, monsieur Lalanne, d’excuser à l’avance cet homme dont nous connaissons à la fois les convictions, l’engagement et la profondeur.

Je vous demanderai également de faire un effort pour tempérer vos propos à venir. Car même si j’en ai le pouvoir, je n’ai pas l’intention d’intercepter la lettre que vous souhaiterez probablement lui écrire en réponse à la sienne. Je vois d’ailleurs qu’il prend un malin plaisir à vous provoquer car il vous bombarde de questions. Malgré ses dires, nous savons que cet homme est toujours prêt à se battre et que la confrontation fait partie de son quotidien.

Je me permets d’insister, une fois encore, pour que la nature et le ton de votre réponse contribuent à ce que les propos échangés par le biais de notre publication soient polis, courtois et respectueux. À défaut de quoi je me verrai obligé de mettre un terme à cet échange en interceptant systématiquement toute correspondance.

Respectueusement,

Sinclair Dumontais

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Cher Sinclair,

La présente situation est fort ennuyeuse. La première missive de ce monsieur Lalanne a eu sur Karl un effet électrisant. Il était alité quand nous la lui avons lue, son foie le faisant toujours beaucoup souffrir. Il s’est presque emporté et, ma foi, a quelque peu repris des couleurs en nous dictant la réponse. La seconde, par contre, a eu l’effet d’une lame de fond. Il faut dire qu’en cette seconde salve, le correspondant a fait fort. Entre l’«ignorance des mouvement populaire» et la «haine du drapeau noir», je vous le dis sans mauvais jeu de mot: Karl a vu rouge! Je suis bien forcée d’admettre que le ton de cette seconde missive est particulièrement condescendant et tendancieux. Je suis d’ailleurs assez désappointée, cher Sinclair, de votre désinvolture dans cette affaire. Mon mari est un homme malade. Son corps affaibli ne parvient plus à faire écrin au gemme d’une passion toujours très vive. Nous avions été explicites sur notre répugnance à affronter des disciples de Bakounine. Mais d’autre part, je dois à l’honnêteté d’admettre, qu’en se mettant à rédiger la monstruosité qu’il prépare comme réponse, il apparaît enjoué et tonique comme je ne l’ai pas vu depuis plusieurs mois. La polémique est un philtre qui l’avive. Vous comprendrez que cette fois-ci, notre capacité à modérer les transports de notre bien-aimé Golem risque d’être minimale sinon inexistante. Il n’y a pas de censure dans votre forum, Sinclair. C’est une autre promesse que vous nous aviez faite. Celle-là, je vous supplie de tout mon cœur de la tenir. Je crois comprendre que Karl vous a écrit. Je souhaite simplement qu’il ne vous ait pas trop malmené, et je vous exprime par la présente tout mon chagrin et mes regrets face à ce déplorable incident.

Respectueusement,

Jenny Marx, née baronne von Westphalen

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Madame la baronne,

La réponse de votre mari à la dernière lettre de monsieur Lalanne a été postée au destinataire aujourd’hui même, sans que je n’y change un iota. Voici qui devrait vous rassurer quant à la question de la censure chez DIALOGUS… Par ailleurs, vous trouverez ci-joint copie des lettres que j’ai adressées à votre mari ainsi qu’à ce monsieur Lalanne suite à leur altercation. J’y exprime un certain malaise, bien sûr, mais également de l’inquiétude. Et si je gronde poliment l’un et l’autre, c’est que je crois sincèrement que l’un et l’autre font preuve d’excès. Ne trouvez-vous pas, chère baronne, qu’il est facile de réclamer pleine liberté d’expression et d’exiger en même temps… «qu’on ne me pose que les questions auxquelles j’ai envie de répondre»? La liberté d’expression est-elle donc un concept à sens unique? Et du côté de ce monsieur Lalanne, ne trouvez-vous pas prétentieux de refaire l’histoire en saute-moutonnant ceux qui l’ont faite à la va-comme-je-te-pousse? Oui, je me devais de les sermonner tous les deux, madame.

Que votre mari ait ressenti une certaine joie à répondre à monsieur Lalanne, ma foi tant mieux pour lui. Mais là n’est pas l’objectif de notre publication, qui ne saurait tolérer que ce genre d’envolées devienne légion. Pour ce qui est du traitement que me fait votre mari, je vous prie de ne point vous inquiéter. Votre mari est un homme très respectable, d’une intelligence supérieure, et je sais mesurer le poids des mots lorsqu’ils sont prononcés par ceux qui, justement, en connaissent toute la portée.

Acceptez, madame la baronne, mes respects les plus distingués,

Sinclair Dumontais

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Bonjour Monsieur Dumontais.

Je viens tout juste de transmettre ma réponse à monsieur Marx en me défendant avec l’énergie du désespoir et, je l’espère, sans rien menacer de votre relation avec ce maître. Vous lui direz que j’assume entièrement la responsabilité de mes propos et que dans notre fin de siècle où la démocratie et la liberté de parole constituent des valeurs fondamentales, vous pouvez difficilement établir un état de censure ce qui entrerait en contradiction avec la philosophie même d’Internet… Ce grand homme ne peut pas ne pas comprendre la situation.

Pierre Lalanne

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d) INQUIÉTUDE

Sinclair,

Je suis atterrée. Père est comme fou. Il marche de long en large dans la maison et, si j’en juge d’après son soliloque, il travaille à une réponse à un correspondant de DIALOGUS. Mère et Monsieur Engels sont enfermés dans le bureau de Père à déplacer et compulser des piles de manuscrits. Apparemment, si j’en crois Laura, ils cherchent de la documentation pour une réponse à un autre correspondant de DIALOGUS. La récitation de théâtre d’hier n’a pas eu lieu, et le pique-nique de demain semble aussi compromis. Et moi? Moi, qui devrait décrasser mes enfants et les mettre au lit, je suis prostrée dans mon coin, sur mon strapontin, le menton dans la paume, et je pense à vous. Que se passe-t-il donc ici, Sinclair? Que se passe-t-il donc en cet univers depuis que vous êtes entré dans nos vies?

Jennychen

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Très chère Jennychen,

Votre lettre m’a profondément troublé. Et j’ai bien peur que vous n’ayez déclenché, bien involontairement, tout autant d’affolement dans ma demeure qu’il semble y en avoir dans la vôtre. Ce qui ne devait pas arriver s’est produit: votre lettre est tombée entre les mains de mon épouse. J’ai beau faire valoir que nous n’appartenons pas au même siècle: Jeannine a lu, comme n’importe quelle femme l’aurait fait, que vous éprouviez pour moi un certain sentiment. Vous dites que je suis entré dans vos vies: elle lit dans votre vie. Dans sa tourmente, le simple fait que votre nom ressemble au sien la remplit d’un imaginaire où j’ai le rôle le plus sombre. Elle vous accuse même de vous détourner de vos enfants lorsqu’elle lit que vous songez à moi plutôt que de les «décrasser». Les hasards de la vie sont parfois dévastateurs. Mais vous n’y êtes pour rien et peut-être ne devrais-je pas vous parler de tout ça. Vous me semblez tellement fragile…

En ce qui a trait à votre entourage, je vous implore de ne pas vous inquiéter inutilement. J’ai la conviction que tout le remue-ménage que vous observez en ce moment ne sera que passager. Votre père a été un peu ébranlé, coup sur coup, d’abord par une lettre particulièrement dure à son égard, puis par une autre qui le pousse à vérifier dès aujourd’hui certaines idées qu’il ne prévoyait développer que plus tard dans la chronologie de ses travaux.

Je souhaite avec vous que les choses retrouvent rapidement leur sérénité d’il y a quelques jours. En bâtissant ce pont entre le passé et le présent, j’étais loin d’imaginer que même les sentiments le traverseraient.

Amicalement,

Sinclair

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Cher Sinclair,

Nous sommes donc entre gens mariés! Quelle touchante surprise. Vous avez à tout le moins la chance d’avoir une femme qui s’intéresse à vos activités intellectuelles, ce qui n’est guère le cas de Charles. Mais je crois déceler une certaine inquiétude dans votre missive due au fait que j’y exprime librement les sentiments que vous m’inspirez. Mais je vous le dis sans malice, mon ami: votre épouse ne se méprend en rien. J’éprouve pour vous des sentiments très intenses et très innocents de tendresse et de reconnaissance.

 Je n’avais pas prévu de vous confier ce qui va suivre, cher Sinclair, mais votre vigueur de ton m’oblige d’évidence à justifier l’ardeur de ma plume. Le fait est que grâce à vous, je vis des événements très importants pour moi: je renoue avec mon père. Pensez donc. Il est venu me demander de l’aider avec sa lettre sur la Commune de Paris et Bakounine. Il n’est pas allé voir Mère ou Tussy. Il est venu me consulter moi, sa Jennychen. Celle avec laquelle il ne cause généralement que chiffons et procédures pour faire le thé! Il était désemparé, presque hagard dans sa colère. Je suis arrivée à le convaincre de laisser de côté le magma d’invectives stériles qu’il avait d’abord concocté. J’ai réussi. J’ai vaincu, là où Mère et Laura, pourtant toutes deux fort adroites, avaient capitulé. Je l’ai ensuite aidé à structurer son texte en misant au mieux sur la teneur des arguments. Il était soudain très las et affaissé. J’ai donc organisé les matériaux pour lui. Je suis si fière, Sinclair. Je suis certaine que votre femme comprendra que cette fierté, je vous la dois en grande partie. Voici le plan de cette contribution:

Premier paragraphe: une introduction originale de Père.

Second et troisième paragraphes: un extrait direct en deux paragraphes de l’ADRESSE DU CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS SUR LA GUERRE CIVILE EN FRANCE, dont Père est l’auteur (je vous épargne le renvoi à nos éditions qui diffèrent tellement des vôtres). Nous avons développé un peu plus explicitement la question de l’abolition de l’intérêt sur prêt, qui était mentionnée de façon plus allusive dans l’original.

Quatrième paragraphe: un second extrait de cette même ADRESSE… (qui d’ailleurs, à votre époque, est devenue un livre, simplement intitulé: LA GUERRE CIVILE EN FRANCE) sur les tribuns révolutionnaires, introduit par un court développement de notre cru, et suivi de notre transition vers Bakounine.

Cinquième paragraphe: un extrait d’une lettre sur le rôle de Bakounine à Lyon, écrite par Père à l’historien anglais Edward Spencer Beesly, le 19 octobre 1870. L’extrait est chapeauté d’une brève transition et légèrement modifié pour s’ajuster à l’économie générale de la missive.

Sixième et septième paragraphes: les questions et la conclusion originales que Père avait déjà rédigées quelques temps avant de me consulter, et qui concluaient d’ailleurs sa première version, plus cinglante et moins substantielle.

Il louangeait mon bon sens et ma modération pendant que je l’aidais à tisser les transitions et à développer les points de détails. Je vous avoue sans rougir que, ce faisant, mon cœur était rempli de vous. Vous si gentil, je n’aime pas que Père vous en veuille à cause des astuces et des complots des anarchistes. Cela a bien calmé Père de se citer lui-même ainsi. Cela l’a aidé à renouer avec le contenu du débat. Et le résultat est, ma foi, fort présentable, quand on sait que la reconversion d’un placard public en intervention épistolaire n’est pas un exercice sans aléas. Comprenez, Sinclair, que cela me remplit d’une grande joie. J’aimerais tant vous serrer dans mes bras et vous remercier pour ce merveilleux moment d’ardeur intellectuelle avec Père. Et je vous le dis, parce que je suis comme cela: benoîte et simple. Jeannine, à qui je présente mes respects, ne devrait voir dans ces propos que tendresse et admiration. Elle a certes bien de la chance. Mais je ne suis pas trop mal lotie non plus. Je suis la fille aînée chérie d’un homme extraordinaire qui s’appelle Karl Marx.

Votre amie Jennychen

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Chère Jennychen,

Vous me voyez ravi que votre relation avec votre père ait été si intense ces derniers jours. Votre contribution à la rédaction de sa dernière lettre l’a sans doute beaucoup aidé à contenir ses émotions dans «l’affaire Lalanne». Et je constate que sans votre apport, mon rôle d’éditeur eut été des plus difficiles. Le seul fait de penser devoir censurer son discours me fait trembler comme un gamin. Car il importe que vous compreniez, Jennychen, que votre père a joué un rôle d’importance… capitale dans l’histoire des idées et dans l’histoire politique de la presque totalité des nations du monde. Pour retourner une lettre à un expéditeur d’une telle importance, il me faudrait un courage que je ne me connais pas à ce jour.

D’autre part, votre rapprochement avec votre père arrive à point. Car pas plus tard qu’hier, votre père me faisait parvenir une lettre dans laquelle il me pose une question à laquelle je devrai refuser de répondre. Tout le drame que j’anticipe vient du fait que je connais cette réponse… et qu’il le sait. La question est délicate, ma réponse le sera aussi. Dans ce contexte, accepterez-vous, chère Jennychen, que je profite de votre «lune de miel» avec votre père pour vous consulter sur la façon de répondre à sa demande? J’ai la difficile tâche de lui refuser une information à laquelle il accorde une grande importance… sans perdre son respect. Et aujourd’hui, je ne saurais comment m’y prendre. Répondez-moi rapidement je vous prie. Votre père aura tout lieu de s’inquiéter si je ne lui réponds pas dans les prochains jours.

Pour ce qui est de Jeannine, je crains bien qu’elle ne soit trop bouleversée pour que je puisse lui transmettre vos respects. Votre lettre ne contient rien qui puisse la convaincre que vos sentiments ne sont qu’amitié: en notre époque, les «sentiments intenses de tendresse» sont tellement rares que leur poésie ne sort que des bouches romantiques et amoureuses. Jeannine n’y verrait que confirmation de son appréhension. Sans doute le temps fera-t-il son œuvre.

Dans l’espoir de vous lire très bientôt,

Amicalement,

Sinclair

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Cher Sinclair,

J’ai dû prendre quelque temps pour me ressaisir de cette situation passablement bouleversante impliquant votre femme. À propos de Père. Il me serait évidemment plus aisé de vous guider si je savais quel genre de question il a bien pu encore trouver à vous poser. Dans l’ignorance, et comme je n’entends pas m’immiscer dans vos échanges privés, je ne peux que vous conseiller de façon large et générale. Soyez direct, explicite mais sans superfétation. Évitez les atermoiements et le byzantinisme. Vous susciterez peut-être sa colère mais vous garderez son respect. Or, sa bonne humeur revient toujours. Son respect, jamais.

Votre amie Jennychen

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e) LA DÉCLARATION DES ONZE

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Cher Sinclair,

Nous venons de prendre connaissance de votre échange intitulé NOS OBJECTIFS, NOS VALEURS. C’est très beau. Comme vous semblez cultiver une digne et légitime indifférence face à la publicité, nous avons la joie et l’honneur de ne pas nécessairement vous en faire, en vous assurant de notre appui complet dans votre entreprise.

Jenny Marx, née baronne von Westphalen

Londres, 1877

Co-signataires de la présente Déclaration:

Elizabeth Burns
Helen Demuth
Frederick Demuth
Friedrich Engels
Laura Lafargue, née Marx
Paul Lafargue
Jennychen Longuet, née Marx
Charles Longuet
Eléanor Marx
Karl Marx

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CORRESPONDANCE ORDINAIRE

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1- DÉCLARATION

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Cher Monsieur Marx,

Votre épouse écrit dans son journal, cette remarque très touchante, le jour où vous finissiez Le 18 Brumaire, «c’est le plus beau jour de ma vie». Pouvez-vous commenter cette déclaration?

Denise Rivard

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Chère Madame Rivard,

J’ai discuté avec ma chère épouse le contenu de votre missive. Il semble bien qu’après la rédaction de mon essai polémique LE 18-BRUMAIRE DE LOUIS BONAPARTE sur le coup d’état français survenu au milieu du 19ième siècle, Jenny ait consigné dans ses notes personnelles la remarque suivante: «…le souvenir des jours que j’ai passés dans la minuscule petite chambre de Karl, copiant ce qu’il écrivait, appartient aux plus heureux de ma vie». C’est par vous, chère Madame Rivard, que j’ai appris l’existence de cet émouvant commentaire. Jenny affirme qu’il parle par lui-même et tient à ce que je vous réponde en personne sur cette matière, ma foi plus complexe qu’il n’y paraît. Mon écriture est exécrable et, lorsqu’un manuscrit doit être transmis à l’éditeur, il est indispensable que quelqu’un qui arrive à me lire parfaitement se charge de mettre l’ultime copie au net. Au cours de ma carrière de publiciste, Jenny ne fut pas la seule à assumer ce rôle exigeant. Mais elle fut certainement à la fois la plus apte et la plus enthousiaste à le faire. Car «me lire parfaitement», cela ne signifie pas uniquement décoder ma calligraphie. Il s’agit aussi d’avoir du contenu du texte une compréhension claire et entière, de façon à en capter les éventuelles défaillances. L’intelligence supérieure de ma douce compagne de vie est un atout majeur en ces matières. Maintenant, il faut ajouter, pour bien faire comprendre cette question, que mon épouse est, comme vous le savez sans doute, une authentique baronne prussienne. Sa juste colère envers des hobereaux philistins damnés à la consolidation bourgeoise, mais drapés d’un fatras clinquant de gentillâtrerie de toc comme le sont les Bonaparte, a trouvé sans conteste, au fil de mon analyse, dont elle était copiste, lectrice et critique, un assouvissement certain. Mais, il y a beaucoup plus, Madame Rivard. Ce «plus» si difficilement définissable, je le synthétiserais comme suit: ma femme me comprend, plus que quiconque. Cela signifie qu’elle comprend ma pensée, et en partage jusqu’au plus profond de son être les postulats et les objectifs. Je suis un peu son porte-parole en quelque sorte. Ne doutez pas que, dans un siècle moins entravant pour les représentantes du beau sexe —le vôtre par exemple—, c’est fort probablement elle qui aurait été Karl Marx! Finalement je me plais à croire que ma femme fut heureuse dans ces moments parce que nous menions de compagnie une activité engageant de concert notre foi et notre passion. L’amour est-il autre chose qu’une intense communion dans cette coexistence cimentée par l’action ordinaire? Croyez, Madame, que ce bonheur, évoqué par ma chère épouse dans des notes qui sont pour vous un témoignage historique, mais qui gardent pour nous la densité des choses privées, fut mutuel. Absolument rien ne vaut pour moi, sous le soleil, quelques moments de compagnie intime et cordiale avec ma chère Jenny.

Bien à vous,

Karl Heinrich Marx

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2- GLOBALISATION DES MARCHÉS

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Cher Karl Marx,

Comment expliquez-vous le ralentissement de la consommation et de la production à l’échelle nationale de plusieurs pays d’Europe alors que les grandes entreprises produisent plus que jamais en fonction du commerce international? S’agit-il d’une stratégie de l’union patronale s’inscrivant logiquement dans le prolongement du développement de l’économie de marché capitaliste? En d’autres mots, cette «nouvelle phase» est-elle une conséquence logique du développement avancé du capitalisme? Si oui, quels sont les pays qui profiteront le plus de l’exportation ou de l’importation? Les pays puissants ne risquent-ils pas d’absorber une bonne part des capitaux et des marchandises des pays moins bien nantis? Concrètement, le libre-échange qui est le fil conducteur de la globalisation des marchés a-t-il des effets néfastes ou bénéfiques sur l’emploi? Personnellement, si j’applique votre théorie de la plus-value à cette problématique, il me semble qu’une diminution importante de la consommation au niveau national devrait se traduire par une perte d’emploi significative pour les uns et un surtravail pour les autres. Je pense aussi que cette politique a pour effet la dévaluation de la monnaie des petits pays exportateurs qui participent à ce jeu concurrentiel. Un jeu très compétitif à n joueurs alliés et coopératifs à un point tel que leur alliance fait croire qu’il n’y a plus qu’un seul joueur en définitive. À mon avis, ce jeu implique inévitablement une baisse du salaire réel et l’inflation. Je dis bien salaire réel par opposition au salaire nominal.

Qu’en pensez-vous, camarade?

Cordialement,

Luc Benoit

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Cher Monsieur,

J’ai encore passablement de difficultés à penser l’économie-monde selon la logique de votre siècle plutôt que du mien. En mon temps les disparités de modes de production étaient beaucoup plus accusées, seulement en Europe. La notion de «tiers monde» était inexistante. Etc. Je n’en finirais pas d’énumérer les problèmes nouveaux et passionnants posés par votre siècle. Le moteur du mouvement réside ici dans les possibilités d’extorsion du surtravail. Je ne sais pas comment vous appliquez la théorie de la plus-value à votre réflexion. J’entrevois certaines inversions du rapport cause-finalité dans votre développement. Suivez-moi bien. Les pays que vos journaux appellent du «tiers» et du «quart» monde sont aujourd’hui les grandes sources de plus-value. Les économies occidentales sont, en votre temps, à 75% post-industrielles (services et bureaucratie, principalement). Ainsi, un de ces «stylos à bille» (superbe objet!) produit au Honduras coûte infiniment moins cher en reviens que le même stylo à bille produit en France ou en Allemagne. Les coûts de frais sociaux sont inexistants dans le premier cas. L’assiette de plus-value produite par le prolétaire non-occidental n’a donc que le capitaliste comme convive à convoquer. Il n’y a plus à la partager avec le col blanc occidental, sous forme de charges sociales, et de cette kyrielle de frais divers qui font du Nord-Ouest un oasis illusoire. Cette situation de disponibilité internationale de surtravail frais et bon marché suscite une véritable exportation du moteur de production vers les zones plus précairement prolétarisées. Vous évoluez dans un dispositif où le travailleur occidental s’est historiquement donné une protection sociale mais a laissé la bourgeoisie aux commandes. La conséquence en est qu’il fonctionne comme une sorte de rentier social, d’aristocrate ouvrier. Mais l’aristocrate dépend de sa terre nationale! Si celle-ci tombe en friche, c’est sa rente qui s’effiloche. Ici, c’est la bourgeoisie aux abois qui rouille le blé de l’aristocrate ouvrier! Car, ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’expatrier le moteur de production, c’est aussi expatrier le moteur de consommation, car ce sont là les deux facettes dialectiques du même denier. Chercher de nouvelles sources de plus-value, c’est expatrier la production. Et expatrier la production, c’est expatrier le marché. Dans les derniers 25 ans de votre siècle (1975-2000), le pouvoir d’achat des masses prolétariennes indonésiennes, chinoises ou guatémaltèques a, en proportion, beaucoup plus augmenté que celui des masses françaises, états-uniennes ou allemandes. Le marché devient donc international, et vos entreprises domestiques produisent et trouvent le marché là où il se produit et se trouve. L’internationalisation du marché n’est donc pas la conséquence du tassement de la production domestique, mais sa cause. Moins de plus-value domestique, moins de pouvoir d’achat domestique. Moins de pouvoir d’achat domestique, tassement du marché domestique. Voir cela comme une stratégie voulue des patrons c’est dès lors basculer dans une interprétation volontariste de type militantisme vulgaire. Cet état de fait économique s’impose au patron occidental autant qu’au prolétaire occidental. La dynamique de concurrence pousse implacablement toute la machine dans le bourbier tiers-mondiste. Et ainsi, le ci-devant «libre échange» est lui aussi consécutif plutôt que causal. Les cris de vos libre-échangistes c’est le hululement de la chouette de Minerve, quand tout est joué et quand la nuit de la mondialisation est tombée. Qui va en profiter? Ah, ah. Voilà le beau merdier! Extirper la productivité des secteurs avancés, balisés socialement, pour la nicher dans des pays arriérés, semi-coloniaux, à régimes dictatoriaux et «bananiers», pour reprendre une image de votre époque qui dit bien ce qu’elle a à dire, donne une illusoire et courte impression de levée fraîche de profits rapides. En fait la régression (notez ce mot!) sur les zones à capitalisme sauvage aura à moyen et long terme les effets qu’ont eu le capitalisme sauvage: désorganisation de la production, dérapage social, paupérisation à outrance, spéculation menant à des crash boursiers, dans des pays pauvres mais dont le sort semble soudain rayonner sur le monde. La Thaïlande, la Russie et le Brésil en témoignent. Le capitalisme étire son sursis, mais tout cela revient à la baisse tendancielle du taux de profit. Elle se poursuit, inexorable, et les profits absolus ne doivent pas faire illusion quand au caractère déterminant de cette loi. Le capitalisme se love sur la planète entière, mais en même temps il s’étrangle impitoyablement avec ses propres circonvolutions. Il va se trouver coincé entre l’aristocratie ouvrière occidentale qui va se mettre à s’agiter pour ne pas perdre ses privilèges, et le prolétariat des nouvelles zones, productives industriellement mais arriérées politiquement, qui va se mettre à s’agiter pour acquérir les siens. On n’a pas fini de voir s’ébranler le monde. Mais cette fois-ci, le capitalisme ne trouvera plus un «quint» ou un «sixte» monde pour se réactiver, la planète étant une sphère finie…

Bien à vous,

Karl Marx

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Monsieur Marx,

Je vous remercie pour cette réflexion pénétrante qui, dans l’ensemble, me satisfait. Votre réponse, semble-t-il, mériterait d’être approfondie puis complétée par deux ouvrages que je juge incontournables. Dans l’intérêt des lecteurs, permettez-moi de donner le titre de ces deux livres fort intéressants. Il s’agit de Capitalisme, socialisme et démocratie de Joseph Schumpeter et de Raison et légitimité de Jürgen Habermas.

Votre fidèle lecteur,

Luc Benoit

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Monsieur Benoît,

Merci de cet utile complément d’information. Vous comprendrez que Monsieur Engels, mes filles et moi-même sommes la cause directe du manque d’«approfondissement» de Karl. Face à une question captivante, que dis-je magnétisante, comme la vôtre, laissé à l’abandon une nuit, le Maure aurait rédigé une plaquette de 70 pages. En huit jours, ce serait devenu un traité de 300 pages. Nous le contenons. C’est la loi du genre. Il doit rester lisible et bref. Il ne doit pas se détourner trop longuement de sa contribution à l’économie politique. Il doit se faire aider de Monsieur Engels s’il risque de devenir trop obscur. Il doit se faire aider de Laura et de moi-même s’il risque de devenir trop impulsif. Nous le ceinturons, mais il est compréhensif et adorable et voit bien que tout ceci doit être dosé. Nous évoluons en formation. Il est Karl Marx, et nous sommes sa mesure. Encore merci pour cette intéressante prise de contact avec notre petite machine communautaire dévidant posément un Karl Marx mesuré.

Respectueusement,

Jenny Marx, née Baronne von Wesphalen

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3- MAIS QUI DONC L’A ÉCRIT…

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Je vous salue bien bas, illustre créateur d’un bel idéal utopique…

Je vous écris pour enfin connaître la vérité: est-il vrai que le manifeste du parti communiste n’est votre œuvre qu’à environ 40%, contre les 60% pour Engels…

Denis Le Paparrazi

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Cher Monsieur,

Je regrette que vous me considériez comme un créateur d’utopie, mais nous reviendrons là-dessus une autre fois peut-être. La proportion de 40/60 à l’avantage d’Engels que vous proposez pour la rédaction du Manifeste me semble bonne, si tant est que l’on puisse cultiver ce genre de découpage artificiel de la répartition des tâches. En effet, Engels avait produit au milieu des années quarante, à la demande de la Ligue des Justes, un court texte intitulé Principes du Communisme, qui me servit de canevas de départ. C’est Friedrich qui a décidé de la désignation Manifeste. C’est aussi à lui que l’on doit la formule-tonnerre: Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. Quelle que soit la valeur de l’exercice de redistribution auquel vous me convoquez, vous constaterez que ces trois faits comptent déjà pour beaucoup dans les pourcentages!

Grâce à la documentation vingtiémiste mise à ma disposition lors de mon entente éditoriale avec DIALOGUS, j’ai accès à de nombreuses facettes de votre vie intellectuelle et culturelle. L’une d’entre elles est cette extraordinaire musique nommée Jazz. Un important compositeur de Jazz, du nom d’Edward Kennedy Ellington, parle dans son autobiographie de son ami et arrangeur Billy Strayhorn. Quand les deux compagnons faisaient face à un problème particulier de composition, il se passait la chose suivante: I would turn to Billy Strayhorn. We would talk, and then the whole world would turn into focus. The steady hand of his good judgement pointed to the clear way that was most fitting for us. He was not, as he was often referred to by many, my alter ego. Billy Strayhorn was my right arm, my left arm, all the eyes in the back of my head, my brainwaves in his head, and his in mine. [«Je me tournais vers Billy Strayhorn. Nous parlions, et soudain le monde entier se focalisait. Le bras assuré de son bon jugement pointait la direction qui nous convenait le mieux à tous les deux. Il ne fut pas, comme maints le prétendirent, mon alter ego. Billy Strayhorn fut ma main droite, ma main gauche, mes yeux tout le tour de la tête, mes ondes cérébrales dans sa tête, et les miennes dans la sienne». Extrait de Duke Ellington, Music is my Mistress, Da Capo Press, p. 156. Monsieur Marx cite depuis l’édition originale de 1973. La traduction du fragment est de nous (note de l’éditeur).] Quand je lis ces lignes, c’est à Friedrich Engels que je pense. Cela se quantifie mal, mais compte pour beaucoup.

Respectueusement,

Karl Marx

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Je partage les vues de mon fidèle ami Marx sur la profondeur de notre communion intellectuelle. My brainwaves in his head, and his in mine, cela résume assez fidèlement l’histoire de ma vie, je dois dire. Par contre, je me vois dans l’obligation de m’inscrire en faux face à ce genre de comptes d’apothicaires menant à assigner des pourcentages dans l’activité rédactionnelle d’un texte produit collectivement. La pensée maîtresse et directrice du Manifeste appartient uniquement et exclusivement à Marx. Les mérites de cet écrit ne se comptent pas au nombre de lignes rédigées, mais à son impact pratique et théorique global. Marx a refait mon texte initial, transformant un honorable pamphlet militant en l’immense monument intellectuel que nous connaissons. Puisque mon ami cultive l’imagerie musicale, je vais lui servir la même recette: le Manifeste Communiste, c’est une de ces pièces de clavecin très ordinaires d’Antonio Salieri, réécrite et interprétée par un certain Wolfgang Amadeus Mozart…

Bien à vous,

Friedrich Engels

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4- RÉORGANISATION DES FORCES

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Camarade,

J’ai hésité avant de vous écrire, un peu comme un élève impressionné devant un grand personnage, un maître à penser qu’il va rencontrer pour la première fois et désire lui signifier toute son admiration et en même temps lui reprocher un peu sa froideur et les échecs successifs de la révolution qu’il disait si proche· Vos enfants, cher camarade, ceux qui avaient misé et misent encore sur une transformation majeure de la société sont seuls, isolés et dépourvus de moyens devant la fantastique offensive de la bourgeoisie internationale. Partout, la puissance du capital impose sa cadence et dicte sa loi, attaque les acquis des travailleurs, brise les syndicats, crée ses armées de chômeurs, pille les ressources de la planète et est à réussir entièrement et sauvagement ce que vous aviez prévu, il y a déjà plus d’un siècle: les moyens de production concentrés dans les mains d’une seule clique. Je ne parle même pas de l’affaiblissement chronique de l’État et son asservissement complet et arrogant aux seuls intérêts des Seigneurs du marché.

Même si j’ai lu bon nombre de vos œuvres, je ne suis pas un théoricien ni un spécialiste de votre pensée philosophique et j’ai toujours louvoyé davantage vers l’anarchisme plutôt que la discipline doctrinaire des partis communistes à la sauce bolchevique et la mainmise totale de l’État sur l’ensemble des moyens de production avec comme police la dictature du prolétariat. Mais, encore une fois à quoi bon parler de nos divisions et de nos interprétations théoriques, alors que de l’espoir collectif, il ne reste pas grand chose, sinon le regret d’avoir échoué.

J’aimerais seulement vous demander, cher camarade, vous qui écriviez si bien que le temps n’était plus à expliquer le monde, mais à le transformer; vous, qui du haut de l’abîme contemplez les résultats de la «fin de l’histoire», comment voyez-vous la réorganisation des forces révolutionnaires et les actions à entreprendre dans ce monde qui bâillonne et uniformise? Comment lutter alors que l’Occident est à créer un empire commercial et militaire qui couvrira l’ensemble de la planète? Comment remettre dans le vent une pensée critique forte qui dénonce les crimes et l’absurdité du développement à la mode capitaliste et affirmer que ce dernier demeure plus que jamais l’unique ennemi à abattre et non à adorer en espérant, parfois, recueillir quelques miettes?

Merci, camarade.

Pierre Lalanne

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Monsieur,

Merci de votre question. La première erreur à ne pas commettre c’est de penser que la présente faillite de l’activité révolutionnaire est une exclusivité millénariste. Ma génération a vécu dans sa chair et son âme le reflux de 1848 sous la forme de la spectaculaire et brutale, dans tous les sens du terme, remontée de la réaction de 1850-1852. La Commune de Paris, grand espoir révolutionnaire s’il en fut, s’est enlisée dans le bourbier sanglant de la germanophilie versaillaise. Mon observation de votre siècle me permet aussi de citer la massive poussée du ci-devant «social-chauvinisme» qui précéda l’incroyable boucherie de 1914-1918. République de Weimar, Russie des Soviets, Kampuchea démocratique. Le contenu de la liste de faillite des phases révolutionnaires serait tout simplement trop long à énumérer. Donc, essayons de ne pas isoler la conjoncture présente sous prétexte qu’elle s’impose à nous, plutôt qu’à nos aïeux. Voyons le tableau comme une série de poussées dans la vaste crise du capitalisme industriel. Il n’y a pas de grand soir. On a plutôt affaire à un ample mouvement qui nous dépasse comme individus, comme c’est inévitablement le cas pour tout développement historique.

Avant de commenter sur ce qu’il faut espérer, un mot sur votre attitude. Il y a quand même un vice de raisonnement dans votre approche… de Karl Marx. Je ne parle pas ici des reproches personnels que vous me faites, à propos de ma froideur, etc… Ceux-ci, je les prends pour ce qu’ils sont: des opinions privées. L’opinion privée de ma femme et de mes filles diffère de la vôtre, et cela me suffit. Mais laissons cela. Je parle plutôt de ce que vous me «reprochez». Non… il s’agit plutôt de ce que vous m’imputez. J’entends ce que vous imputez à la figure historique de Marx. Votre texte, d’ailleurs très touchant, est limpide. Vous m’imputez très candidement rien de moins que la capacité de faire naître des espoirs de changements sociaux en dictant littéralement ce que sera le déploiement des événements. Vous, et ce n’est pas seulement vous, c’est une part importante de votre siècle, m’investissez démiurge du développement historique. Or, même un génie, un Hegel, un Shakespeare ne peut, ne pourra jamais, commander les forces de l’histoire. Elles sont objectives, collectives, titanesques. Foudroyé dans vos espoirs par la caractère terriblement implacable de cette erreur de fond, vous passez alors à la phase suivante, toujours aussi clairement. Vous m’érigez d’office en thaumaturge qui a raté, qui a serré le tsarévitch contre son sein mais n’a pu lui éviter la mort. Démiurge, thaumaturge, voilà une fantasmagorie bien irrationnelle de moi-même que vous me renvoyez. Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous ne vous faites pas une image très «marxiste» de Marx. Vous êtes en cela un fort conséquent anarchiste. Voyez-vous, l’Anarchisme, au plan théorique, hypertrophie l’individu. Vous me cuisez donc à la sauce «anar». Mais poursuivons. Comme ce démiurge imaginaire a trahi, comme ce thaumaturge de fantaisie a raté, vous exprimez alors votre déception, comme le parterre, privé de la chute de la comédie, le soir de la mort de Molière. Par là, vous exprimez cette cuisante douleur qui est celle des éléments remuants, tenus en laisse. Mais cette cuisante douleur, cher Monsieur, croyez-moi que je la partage jusque dans la fibre la plus intime de mon être. Je suis Karl Marx. Connaissez-vous quelqu’un moins dévoué à la révolution que Karl Marx, dans l’histoire moderne? J’ai regardé mon fils Edgar, un autre fils, et deux autres filles mourir dans un bouge de Londres pour m’être donné corps et âme à la révolution. J’ai fait tout ce qui est humainement possible pour la chute du capitalisme, et la révolution mondiale, quand on est simplement une individualité. Je revivrais dix vies. Je le referais dix fois. Mais je ne suis rien à l’Histoire. Vos reproches ne sont pas illégitimes, mais ils sont théoriquement erronés. Ni moi ni personne ne peut vous produire la révolution, parce que la révolution ne se décide pas subjectivement chez l’individu. Elle éclate objectivement dans les masses, quand les conditions sont en place. Et les progrès qu’elle entraîne émergent par bonds, ce qui n’exclut en rien les interminables phases, d’ailleurs non-cycliques, de reflux…

Arrivons-en maintenant au cœur de votre question. Que faire? Qu’espérer? Comment abattre cet incroyable ploutocratisme qui réunit le budget d’états entiers dans les mains de quelques nababs? Si, conséquent, vous me posez la question à l’échelle de nos vies individuelles, cela n’ira pas bien loin. Le capitalisme émerge au cœur de la société féodale aux environs de 1200. Vous êtes maintenant en 2000. Croyez-vous qu’il lui reste un autre 800 ans d’existence? Moi pas. Je dis: 70, 100, tout au plus. Maintenant comment contre-attaquer? Eh bien, Monsieur l’anarchiste qui me pose de jolies questions malgré le fait que j’avais refusé formellement de discuter avec des bakouniniens, je vais vous répondre à la Marx, et non à la façon de ces enfleurs d’individus que sont les suppôts de Bakounine. Une recherche volontariste et spéculative ne vous mènera qu’au désespoir. Il faut partir de la contre-attaque qui est déjà objectivement en action au sein du mouvement historique lui-même, observable, sinon observée. La réponse de Marx est donc que, quoi qu’on en dise, les forces destructrices du capitalisme se développent aussi prodigieusement. Les masses sont plus instruites, plus informées, plus méfiantes à l’égard de la propagande des grands, plus aptes à échanger leurs vues mondialement. Les femmes, les peuples non-occidentaux, même les enfants, détiennent en votre temps un statut et une audience inégalés. Le monde s’unifie. Le caractère collectif de la production s’intensifie. La baisse tendancielle du taux de profit continue, s’accélère. Le grand capital, d’allure si hussarde, est en fait aux abois. Mettez-vous un peu à sa place! Malgré le fait qu’il est, en ce moment, le seul joueur sur le terrain, il accumule les bévues, les crimes, les malversations à grande échelle, les milliards de créances douteuses, les guerres sectorielles absurdes, les plans sociaux FMI irréalisables. Il jette des états entiers dans le marasme. Il spolie de facto sa propre prospérité. Car le capitalisme n’a plus d’ennemi subjectif contre lequel il peut mobiliser les masses. Plus d’«alternative», plus d’«état socialiste». Le capitalisme ne peut donc plus affecter de lutter contre quelque hydre imaginaire. La catastrophe actuelle, c’est son produit intégral. Le seul ennemi qu’il reste au capitalisme, c’est son ennemi objectif: lui-même, dans son propre auto-déploiement. Maintenant, prenez ces masses instruites, éclairées, organisées. Ces masses dont on ne peut plus faire de la chair à canon pour guerre mondiale. Ces masses cyniques, réalistes, dévoyées, qui méprisent copieusement leur employeur, leur maire, leur président, et la totalité des institutions de la société civile à un degré inouï, jamais atteint dans l’histoire moderne. Prenez ces masses rendues sans foi et sans pitié, sans naïveté et sans espoir, par la logique même qui émane des conditions nivelantes de l’économie marchande. Faites-leur alors subir un effondrement économique planétaire. Un Krach de 1929 à la puissance mille, comme celui qui se prépare en ce moment. Elles vont s’organiser dans la direction révolutionnaire en un temps, ma foi, très bref, même à l’échelle historique…

Maintenant, la seule chose que je peux vous dire avec certitude de cette révolution de l’avenir, c’est qu’elle ne sera pas «marxiste». Le marxisme, comme cadre révolutionnaire, a vécu. Il ne sortira pas plus du vingtième siècle, que ma pauvre petite personne ne sortira du dix-neuvième. Voilà bien la seule certitude que vous tirerez de moi, ce soir…

Respectueusement,

Karl Heinrich Marx

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Cher Camarade.

Je vous remercie pour la promptitude de votre réponse qui, par contre, je l’avoue, me laisse un peu perplexe. En effet, vous semblez avoir pris ombrage de mes propos sur une impression de froideur à votre endroit. Vous avez absolument raison, c’est une opinion de lecteur qui n’a rien de scientifique, mais d’intuitif, un jugement de valeur propre aux gens du 20ième siècle envers ces gens du 19ième qui ont grandement influencé leurs contemporains. Je n’ai jamais eu le plaisir de lire votre correspondance qui, j’imagine, doit faire ressortir davantage les différents traits de votre personnalité, votre côté humain si vous voulez, car ce n’est pas les biographies, les statues et les bustes venus de l’Est qui ont contribué à amoindrir cette impression. Mais à quoi bon, le mal est fait. Imaginez le nombre d’années nous séparant et l’incommunicabilité qui, forcément, en découle.

Que vous le vouliez ou non, camarade, la révolution fait également appel aux émotions humaines; les conditions objectives nécessaires à la révolte s’inscrivent avant tout par l’incapacité des masses à subir davantage l’oppression des dominants, c’est-à-dire l’expression d’un ras le bol généralisé. L’étincelle, le déclenchement de la crise planétaire à venir, comme vous la décrivez très bien dans la dernière partie de votre réponse, sera avant tout une réaction émotive à ces conditions objectives. Bien sûr, l’Histoire fait fi de l’individu, de ses angoisses et de ses misères, ne s’attardant qu’aux mouvements collectifs qui apparaissent à nous, pauvres mortels, incontrôlables. Mais comment identifier les conditions objectives à la révolution et réagir en conséquence sans la trahir? Je suis d’accord que dans cette perspective de globalité historique, l’individu n’est pas grand chose et je suppose que votre appui tardif à la Commune de Paris vient de cette difficulté à analyser «objectivement» une pulsion révolutionnaire émanant directement du peuple.

La Commune n’était qu’un ramassis du bas peuple de Paris, d’anarchistes, de femmes et de lumpens, prolétariat sans culture politique et à peu près incontrôlable, donc une émeute grandiose plutôt qu’un mouvement révolutionnaire organisé et guidé par une discipline de fer. La condamnation par le PCF et son refus d’appuyer le mouvement révolutionnaire de Mai 68 en le réduisant à de simples revendications salariales, vient également de cette interprétation des conditions objectives lorsqu’il apparaît qu’elles seront impossibles à contrôler pour les professionnels de la révolution; la révolution de février 1917 et le coup d’État bolchevique qui s’ensuivit illustre, encore une fois, parfaitement mon propos· La guerre d’Espagne et la chasse aux anarchistes, les massacres des marins révoltés de Cronstadt en sont d’autres exemples: l’interprétation des conditions objectives répond avant tout à des intérêts immédiats de contrôle du pouvoir par des individus et non de la révolution en tant que projet collectif.

C’est dans cette perspective que je parlais de «froideur» en vous associant, peut-être malencontreusement, à votre image de marxiste dur et implacable. Encore une fois, je ne suis pas un théoricien, mais j’estime que la révolution doit être avant tout «une affaire de cœur», car l’aboutissement des conditions sociales et économiques qui permettent de créer une situation révolutionnaire vient du peuple et de ses tripes dans les profondeurs de son inconscient en tant que moteur de l’histoire; non pas d’une doctrine entre les mains de quelques professionnels ou technocrates de la révolution qui, finalement, ne pensent que s’approprier à leur profit les mécanismes du pouvoir.

Enfin, je m’aperçois que le nombre des années et la poussière du néant n’a pas recouvert votre haine du drapeau noir, mais votre attitude envers les anarchistes m’a toujours chagriné et votre réponse me montre que vous n’avez pas encore procédé à une certaine autocritique de votre jugement sur Bakounine et les autres et je n’insiste pas davantage. Par contre, j’ai grandement apprécié la dernière partie de votre lettre où je reconnais votre conviction que la chute du capitalisme est un phénomène historiquement irréversible et j’y souscris entièrement. Je suis d’accord également pour dire que cette révolution ne sera pas «marxiste» ni «anarchiste» au sens où on l’entend, mais un savant mélange de justice, d’égalité et d’écologie où les moyens de productions devront appartenir non seulement à tous, mais être utilisés pour le bien-être général dans un esprit égalitaire et de respect de l’individu non pas en théorie, mais dans la pratique socio-économique.

Solidairement,

Pierre Lalanne

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Monsieur le petit crypto-droitier,

Je suis scandalisé et j’ai porté plainte au directeur de publication pour votre présence sur ce forum [Voir à ce sujet À propos de ce bakouninien et Que se passe-t-il? dans la section Dialogue avec la Rédaction. NDLR]. Avec les bakouniniens cela se solde toujours en esclandres stériles et batailles de couleurs de drapeau. Mais j’entends vous répondre sur les faits plutôt que sur les invectives. Passons donc, je vous prie, sur mon «ignorance des mouvements sociaux», et parlons de vos ignorances à vous. Je savais que l’imagerie anarde promouvais le cultuel, je découvre à votre contact qu’elle valorise aussi l’incurie la plus crasse. Tel est l’exclusif fondement de l’absurde idée selon laquelle la Commune de Paris aurait reposé sur des éléments lumpen-prolétariens. Il s’est agit en fait d’un consensus contraint des classes productives et semi-productives, sous le leadership d’ouvriers révolutionnaires élus, salariés, et révocables en tout temps.

Quand la Commune de Paris prit la direction de la Révolution entre ses propres mains; quand de simples ouvriers, pour la première fois, osèrent toucher au privilège gouvernemental de leurs «supérieurs naturels», les possédants, et, dans des circonstances d’une difficulté sans exemple, accomplirent leur œuvre modestement, consciencieusement, et efficacement (et l’accomplirent pour des salaires dont le plus élevé atteignait à peine le cinquième de ce qui, à en croire une haute autorité scientifique, le professeur Huxley, est le minimum requis pour un secrétaire dans certains conseils de l’instruction publique de Londres), le vieux monde se tordit dans des convulsions de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du Travail, flottant sur l’Hôtel de Ville de Paris.

Et pourtant, c’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fut encore capable d’initiative sociale, même par la grande masse de la classe moyenne de Paris —boutiquiers, commerçants, négociants— les riches capitalistes étant seuls exceptés. La Commune avait sauvé la petite bourgeoisie urbaine, en réglant sagement cette cause perpétuelle de différends à l’intérieur même de la classe moyenne: la question des dettes sur intérêts à échéance (La Commune, comme vous le savez ou devriez le savoir, abolit par décret les intérêts sur dettes, et autorisa un délai de trois ans sur tous remboursements). Pas très lumpen-prolétarien tout ça, admettez-le! Cette même partie de la classe moyenne avait participé à l’écrasement de l’insurrection ouvrière en juin 1848; et elle avait été sur l’heure sans cérémonie sacrifiée à ses créanciers par l’Assemblée Constituante. Mais ce n’était pas là son seul motif pour se ranger aujourd’hui aux côtés de la classe ouvrière. Ils sentaient qu’il n’y avait plus qu’une alternative, la Commune ou l’Empire, sous quelque nom qu’il put reparaître. L’Empire les avait ruinés économiquement par son gaspillage de la richesse publique, par l’escroquerie financière en grand, qu’il avait encouragé, par l’appui qu’il avait donné à la centralisation artificiellement accélérée du Capital, et à l’expropriation corrélative d’une grande partie d’entre eux. Il les avait supprimés politiquement, il les avait scandalisés moralement par ses orgies, il avait insulté à leur voltairianisme en remettant l’éducation de leurs enfants aux frères ignorantins, il avait révolté leur sentiment national de Français en les précipitant tête baissée dans une guerre contre la Prusse qui ne laissait qu’une seule compensation pour les ruines qu’elle avait faite: la disparition de l’Empire.

Ne vous en déplaise donc, la Commune fut un court consensus entre la petite bourgeoisie de Paris et la classe ouvrière, sous la direction de cette dernière. Cela devait inévitablement introduire du vague dans le processus décisionnel. Ce vague se refléta directement chez les chefs et tribuns. Dans toute révolution, il se glisse, à côté de ses représentants véritables, des hommes d’une toute autre trempe; quelques-uns sont des survivants des révolutions passées dont ils gardent le culte; ne comprenant pas le mouvement présent, ils possèdent encore une grande influence sur le peuple par leur honnêteté et leur courage reconnus, ou par la simple force de la tradition; d’autres sont de simples braillards, qui à force de répéter depuis des années le même chapelet de déclamations stéréotypées contre le gouvernement du jour, se sont fait passer pour des révolutionnaires de la plus belle eau. Même après le 18 mars 1871, on vit surgir quelques hommes de ce genre, et, dans quelques cas, ils parvinrent à jouer des rôles de premier plan. Dans la mesure de leur pouvoir, ils gênèrent l’action réelle de la classe ouvrière, tout comme ils ont gêné le plein développement de toute révolution antérieure. Ils sont un mal inévitable; avec le temps on s’en débarrasse; mais, précisément, le temps n’en fut pas laissé à la Commune. Vos anars parisiens, Monsieur, furent de ce tonneau-là.

Et votre idole, votre modèle dans la vie Bakounine fut évidement la figure archétypique de ces tribuns déclassés et parasitaires. Où était-il donc du temps de la Commune? Eh bien, pour votre gouverne, il traînait ses savates de trublion russe dans la seconde ville de France: Lyon, où bouillonnait aussi le ferment révolutionnaire. À Lyon au début tout marcha bien. Sous la pression de la section de l’Internationale, la République y avait été proclamée avant que Paris ait eu fait cette démarche. Un gouvernement révolutionnaire avait aussitôt été institué: La Commune de Lyon, composée en partie d’ouvriers appartenant à l’Internationale, en partie de républicains bourgeois radicaux. Les choses se sont développées comme suit à Lyon. Les octrois ont été abolis: la chose s’imposait. Les intrigants bonapartistes et cléricaux étaient intimidés. Des mesures énergiques ont été prises pour placer le peuple tout entier sous les armes. Là aussi, la bourgeoisie, sans sympathiser pour de bon avec le nouvel ordre des choses, s’y est soumise, du moins, placidement. L’action de Lyon s’est fait sentir aussitôt à Marseille et à Toulouse, où les sections de l’Internationale étaient fortes. C’est alors que cet âne de Bakounine et un autre politicard dans son genre du nom de Cluseret sont venus tout gâcher à Lyon. Étant tous deux membres de l’Internationale, ils ont eu malheureusement assez d’influence pour dévoyer les quelques leaders conséquents. L’Hôtel de Ville a été pris —pour peu de temps— et l’on a proclamé les décrets les plus absurdes sur l’ABOLITION DE L’ÉTAT et d’autres insanités. Le seul fait qu’un Russe (dont les journaux bourgeois font un agent de Bismarck) prétende au titre de chef d’un COMITÉ DU SALUT DE LA FRANCE suffit alors à faire tourner la balance de l’opinion publique, et Lyon retomba sous la coupe des troupes de Thiers. Bakounine fut inepte sur toute la ligne. Quant à Cluseret, il s’est conduit comme un imbécile et un lâche. Les deux hommes ont quitté Lyon après leur échec.

Voilà les faits, Monsieur. Ayez donc la décence intellectuelle de les substituer à vos lubies confusionnistes. Votre ignorance est phénoménale. Ah vous vous réclamez de l’Anarchie! Alors voici quelques petites questions pour vous. Quelle fut la cause fondamentale de la défaite de la Commune? Qui finance les Anarchistes? Combien d’entre eux quittent le théâtre de leurs méfaits sans être inquiétés par leur soi-disant ennemi de classe? Combien d’entre eux deviennent en fin de carrière flics ou fonctionnaires d’état? Combien d’entre eux se jettent dans la tourmente historique avec pour seule théorie celle de leur individualisme, témérairement héroïque au mieux, cyniquement égoïste au pire? Combien d’entre eux confondent, tout comme vous le faites, les «émotions humaines» avec l’irrationalisme le plus grossier, le mysticisme le plus délirant, l’ignorance la plus noire? Oui, Monsieur, je déteste le drapeau de l’ignorance noire, le drapeau des ténèbres, le drapeau dans lequel les pires suppôts galonnés de la violence bourgeoise finiront par tailler leurs uniformes, dans les sanglantes années trente et quarante de votre terrible siècle…

Karl Marx

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Camarade,

Votre lettre, malgré l’acidité de vos insultes, me touche, car je reconnais dans vos propos votre ferveur révolutionnaire et votre connaissance historique des faits; votre livre sur la Commune demeure un élément clé pour en comprendre la nature et je ne vous affronterai pas sur ce terrain. Je constate avec plaisir que votre retraite ne vous a nullement ramolli mais, par contre, peut-être aigri davantage en vous rendant encore moins tolérant envers ceux qui ne sont pas entièrement d’accord avec vos concepts; vous savez que la tolérance est devenue une grande mode en cette fin de millénaire et que, paraît-il, selon la classe dominante, les insultes ne règlent pas les conflits entre les individus, les classes et même les gouvernements· Intéressant, n’est-ce pas comme grand principe démocratique? Toutefois, encore un mot sur la Commune: je persiste à dire qu’elle origine de la lie, c’est le peuple inculte, ouvrier et autre le plus démuni, le moins «instruit», la populace camarade, qui a fait le 18 mars et empêché l’armée de récupérer les canons de Montmartre. Oui, le peuple, qui ne s’identifie à aucun groupe, aucune étiquette particulière de parti, classe, secte ou société secrète où l’intérêt à peine caché n’est autre que la prise du pouvoir pour le contrôle de l’État selon des intérêts spécifiques. Car, vous semblez l’oublier, la Commune c’est aussi Louise Michel et les siens qui se battaient sur les barricades contre les soldats de M. Thiers pendant que d’autres péroraient la révolution· Politicailleux et fonctionnaires, organisant déjà le pouvoir du nouvel État et, grande décision révolutionnaire, vous me dites: ils abolissaient l’intérêt sur la dette. Misère! Et vous me demandez les causes de l’échec de la Commune alors qu’elles vous sautent à la figure, c’est trop pathétique pour en rire.

Pardonnez-moi, camarade, je m’emporte à mon tour dans les tourbillons de la polémique et je glisse dangereusement à droite en oubliant les recommandations de votre éditeur, mais tant pis. Je sais que vous aimez beaucoup l’État, et qu’il demeure la pierre angulaire de votre projet révolutionnaire, que vous comptez sur la solidité de sa structure pour bien asseoir le nouveau pouvoir ouvrier, c’est-à-dire: la DICTATURE (avouez que c’est un mot plutôt inquiétant) du prolétariat. Pourtant, ce mot résume tout, démontre cette soif du pouvoir absolu au nom d’un idéal mythique et, si je ne m’abuse, plutôt lointain dans votre esprit, quelque part dans une seconde phase brumeuse un peu comme le paradis des Chrétiens. Ce que vous appelez l’abolition de l’État. Le communisme intégral. L’avenir radieux disaient vos disciples à une certaine époque, alors qu’ils (des fonctionnaires et des flics de votre État Rouge) remplissaient les camps de concentration en couvrant du drapeau de leur révolution, une virginité sanguinaire. Pas des anarchistes, camarade, il n’y en avaient plus, éliminés depuis longtemps par les bolcheviques. D’ailleurs très efficaces les bolcheviques pour organiser la flicaille d’État. L’État, camarade, est un instrument de contrôle, de domination, de coercition et de lavage de cerveau entre les mains et au service d’une classe qui domine et peu importe laquelle. L’État est un monstre à deux têtes qui possède son existence propre devant avant tout assurer sa survie et sa reproduction: «les gouvernements passent, mais l’État reste»· La classe ouvrière n’y échappe pas, elle a été ou sera prise à ce piège, à cette contradiction fondamentale qui la conduit tout droit au gouffre de l’horreur et de la démesure. Votre aveuglement envers l’État prolétarien comme moteur de la révolution me décourage et m’exaspère; entrouvrez le tombeau de l’histoire et regardez par-delà le temps ce qu’a fait l’État au nom de la classe ouvrière· Elle a dévoré ses propres enfants pour assurer sa survie.

Expliquez-moi ça, camarade, convainquez-moi que l’État est l’instrument qu’il faut pour la mise en place d’une société communiste et qu’elle n’est pas une bête immonde à écraser du pied. Vous me dites que le drapeau noir est imbibé de sang, vous me traitez de crypto-droitier, de flic, d’ignare, d’anar, de social-fasciste et de je ne sais quoi (les insultes à la sauce idéologique des communistes sont multiples et savoureuses, elles rempliraient un volume de la Revue encyclopédique de Larousse)· Et moi qui n’osais même pas vous parler du marxisme, craignant que l’étiquette ne vous déplaise pour tout ce qu’on a réalisé en votre nom. Mais, je me demande, est-ce que ces insultes à mon endroit ne montreraient pas une certaine faiblesse de votre part une lassitude face à une erreur doctrinaire majeure ou encore, oserais-je le dire· à vous défiler tout simplement en refusant de débattre et d’accepter la réalité· que l’État n’a pas sa place dans l’émancipation du pouvoir populaire?

Au plaisir de vous lire, Camarade.

Pierre Lalanne

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Cher Monsieur,

Après une discussion brève mais intense, nous avons décidé Marx et moi de prendre le parti de vous répondre, pour le bénéfice de la lutte contre un mal qui sévit d’évidence à toutes époques: l’ignorance et la désinvolture. Marx se charge de vos élucubrations sur l’État. Je m’occupe de vos théories ronflantes sur la poussée spontanéiste d’un peuple miséreux, lumpen-prolétarien et «ne se réclamant de rien» protégeant les canons de la Butte Montmartre pendant la Commune de Paris. Observez d’abord qu’en cette fameuse nuit du 18 mars 1871, ce ne sont pas les œuvres complètes de Bakounine dorées sur tranche, ou l’Arche d’Alliance d’un nouveau paradis terrestre qui furent protégés et repris de l’ennemi versaillais, mais un nombre somme toute restreint de canons et de mitrailleuses sur trépieds. J’espère que vous aurez l’honnêteté d’admettre que de tels objets sont plus susceptibles de se rencontrer sur un théâtre d’opérations militaires qu’à la Kermesse du Grand Soir anarcho-spontanéiste. Citons d’abord des témoins oculaires dont le rapport vous permettra de constater par vous-même que le peuple de Paris s’organise dans la réalité de la Révolution de façon beaucoup plus sophistiquée et disciplinée que dans vos fantasmes et convulsions libertaires. Notez, en excusant mon explicite, que le terme Garde nationale renvoie ici aux milices ouvrières constituées autour de Gustave Flourens (1838-1871) principalement à partir des bataillons de Belleville, épurés de leur personnel bonapartiste, et consolidés en troupes révolutionnaires arborant le drapeau rouge, notamment lors des événements de la prise de l’Hôtel de Ville le 31 octobre 1870. Je suis certain qu’un enfant de la civilisation des ci-devant «médias» parviendra sans peine à visualiser les reportages suivants, que l’on doit à deux correspondants d’un quotidien londonien:

«Vers 3 heures du matin (18 mars): Des troupes de ligne et des mobiles ont tout à coup cerné les hauteurs de Montmartre et, au pas de charge, se sont emparés des canons: cela leur fut facile, car ils attaquèrent tout à fait à l’improviste. On battit aussitôt le rappel: le peuple appelé aux armes arriva en foule —de Belleville principalement— et reprit la position. Un corps de police fut désarmé, et le peuple reprit possession de ses canons. 15 personnes tuées dans l’échauffourée. À 3h30 du matin: la Butte Montmartre a été entourée par les troupes du général Vinoy, qui ont pris possession de toutes les grandes artères et ont installé canons et mitrailleuses en divers points. À 5 heures, un régiment de l’armée de Faidherbe, le 88e de ligne, arrivé seulement de la veille à Paris, s’est élancé vers la tour de Solférino, a surpris les gardes nationaux, une vingtaine tout au plus, et s’est emparé à la fois des hauteurs et des canons. Au bout d’une heure environ, la Garde Nationale commença à arriver, en force insuffisante pour reprendre ce qu’elle avait perdu, mais assez hardie pour échanger des coups de feu avec les troupes gouvernementales. Plusieurs non-combattants tués. Les gardes nationaux ont repris tous leurs canons et ont pris quelques-uns des canons et des mitrailleuses que la ligne avait hissés sur les pentes de Montmartre. Certains régiments de ligne ont fraternisé avec les gardes nationaux. On a crié: «Vive la Ligne!» Dans les rangs des soldats, plusieurs policiers armés de chassepots; ils ont été rudement traités. Lecomte, l’un des généraux qui commandaient les troupes, fait prisonnier. Conduit aux jardins du Château-Rouge. La partie loyaliste de l’armée contrainte de se retirer, avec les gardes nationaux loyalistes, en complet échec et en pleine déconfiture. Les rebelles gagnent du terrain dans la ville. Ils sont descendus de Montmartre et ont pris possession de la caserne du prince Eugène, planté le drapeau rouge sur la colonne de la Bastille; la moitié de Paris entre leurs mains.» Le DAILY NEWS, 20 mars 1871.

Dans ce genre de rapport, Monsieur, tout compte. Même le fait que les policiers tirent sur les communards avec des chassepots, ces fusils à aiguille qui étaient en usage dans l’armée française entre 1866 et 1874. Les policiers apparaissent donc ici armés par les bons soins des militaires, et le peuple ne manque pas de s’en aviser. Crucial aussi est le fait que les troupes qui chargent le plus crûment, sont celles du 88e de ligne, entrées en la capitale le plus récemment. Les troupes, en un mot, les moins au fait du mouvement de reconfiguration sociale en gestation depuis de longs mois au sein du peuple de Paris qui s’organise. Complétez maintenant, s’il vous plaît, le tableau du rapport suivant, d’un autre correspondant du même journal. Notez, toujours pour votre gouverne, que l’expression garde de Paris renvoie aux gardes municipaux, c’est-à-dire aux troupes de police légitimistes:

«Paris, 18 mars, soir: le général Vinoy en personne, à la tête d’une force militaire considérable, a marché au plus profond de la nuit sur Montmartre, espérant surprendre la Garde nationale qui y gardait les canons. Au point du jour ses troupes ont occupé le boulevard de Clichy et l’extrémité de toutes les rues menant vers les hauteurs de Montmartre. Mais quant ordre fut donné de passer à l’action, toutes les troupes de ligne mirent crosse en l’air et fraternisèrent avec les insurgés. «A bas Vinoy!» Quelques gardes de Paris ont bien tenu un petit moment, et ont riposté au feu que les insurgés avaient ouvert les premiers sur eux… Très vite toute lutte a cessé… Vinoy… s’est retiré en très bon ordre.» Le DAILY NEWS, 20 mars 1871

Maintenant, pour que vous vous orientiez sans errements vers une interprétation adéquate de ces données empiriques, je me dois de vous rappeler que 5 jours avant les événements de la Butte Montmartre qui, à l’échelle de la Commune, allaient avoir plus ou moins l’impact d’une petite prise de la Bastille, la Fédération de la Garde Nationale, ratifiée par 215 bataillons sur 270 s’était élue des délégués et avait constitué un Comité Central envoyant quatre délégués par arrondissement. C’est donc une émanation politiquement constituée sur une base populaire, prolétarienne principalement, qui servit de tête de pont sociale et militaire à l’acte défensif du 18 mars. Interprétons maintenant les mouvements de fond sous-tendant ce que nous fournit le rapport des témoins directs. Souvenons-nous que les troupes prussiennes encerclent la capitale. Le ballet militaire auquel on assiste pendant les jours et les semaines précédant le 18 mars est marqué au coin de l’ambivalence. Quelle est la structure militaire et sociale mandatée pour assurer la défense de Paris? Cette ambivalence, typique de la transition révolutionnaire, était déjà résolue pour le peuple de Paris. Discipliné et solide dans son option, il s’empressa de prendre ses positions quand il entendit le battement du rappel. Il vint appuyer un contingent de gardes nationaux, initialement faible numériquement dans ses positions de sentinelles, les rues de Paris étant si sûres… La vraie garde nationale, c’est-à-dire le peuple en arme, joua alors son rôle défensif dans un cadre d’action qu’il avait déjà constitué, et sous un commandement qu’il avait déjà élu. Il opéra sur ce théâtre en ne se réclamant de rien… d’autre que de la Commune de Paris, structure déjà pleinement organisée, que la nuit de Montmartre fit simplement éclore au (petit) jour. Par contre, l’ambivalence révolutionnaire oscilla dans toute sa majesté parmi les troupes légitimistes, qui, partiellement ou en masse, selon les correspondants, mettent crosse en l’air et fraternisent avec la garde nationale. Il faut comprendre qu’en mars 1871 les soldats de la défaite franco-prussienne sont las de la guerre, ce qui crée des conditions idéales pour les amener à tourner leurs armes contre leurs officiers, et à embrasser la Révolution. Pas surprenant donc que ce soit les corps policiers, armés par l’état versaillais de fusils normalement réservés aux troupes, qui offrent la résistance la plus vive. Tout ici nous montre non pas le point de départ, mais bien le point d’arrivée d’une joute socio-historique déjà pleinement engagée, se reflétant, presque fortuitement, sur un théâtre militaire restreint, mais avec ce type d’éclat susceptible de saisir les imaginaires et de s’y figer. De s’y figer et de s’y distordre avec les années, à voir le degré d’aberration qu’il atteint à quelques 130 ans de distance dans certains cerveaux exaltés! Point ici, Monsieur, de poussées spontanéistes d’un peuple lumpen-prolétarien ne se réclamant d’«aucune étiquette particulière de parti», mais plutôt la prise en charge révolutionnaire par une subjectivité collective solidement organisée, d’un mouvement objectif profond dont le déploiement se donne à l’analyse. Vous vous contentez de remplacer cette analyse par des accès de mysticisme populiste sacralisant Louise Michel & Consort, éclaboussant les barricades du sang noir… des autres (c’est qu’elle nous enterrera tous avec sa phraséologie de braillarde anarcho — car telle est son étiquette de parti!). Ce genre de romantisme à la fois exalté et cuistre ne vous mènera qu’à la consolidation de cette ignorance des mouvements sociaux sur laquelle repose infailliblement la théorie sociale et historique des anarchistes et de leurs suppôts.

Bien à vous,

Friedrich Engels

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Monsieur,

Vous me dites «vendez-moi l’État». Je vous répond: «vendez-moi l’anarchie!». Vous aimez l’anarchie, donc vous m’imputez un amour de l’État, qui n’existe que pour le sentimentalisme anarchiste que vous suintez inévitablement, et dont vous éclaboussez gaillardement votre interlocuteur. Je n’aime ni ne déteste l’État: je le constate, froidement. Après le Karl Marx bakouninisé de votre premier topo, vous m’assénez maintenant un Karl Marx bolchevisé, stalinien à rebours. Vous écrivez DICTATURE en majuscule et prolétariat en minuscule. Le prolétariat insufflant sa logique et imposant son poids social à la bourgeoisie se transforme donc, dans votre phraséologie, en dictature au sens bourgeois du terme, ploutocratisme violent sous couvert empirique de totalitarisme individuel, chefs d’État au balcon, et nos petits Chamberlain sur les dents. Vous substituez la pirouette verbale à tout effort de conceptualisation des catégories sociales impliquées dans le raisonnement pensant le prolétariat comme collectif dictant ses vues à la classe des accapareurs, dans une phase historique donnée. Je ne me soucie donc pas de la dimension platement verbaliste de votre argument. La Commune de Paris, Monsieur, a prouvé que le prolétariat ne doit pas s’emparer du vieil État faisandé, mais produire des structures parallèles, autonomes, qui finiront par le briser et le dissoudre. Cette poussée continue de se manifester tendanciellement en votre temps. Avez-vous déjà rêvé à tout ce qu’annonce l’idée in embryo d’ORGANISME NON-GOUVERNEMENTAL…? Je vous rappelle en un mot, Monsieur, que vous avez ici affaire à Karl Marx. Pas au croquemitaine que la courteur de vue théorique de votre époque en a fait, dans l’inculte grimoire à fables de l’ère bourgeoise, où l’horreur que je suscite à Bakounine et à Rothschild se rejoignent si harmonieusement qu’on pourrait presque troquer les quolibets et les formules des uns pour celles des autres…

Karl Marx

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Camarade,

Vous me flattez, faire appel à Engels pour me donner un cours d’histoire sur la Commune et la journée du 18 mars; un cours très intéressant que j’ai grandement apprécié et je reconnais la rigueur soporifique du Camarade Engels qui cherche à noyer le poisson. La seule chose que je déplore, c’est cette désinvolture propre aux communistes, pour ne pas parler de mépris: traiter Louise Michel de braillarde anarcho hystérique est tout de même fort. Encore une fois, vous démontrez que vous niez le peuple en tant qu’humanité, lui enlevez son existence propre en lui foutant un uniforme sur le dos pour le faire marcher au pas et vous confinez le reste au rôle béat de spectateur. Sachez que c’est aussi le sang de ce peuple que vous cherchez tant à nier qui a coulé le plus rouge dans les rues de Paris; ce peuple, ces femmes aussi qui construisaient les barricades et participaient activement à la révolution. Du revers de la main, vous banalisez ces milliers de morts et pire encore, vous les imputez aux anarchistes. Par ailleurs, comme dans toute bonne recette marxienne, vous interprétez mon propos, le récupérez, l’enrobez de sucre scientifique dans un pudding socialiste, le renversez et me le resservez en me disant de le bouffer les yeux fermés: que tout est là! Je ne vous ai pas demandé de me vendre l’État, camarade, mais de m’expliquer ce qui n’a jamais été vraiment dit, vous vous défilez toujours: comment, selon vous, concrètement, peut s’articuler le rôle de l’État dans la mise en place du communisme sous le contrôle absolu d’une avant garde (pour ne pas dire une clique) émergeant du prolétariat? Vous me dites également que vous n’aimez pas l’État, que vous le constatez tout simplement; c’est-à-dire que vous baissez les bras et que vous l’acceptez en tant que pouvoir absolu, en tant qu’outil unique. Mais, qu’il soit bourgeois ou autre importe peu, je pense plus que jamais que l’État demeure fondamentalement asservissant et incompatible avec la révolution.

Vous avez, il me semble, également constaté l’existence du capitalisme et mieux encore vous en avez démontré les mécanismes de manière magistrale, et cela n’a jamais été égalé depuis. Vous l’avez constaté, expliqué et non pas accepté, vous avez plutôt décidé de consacrer votre vie à le combattre, alors pourquoi abdiquer devant l’État tout simplement parce que vous en constatez l’existence et sa puissance en sachant très bien qu’elle ne puisse objectivement accomplir le rôle que vous voulez lui donner? Je ne vous enrobe ni à la crème anarchiste ni à la vodka bolchevique, mais, dans ma dernière lettre, je cherchais à vous montrer la dérive de l’État prolétarien soviétique tombé entre les mains d’une clique qui s’approprie les leviers du pouvoir et, sans pitié, organise la répression brutale au nom de la classe ouvrière. Vous rejetez cela du revers de la main, mais le putsch bolchevique a tout de même été réalisé au nom du prolétariat et de votre doctrine: admirez en le résultat. Que vous me parliez de conditions objectives, de tendances historiques convergentes pour le prochain siècle, ça ne change en rien au fait que votre conceptualisation de l’État prolétarien est responsable de ce foutoir qui a fait reculer la cause de la révolution pour dix générations. Vous me dites que Bakounine et Rothschild se rejoignent? Moi, je vous demande si Lénine rejoint Marx?

Pierre Lalanne

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Monsieur,

Sur vos rodomontades anarcho-populistes du premier paragraphe, il n’y a pas à commenter. Vos hoqueteuses et redondantes envolées hugoliennes parlent, par elles-mêmes, d’elles-mêmes. Notez cependant que le très révélateur qualificatif hystérique appliqué aux femmes de la Commune est de vous seul. Veuillez donc ne pas l’imputer à Engels. Sur votre commande d’apothicaire du second paragraphe: fin de non recevoir à votre requête. Car, encore une fois, il y a ici redondance de votre part! Tel que déjà signalé: je ne suis pas le démiurge de l’histoire, pas plus qu’un élaborateur de modèles sociaux de troquet, et… pas plus que le doxographe de vos distorsions et aberrations.

Troisième et quatrième paragraphes: ici un insecte dit à Karl Marx, persona non grata dans toutes les nations d’Europe, qu’il baisse les bras face à l’État. L’Histoire jugera… Ayez simplement l’honnêteté intellectuelle de relire la partie III de l’ADRESSE sur la Guerre civile en France, et cessez de vous adresser à moi comme si j’étais Otto von Bismarck. L’État contemporain, ainsi que sa mauvaise conscience individualiste l’Anarchie, sont des émanations bourgeoises vouées à la décrépitude, comme le mode de production qui les engendre. Étatisme et Anarchisme se touchent intimement, et vous m’avoueriez que vous, le bakouninien torride chantant les barricades ensanglantées, êtes fonctionnaire d’état, que je prendrais la nouvelle sans broncher.

Cinquième paragraphe: de nouveau la redondance! Retour pétaradant de l’individualisme idéaliste anarcho bon teint de votre première intervention. Tout a commencé dans la tête fiévreuse du mauvais thaumaturge! Il est responsable! Les idées dominent le monde matériel! Ce sont les concepts jaillissant, tels Minerve en armes, de l’occiput de Marx, qui ont éclaboussé le pauvre monde de ce que vous nommez fort inélégamment le «putsch soviétique». Dites donc plutôt que la révolution russe a éclaté malgré le «marxisme» plékhanovien, avec (NB: avec, pas grâce à ou à cause de!) le matérialisme historique oulianovien, dans une monarchie putride, condamnée par le capitalisme agro-industriel. Dites ensuite qu’elle a rencontré la formidable résistance des puissances bourgeoises occidentales, qui ont jeté contre elle la guerre civile dans les années 1920, et la guerre mondiale dans les années 1930. Ceci entraînant inexorablement la mutation stalinienne de la république des soviets, menant sans rémission à l’étranglement actuel. Mon rôle dans les affaires de votre siècle sera alors remis à sa juste et modeste place… Si vous dites cela, ce ne sera plus du tout redondant! Mais alors, ce ne seront plus vos propos non plus, et vous allez encore bougonner que Karl Marx vous a soufflé vos lignes!

Finalement vous soulevez, à la toute dernière ligne de votre pathétique diatribe, la seule question introduisant quelqu’intérêt et quelque nouveauté ici. Vous me demandez «si Lénine rejoint Marx». Et là il vaut la peine de s’arrêter. Car enfin, je dois l’admettre, au soir de ma vie: je me suis trompé. Depuis 1848, j’annonce une Révolution dont je crois configurer la prospective, et dont en fait je ne fais que reproduire la nostalgie. Un quarante-huitard rétrospectif, à la conscience inversée, faussement prospective, voilà ce que je suis. Comme Engels, comme Lenchen Demuth, comme ma femme Jenny, son frère Edgar von Westphalen, et tous nos contemporains. Nous sommes la génération des exaltés de 1830-1848, des enfants coulés, constitués, définis, dans le métal du fer révolutionnaire, fracassant l’écu junker, ou son halo… Votre fixation sur l’individuel et le biographique se nourrira certainement voluptueusement de cet aveu! Mais moi, c’est plutôt l’analyse fondamentale de cette conscience inversée de ma génération et de ma classe qui me mène directement à Oulianov, ce petit caucasien à l’œil acéré…

Faites un effort de concentration pour saisir ce qui va suivre. J’ai introduit la dialectique hégélienne dans le matérialisme historique. La dialectique ne fait pas de pardon dans l’étude et la compréhension de l’histoire. Elle rejette le durable, l’éternel, le stable, le constant, le cyclique, l’identique, au profit du contradictoire, de l’irréversible, de la crise, de l’altération novatrice et sans retour. Il n’y a pas a transiger avec ce type de doctrine. Et pourtant, bien malgré moi, j’ai transigé avec l’ancienne pensée non-dialectique. Évidemment, pensez-y! J’ai avancé que la révolution prolétarienne allait se déployer comme le fit la révolution bourgeoise. Les révolutions bourgeoises, celle de 1789, certes, mais aussi, et plus précisément, mon rêve de jeunesse devenu réalité en 1848, furent le modèle identitaire que j’employai, comme fatalement, pour me représenter les révolutions à venir. En perpétuant un tel modèle identitaire, c’est la vieille pourriture métaphysique que je maintenais, coagulée au cœur de la dialectique. Plus de crise, plus de nouveauté radicale, mais une toute subreptice modélisation, un carcan, un patron. Et pas le moindre! Rien de moins que la bourgeoisie montrant au prolétariat comment faire une révolution! C’est justement ce carcan, ce patron qu’Oulianov-Lénine a brisé. Il a démontré que, dans son déploiement effectif, la révolution n’adopte pas de modèle absolu, mais seulement des analogies tendancielles. Il a démoli les restes de fantasme doctrinaire de mon approche. Il a enfoncé les marxistes russes, avec ses fameuses Thèses d’Avril, l’un des grands traits de prospective historique de votre siècle. Il a prouvé, par son œuvre et par son action, que, comme il l’a dit lui-même, l’histoire se développe toujours par son mauvais côté. Le léninisme théorique en histoire, c’est le culminement de la dialectique dans le matérialisme historique. Plus de modèle, plus de séquences obligées pré-établies dans l’idée. Déchiré l’ultime rideau de l’hégélianisme de Marx. Hélas, et là je pense que nous nous rejoignons dans la tristesse sinon dans la pensée, Oulianov-Lénine a été englouti par les lois qu’il a lui-même découvertes. L’histoire, que, pour l’avoir révélé, il ne contrôlait pas plus que moi, s’est développée du mauvais côté pour lui et les siens aussi… régressions thermidorienne, brumairienne et finalement liquidatrice incluses! Voilà, de fait monsieur, ce que Lénine et Marx ont profondément en commun: ils finissent déchiquetés par les colossales contradictions historiques qu’ils mettent à jours.

Karl Marx

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Camarade,

Vous pensiez probablement être débarrassé de moi depuis le temps que je ne me suis pas manifesté? Mais, le pseudo anarcho-bakounien n’est pas encore au tapis, malgré les coups que vous lui portez avec tant de plaisir. J’ai seulement pris le temps de savourer ma petite victoire à votre endroit. En effet, depuis le début je m’interrogeais sur la manière de vous extirper de la rigidité de votre cadre théorique et vous inciter à parler, un peu, de vos sentiments envers le combat que vous avez mené toute votre vie contre les classes dominantes et leur exploitation éhontée des forces vives de l’humanité, mais ma question sur Lénine, dans un instant de colère, je l’avoue, a déclenché en vous une réflexion importante que je cherche à vous arracher depuis le début; ce ne fut pas facile et j’en suis très ému. Je constate avec plaisir que, malgré toute votre rigueur matérialiste, se cache toujours en vous, un peu de la naïveté de votre jeunesse, de la détermination et de l’espoir dans la nécessité brutale de l’action (Che Guevara parlait de la tendresse dans la dureté). Je trouve donc la dernière partie de votre lettre très touchante. Et elle explique magistralement votre position quant à l’évolution de nos sociétés et la finalité de l’histoire; que rien n’est jamais joué et surtout pas l’importance de la «révolution» qui, malgré tout ce que l’on peut en dire, doit demeurer un moteur de transformation sociale, une étape à franchir vers autre chose qui devrait également conduire encore vers d’autres formes d’organisations sociales et j’imagine que ça n’aura jamais de fin et seulement des recommencements perpétuels et des remises en question incessantes. Car, finalement, le rôle de l’individu, qu’il soit passé de l’esclavage, au servage, au prolétariat et au salarié de service n’a pratiquement pas évolué, ses conditions sont les mêmes, assujetties totalement à la dictature du «capital», qu’elle soit féodale, nationale ou mondiale. L’important, et vous l’avez toujours démontré avec vigueur, c’est de se battre pour ses idées et sans vouloir vous relancer, je persiste à penser que l’État…

Bien à vous

Pierre Lalanne

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…c’est vous. Pas moi!

Notez, toujours aussi tristement, que, attendu que je suis dépassé par Oulianov-Lénine, il appert qu’Oulianov-Lénine est dépassé par moi. Son analyse anomaliste, valide à court terme, rend, à plus long terme, des comptes à mon modèle analogiste. En gros les phases sont: Gouvernement révolutionnaire, Bonapartisme/Stalinisme, Restauration. Quelque part cela se rejoint, toute cette merde. La phase suivante ce sont alors les Trois Glorieuses. Gardons l’œil…

Karl Marx

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…Ce n’est pas moi non plus, je l’ai subi, tout comme vous… Mais vous avez raison, c’est de la merde… Gardons l’œil ouvert et le bon.

Pierre L.

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5- VIN ET LOGICIELS

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Deux questions.

  1. Dans la correspondance Marx/Engels il est fait état de lettres de F. Engels à Mme Marx qu’il lui envoyait lors de son périple en France et dans lesquelles il parle des vins de Bordeaux, en particulier du Château d’Arcins et du Cos d’estournel dont si ma mémoire est bonne il a envoyé quelques flacons à la famille Marx. Dans quelle mesure cet envoi a-t-il influé sur la théorie de la plus-value? La question n’est pas totalement innocente car on retrouve le même type de lettre dans la correspondance entre Galilée et son beau-frère, c’est alors la réponse de Galilée à son beau-frère qui lui avait envoyé du vin qui est intéressante…
  2. Que penseraient Karl Marx et Friedrich Engels aujourd’hui de la production des biens immatériels comme les logiciels qui ne sont pas une marchandise au sens classique du terme (on les a encore quand on les a vendus) et dont la production devient dominante à l’échelle mondiale (l’informatique est l’activité économique mondiale qui représente le plus gros chiffre d’affaires). De plus cette production ne se fait plus dans de grandes manufactures, mais à travers des réseaux informatiques avec des développeurs répartis tout autour du monde. Dans ces conditions, quid des rapports de production et d’exploitation, quid de la classe ouvrière?

Ivan Lavallée

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Cher Monsieur Lavallée,

Merci de ramener à notre mémoire le souvenir tendre de Monsieur Engels voyageant à travers le monde et nous faisant parvenir les boissons les plus fines. C’est grâce à lui que nous avons découvert le porto, cette superbe subtilité gustative. Nous avons bien ri en lisant votre première question. Mère a rougi comme pivoine quand elle a pris la mesure de la quantité de sa correspondance que les hommes et les femmes de votre époque semblent avoir compulsé! Les théories de la plus-value sont, comme vous le savez, de formulation assez ancienne, mais Père doit encore les intégrer en leur lieu et place au sein des développements en cours de son économie politique. L’influence des fins cépages et des liqueurs fruitées est donc encore intégrale et entière sur le programme en gestation… Trinquons à l’avenir! Cet avenir qui est vôtre! Votre référence galiléenne, nous échappe un peu, mais Père a eu ce mot: «C’est un Galiléen qui sait décliner ses millésimes. Il est avec nous!». Je vous le passe donc pour la réponse à votre seconde question.

Respectueusement,

Eleanor Marx

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Cher Monsieur,

Tussy et moi-même vous écrivons un peu à l’insu de ma chère épouse. Ma femme et mes deux filles aînées ont parfois la démarche un peu chaloupeuse dans leur promenade sur les boulevards du futur. Votre époque est franche, cordiale, entière. Cela sied beaucoup plus au caractère de ma Tussy, ma benjamine. La plus futuriste de nous tous! Évidemment, penser le logiciel comme objet technique ou économique est délicat. Je suis encore à me relever de l’avion et du photocopieur! Deux de vos possessions que je jalouse intensément. Il me semble, sous réserve de votre éclairage, que la marchandise dont ce logiciel se rapproche le plus est encore le livre, ou ce que votre époque appelle le «disque» (j’entends cette sorte de livre à musique). Il est reproductible dans son intégralité, copiable, et aisément transmissible. Le bond qualitatif réside évidement dans sa force, son pouvoir générateur de travail. Mais, pour le peu que j’arrive à configurer la chose dans mon esprit, je crois que c’est moins comme marchandise que comme pouvoir technique que le phénomène va compter. La machine à vapeur plutôt que le papier-monnaie, si vous suivez l’analogie. Ainsi, je le vois plus comme révolutionnant la dynamique interne du capital constant et comme redisposant l’activité de production, de «sa» production notamment, plutôt que celle de «sa» circulation. Ces marchandises se produisent dans des petits ateliers semi-tertiaires, non polluants, impliquant une disparition quasi-entière du dispositif manufacturier traditionnel, et mobilisant une main-d’œuvre peu nombreuse mais extrêmement qualifiée. Un nouveau type d’aristocratie ouvrière à côté de laquelle les typographes font figure de simples éboueurs! Cela est très riche en conséquences. Je ne peux guère développer, en partie à cause du caractère quelque peu confidentiel de notre échange, mais, je m’en voudrais d’omettre un dernier trait du phénomène. Si je comprends bien, ces logiciels permettent en un éclair et au mépris de toute linéarité chronologique, de boucler des transactions boursières pentagruéliques sur la surface entière de la planète. Cela, Monsieur, risque de jouer pour beaucoup. En ce sens que, baignant dans un dispositif conjoncturel historique particulier (que vous vivez au moment même où vous recevrez mon mot, à mon humble avis) ces logiciels de transaction boursière risquent de vous mener directement et de façon fulgurante au Krach boursier planétaire!

Respectueusement,

Karl Heinrich Marx

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6- COMMUNISME

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Est-ce que l’objectif de Marx était le communisme ou autre chose?

Merci

Richard Labelle

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Cher Monsieur Labelle,

Vous soulevez ici l’articulation d’une question que je présage très intéressante. Il m’est cependant difficile de la transmettre à mon père en l’état, car cette articulation manque un peu d’explicite. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par OBJECTIF. Objectif pratique, tactique, stratégique? Objectif de la doctrine militante, de l’hypothèse historique, du système philosophique? Objectif du Manifeste ou du Capital? Objectif de la Ligue des Justes, de la participation au Mouvement Chartiste, de l’Internationale des Travailleurs, de la critique du programme de Gotha? Objectif du publiciste ou du journaliste, et dans ce second cas: Nouvelle Gazette Rhénane, Annales franco-allemandes, New York Daily Tribune? Dites-nous, cher Monsieur, à quel(s) objectif(s) vous pensez.

Ensuite, la formulation d’une proposition plus élaborée sur ce que vous avez en vue avec cet AUTRE CHOSE lourde de contenu, mais dans lequel il y a d’une certaine façon trop de sang, trop de substance, serait un geste fort généreux de votre part. À quoi pensez-vous donc avec ce mystérieux AUTRE CHOSE? Finalement, nos lectures sur votre captivant siècle nous ont amené à nous dire que la notion de COMMUNISME n’ouvre pas les mêmes univers de signification pour nous, modestes gens du temps de la Commune de Paris, et pour vous, homme du futur. Mais, dans ce cas, ne vous faites pas de souci, ce sera mon père qui, sensible à ce problème potentiel de communication, formulera axiomatiquement dans quel sens il entend COMMUNISME, en répondant à votre intéressant problème.

Respectueusement,

Laura Lafargue, née Marx

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7- SAUVÉ SON ÂME

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Où Marx a-t-il déclaré : «j’ai parlé et j’ai sauvé mon âme»?

Merci

Pierron

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Cher Monsieur,

Quand notre mère a lu votre missive lors de notre petite réunion-DIALOGUS vespérale, nous nous sommes tous regardés en bavant des ronds de chapeaux. Le Maure! Sauver son âme! Mère et Monsieur Engels, qui sont les meilleurs doxographes de Père qu’on puisse imaginer au monde ont proposé différentes hypothèses, que Père a rejeté une à une en se grattant la tête. Mère et Monsieur Engels ne se souviennent pas. Père ne se souviens pas, ou affecte de ne pas se souvenir. Il affirme que tous ses épigrammes et apostrophes ne peuvent pas lui rouler en permanence dans la tête. De bonne guerre, force est-il d’admettre. Sauf que Laura, Eleanor et moi-même aimerions bien savoir dans quelles circonstances le Maure a pu pondre pareil aphorisme! On dirait quelque allusion ironique au Faust de Goethe. Nous avons, depuis un moment, cessé de douter de la quasi omnipotente connaissance que votre époque détient des moindres circonvolutions de notre vie. Votre siècle en est allé jusqu’à créer la surprenante notion de «marxologie», et nous commençons à en prendre toute l’incroyable mesure. Donc, s’il vous plaît, dites-nous. Vous nous prenez de cours et nous sommes profondément intrigués. Soyez gentil, et ne nous laissez pas languir. Merci, de toute façon, pour ce curieux problème.

Respectueusement,

Jennychen LONGUET, née Marx

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Dans Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt Marx était moins verbeux et plus efficace. Cette citation, d’origine latine comme bien d’autres, signe l’impuissance de Marx devant le succès du socialisme réformiste contre le socialisme révolutionnaire. Acte manqué? N’oubliez pas le fils spirituel du Maure: Vladimir Ilitch Oulianov, mon père spirituel à moi. Une seule solution: «La Révolution».

Pierron

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Grand merci du renseignement. Quand je leur ai lu votre missive, Karl Marx, Friedrich Engels, et la Baronne von Westphalen ont levé les yeux au plafond. Ce sont mon père, le meilleur ami de la famille, et ma mère, mais je n’ai rien pu en tirer. Les anglais disent: NO COMMENT. Et Laura qui insiste pour que ce soit moi qui réponde à vos missives. Il se passe de drôles de choses ici. Enfin encore merci.

Jennychen LONGUET, née Marx

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8- MONNAIE D’ÉCHANGE

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Monsieur Marx,

C’est à l’économiste que je m’adresse. Je lui demande si sa critique du capitalisme serait la même si l’accumulation inévitable du capital dans une économie de marché avait le temps de loisirs comme valeur d’échange plutôt qu’une monnaie permettant d’acquérir des biens matériels. Je veux dire par là si l’avoir accumulé ne pouvait s’échanger qu’en temps de non-travail, ce temps de non-travail (accumulé ou consommé) étant la seule mesure et la seule jouissance possible de la richesse d’un individu. Merci.

Simon Dubuc  

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Cher Monsieur,

Je vais répondre à votre fascinante question en passant par étapes du réel à l’imaginaire. Je vais faire sauter une à une chacune de mes objections de fond à vos prémisses, comme on fait sauter autant de verrous, et nous verrons dans quel Eldorado spéculatif cela nous emporte. À l’avance, et avec mes excuses, je vais d’abord retirer l’accumulation (inévitable) du capital de votre question. Le concept est ici inadéquatement utilisé, et, comme il deviendra central dans la petite robinsonnade que je m’apprête à construire pour vous, je ne veux pas que l’idée à laquelle il correspond ne soit ici dévoyée. Votre question devient alors: Je lui demande si sa critique du capitalisme serait la même dans une économie de marché qui aurait le temps de loisir comme valeur d’échange plutôt qu’une monnaie permettant d’acquérir des biens matériels [La seconde phrase demeure inchangée]. J’espère que vous observez que cette «accumulation» n’est finalement pas si «inévitable»! J’ai la paisible certitude que le sens fondamental de votre question demeure inchangé dans cette reformulation. Cela tend, à mon sens, à confirmer l’inadéquation de la présence en son sein du concept incriminé, dont nous venons de faire l’ablation.

Ma «critique du capitalisme», comme vous dites, repose sur deux idées maîtresses. La théorie de la plus-value, selon laquelle l’enrichissement capitaliste se fonde sur une extorsion systémique, inexorable, et involontaire de surtravail. Et la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, selon laquelle la diminution cumulative du capital variable étrangle le capitalisme et le mène, de par son développement interne, à sa perte. Votre question s’interprète alors: la théorie de la plus-value et celle de la baisse tendancielle du taux de profit seraient-elles toujours en vigueur si on avait affaire à une économie où la monnaie serait remplacé par le temps de loisir?

Mon premier problème est que vous prétendez, dans votre seconde phrase, que l’avoir accumulé s’échange. L’avoir accumulé ne s’échange pas. Il se consomme en valeur d’usage. Imaginons qu’au fil des années vous avez «accumulé» dans votre maison un grand nombre de chaises. Si bien que vous décidez un beau matin de les revendre. Si vous trouvez des acheteurs, cette marchandise n’aura de fait jamais cessé de circuler, une pause de quelques années dans votre vivoir ou votre grenier n’étant qu’un facteur épisodique sans conséquence du point de vue du mouvement économique global. C’est seulement si vous ne trouvez plus acheteur que cette marchandise est accumulée, non plus au sens trivial du terme cette fois. L’accumulation est un rapport social, non matériel. En ces chaises accumulées sur votre perron sans acheteur, il ne vous reste plus qu’à faire un feu pour vous chauffer, ou vous asseoir, à raison d’une chaise par jour, ce qui réduit leur usure dans la prise de possession de la valeur d’usage. Prenons un exemple moins ironique. Le cas parfait d’avoir accumulé dans le capitalisme industriel, c’est la machine. La machine est un capital mort, constant, qui ne circule plus comme marchandise, mais est prosaïquement utilisé et s’use, comme le charbon qu’elle contient brûle. Quand elle retournera dans le circuit des marchandises commercées, ce sera comme monceaux de rebut métallique, à la casse, et non plus comme machine. C’est donc dans la définition intrinsèque de l’avoir accumulé de ne pas s’échanger. S’il s’échange, c’est qu’il n’est pas un avoir accumulé mais un avoir qui circule, avec ou sans pause épisodique. C’est par exemple le cas de l’argent que vous «accumulez» dans votre compte de banque. Il part dans toutes les directions, et fait tout dans le circuit économique, sauf dormir dans un coffre. Intrinsèquement il n’y a pas accumulation du capital, mais circulation du capital. Et le concept «marxiste» d’accumulation primitive me direz-vous? Nous y reviendrons.

Pour faire sauter ce premier verrou fermant mon entendement à votre question, je dois décider que vous entendez par «avoir accumulé» soit la marchandise, soit le temps de travail. Troquer de la marchandise contre de l’oisiveté, cela me paraît, monsieur, par trop paradisiaque, donc fantaisiste, pour que la main tremblante de mon raisonnement spéculatif, même alimenté par l’imagination, puisse trouver quelque prise. Par contre, troquer du temps de travail contre du temps de non travail, là, cela passe encore. On retourne simplement vers ce que je crois être le cœur de votre question depuis le début. Imaginons un capitalisme où le travail se troque pour du loisir, sans l’intermédiaire d’une monnaie. L’économie politique de Karl Marx tient-elle encore dans ce genre d’univers.

On en arrive alors au second verrou emprisonnant mon entendement: la disparition de la monnaie. La monnaie est une marchandise qui a comme vertu particulière son aptitude, vite mobilisée, à s’ériger en mesure des autres marchandises, y compris du temps de travail et du temps de loisir. Historiquement, elle assume ce rôle bien longtemps avant de se cristalliser en capital. La monnaie a aussi comme vertu, dans certaines conditions particulières, de pouvoir faire l’objet de ce que j’ai justement nommé l’accumulation primitive. Pourquoi? Parce que, comme déjà signalé, l’accumulation ayant pour conséquence la prise de possession de la valeur d’usage, on est amené à se demander quelle est la valeur d’usage de la monnaie en tant que monnaie? Réponse: prendre la mesure de la valeur des autres marchandises dans et par l’échange. Accumuler un capital primitif, c’est donc inévitablement se préparer à le remettre en circulation. Il n’a que cela à offrir comme valeur d’usage: sa valeur d’échange. Notez que, dans le présent raisonnement, l’avare qui thésaurise pour ensuite caresser ses pièces d’or ne les mobilise plus comme monnaie, mais comme fétiche inane. Il pourrait en faire autant de bibelots, de fourrures, de toiles de maîtres ou de boutons de col. Le contenu de la cassette d’Harpagon n’est plus monétaire si le pauvre ladre est déterminé à ne plus jamais s’en départir, c’est-à-dire le faire circuler.

Donc, la monnaie étant une marchandise, vous me voyez ici passablement réfractaire à la retirer de ce que vous décrivez vous-même comme une économie de marché, c’est-à-dire un dispositif d’échange de marchandises, dont cette même monnaie a pour fonction primordiale d’assurer l’existence de par son statut d’étalon de toutes les marchandises. Je vous soupçonne fortement de ne pas faire la distinction entre la monnaie, instrument inerte et potentiellement inoffensif, et les différentes formes qu’elle adopte dans les systèmes d’exploitations successifs: rente foncière, capital, salaire, etc… Mais je vais me contenter ici de faire sauter ce second verrou, et vous faire crédit de la monnaie. Je la retire donc de notre économie de marché utopique, tout banalement, comme on retirerait, mettons, le café ou la toile de cachemire.

Nous voici donc face au troisième et dernier verrou empêchant mon entendement de totalement se débrider en votre compagnie, monsieur. Dans une économie de marché sans monnaie, mais toutes choses égales par ailleurs, voici que notre capitaliste Robinson paie son employé Vendredi en temps de loisir. Du temps de travail pour du temps de loisir, voilà l’équation. La question qui se pose alors est: le temps requis par Vendredi pour la satisfaction de ses besoins vitaux est-il ou non part de l’échange? Évidemment, à l’âge d’or de la société industrielle et de la monnaie, la réponse aurait été, quant à l’équivalent monnaie de notre objet utopique: oui. Vendredi paie sa nourriture, son loyer, et sa paillasse avec son salaire, comme tout ce qu’il s’approprie. Vous comprenez donc que, maintenant que tout se commerce en temps, déférence obligée pour quelqu’ultime lambeau de réalisme, j’hésite à donner à Vendredi —à l’oeil!— le temps pour son sommeil, ses repas, ses déjections, ses ablutions, et ses soins médicaux, et à ne lui commercer que son temps d’exercice, d’amusement, de réflexion, de méditation, et d’élucubration… Où faire passer la frontière entre, disons, une ablution et une baignade, une somnolence et une méditation? C’est ce genre de crise qui mena jadis le troc à sa perte. L’échange de marchandises fondamentalement identiques paralyse à terme le sain commerce!

Cassons ce dernier verrou. Va pour les besoins vitaux de Vendredi. On lui accorde 12 heures pour ses activités «hors marché», et notre échange se joue sur les 12 heures qui restent. Robinson est d’ailleurs bon prince, monsieur, son rapport adéquat au réel n’étant, depuis un temps, plus au centre de ses préoccupations ou des nôtres. Si bien qu’au point où nous en sommes, il nous fait une heure de loisir pour une heure de travail. Donnant donnant! Vendredi travaille 6 heures par jour, en consomme 4 et en «accumule» 2 par jours. Après un mois à ce régime, il dispose de 60 heures. Il se casse en vacances. Puis on recommence.

Laissons de côté la question de savoir comment Vendredi se procure sa raquette de tennis ou son billet de train, vu que, conformément à vos prémisses, la seule monnaie qu’il a en poche est temporelle, et passons directement au statut de ma critique du capitalisme face à ce dispositif. L’industriel paie le travailleur pour un produit que ce dernier met lui-même en marché, en le troquant contre… disons son temps de loisir à lui, industriel. Pour marcher à profit, le capitaliste doit remettre à son travailleur moins de… hum… temps qu’il ne s’en approprie. Dans le cas contraire il perd plus de temps qu’il n’en gagne et finit par ne plus pouvoir rien faire! Ainsi mon magnanime Robinson de tout à l’heure, en marchant à une heure de travail pour une heure de loisir, accumule du temps et se maintient à flot. Il est alors inévitablement l’exploiteur de Vendredi. Ou alors, il perd du temps aux mains de Vendredi, et finit en faillite, son employé ayant trop consacré à ses loisirs le temps requis à faire marcher l’entreprise. Il saque alors Vendredi, ou ne le reprend plus au retour de ses vacances. Ce dernier tombe alors entre les griffes d’un accapareur de temps nécessairement moins généreux puisqu’il survit, lui! La contrainte de fer de l’extorsion du surtravail ne se formule pas autrement que ce qui s’impose ici à Robinson: exploite ou périt. Revoici donc la théorie de la plus-value. D’autre part, confronté à la concurrence, qui fait baisser la valeur des marchandises à court terme, disons en augmentant l’automation de la production, Robinson doit suivre le mouvement. Votre «économie de marché» ne dit rien de la concurrence entre capitalistes, je dois donc présumer qu’elle perdure, et ses effets avec elle. Robinson, pour faire face à cette pression issue de sa propre classe, doit réduire ses coûts de production (en temps!), doit augmenter sa machinerie, comme les autres. Son capital constant augmente, son capital variable diminue. Revoici la baisse tendancielle du taux de profit.

Notez que j’ai raisonné éclectiquement. En quittant l’île de Robinson et Vendredi, et en revenant doucement dans le capitalisme industriel, j’ai réintroduit une batterie de catégories économiques que le cassage des trois verrous de mon entendement m’avait initialement amené à laisser latentes dans le modèle. J’ai postulé que ce que vous n’aviez pas mentionné demeurait, vu qu’il s’agit toujours du capitalisme. Je pourrais évidemment tenter d’explorer d’autres combinaisons. Mais à ce stade-ci, je crois que j’en serais finalement amené à la conclusion suivante: ma critique du capitalisme émane du capitalisme réel. Dans un modèle utopique gorgé de catégories utopiques, ma critique aurait une teneur elle aussi utopique. Serait-elle différente, me demandez-vous? Ma critique utopique serait aussi différente de ma critique réelle que ce capitalisme de robinsonnade du capitalisme réel. Et, comme ce dernier, sa différence radicale se manifesterait sous la forme d’un trait exclusif et essentiel: comme lui, elle serait dénuée d’existence.

Respectueusement,

Karl Marx

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9- ENGELS ET VOUS

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Monsieur Marx,

Engels et vous êtes continuellement associés l’un à l’autre. Comme des frères. Et pourtant, c’est bel et bien de marxisme et non d’«engelisme» dont nous parlons toujours. Pouvez-vous nous dire pourquoi? Merci.

Valérie B.

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Mademoiselle,

Outre que le jeu de mot est bien mauvais (engelisme — vous nous prenez pour des petits saints?), sachez que j’ai toujours trouvé inapproprié de désigner un système de pensée du nom de son promoteur. Mon ami Engels a en commun avec Galilée et Héraclite d’avoir évité de tomber sous le coup de cette habitude exécrable. J’ai en commun avec Platon et Saint Thomas D’Aquin de ne pas y avoir échappé. Cela place Engels en fort meilleure compagnie que moi au panthéon dénominatif, vous en conviendrez! Mais mon compagnon et moi-même assumons avec détachement l’inévitable brume de mystère historique qui flotte sur toutes ces désignations a posteriori, fatras de tic verbaux coutumiers aussi aléatoires qu’indéracinables.

Vôtre,

Karl Heinrich Marx

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10- MARX, UN DICTATEUR DÉMOCRATIQUE?

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Cher Monsieur Marx,

Votre influence sur la pensée de notre époque est énorme, vous l’avez bien dominée, et je ne m’en exclus point, même si je ne connais que peu de votre œuvre. Cependant, je lis dans mon quotidien, aujourd’hui le 5 février, 2000, le compte-rendu d’une biographie de vous: Karl Marx, A life, la citation suivante, faite, paraît-il, en 1846, par un visiteur chez vous (je cite l’anglais, je crois comprendre que vous maîtrisez parfaitement cette langue): « Marx was the type of man who is made up of energy, will and unshakeable conviction… He always spoke in imperative words that would brook no contradiction and were made all the sharper by the almost painful impression of the tone which ran through everything he said. This tone expressed the firm conviction of the mission to dominate men’s minds and prescribe their laws. Before me stood the embodiment of a democratic dictator. » Pourriez-vous, Monsieur Marx, commentez cette citation?

Avec respect et admiration,

Un anonyme

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Monsieur,

Que dire de ce court texte anonyme? Son contenu cible ma personne et me décrit en termes passablement adéquats pour la surface empirique, mais fortement ambivalents pour tout ce qui touche l’analyse de mes intentionnalités. Dans un débat, je parle d’autorité et ne m’en cache pas. Mais ma voix n’est pas ma voix. C’est la voix d’une révolution historique dont je ne suis que la modeste estafette. Mon autorité n’est pas celle du dictat mais celle des faits. Je ne dirige pas un état, je ne commande pas de bataillons, on ne m’obéit pas. Je n’assène pas mon autorité. Elle s’impose. Ma fougue, ma passion, n’y voyez que l’intensité, le sentiment d’urgence de celui qui voit, et qui harangue des aveugles. Et profitez-en par la même occasion pour m’épargner les qualificatifs de visionnaire, de prophète, de génie qui m’ont été assénés ex-post et post mortem. Ces calembredaines théologico-laudatives m’ont nuit bien plus que les pages les plus acidulées de mes adversaires les plus virulents. Je ne suis qu’un apothicaire qui cause potion curative avec des philistins au mieux bien intentionnés au pire ignares (mais je ne sais pas lesquels des deux sont vraiment les pires!), et qui ne voient pas que leur santé se délabre. Finalement, cette aporie «dictateur démocratique» semble vous commotionner et vous mettre dans tous vos états. Ce n’est qu’un mot de rhéteur, un éclat de voix confusionniste qui porte bien plus pour vous, qui sortez du grand siècle «dictatorial» de l’époque moderne, que pour moi ou pour ce pauvre hère qui a tiré d’une rencontre avec moi par trop d’ad hominem et par trop peu d’ad rerum.

Bien à vous,

Karl Marx

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Monsieur Marx,

Nous qui sommes sous la forte influence de votre philosophie, permettez-nous de vous dire qu’un petit clin d’oeil sur vous, «modeste estafette» qui viviez avec «fougue» avec «passion» votre pensée, que nous pouvons lire, nous permet cependant de vous voir vivre! Par contre, les qualificatifs admiratifs, laudatifs, Monsieur Marx, ne sont pas que de notre époque, mais bien de votre vivant. Ne receviez-vous pas un grand nombre de visiteurs militants, admiratifs, certains intimidés par votre personne parce que déjà influencés par votre pensée?

Avec mes salutations respectueuses,

Anonyme

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Nous leurs servons un petit porto, et ça passe. Les agressifs se calment, les laudatifs développent du sens critique. Les pires ce sont les pédants. Ceux-là rien ne les arrête. Le porto décuple leur fatuité. C’est comme un orage de printemps quand on a oublié sa redingote. Mais mon épouse Jenny et ma fille Laura sont passées maîtresses dans l’art de les guider au jardin… c’est-à-dire à la porte. Je sais que cela va vous paraître un stéréotype, mais les meilleurs ce sont les militants ouvriers. Si simples, si francs, si solides dans leurs convictions. Ceux-là on les garde à dîner. Le bon jambon fumé de Lenchen. Et après le repas, on leur sert une pipe chevelue de tabac de Hollande, et on les écoute nous amener les nouvelles du continent.

Karl Marx

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Merci bien, Monsieur Marx. Votre tableau poétique, me fait penser à un Manet, peintre français et votre contemporain. On aurait bien aimé être de ceux qui vous apportaient les nouvelles, espérer partager une soirée sympathique chez vous et une pipe de bon tabac de Hollande tout en vous écoutant parler avec passion et autorité!

Anonyme

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Mais je ne suis plus, d’évidence. Et comme SUBLATA CAUSA, TOLLITUR EFFECTUS [«La cause enlevée, l’effet est supprimé». Monsieur Marx cite cet aphorisme depuis une lettre de René Descartes au Père Mersenne, écrite fin mai 1637 — Note de la rédaction], vous devrez vous priver de ces moments précieux, excellent homme.

Cordialement,

Karl Marx

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Monsieur Marx,

Votre réponse me laisse perplexe et soulève une question philosophique intéressante. Êtes-vous donc conscient de ne plus être? Mais plus grave, nous, vos lecteurs, nous sentons dupés, nous qui croyions vous écrire Monsieur Marx, à travers les âges, à vous vivant! Ce que la publication DIALOGUS confirme dans sa publicité: «Ils sont vivants»… Ou alors faudra-t-il tristement affirmer votre citation de Descartes à son intime et très savant ami, le Père Mersenne: «Sublata causa, tollitur effectus»?

Anonyme

P.S. Pourriez-vous, si cela vous est possible, m’indiquer dans quel contexte Descartes a écrit ceci?

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Disons pour faire court, dans le contexte global du causalisme cartésien… Et je crois que ceci clos l’échange. Père vous présente ses respects.

Laura Lafargue, née Marx

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11- QUESTION FONDAMENTALE

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À quand le grand soir?

Sophie Huss    

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Après des milliers de petits matins, accumulés comme autant de perles de pluie dans la carène de l’imprévisible et fulgurant nuage orageux.

Karl Marx

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12- LA MONDIALISATION

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Aviez-vous prévu la mondialisation et que pensez-vous de la tendance actuelle?

Ravary

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La mondialisation du capitalisme est un phénomène ancien que Marx et moi avions déjà en vue quand nous écrivîmes en 1848: «La grande industrie a fait naître le marché mondial, que la découverte de l’Amérique avait préparé. Le marché mondial a donné une formidable impulsion au commerce, à la navigation, aux voies de communication. En retour, ce développement a entraîné l’essor de l’industrie. À mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer prirent de l’expansion, la bourgeoisie s’épanouissait, multipliant ses capitaux et refoulant à l’arrière plan toutes les classes léguées par le Moyen Age» (MANIFESTE DU PARTI COMMUNISTE — première partie). Le mouvement économique mondial dont vos journalistes et publicistes de tout poil font un tel tapage est loin d’être une foucade des nouveaux libre-échangistes. C’est une tendance profonde et centenaire. Elle s’accentue à votre époque, ce qui signifie que s’accentue la mise en place des prévisions contenues dans les thèses fondamentales de Marx. Un seul exemple: l’investissement, jadis productif, s’effectue de plus en plus en votre temps, dans le change, la spéculation, ce que les Français, toujours aussi vifs à décrire tout abus social, appellent le boursicotage. Votre quincaillerie dite électronique sert de plus en plus à généraliser ce phénomène. On nous rapporte que certaines machines sont programmées —comme vous dites— à acheter et vendre des actions ou des devises, aveuglément, à partir de leur passage ascendant ou descendant sur certains taux seuils, et ce à l’échelle d’un gargantuesque World Stock Exchange automatisé. Loin de Marx et de moi-même de nous mêler de vos grandes affaires affairistes, mais quand on confie le transport d’un matériau aussi potentiellement destructeur que l’eau à un Golem cyclopéen et sans conscience, il ne faut pas s’étonner un jour de finir emporté par une inondation…

Respectueusement,

Friedrich Engels

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13- L’ACCUMULATION VIRTUELLE

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Monsieur,

À la lumière des informations en votre possession concernant notre époque, comment percevez-vous l’évolution du capitalisme? Est-ce que l’accumulation de cette richesse financière absolument virtuelle qui se transige sur les places boursières du monde, ne risque pas de saper les fondements de notre système économique et plonger le monde dans une crise sans précédant?

Charles Desjardins

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La réponse est un tonitruant: oui. Je vous invite cependant à ne pas surestimer le caractère «virtuel» des capitaux en circulation. En dépit des formidables débordements spéculatifs, qui, quel que soit leur caractère spectaculairement gargantuesque, ne concernent jamais que des réarrangements de répartition des avoirs, le capital DE FAÇON GLOBALE tend à refléter la richesse effective. Le principal problème étant celui de la répartition de ladite richesse, c’est-à-dire, en dernière instance l’organisation de la propriété, dont le caractère disproportionné en faveur des grands bourgeois de votre temps s’accentue implacablement. L’idée d’accumulation virtuelle est donc à tenir bien en laisse. Le principal danger ne semble pas être une dévaluation généralisée due à une virtualisation du crédit ou des monnaies, mais bien le débalancement entraîné par la titanesque dissymétrie de la répartition des avoirs.

Ce qui me désarçonne le plus dans l’évolution économique de votre monde, c’est le boom inouï de secteurs qu’un homme portant les oeillères de mon siècle qualifierait de prime abord de non-productifs. Ci-devant nouvelles technologies, communications, divertissements dépassent en impact boursier les secteurs d’industrie lourde. Évidemment on mésestime l’importance de ces nouveaux secteurs pour l’industrie productive. Je crois comprendre qu’un «logiciel» est, mutatis mutandis, rien d’autre qu’une continuation et une maximalisation de la machine, et que tous les secteurs industriels en bénéficient, ce qui tend à remettre les choses en place. Ceci dit qu’un chanteur ou une romancière puissent tenir des avoirs multimillionnaires reste pour moi un mystère compact. Mais tout n’est peut-être qu’affaire de perspective, d’appréhension adéquate des quantités.

Notons aussi que vos marchés boursiers sont rendus trop volatils par la technologie, et surtout la planétarisation du boursicotage qu’autorise cette technologie. Le jour où toute la masse du bébé va pencher du même côté, la baignoire sur trépied va se renverser! Commencerons alors les pleurs surpris et indignes…

Bien vôtre,

Karl Marx

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Monsieur,

Je vous remercie de votre réponse, elle jette de la lumière sur l’obscurantisme néo-libéral de notre temps. Voyez-vous, j’aurais été enclin à croire que cette richesse était surtout artificielle, du papier et de l’information spéculative qui se gonfle au rythme des échanges et qui ne correspond pas nécessairement à la réalité du marché ou à la richesse globale, comme vous le spécifiez si bien.

 Pour la nouvelle économie je crois que vous avez tout à fait raison, il s’agit d’outils, de machines sophistiquées destinées essentiellement à augmenter la capacité de production de l’industrie. Internet et ses applications deviendront peu à peu le centre mondial d’échanges où se transigera l’écoulement de la production «traditionnelle».

J’aimerais, si vous le permettez, revenir à ce que vous appelez le principal problème du capitalisme, soit la répartition de la richesse et le processus de mondialisation. Assistons-nous réellement à l’agonie de l’État-nation? Lorsque des entreprises rayonnent sur la planète entière avec des chiffres d’affaires dépassant le PNB de plusieurs pays (même développés), nous pouvons douter de leur véritable autonomie «nationale», ils sont littéralement dépassés. Qui se chargera de régulariser les rapports entre les possédants et les esclaves afin d’assurer la sécurité de la production et des échanges? Croyez-vous en la possibilité de l’instauration d’un gouvernement supranational où la grande bourgeoisie redonnera au peuple l’illusion d’un juste «contrat social»?

Merci de me lire et de me répondre,

Charles Desjardins

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Cette vieille question de l’État-nation comme régulateur du contrôle bourgeois sur le monde! Évidemment cela nous fait toujours l’effet d’un coup de poing à l’estomac à Engels et à moi-même de constater que la Prusse est aujourd’hui engloutie dans une Allemagne qui est elle-même une des provinces de cette entité «Europe» en compagnie de la France et de l’Angleterre, peut-être demain de la Pologne et de la Russie! Et certes l’idée d’un pouvoir supranational est la suite logique de l’hyperbole que nous fait gicler à l’esprit cette étourdissante dynamique. Mais voilà une logique un rien mécaniste peut-être. Je m’explique.

Un facteur reste négligé dans la ci-devant analyse «marxiste» (pas de commentaire sur ce terme) du capitalisme. Ce facteur c’est le fait que la bourgeoisie n’est pas une entité homogène et monolithique. Elle est au contraire traversée de contradictions internes très profondes, et de fait déterminantes sur la suite des événements… puisqu’elle est la classe dominante. La plus ancienne de ces contradictions, c’est évidemment la réalité de la CONCURRENCE, un des moteurs dialectiques cruciaux de la progression par crise du capitalisme. De ce point de vue les États-nations ont traditionnellement incarné la PERSONA (au sens étymologique de «masque de théâtre») des bourgeoisies en postures de concurrence. Le raisonnement s’inverse. Un tassement de l’État-nation serait l’indice d’un tassement de la concurrence interne à la bourgeoisie. Je ne dis pas que cela n’est pas possible, mais je dis sans ambages que si cela arrivait, ce ne serait plus le capitalisme, du moins le capitalisme tel que nous le connaissons. Que je donne un exemple, dont vous pardonnerez la maladresse et la gaucherie. On rapporte qu’un immense cartel du «logiciel» fait en ce moment face à un procès pour monopole par l’État-nation d’allure tutélaire des États-Unis de l’Amérique du Nord. L’État-nation semble, empiriquement du moins, soudain apte à abattre l’hydre monopolistique. Il paraît en avoir le pouvoir. Mais ce bélier juridique, ce Veau d’Or gouvernemental, est en fait monté sur un manche tenu par le consortium de circonstance formé par la totalité des concurrents plus modestes et plus spécialisés de ce cartel «informatique». Or même si la tête du bélier ne contient qu’une masse d’airain inerte, elle reste nécessaire tant que ce type de rapport de force à la fois bourgeois et anti-monopolistique se perpétuera. C’est la houlette de l’autorégulation conflictuelle bourgeoise, que cet ovidé américain.

Approfondissons cette question de l’État-nation comme masque de théâtre des bourgeosies «nationales» en concurrence. Ce sera pour constater qu’il est l’indicateur d’une DIVISION BOURGEOISE DU TRAVAIL, dont la concurrence n’est qu’une émanation. Voyez, si vous me permettez de me replier sur mon siècle, la lutte entre la France et l’Angleterre. Sur tous les fronts, le front colonial inclus, c’est la lutte du capitalisme agraire et usuraire contre le capitalisme commercial et industriel, chacun s’incarnant, se PERSONNIFIANT, bien temporairement, dans un État-nation particulier, comme Jupiter s’incarna dans un taureau ou dans une pluie d’or. Dans votre temps, tout similairement, les États du NASDAQ feront longtemps face aux États du DOW JONES dans une empoigne non seulement concurrentielle mais aussi asymétrique, en ce sens qu’elle manifeste de profonds mouvements historiques en matière de changement des leviers industriels déterminants, et des filons à profit. La lutte du logiciel contre le robot-usine restera encore pour un temps caparaçonnée dans la lutte des États-Unis contre la Chine. Et croyez-vous vraiment que la Suisse, les Bahamas, Malte et les Îles Caïmans sont des nations dont la bourgeoisie blanchisseuse d’argent peut se passer, même dans la portion la moins antagoniste de son douteux programme?

En un mot, et jusqu’à nouvel ordre, les États-nations sont la vaste cristallisation purulente des contradictions internes des bourgeoisies mondiales, dans la lutte des secteurs de production montants contre les secteurs de production déclinants. La bourgeoisie ne pourra les éliminer sans éliminer ces contradictions internes. Et de fait l’élimination de ces contradictions internes serait l’élimination du capitalisme. Conséquemment, je crois honnêtement qu’il y a lieu de conclure que l’État mondial ne sera pas un État bourgeois. Je n’ose pas me prononcer sur la question de savoir s’il sera…

Bien vôtre,

Karl Marx

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14- QUEL ROI?

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Quel roi dirigait à ton époque?

Ferme Agb

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Cette question!

Un roi unique: Capital. Parfois il s’habille encore de feuillages et de fruits, on l’appelle alors Rente Foncière, à d’autres moments il s’enrubanne de bonds, d’assignats, et de bordereaux, il se nomme alors Profit Bancaire. Mais le plus souvent il se noircit la face à la fumée de charbon et se blanchit les lèvres à la craie minière, comme quelque fantomatique Othello ou un de ces tutélaires rois maures à la poigne de fer et aux étriers sanglants. C’est alors Investissement Industriel qu’est son meilleurs patronyme. Son Premier Ministre, maigre, émacie et vénal s’appelle Salaire. Capital et Salaire, sous leurs divers déguisements, sont les Rois et Premiers Ministres les plus puissant que l’histoire ait connue…

Karl Marx

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15- CONCENTRATION DU CAPITAL

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Que pensez-vous de la concentration actuelle du capital et de l’éloignement des élus des considérations des citoyens électeurs avec la participation active des médias? Y a-t-il un lien? Dans ma région, les députés se votent des augmentations de salaire alors que les patients meurent en liste d’attente de traitements à l’hôpital.

Mario Geoffrion

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Vous exemplifiez très bien la force de l’inversion idéologique chez les laquais politiques. Il n’y a rien de plus myope et autarcique qu’un politique. Ils vivent dans la Citée Interdite et s’y engraissent comme des porcs, sans voir que ce qu’ils prennent pour le pouvoir n’est en fait que pur parasitisme social. La conscience de leur position dans les rapports réels est retournée, mystifiée, fétichisée, idéologique.

S’il y a un lien entre l’inversion idéologique des politiques et la concentration du capital, il résulte dans le rapport au pouvoir. La concentration capitaliste est le pouvoir social effectif. Le meilleur exemple en est la coagulation matérielle de la concentration du capital: la ville. Observez-en le découpage. Les politiques blatèrent à Westminster. Les vrais décisions se prennent dans la City. Notez-en la répartition. Washington verbalise. New York décide. Le pouvoir politique est, face à la concentration de la production capitaliste, factice. Du toc. Mais la bourgeoisie maintient les politiques. Ce sont les paravents, les têtes de turc, les bouc émissaires idéaux de la démagogie bourgeoise, qui planque sa perpétuation dans le maquis bruissant des alternances politiques, des empoignes parlementaires, et du caractère scandaleux et révoltant des augmentations de salaires autoproclamés des commis de l’état.

Karl Marx

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16- POLITIQUE

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Que pensez-vous du Québec?

Ben Béland

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Une civilisation fondée sur son patrimoine agricole, ruraliste et cléricaliste, ghettoisée dans un dispositif socio-économique et colonial où l’agriculture n’a jamais été un secteur économique porteur, engendre inévitablement le type de sentiment mi-misérabiliste mi-triomphaliste qui semble l’affectation la plus inévitable de vos compatriotes. Avec vos pommes de terres et vos violonistes irlandais, vos gigues écossaises, votre parlementarisme et votre cheddar anglais, vous prouvez que la civilisation française n’est en rien une humeur transcendante, et peut se contenter de devenir la lie d’une culture de résistance plus apte à dériver vers le populisme que vers le socialisme. La France sans république, l’Angleterre sans marine, le presbytère sans bibliothèque, la plaine à fourrage recouverte de neige.

Au moins vous avez un peintre: un certain Paul-Émile Borduas, dont j’ai vu en reproduction une oeuvre intitulée L’ÉTANG RECOUVERT DE GIVRE dans cette documentation sur écran envoyée par Monsieur Dumontais à ma fille Jennychen. Saisissant. Il y a de l’art américain là-dedans ou je m’y trompe.

Bien à vous,

Karl Marx

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17- OUI, MAIS APRÈS?

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Mes hommages monsieur Marx,

Dans une de vos réponses ici, vous dites: «Le capitalisme se love sur la planète entière, mais en même temps il s’étrangle impitoyablement avec ses propres circonvolutions.» Je partage entièrement cette vision, selon moi elle est limpide et je m’étonnerai toujours de voir trop peu de mes contemporains y porter attention. Toutefois la question que je me pose est celle-ci: «que fera la bête, tout juste avant d’en être rendue là?». Lorsque le capitaliste s’approchera de cette échéance inévitable, lorsque son incroyable capacité de contrôler subtilement et d’engourdir les masses aura atteint sa limite, ne choisira-t-il pas à contre cœur bien sûr, mais constatant qu’il n’a aucun autre choix de changer ses règles? Et dans ce cas, quelles pourraient bien être ces nouvelles règles, sur une planète où une minorité se sera rassasié d’une richesse maintenant «finie», où leurs mécanismes seront en instance de panne sèche et où les masses docilement appauvries constitueront l’immense majorité de la population? Bref, tous autres facteurs cataclysmiques mis de côté, y inclus le soulèvement trop hypothétique à mon avis des masses contre leur oppresseur, n’aurons-nous pas droit à un «capitalisme renouvelé» renaissant avant d’être réduit en cendres, et si oui, sous quelle forme?

Merci à l’avance de votre réponse,

Jacques L.

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Cher Monsieur,

Le capitalisme se renouvelle. Il le fait sans cesse. Mais sous les formes variées et tentaculaires qu’il prend, ce «renouveau» se ramène à un principe: celui d’une reconfiguration de la propriété. Le capitalisme de votre temps soudoie et flagorne une masse significative du prolétariat urbain et se la gagne en lui redistribuant une partie croissante de la plus-value. De plus, le capitalisme de votre temps embourgeoise. Sous forme de placements massifs des caisses de retraites ou par l’invite continuelle à la boursicote ponctuelle, le capital invite le travail à partager ses risques après avoir grappillé sur sa manne. Mais le capitalisme et ses commis —y compris ses commis prolétariens— n’échappe pas à ses propres lois. Il faut chercher constamment de nouvelles sources de chair, de sang et de surtravail frais pour engraisser le cocon corruptif qui enrobe la machine. Et la source tend à se tarir. Arrive alors l’ère des «coupures budgétaires». De quelque côté qu’il se tourne, le capitalisme sent alors que «ça résiste». Résistance objective pour le moment. Résistance subjectivement conscientisée marchant à la destruction du vieux système de propriété demain. Ne vous en faites pas pour cette prise de conscience éteinte. Elle peut se rallumer en un éclair. «Une étincelle peut mettre le feu à toute une plaine» disait ce leader chinois qui burina, à ma grande surprise, mon nom sur la face séculaire tourmentée de l’Asie [Mao Zedong (1893-1976) – note de l’éditeur].

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18- VOTRE DOCTRINE

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Cher Marx,

Expliquez-moi votre doctrine. Merci.

Marie-Thérèse

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Chère Madame,

En un mot ma position est que l’organisation de notre vie matérielle détermine les replis les plus intimes de notre conscience et de notre vie intellectuelle et mentale. Les êtres humains configurent et manufacturent leurs conditions d’existences et se donnent ensuite les lois qui les légitiment, les cultes qui les sacralisent, l’esthétique qui les anoblit. On a beaucoup dit que je ramenais tout à l’économie, que ma doctrine, pour reprendre votre mot, était un «économisme». C’est inexact. Ce que je dis c’est que COMME L’ORGANISATION DE LA VIE MATÉRIELLE EN PERPÉTUEL DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DÉTERMINE NOTRE CONSCIENCE, IL FAUT ÉTUDIER L’ÉCONOMIE POLITIQUE PLUTÔT QUE LA MÉTAPHYSIQUE OU LA THÉOLOGIE POUR COMPRENDRE COMMENT LE MONDE SE TRANSFORME ET COMMENT ON PEUT INTERVENIR SUR CETTE TRANSFORMATION. Mais des pans entiers de ce que l’on nomme «économie» sont déterminés par les conditions matérielles d’existence plutôt que déterminants sur elle. La Bourse en est un exemple patent, qui suit servilement et irrationnellement les tendances de la production plutôt qu’elle ne les suscite.

Une des conséquences directes de ma position est qu’il n’y a pas de concept stable, que toute idée «métaphysique» se développe comme les conditions matérielles qui l’engendrent. Prenons un exemple: l’idée de justice. Au Haut Moyen-Âge, quand un conflit foncier éclatait entre deux hommes de guerre, la pratique voulait qu’on les enfermât sous un petit chapiteau et les laisse combattre à l’épée courte. Il était reconnu que la justice était du côté du vainqueur, dont le bras avait été guidé par un dieu. Empêcher un homme d’assumer ce rituel aurait été perçu comme une grave entorse à la justice et au droit. Une autre coutume voulait que le meurtrier d’un homme pouvait se dédouaner de toute contrainte en payant à la famille de l’assassinée le WERGELD, une sorte de compensation à la mort violente. Ces coutumes se perpétuent aujourd’hui mais sont soit illégales (le duel) soit encadrées dans un dispositif social complètement distinct, qui altère complètement l’idée de justice qui y est reliée. De nos jours on compense financièrement après des poursuites pour sévice, mais cela ne s’accompagne plus de moindre dédouanement moral. L’idée de justice du capitalisme monopolistique et celle des hobereaux moyenâgeux n’a tout simplement rien en commun. Le développement des conditions matérielles d’existence les relativise radicalement. On peut aussi citer brièvement la notion de «droit d’auteur» que les scribes de l’Antiquité, du Moyen-Âge, de la Renaissance auraient considéré comme une ineptie incompréhensible, et que les hommes et les femmes de l’ère du ci-devant «Internet» finiront bien aussi par mettre en charpie. Voilà pour le principe. N’hésitez pas à me poser des questions plus circonscrites.

Bien à vous,

Karl Marx

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19- EXISTENCE D’EXTRATERRESTRES

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Très cher Karl…

Je m’appelle simplement Henri et nous sommes dans l’an 2000. Suite au temps écoulé depuis votre décès, il existe une certitude que je voudrais bien partager avec vous: il y a quelques semaines sont apparus les premiers extra-terrestres dans notre humble existence. Je ne vous décrirai pas le choc culturel que cela a provoqué, je voulais simplement vous transmettre leurs données sur l’organisation de la société dans leur monde:

1) chez eux, selon leurs dires, il n’existe plus de gouvernement. Celui-là a été remplacé par un organigramme électronique complexe qui règle tout simplement les tâches de ce que nous connaissions comme «gouvernement»

2) La division du travail ou plutôt la répartition du capital dans le travail n’existe plus chez les extra-terrestres: le tout est remplacé par des super cédules de production (robots) de services (ordinateurs) etc.

Donc, pour en revenir à votre œuvre: QU’EN PENSEZ-VOUS AUJOURD’HUI QUE VOUS ÊTES REVENU? QUELLE EST VOTRE LIGNE DE PENSÉE DANS LES CIRCONSTANCES ACTUELLES ET CONNAISSANT MAINTENANT À VOTRE TOUR LA RÉALITÉ DANS LE MONDE DES EXTRA-TERRESTRES?

Merci de votre réponse et d’avoir pris la peine de me consacrer quelques instants de votre brillant laboratoire de pensées!

Avec mes plus cordiales salutations.

Henri Gottesmann

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Herr Gottesmann,

Mon mari m’a demandé de vous répondre, non pas qu’il ne porte pas intérêt à la question que vous soulevez, mais il prétend que votre intervention correspond plus à mes élans d’âme qu’aux siens. Je m’exécute donc, en espérant vous satisfaire au mieux. Le philosophe Helvétius disait qu’il était plus facile de croire un homme disant qu’il avait vu des ours dans les forêts de Pologne, que 500 hommes disant y avoir vu des elfes et des lutins. Je tends à souscrire à l’opinion d’Helvétius qui était un homme de bon sens et un grand penseur matérialiste. Je me vois donc dans l’obligation de considérer vos affirmations comme non étayées jusqu’à nouvel ordre.

Sinon, une fois ce principe adopté, il me vient quand même à l’esprit le mot du très vif Monsieur Engels quand nous avons discuté votre missive en famille. Des visiteurs extérieurs, qu’ils viennent de la Forêt Noire ou de Betelgeuse, sont soit des conquérants, soit des commerçants, soit des immigrants fuyant leur propre ordre social, soit les premiers se donnant l’allure des seconds et des troisièmes (souvenons-nous de l’Amérique). Pour résumer, l’histoire se poursuit Herr Gottesmann, sur une planète ou sur plusieurs. Ces visiteurs, s’ils existent, n’ont rien de divin. Et s’ils ne sont pas divins, ils n’échappent pas aux lois de l’histoire.

Acceptez mes respects,

Jenny Marx, née Baronne von Westphalen

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20- PROBLÈMES DE CONSCIENCE?

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Aviez-vous imaginé que vos recherches auraient pour résultat de justifier le plus grand nombre de morts au 20ième siècle? Cela vous ennuie-t-il d’avoir été plus performant, sur ce plan là qu’Adolf Hitler qui est, je vous l’accorde, beaucoup moins intelligent que vous?

Elisabeth Noguellou

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Marx est un peu perplexe face à votre question. Deux guerres impérialistes suscitées par la bourgeoisie planétaire, et n’ayant rien à voir de près ou de loin avec le «marxisme» ont provoqué respectivement 10 millions de morts (première guerre mondiale) et 50 millions de morts (deuxième guerre mondiale). Avec les autres conflits impérialistes de sous-région (guerre des Boers, guerre russo-japonaise, guerre d’Algérie, guerre du Vietnam, guerre Iran-Irak, guerre des Malouines, ratonnade au Koweït et en Yougoslavie etc, j’en passe), on va chercher un autre 10 millions de pipes cassées. À 70 million de morts violentes dues directement à la facette belliqueuse du capitalisme et de ses provignements colonialistes, on peut encore ajouter le pullulement des morts par maladies industrielles, accidents de la route, tabagisme, pollution urbaine et rurale, violence criminelle, séismes naturels dans des habitats urbains mal aménagés, qui sont tous des résultats directs de la perpétuation du mode de production basé sur l’enrichissement privé et la paupérisation à outrance. Conséquemment, Marx se demande un peu de quoi vous l’accusez et ce que vous lui imputez exactement dans vos allégations?

Pourriez-vous préciser vos chiffres à votre tour, que l’on fasse bien le tour de la nécropole avant d’y verser la chaux vive de nos débats acrimonieux sur qui ou quoi assassin[er]a le 20ième siècle?

Friedrich Engels

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Oui, certes, mais il ne s’agit pas là de conséquences d’un penseur unique. On pouvait imaginer que le marxisme qui veut le bien de l’humanité ne le fasse pas sur un cimetière peuplé de koulaks, de contre révolutionnaires; de bourgeois, d’enfants des classes favorisées, de Thibétains, bref de tous ceux qui ne sont pas nés sous la bonne étoile, c’est-à-dire prolétaires et bien pensants. La bataille de chiffres n’est pas passionnante, la simple idée de vouloir comparer des chiffres devrait vous faire vous retourner dans votre tombe. Je peux accepter que vous me disiez que vous êtes l’enfant de ce siècle de violence et que vous n’avez pas eu plus d’imagination que vos contemporains. Beaucoup de gens pensent qu’Hitler a imaginé ses camps de concentration sur le modèle du Goulag, il s’agissait au départ de rééducation. Mais bon, il est normal que vous ayez cru que je défende le capitalisme c’est toujours de cette façon que vos adeptes s’en sortent. Encore une remarque, le nazisme était anticapitaliste aussi. Encore une autre question pour vous, si vous reveniez sur terre et à la lumière de ce que vous avez vu au 20ième siècle, comment traiteriez-vous les opposants à votre doctrine?

Elisabeth Noguellou             

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Donc pas de chiffres. Plutôt une énumération molle et une volée de bois vert couperosée d’Hitler et de nazisme. Les chiffres vous ennuient parce qu’ils vous désavantagent. Mais soit. Je me permets de vous signaler que nous ne sommes pas encore dans la tombe. Nous vous écrivons depuis Londres, Angleterre, en 1878. Notez aussi que nous ne tournerons pas dans notre tombe. Nous ne pourrons qu’y pourrir.

Vos interventions sont assez représentatives de l’hystérie anti-marxiste qui sera un des grands traits du prochain siècle (le 20ième, comprenons-nous bien). Les révolutions impliquent des conflits armés, ce qui entraîne inévitablement des pertes de vie. Mais je crois savoir que la totalité des communistes ayant eu moins de chances y ont goûté aussi. De Rosa Luxemburg dont le crâne sera cassé à coups de crosse par un jeune soldat allemand psychopathe en 1919, à George Politzer qui sera fusillé sous l’Occupation de vos chers nazis en France, à une époque où le parti communiste français sera très opinément surnommé «le parti des fusillés», ils auront été des milliers et des milliers massacrés par l’ordre bourgeois, et boutés sans ménagement ni déférence dans la fosse commune de l’histoire. Une sorte de boucherie versaillaise à l’échelle mondiale et à la puissance mille.

C’est de fait probablement ce qui arriverait à Marx et à moi-même si nous refaisions surface dans votre monde violent. C’est bien comme cela qu’on «traiterait» au 21ième siècle ceux qui ont détruit notre «doctrine», pour reprendre votre rhétorique. J’entends ceux qui sont du côté canon du coup de crosse, et du côté crosse du peloton d’exécution. On relèverait la tête sous leurs coups de casse-tête en Indonésie, ou se tiendrait droit sous le feu nourri de leurs armes de poing au Mexique ou en Colombie. En un mot, face aux «opposants à notre doctrine» comme vous dites, c’est-à-dire, les pouvoirs, les services secrets, les chancelleries, gendarmes ardents du capital, on s’efforcerait, simplement et au mieux, de suivre l’exemple inspirant de Luxemburg, de Politzer, et de la foule de leurs compagnons de lutte anonymes. Celui de mourir hiératiquement en espérant que cet ultime crime contribuerait à terme à aviver un peu les consciences résistantes.

Mais vous nous permettrez, Mademoiselle la sectaire, de trouver notre petite banlieue londonienne du siècle de Victor Hugo et de la locomotive à vapeur plus civile. Chacun son millénaire et ses hantises. Mon ami Marx ne pouvait d’aucune façon se douter que de décoder les lois du fonctionnement objectif du capitalisme lui mériterait un tel jet de haine. Force est d’observer que votre intervention a l’utilité d’exemplifier cette haine, dans toute sa hideur, à défaut de la légitimer. Eh oui. On a tous un rôle à jouer…

Friedrich Engels

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21- SOCIALISME

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Se peut-il que le socialisme ne puisse faire plus que les hommes qui ont la charge de le mettre en place. De toute façon tous les systèmes finissent par dégrader l’idéal du point de départ?

Georges Allard

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Vous traitez le «socialisme» selon un modus operandi fort représentatif de la vision qu’a votre siècle de ces questions. Vous voyez le socialisme comme un programme, un engagement pris par une poignée de rocamboles qui arrivent à convaincre les masses de les suivre. On reste avec cette analyse, très proche du socialisme utopique, avec ses phalanstères et autres cabétades à la continuité raboteuse et déprimante.

Ce qui est mis de l’avant dans notre pensée et notre action, c’est que le socialisme est une TENDANCE, une propension inéluctable du capitalisme à passer à son contraire: de la propriété privée à la propriété publique, de la soumission prolétarienne au pouvoir prolétarien. Cette tendance socialisante est dans le ventre même du mouvement social. Un patron unique, cela se conçoit, quand on parle d’un atelier de joaillerie embauchant six travailleurs. Quand il s’agit d’une usine de trois mille employés on envisage plus facilement un groupe de gestionnaires. Si on a affaire à un conglomérat mobilisant quatre millions de personnes dans soixante secteurs distincts, il devient envisageable de prendre conscience d’un passage vers une direction et une propriété à la fois de plus en plus collectives et impliquant de plus en plus étroitement ceux qui font effectivement le travail productif, et pas seulement ceux qui possèdent les immeubles, l’outillage, ou le fond de terre où sont plantés les ateliers. Étalez cette tendance sur trois siècles, et vous marchez droit au socialisme!

Personne n’a vraiment la charge de mettre des ordres sociaux en place, cher monsieur. Ils se mettent en place malgré nous et malgré ceux qui clament les avoir mis en place. L’Histoire est une force objective. Rien ne s’y dégrade, mais rien n’y est stable non plus.

Bien à vous,

Karl Heinrich Marx

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22- UN ÉCLAIRCISSEMENT

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Monsieur Marx,

Je m’appelle Amélie et c’est avec attention et acharnement que je lis vos écrits, et peut-être ne suis-je pas rendue assez loin pour tout comprendre, or puisque nous avons la possibilité de nous écrire, je suis consciente du privilège que j’aurai de lire votre réponse. Voilà: si le prolétariat devient une classe pour soi et est donc prêt à prendre son destin en main et ainsi renverser l’ordre établi, ma question est: «qu’arrive-t-il ensuite des capitalistes?» Je sais que vous êtes débordé, mais je souhaite vivement en savoir plus… peut-être pouvez-vous me suggérer quoi lire? Je vous envoie mes salutations distinguées,

Amélie Gagnon, 17 ans

Montréal Canada

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Bonjour Amélie,

Je suis très touché et honoré de l’intérêt qu’une jeune femme du 21ième siècle porte à ma pensée. Les capitalistes ne sont pas capitalistes comme j’ai la peau noire au point de me faire surnommer le Maure, ou comme mon épouse et mes filles sont femmes. Il ne s’agit pas d’un trait inaltérable de leur être, comme la forme du crâne ou le galbe des mains. Vous posez la question de ce qui advient des déclassés lors des révolutions sociales. Prenons-la, si vous le voulez bien un cran plus haut, pour voir ce que l’histoire a effectivement produit en la matière. Qu’est-il advenu des aristocrates, propriétaires de terres ou de charges juridiques ou militaires, quand ils ont été déclassés par le capitalisme? Certains se sont recyclés dans le nouvel ordre social comme industriels, comme fonctionnaires commis d’état, ou même comme manoeuvres! D’autres n’ont pas pu faire face, et sont plongés dans la misère noire lumpenprolétarienne. Il vient de me tomber entre les mains grâce à l’éditeur de DIALOGUS un intéressant petit livre intitulé L’Or par un écrivain français du nom de Cendrars. Une intéressante étude du déclassement d’un grand landlord foncier au temps de la ruée vers l’or californienne. Captivant et très bien vu. Bref, si je résume sur le déclassement des aristocrates dans le passage au capitalisme, il y a eu les Tolstoï et les Dostoïevski. Ceux qui se sont inscrits dans le nouvel ordre social, et ceux qui n’ont pas pu, se sont clochardisés, et ont fini par disparaître. Les capitalistes, dans la société nouvelle prendront fort certainement des trajectoires similaires. Ils cesseront d’être capitalistes au mieux ou au pire…

Faites-moi l’honneur de maintenir cette correspondance. J’ai une fille de 22 ans qui serait très curieuse de vous poser toutes sortes de questions sur votre siècle extraordinaire.

Très amicalement,

Karl Marx

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Monsieur Marx,

Permettez-moi d’abord de vous remercier de l’intérêt que vous avez manifesté pour ma question et pour mon époque (qui soit dit en passant fait encore partie du «bloc historique du mode de production capitaliste») et puisque vous me le permettez, je reprends d’assaut ce monde virtuel pour vous poser de nouvelles questions. Ces dernières se bousculent sur mon écran, mais je tâcherai de rester compréhensible….

Commençons peut-être par cette hypothèse: l’Homme se distingue de l’animal aussitôt qu’il crée ses moyens d’existence (dans votre Idéologie allemande). Maintenant celle-ci: vous semblez considérer les «contradictions» les «oppositions» c’est-à-dire la «dialectique» comme moteur du progrès. Ce progrès qui se manifeste aussi par la désaliénation de l’homme, se manifestant ultimement par la domination de l’homme sur la nature. (J’espère rester claire). À partir de ce moment, ai-je tort de croire que si l’homme a un rapport (dominant) avec la nature c’est qu’il existe une opposition originelle entre ces deux concepts, voire c’est parce que la nature existe que l’homme peut se définir par rapport à elle?

Au risque de vous donner beaucoup de travail supplémentaire, je me hasarde à vous poser encore une question à propos des classes en soi et pour soi. Je suis entièrement d’accord avec vous à propos de la découverte de sa propre condition, prendre conscience de soi mène à l’existence pour soi. Or voilà, vous inversez ce cogito en écrivant que l’existence détermine la conscience. Soit: mais comment d’après votre propre expérience pouvez-vous croire à cela? Je croyais que vous aviez des origines bourgeoises, alors pourquoi vous préoccuper des ouvriers?

C’est étrange car à une certaine époque j’ai vraiment cru que vous étiez le meilleur défenseur du capitalisme (malgré vos erreurs de calcul du taux tendanciel de la baisse de profit)… mais mon questionnement s’est avéré beaucoup plus… comment dire… «fondamental». En fait, ce que je veux dire c’est que les gens de mon époque vous considèrent comme un «philosophe». J’avoue que c’est avec beaucoup de difficulté que j’adhère à cette vision des choses… à la limite un «penseur» mais pour moi, vous êtes surtout un analyste, puisque vous nous avez légué une grille d’analyse si complète qu’il est possible d’analyser n’importe quelle relation à partir de vos critères… Je vous respecte énormément (ne serait-ce que pour avoir passé plusieurs nuits blanches à vous lire, et surtout à vous comprendre!) et c’est (encore) avec un espoir total de recevoir une réponse que je vous envoie cette missive.

Transmettez d’ailleurs à votre fille qu’il me fera plaisir de répondre à toutes ses questions, si bien sûr elle respecte les règles de DIALOGUS. Je crois déjà en avoir trop dit pour aujourd’hui…

Merci encore et déjà,

Amélie

P.S. Avez-vous entendu parler de Gramsci et de ces élucubrations, au sens de 1750, et non pas au sens péjoratif de mon siècle 🙂 , sur la superstructure? Je crois qu’il vaut le coup, pourrons-nous peut-être en reparler?

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Bonjour,

J’ai toujours un sursaut de surprise quand on me cite ce manuscrit fouetté à la hâte entre l’encrier et la carafe de vin cuit avec l’ami Engels en 46, et auquel votre époque épingle le titre percutant d’Idéologie allemande.

Séparer radicalement homme et nature procéderait d’une mécompréhension de la dialectique, et serait une réintroduction des dichotomies métaphysiques. L’homme émerge de la nature qui le détermine et continue de le déterminer, même si lui la domine. Il fond du métal, affûte une hache, coupe un arbre, construit un esquif et fait des milliers de kilomètres sur l’eau. Pour accomplir ces quelques gestes, son système social a dû prendre en main un certain nombre de lois naturelles et les tourner à son avantage. Mais arrive le phénomène naturel d’une tempête, la gravitation et la facture de l’élément aqueux étant ce qu’ils sont, l’esquif chavire et des hommes aux muscles et aux poumons limités par la nature se noient. Ce qui n’en empêchera pas d’autres, poussés par les déterminations de l’histoire, de forcer la même route maritime… en observant mieux la météo. Issu de la nature, l’homme est un animal DÉNATURÉ, pour reprendre le beau mot d’un auteur du 20ième siècle que je viens de découvrir [Monsieur Marx parle ici de Vercors, auteur du roman fantastique LES ANIMAUX DÉNATURÉS — Note de la rédaction]. Il tend vers une domination de ce qui le détermine. Il est à la fois uni à la nature et s’en sépare, dans une opposition qui est dialectique, c’est-à-dire contradictoire, fluente, non dichotomique.

De «mes origines bourgeoises» dont il faudrait nuancer la nature, n’oubliez pas qu’elles sont entrées en collision avec la révolution de 1848, et que c’est de ce choc historique qu’ont jailli les étincelles de conscience, comme d’un haut fourneau temporairement ouvert. Ma femme et mon beau-père, les von Westphalen, sont encore plus révélateurs de ce point de vue. Hobereaux rhénans, ils ont embrassé toutes les causes jacobines et libérales imaginables malgré leur «origine de classe». Cela s’explique par un ensemble de facteurs complexes, comme l’influence de la France proche ou la nature de la répartition foncière en Rhénanie. Ma femme et compagne de vie est surnommée par nos amis et visiteurs ouvriers Jenny la rouge. Elle les bat tous, moi inclus, pour l’ardeur militante et la rigueur théorique dans la lutte… mais nous continuons de manger dans de la vaisselle blasonnée et de donner des bals. Les voies de la conscience de classes sont des arcanes complexes où le nouveau côtoie l’ancien dans une harmonie biscornue qui défie tous les simplismes. Les ouvriers sont les porteurs de l’ordre nouveau, voilà pourquoi je suis avec eux. Mais je bois du porto, fume des cigares et —ceci est un aveu— joue un peu à la roulette quand je vais prendre les eaux…

J’ai entendu parler de Gramsci grâce à la documentation de DIALOGUS. Posez-moi vos questions à son sujet. J’ai transmis vos salutations à ma fille. Si vous lui écrivez directement (sur ma ligne postale) elle vous répondra, et vous posera ses questions à son tour, avec enthousiasme.

Bien à vous,

Karl Marx

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Monsieur Marx,

Merci encore de contribuer à mon éducation. Après avoir relu votre première lettre, je me suis surprise à repenser à ce que Lénine a écrit dans L’État et la révolution… peut-être avez-vous eu (ou aurez) la chance de connaître l’histoire soviétique de 1917 à 1991. Enfin, ce que je me demande, c’est: est-ce que l’on peut juger la démarche de Lénine comme marxiste? Je suis extrêmement angoissée de connaître votre réponse car, pour moi, il est si clair que Lénine a commis une grave erreur avec une éventuelle «application» de votre «théorie» que je n’arrive pas à concevoir que la vie de milliers de gens ait été ruinée par un lumpen… Comment Lénine a pu confondre la Russie avec Saint-Pétersbourg, comment a-t-il pu penser à une coalition prolétaire/paysan? Les paysans ne sont-ils pas de petits propriétaires? Si vous n’avez pas lu L’État et la révolution, je vous encourage à le faire… vous y lirez (peut-être avec surprise) que la «tâche» de Lénine était de «rétablir la doctrine de Marx sur l’État», puis la «diffusion inouïe des déformations du marxisme». Pour ma part, j’ai plutôt l’impression que Lénine a non seulement déformé votre «doctrine», mais qu’en plus il a sali à jamais votre réputation.

Si vous me le permettez, nous reparlerons de Gramsci une prochaine fois, je dois absolument étudier Malthus ce soir (eh oui, cela doit vous rappeler quelques souvenirs… N’avez-vous même pas dit que s’il y avait un homme de trop sur cette terre, il s’agissait bien de lui?) J’ai un examen d’économie demain.

Bien à vous et à votre jeune fille,

Amélie

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Vous savez, mademoiselle, ma «réputation» n’est pas le point nodal de l’affaire, il s’en faut de beaucoup. Une révolution allait éclater en Russie. Le capitalisme s’y développait à vive allure et le cadre tsariste, féodal, théocrate, archaïque et ruiné était voué à éclater. Comme à chaque fois quand le dispositif historique est en place, la poussée révolutionnaire s’avance et un halo politique en émane avec sa Gironde, son Marais et ses Jacobins. Que les Jacobins de Russie et leur brillant Robespierre aient pris ma pensée pour cadre est une facette des événements qui demeure somme toute secondaire dans l’affaire. Quand la révolution éclate, elle se donne le cadre idéologique qui convient, et vogue la galère. Je crois savoir qu’à la fin des années 70 du 20ième siècle, une importante révolution va éclater en Iran, mobilisant le cadre idéologique… du dogme islamique. Comme quoi la pensée se subordonne aux faits, que ces derniers jouent au maximum de la souplesse un peu creuse de cette première… et pas le contraire.

La question de savoir si Oulianov-Lénine a «appliqué» (notion fort haïssable, il faut admettre) ma pensée dans sa doctrine de l’État est, je pense, fort oiseuse. Globalement l’État «soviétique» fut un héritier assez direct de l’État tsariste, notamment dans sa lourdeur policière, sa manie du secret, son autoritarisme roide. l’Union Soviétique doit bien plus à l’héritage de son mouvement historique et matériel propre qu’aux courbes et arabesques théoriques d’un Lénine ou d’un Marx. L’année cruciale dans toute cette affaire sera l’année 1921. L’année de la NEP. C’est cette année-là que les dirigeants de la nouvelle République des Comités ont troqué leur petit Marx portatif pour la navigation à vue dans le cloaque complexe et bigarre de la politique du réel… Comme vous le signalez fort pertinemment, la problématique paysanne fut au centre de cette importante crise de mutation.

Soyez assurée d’une chose. Si j’avais été tué quand je me suis battu en duel à 19 ans, la révolution bolcheviste se serait déroulée dans un automouvement dont les nuances ne seraient que théoriques, c’est-à-dire déterminées et secondaires. Elle continua son chemin quand son Robespierre fut guillotiné à 54 ans par la maladie, et se donna le Bonaparte à moustaches qui allait la faire entrer dans sa phase de stabilisation conservatrice. On n’échappe pas aux lois objectives de l’histoire, même avec la plus intense et la plus volontaire des subjectivités.

Bien à vous,

Karl Marx

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23- GRAMSCI

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Bonjour Monsieur Marx,

Pardonnez mon silence des dernières semaines, mon siècle se termine. Si vous me le permettez aussi, j’aimerais que l’on continue notre correspondance, puisque j’ai encore des tas de questions à vous poser… Puisque je vous avais déjà parlé de Gramsci, je me propose donc d’y consacrer cette missive.

Gramsci s’est donc attardé à la superstructure ébauchée par votre théorie. Êtes-vous d’accord pour dire que l’État (et surtout sa composition) est le reflet de la classe dominante de la société civile (il me semble que c’est justement le propos de votre 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Gramsci avance que pour changer l’État il faut changer la représentation que la société civile se fait de ses intérêts. En fait, j’ai compris de Gramsci qu’un changement d’«intérêt» se fait par un changement idéologique. Ainsi, est-ce que Gramsci est marxiste ou justement il ne l’est plus aussitôt qu’il fait intervenir l’idéologie? Pourrait-on admettre que la société civile, au-delà des définitions qui existent n’est en fait que l’ensemble des classes pour soi?

Merci, monsieur Marx de répondre à mes questions. Veuillez aussi saluer votre jeune fille et, pourquoi pas lui transmettre mon adresse pour qu’elle puisse me poser les questions qui l’enchantent.

Bien à vous,

Amélie

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Bonjour mademoiselle,

Père est un peu souffrant et m’a simplement demandé de vous signaler que quiconque considère que des manipulations dans la superstructure peuvent influer significativement l’infrastructure, n’est pas proprement un «marxiste». Ce type de réformisme se manifeste généralement dans les phases du pouvoir bourgeois que le susnommé Gramsci qualifiait d’«hégémoniques».

J’ai 22 ans, vous en avez 17. Karl Marx pour vous est un éminent théoricien. Pour moi, c’est un père. Voulez-vous apprendre un ou deux petits secrets pendant qu’il repose? Je vous écoute.

Eleanor Marx

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24- SALUTATIONS ET RÉFLEXIONS SOLLICITÉES

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Monsieur Marx,

Je vous adresse mes salutations chaleureuses et vous remercie de vous prêter à cette correspondance pour le moins inusitée. Tout de go, j’aurais un ou deux points sur lesquels j’aimerais obtenir vos commentaires.

Dans un premier temps, le développement actuel du capitalisme mondial, tel qu’il se manifeste à l’heure actuelle (érosion des souverainetés nationales, extension du crédit et libre circulation des capitaux et des biens, économisme et marchandisation de tous les aspects de l’existence, disparition annoncée du travail comme valeur d’échange) correspond-il à ce que vous avez envisagé?

Dans un deuxième temps, quel lien faites-vous entre démocratie et marché? Les zélateurs de l’hypercapitalisme et de la mondialisation prétendent que ces deux termes sont synonymes.

Au plaisir de vous lire sous peu, très cher M. Marx.

Sturmel

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Cher Monsieur,

On peut le dire sans ambages: je n’ai jamais envisagé la disparition du travail comme valeur d’échange. Je ne l’envisage toujours pas d’ailleurs, et je me dois de vous signaler que ceux qui vous l’«annoncent» sont des fumistes. Le travail comme marchandise et comme source exclusive de valeur perdure dans votre système économique, qui continue d’avoir en commun avec celui de mon temps d’être, toujours et plus que jamais, le capitalisme. Quant à la ci-devant démocratie, elle est une créature bourgeoise, et elle n’est pas plus synonyme de marché que «créature» n’est synonyme de «créateur». Inutile d’ajouter que «ploutocratie» la désignerait de façon bien plus adéquate.

Il est intéressant mais quand même un peu inquiétant de me faire demander à tout bout de champs par les gens de votre époque: l’aviez-vous prévu, l’aviez-vous entrevu, l’aviez-vous perçu? Je me demande encore comment le stylo-bille, les antibiotiques, et le téléphone peuvent tant et si simplement exister. Alors laissez, je vous prie, à ma pauvre boule de cristal ébréchée et poussiéreuse un peu de temps pour rouler jusqu’au bas de la colline de Sisyphe, si je puis dire.

Bien à vous,

Karl Marx

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25- PHILOSOPHIE

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Bonjour Monsieur Marx

Serait-il possible d’avoir un résumé de votre philosophie globalement? J’ai lu Le Capital tome 1 et j’aimerais voir si j’ai tout compris. C’est bien que votre ouvrage soit accessible à tous mais n’avez-vous pas peur que vos ouvrages puissent servir d’outil à un dictat?

Un homme qui pense…

Gagné

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Cher Monsieur,

Des «digests» de ma pensée, il y en a des centaines. Potassez un peu, que diable. Pour ce qui est de l’utilisation de ma pensée pour «un dictat», je crois comprendre que certains s’y sont essayés. On a décrété de tête la fin de la lutte des classes, et on a cru harnacher l’économie par des plans quinquennaux… mais l’action des forces objectives a repris le dessus, et plus ça avançait, plus le pouvoir se consolidait, puis se raidissait, et moins ma pensée allait avec. Ça a fini par craquer, et aujourd’hui (votre aujourd’hui) ma «doctrine», plus personne n’en veut. C’est que ma pensée est une pensée négative, dissolvante, fissurante, vouée à huiler la machine historique dans les périodes transitoires, destructrices, révolutionnaires. Dans les phases de régression et/ou de consolidation par contre, on tend plutôt à me traiter en chien crevé. Voilà qui ne vous résume pas ma théorie sociale, mais vous informe crucialement sur la qualité de ses effets à terme.

Karl Marx

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26- CHÈRE ELEANOR

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Chère Eleanor,

La boîte de Pandore que vous me proposez d’ouvrir «pour connaître quelques petits secrets» sur votre père restera probablement fermée longtemps. Vous me comprendrez, votre père me fascine d’autant plus que je ne sais pas tout de lui. Il me reste encore de bonnes années devant moi pour découvrir quel Porto est son préféré, quels cigares préfère-t-il. J’espère aussi qu’il se remettra rapidement de ses souffrances, et qu’il pourra poursuivre ses activités.

Permettez-moi seulement de vous demander de remercier monsieur Marx pour sa correspondance, de m’avoir fait comprendre plusieurs concepts, et surtout, de m’avoir fait toucher à un peu d’éternité.

Bien à vous,

Amélie du 21ième

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C’est vous chère madame qui étirez notre existence d’une portion d’éternité en nous permettant cette expérience extraordinaire d’un échange épistolaire avec les hommes et les femmes du futur. Notre vie en est transformée. J’ai écouté de la musique de Kurt Cobain il y a quelque temps. Une expérience étonnante dont je me remets à peine.

Mes respects,

Eleanor Marx

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27- TES IDÉES

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Salut Karl,

Moi je m’appelle Anne-Marie et si j’ai juste un mot à te dire, bien c’est félicitations pour tes idées sur le communisme, mais c’est juste un peu dommage que cela n’ait pas apparu en Allemagne comme tu l’aurais souhaité.

Salut et à la prochaine.

Anne-Marie Himbeault

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Grand merci. Il est effectivement assez contrariant de voir que les grands états capitalistes ont contenu la révolution prolétarienne, et que les junkers allemands ont su se pénétrer du suc bourgeois comme des éponges et le recycler en un fiel politique dont le siècle qui se trouve entre le mien et le vôtre a rudement ressenti les cruelles effluves. Si c’était seulement une question de ce que j’aurais souhaité, on pourrait encore enterrer l’affaire sur un simple grincement de dents. Mais c’est aussi une question de ce que j’avais prévu ou cru prévoir. Et cela est beaucoup plus ennuyeux et grave. Le concepteur d’un moteur de locomotive qui expérimenterait un tel déraillement de sa machine dirait: je vais devoir refaire mes calculs. Je me sens un peu comme lui aujourd’hui: la face couverte de suie, et la tête intriguée et rêveuse sur ce qui a bien pu ne pas marcher.

Bien à vous,

Karl Marx

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28- TROIS QUESTIONS DE LÉNINE

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Camarade Marx,

Vous ne me connaissez pas, car je n’avais que treize ans au moment de votre mort, et pourtant… j’ai pu réaliser ce que vous n’imaginiez pas, une révolution prolétarienne en Russie. Le chemin fut long. Tout comme vous, j’ai dû me battre contre les anarchistes et lutter contre les opportunistes réformistes de tous poils, autant de philistins qui avaient déformé vos écrits dans un sens favorable au maintien des régimes bourgeois en Europe. En 1917, à la faveur d’une lutte des classes exacerbée par trois années de guerre mondiale, le Parti Bolchevik de Russie a pu prendre le pouvoir et liquider l’État féodal qui y régnait, jetant les bases d’une société d’un nouveau type, sans classes. Grâce à DIALOGUS, j’ai aujourd’hui la possibilité de vous demander quel effet cela vous fait 1) qu’une révolution ait eu lieu en Russie, 2) qu’elle ait duré plus longtemps que la Commune de Paris et 3) que ses effets aient été autrement plus importants.

Respectueusement,

Vladimir I. Lénine

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Cher Oulianov-Lénine,

Cela me fait un effet immensément favorable qu’une révolution ait lézardé l’Empire russe. Engels et moi-même la sentions venir. Il faut dire que le capitalisme s’est développé à une vitesse fulgurante chez vous, et le régime tsariste s’est trouvé en peu d’années en complète obsolescence. Une Commune de Paris allant de Saint Petersbourg à Vladivostok est un phénomène aux réminiscences inouïes dont la portée historique est incalculable. Cela va me permettre de vous poser à mon tour la question qui me tarabuste, à la connaissance, hélas cruellement indirecte, de ces grands événements. Qu’est-ce qu’une révolution prolétarienne?

Bien vôtre,

Karl Heinrich Marx

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La différence entre une révolution «simple» et une révolution «prolétarienne» réside dans la nature des acteurs qui en sont à l’origine et à l’aboutissement. La révolution française, par exemple, ne peut, à mon sens être réellement considérée comme une révolution prolétarienne. En effet, si les revendications inscrites dans les cahiers de doléances émanaient principalement des classes inférieures de la société française et reflétaient leurs préoccupations (prix du pain, impôts trop lourds, conscription inégalitaire, myopie politique des représentants du gouvernement royal, etc.), la prise du pouvoir au moment de la révolution fut essentiellement le fait de représentants de la petite et de la haute bourgeoisie, soucieux d’obtenir un pouvoir politique qui leur était refusé par la noblesse au nom de privilèges héréditaires obsolètes. Par la suite, malgré le sursaut de la Convention, qui marchait main dans la main avec les sections de sans-culottes composées de prolétaires urbains, la trahison de Thermidor a scellé la récupération du pouvoir par une nouvelle couche possédante, amenée à exercer sa domination pour une longue durée, la bourgeoisie pré-industrielle, puis industrielle. Ce retournement politique s’est fait sur le dos de la noblesse féodale, certes, mais également des couches sociales les plus démunies et, pour les campagnes, les moins conscientes. En fin de compte, la révolution française est, comme celle du Mexique, une révolution «frustrée».

Une révolution prolétarienne, au contraire, est menée par les masses prolétariennes et pour ces mêmes masses, sans transition, sans détournement au profit d’une autre classe. Ainsi, en Russie, la population ouvrière a su éviter l’écueil de la récupération et détruire l’appareil d’État féodal afin de construire la société sans classes sans passer par la phase transitoire de démocratie bourgeoise. Cette détermination à prendre le pouvoir afin de construire un monde nouveau en fait une révolution réellement prolétarienne.

J’espère avoir répondu à votre question.

Vladimir I. Lénine

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29- LE DOGME DU MARXISME-LÉNINISME

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Croyez-vous que votre idéologie que l’on nomme de nos jours le «Marxisme» a été détruite par le dogme du marxisme-léninisme?

Linda Belley

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Chère Linda,

Une idéologie n’est pas détruite par une autre. Une idéologie est détruite par une altération des conditions matérielles qui l’engendrent. Le fait que ma pensée ait été érigée en doctrine d’état m’afflige beaucoup mais m’étonne peu. Il n’est que d’écouter La Marseillaise et le Star Spangled Banner pour s’aviser du fait que des prises de parti révolutionnaires peuvent être muées en hymnes nationaux sans vergogne et sans ambages. Je me plais cependant à croire que mon apport à la science de l’histoire survivra le tangage et le roulis des conjonctures politiques. On se console comme on peut, me direz-vous.

Vôtre,

Karl Marx

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30- L’IDÉOLOGIE ALLEMANDE

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Selon vous les hommes ont-ils toujours été les mêmes? Si oui peut-on en ce sens aboutir à une conception universelle et intemporelle de l’homme? Et selon vous d’où proviennent les idées?

Christiane Bossé

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Chère Madame,

Ma réponse à votre première question est: non. À caractéristiques d’espèce constante (disons, pour formuler les choses dans les termes de votre temps: HOMO SAPIENS SAPIENS) il n’y a rien en commun entre un hobereau islandais du dixième siècle et vous et moi. Croyez que ce dernier ne vous considérait pas comme une femme humaine car rien de ce qui lui est le rôle d’une femme humaine ne se manifesterait dans votre comportement. Vous jugeriez vous aussi très rapidement que vous avez affaire à une bête immonde. Vous lui seriez sédition, il vous serait brute.

Le seul point commun entre un hobereau islandais du dixième siècle et vous et moi est que notre existence est déterminée dans l’ensemble de nos rapports sociaux, aussi, si vous tenez à me demander en quoi consiste l’essence de l’être humain, je répondrai simplement: le fait d’être déterminé par un ensemble de rapports sociaux. Fondamentalement, c’est du même ensemble de rapports sociaux que vient la pensée humaine.

Karl Marx

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31- LE COMMUNISME

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Salut Karl,

Je suis tout à fait d’accord avec tes idées sur le communisme. J’ai même affirmé une phrase exprimant des idées semblables aux tiennes. J’aimerais juste savoir si tu es d’accord avec moi? Le communisme est le seul moyen d’assurer la survie humaine, car chaque homme dépend des autres et que l’un ne peut vivre sans l’autre.

Un admirateur,

Nicolas

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À voir. Tant que des parasites sociaux improductifs vivent du travail de ceux qu’ils exploitent, la dépendance mutuelle que vous décrivez en termes généraux se manifeste, mais sous une forme qui n’est pas encore le communisme. L’un ne peut vivre sans l’autre, mais nous pouvons tous vivre sans Shylock pour hypothéquer nos chairs…

Karl Marx

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32- LES CLASSES SOCIALES

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Qu’entend Marx par «classe sociale»? Les classes sociales ont-elles toujours existé? Pensez-vous que le système économique ne peut fonctionner qu’à partir de cette division?

Gendron

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Les classes sociales ne servent pas de point de départ au système économique mais en résultent. Elles sont la cristallisation de la division du travail et de la lutte pour la propriété que chaque système économique génère. Ont-elles toujours existé? Engels et moi avions des vues très articulées sur la question, mais les travaux de vos préhistoriens nous ont forcés à une grande circonspection. Sur leur disparition: même commentaire, sauf que là c’est l’évolution historique de votre temps qui nous pousse à la prudence du fripier réduisant ses promesses à mesure que la pratique s’apprête à acheter le ballot de nippes…

Karl Marx

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33- LÉO FERRÉ

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«Transbahutez vos idées comme de la drogue… Aucun problème à la frontière. Rien dans les mains, rien dans les poches, tout dans la tronche!

Vous n’avez rien à déclarer?

– Non.

– Comment vous nommez-vous?

– Karl Marx.

– Allez, passez!

(…)

Nous aurons tout, dans dix mille ans!»

Ça s’appelle «Il n’y a plus rien», c’est un texte énorme de notre ami Léo Ferré. Anarchiste jusqu’au bout des cheveux.

Bien à toi, monsieur Marx.

Anarcisse

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La vie du Karl Marx de ce fragment est plus aisée que la mienne! Je suis persona non grata dans tellement de pays d’Europe que j’ai une frousse bleue à chaque fois que je saute une frontière. Quand je me présente à un douanier avec des capsules d’opium dans mes poches, il ne se soucie guère de me fouiller. Cela fait de ce poème une évocation presque aussi drôlatique que celle assurée par votre étrange prénom.

Bien à vous,

Karl Marx

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34- LA LIBERTÉ (1)

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Salut,

Je suis une étudiante de secondaire 5, j’aimerais savoir ce qu’est pour vous la conception de la liberté.

Melju 16

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Bonjour Mademoiselle,

Qu’on s’en avise ou qu’on se voile la face, l’idée moderne de liberté renvoie toujours de façon directe ou biaisée à la Déclaration des Droits de l’Homme des républiques bourgeoises. S’y révèle rien de moins que la faconde d’une classe et l’impunité à la propriété privée qui est sienne. Si on généralise la réflexion pour aligner à côté de notre bourgeois «libre» de posséder ses industries et son fond foncier, les hobereaux «libres» dont s’entouraient les rois carolingiens, soudards en armes prêts à décimer ou à tenir une marche en coupe réglée pour refouler Bretons, Normands ou Gascons [La marche était une zone tampon qu’un roi entretenait au Moyen-Âge entre une région troublée et les parties pacifiées de son royaume. Le seigneur guerrier chargé de tenir une marche pour le bénéfice de son roi était un marquis. La charge en ce temps n’était pas héréditaire et requérait une grande habileté dans l’art du combat et de la répression. De plus, les marquis n’étaient pas toujours très disciplinés et ils fomentaient parfois des révoltes contre leur souverain. Monsieur Marx donne cet exemple pour faire comprendre que le marquis «libre» contraignait à la fois la «liberté» des populations qu’il contenait, de celles qu’il était censé protéger, et de son roi même – note de la rédaction], et ce Yankee «libre» qui se promenait en Angleterre en compagnie de son esclave et, le rossant pour une bévue, se fit interrompre par des constables et s’exclama: WHAT’S THAT FREE COUNTRY, WHERE YOU CAN’T EVEN BEAT YOUR NIGGER? [Qu’est-ce que c’est que ce pays libre où on ne peut même pas battre son nègre? L’américain du 18ième siècle cité ici par Monsieur Marx croit que les constables anglais entravent «la liberté» en l’empêchant de frapper un homme qui est justement son esclave. Il ne se rend même pas compte qu’il enfreint lui-même la «liberté» d’un autre – note de la rédaction], on commence à y voir plus clair. La liberté d’une classe se gagne toujours au détriment d’une autre; elle est donc l’éclat du pouvoir politique, juridique ou militaire couplé à l’ignorance des grandes déterminations économiques qui fondent ce pouvoir. La liberté est au mieux une illusion de grands, au pire un mensonge destiné aux petits. C’est d’ailleurs seulement depuis la déclaration des «Droits» mentionnée ci-haut que l’idée de liberté s’est répandue dans les masses. Le serf féodal, féal et soumis, était à sa manière moins berné que le factotum contemporain, qui s’imagine si libre dans sa vallée de larmes. Un poète qui a vécu entre mon siècle et le vôtre a écrit: JE ME CROYAIS LIBRE SUR UN FIL D’ACIER QUAND TOUT ÉQUILIBRE VIENT DU BALANCIER. En disant cela il a tout dit sur la liberté [Monsieur Marx fait ici allusion au poète français Louis Aragon (1897-1982) qu’il a pu lire grâce à son accès à la documentation que lui a fournie DIALOGUS – note de la rédaction].

Mes respects,

Karl Marx

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35- LE MOUVEMENT DU SALAIRE RÉEL

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Bonjour camarade,

Je suis assez content de pouvoir enfin dialoguer avec les morts, mais, à la manière de Bordiga. J’ai une question à vous poser, une question qui me turlupine depuis longtemps, et bien souvent j’ai songé à quel point je serais heureux de pouvoir vous la poser. Mais, je croyais, jusqu’à aujourd’hui, que c’était impossible. Alors voici cette question. Qu’est-ce qui détermine le mouvement du salaire réel (ou masse des moyens de subsistances à la reproduction de la force de travail)? Dans les exemples que vous donnez dans le chapitre 15 du livre I du Capital, vous montrez qu’avec l’intensification du travail, le salaire réel et la valeur de la force de travail croissent simultanément avec l’accroissement du surproduit et de la plus-value. Il s’ensuit donc que le taux de plus-value ne varie pas lorsque varie l’intensité du travail. Vous expliquez l’augmentation de la valeur de la force de travail par le fait qu’étant davantage usée, il faut davantage de moyens de subsistance pour la reproduire. Or, dans l’exemple concernant l’allongement de la durée du travail, vous laissez constant le salaire réel, la valeur de la force de travail, comme le temps de travail nécessaire. Comme seul le surtravail exprimé en durée, valeur et masse de marchandises augmente, il s’ensuit que le taux de plus-value augmente. Pourriez-vous m’expliquer pourquoi le salaire réel semble augmenter avec l’intensification du travail et non avec l’allongement de sa durée? Il me semble pourtant que la grandeur intensive, comme la grandeur extensive du travail accroissent l’usure de la force de travail. Dans les deux cas, la masse de moyens de subsistance nécessaires à la reproduction de la force de travail devrait croître, donc, la valeur de la force de travail devrait augmenter. Ainsi, le salaire réel devrait être proportionnel à la durée comme à l’intensité du travail, et le taux de plus-value devrait ne varier ni avec l’une ni avec l’autre, pour ne varier qu’avec la productivité.

Ne faisant guère confiance à ces imbéciles de sociaux-démocrates, de gauchistes ou de staliniens qui ont traduit votre œuvre en français fut-ce de votre vivant, j’ai cherché à comparer avec la quatrième édition allemande du Capital, et je me demande si parfois, vous ne parlez pas plutôt du prix de la force de travail (salaire) au lieu de parler de sa valeur. Dès lors, effectivement, avec l’accroissement de l’intensification ou de la durée du travail, la force de travail n’étant pas payée à sa valeur, le taux de plus-value augmente. Mais, ceci n’a aucun intérêt ici (mis à part un intérêt historique, mais pas théorique) puisque comme vous le dites, il faut considérer que la loi de la valeur est respectée, que la force de travail est payée à sa valeur, non à son prix.

Donc, pour conclure, pourriez-vous me dire comment évolue le salaire réel en fonction de l’intensité et de la durée du travail. Donc, est-ce que le taux de plus-value augmente avec l’intensification et l’allongement de la journée de travail? Je vous saurais gré de noter que cette question est très importante si l’on veut parvenir à mettre en formule mathématiquement la crise, comme vous avez cherché à le faire, et comme je cherche aussi à le faire. Si vous le souhaitez, je vous ferai part de mes travaux à ce sujet.

En espérant que vous voudrez bien me répondre, je vous adresse mes salutations communistes.

Vôtre,

Auguste Blanqui

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Cher Monsieur Marx,

N’ayant pas eu de réponse au dernier message que je vous ai envoyé, je m’inquiète pour votre santé. Pourriez-vous me rassurer à ce propos. Ou peut-être mon message ne vous est-il pas parvenu? Je reformule donc la question que je vous posais dans ma dernière lettre, car elle est de toute importance pour la poursuite de mon étude de votre œuvre. Comment varie la masse de moyens de subsistance nécessaire à la reproduction de la force de travail de l’ouvrier en fonction de l’intensité et de la durée du travail? En vous remerciant de bien vouloir y répondre, je vous adresse toutes mes sympathies.

Salutations révolutionnaires,

Auguste Blanqui

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Monsieur, il y a un petit moment que mon père ne correspond plus avec des anarchistes.

Merci de ne pas insister.

Laura Lafargue

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36- LA NATURE DE L’HOMME

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Bonjour M. Marx,

Peut-être trouverez-vous arrogant de ma part de vous demander cette question car je ne suis qu’un misérable élève de cinquième secondaire qui se pose des questions. En fondant le marxisme, aviez-vous pensé que ça pourrait réellement marcher? Votre système est d’après moi, un des meilleurs systèmes économiques jamais pensé. Comme vous, je suis d’accord sur le fait de faire disparaître les classes sociales. En voulant cela, votre système devient très fragile. Il suffit que ça bloque à un endroit pour que toute l’industrie mange sa claque. Pour remédier à ce problème on instaura des polices très sévères. On créa des lois brimant les libertés individuelles au profit du bien de la patrie. Mais inévitablement, des individus profiteraient de votre système. Ma question: Que changeriez-vous de votre système pour le rendre plus pratique?

Je vous remercie à l’avance!

Oli

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Cher Oli,

Vous semblez comprendre mon analyse comme si c’était une doctrine. Je ne me donne pas comme «programme politique» de faire disparaître les classes sociales. J’affirme que l’analyse de l’histoire nous autorise à conclure que les classes sociales tendent vers leur disparition. Les aristocrates n’existent à toute fin pratique plus comme classe active dans l’organisation de la vie matérielle en Occident. Même le bourgeois des premières corporations a disparu et s’est partiellement dissous dans le grand entrepreneur. Le propriétaire terrien ne vaut plus pour lui-même, il n’est qu’une fraction du capitaliste commercial ou industriel. L’histoire nous enseigne aussi que les classes productives tendent à éliminer les classes parasitaires. Ces dernières s’agrippent à leurs privilèges surannés jusqu’à ce que des mouvements de révolution sociale les éliminent irréversiblement. Ce n’est pas un programme ça, ce sont les faits. Ce mouvement m’amène à affirmer que la division en classes elle-même est un moment transitoire du mouvement historique. Que la classe sociale elle-même finira par s’user à la grande eau de l’histoire. Cela non plus ne se décidera pas dans l’officine des politiques, mais se mettra en place dans de vastes mouvements sociaux dont les prémisses ne font que poindre.

Bien à vous,

Karl Heinrich Marx

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37- CLASSES SOCIALES

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Bonjour M. Marx,

Je sais que votre théorie de l’histoire et du fonctionnement des systèmes économiques basés sur les classes sociales a beaucoup servi aux sociologues, aux économistes, philosophes et autres intellectuels pour expliquer et/ou comprendre les sociétés jusqu’au milieu du XXe siècle. Toutefois, depuis l’effondrement du système soviétique, les intellectuels semblent hésiter à choisir votre grille d’analyse. Alors, ma question: votre théorie peut-elle encore servir à comprendre la société du XXIe siècle?

Lemieux

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Monsieur,

Je vais vous répondre par quatre questions:

1- Considérez-vous toujours que l’action de grandes forces objectives historiques plus vastes que les consciences déterminent le développement des sociétés? Que, dans ces dernières, l’action des «grands hommes» n’est jamais qu’un symptôme, qu’une conséquence déterminée par le mouvement des masses?

2- Jugez-vous toujours qu’une société produit des contradictions internes qui, utiles dans une certaine phase de développement, finissent par lui nuire, et la mener à sa perte? Exemple: la soif de profit, grand stimulateur du capitalisme industriel finit par étrangler l’industrie même quand il devient plus important de mettre sur le marché un produit profitable que de bonne qualité parce qu’inusable, performant, ou supérieur. Le profit bancaire, basé sur la circulation des capitaux, dégénère en extorsion usuraire quand ses profits ne se font plus par l’investissement productif mais par la multiplication des frais aux usagers.

3- Croyez-vous toujours à l’extorsion de la plus-value, c’est-à-dire au fait qu’une entreprise ne survit que si elle s’approprie une quantité de surtravail issu de son secteur productif et l’accumule dans son secteur non-productif? Considérez-vous qu’il y a toujours une séparation entre ceux qui produisent et ceux qui possèdent la richesse produite?

4- Croyez-vous au caractère transitoire et historiquement limité des classes sociales, ce qui implique que la société de classe elle-même pourrait en venir à disparaître? Êtes-vous de l’opinion voulant que la monnaie, les bons et les assignats, seront un jour des objets de musée comme la couronne, le sceptre, l’épée et l’écu du hobereau?

Si vous répondez «oui» à ces quatre questions, c’est que la pensée de Karl Marx peut encore vous stimuler dans vos analyses. Si vous répondez «non» de coeur à une seule d’entres elles, il faut vous demander si vous avez déjà simplement compris ou accepté la racine de la pensée de Marx.

Friedrich Engels

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38- AIDEZ-MOI

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Cher Monsieur,

Je parcours actuellement un des passages de L’Idéologie allemande, celui qui est ci-dessous. Je tente de mieux le comprendre, mais je n’y parviens pas. «À l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle; c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui est lié à des présuppositions matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l’individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l’on considère la conscience uniquement comme leur conscience.»

Pourriez-vous m’éclairer plus à ce sujet. Merci

Salhi Ayman

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Cher Monsieur,

C’est la critique du point de départ. Mon père reproche à la philosophie de s’ancrer dans les nuages, de cultiver la croyance d’origine mystique en son autodétermination, et conséquemment en l’autonomie de son histoire. Mon père et Monsieur Engels expliquent que la pensée, qu’elle soit connaissance ordinaire ou métaphysique éthérée, n’a aucune autonomie historique et ne se déploie que comme l’émanation, l’humeur, l’arôme du développement historique matériel. C’est donc de ce dernier qu’il faut partir pour comprendre l’idéologie, pas le contraire.

Respectueusement,

Laura Lafargue

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39- TES ENFANTS

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Cher Karl,

Quand je vois ce qu’ont fait tes enfants de tes idées, je me demande si tu aurais encore le courage de chercher un éditeur. De plus, j’aurais préféré te trouver associé à la notice suivante du Larousse Illustré.

Bien à toi.

Henry Frederic

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Monsieur le Butor,

Nous sommes toutes trois parfaitement solidaires des idées de notre père. Nous avons aussi fini par comprendre, après de longs échanges avec Monsieur Pibroch de DIALOGUS, que vous auriez voulu que notre père fasse partie d’une troupe de saltimbanques cinématographiques du début du prochain siècle: les frères Marx. Quoique père aime beaucoup réciter du Shakespeare avec notre mère, et affectionne particulièrement le monologue du portier dans Macbeth pour ses irrésistibles ressorts comiques, qu’il rend avec brio, nous craignons fort que vous ne fassiez allusion à ces artistes que pour simplement vous moquer de notre famille. Nous jugeons vos propos malveillants et déplacés. Nous ne vous saluons pas, et ne souhaitons pas poursuivre cet échange plus avant.

Jennychen Longuet

Laura Lafargue

Elanor Marx

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À Jennychen Longuet,

Laura Lafargue,

Elanor Marx.

Mesdames les héritières directes,

Malgré le fait que vous ne voulez plus correspondre avec moi, je vous envoie une dernière missive afin d’éclaircir un malentendu. Quand j’ai parlé des enfants de Karl Marx je n’ai absolument pas pensé à vous (vous n’êtes d’ailleurs que parties négligeables dans le grand livre de l’histoire) mais à ses enfants spirituels qui ont dévié son oeuvre avec les conséquences que nous connaissons encore actuellement. Après cette mise au point permettez-moi d’exprimer ma jubilation à la lecture de votre réponse. Dès le troisième mot le ton était donné, votre ire feinte ou réelle de femmes outragées dans leur honneur le plus profond m’a réjoui au-delà de toute espérance. Le rire est le propre de l’homme, je crois que vous ne le partagez pas.

Le Butor & F.Henry

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Cher Monsieur,

Votre héritage réactionnaire a ensanglanté le monde pour des siècles. Ceux qui suivent mon père cherchent à secouer ce joug. À vous lire, je constate que l’héritage en question a encore ses suppôts serviles.

Laura Lafargue

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Madame l’héritière directe,

Butor! Suppôt servile! N’en jetez plus, c’est me faire trop d’honneurs. La seule chose qui me chagrine dans cet échange épistolaire est que lorsque je m’adresse à «Dieu», j’aime que ce soit lui qui me réponde et non point ses «anges».

Le Butor F. Henry

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Vous allez devoir attendre bien longtemps, j’en ai peur. Il y a des règles de tenue sur ce forum. Et de plus, comme nous sommes athées, pour Dieu et les anges, vous vous trompez d’adresse. Il n’y a ici que les diablesses du Maure, et figurez-vous qu’elles ont décidé qu’elles ne vous laissaient pas passer.

Laura Lafargue

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Chère Jenny,

Je préfère ce deuxième prénom à Laura, il me paraît plus aérien, plus angélique. Pardon, j’avais oublié que vous ne croyiez pas en dieu. Moi non plus, je crois que c’est notre seul point de convergence. Dans votre dernière missive vous parlez des diablesses du Maure, j’ai beau chercher dans la biographie marxienne, je ne vois pas ce que cette expression vient faire. «Maure» c’est un Arabe d’Espagne, assimileriez-vous votre père à un satrape andalou? Je comprends maintenant la raison des divers avis d’expulsion que votre famille a dû subir. Au 19ième siècle on n’était pas tendre avec les immigrés.

Le Butor F. Henry

P.S. Veuillez m’excuser d’avoir été long à vous répondre mais j’ai été me reposer à Crans-Montana de mes fatigues capitalistes.

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Le Maure est le surnom amical que l’on donne à mon père en famille, parce qu’il a la peau très foncée. Vous êtes bien mal renseigné. J’imagine que c’est inévitable pour un volatile.

Laura Lafargue

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40- UTOPIE?

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Salut Karl Marx,

Avec tout le respect que j’ai pour vous, je vous pose la question suivante, et svp, je veux une réponse très argumentée et détaillée: «Le Marxisme: Une Utopie?»

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Pourquoi me demander cela à moi? Je ne suis pas marxiste!

Karl Marx

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41- PCF ET ROBERT HUE

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Cher Karl,

Que penses-tu du Parti Communiste Français d’aujourd’hui? Et penses-tu, comme cela semble être le cas de Robert Hue, qu’il vaut mieux faire 5% aux élections présidentielles et gouverner avec le PS que faire 10% et être dans l’opposition?

Bien à toi,

Olivier

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Le PCF actuel est une émanation directe des partis bourgeois. Entrer au parlement dans de telles conditions n’est pas une chose souhaitable. La base ouvrière de tels partis est désormais inexistante. Il vous faudrait une bonne internationale. Mais le profil du prolétariat a tellement changé que l’affaire est à revoir en profondeur… si les suppôts du capital aux commandes vous en laissent l’opportunité, ce qui n’est pas le moindre aléas…

Karl Marx

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42- STOCK OPTIONS

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Camarade,

Faut-il accepter le paiement d’une partie de ses émoluments en actions de la société pour laquelle on s’aliène? Dans l’affirmative, que pensez-vous d’un investissement dans les valeurs du NASDAQ?

LJS

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Du mal.

Karl Marx

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Bien entendu, moi aussi, je n’en pense pas grand bien. M’enfin, Karl! Autrefois, tu aurais pondu trois encyclopédies sur la question. Alors, maintenant que tu as l’éternité devant toi…

LJS

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Monsieur,

Si je suis ici, sur DIALOGUS, c’est que je n’ai pas l’éternité devant moi, comme vous le prétendez. Au contraire, il me reste très peu de temps, je le sens. Nous sommes en 1878, j’ai un traité d’économie politique à terminer, et je me sens fatigué. Mes furoncles m’assaillent à nouveau, et comptent pour moi beaucoup plus que votre ci-devant NASDAQ. Mais s’il vous semble intéressant de m’en dire un mot, je vous lirai avec toute l’attention requise. D’ailleurs je lis beaucoup plus que je n’écris en ce moment…

Karl Marx

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43- MUSSOLINI

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Vous devez savoir que vous avez beaucoup influencé Benito Mussolini. Je serais curieuse de connaître votre point de vue sur cet homme.

Cordialement,

Lucie Rivière

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Mon influence sur ce personnage est un postulat que vous campez avec un péremptoire qui laisse dubitatif. Le fait est qu’un certain nombre de mouvements du prochain siècle portant des noms aussi bizarres et antithétiques que national-bolchevisme, national-socialisme et autres -ismes à traits d’union suspects ont affecté d’embrasser des vues dont je m’étais fait le promoteur pour mieux rameuter la masse des travailleurs et les inféoder plus solidement à leur logique réactionnaire. Il y aurait maldonne d’affilier des mouvements d’influences de façon trop directe dans ce genre d’affaire glauque. Vous dites que j’ai influencé Mussolini. Dites plutôt que Mussolini m’a défiguré, et causons…

Bien a vous,

Karl Marx

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44- CHUTE DU COMMUNISME

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Cher monsieur Marx,

Vous n’êtes pas sans savoir que le communisme est, depuis une dizaine d’années, pratiquement inexistant dans le monde. Seuls quatre États continuent de fonctionner sous cette idéologie. Trois d’entre eux n’ont pratiquement aucune influence et la Chine, bien qu’étant communiste en théorie, s’est depuis longtemps ouverte à l’économie mondiale. Autrefois grand empire socialiste, la Russie essaie tant bien que mal de se redresser depuis l’adoption du capitalisme. Tenant compte de ces observations, que pensez-vous de l’utopique courant de pensée que vous et votre collègue (dont le nom m’échappe) avez implanté? Croyez-vous toujours au socialisme? D’après vous, quelles sont les erreurs qui ont été commises par les grands dirigeants de l’URSS et des autres bastions communistes?

Cher Monsieur Marx, je vous prie d’agréer de mes sentiments les meilleurs.

Nicolas P.

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Leur principale «erreur» est, si je résume, de ne pas avoir été communistes. Ces régimes ont en commun d’avoir jeté bas la féodalité et d’avoir positionné l’équivalent bureaucratique d’une bourgeoisie. Ils ont mené les dernières révolutions bourgeoises, mais l’ont fait à la sauce vingtiémiste, qui fut une grosse sauce rouge. Leur retour vers le capitalisme est dans la logique du mouvement terminal de destruction du féodalisme. Votre principale erreur est de croire que le communisme a déjà eu prise sur cette vallée de larmes et, pis, qu’il détiendrait aujourd’hui des bastions. C’est une affectation qui prétend traiter le communisme comme un fait passé, alors qu’il est de l’ordre de ce qui sera. Je vous rappelle en passant qu’«Utopie» signifie «nulle part». Le terme s’applique bien au communisme. Et j’ose ajouter: hélas.

Karl Marx

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45- LE DÉTERMINISME

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Ma question est courte, mais je suis persuadé demande une longue et passionnante réponse de votre part. Qu’est-ce que le déterminisme? Comment le définissez-vous et cela également concrètement? Merci d’avance…

Une jeune étudiante de secondaire 5

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Pensé de la bonne façon, c’est-à-dire sans la rigidité oiseuse de certains de nos Docteurs ès Philistinisme malingres, le déterminisme est l’état de tout ce qui est corrélé. Darwin, le seul penseur anglais admirable que je connaisse, fournit de beaux exemples de cela. Si un mammifère quadrupède retourne à la mer, le déterminisme biologique fera que ses pattes s’atrophieront en nageoires, comme chez les phoques et les marsouins. S’il galope sur la plaine, le même déterminisme biologique fait que ses doigts disparaîtront tous sauf un, qui s’érigera sabot. C’est que les pattes du phoque sont corrélées à l’élément marin et les pieds du cheval à l’élément terrestre. En histoire les choses sont analogues. Je ne dis pas identiques, je dis analogues. Des hommes répartis sur une terre arable, sans industrie manufacturière et avec un minimum de relations commerciales, développerons une féodalité, qu’ils soient Boyards, Japonais, ou Islandais. Ceci révèle, si nécessaire, le caractère dérisoire des nationalités, et l’inévitable de l’histoire mondiale, c’est-à-dire du développement de groupes humains qui sont tous liés, corrélés, déterminés.

Karl Marx

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46- LA FIN DE L’HISTOIRE

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Sehr geherter Doktor Professor Marx,

En cette année d’élection présidentielle marquée par la fin de l’histoire du parti communiste français, nous souhaiterions connaître la différence entre votre conception de la fin de l’Histoire et celle de Herr Hegel.

Nous vous remercions par avance de votre réponse.

Bien à vous,

Antoine et Raphaële

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Hegel voit dans la fin de l’histoire l’établissement du régime de la Raison, pour ma part je me contente de voir dans la fin de l’histoire la mise en place d’un régime raisonnable. Il y a une différence de signification… Il y a aussi une différence de signification entre ce que j’entends par communisme et le galvaudage dévoyé que connaît ce terme dans le tour «Parti Communiste Français». Sur mes vieux jours, je deviens de plus en plus démocritesque en matière de fin de l’histoire. Je commence à trouver qu’elle est en passe de se dérouler sans fin. Mais ne dites pas cela aux militants des partis ouvriers qui viennent manger le jambon et prendre le thé avec nous le dimanche. Tout ceci est entre nous, n’est-ce pas.

Karl Marx

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47- PROPRIÉTÉ PRIVÉE

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Cher Karl,

Serait-il possible que vous me donniez vos principaux arguments à propos de votre citation: «La propriété privée, voilà l’ennemi»? Merci d’y consacrer un peu de votre précieux temps. Je vous souhaite une excellente journée.

Julie Meert

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Le capitalisme produit de la richesse. Des monceaux inouïs et sans équivalents historiques d’opulence recouvrent la terre entière. S’objecter à une telle amélioration du bien-être humain serait folie. Force est donc de constater la libération de forces productives sans égales qu’a suscitée l’évolution du capitalisme. Mais une fois ce constat fait, on en dégage immédiatement un autre beaucoup plus amer. Cette richesse n’est pas distribuée. Elle est spoliée et chapardée par des accapareurs. La propriété privée des fruits de la production désorganise complètement son essor, et la condamne à moyen terme. Le propriétaire privé, ne pensant qu’à s’enrichir plus, contrôle un patrimoine, plus qu’il ne gère une ressource. S’il vit au nord, il se soucie peu de la pollution que ses usines causent au sud. Si une de ses branches d’industrie croule, il s’empresse de maquiller ce marasme et de vendre l’entreprise à un concurrent plus naïf, comme la marchande de légumes des halles cache ses choux fanés sous les frais. Les effets ruineux de l’opération sont sans intérêt pour lui, si c’est à d’autres qu’ils nuisent. La marchande de légumes ne gâtera que votre repas du lundi. Le propriétaire privé d’une branche d’industrie poussera des milliers d’hommes et de femmes à la ruine. Les conséquences de la propriété privée sur la valeur du capital sont immenses, et changent finalement ce paradis en enfer. Le système n’est plus conçu pour assurer la sécurité et le bien-être de tous, mais bien pour faire vivre une classe parasitaire qui nuira à la production et brisera des espoirs et des vies plutôt que de renoncer à ses privilèges pharaoniques. La production collective, voilà l’espoir qu’un jour les consciences s’éveilleront au fait que la propriété privée, voilà l’ennemi.

Karl Marx

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48- LA PLACE DE L’HUMAIN

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Allô!

J’aimerais vous demander votre point de vue sur la place qu’occupe l’être humain dans cet univers. Svp répondez-moi (cela serait très gentil à vous). Je dois aussi vous poser deux autres questions sur votre opinion car je fais une recherche sur la pensée des différents philosophes. Première question: comment l’être humain doit-il se comporter pour atteindre le bonheur? (pour être heureux)? Deuxième question: qu’est-ce que l’être humain peut espérer comme résultat de son passage (sa vie) sur la terre?

Merci énormément,

Chuck

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L’être humain peut espérer de se perpétuer le plus longtemps possible sans s’autodétruire. Pour atteindre ce que vous nommez «bonheur» il doit arriver à ériger une société sans classe dominante, et où les inégalités naturelles sont compensées par un soutien social mutuel. Car, pour ce qui est de sa place dans l’univers, l’être humain n’est jamais qu’un insecte. Il se devrait donc d’organiser quelque peu sa termitière et cesser d’être son propre prédateur. Quand le blé et le bois de charpente se répartiront de façon symétrique pour nourrir et loger tout le monde, l’homme aura atteint son premier rôle dans l’existence. Combien de conflits et de cataclysmes faudra-t-il encore pour qu’un objectif si prosaïque devienne la réalité simple qu’il pourrait être?

Karl Marx

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49- VOTRE ANTISÉMITISME

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D’où vient votre racisme et votre antisémitisme primaire, cette haine du Juif?

Jean-Pierre Blanchard

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Je ne suis pas antisémite, et je suis Juif moi-même. Avez vous des citations pour étayer une accusation aussi grossière?

Karl Marx

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50- BAKOUNINE

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Cher Monsieur Marx,

Savez-vous que Michel Bakounine participe comme vous à DIALOGUS? N’auriez-vous pas quelques comptes à régler avec lui? Une correspondance Marx-Bakounine est-elle envisageable? Ce serait vraiment passionnant!

Une lectrice assidue de votre oeuvre (et de celle de Bakounine),

Anne Archet

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Alors là, pas question!

Karl Marx

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51- ÉCONOMIE DISTRIBUTIVE

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Monsieur Marx,

C’est avec le plus grand sérieux que je souhaiterais obtenir de vos lumières quelques éclairages sur cette notion d’une monnaie distributive qui, créée au même temps que le service ou la richesse produite, donc gagée sur la valeur des richesses produites, disparaîtrait à l’usage, afin d’éviter toute accumulation capitaliste de monnaie (prétendant s’autoreproduire). Cette monnaie serait créditée à chacun, en guise de revenu social, en échange du service civique que chacun fournirait, et en fonction des richesses collectivement produites. Cette monnaie distributive, très sérieusement réfléchie et présentée par la revue (très ancienne) La grande Relève [B.P. 108 78115 Le Vésinet] et dont je vous recommande la lecture, me semble une des réponses (sinon LA réponse) aux problèmes de spéculation et de plus-value induits par le Capitalisme. Aviez-vous intégré cette notion dans votre analyse? Quelles en seraient, à vos yeux, les difficultés de mise en place?

Au plaisir de vous lire.

Claude Stenger

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Cela me paraît une esbroufe, mais si vous pouviez décrire l’affaire par le menu, je commenterais sans hésiter. Gardez pour le moment à l’esprit qu’aucun fric-frac avec les monnaies ne vous gare de la rapacité des exploiteurs.

Karl Marx

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52- LE COMMUNISME (2)

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Croyez-vous que le communisme existe encore ou peut-il encore exister? Malgré de belles paroles, d’après le commnunisme rien n’a pourtant changé et même le communisme n’y change rien. Croyez-vous que le communisme était et restera juste un rêve humain?

Mr Pierre

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Le communisme viendra. Ce n’est pas un rêve, mais une tendance historique.

Karl Marx

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53- SUR LA QUESTION JUIVE

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Cher Karl,

Dans tes oeuvres tu as souvent été sévère avec le peuple dont tu es originaire, pour quelles raisons, cela reste pour moi un mystère? Pourtant, ne dois-tu pas à ce peuple, qui a placé au plus haut de ses préoccupations la vie intellectuelle et les exigences morales, d’une part les extraordinaires capacités d’analyse dont tu fis preuve, et, d’autre part le caractère subversif et prométhéen de ta pensée?

Merci de ta réponse.

Mike Hobo

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Lisez attentivement mon commentaire sur la question juive, ce sera pour observer que le Juif, pas plus que le Russe ou le Magyard, ne vaut pas comme Juif, mais comme produit opiné de la déliquescence féodale vers le capitalisme. Je dis que les bonnes gens accusent Shylock d’avoir produit leur ruine sans se soucier de se demander qui a produit Shylock. Crier haro sur l’usurier, le fripier, le banquier c’est trop crûment autocritique et autodestructeur pour que nos philistins s’y aventurent. Crier haro sur le Juif c’est un dédouanement qui sert tous les intérêts, y compris celui des usuriers, des fripiers, des banquiers, en ce qu’ils se perpétuent eux-mêmes aussi en se dédouanant de leur culpabilité sur l’agneau pascal juif…

Karl Marx

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54- À VOTRE NARCISSISME

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Cher M. Marx,

Je suis une personne qui vous respecte beaucoup et pour moi vous représentez un des trois plus grands personnages de notre histoire. Mais je vous dois de vous dire que depuis que je lis vos réponses sur DIALOGUS vous me décevez beaucoup, on dirait que vous seul avez le pouvoir absolu de la connaissance! Toutes les révolutions qui ont eu lieu au 20ième siècle que ce soit la révolution en URSS, en Chine, en Corée du Nord, en Albanie, en Yougoslavie… etc ont toutes été une risée pour vous. Ce que je perçois de vos lettres (réponses) c’est que sans M. Karl Marx la révolution prolétarienne dans quelque pays que ce soit n’est jamais à votre goût. Selon le matérialisme dialectique et historique (une des bases de raisonnement du marxisme) qui dit que tout est en mouvement et en perpétuel changement et que la lutte des classes se développe sans cesse. Alors aucun pays ayant fait la révolution n’est correct selon ce que je lis de vous… Je trouve cela imbu de votre personne de ne pas reconnaître à juste titre la juste lutte de tous ces pays pour la révolution avec pour base le marxisme. Personnellement je pense que rien n’est parfait, mais SVP rendez à César ce qui appartient à César.

Très humblement,

Jean-Claude Miller

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Si je vous donne l’impression de me prendre pour le démiurge de l’histoire, vous avez raison de contester cette impression. Je suis souverainement indifférent au cadre de pensée associé à mon nom. Il faut maintenant admettre que certaines révolutions sont historiquement plus importantes que d’autres et ont un effet d’entraînement plus crucial. On peut nommer: les deux révolutions anglaises, la révolution américaine, la révolution française, la révolution iranienne. Je n’ai pas nommé la russe et la chinoise pour mettre en relief le fait que des révolutions se sont faites longtemps avant que je ne sois dans le tableau ou après que je n’y sois plus. Avec le recul je suis aussi forcé d’admettre qu’aucune de ces révolutions ne fut vraiment «prolétarienne» au sens où je l’entends. Cette obligation autocritique n’est pas non plus une coquetterie, mais procède du simple respect des faits historiques.

En espérant avoir pu atténuer vos impressions initiales. Votre tout dévoué,

Karl Marx

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55- CONCLUSION SUR LES CLASSES SOCIALES

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Quelles sont les conclusions et la tendance du système social tel qu’il est aujourd’hui, selon K. Marx?

DCK2002

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Chère Madame,

Mes vues sur le dépérissement du capitalisme n’ont pas changé. Les forces tendancielles qui détruisent ce système de l’intérieur continuent de se déployer, notamment la baisse tendancielle du taux de profit. Pharaonique et décadent, le capitalisme à grand déploiement de votre temps tourne au banditisme généralisé et à la rapine de choc. Le commerce criminel est en augmentation, notamment autour de cette marchandise absolue qui est tout désir mais nul besoin: la drogue. Mais même les entreprises «régulières» sont affectées. Quand les cadres d’entreprise en arrivent à mépriser leurs actionnaires et à leur mentir sciemment pour qu’ils ne retirent pas leur avoir du coffre, c’est bien que le capitalisme est en train de passer à son contraire. Là où mes vues changent un peu face à votre folle époque c’est sur la possibilité de la révolution prolétarienne. La lutte des classes est toujours aussi aiguë, aussi motrice. Mais la conscience de classe est bien engluée. Elle s’engage dans les déviations bourgeoises habituelles: libération nationale, intégrisme religieux, régionalisme débridé, luttes de groupes sociaux à base biologique (un trait saillant et captivant de votre temps). Il n’y a pas de révolution prolétarienne qui couve avec cela. Les seuls mouvements progressistes sont des brimborions réformistes sans portée radicale réelle. J’en arrive même à un questionnement plus radical: y a-t-il jamais eu une révolution prolétarienne?

Bien à vous,

Karl Marx

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56- RÉVOLUTION

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Monsieur Marx,

Croyez-vous toujours à l’inéluctabilité de la révolution prolétarienne? Je crois que le développement actuel du capitalisme pourrait la mettre en cause. Je ne crois pourtant pas qu’il ait réussi à résoudre ses contradictions, en effet, les pauvres deviennent toujours plus pauvres et les riches plus riches. Par contre, l’évolution de l’armement et la mondialisation du capitalisme -qui a pour avantage principal d’éloigner les exploitants des exploiteurs- permettent à la minorité riche d’exploiter la majorité pauvre des citoyens de la Terre, sans qu’elle ne soit mise en danger par une révolution.

Tiberghien

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Des révolutions sociales viendront. Le problème maintenant est: seront-ce des révolutions prolétariennes?

Karl Marx

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57- FÉLICITATIONS

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Je reviens brièvement à vos répliques et propos exposés sur DIALOGUS. Félicitations pour leur à-propos, leur culture, leur clarté… et parfois leur patience. Votre savoir et votre pertinence font d’autant plus regretter que vous ayez été parfois si mal compris. Mais il est vrai que nul n’est prophète dans le pays que d’autres conquièrent pour vous, en votre nom, mais non avec votre intelligence ni votre dialectique. On est toujours trahi par les siens… et parfois par soi-même, non?

Salut et fraternité,

Citoyen Lambda

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Hélas oui, et plus souvent qu’à son tour. Merci pour vos bons mots.

Karl Heinrich Marx

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58- GEORGES W. BUSH

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Que pensez-vous de la politique américaine actuelle et de son président Georges W. Bush? Êtes-vous en total désaccord avec sa façon de procéder ou voyez-vous quelque peu de positif dans sa façon? Pourquoi?

David Landry

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Il n’y a clairement rien de «positif» à attendre du président de ces États-Unis d’Amérique du Nord dont l’existence même est jusqu’au trognon l’incarnation de l’aboutissement du capitalisme le plus aigu et le plus débridé du monde moderne. Ce Monsieur W. comme certains le nomment ne sert pas, comme on se plairait à le croire dans les cénacles gauches (bien gauches!) de votre temps, l’entier de la bourgeoisie nord-américaine ou mondiale. Il est plutôt le vicaire diligent de la portion de cette bourgeoisie impliquée dans un phénomène typique de votre temps, et qui a pris une ampleur formidable: l’affairisme guerrier, ce que, sur le ton de mes bons buveurs d’ale londoniens je pourrais surnommer le Bellicist-Business. Une autre portion, concurrente, de la bourgeoisie mondiale est bien affligée par les commerçants de guerre, car la guerre est un produit dont l’expansion nuit à leurs propres affaires. C’est, si vous me permettez une autre image, la lutte du canon contre le dollar, ou encore de la bourgeoisie qui se vend aux États belliqueux contre la bourgeoisie qui se vend aux citadins hédonistes. Les tergiversations autour des actions à faire ou à ne pas faire de Monsieur W. sont la crise mondiale que représentent l’aile belliciste et l’aile pacifiste d’une bourgeoisie mondiale aux abois, et qui tremble de désarroi devant la montée des nouvelles pressions sociales de votre temps.

Karl Marx

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59- LES HÉRITIERS

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Monsieur,

Venons-en sans préliminaires au fait qui me pousse à vous écrire. Je trouve le comportement de beaucoup de gens de notre époque qui se décrivent comme vos héritiers déplorables. Les plus repoussants sont sans doute les dirigeants chinois. Ce régime est en tous points repoussant: culte de la personnalité des leaders (en totale contradiction avec les principes du matérialisme historique), mise en avant de l’ethnie han par rapport à d’autres et surtout exploitation de sa population par le biais de l’accueil sur son territoire des grandes multinationales capitalistes. Je pense que la Chine est aujourd’hui devenue l’instrument le plus perfectionné du capitalisme d’exploitation des masses. Et vous, que pensez-vous de la république populaire de Chine? À un tout autre niveau, je trouve que d’autres «marxistes» ont un comportement totalement contradictoire: il s’agit de ceux qui se présentent aux élections dans les États bourgeois de l’Ouest. Comment un marxiste pourrait-il penser que ces élections sont autre chose qu’une mascarade? Et vous, leur accordez-vous crédit?

Btib

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La République de Chine est une république. Comme tel, le capitalisme la pénètre et, sous une croûte «communiste», il perpétue l’exploitation d’une classe par une autre. Notez que la Chine en est là MALGRÉ la tentative du programme «communiste», et non à cause de lui… De ce point de vu les «communistes» européens qui participent du parlementarisme bourgeois sont logés à la même enseigne. Ils confirment que la puissance de la société de classe s’impose à eux malgré le programme communiste, et le pervertit. C’est donc que l’âme versaillaise fleurit et se répand à l’encontre de la parenthèse historique de la Commune de Paris… jusqu’à la prochaine fois…

Karl Marx

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60- L’OUVRIER ET L’AUTOMATE

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Bonjour Camarade,

Je connais votre manifeste mais il a été mal appliqué mais vous avez négligé un détail que vous auriez dû deviner avec la révolution industrielle de son époque. Il me semble que vous pensiez qu’un jour les ouvriers seraient majoritaires pour rendre possible la Révolution. Mais vous avez négligé le développement technologique qui permet entre autres la robotique, automate pour que vous compreniez. Au cours du 20ième siècle la robotique et l’automatisation ont remplacé sans trop de heurts la grande partie des ouvriers non qualifiés. Le prolétariat a quasiment disparu en Europe. On annonce la fin de la classe ouvrière telle que vous la concevez dans notre jeune 21ième siècle et les automates sous forme humaine deviendront chaque jour moins utopiques. Bon, les injustices continuent mais ce n’est plus le prolétariat mais plus des trois quarts de l’humanité de mon époque six fois plus nombreuse que l’humanité de votre temps. Le capitalisme est toujours le maître de notre planète, Vous feriez mieux de ressusciter!

JASN

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L’automation fait disparaître une partie du monde ouvrier mais ne fait pas disparaître le prolétariat comme classe. Catégorie économique, le prolétariat ne peut se trouver altéré que par une révolution engageant la totalité du dispositif économique. Vous et vos semblables, mon bon ami, vendez toujours votre force de travail à un exploiteur qui en extorque une plus-value qui alimente la pharaonique propriété capitaliste de votre temps. Que cela se fasse en pianotant sur des claviers plutôt qu’en se couvrant de cambouis dans une usine est un fait relevant plutôt de l’altération quantitative que du bond qualitatif.

Bien à vous,

Karl Marx

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61- DIVERTISSEMENT

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Noble ami,

Le divertissement serait-il devenu le nouvel opium du peuple, un autre subterfuge qui exprimerait le rapport de forces entre les classes, plus insidieux et efficace que jamais? Le divertissement, un nouveau moyen de détourner la population de leur condition matérielle et objective?

M-A

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Le diverti dixit!

Laura Lafargue

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62- L’EXISTENCE SOCIALE DÉTERMINE LA CONSCIENCE

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Je voudrais savoir la différence entre les trois philosophes suivants: Marx, Nietzsche et Sartre.

Merci.

Sylvie et Normand

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Le second m’a ignoré, et le troisième m’a plagié en m’invertissant. Naturellement, ce que j’en dis… car après tout je suis en flagrant délit d’anachronisme en manifestant de l’humeur ainsi.

Karl Heinrich Marx

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63- CONFLIT DE CLASSE

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Cher Marx,

Selon vous, peut-on toujours parler de conflit de classe dans notre société à économie de marché?

Samba

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Plus que jamais. On occulte la lutte des classes en votre époque mais elle est plus vivace que dans le temps où elle prenait la forme d’une guerre entre deux camps se rencontrant sur la plaine. C’est que, en votre temps, les deux camps se rencontrent dans le maquis. Mais vous allez le revoir émerger, le temps des drapeaux rouges. Et les fossoyeurs de la lutte des classes en resteront bouche bée, leur bêche à la main.

Karl Marx

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64- LA RÉVOLUTION EST-ELLE TOUJOURS POSSIBLE?

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Monsieur Marx,

Je suis heureux de voir votre retour parmi nous, dans un monde qui a vraiment besoin d’un idéal, idéal que vous seul pouvez lui procurer. Ma question est simple. Pensez-vous qu’une Révolution est toujours possible aujourd’hui, dans le contexte économique et social actuel? Et si oui, dans quelle mesure? En parlant de contexte économique et social actuel, je me réfère notamment à la souveraineté quasi-totalitaire de l’économie de marché poussée à l’extrême, au règne abrutissant des médias (chose que vous avez peu connue au 19ième siècle… voyez quelle évolution!), au désespoir des classes ouvrières subsistantes, à la création constante d’une classe moyenne axée, sans s’en rendre compte, sur les logiques du marché (développement massif de la consommation et des prêts à la consommation, développement de la bourse)… En d’autres termes, le peuple a-t-il aujourd’hui le pouvoir de prendre conscience de sa propre situation afin de se révolter et de dévaster le capitalisme, dans une société qui fait tout pour éviter le développement d’une conscience libre de l’individu?

Cordialement,

Paco Hernandez

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La révolution est une loi de l’histoire. Elle ne se suggère pas, ne se décide pas, ne se vote pas. Elle éclate, quand les conditions sont réunies. Vos pouvoirs se putréfient, votre capitalisme se monétarise, vos armées se professionnalisent, vos médias se discréditent. Les masses sont de plus en plus instruites, conscientes, unies. Croyez-vous que le capitalisme va se réformer, que les exploiteurs vont désarmer. Non. Leur éviction violente est donc la seule conséquence qui s’annonce à terme.

Karl Marx

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65- S’IL-VOUS-PLAIT, AIDEZ-MOI

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Monsieur Marx bonjour,

Suite à la lecture d’un article d’Alternatives économiques dont le titre est «Marx admirateur et adversaire du capitalisme» un travail m’est demandé par mon professeur. Ce travail consiste à dégager une problématique de dissertation liée au thème du texte qui doit aboutir à la formation d’un plan en deux parties. Mes connaissances étant restreintes et étant moi-même dépourvu d’inspiration quant à ce thème, je vous prie de bien vouloir m’aider. En clair: quelle problématique puis-je trouver entre les idées de Marx et le capitalisme (admirateur et adversaire)?

Morbleu DC

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1) Je suis un admirateur du capitalisme parce que je constate qu’il a fait exploser le carcan du vieux cadre politique nobiliaire, qu’il a aplani les anciennes barrières discriminatoires, qu’il a fracturé les frontières provinciales, qu’il a libéré des forces productives commerciales et industrielles inouïes dans l’histoire humaine. Forces dont il faudrait si peu pour qu’elles établissent le bien-être de la totalité de l’humanité. Grâce au capitalisme un nègre n’est plus un nègre, un Juif n’est plus un Juif, une femme n’est plus une chose, un prêtre n’est plus un dieu…

2) Mais je suis un adversaire du capitalisme parce qu’il a remplacé les anciens verrous hobereaux par une chaîne unique, celle de l’argent. Parce que le capitalisme est organisé pour extorquer les producteurs et enrichir les accapareurs, les forces productives et réformatrices qu’il a libérées sont aussitôt remises au service d’un nouveau dispositif oppresseur plus brutal, plus inhumain, plus systématique. Il reste une phase de libération à compléter pour donner à l’humanité ce qui lui revient, et dans cette phase le capitalisme est désormais le frein réactionnaire.

Vous en voulez de la didactique en deux parties, mon ami? Eh bien, servez-vous…

Karl Marx

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66- EST-CE QUE LE MARXISME EST MORT?

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Cher Monsieur Marx,

Le mur de Berlin est déjà détruit. Alors, je sais que tu le sais. Mais, est-ce que le Marxisme est mort après la destruction du mur?

Je vous remercie.

Rey

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Le Marxisme est mort le jour exact de la création du mot «Marxisme». Cela s’est passé un peu après la première internationale. Ma seule consolation est que le Bakouninisme et le Lassallisme ont eu une vie encore plus éphémère.

Karl Marx

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67- SOCIALISME (2)

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Cher Marx,

J’ai quelques difficultés à saisir ce qu’est le socialisme. Pourriez-vous me dire ce en quoi cela consiste?

Merci à l’avance.

Angela L.

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Quand la totalité des forces productives sont mises au service des producteurs plutôt que des accapareurs, on a le socialisme. Notez, bonne amie, que le socialisme SE DOSE, en ce sens qu’un régime peut être plus ou moins socialiste fonction de la répartition sociale des revenus de la production. D’où la possibilité d’un socialisme radical bourgeois assez compatible avec le capitalisme, mais malheureusement, établissant avec ce dernier à peu près le rapport du croupion avec la poule…

Karl Marx

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68- L’UNIVERS

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Bonjour,

J’ai quelques questions pour vous car nous étudions votre oeuvre à l’école et j’aimerais en savoir plus sur votre pensée. J’aimerais savoir comment vous croyez que l’univers a été créé? Pour vous, quelle place occupe l’être humain dans cet univers? Comment l’humain doit-il se comporter pour atteindre le bonheur? Qu’est ce que l’être humain peut souhaiter de sa vie? Et, selon vous, l’homme est-il libre?

Merci à l’avance.

Stéphanie

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En matière de création de l’univers, je suis darwinien. Une masse matérielle en mouvement permanent engendre la vie organique inférieure, puis la vie organique supérieure, puis la vie pensante. L’univers matériel est donc incréé. Il ne commence nulle part et ne finit nulle part, juste comme la ligne du temps vers le passé et le futur. L’infinité de l’univers exige qu’il soit incréé. La création est un mythe de l’irrationalité religieuse. Il faut faire l’effort de rationalité de se libérer de cette chimère myope. L’être humain apparaît dans l’univers et disparaîtra. Mais il est doté d’une aptitude particulière face à la réalité matérielle. Il peut la détourner, la distordre, la distendre pour l’assimiler et la mettre à son service. Cela commence quand notre lointain ancêtre s’approprie le pâturage puis l’agriculture, et cela se poursuit avec la locomotive, le haut fourneau, et la télégraphie. Pour atteindre le bonheur, le travailleur doit jouir pleinement du fruit de son travail sans qu’une autre classe l’opprime et détourne son activité productive contre lui. Il faut qu’il soit réclamé de chacun selon ce qu’il peut donner, et qu’il soit donné à chacun selon ses besoins réels. L’homme et la femme doivent s’attendre à ce minimum de justice, mais cette attente est inévitablement active, car l’homme et la femme devront obtenir ce rajustement des valeurs de leur vie par la lutte. L’homme n’est pas libre. Il est le résultat infime de l’action de forces historiques gigantesque. Une classe peut se libérer d’une autre, mais l’homme ne se libérera pas de ses déterminismes. Il les transformera simplement en d’autres déterminismes.

Bien à vous,

Karl Marx

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69- CLARA ZETKIN

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Ayant il y a quelques années parlé avec Clara je voudrais savoir mon cher Karl si vous avez eu de ses nouvelles récemment et dans l’affirmative, a-t-elle vu le très beau film de Ralf Kirsten?

Jacques

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Non à toutes les questions.

Laura Lafargue

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70- JARDINAGE

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Cher Karl,

N’est-il pas temps d’arrêter les frais en matière d’économique politique, et de te consacrer uniquement à l’Histoire, ou bien au jardinage? En faisant abstraction des caractéristiques principales de la nature humaine, ton système de pensée impraticable a entraîné de nombreux peuples dans la misère. Depuis le temps que tu en as parlé, les profits des sociétés ne sont toujours pas à zéro. Même la Sorbonne a retiré ta pensée du programme de la filière économie. Donc, il est temps d’arrêter l’Économie, tu dois bien ça aux victimes de tes interprètes. Et puis taille-moi cette barbe!

Sincèrement,

Oscar Cohen

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Si la Sorbonne m’a retiré de ses programmes, je suis sauvé! Quand à ma barbe, elle est comme ma pensée, elle fait des repousses plus fortes que prévu, d’où ma prudence… et votre hystérie, probablement!

Karl Marx

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71- BAISSE TENDANCIELLE

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Cher Monsieur Marx,

C’est un grand honneur de pouvoir vous parler ainsi à un siècle de distance. J’ai beaucoup de questions à vous poser, mais je commencerai par me doter de conceptions pertinentes quant à votre théorie. Pourriez-vous m’expliquer ce qu’est la «baisse tendancielle du taux de profit»? (je crois que c’est cela l’expression).

Cordialement,

Nicolas M.

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Cher Monsieur,

Le taux de profit est la proportion de la plus-value avec le total du capital avancé. La baisse tendancielle du taux de profit est le fait qu’au fil du déroulement historique cette proportion diminue et cela même si le profit brut augmente. Jadis un capital avancé de cent livres levait une plus-value de trente livres. Aujourd’hui un capital d’un million de livres lève une plus-value de cent mille livres. Le profit brut augmente, certes, mais le TAUX de profit diminue. La machine capitaliste s’étrangle.

Karl Marx

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72- COMMUNISME (2)

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Sans vouloir l’être, vous êtes le père du communisme. Est-ce que vous êtes déçu de l’usage fait en URSS et dans plusieurs autres pays de vos théories? Finalement, êtes-vous déçu de ne pas avoir fait des millions de dollars avec votre livre qui est le deuxième plus vendu au monde après la Bible?

Marco FP

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La déception est le symptôme de la rigidité de nos prospectives. Conséquemment je suis souvent fâché, mais je ne suis jamais déçu.

Karl Marx

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73- L’EXCLUSION DE L’HUMAIN

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Cher Monsieur Marx,

Je comptais vous poser plusieurs questions l’une après l’autre, mais le temps qui semble requis pour obtenir une réponse semble si grand que je préfère m’y prendre tout autrement: en postant plusieurs messages. Je souhaiterais en fait savoir comment vous envisagez, à la lueur de votre système de pensée, certaines évolutions récentes de l’infrastructure. Commençons par un sujet qui a déjà été plusieurs fois abordé sur DIALOGUS, mais peut-être pas avec la profondeur requise: je veux parler de la robotisation. En France, ses effets ne sont pas encore visibles, mais au Japon, première puissance économique du 21ième siècle à reconnaître poursuivre un programme national en vue de la création d’une forme d’intelligence artificielle, il en va tout autrement. Voici un extrait d’un manuel de civilisation japonaise que je possède, daté de juin 1996 (j’apprends en effet le japonais): «BOTON, c’est le bruit que fait une canette en tombant dans le réceptacle du distributeur automatique de boissons avec une sonorité métallique. Le Japon, c’est bien connu, est le pays des distributeurs automatiques. Il en existe de toutes sortes: du distributeur de parapluies à celui de sous-vêtements, en passant par les mouchoirs en papier dans les toilettes publiques, les cigarettes, les cartes téléphoniques, les nouilles instantanées, les glaces et autres sucreries pour les gourmands. Il y a même des distributeurs de CD! À croire qu’au Japon on pourrait faire ses courses en ne s’adressant qu’à ces machines très rarement en panne d’ailleurs et fréquemment approvisionnés.» Comme le montre cet extrait, le détaillant, en tant qu’être humain, est déjà remplacé par la machine. Il en va de même du livreur, dans un proche futur. Et ceux qui construiront ou installeront ces machines? Mais d’autres machines le feront, ou le font déjà (industrie automobile, par exemple). Il existe même une science née à la fin du 20ième siècle, l’«Intelligence artificielle», dont l’objectif est de répliquer par tous les moyens ce qui a jusqu’ici été le privilège de l’être humain, à savoir le raisonnement, et l’action réfléchie. J’en sais quelque chose, puisque je participe, en apprenti sorcier, au développement de cette même science. On peut donc concevoir que dans un avenir que je verrai de mes propres yeux, le marchand en tant qu’humain aura disparu. Mais pas la classe marchande, si j’ose m’exprimer ainsi, puisqu’il y aura des gens pour posséder ces machines qui vendent, achètent, distribuent, se réparent, communiquent entre elles, et gèrent les cours de la bourse… Alors, peut-être en viendra-t-on à la situation extrême et absurde tout à la fois, où certains posséderont les machines qui feront toutes les tâches serviles (et peut-être même d’autres tâches), tandis que les autres ne posséderont plus rien… Plus rien, car ils ne seront pas bourgeois possédants, mais pas non plus prolétaires exploitables, puisque précisément on n’aura plus besoin d’eux… En fait, cette situation existe déjà de façon embryonnaire: une partie de la population que vous qualifieriez peut-être d’éléments lumpenprolétariens sont ce que l’on appelle aujourd’hui des «EXCLUS», c’est-à-dire des gens qui ont été privés de leur travail (à cause, soit de main-d’oeuvre meilleur marché, soit de robots), et qui ne peuvent plus en trouver ailleurs… Autrement dit, un «sous-prolétariat», car le prolétariat, au moins, il lui reste sa force de travail, et, même exploité, il peut quand même trouver à manger… Tandis que les exclus dont je parle, ils finissent généralement par mourir de froid dans les couloirs du métro. Si cette situation absurde venait à se présenter, possesseurs des golems mécaniques tout-puissants d’un côté, et démunis de tout d’autre part, je ne doute pas qu’une révolution éclaterait… Mais il est également probable que le système dans lequel nous vivons trouve une parade objective qui lui permette de délayer indéfiniment cette situation… le fascisme est l’une de ces parades.

En bref, voici la situation telle qu’elle semble se présenter. Je voudrais savoir, Monsieur Marx, ce que cela vous inspire, et, au cas où j’aurais dit quelque bêtise, je vous serai très reconnaissant de me le signaler.

Votre dévoué,

Nicolas Escape Montessuit

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L’utilisateur de la machine ou du robot ne «disparaît pas». Il diminue en quantité, ce qui le magnifie en qualité. De plus l’utilisateur de votre robot va se heurter aux mêmes contraintes que l’utilisateur de ma pompe à vapeur et de ma mule Jenny. La machinerie, même robotique, fait partie du capital constant, c’est dire qu’elle est une marchandise qui se paie à profit et dont le caractère profitable procède plus d’une répartition des avoirs que d’une extorsion nette de plus-value. Conséquemment, la faillite du système viendra longtemps avant sa robotisation intégrale.

Merci de votre patience et bien à vous,

Karl Marx

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74- RÉVOLUTION VRAIMENT INÉLUCTABLE?

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Bonjour Monsieur Marx,

Je vous avais promis plusieurs questions, voici la deuxième. Vous semblez tenir pour acquis que la marche vers le socialisme est inéluctable, étant une loi historique. Comme d’autre part, les tenants du capitalisme ne se laisseront certainement pas dépouiller de leurs privilèges de leur plein gré, il faudra cueillir le fruit qui est sur l’arbre, autrement dit, la révolution est nécessaire. Or, précisément, je m’interroge. Qu’est-ce qui assure que cette révolution soit inéluctable? Plus j’y réfléchis, et plus je trouve qu’elle pourrait fort bien ne jamais advenir. Je vais développer ceci. Il est bien clair qu’ici nous sommes dans le domaine du contre-exemple: vous affirmez que la révolution est inéluctable, et moi je cherche à infirmer cette affirmation: pour cela il me suffit d’exhiber des arguments qui montrent que cette conclusion peut ne pas advenir, autrement dit, qu’autre chose de tout à fait différent peut advenir. Ce faisant, il est clair que je me situe, en tant qu’avocat du diable, dans la posture de la spéculation, et de l’expérience par la pensée (Gedankenexperiment), mais précisément j’y suis autorisé dans la mesure où je ne formule pas un système, mais un contre-exemple. Ainsi donc, je vois au moins deux scénarios qui pourraient interdire de façon catégorique et définitive l’avènement d’une révolution socialiste. Commençons par le plus radical. Comme vous le savez (car vous me paraissez fort au courant des développements du 20ième siècle et de mon 21ième commençant), nous sommes en train de détruire la planète avec une énergie qui fait plutôt peur. Il y a la destruction de la forêt amazonienne, qui risque de nous priver d’oxygène, et aussi le trou de la couche d’ozone, dû à l’émission de CFC, produit bon marché, et aussi l’effet de serre, et la fusion des glaces polaires qui en résulte… Le monde tel qu’il sera dans cinquante ans risque vraiment de n’être pas beau à voir. Si toutefois il y a encore un monde dans cinquante ans. Précisément, la disparition pure et simple de l’espèce humaine pourrait être ce qui empêchera la révolution. Radical, certes, encore que dans de telles conditions, il est vrai que le problème ne se posera plus. D’ailleurs je n’ai pas mentionné non plus le nucléaire et la menace de destruction de l’humanité par une guerre nucléaire à échelle planétaire, en gros, il s’agit de bombes d’une puissance inouïe pouvant rayer des pays entiers de la carte.

J’avais promis plusieurs scénarios, en voici un deuxième, moins radical, plus dialectique puisqu’il préserve l’existence de l’humanité, mais hélas sous une forme qui semble en éliminer toute évolution future. Avez-vous entendu parler de l’écrivain anglais Aldous Huxley? Dans une oeuvre intitulée Le meilleur des mondes (Brave New World), il imagine que suite à des pressions économiques intenses, l’économie planétaire en soit venue à traiter l’homme comme un produit d’usine, c’est-à-dire qu’il est «fécondé» artificiellement, qu’il se développe en bouteille, et appartient de sa naissance à sa mort à l’État, puisque c’est ce dernier qui est son géniteur. Ceci n’est qu’une des particularités de cette œuvre, qui va beaucoup plus loin et propose un cauchemar extrêmement cohérent. Or, peut-être trouvez-vous qu’il s’agit là de divagations, je dois en ce cas vous contredire… l’histoire du 20ième siècle et celle du 21ième qui commence montre précisément que les tentations eugénistes ont gagné formidablement en puissance… Actuellement, on «séquence» le «génome humain», c’est-à-dire que l’appareillage qui explique le développement de l’embryon et les caractères biologiques de l’adulte est progressivement mis à jour, expliqué, rationalisé. Certains brevettent ces découvertes, ce qui revient déjà à traiter l’humain comme une marchandise d’un nouveau genre. Des applications de ce programme à la création artificielle d’humains serviles existent déjà dans l’inconscient collectif (on appelle cela le clonage, et une secte du moment a prétendu avoir réalisé de tels clonages, ce qui est d’ailleurs sûrement faux, mais le fait est que le discours est déjà là). L’idéologie du clonage est déjà en germe dans nos sociétés où les héros d’un dessin animé (une forme de divertissement mettant en jeu des images qui bougent sur un écran et racontant une histoire) sont des enfants qui se livrent au commerce d’êtres biologiques artificiels et existants «en série». La cybernétique, science née au 20ièmesiècle et créée par Norbert Wiener, rejoint les fantasmes de la biologie génomique. L’idée que l’on puisse un jour produire les humains en série doit donc être envisagée avec sérieux (de même que de nos jours les trafics d’organes). Or, dans une telle société, la notion d’homme libre et d’esclave ne serait pas une métaphore, ou une commodité langagière: elle serait engrammée matériellement dans le corps même de ceux qui la vivraient. Le roman de Huxley va plus loin et montre qu’une telle société pourrait alors, munie de cet outil qu’est l’industrie génomique, atteindre un état de stabilité vis-à-vis duquel l’empire de Chine serait une vraie poudrière. À cause, également, de la possibilité de «programmer» les esprits des membres de chaque caste, pour qu’ils adoptent spontanément la vision de l’ordre social existant comme seule valide. Là encore, cela peut paraître de la spéculation, mais dans moins d’un siècle, dirais-je, cela peut devenir réalité: il existe déjà des résultats allant dans ce sens, je ne parle pas seulement du «social engineering» et de la propagande, qui sont des moyens grossiers, mais aussi des images subliminales, — il s’agit d’images montrées à l’insu de ceux qui regardent un écran, images non perçues consciemment car elles apparaissent de façon trop furtive, mais que l’inconscient du spectateur enregistre, et qu’il intègre à son action.

En bref, même en adoptant l’image que la société est un balancier qui va de part et d’autre, et qui change de configuration, on ne peut pas exclure que les moyens techniques formidables que nous découvrons permettent de STABILISER cette même société dans un état tel que plus aucune révolution ne sera, non seulement possible, mais même envisageable. Voici Monsieur Marx, les miennes réflexions —et peut-être pas seulement les miennes— que je voulais vous proposer. Dites-moi, s’il vous plaît, ce que cela vous inspire.

Votre dévoué,

Nicolas Escape Montessuit

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Une dame très intelligente, située entre mon temps et le vôtre, a prononcé les mots suivants: SOCIALISME OU BARBARIE. Ce faisant cette dame, Rosa Luxemburg, une ashkénaze polonaise, posait déjà le dispositif d’alternatives auquel vous faites référence. Depuis que DIALOGUS m’a fait découvrir cette information tragique et cruciale, je médite…

Karl Marx

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75- GORBATCHEV

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En étudiant l’histoire, j’ai pu remarquer, comme vous l’avez mentionné, que votre idéologie a été déformée et que la grande majorité des chefs d’États se disant marxistes étaient uniquement de brutaux dictateurs. Cependant, le dernier leader soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, semblait avoir une plus grande ouverture d’esprit que ses prédécesseurs. J’aimerais savoir votre opinion générale sur Gorbatchev et sur la chute du soi-disant communisme qui a suivi.

Penney

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Cher Monsieur,

Il semble de plus en plus clair que ce Gorbatchev a fait sortir la république russe de sa phase jacobine. Ce faisant, il a prouvé que la révolution russe était plus une révolution bourgeoise que prolétarienne. La dernière des grandes révolutions anti-monarchiques d’Europe. La Russie, nouvel état capitaliste, en entrant en phase réactionnaire, semble me condamner à avoir été un utopiste de plus. Ou alors ce sont les Thèses d’Avril de Lénine qui furent une tentative géniale mais limitée de brûler les étapes historiques. Il n’y a rien de communiste dans tout cela.

Karl Marx

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76- POURQUOI?

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Cher Karl,

Ta conception était géniale, mais comment un fils de bourgeois comme toi en est venu à penser de telles idées? Merci de ta réponse.

Sincèrement,

Alexandre

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C’est que le fils de bourgeois en question est entré en collision avec un événement historique particulièrement décapant: la Révolution de 1848.

Karl Marx

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77- QUEL EFFET ÇA TE FAIT?

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Salut Karl!

Tu permettras sûrement que je te tutoie, comme il est de bon ton entre «camarades». La question qui me taraude depuis quelques temps, et à laquelle tu pourras sûrement me répondre car toi seul a la réponse, est celle-ci: quel effet cela fait-il d’avoir enfanté une doctrine qui a donné naissance à un des plus affreux totalitarisme ayant ravagé l’Humanité, dont les victimes se chiffrent aujourd’hui à près de 100 millions de morts (cf Livre Noir du Communisme)? Merci de me répondre, et aussi tant qu’à faire, si tu pouvais me donner un commentaire succinct sur ce même Livre Noir du Communisme.

Amitiés, camarade

Raphaël

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Pas de commentaire. Ton Livre Noir du Capitalisme (ceci n’est pas une erreur typographique) est bien étroit car il se restreint aux états ayant procédé à des tentatives d’affranchissement, avortées méthodiquement par le même susdit capitalisme. Le capitalisme a détruit le programme socialiste dans le sang, et tu me demandes quel effet ça me fait? Ça me peine, naturellement.

Karl Marx

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Re-bonjour, camarade Karl!

Ta réponse évoque pour moi un sentiment partagé. En effet, je suis d’une part heureux que tu aies pris la peine de me répondre. D’un autre côté, je suis un peu déçu de ton explication. Ainsi, selon toi, les systèmes décrits dans Le livre noir du communisme, l’URSS lénino-stalinienne, la Chine maoïste, le Cambodge pol-potiste, le Vietnam d’Ho Chi Minh, la Corée de Kim Il Sung, le Cuba castriste, auraient été dénaturés par le capitalisme, pour ne pas dire qu’ils auraient été capitalistes tout court! Cela suscite pour moi plusieurs interrogations. Si ce que nous, nous appelons communiste, est pour toi capitaliste, ce que nous, nous appelons capitaliste, comment l’appelles-tu? Ensuite, si les fondements idéologiques de Octobre Rouge étaient purement socialistes, et que le capitalisme a ensuite triomphé, cela va à l’encontre d’une de tes théories qui énonce que, de par sa conception malsaine, le capitalisme finira par s’effondrer et que le communisme triomphera par la suite. L’Histoire semble nous démontrer le contraire. Comment l’expliques-tu? Enfin, une question sur «La lutte des classes». Les bourgeois exploitent les prolétaires, et le moyen de s’en sortir serait d’abolir la propriété privée. Bien. Mais une autre solution ne serait-elle pas d’abolir le système permettant justement de spolier les personnes de leur propriété privée, d’abolir les systèmes permettant de s’approprier légalement la propriété privée au moyen de la Loi, et si cela s’impose, de la violence légitime dont l’État possède le monopole? Que penses-tu de cette alternative? Merci pour ton attention.

Amitiés camarade,

Raphaël

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Cher Monsieur,

Un de vos héros, George Bush Senior, a un jour déclaré: «La guerre froide ne s’est pas arrêtée: nous l’avons gagnée». C’est bien là l’aveu que les ci-devant républiques socialistes ont fait l’objet d’une guerre ouverte par les régimes capitalistes qui les ont graduellement transformées en comédons militaristes. Voilà en résumé les pages manquantes de votre livre noir. Quant à votre développement sur la propriété privée des moyens de productions il semble gorger d’arguties une question assez claire. La classe productive fait vivre les accaparateurs parasitaires. Ceux-ci éliminés, la production se poursuivra, et la répartition des richesses s’organisera en fonction des besoins réels.

Karl Marx

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78- L’ÉGALITÉ DES CLASSES

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Bonjour,

Je suis en première littéraire et par conséquence j’étudie votre doctrine. C’est pourquoi j’aimerais comprendre pour quelles raisons vous dites que vous êtes pour l’égalité des classes. Vous voulez rabaisser les capitalistes! Mais si vous les rabaissez, ce seraient les ouvriers qui sont supérieur. Donc il y aurait une classe inférieure et supérieure ENCORE. Mais peut-être ai-je mal compris? Quand j’ai posé la question à ma prof elle ne m’a pas répondu, alors vous pourriez peut-être prendre le relais.

Véronique Le Conte

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Certainement Mademoiselle. Procédons dans les formes. Citez-moi d’abord un peu le fragment de mon oeuvre où je déclare que je suis «pour l’égalité des classes».

Karl Marx

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Excusez-moi, peut-être pour ma formulation. Je n’ai jamais lu votre «oeuvre». Mais en cours d’histoire, notre professeur nous a expliqué les différents socialismes: l’anarchisme, le marxisme, et le mouvement de Jean Jaurès. Notre professeur nous a expliqué que le but de ces mouvement était le même (l’égalité des classes), seul le moyen différait. Peut-être l’analyse qu’ont fait les historiens de votre œuvre est mauvaise comme je vous l’ai déjà dit, je n’est jamais lu votre livre je ne peux donc pas savoir le fin mot de l’histoire. Pourriez-vous donc m’expliquer quelle est donc votre idéologie ou me donner les références d’un de vos livres? Je vous remercie d’avance.

Une élève, Véronique Le Conte

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Monsieur Karl Marx,

J’espère ne pas trop vous ennuyer mais j’aimerais avoir la réponse à la question que je vous ai précédemment posée. J’en rajoute quelque-unes. Je vis dans une société capitaliste et j’en profite même si je suis loin d’être une bourgeoise. Pour moi donc, le profit est quelque chose de logique et même de souhaitable c’est pourquoi j’ai du mal à comprendre votre «doctrine». De plus, comme je vous le disais tantôt, ma professeure d’histoire m’a embrouillée avec son histoire d’égalité des classes c’est pourquoi maintenant je trouve vos idées obscures. Or je ne peux pas me résoudre à croire que quelqu’un qui a enthousiasmé autant de personnes puisse avoir énoncé des idées obscures. Pourriez-vous donc m’expliquer votre doctrine?

Respectueusement,

Une jeune fille, Véronique Le Conte

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Votre missive précédente et celle-ci sont claires quant à vos questions autant que quant à la confusion dans laquelle vous maintiennent vos maîtres. Procédons donc avec simplicité et méthode. Les différents mouvements subversifs de mon siècle ne cherchent pas l’égalité des classes mais plutôt la société sans classe. La différence entre mes vues et celle des anarchistes est que ces derniers croient que la destruction de l’État et de ses pouvoirs afférents sera l’acte qui détruira l’économie de classe. Je crois au contraire que quand l’économie basée sur les classes se sera effondrée, l’État dépérira de facto. Les anarchistes attaquent le symptôme, je décris la cause, le fondement, la racine. Quant à ce Jaurès, on n’en parle pas. C’est un réformateur bourgeois.

Sur votre deuxième question, il faut dire, pour faire simple, que le problème est moins avec le profit lui-même qu’avec son appropriation. Vous vivez bien, tant mieux pour vous, mais il y a des millions de gens qui crèvent parce que le capitalisme vous nourrit de ses miettes alors qu’il ne reste plus rien pour eux. Or le principe du communisme annonce une tendance autre: celle de répartir la richesse équitablement et de ne pas laisser ces profits colossaux engraisser une poignée d’accapareurs. Ne me dites pas que nous y sommes et ne me dites pas que cela ne se légitime pas.

Bien à vous,

Karl Marx

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79- COMMUNE DE PARIS

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J’ai cru lire qu’en 1871, vous étiez contre la mise en place et la présence de la commune de Paris. Je me demande pourquoi étiez-vous contre cette société qui prônait l’égalité et en quelque sorte vos pensées.

Merci.

Marc-Olivier Fullum-Précourt

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C’étaient des philistins anarchistes. Ils ont orienté la lutte vers l’ineptie la plus noire et l’échec le plus sanglant. Vous n’y étiez pas, d’évidence.

Karl Marx

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80- LA LIBERTÉ (2)

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Bonjour,

Je suis une étudiante de Collège de Sherbrooke, j’aimerais savoir ce qu’est pour vous la conception de la liberté. Merci d’avance!

Nilgün Dardere

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Mais c’est un mythe, mademoiselle. Lisez attentivement ma missive intitulée LA LIBERTÉ (1) [échange numéro 34] dans mon portefeuille sur DIALOGUS. Mes vues y sont exprimées et même annotées sur cette question précise.

Bien à vous,

Karl Marx

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81- IDÉE PERSONNELLE

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Herr Marx,

Je vous écris pour vous faire part d’une idée personnelle concernant le communisme: je pense qu’en théorie c’est une des meilleures doctrines politiques. Seulement, je pense également qu’elle est inapplicable à l’homme, car il est bien trop égoïste (je m’inclus dedans, bien sûr) et incapable d’accepter l’idée de mettre ses biens en commun pour en faire profiter la communauté. Chacun chercherait inévitablement le bonheur de son côté sans se soucier de celui des autres, et l’histoire tournerait mal. Les exemples de pouvoir ayant monté à la tête des hommes sont fréquents au cours de l’histoire, de César à Robespierre, sans oublier Staline, bien sûr. Autre chose, ceci n’est nullement une critique, c’est juste une constatation à propos de laquelle je souhaiterais un avis.

Amicalement,

Mr Petch

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Mon ami,

Vous traitez le communisme comme si c’était le programme électoral de quelque parti politique philistin qu’il faudrait appliquer sur la société civile comme un cataplasme sur un os fêlé, ou lui faire ingurgiter comme un breuvage à une rosse. Mieux, une médecine, un mauvais opium concocté dans quelque officine poussiéreuse d’apothicaire par un carabin idéaliste et décollé du monde, et qu’il faudrait maintenant inoculer sous le derme de la bête sociale égoïste, comme une substance étrange qui lui donnerait le bon tonus ou la tuerait par choc chimique. Voilà le communisme selon vous. Mais le communisme est une tendance qui émerge implacablement des sociétés organisées. Elles résistent à leurs exploiteurs, secouent le joug de leurs oppresseurs, s’unissent pour se protéger, s’organiser en communes, en soviets, en comités d’actions, demain en ONG, ou dans un grand mouvement anti-capitaliste. L’humain n’est pas égoïste, mon ami, observez-le bien attentivement: il est généreux, collectiviste, prométhéen, il veut que ses enfants s’amusent tous ensemble dans un grand jardin pacifié et débarrassé des rapaces qui le dégradent, le tient en coupe réglée. Il sera bientôt prêt à abattre l’hydre pour ce faire… C’est la féodalité, puis le capitalisme qui forcent sur nous, oh combien temporairement, le repli égoïste de la survie mal avisée. Or, un jour ces régimes brutaux, mafieux, propriétaires orneront les musées macabres de nos cirques enfantins… Et nous rirons, libérés et communistes.

Karl Heinrich Marx

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82- UN ÊTRE CONDITIONNÉ?

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Bonjour… euh je suis en terminale en ce moment (en France) et j’ai un devoir de philo… qui je pense vous concerne… un texte que vous avez écrit sur l’animal et son besoin physique et l’homme qui sait appliquer partout à l’objet la nature qui est la sienne… je dois dire que j’ai du mal à comprendre votre texte sûrement à cause de ma jeunesse ou de mon incompréhension envers la philosophie… j’en viens à ma question: l’homme est-il un être conditionné? héhé… je rame un peu! Ce serait vraiment bien si vous pourriez «m’aider», voilà!

Un étudiant avignonnais en détresse! Et encore merci!

Benoit

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Jeune homme,

Je ne vois pas clairement de quel texte il s’agit. Mon ami Engels a abordé ces questions dans sa critique des vues du socialiste-philistin Dühring. Et même si vous me donniez le titre de ce texte, cela ne me serait pas d’un grand secours car une chienne n’y retrouve pas ses chiots dans le traitement que votre époque fait de mes écrits de publiciste. Le seul fait qu’on me catapulte philosophe contribue au délire ambiant dont je dois bon an mal an, m’accommoder. Je vais donc m’en tenir à votre question directe.

Oui, l’homme est conditionné par la phase historique qu’il traverse et qui le détermine. Regardez-vous, qui m’écrivez. Confronté à la même question, votre père ou votre grand-père aurait consulté un livre, votre trisaïeul, le curé du village. Vous vous tournez vers votre ordi et pianotez. Moi, conditionné par la Révolution de 1848, la locomotive à vapeur et le porte-plume, je vous dis à vous, conditionné par l’effondrement du World Trade Center, l’avion à réaction, et le photocopieur que nous sommes tous corsetés par les limitations de l’Histoire. Pouvons-nous encore nous comprendre?

Karl Marx

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83- VOTRE FILLE

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Monsieur Freud,

J’ai avec mon père, le publiciste Karl Heinrich Marx que vous connaissez peut-être de réputation, une relation très intime, très intense, mais aussi, il faut l’admettre, souvent fort tumultueuse. Je crois comprendre que vous êtes un spécialiste des relations intimes entre êtres humains et que vous êtes vous-même père d’une fille qui, selon ma documentation, se prénomme Anna. Comment les choses se passent-elles entre votre fille et vous? Titan vous-même, avez-vous quelques conseils amicaux et éclairants à prodiguer à la fille benjamine d’un géant tutélaire?

Mes salutations les plus respectueuses,

Eleanor Marx

Londres, 1877

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Je ne comprends pas très bien. Si vous signez votre lettre de 1877, ma fille n’était pas encore née. Je peux répondre à votre lettre, en vous disant que ma fille me sera aussi indispensable que les cigares, ce qui n’est pas peu dire, et qu’elle me rendra la pareille, ce qui correspond à mes attentes. J’estime que vous devriez en faire autant avec votre père.

Bien cordialement!

Prof. Sigmund Freud

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J’observe que les titans et les géants se ressemblent fort. Triste, mais utile. Grand merci, Docteur Freud…

Eleanor Marx

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84- L’ANTHROPOLOGIE DE LA LIBERTÉ

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Bonjour,

Je suis étudiant au cégep et j’aimerais comparer Marx avec Freud sur l’anthropologie de la liberté. Quelle est la différence? Merci. J’ai besoin d’une réponse le plus vite possible merci!!

Bertrand Courchesne

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Bonjour Monsieur,

Je suis Eleanor Marx, la fille benjamine de Karl Marx. Père, et son ami Monsieur Friedrich Engels m’ont mis en demeure de vous répondre, car je suis la seule de la famille Marx à avoir correspondu —via DIALOGUS, naturellement— avec ce Monsieur Sigmund Freud, personnage particulièrement austère d’ailleurs.

Je crois —mais c’est une supputation toute personnelle— que Monsieur Freud et mon père ont en commun l’idée que la liberté est bien une détermination anthropologique, ce qui de fait signifie son inexistence en tant que telle. La différence est que Monsieur Freud situe la détermination limitant la liberté dans un «inconscient» qu’il charge —à mon sens excessivement— d’un charivari complexe et organisé de pulsions libidinales assumées ou «refoulées» selon son mot, censées nous dicter notre conduite malgré nous.

Marx pour sa part ancre les déterminations limitant la liberté dans l’action objective de grandes lois historiques agissant sur nous à une échelle non commensurable à une perception subjective ou individuelle, et dépendant entièrement du mode de production ayant cours et de l’héritage de contraintes pratiques et matérielles l’ayant engendré.

En espérant avoir contribué à l’éclaircissement de cette question difficile, je suis vôtre, respectueusement.

Eleanor Marx

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85- BIEN À TOI

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Cher Karl, mes dernières réflexions sur l’état des lieux de l’économie du village global ne portent pas à l’enthousiasme. C’est à croire que ce sont tes «ennemis déclarés» qui t’ont lu avec le plus d’attention. Outre qu’ils se sont battu avec acharnement contre ceux qui s’étaient servi de tes idées, ils ont manoeuvré sans cesse tout au long du siècle. Comme tu le sais sans doute ils ont retrouvé leur mordant depuis 1989. Tu souriras en apprenant qu’ils ont désolidarisé en 1972 l’émission de la monnaie à la garantie en or. Les banques d’émissions déjà devenues monopoles d’états ont pu prêter aux états sans se soucier de rien. Cet argent frais a permis aux fermiers d’assurer leurs «greniers» à peu de frais, faisant grossir la dette pesant sur la vie de chaque citoyen dans les pays occidentaux. Ici chaque travailleur vit mieux mais naît avec une dette importante. Le plus drôle est que les banques centrales qui prêtent aux états émettent seulement «le capital» mais pas les intérêts. Tu imagines! Je ne dois pas te faire un dessin pour comprendre dans quels jeux de con nous nous trouvons. Et le pire c’est le black out intellectuel sur les rouages simples de l’économie. La plupart pense que tous cela est fort complexe… Allez, sache qu’il y a toujours deux classes sociales, d’une part les «fermiers» qui grâce à leur «grenier à blé» se sont libérés des exigences de la survie depuis 7 mille ans et d’autre part la majorité des travailleurs. Les uns vivent un temps libéré des exigences de la survie et les autres sont dans une temporalité précaire. Bon là je dois aller dormir. J’ai découvert ton adresse tardivement. Content d’avoir pu te parler un moment…

À bientôt,

Ben Maes

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Merci mon ami,

Tout n’est pas à refaire. Tout simplement: tout reste à faire. Et ce qui sera sera.

Vôtre,

Karl Heinrich Marx

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Cher Karl,

Il ne fallait pas. Cette réponse rapide, tout à ton honneur, me fait chaud au cœur. Tu sais combien —et cela malgré son caractère évanescent— une communication comme celle que nous venons juste d’entamer peut avoir des effets bénéfiques. D’ailleurs à ce propos, —tu ne l’as sans doute pas connu— mon ami Sigmund et par la suite son confrère Jacques en ont abondamment parlé et avec justesse. Cela dit, ce qui m’occupe ici c’est toi, cher Karl, ou plutôt nous. Je ne te cache pas que je suis inquiet. Allons-nous baisser les bras! Déplorer, sans plus, l’état des choses! Allons! Où est passé ta pugnacité légendaire? Où as-tu remisé l’acuité de tes analyses? L’application funeste par d’aucuns de tes idéaux n’infirme en rien la validité de tes constats, leur actualité et leur pertinence! Certes, je comprends. Qui peut se targuer d’avoir su, comme toi, par la simple force de sa compréhension, soulever le voile sur le fonctionnement de son époque, offrant ainsi l’arme intellectuelle qui allait provoquer tant de remue ménage et méninges durant plus de 150 ans. Faire vaciller sur ses bases toute l’architectonique d’un ordre fondé sur l’aliénation de l’homme par l’homme, quel ouvrage! Oui, certes, mon ami, celui qui a fournit pareil effort a bien droit au repos. Et j’entends cette légitime attention qui transparaît dans la sobriété de ta réponse. Sache néanmoins que malgré tous les abus qui furent commis en ton nom et malgré l’opprobre à laquelle d’aucun le voue, il ne faudra pas long pour que ta pensée revienne à la surface. Certes on retiendra la leçon du siècle écoulé.

Voilà cher Karl, ne m’en veux pas si je mets un terme à ce dialogue. Sache seulement que grâce à toi les choses peuvent être encore une fois reprises à nouveau frais. Permets-moi, je t’en prie une remarque: si d’aventure d’autres t’interrogent, évite cependant cette vieille expression ibérique «que sera sera», en toute franchise le fatalisme qu’elle véhicule ne te sied pas.

Voilà, amicalement,

Ben Maes

P.S Je repense de temps à autres à ces soirées à Bruxelles avec Friedrich dans ce café près de la Grand Place où tant d’autres avant toi consolèrent leur exil. N.B.: n’est-ce pas toi qui écrivais à Friedrich quelque chose du genre «je ne comprends pas comment un homme qui a tant parlé d’argent peut en avoir si peu»?

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Mon brave,

Je ne sais pas de quand vous êtes, mais pour ma part je suis de 1878. D’après mes calculs, et mes spéculations diverses autour des tuyaux tortueux que m’a, volontairement ou non, filé le personnel de DIALOGUS, il me reste environ cinq ou six ans a vivre. J’ai dit mes lignes, j’ai marqué mon temps, j’ai mené mes luttes, je n’ai pas baissé les bras, j’ai imprégné la postérité au fer rouge. Je suis malade, fatigué, et las. Vous comprendrez dès lors que de me faire souffler mes dernières répliques, espagnoles ou autres, par un cuistre du tout venant n’est pas ma conception la plus achevée de la sérénité intellectuelle des vieux jours. Voilà pour le gros de votre fort rasante intervention, incluant vos références lourdingues à Cégismond [Sigmund Freud (1856-1939), Monsieur Marx ironise en francisant son prénom NDLR] et Jacques [Jacques Lacan (1901-1981) NDLR], ces deux chantres tenaces du nombrilisme bourgeois. Mais je dois ajouter, en toute impartialité, qu’il dort dans votre fatras pédantesque une gemme rare. La conscience du fait que les phénomènes que j’ai révélés: lutte des classes, baisse tendancielle du taux de profit capitaliste, prolétarisation généralisée, altération du mode de production par des révolutions sociales, reviendront hanter la vie et les consciences. Cela passera par d’autres canaux, entraînera d’autres courants, déclenchera d’autres déflagrations. Et, quoi qu’on en dise, je ne serai plus là. Il faudra donc vous débrouiller.

Karl Marx

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86- L’ALIÉNATION DE LA VÉRITÉ

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Cher Karl,

J’espère que Jenny et vous vous portez pour le mieux. Avec tout le respect que j’ai pour vous, permettez que je vous tutoie (le tutoiement est pour nous français une nouvelle habitude révolutionnaire). Je suis donc en train de lire ton livre Le Capital, et c’est pour moi un brillant éclairage. Cependant une question me taraude l’esprit, ne crains-tu pas qu’en surchargeant une vérité simple (celle de l’exploitation de l’humanité par quelques hommes avec comme seul alibi le progrès) par une montagne de philosophie, tu n’aliènes à jamais le pouvoir politique entre les mains de quelques savants? Et n’aliènes-tu pas aussi les autres civilisations, l’Inde comme l’Afrique (qui pour toi n’a pas d’Histoire) en exprimant l’idée qu’il faut avant tout qu’elles soit colonisées pour ensuite seulement avoir droit de cité dans l’histoire libératrice de l’humanité?

D’avance merci pour ta précieuse réponse, car je sais ton temps toujours exploité par la dévoreuse réflexion intellectuelle.

Sincèrement,

M.

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Cher M.,

Pour vous, une vérité simplette n’est pas une vérité aliénée? Mazette! En voulez-vous une vérité toute simple, en voici une: ce qui est est. C’est simple, sûr, non spéculatif, exempt de «philosophie» pour employer votre mot, mais aussi général, creux, vide, inutile. Vous faites dans le même registre en déclarant la platitude au nom de laquelle l’humanité est exploitée par quelques puissants au nom du progrès. À peu près toutes les phases de l’histoire connue sont embrassées par cet aphorisme insipide, et vous n’avez rien décrit en le braillant. Quelle est la nature de cette exploitation: esclavage, servitude féodale, rente foncière, extorsion commerciale, plus-value industrielle? Quelle est la classe de vos exploités et celle de vos exploiteurs, leur mode de production, leurs forces productives motrices, leur lutte fondamentale, dissolvant à terme tout le dispositif social? En un mot: que se passe-t-il concrètement, et comment les rapports de production se modifient-ils? Il faut bien à un moment ou à un autre prendre le beau risque du détail descriptif riche, compliqué, explicite, et qui coûte. Qui coûte l’effort de la découverte pour moi, l’exercice de compréhension pour vous. Ce n’est pas de la «philosophie», ça. Ce n’est pas une «couverture». C’est mordre dans le vif des faits et en dégager les généralisations nécessaires. Y compris celles qui guideront la lutte.

Sur le sort des civilisations asiatiques et africaines. Je suis bien fatigué que chacune de mes interventions descriptives soient décodées comme une doxa doctrinale. Je vous rapporte que l’Afrique n’a pas d’histoire? Prenez-vous-en aux cultivateurs d’agrumes et de cacahuètes français et belge qui lui arrachent cavalièrement son mouvement historique pour garnir les étals des marchés parisiens et bruxellois. Vous trouvez que les maharadjahs indiens sont des guignols? Prenez-vous en à la reine Victoria et à ses industrieux marionnettistes de la City. Je n’ai pas décidé le primat du capitalisme occidental et le freinage strangulatoire irréversible qu’il impose aux autres civilisations du monde. Je l’ai simplement constaté, et décrit en détails. Si certains de ces détails vous pèsent, mon ami, changez le monde, mais ne vous en prenez pas à moi…

Karl Marx

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Cher Karl,

Un grand merci pour ta réponse dans laquelle je retrouve toute ta fougue verbale mais aussi ton côté sympathique qui veut que plus ce soit sophistiqué, plus ce soit créatif. J’espère aussi que tu n’auras pas pris mes interrogations pour de l’hostilité mais plutôt comme la réponse de quelqu’un qui reconnaît ton apport mais voudrait en saisir l’élément créatif dans sa pureté. Ceci pour que cet éclairage du monde soit accessible au plus grand nombre, pour partager le pouvoir que recèle cette intelligence, et pour partager aussi la responsabilité de corriger les erreurs.

Quels sont nos objectifs? Mettre fin à l’exploitation de tous et que nous, le camp des exploités, nous réapproprions le moyen de faire progresser notre liberté et de cultiver notre vie. J’espère que tu seras en grande partie d’accord avec cette proposition. Répondons donc point par point:

– «L’humanité est exploitée par quelques puissants au nom du progrès» Tu trouves cet aphorisme vide de sens et pourtant pour moi il saisit une de tes quelques lignes créatrices les plus puissantes. Et je ne suis pas le seul à le brailler parce que justement il a une grande force pragmatique. En effet t’es-tu déjà posé la question de savoir pourquoi les exploités qui de tous temps étaient les plus nombreux ne se sont jamais emparé plus tôt des exploiteurs? Ce ne sont sûrement pas les soldats qui font la différence car on les classerait plutôt dans le camp des exploités… Pour moi la seule raison est que le progrès a toujours calmé les exploités, parce que cela signifiait qu’ils seraient un peu moins pauvre personnellement le jour suivant (même si relativement ils l’étaient plus..).. Aujourd’hui tous les pauvres croient plus dans la croissance (ou plutôt le mythe du progrès) que dans un renversement du système. Et toutes les révolutions des pays au centre de l’économie monde se sont toujours faites en période de crise économique. Faire croire aux exploités que le progrès est inséparable de la classe capitaliste est tout le travail de la propagande, toujours sous-estimée. C’est là que tu as créé quelque chose de nouveau, en rugissant sur tous les toits du monde que les pauvres pouvaient se réapproprier le progrès en s’emparant des moyens de production et que l’exploitation n’avait aucune justification valable.

Quand je parlais de l’histoire de l’Afrique ou de l’Inde je ne la résumais pas à l’histoire de leur résistance à la récente domination occidentale. Tu ne peux aliéner le mot histoire en le rapportant seulement au style «lutte de classe occidentale». La civilisation africaine a une histoire riche de dizaines de milliers d’années, et, si l’on remonte plus loin, c’est aussi celle de ta naissance dans la vallée du rift africain. Sais-tu que la sidérurgie par exemple s’est développée bien plus tôt en Afrique qu’en Europe, sans parler de toute la richesse culturelle et artistique qu’ont développé ces peuples? Et ta première révolution industrielle, basée au début sur l’exploitation des champs de coton d’Alabama, n’a-t-elle pas rebondie en une formidable explosion révolutionnaire africaine? Ça serait pour moi un terrible appauvrissement créatif de ne se baser que sur le mouvement historique du prolétariat occidental. La libération créatrice de l’humanité doit s’inspirer de toutes les cultures révolutionnaires du monde pour avoir un souffle suffisant pour faire se lever un nouveau jour.

Bon, cher Karl, merci de ton rugissement qui me pousse à l’amélioration. J’espère que tu as bien saisi que mes essais de remodeler ta pensée au plus près des forces intuitives de l’esprit-cerveau n’avaient d’égal que le respect que j’ai pour ton travail intellectuel. Et que par ailleurs, essayant de m’emparer de ta richesse créative intellectuelle, j’essayais d’assumer son pendant psychologique -celui de vouloir affirmer sa valeur créative (et donc sa supériorité par rapport à la pensée existante) par l’étal de sa sophistication descriptive. Il y a trop de risque de développer une dictature intellectuelle qui peut très vite se transformer en tyrannie sanglante lorsque la majorité aura laissé échapper son pouvoir de distinguer ce qui fait un intellectuel, c’est-à-dire sa générosité créative. Allez, au plaisir de te faire rugir encore plus.

Sincèrement,

M.

P.S. Cher Karl, permets-moi d’ajouter un post-scriptum à intégrer à ma réponse précédente. J’oubliais de te signaler une des richesse civilisationnelle très importante de l’Afrique en matière économique et dont il serait crucial de s’inspirer: celle du don et du contre-don. Cela revient à dire que l’on ne restreint plus la production à la demande solvable et qu’on enlève le frein autodestructeur principal du capitalisme. Dans notre système que tu as si bien décrit, ce qui a permis à chaque fois de repousser la chute inévitable vers un îlot de capitaliste avec des machines décadentes entourées d’un océan d’esclaves mourrant inutilisés, c’était la création de nouvelle richesse à ratisser grâce au progrès technique. Aujourd’hui, que les gains de productivités concernant les besoins de bases (se nourrir, se soigner, s’habiller, se loger) atteignent ses limites physiologiques, toute relance ne peut trouver son moteur que dans un crédit octroyé au pauvre par l’intermédiaire d’un travail requérant un capital constant minimaliste (le vendeur de pizza en consommant son maigre salaire rend immédiatement ce crédit). Mais à chaque fois le crédit octroyé doit être plus grand, plus long et moins rentable… en bref, s’assimiler à un don (car profit=0) ce que ne fera jamais le capitaliste et qui le perdra. Mais c’est ce don/contre-don africain qui reconnu ou non peut seul faire la base d’une société libérée de son carcan capitaliste.. Merci de m’avoir écouté. À bientôt.

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87- L’ÉGALITÉ, EST-CE POSSIBLE?

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Monsieur,

Voyez-vous je me pose quelques questions. Je trouve que l’idée de l’égalité entre tous les hommes est une chose fantastique. Et par là, un salaire décent pour tous. Mais voilà, pensez-vous vraiment qu’une société peut tenir avec des médecins qui ne gagnent que… (comment dire?)… qu’autant qu’une personne n’ayant pas fait d’études? Ou qu’un ouvrier travaillant avec tout son cœur et sa motivation gagne autant qu’un autre qui n’en fait pas une? Je me doute que votre politique repose sur la motivation de chacun mais soyons réaliste, de telles dérives (paresse, jalousie…) sont inévitables chez l’homme.

Un étudiant désireux de combler la faille.

Cédric

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Cher Monsieur,

On me rapporte pourtant que dans une grande île des Caraïbes qui se nomme je crois Cuba, et qui, me dit-on, se réclame du «socialisme», les médecins, qui font un salaire similaire à celui d’un pilote de coche motorisé, sont les plus dévoués et les plus généreux de tout le continent américain. Leur réputation est si notoire que même le ci-devant FMI les cite en exemple, et parle d’un «modèle cubain» en matière de santé. Peut-être ces médecins égalitaires sont-ils d’un monde différent, avec une éducation différente. Un monde qui existe bel et bien pourtant tout en étant un monde à être. Voilà donc un monde que votre cynisme évacue aussi hâtivement que ces Feuillants réactionnaires qui affirmaient sans rire qu’il était impossible au moindre mortel de parvenir —juste parvenir— à vivre dans un pays sans roi.

Karl Marx

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88- LA PROPRIÉTÉ EN RAPPORT AVEC L’ÉTAT

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Cher Marx,

J’ai eu pour sujet de dissertation une étude comparative entre Locke et toi-même. J’ai abordé le volet de la propriété privée; malheureusement, je n’ai rien vraiment trouvé de fondé sur ta conception de cette dernière sur le Net.

Pourrais-tu m’éclairer sur ta vision de la propriété en rapport avec l’État?

Merci d’avance,

Hicham

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Si la propriété privée des moyens de production est un petit atelier de cordonnerie, l’état est le fier-à-bras à gage en charge de récupérer les lanières de cuir jetées sur le sol et d’en lacérer les passants trop curieux et les indigents potentiellement chapardeurs.

Ceci n’est peut-être pas l’opinion de Locke sur la question de la relation entre propriété privée et état, mais c’est la mienne.

Karl Marx

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89- SUR LA BAISSE TENDANCIELLE DU TAUX DE PROFIT

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Cher Karl Marx,

M’intéressant depuis plusieurs années à votre oeuvre qui à mon avis a encore des secrets pour moi, j’aurais quelques questions à vous poser sur votre théorie de la baisse tendancielle du taux de profit que j’ai du mal à bien cerner. Je pense avoir compris que la cause de la baisse tendancielle du taux de profit selon vous est l’augmentation du rapport capital constant/capital variable, c’est-à-dire de la composition organique du capital car seul le capital variable est créateur de plus-value, mais j’ai du mal à bien saisir en quoi cette hausse de la composition organique du capital aurait un impact sur le taux de profit. Certes seul le capital variable est créateur de plus-value et la composition organique du capital tend à s’accroître mais qu’est-ce qui vous permet au juste de penser que le rapport plus value/capital variable tendrait à croître moins vite que le rapport capital constant/capital variable? La contradiction essentielle du capitalisme ne viendrait-elle pas plutôt du fait que ce système socio-économique est naturellement déséquilibré car il produit plus de marchandises que d’argent nécessaire pour les acheter (car une part du profit n’est pas consommée par le capitaliste) ce qui le contraint à une croissance perpétuelle qui va forcément atteindre sa limite physique à moins de trouver de nouveaux marchés extra-terrestres? Le capitalisme ne serait-il pas comparable à un nénuphar qui ne survit qu’à la condition de doubler de volume chaque jour et qui finira par mourir la surface de l’étang n’étant pas illimitée? Enfin, selon vous cette baisse tendancielle du taux de profit est elle permanente ou n’intervient-elle que périodiquement lorsque les éléments compensatoires (essentiellement l’extension du marché capitaliste) atteignent leur limite? J’espère que ça ne fait pas trop de questions à la fois, merci d’avance pour vos éclaircissements…

Cordialement,

Laurent Rigaud

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Pensez-y attentivement, mon ami. Votre raisonnement serait valide s’il n’y avait pas le machinisme. Le machinisme est et reste la tendance lourde de l’industrialisation, et le machinisme coûte, car il se paie comme une marchandise. Vous raisonnez comme un penseur myope de civilisation post-industrielle. Mais la civilisation post-industrielle n’est jamais que la civilisation industrielle ayant expulsé ses usines en Chine et en Inde…

Karl Marx

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Bon, je ne sais pas si je suis myope au sens où vous l’entendez mais je vais essayer de vous exposer mes vues plus clairement. Tout d’abord, je pense que la dernière question que je vous ai posée était d’une importance capitale car beaucoup de personnes dont énormément de professeurs d’économie de lycée et d’université font dire à votre théorie de la baisse tendancielle du taux de profit ce qu’il me semble qu’elle ne dit pas, je vous résume grosso modo leur façon quelque peu simpliste de présenter votre théorie: la composition organique du capital tend à augmenter donc celle-ci explique à elle seule la baisse du taux de profit; cette baisse n’est pas permanente et linéaire mais tendancielle car elle peut être très provisoirement contrecarrée par divers facteurs (augmentation des cadences de travail, etc.) mais sur une longue période le taux de profit tend en moyenne à diminuer et ce de façon frappante. Or, à partir de cette interprétation (falsification?) de votre théorie ils en concluent que votre théorie de la baisse tendancielle du taux de profit est fausse, qu’elle a été démentie par les faits, que tous les gugusses qui se sont amusés à observer l’évolution des taux de profit depuis 200 ans ont constaté que cette évolution avait des tendances tantôt à la hausse tantôt à la baisse mais que le taux de profit reste globalement stable même sur une période aussi longue que 200 ans. Donc, ils ridiculisent ainsi votre théorie et disent qu’on attend toujours cette fameuse baisse tendancielle du taux de profit. Or il me semble que cela n’est pas ce que vous avez écrit dans le capital, il me semble que vous dîtes plutôt que l’augmentation de la composition organique du capital n’explique pas à elle seule la baisse tendancielle du taux de profit mais n’en est que l’une des causes, il me semble que vous dîtes que cette baisse tendancielle du taux de profit elle-même n’est pas permanente mais périodique car elle peut-être contrecarrée sans problème tant que les marchés ne sont pas saturées et qu’elle intervient périodiquement et brutalement au moment où les contradictions inhérentes au capitalisme font que les capitalistes ont de plus en plus de mal à trouver de nouveaux débouchés et à écouler ainsi leur production et que dès lors que de nouveaux débouchés suffisamment importants sont trouvés y compris par la force (passage à l’économie de guerre), cette baisse tendancielle du taux de profit s’interrompt et les taux de profit repartent à la hausse. Je pense comme vous que seul votre schéma de la reproduction élargie est valable dans le cadre capitaliste et que les cas où le capital n’élargit pas sans cesse sa base c’est-à-dire où l’intégralité du profit n’est pas réinvesti mais consommé par le capitaliste (reproduction simple) sont quasiment inexistants, donc on en revient à ce que je disais: le nénuphar (le capitalisme) qui ne survit qu’à la condition que de doubler sa superficie chaque jour et qui finira forcément par mourir, car arrivera un moment où il aura recouvert quasiment tout l’étang (la terre) et où il ne pourra plus s’accroître suffisamment pour assurer sa survie; c’est grosso modo la même chose que vous dîtes dans un autre message: le capitalisme s’est étendu sur toute la planète donc à mesure qu’il s’étend les nouveaux marchés potentiels se font de plus en plus rares, il ne peut plus s’étendre vers un quinte ou un sixte monde… Ce que je voulais vous dire dans mon précédent message est que je ne nie pas les contradictions inhérentes au capitalisme mais qu’aujourd’hui les grandes crises économiques que le monde a connu jusqu’a la crise de 1929 ont quasiment disparu: la technologie numérique a considérablement réduit le risque de surproduction, le recours de plus en plus massif au crédit, la plus grande souplesse de ce dernier du fait du détachement de la monnaie de son support métallique, l’intervention de l’état etc. ont fait quasiment disparaître ce type de crise. En revanche, je pense qu’il est toujours vrai que le capitalisme a besoin de croissance, que les débouchés potentiels sont de plus en plus rares du fait de son inéluctable extension à toute la planète et à toutes les sphères de la production (agriculture, services, artisanat, services publics de plus en plus rognés, etc.) que comme vous l’aviez prévu dans le capital on est passé du capitalisme industriel à sa financiarisation totale et que le capitalisme fonce vers une impasse logique même s’il parvient provisoirement à s’en tirer en se mordant la queue par le recours de plus en plus massif au crédit, que la prochaine crise économique que connaîtra le capitalisme qui commence à pointer le bout de son nez sera la dernière car il aura épuisé toutes les possibilités de débouchés et il ne pourra donc plus s’en sortir. En effet le capitalisme est infiniment plus étendu qu’en 1929 où la majeure partie de la population des pays même les plus touchés par la crise vivait en quasi autarcie rurale et était donc peu dépendante du marché capitaliste. Comme vous l’avez probablement appris, seule une levée de fonds titanesques a permis au capitalisme de se sortir de cette crise: le passage à l’économie de guerre puis la généralisation du fordisme et de la société de consommation de masse, imaginez les fonds qu’il faudra lever et les débouchés qu’il faudra trouver pour sortir d’une pareille crise aujourd’hui, autant dire que le redécollage sur des bases capitalistes sera impossible: qu’en pensez-vous?

Amicalement,

Laurent Rigaud

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Du bien. Remarquable que SPÉCULATION désigne à la fois la boursicote et le ruminement intellectuel. C’est que quand les deux se manifestent, une crise s’annonce dans la monde pratique…

Karl Marx

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Soit mais qu’avez-vous à répondre aux objections suivantes fréquemment émises par vos adversaires sur votre théorie de la baisse tendancielle du taux de profit? Premièrement si seul le travail vivant a la propriété de créer une plus-value et que par conséquent l’augmentation de la composition organique du capital fait diminuer le taux de profit (à un taux de plus value pl/cv égal) alors pourquoi le capitaliste investit dans des machines plus perfectionnées, autrement dit pourquoi augmente-t-il la composition organique du capital? Pourquoi ne cherche-t-il pas exclusivement à baisser les salaires, accroître les cadences et le temps de travail plutôt que d’investir dans de nouvelles machines si ces dernières étant du travail mort ne créent aucune plus value? L’autre objection à votre théorie est qu’elle aurait été démentie par les faits car les économistes qui se sont amusés à calculer l’évolution des taux de profit depuis deux cents ans (dont un certain Kaldor) ont constaté des taux de profits tantôt à la hausse tantôt à la baisse mais globalement stables même depuis une période aussi longue que deux cents ans! Est-ce que cela infirme votre théorie selon vous? Qu’avez-vous à répondre à ceux qui vous lancent ironiquement qu’on attend toujours cette fameuse baisse tendancielle du taux de profit?

Bien à vous,

Laurent Rigaud

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Le capitalisme ne fait pas simplement face au prolétariat qu’il exploite mais aussi à sa principale contradiction interne: la concurrence. Le capitaliste investit dans le machinisme soit parce que son concurrent l’a déjà fait, soit parce qu’il s’apprête à le faire. Et le concurrent est le seul adversaire que le capitaliste voit de ses yeux idéologiques. C’est le seul ennemi qu’il cherche activement à vaincre, même si son ennemi réel, le prolétariat, est un danger bien plus radical. Les gains du machinisme sont à court terme, la baisse tendancielle du taux de profit qu’il implique est à long terme. Le capitaliste ne voit que le premier et, quand on lui montre du doigt le second, il le juge simplement extérieur à ses responsabilités. Votre économiste, en faisant ses petits calculs, s’est comporté comme ces détracteurs de Darwin qui cherchaient des guenons parmi leurs arrières-grands-mères et, n’en trouvant pas, criaient à la réfutation de l’évolutionnisme. Qu’il calcule mieux, observe mieux et réfléchisse, et il s’avisera du fait que n’importe quel capitaliste héritier d’une grande famille assez ancienne grommelle contre la baisse tendancielle du taux de profit, qu’il décode comme un déclin généralisé de l’intégralité des temps.

Karl Marx

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Voilà ce que j’ai compris de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit: c’est une TENDANCE contre laquelle le capitalisme doit en permanence lutter. La baisse du taux de profit aurait lieu en permanence seulement si les capitalistes ne faisaient rien pour tenter de contrer la loi, ce qui n’est évidemment pas le cas. Or, le moyen essentiel de lutter contre la baisse du taux de profit est l’expansion du capitalisme, le marché engendrant une fausse valeur sociale (ce n’est qu’exceptionnellement que le prix de vente d’une marchandise coïncide avec sa valeur-travail dans le mode de production capitaliste). Il se trouve qu’en période de forte expansion économique, de «boom», le prix de vente des marchandises augmente et tend à s’aligner sur le prix de production (capital investi pour produire la marchandise plus ce même capital multiplié par le taux de profit moyen) des marchandises produites dans des conditions de faible productivité. Le taux de profit ne baisse pas et tend même à augmenter substantiellement, mais arrive un moment où le marché est saturé, là c’est la phase de «krach», les prix se mettent à baisser et tendent à s’aligner sur le prix de production des marchandises produites dans des conditions de haute productivité. Le taux de profit tend à diminuer. C’est essentiellement dans le contexte de ce mouvement de valorisation-dévalorisation que se réalise la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Rien ne permet cependant d’affirmer que cette ondulation en dents de scie du taux de profit va prendre la forme d’un trend décroissant sur le long terme, dans la mesure où les facteurs contrecarrant la loi que vous citez dans le livre trois du Capital, auxquels on peut en ajouter (largement développés par vos successeurs Lénine, Rosa Luxemburg, Hilferding etc.), comme l’économie d’armement, les monopoles, cartels etc., sont suffisamment puissants pour maintenir le taux de profit.

C’est pourquoi, selon moi, les travaux de Kaldor montrant un taux de profit globalement stable sur deux cents ans (19ième et 20ième siècles) ne sont pas en absolue contradiction avec votre loi de la baisse tendancielle du taux de profit, la courbe du taux de profit ayant été largement «liftée», si l’on peut dire, par l’expansion du capitalisme, les Première et Deuxième Guerres mondiales, l’économie d’armement. Que le prétexte soit la guerre froide ou la «lutte contre le terrorisme», les gouvernements bourgeois ayant toujours une bonne raison de justifier les budgets consacrés à l’économie d’armement, les monopoles, cartels et autres délocalisations, le développement du crédit (qui a largement contribué à mettre fin aux crises cycliques qu’a connues le capitalisme jusqu’à la crise de 1929) etc., bref l’impérialisme et le néo-impérialisme sont parvenus à contrer au prix fort la baisse tendancielle du taux de profit, en dépit de la forte augmentation de la composition organique du capital. Et si on va jusqu’au bout du raisonnement, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit ne pourra provoquer l’effondrement du capitalisme tant que ce dernier n’aura pas épuisé ses capacités d’expansion. Or cette expansion doit être de plus en plus forte, car il faut bien alimenter les capitaux toujours plus gros (tout en luttant contre la baisse tendancielle du taux de profit), et il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini. Une fois ses capacités d’expansion épuisées, le capitalisme n’aura plus les moyens de contrecarrer durablement la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Les solutions pour tenter de la contrecarrer aboutiront toutes soit à la baisse de la consommation, soit à l’aggravation de la crise de surproduction (ce qui en fin de compte revient au même). Telles sont, pour simplifier, les conclusions que je tire de votre loi de la baisse tendancielle du taux de profit.

Ne doutons pas que le capitalisme sera prêt à tout pour continuer à enrayer coûte que coûte cette loi de la baisse tendancielle du taux de profit. C’est inquiétant, car c’est le peuple (et moi inclus) qui va payer l’addition (qui, n’en doutons pas, risque d’être fort salée). Cela n’annonce rien de bon dans l’avenir, surtout au vu de l’ampleur de la crise économique qui se profile. Qu’en pensez-vous?

Amicalement.

Laurent Rigaud

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Le freinage de la baisse tendancielle du taux de profit dont vous faites état ne peut être que transitoire. Sur la suite, on se comprend parfaitement: le capitalisme a retardé sa destruction au prix de sa destruction.

Karl Marx

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Oui, et c’est de plus en plus vrai, l’endettement croissant de tous les acteurs économiques (États, ménages, entreprises…), parallèlement à l’allongement des chaînes de crédit, la raréfaction du pétrole, etc. qui vont de pair avec la dynamique de croissance du capital constituent autant de pétards à retardement. Le capitalisme devient si instable et incontrôlable qu’un grain de sable dans la mécanique pourrait provoquer des effets en chaîne aboutissant à un effondrement économique total, ce grain de sable pourrait être une hausse suffisamment forte du prix du pétrole, hausse que nous connaissons déjà depuis quelques mois du fait de la raréfaction de l’or noir face à la forte augmentation de la demande… Je ne dis pas que la crise est nécessairement pour demain c’est d’ailleurs impossible de prévoir sur le court terme quand elle se produira exactement mais à l’échelle de l’histoire du mode de production capitaliste je pense qu’elle est vraiment très proche… J’espère que la question que je vais vous poser ne vous offensera pas mais si vous viviez dans notre 21ième siècle et que vous sentiez l’imminence d’une grave crise économique, où préféreriez-vous placer votre argent?

Amicalement,

Laurent Rigaud

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Je le couperais en trois tiers. Le premier tiers irait dans les goussets de mon industrieuse épouse, la Baronne von Westphalen, le second irait directement sous ma paillasse. Et je placerais le dernier tiers dans n’importe quelle affaire à laquelle mon ami Engels déciderait de s’associer.

Karl Marx

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90- LA DISPARITION DU CAPITALISME

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Selon vous, le capitalisme est un système voué à la disparition. Comment justifiez-vous ce fait?

Dougtac

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Par le déroulement historique réel. C’est une justification qui a son petit mérite, vous ne trouvez pas?

Karl Marx

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91- LA MORT DU CAPITALISME

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Karl, toi le philosophe, toi l’économiste et le sociologue de génie, comment pouvais-tu prédire la mort du capitalisme? La théorie du prolétariat était-elle vraiment voulue? Pourquoi ce socialisme, et pourquoi enterrer ce capitalisme si florissant? Répond à ces questions qui m’aideront peut-être à mieux te cerner.

Patrice Giot

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Le capitalisme n’est florissant que si on le compare à la féodalité dont il émerge. En effet, de la productivité de la terre, il fait passer le monde social à la productivité intégrale. Il n’y a probablement qu’un physiocrate français pour ne pas voir là un progrès réel. Et malgré tout —si vous me passez l’aparté— entre la nostalgie agraire du physiocrate français et l’utopie spéculative de nos socialistes allemands contemporains, je préfère encore la première car, au moins et c’est le cas de le dire, elle me garde les deux pieds sur terre. Cette terre où le capitalisme l’emporte bel et bien, et impose ses avancées. Mais il y a aussi le coût desdites avancées. Cette terre, c’est notre vallée de larmes… La réalité (et non la théorie!) du prolétariat qui se jette, par masses immenses, dans les rouages de la machine industrielle. Le prolétariat le voilà: hommes, femmes, enfants, travailleurs exploités, broyés, dévidés de leurs vies, réifiés… disent mes glosateurs modernes. Il n’est plus en Angleterre puritaine, il est en Indonésie musulmane. Ne le croyez pas évaporé pour autant… Les prolétaires ne tirent du capitalisme que souffrance. Leur temps viendra, et c’est eux qui enterreront le capitalisme. Moi qu’est-ce que vous voulez, je n’y peux pas grand chose.

Karl Marx

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92- RÉVOLUTION IS A COMMIN’

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Très cher Papy Marx,

Avec un respect infini pour le grand père symbolique que vous êtes pour moi —parce que comme disait Amadou Hampaté Bâ, un vieillard qui meurt c’est une bibliothèque qui brûle— et heureusement donc que vous êtes encore en vie pour m’apporter par votre histoire le sens de mon identité… Avec donc tout l’éclairage de votre brillant passé, pourriez-vous considérer avec toute l’honnêteté intellectuelle qui vous sied l’hypothèse suivante ainsi formulée: LA RÉVOLUTION EST EN COURS! Et elle prend le caractère nomade (ou migratoire comme vous voudrez…). En effet considérant la thèse de votre brillant héritier Immanuel Wallerstein selon qui le capitalisme a atteint les limites de son expansion impérialiste planétaire (le dernier horizon humain ayant été néocolonisé, la dernière terre ayant été déruralisée pour un prolétariat urbain, le dernier espace vierge ayant été pollué…): le déluge de l’exploitation capitaliste engendre alors naturellement l’immense lame de fond de la révolte qui trouve sa force dans les derniers hommes de la périphérie de l’économie-monde qui ont su ne pas reculer d’un pouce quantique. Alors. en poursuivant ce point de vue,

— si on admet que le centre topologique de l’économie-monde n’a pas su se transformer et que les twin towers vont être reconstruites comme d’immenses missiles nucléaires pointant leurs ogives aux quatre points cardinaux du globe,

— il faut considérer que la révolte (qui on espère sera cette fois spirituellement sublimée) est en cours! Et qu’elle prend la forme d’un rapprochement des exploités vers le centre de la richesse et du pouvoir, c’est-à-dire l’immigration libératrice.

Que les nomades nouveaux nous enrichissent par la fertilité de leur racines qui sont aussi les nôtre depuis l’Ève africaine, et c’est une véritable renaissance de l’humanité aux sources du Nil à laquelle nous assistons actuellement en cette époque bénie. Que le monstre dégénéré du capitalisme fasse une indigestion à force de se mordre la queue et c’est la naissance d’un baobab aux racines tournées vers le ciel. Je ne sais pas si il faut appeler l’univers Dieu à l’image de notre père, et je ne sais pas non plus si il est plus beau de dire que nous sommes tous des poussières d’étoiles issu du Big Bang ou de s’incliner devant l’astéroïde divin qu’est la Kaaba (la pierre noire de la Mecque), en tout cas la parole d’Einstein reste toujours d’actualité: «La science sans la religion est boiteuse et la religion sans la science est aveugle». Bénie soit cette époque qui nous révèle l’immense conte de l’humanité et de l’univers et dont le fracas de la création ainsi vue aurait fait fermer sa gueule même à Job (et lui faire inventer la sécurité sociale…) Je ne sais pas si le Spartacus noir du tiers-mondisme va enfin libérer le maître du vide de son coeur en lui restituant le sens de son histoire. Je ne sais pas quelle forme prendra la poussée évolutionniste du réseau de la parole humaine. L’histoire n’est pas écrite d’avance et le hasard y a toute sa place. Mais gageons que notre révolte guidée par l’amour saura repousser cet aléa (qui contient aussi la mort) à son infime parcelle quantique pour prononcer en toute conscience «Inch Allah» (ou l’équivalent dans la langue de son père).

Bon, grand père excuse-moi d’avoir été un peu long ce soir mais je me sentais beaucoup de choses à dire, je te laisse te réemparer de la parole pour me dire le monde. À bientôt.

Amitiés sincères à toi et à Jenny,

Groucho

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Cher Monsieur,

Merci de vos bons mots. Toutes ces tours jumelles et ces missiles pétaradant scintillent comme du Jules Verne à notre oeil ébloui, mais nous y lisons une communion d’émotion avec nos valeurs primordiales. C’est très beau, et nous est un baume. Merci de ce beau geste amical.

Respectueusement,

Jenny Marx nee Baronne von Wesphalen

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Chère Baronne Marx,

Permettez-moi de vous remercier pour l’étincelle de votre regard. C’est très sympathique à vous de me faire parvenir ces bonnes nouvelles de vous et de votre mari, parce que je commençais à me faire du souci pour la santé de Monsieur Karl… Mais réflexions faites, je me permettrais de penser que vous étiez plutôt en train de travailler à la dialectique humaine. Au fait je dois vous faire part de la nouvelle: les New Yorkais ont décidé de mettre des fontaines autour des tours jumelles. Si l’eau symbolise toujours la paix, la réconciliation doit être plutôt proche. Et puis comment aurait-on pu vivre sans le New Yorkais Charlie «Bird» amadeus Parker? En tout cas longue vie au DIALOGUS HUMANIBUS, parce que vos valeurs primordiales représentent un vrai travail de libération humaniste.

Avec mes meilleurs sentiments à vous tous, je me vois quand même obligé de reprendre ma petite route. (Si mon entourage savait que je dialoguais avec Jenny Marx, peut-être se poserait-il des questions pas forcément très zen…). Salutations donc à toute l’équipe, et souhaitons-nous à tous un bon travail.

Amitiés,

Duke Gaulois

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93- LA CONSCIENCE

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Bonjour Monsieur Marx,

J’aimerais que vous répondiez à mes questions sur la conscience et sur la raison. Qu’est-ce que la conscience? Qu’est-ce que la raison? Écouter la voie de la conscience, est-ce écouter celle de la raison? Que faut-il entendre par «être conscient»? Merci à l’avance. J’attends votre réponse avec impatience.

France Lalande

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Chère mademoiselle,

Père se refuse obstinément à répondre à cette petite série de questions philosophiques élémentaires. Il faut dire qu’il est alité avec un furoncle à la cuisse qui me fait frémir de terreur. Il dit en ronchonnant que vous devriez aller soumettre vos interrogations à ce «chien crevé» de Spinoza. Je vous relaie cette recommandation sans pouvoir réellement juger de sa valeur effective. Nous n’en tirerons, vous et moi, rien de plus sur ce point, j’en ai bien peur…

Avec les excuses respectueuses de la famille Marx,

Jennychen Longuet, née Marx

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94- VOS PETITS-ENFANTS

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Je suis désolée de vous déranger pour si peu, mais sur le sujet («le communisme à travers l’art») que je travaille actuellement nécessite de vous demander quelques informations plus précises sur votre vie. Je voudrais faire dans le cadre des TPE (exposé lycéen), une bande dessinée qui retrace toute l’histoire des communistes à travers les yeux de vos petits enfants, c’est pourquoi j’aimerais avoir un prénom de petits enfants (c’est-à-dire soit le prénom des enfants d’Eléonore Eveling ou ceux et Jenny Longuet).

Je vous remercie tout en espérant une réponse de votre part.

Melle Derrien

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Chère Mademoiselle Derrien,

Nous ne connaissons pas d’Eléonore Eveling, et avant que je ne discute plus avant ma progéniture avec vous, il faudra que vous expliquiez en détail ce qu’est une bande dessinée à une femme de 1878 un peu timorée par le difficile dialogue avec le futur. Je vous écoute.

Jennychen Longuet

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95- LE CONFLIT DES CLASSES

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Monsieur,

Le conflit entre les classes est-il un défaut ou une structure élémentaire de la société?

Christine

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Ah, ah. Voici une question cruciale. Tout dépend de quelle société on parle. Le conflit ouvert les armes à la main entre classes est un fait permanent de la société féodale, et un fait épisodique de la société capitaliste. Permanent dans le société féodale, il prend la forme d’un contrat social basé sur la force. Épisodique dans la société capitaliste, il prend la forme de poussées révolutionnaires aiguës qui sont la manifestation la plus violente et la plus abrupte de la lutte des classes, qui elle est une tension permanente sous-jacente à la société capitaliste, même dans les périodes les plus vénales de compromis de classe. La fin du conflit de classe se manifestera dans la société sans classe. Il n’y a pas encore d’attestation empirique d’une telle organisation sociale. C’est pourtant son existence seule qui permettra de trancher le problème de fond que vous soulevez.

Bien à vous,

Karl Marx

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96- ANTISÉMITE?

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Cher Karl

Vive l’égalité des classes! Vous rêvez d’un monde juste où l’ouvrier serait roi. Mais un homme juste comme vous ne craint-il pas d’éliminer tout opposant au pouvoir ainsi que les juifs? Car si je ne me trompe pas (et je ne me trompe pas), dans La question juive, livre écrit par vous en 1843, vous fulminez contre les juifs en écrivant: «Quel est le culte profane du Juif? Le trafic. Quel est son Dieu? L’argent», mais mieux encore, vous incitez à voir dans le communisme «l’organisation de la société qui ferait disparaître le trafic et aurait rendu le Juif impossible». Dans le genre incitation au meurtre on ne fait pas mieux. Incitation que respecta Mengitsu, le dictateur communiste éthiopien qui fit le génocide des juifs! Pouvez-vous me donner une explication? Quant à votre prétendue origine juive, permettez-moi d’en douter.

Eric Drouineau

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Monsieur,

Père me demande de vous renvoyer à l’échange intitulé SUR LA QUESTION JUIVE [échange numéro 53]  de la présente correspondance. J’ajoute que si vous doutez de nos origines juives, nos compatriotes allemands et anglais ne partagent pas votre doute et nous le font bien sentir…

Bien à vous,

Jennychen Longuet, née Marx

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97- CAPITALISME

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Monsieur Karl Marx,

Humblement, je vous salue, vous, le philosophe, l’économiste, l’homme politique. Figure remarquable du 19ième siècle, vous fûtes l’un des grands penseurs et acteurs des essais de transformation de la société capitaliste en une société socialiste, plus humaine… Issu de la bourgeoisie, votre oeuvre magistrale concernera pourtant le peuple, le petit peuple des «sans parole». C’est sans doute votre réflexion devant les diktats de la société capitaliste qui imposent aux ouvriers, aux ouvrières, aux enfants du travail sous-payé lequel contribue à l’augmentation des revenus de la classe dirigeante favorisée, déjà riche, qui vous a amené à rédiger avec Engels, le Manifeste du communisme en 1848? Vous aviez à peine trente ans! On vous expulsa d’Allemagne, puis de France. En Grande-Bretagne où vous vous êtes réfugié, vous écrirez successivement La Lutte des classes en France puis Le fondement de la critique de l’économie politique. Ces réflexions vous amèneront à jeter les bases de votre grand ouvrage Le Capital. Enfin, vous serez l’un des fondateurs de la l’Internationale dont l’objectif se veut l’abolition du capitalisme. Beaucoup de révolutionnaires se sont inspirés de vos principes. Le marxisme a canalisé les énergies d’une multitude de jeunes en quête de justice, de partage, d’égalité et de fraternité. Si vous reveniez maintenant au 21ième siècle, vous seriez surpris de constater que le capitalisme reste le roi et maître de nos sociétés occidentales où le «Dieu-Argent» occupe la plus grande place. Que pensez-vous du capitalisme au 21ième siècle? Pourtant, à l’instar des prophètes, vous resterez une «Lumière» dans l’Histoire.

Humblement, je vous salue.

Madeleine Gousy

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Chère Madame,

Je pense qu’à y regarder superficiellement, le capitalisme de votre temps semble bien puissant, bien pétulant, bien pétaradant. Mais à y regarder plus attentivement il ne fait que continuer de rencontrer les lois d’airain dégagées par Engels et moi-même. La baisse tendancielle du taux de profit se poursuit. Il faut aujourd’hui mobiliser un capital de plus en plus énorme pour un profit proportionnel de plus en plus restreint. L’extorsion de la plus-value laborieuse devient l’extorsion laborieuse de la plus-value! Le profit foncier, industriel, et bancaire rencontre ainsi des contraintes de plus en plus formidables, et il faut jeter des masses de travailleurs de plus en plus nombreuses dans la précarité pour des résultats de moins en moins substantiels. C’est l’étranglement mafflu, la ruine par suffocation lente. Certains indices étonnants se manifestent en votre temps. Une contradiction interne de plus en plus virulente éclate —par exemple— entre les actionnaires et les gestionnaires. Ces derniers extorquent ouvertement les premiers, puis trichent le marché, maquillent les résultats, engloutissent des budgets colossaux dans des aventures spéculatives douteuses, jettent des millions de futur retraités à la misère. Forbans insensibles, arnaqués par encore plus forbans qu’eux, les actionnaires se méfient, ne croient plus aux mécanismes classiques du profit, réclament des investissements «agressifs», boursicotent comme au casino les mains crispées sur leurs gris-gris, et finissent par confier leurs portefeuilles d’actions à des requins aux mâchoires plus costaudes que celles des dirigeants d’entreprise qu’ils sont sensés financer. C’est le grenouillage sanglant, l’empoigne flibustière, la curée… Tout à leur déchéance putride, vos capitalistes n’auront bientôt même plus besoin de la révolution prolétarienne pour les mettre au tapis. Leur propre dialectique interne va s’en charger au mieux, ce qui, en l’absence des publicistes sociaux conséquents qui vous manquent désormais cruellement, entraînera la ruine et le chaos généralisés.

Bon courage,

Karl Marx

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98- MOTIVATION

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Monsieur Karl Marx

Londres

Bonjour chez vous,

Je ne connais pas grand-chose à la politique ni à l’économie, et honnêtement, je n’ai jamais lu vos écrits. Mais, comme tout le monde, j’ai entendu parler de vous et je sympathise plutôt avec vos idées de «société sans classes sociales». Cela semble si simple… Je suis assez d’accord avec vous que cela devrait être un processus naturel qui pourrait se développer sans cesse. Peut-être cela se produit-il naturellement, imperceptiblement. Très imperceptiblement… avec des ratés, des demi-tours dans l’ornière, des victoires sabotées par des luttes de maquis. Je ne sais pas trop ce que serait le «Grand Soir», mais comme vous, j’aime croire aux «Petits Matins» de Centraide, du café équitable, de Mille Villages, de l’Unicef, de la bonne entente avec le voisin. À bien y réfléchir, il faudrait bien, Monsieur Marx, que je m’intéresse plus à la politique. Donnez-moi une motivation… Peut-être ferais-je alors comme Foglia et vous confondrais-je un instant avec Saddam Hussein. Pour le moment, j’aurais plutôt tendance à vous confondre avec Moustaki. À cause de la barbe, bien sûr.

Que la paix soit avec vous,

Susan Cusson

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Chère Madame,

La meilleure motivation pour s’intéresser à la chose politique ne vient pas de la politique. La politique bourgeoise est une mascarade glaciale, où un président ignorant cherche à nous faire croire que des conseillers désorientés l’on guidé tortueusement sur la voie directe de l’inexorable. La politique au sens commun du terme sert les intérêts de classe de la bourgeoisie et, de ce fait, ennuie les masses, les endort ou les endoctrine. Elle est vouée à la géhenne de l’histoire. La chose politique «motivante», d’évidence, vous vous y intéressez déjà. Elle se manifeste sans masque dans l’énumération discrète que vous me faites ici même. Tous les espoirs sociaux y dorment, mais en germe, en puissance, sous microcosme. Et, en ces sphères, pour citer le langoureux saltimbanque duquel vous me rapprochez superficiellement pour cause intempestivement pileuse, je dirai simplement: Tout est possible, tout est permis…

Karl Marx

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99- L’INDIVIDU ET L’ÉTAT

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Bonjour,

Je voudrais avoir une réponse à une question que j’ai eue en cours, à savoir: «L’individu se réalise-t-il grâce à l’état ou contre lui?» Mon problème est que je n’arrive pas à définir le thème ni même dire si la dissertation doit être en trois parties ou autre. J’aimerais avoir quelques idées svp. Je vous remercie d’avance.

Jean Pest

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Je dirais ni l’un ni l’autre. Vous posez le problème en anarchiste, obnubilé par le pouvoir des états et de leurs polices. L’état n’est jamais que le symptôme, le comédon recouvrant le mal économique. Je reformule donc votre question. L’individu se réalise-t-il grâce au système socio-économique qui l’engendre ou contre lui? Oh, seigneur féodal chassant le renard ou grand bourgeois esthète achetant des tableaux dans une braderie chic, il n’y a pas de doute que l’individu épanoui s’épanouit grâce au système socio-économique qui le produit comme figure individuelle démarquée. Ne se définit contre le sytème socio-économique en place que la masse des paysans ou des travailleurs, indistincte dans les périodes réactionnaires, solidaire quand la révolution se met en marche.

Bien à vous,

Karl Marx

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100- LA VIOLENCE

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Monsieur Marx,

Aujourd’hui à Montréal, des marxistes-léninistes ont distribué des tracts prônant la violence et ont ensuite tenté de provoquer les policiers lors d’une manifestation, par ailleurs pacifique, où 100,000 personnes ont défilé dans les rues de la ville pour s’opposer aux politiques du gouvernement en place. Est-ce que votre doctrine prône la violence et croyez-vous que les événements d’aujourd’hui améliorent les conditions de vie des travailleurs québécois?

Raymond Villeneuve

40 ans

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Cher monsieur,

Il faut faire la différence entre le cabotinage inepte avec la police et le déploiement de la violence révolutionnaire. Que des éléments anarchisants s’autoproclamant «marxistes-je-ne-sais quoi» en viennent aux mains avec des provocateurs constabulaires dans une petite ville nord-américaine au début du 21ième siècle, cela est agaçant certes. Mais cela n’autorise pas automatiquement le dénigrement de mes vues sur la violence dans l’histoire que je me dois de vous résumer ici, sans fioriture. Imaginez au Pays de Robinson une dictature brutale et intempestive. Voici que les états limitrophes de cette dictature décident que ça suffit, que ce régime est nuisible, que le peuple est opprimé et que trop c’est trop. On réclame le retrait du dictateur. Celui-ci s’agrippe au pouvoir. Une seule solution si on ne veut plus laisser faire: la guerre. La guerre est une forme de violence organisée qui ne se motive pas pour elle-même mais en vertu des objectifs qu’elle entend imposer en désespoir de cause, et quand les autres solutions ont échoué. Nierez-vous qu’il y ait des situations où il est indispensable de faire la guerre? Attendu ceci, avisez-vous simplement du fait que ce que je préconise, c’est la guerre de classe. L’histoire a prouvé maintes fois que les classes dominantes n’entendent pas raison facilement. Elles sont comme le dictateur de ma robinsonnade. Elles ne se décideront pas à démissionner suite à quelque démonstration rationnelle de leur incompétence et de l’iniquité du régime social dont elles vivent. Il faut donc les abattre de leur position. Pour ce faire, la violence révolutionnaire est indispensable. Croyez moi, ça n’amuse personne. J’ai vécu la grande révolution européenne de 1848, et je peux vous assurer qu’il n’y a rien d’euphorisant là-dedans. Mais toute autre solution est un compromis qui perpétue le vieil ordre pourri de l’exploitation capitaliste, déguisé ou ouvert, souriant ou grimaçant. Si bien qu’aux grands maux…

Karl Marx

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Merci Monsieur Marx pour votre réponse rapide qui me rassure un peu sur votre idéologie. Beaucoup de gens considèrent cependant aujourd’hui que, si votre analyse demeure pertinente, les solutions que vous mettez de l’avant (tout particulièrement la fameuse dictature du prolétariat) sont utopiques et ne peuvent mener qu’au totalitarisme. Qu’en pensez-vous?

Raymond Villeneuve

40 ans

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S’il ne s’agissait que du totalitarisme, je m’en accommoderais volontiers. Un vrai totalitarisme prolétarien ferait parfaitement mon affaire et me reposerait du totalitarisme commerçant, banquier, ploutocrate et philistin qui fleurit aujourd’hui en toute impunité, tant dans mon temps que dans le vôtre. Le problème avec ce que vous mentionnez ici, cher monsieur, c’est bien plus celui de l’utopie. Vous du 21ième siècle avez l’autorisation amicale mais expresse de Karl Marx de douter le plus profondément du monde qu’il n’y ait eu la moindre dictature prolétarienne jamais instaurée. République russe, Chine populaire, Cambodge, sont suivis sans trop d’accidents de l’Iran et un jour peut-être de l’Arabie Saoudite et du Maroc. Il continue donc d’y avoir des révolutions, mais à chaque fois elles abattent des monarchies et instaurent des républiques bourgeoises, avec l’inévitable étape robespierriste, stalinienne ou khomeyniste… ce que vous appelleriez sans doute la phase totalitaire, qui n’est, notez-le, qu’un moment dans le mouvement, une sorte d’effet en retour fantôme de la dictature monarchique abattue par les forces nouvelles encore décontenancées par leur puissance et effrayées par leur illusoire liberté. Tout se passe comme si le changement qualitatif que j’avais prévu dans le mise en place des révolutions ne s’est pas instauré. Malgré toute l’ardente ferveur «marxiste» des Lénine et des Mao, ces théoriciens généreux ont animé, encadré au mieux, la montée en selle de rien de moins qu’une bourgeoisie républicaine (nommez-là nomenklatura ou bureaucratie, si ça vous chante). Puis le mouvement leur a échappée et le masque «marxiste» a révélé un faciès bourgeois dont le seul atout est d’avoir relégué le tsar, l’empereur pékinois et leurs aristocraties foncières et guerrières au musée. Suivez bien le mouvement: l’islamisme révolutionnaire va s’engager sur la même courbe objective. Il semble bien que les mouvements révolutionnaires aient leur dynamisme propre et se soucient assez peu des «cadres de pensée» qu’on affecte de leur imposer au gré des étapes historiques et des modes intellectuelles. Je juge désormais qu’on fabrique le nuage mental d’une religion ou d’une révolution avec à peu près n’importe quoi. Le christianisme prouve bien la première partie de cet aphorisme, l’Islam prouve bien la seconde. C’est la réalité matérielle de la révolution qui compte et sur cette dernière l’histoire effective a tranché: la révolution est, jusqu’à nouvel ordre, la fracture violente de la coquille féodale par le capitalisme. Si utopie veut dire «nulle part», force est de constater que c’est là que se trouve encore aujourd’hui la dictature prolétarienne. Ayez au moins la magnanimité d’admettre avec moi que cela oblige à tout le moins de ne pas la juger trop vite. Attendons au moins qu’elle existe…

Bien à vous,

Karl Marx

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101- LEÇONS À TIRER

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Cher Karl Marx,

J’ai déjà correspondu avec vous il y a quelques mois par l’intermédiaire de DIALOGUS, je suis l’auteur du message intitulé SUR LA BAISSE TENDANCIELLE DU TAUX DE PROFIT [échange numéro 89], je me permets de vous réécrire en espérant que je n’abuserai pas car je me doute que bien d’autres ont des questions à vous poser… Vous aviez tiré une leçon de l’effondrement de la commune de Paris, leçon selon laquelle le prolétariat ne peut se contenter de s’emparer de la machine étatique pour la faire fonctionner pour son propre compte mais doit la briser pour instaurer sa propre domination de classe, de Lénine à Kautsky le moins qu’on puisse dire est que ceux qui se sont réclamés de vos idées ont eu des interprétations bien différentes de votre leçon. Qu’entendiez-vous exactement par «le prolétariat doit briser la machine étatique pour instaurer sa propre domination de classe» afin de dissiper tout malentendu? Pensez-vous que cette leçon que vous aviez tirée il y a plus de 130 ans est toujours d’actualité? Vous aviez tiré cette leçon de l’échec de la commune de Paris, quelle est selon vous la leçon majeure que doivent tirer les révolutionnaires d’aujourd’hui de l’échec des tentatives de rupture avec le capitalisme menées depuis 1917 qui se sont transformées pour la plupart en un socialisme d’État totalitaire pour ensuite revenir au capitalisme, le tout bien souvent en douceur et sans la nécessité d’une guerre ou d’une révolution armée? Quelles sont selon vous les leçons à tirer de cela, de l’échec des sandinistes et du renversement d’Allende au Chili qui ont été chassés du pouvoir bien qu’ils aient tenté une rupture avec le capitalisme par la voie pacifique? Pensez-vous toujours comme vous l’aviez dit dès 1872 qu’une transition vers le socialisme par la voie pacifique, c’est-à-dire par le biais du suffrage universel est possible et souhaitable? Je me permets maintenant d’écrire à votre ami Friedrich Engels si vous voulez bien lui transmettre sinon vous pouvez répondre à sa place car cela vous concerne aussi…

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Cher Friedrich Engels,

Dans Principes du communisme qui était en fait la première version du désormais célèbre Manifeste du parti communiste vous parlez clairement de «concentrer entre les mains de l’État» (donc de nationaliser, c’est bien cela?) l’ensemble des moyens de production et d’échange, or quelques décennies plus tard vous écrivez dans l’«Anti-Duhring» je vous cite que: «Ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’État, ne supprime la qualité de capital des forces productives (…) L’État moderne n’est à son tour que l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiètements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste: l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, plus il devient capitaliste collectif. En fait, plus il exploite les citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble». Dans la «critique du programme d’Erfurt» vous dites que «le parti social-démocrate (auquel vous avez collaboré et dont vous avez contribué à la rédaction du programme) n’a rien de commun avec ce que l’on appelle le socialisme d’État, avec le système des exploitations par l’État dans un but fiscal, système qui substitue l’État à l’entrepreneur individuel et qui par là, concentre en une même main la puissance de l’exploitation économique et de l’oppression politique», certes ce recours massif aux nationalisations que vous envisagiez dans les Principes du communisme puis avec votre ami Marx dans le Manifeste du parti communiste avait pour but d’«accroître au plus vite la masse des forces productives» en clair de développer au plus vite la production dans le contexte d’un capitalisme du milieu du 19ième siècle qui ne produisait pas assez pour subvenir aux besoins élémentaires de la population, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, le problème n’est plus une production qui serait insuffisante (selon une étude récente on pourrait aujourd’hui produire assez pour nourrir convenablement le double de la population planétaire soit douze milliards de personnes) mais une répartition des richesses de plus en plus inégale. Mais tout de même avez-vous pris conscience quelques décennies après le manifeste de vos erreurs de jeunesse? Dans votre jeunesse pensez-vous avoir, vous et Marx, fait l’erreur de sous-estimer voire négliger les conséquences néfastes que pourrait avoir un État tout-puissant qui détient les moyens de production et d’échange fut-il «prolétarien» sur la démocratie et les libertés? Votre phrase sur le socialisme d’État montre pourtant que vous avez pris conscience qu’un socialisme basé sur les nationalisations ne peut mener qu’à la dictature les moyens de productions et d’échange et l’appareil répressif (l’État) étant concentrés entre les mêmes mains, l’URSS, la Chine et les autres pays «socialistes» ont tous tristement démontré la véracité de votre phrase. Je pense personnellement qu’un socialisme basé sur les nationalisations et sur une planification de l’économie même «démocratique» n’est plus d’actualité aujourd’hui, il pouvait l’être pour développer la production dans le contexte d’un capitalisme qui ne produisait pas assez pour subvenir aux besoins essentiels de la population, aujourd’hui le problème n’est plus la production insuffisante mais sa répartition de plus en plus inégale, en plus étant donné l’abondance et la diversité des produits sur le marché il est évident qu’une planification de l’économie poserait des problèmes de gestion administrative énormes, il n’y a, par exemple, qu’à examiner la production de matériel informatique, comment planifier, ne serait-ce qu’en terme de durée, une production dont les modèles évoluent plusieurs fois par an? C’est pourquoi je pense qu’un socialiste moderne fidèle à votre approche scientifique ne peut que penser qu’aujourd’hui un socialisme planifié n’est plus d’actualité non pas que rien ne doit plus être planifié mais la grande majorité des moyens de production et d’échange pourraient être directement socialisés, qu’en pensez-vous? Soit dit en passant, je soupçonne Lénine d’avoir parlé de «capitalisme d’État» à propos de l’URSS pour éviter de parler de «socialisme d’État» et de tomber ainsi sous le coup de votre phrase sur le socialisme d’État qu’il connaissait parfaitement, avez-vous les mêmes soupçons à son égard?

Salutations fraternelles,

Laurent Rigaud

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Monsieur,

Toutes les questions que vous soulevez ici en rafale se ramènent en fait à une seule: celle de l’État. Ma réponse et celle d’Engels se ramènent elles aussi à un seul aphorisme: l’État est fondamentalement un mécanisme d’intendance bourgeois, existant pour la gestion exclusive du capitalisme, sa préservation, la maximalisation de ses priorités. Conséquemment, il reste que toute organisation effectivement prolétarienne est automatiquement dissolvante de l’État, l’État la récupère alors ou la détruit. L’organisation prolétarienne de la société opèrera sans l’État tel que nous le connaissons aujourd’hui, de la même façon que le capitalisme opère sans aristocratie et sans monarque. Voilà pour les principes. Le reste est affaire de conjonctures diverses dans le tourment des circonvolutions du déroulement historique.

Karl Marx

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102- L’ÉGLISE KARL MARX

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Cher Monsieur Marx,

Je tiens en premier lieu à vous remercier pour vos travaux qui ont marqué, et continueront à le faire, le présent et l’avenir. Le Communisme à mes yeux est bien plus qu’une idée il est à la fois l’aboutissement et le commencement d’une nouvelle étape pour l’humanité. Vos travaux, quoi qu’en disent de nombreuses personnes de mon époque qui se refusent à voir la réalité en face, marquent toujours le réel et l’acuité de la lutte des classes est plus que jamais présente dans notre quotidien. La lutte reste difficile mais le combat est d’autant plus noble. Je veux également vous faire part d’une anecdote. Je travaille dans une ville de la «Banlieue Rouge» au nord de Paris. Il se trouve que cette ville et ses édiles sont, et depuis longtemps, très influencés par vos idées; au point de donner votre nom à un quartier de la ville: Le quartier Karl Marx. Or, il se trouve qu’une église est située dans ce périmètre. Dès lors, les riverains ont pris l’habitude de nommer l’église non pas par le nom de son «saint patron» mais par le vôtre: l’église Karl Marx! Le plus fort c’est qu’il y a quelques années encore le curé de la Paroisse était l’Abbé Caucau… («Coco» étant le surnom donné aux communistes à partir de la deuxième moitié du 20ième siècle…). Tout cela est rigoureusement authentique. Je connais votre athéisme et votre légitime distance avec les choses religieuses et il en est de même pour moi, mais je trouve cette anecdote particulièrement croustillante. J’espère que cela ne vous vexera point. Avec l’assurance qu’un jour le spectre qui hante l’Europe (et le monde) se matérialisera. Au plaisir de vous lire. Transmettez mes amitiés à vos proches et particulièrement à votre gendre Paul, dont j’ai beaucoup apprécié l’ouvrage L’éloge de la paresse.

Bien à vous,

Laurent Pagnier

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Sincèrement, cher camarade, je trouve cette anecdote très drôle. Quand ma femme Jenny nous l’a lue en famille, nous avons tous ri et Engels a dit: «Ces gens du futur ont un humour très délié et très fluide sur toutes sortes de questions sur lesquelles même les esprits les plus éclairés de ce temps restent engoncés et rigides». Merci de nous éclairer sur le fait qu’il n’y a pas que des catastrophes qui nous attendent dans l’avenir.

Bien à vous,

Karl Marx

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103- CHANCE

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Lorsque vous avez écrit Le manifeste du parti communiste, pensiez-vous franchement que cela avait une chance quelconque d’aboutir?

Maxime Danesin

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Toutes les chances. Le «spectre» du communisme hantait alors l’Europe. La grande révolution de 1848 en était à sa crête. Rien ne laissait prévoir le terrible reflux réactionnaire de 1852. Dans votre réflexion sur le Manifeste… ayez la prudence circonspecte de ne pas le séparer trop hardiment de sa micro-histoire.

Karl Marx

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104- AFFLICTION

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Je ne connais pas vos écrits autant que votre renommée; disons peut-être l’essentiel de votre pensée pour ce que l’on m’a dit sur votre «doctrine». Vous êtes cependant, à mon avis, un personnage très important de notre histoire, vous et un certain Engels; de par vos contributions. Je vous considère comme dans la lignée des promoteurs de la pensée libre face à l’hégémonie de la pensée unique du libéralisme dans son expression la plus totalitaire. Vous savez, de nos jours, nous ne parlons plus de capitalisme mais plutôt de néo-libéralisme. Un libéralisme tellement à droite, qu’il ne reste plus que l’extrême droite pour se démarquer d’une gauche qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Celle-ci s’affiche comme un individualisme extrême, un élitisme cynique et aveugle de la pensée unique de domination sur les masses de travailleurs, de chômeurs et d’assistés sociaux. Imaginez une forme de manipulation mentale telle que la masse ouvrière n’a plus que l’amour de sa servitude! L’esprit de révolte y est étouffé par des moyens subtils mais d’une efficacité incroyable. Les médias endorment mieux que le plus pur des opiacés. Les politiciens sont lâchement complices et une qualité d’individus particulièrement ignobles, qu’on appelle affairistes, abondent dans le même sens; la pensée unique et triomphante du chacun pour soi. Le socialisme avait pourtant accompli beaucoup et transformé les états occidentaux théocratiques et monarchiques en de presque véritables démocraties populaires. Pendant qu’à l’est, une dictature soi-disant communiste, maintenait un peuple que je respecte énormément ne serait-ce que pour avoir sauvé le monde du fléau nazi, dans une condition sociale atroce pour la plupart. L’union des républiques socialistes soviétiques bernée par des fanatiques opportunistes ultra-centralisateurs et avides de pouvoirs et des privilèges qui s’y rattachent, maintenait un climat d’hostilité permanente envers les nations dites démocratiques de l’ouest. En 1989, l’URSS finit par s’effondrer comme prévu et peu de temps après, commença l’instauration de la plus totale des dictatures imaginables, le festival des affairistes, des multinationales, des mafias, des paradis fiscaux, la multiplication des sectes à saveur chrétienne, le fondamentalisme religieux américain et le triomphalisme arrogant d’un capitalisme prétentieux et arrogant. Nous sommes en 2004 et je dois admettre que je ne vois pas vraiment comment nous sortir de ce foutoir qui semble désormais s’entretenir de lui-même! Quelle serait la pensée d’un Karl Marx à notre époque si désespérée?

Michel Provencher

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Passablement la même qu’en ce moment, en 1878. Il faut continuer de saisir les faits historiques à leur racine et les comprendre pour les changer sans partager les illusions que notre époque se fait sur ces faits. L’entreprise privée et la quête du profit perdent beaucoup de crédibilité en votre temps. Les masses en reviennent à des notions de responsabilité sociale et de partage de l’avoir mondial. Oubliez la petite politique, oubliez l’URSS, oubliez même ces notions attrape-nigaud comme vieillot ou néo-libéraliste. L’appropriation privée du profit scie la branche sur laquelle la dite appropriation privée du profit est assise. On ne pourra pas brouiller éternellement la conscience des masses et leur masquer cette loi d’airain. Courage!

Votre ami Marx

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105- FONDAMENTALISME

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Nous sommes en 2004 et le président américain, ce misérable abruti, s’affiche comme chrétien évangélique, un mouvement de masse d’une ignorance crasse qui veut, entre autres, faire retirer des écoles l’enseignement du darwinisme et de ses évolutions et affinements, par une doctrine d’une débilité sans pareille, le créationnisme. Il est particulièrement frappant de constater à quel point la pensée religieuse semble persistante dans ce pays qui est passé de la barbarie à la déchéance sans avoir connu la civilisation. L’éducation de la jeunesse est la clé de voûte de toute civilisation, elle doit perpétuer la connaissance de l’histoire tel qu’elle est, qu’elle soit récente, millénaire ou même paléontologique. Enseigner le créationnisme à saveur judéo-crétine au même titre que toutes autres fables peut avoir du bon pour expliquer l’histoire de la pensée humaine mais cette conception doit être classée et demeurer dans le rayon des mythologies sans plus. L’histoire est constituée de faits concrets, palpables, plausibles, incertains ou discutables mais jamais fabuleux. L’église chrétienne a créé de toutes pièces ce personnage soi-disant historique qu’elle appelle Jésus-Christ, en empruntant par-ci par-là, à d’autres civilisations qu’elle qualifiait de païennes justement pour attirer les païens habitués à leurs croyances. Le nombre de divinités nées un 25 décembre d’une vierge, ayant connu la mort pour ensuite revenir à la vie, ayant guéri des aveugles etc; avant l’avènement de cet homme-dieu, est pour moi révélateur de ce non-fait historique. Selon vous, qu’est-ce qui permet à la pensée religieuse de masse de perdurer encore de nos jours devant l’évidence objective de sa nuisance? Pourriez-vous, par la même occasion, me résumer en quelques lignes la définition du terme matérialisme dialectique? Je vous remercie de bien vouloir consacrer une part de votre précieux temps afin de répondre dans vos termes à ces deux petites questions.

Michel Provencher

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La religion n’est plus l’opium du peuple, elle est la cocaïne des extrémismes. J’y vois le chant du cygne de la réaction. Ces fondamentalistes de tout poil dont vous fournissez de navrants exemples sont désormais des factieux aux abois. La tendance fondamentale des sociétés de votre temps reste une tendance à une lente et inexorable déréliction, même chez les masses musulmanes. D’où ces soubresauts de panique réactionnaire. L’organisme se suractive artificiellement avec une doctrine dont l’effet euphorisant est puissant, mais bref. On parle littéralement de la cocaïne des minorités extrémistes. Le matérialisme est une conception voulant que le monde matériel détermine le monde spirituel, l’engendre, le définit. Le dialectique est une vision voulant que l’essence du réel se déploie sous la forme de contradictions motrices. Quand le matérialisme est dialectique, il renonce à une définition fixiste de la matière et y inscrit le mouvement, mouvement physique ou mouvement historique.

Vôtre,

Karl Marx

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106- APPLICATION DE LA DOCTRINE

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Cher Karl,

Que le communisme n’ait jamais été appliqué, c’est un fait. Je voudrais savoir si tes successeurs dans ta pensée t’ont satisfait (évidemment, je ne parle même pas de Staline). Je pense plutôt à Lénine, ou Trotsky. Es-tu d’accord avec Castro qui dit que «lutter contre la mondialisation, c’est lutter contre la gravitation», autrement dit, la mondialisation est inévitable?

Bien à toi,

Laurentsm     

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Je suis parfaitement en harmonie avec Castro sur ce point. C’est en fait lui qui est d’accord avec mon Manifeste de 1848! Les autres chefs révolutionnaires dont vous évoquez la tradition auront tous leurs mérites à leur heure, comme je l’ai déjà fait observer fréquemment dans ce forum. Je n’ai pas à leur attribuer de satisfecit. Ce sont eux qui m’en concèderont un un jour, ce qui m’oblige et m’honore beaucoup.

Karl Marx

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107- LE PCF

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Bonsoir,

Aux élections européennes de 2004, le parti communiste français s’est surtout fait remarquer pour son score risible, à peine trois pour cent des suffrages exprimés. Quel est l’avenir du communisme dans un pays comme la France, comment rassembler à nouveau les électeurs?

Dodo V.

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En renonçant à être un parti électoral et en redevenant un simple parti révolutionnaire. Le score serait aussi faible mais la cohérence politique serait moins celle de la pantalonnade actuelle. Votre PCF vingt-et-uniémiste est un parti bourgeois que la bourgeoisie tient dans la marge de sa logique politique. Il est l’indice du caractère non prolétarien des aristocraties ouvrières tertiarisées typiques de votre phase historique (en Occident). La subversion de l’ordre social, le «progressisme» comme vous dites en votre temps n’est plus canalisé par lui. Ainsi va la vie friable du feuilleté politique.

Karl Marx

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108- QUI A TRAHI TES IDÉES?

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Salut Karl,

Juste une question: que s’est-il passé? Toi qui prônais une société sans classe, égalitaire, juste… pourquoi aujourd’hui le communisme rime-t-il malheureusement avec 80 millions de morts, des déportations en camps de travail en Sibérie, des tortures et j’en passe… Qui a trahi tes idées selon toi? Lénine? Staline? Ou simplement les hommes qui n’ont rien compris à ton message…? Peut-être es-tu né trop tôt? Autre chose: tes idées ne sont-elles pas inspirées par la République de Platon? Et considères-tu Jésus comme le premier communiste?

Bien à toi,

Yann Mourgeon

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Platon et Jésus sont des ânes et je n’ai rien à voir avec ces statistiques monstrueuses, que vous invoquez avec frivolité et cynisme. Toutes ces morts sont le fruit de la résistance opiniâtre et cruelle de la féodalité et du capitalisme réactionnaires aux inexorables poussées de la liberté. Mais le grand jour viendra…

Karl Marx

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109- POURQUOI ÇA N’A PAS FONCTIONNÉ?

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Bonjour à toi Karl,

J’ai récemment lu vos œuvres choisies avec Engels et, ma foi, j’ai été très impressionnée par les idées que vous émettez et la forme de vos œuvres. J’aimerais savoir, à votre avis, pourquoi la doctrine du socialisme-communisme n’a pas fonctionné, puisque, si elle avait été appliquée à la lettre et non par des dictateurs, cette doctrine aurait été fantastique pour la vie en société d’aujourd’hui. Merci de bien vouloir me répondre.

Laurence Robinchabot

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«Cela» n’a pas «fonctionné» comme vous dites, parce que ledit «cela» n’est ni une «doctrine», ni un mode d’emploi, ni une recette. C’est une TENDANCE. Et comme toutes les tendances, «cela» vrille son chemin de façon douloureuse, imprévue, approximée, mais inexorable. Rien du ci-devant «marxisme» n’a été réfuté. Tout est encore à être.

Karl Marx

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Mais, Karl, en réponse à votre réponse, ne croyez-vous pas que si le marxisme avait été appliqué par d’autres gens, et dans les années 2000 (maintenant quoi!), il aurait pu devenir un mode de vie très utile de nos jours?

Laurence Robinchabot

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Le marxisme n’est pas une doctrine. Vous décrivez ma pensée comme si c’était le programme de quelque parti politique bourgeois. On ne se comprend pas. Je ne peux pas répondre à une question dont je ne partage pas les prémisses.

Karl Marx

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110- ÉGALITÉ

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Bonjour Herr Marx,

J’aurais une question qui me tient très à coeur. Voilà: dans un système communiste où tout le monde est égal, qu’en est-il des rémunérations? Par exemple, si l’on prend un médecin et un éboueur, les deux seraient-ils rémunérés pareil ou y aurait-il une échelle d’utilité à la communauté? Et que penses-tu d’un système dirigé par un ensemble de conseils et n’étant présidé par personne? Enfin, j’attends tes réponses avec impatience.

Cordialement.

Hubert

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Avant de hasarder la question que vous posez, il faut en poser une plus fondamentale. Dans un système social communiste, qu’advient-il du salaire? Tenez-vous bien: il disparaît. Il n’y a pas de revenus inégaux parce qu’il n’y a pas de revenus du tout. Vous vous imaginez la chose? Oui? Non? Pourtant, vous êtes arrivé très judicieusement à faire disparaître le président du conseil, dans la seconde partie de votre question. Faites disparaître le salariat de la même façon lucide et radicale et la juste compréhension du programme communiste, dans son insoutenable originalité, se rapprochera sensiblement de votre ardeur spéculative.

Karl Marx

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Tout d’abord, merci de votre réponse. Mais celle-ci m’amène à me poser une autre question. S’il n’y a pas de salaire, comment faire pour vivre? Je ne doute pas que l’État pourrait subvenir aux besoins vitaux de tous et chacun, mais qu’en est-il des loisirs? Je ne réussis pas très bien à m’imaginer comment vivre sans moyen… Pour changer de sujet, croyez-vous que l’Union Soviétique aurait pu survivre sans la pression faite par les États-Unis et les autres pays occidentaux? J’attends vos réponses avec impatience.

Cordialement,

Hubert.

P.S. Désolé de vous avoir tutoyé dans ma dernière lettre.

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De vos jours, vous allez à l’hôpital et on vous soigne pour des milliers de livres sans vous faire débourser un liard. Cela ressemble à du délire utopique pour un homme de 1878, même s’il s’appelle Karl Marx. Surtout s’il s’appelle Karl Marx avec ses cors aux pieds, ses furoncles et sa bourse aplatie… Eh bien un jour, vous irez au supermarché ou au court de tennis et ce sera la même chose. Vous profiterez de ces services sans débourser. On travaillera demain sans salaire de la même façon qu’on gouverne aujourd’hui sans roi.

J’ai la nette conviction que l’Union Soviétique a été détruite par les États capitalistes qui ne voulaient pas d’une république prolétarienne à leur périphérie.

Karl Marx

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111- TOUJOURS EN AVOIR PLUS

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Pourquoi l’être humain, depuis le début des temps, ne peut-il se passer d’objets et veut-il toujours en avoir plus? Il n’est jamais content une fois qu’il obtient ce qu’il désirait, ce qui nous a menés au capitalisme et qui a créé plusieurs classes sociales qui défavorisent les pauvres.

Merci.

François

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François,

Vous nivelez un peu hâtivement le sort de l’être humain «depuis le début des temps». Le fait est qu’il y a eu bien plus de fluctuations dans ses aspirations viscérales que vous ne le laissez entendre en ce résumé intempestif. Mais laissons cela. Tenons-nous-en directement à votre question. La division du travail engendre la lutte des classes et le fétichisme de la marchandise. Ainsi, si votre société se subdivise en cultivateurs et en pêcheurs, le cultivateur rêvera de flibuste en regardant voguer le chalutier depuis la berge et le marinier vivra dans la nostalgie du sédentarisme terrien. Le manque de ce qui n’est pas possédé s’instaure alors comme résultat inhérent au travail spécialisé et alors seulement avez-vous votre bande de goulus rapaces. Il faut donc que la division des tâches de production se mette en place avant que la cupidité ne se mette à serrer les coeurs insatisfaits. Comme toute composition économico-sociale, la division du travail est historiquement transitoire. Sa disparition entraînera la disparition de la cupidité de façon aussi assurée que la disparition des ordres religieux entraîne la disparition du culte, du mysticisme et de toutes les arguties théologiques afférentes. La cupidité n’est pas un trait inhérent à l’essence humaine. Le seul trait inhérent à l’essence humaine est celui de produire, de reproduire et de révolutionner ses rapports sociaux.

Karl Marx

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112- CAPITALISME (2)

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Bonjour,

Pouvez-vous m’expliquer comment la société occidentale est passée à un capitalisme où seules quelques grandes personnes dirigent vraiment?

Merci.

François

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C’est que… ce n’est pas tout à fait vrai. Nous sommes plutôt passés d’un capitalisme à patron unique à un capitalisme à assemblée d’actionnaires… L’administration capitaliste se collectivise, même si elle ne voudra jamais l’admettre. Et, en votre temps, quand un PDG fait cavalier seul, c’est très souvent qu’il est en train d’escroquer ses commettants et qu’à terme, ça ne va pas se passer comme ça…

Bien à vous,

Karl Marx

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113- L’INFINI

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Bonjour,

J’ai une question à vous poser qui m’intrigue depuis plusieurs années. La voici. L’univers est-il infini? Y a-t-il une limite quelconque à ce vide? Si on suit une ligne droite dans l’espace, est-ce qu’on va arriver à un bout? Comment les scientifiques ont-ils décidé que l’univers était infini?

Merci d’avance.

Valérie Prémont

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L’univers cosmologique est infini. Seule l’histoire humaine est limitée.

Karl Marx

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114- VOTRE POLITIQUE ÉTAIT-ELLE BONNE?

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Est-ce que votre politique a fonctionné de la même façon que vous pensiez? Est-ce que le résultat était ce que vous aviez planifié dans votre tête? Si vous deviez revenir sur terre, est-ce que vous recommenceriez, et est-ce que vous changeriez des éléments?

Keisha Chauvin

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Non aux deux questions initiales.

Mais je suis sur terre. Je vous écris de Londres, 1878. Et non, je ne transigerai pas (si c’est ce que vous vouliez dire)…

Karl Marx

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Est-ce que vous pourriez approfondir votre pensée sur les raisons pour lesquelles vous ne recommenceriez pas les actions que vous avez commises dans votre vie?

Keisha Chauvin

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Simple: je recommencerais les actions de ma vie. Vous avez mal lu ma réponse!

Karl Marx

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115- UNE LEÇON D’HISTOIRE (SUR LA CRISE ÉCONOMIQUE DE 1929)

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Cher Monsieur Marx,

Ma missive va sans doute vous paraître surprenante mais il me semble que vous êtes la personne la mieux à même de soustraire mon âme à l’angoisse qui l’étreint. Étant diplômé en histoire, je me suis inscrit à l’Université afin de présenter le concours de l’agrégation. Afin d’y parvenir, je suis obligé de présenter à une classe de jeunes gens de dix-huit ans une leçon qui a pour thème «La crise économique de 1929». Étant médiéviste de formation, je suis placé dans une situation peu confortable. Pour cette raison, je me permets de vous déranger dans votre étude (je vous imagine si bien attablé à votre cabinet, au milieu de livres nombreux) afin de solliciter votre conseil. Comment vous y prendriez-vous pour intéresser les étudiants susdits à la chose économique? Quels seraient les points à relever, et serait-il judicieux de lier mon propos à votre illustre apport à l’analyse de la société?

En vous remerciant d’avance pour l’intérêt que vous porterez à mon humble requête, je vous salue, Monsieur Marx.

Pierre-François Pirlet

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Ah, il faut prendre l’affaire à la racine. Ne perdez pas votre temps avec des chinoiseries d’étalon or, de boursicote et de flux monétaires. Il faut revenir aux conditions d’engendrement matérielles de cette crise.

C’est une crise de surproduction. C’est la première chose qu’il faut expliquer parce que le paupérisme est souvent relié à l’indigence et cela fait d’une crise de surproduction une notion un peu surprenante. C’est une crise du capitaliste sauvage. Il faut bien expliquer l’impunité des banques et des trusts industriels en ces temps, car je soupçonne qu’elle s’est passablement résorbée depuis. Finalement c’est une crise qui a confirmé les États-Unis d’Amérique du Nord comme coeur du capitalisme mondial. Il va donc falloir leur expliquer qu’il fut un temps ou ce n’était pas le cas. Voilà vos trois idées force.

Crise de surproduction. Le capitalisme manufacturier en est encore dans l’enfance à ce moment-là, pour ce qui est de la production de biens de consommation de masse. Il ne s’est pas encore avisé du fait que, pour la première fois de son histoire à une échelle aussi massive, il vend à son propre prolétariat. Extirper du charbon pour des locomotives à vapeur et extirper du pétrole pour des automobiles n’implique pas seulement une nuance technique. Il y a là un distinguo économique de taille. Le charbon, vous le vendez à une entreprise concurrente qui en dernière instance vous résorbe et vous évite de devenir trop puissant. Le pétrole, vous le vendez à votre ennemi de classe, ce prolétaire qui le paiera avec cette portion de plus value que vous ne lui aurez pas extirpée.

Crise du capitalisme sauvage. Or votre prolétariat, vous le paupérisez parce que vous l’exploitez sans contrôle. L’État ne vous encadre pas, ne vous impose pas de salaire minimum, ne restreint pas le mouvement pécuniaire des banques, ne supervise pas les transactions des trusts. Laissé à vous-même, vous poussez votre logique à fond. Vous vendez vos canards boiteux à des naïfs passéistes et enrichissez vos industries rentables. Vous détruisez vos concurrents directs, établissez des monopoles, spéculez sur vos valeurs et surproduisez. Et en gagnant, vous perdez. La richesse ne circule plus. Elle pourrit dans vos coffres. Votre principal client, le prolétariat ruiné que vous exploitez à fond n’a plus un liard pour vos automobiles, vos cottages, vos godasses et vos brosses à dents. Surproduction et déflation. Luttes sociales. Grèves, chômage massif, faillites en cascades. Il s’agit d’une crise INTERNE au fonctionnement capitaliste.

Puissance des États-Unis d’Amérique du Nord. La République Soviétique semble échapper à ce bordel parce que la République Soviétique a un PLAN. Aussi foireux que ledit plan puisse être, il suffit pour contrôler une portion cruciale de la crise, la portion capitalisme sauvage. Le ci-devant New Deal rooseveltien, tout en affectant de ne pas être un Plan à la soviétique, s’en prendra tant bien que mal aux deux tendances. Il résorbera le capitalisme sauvage en encadrant les transactions des banques et des trusts et en s’attaquant aux monopoles. Il affrontera la paupérisation en lançant des grands travaux publics.

Mais le coeur de la crise restera intact et incompris. Il faudra donc une destruction massive des résultats de la surproduction pour que le capitalisme, désormais encadré, redémarre. La boucherie de la Deuxième Guerre Mondiale assumera ce rôle économique inconscient et inexorable. Des millions de vies seront détruites dans le mouvement. Mais le capitalisme fétichiste est un Baal aveugle qui fait primer les mouvements de choses sur les mouvements humains. Il n’a donc cure de ce genre de détail.

Karl Marx

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Monsieur Marx,

Je vous savais homme d’idées, je vous découvre pédagogue. Sachez, Monsieur Marx, que votre verve littéraire servira de modèle à ma modeste leçon, et que l’édification des intelligences qui me seront confiées tiendra compte de votre judicieuse analyse économique.

Monsieur Marx, veuillez recevoir mes remerciements les plus chaleureux!

Pierre-François Pirlet

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116- UNE SEULE QUESTION

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Bonjour M. Marx,

Si vous n’aviez qu’une seule question à poser dans votre vie, quelle serait-elle, à qui la poseriez-vous et pourquoi?

Merci

Catherine Lauzon

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Nous parlons ici de voyage dans le temps, puisqu’un vieil homme de 1878 comme moi peut interagir avec une jeune dame sagace du 21ième siècle comme vous. Ma question s’adresserait donc à un certain Herman Simmons, docteur en médecine à Londres vers 2002. Elle se formulerait comme suit: Pourriez vous s’il vous plaît, docteur Simmons, vous présenter en ma modeste demeure londonienne en février 1855 et administrer à mon petit garçon de huit ans, Edgar Marx, une dose de ces «antibiotiques» de votre temps de façon à ce qu’il guérisse de la tuberculose intestinale dont il est subitement atteint. Pourquoi je poserais cette question? C’est simplement qu’Edgar, notre joie, notre étincelle de lumière, notre bonheur inaltérable, est mort cette année-là. Il aurait aujourd’hui vingt-et-un ans et sa mère, qui pense à lui tous les jours, serait si heureuse de ne l’avoir jamais perdu…

Je n’aurais absolument aucune autre question à poser à qui que ce soit, vu que ma vie s’est tout simplement arrêtée ce soir affreux de février 1855.

Vôtre,

Karl Marx

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Cher Monsieur Marx,

Merci beaucoup de votre réponse. Elle m’a touchée. Vous semblez être un homme sensible et généreux. J’aimerais profiter de cette lettre pour vous offrir toutes mes sympathies pour la mort de votre fils. Cet événement a probablement bouleversé votre vie. Si je puis me le permettre, j’aurais quelques questions à vous poser face à cette situation. Sentez-vous bien à l’aise si vous n’avez pas envie de répondre. Comme avez-vous vécu votre deuil? Qu’est ce que sa mort a changé à votre vie? Est-ce qu’un jour, on finit par s’en remettre? Par oublier? J’aurais aussi une autre question. Après votre décès, avez-vous revu votre femme ou votre fils dans un «autre monde»? Est-ce que c’est vrai qu’on retrouve ceux qu’on aime après la mort? Finalement, je voudrais que vous m’éclairiez. Dans votre réponse à ma première lettre, vous avez parlé de l’année 1855 comme l’année du décès de votre fils. Par la suite, vous m’avez dit qu’il aurait aujourd’hui 21 ans. Il aurait du avoir 21 ans en 1868?

Merci d’avance pour votre réponse

Catherine Lauzon

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Mademoiselle Catherine, ne nous emballons pas…

Nous sommes aujourd’hui en 1878, Edgar est né en 1847, il aurait donc effectivement trente et un ans, pas vingt et un ans. Pardonnez-moi, je fais constamment cette erreur d’arithmétique mortuaire. Tout se passe comme si Edgar s’était fixé à vingt et un ans dans mon esprit tourmenté et endeuillé et laissez moi vous expliquer pourquoi. En 1867, j’ai publié le premier tome de mon gros traité d’économie politique intitulé: Le Capital. En 1868, il a commencé à faire son bruit dans les cercles socialistes. Mon épouse, la Baronne Jenny von Westphalen, m’a un jour dit ceci, radieuse, à propos du succès montant du Capital: «Notre Edgar aurait vingt et un ans et il serait si fier de son papa»… Nous avons alors pleuré tous les deux comme des pèlerins en route. Cette tristesse cuisante s’est saisie au cœur de la jubilation de voir mon traité commencer doucement à faire trembler la terre et cela m’a laissé une cicatrice indélébile de douleur figée. C’est toujours comme cela un deuil; chaque joie de votre vie en est constamment lacérée. Tout serait si merveilleux, si seulement… Edgar était encore là… C’est bien que, pour répondre à votre principale question, on n’oublie jamais, on n’accepte jamais, on ne se remet jamais de la mort de son enfant, de la mort de l’amour. C’est un choc qui vous détruit, sans espoir de retour. Je sais donc un peu ce que c’est que de ne plus vivre… mais je ne suis pas mort en ce moment, Mademoiselle. Je crois même que je vais aller me couper un petit morceau de gigot en la cuisine et bavarder avec mes filles qui, elles au moins, sont là pour moi et pour ma chère Jenny…

Salutations respectueuses,

Karl Heinrich Marx

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117- VOTRE MODESTE COLLABORATEUR

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Monsieur Karl Marx,

En raison d’erreurs d’aiguillage, entièrement imputables au personnel de DIALOGUS épuisé par ses longues siestes, j’ai reçu quelques messages qui manifestement vous étaient destinés. Sachant combien vous êtes pris par vos réflexions studieuses, j’ai jugé préférable de ne pas vous déranger et je me suis permis de donner invariablement à chacun la même réponse qui, je n’en doute pas, est le reflet exact de votre pensée:

Cher Monsieur (Chère Madame)

Suite à la lettre que vous m’avez adressée, j’ai l’honneur de vous faire savoir que, sur le grave problème dont vous m’entretenez, mon opinion concorde parfaitement avec la vôtre: je m’en f… Si vous avez d’autres questions, n’hésitez pas à me les poser. Au cas où vous tiendriez à me remercier de l’aide que je vous ai ainsi apportée, vous n’avez qu’à m’offrir quelques bières à la terrasse du Café de Paris, à Honfleur.

Veuillez croire (et le reste en anglais ou en allemand)

Alphonse Allais

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Alphonse,

Je reverrais la France avec joie mais j’y suis persona non grata depuis un bail. Vous voilà donc réduit à venir taste and enjoy l’ale anglaise, mousseuse et aigre, au pays des chartistes. Je vous en paie une ou deux volontiers. Pour ma part, par contre, je ne trinquerai pas avec vous, je ne bois que du porto. Sinon, grand merci pour cette suite de démarches épistolaires cruciales. Elles cernent le fond de ma pensée d’une façon bien plus méritoire que le babil torrentiel de certains de mes intarissables glosateurs…

Bien à vous,

Karl Marx

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118- CAPITALISME VS COMMUNISME

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Monsieur Marx,

Je dois d’abord vous dire que je respecte votre doctrine sur le communisme. C’est d’ailleurs l’une des plus belles doctrines écrites sur papier. Cependant, son application en tant que système politique ne l’est pas autant. Pourriez-vous m’expliquer alors pourquoi les pays les plus forts et plus développés dans le monde sont capitalistes? Et pourquoi le système communiste est si mal appliqué dans la réalité? J’aimerais avoir une réponse le plus tôt possible. Merci à l’avance.

Bien à vous,

Mélissa

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Le capitalisme est une sortie de la féodalité. Les pays capitalistes les plus puissants sont les ex-puissances féodales, France et Angleterre au premier chef. Cette dernière a même établi sa domination par la mise en place du premier État exclusivement capitaliste: Les États-Unis d’Amérique du Nord qui, un jour, deviendront la métropole de leur propre métropole, en un revirement dialectique presque parfait du colonialisme anglo-saxon [Cette prédiction est d’autant plus impressionnante de la part de Karl Marx quand on s’avise du fait qu’il nous écrit depuis l’année 1878 – NDLR]. Le communisme, pour sa part, n’est pas «sur papier». Il vrille son chemin et dissoudra le capitalisme comme ce dernier a dissous la féodalité. L’histoire n’étant pas une affaire morale, cette crise de mutation sera bonne à prendre peu importe quand et en quel point elle éclatera.

Bien à vous,

Karl Marx

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119- RELATIONS HOMMES-FEMMES

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Bonjour M. Marx,

J’aimerais savoir de quelle façon vous considérez les relations entre les deux sexes!

Ericka

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Chère Ericka,

Je ne peux pas commencer à vous décrire la tempête que votre interrogation, aussi intéressante que sensible, a suscitée en notre petite agora dominicale. Comme vous le savez peut-être, nous discutons les questions de DIALOGUS en famille en prenant le thé. Il y avait donc ce jour là, Karl Marx mon mari, Monsieur Friedrich Engels son ami de toujours, nos trois filles Jennychen Longuet née Marx, Laura Lafargue née Marx, Eléanor Marx et moi-même Baronne Jenny von Westphalen.

Karl a commencé en dissertant, lumineusement comme à son habitude, sur le passage des rapports féodaux aux rapports bourgeois en matière de sexage. Il nous a expliqué que, chez les hobereaux, la femme opérait comme un bien foncier faisant l’objet de transferts d’allégeances, un peu comme une terre en servage. Il nous a fait valoir que l’Espagne avait élevé ce système à un degré de perfection dont la faillite était le fondement objectif du succès fulgurant de la légende de Don Juan, le mythe de l’amour libre pour les infantes espagnoles de haute famille. Il a ensuite dégagé les particularités des relations hommes-femmes dans la civilisation bourgeoise. La femme est alors une marchandise sensuelle comme les autres, devant rapporter un lot de plaisirs valant au moins ce par quoi elle a été dotée.

C’est alors qu’Eléanor, notre benjamine, la plus bouillante de nos trois filles, aussi celle qui ressemble le plus à Karl de tempérament et de caractère lui a demandé s’il traitait son épouse et ses filles selon le modus bourgeois ou féodal. Un peu interloqué par ce raccord abrupt entre sa pensée descriptive de l’histoire et la sphère privée, Karl a balbutié un «Mais aucun des deux» mal assuré. Bonnes élèves, ses trois filles se sont alors ingéniées, un peu cruellement il faut le dire, à lui expliquer ou ré-expliquer que ce n’était pas possible, que tout Karl Marx qu’il était, il n’échappait pas à l’histoire et qu’il se devait d’être, sur la matière des relations entre lui, sa femme et ses filles, soit un aristo réactionnaire, soit un bourgeois philistin, soit une transition difficultueuse entre les deux. Monsieur Engels et moi-même restions silencieux et je sentais bien que la tension montait entre Karl et nos enfants.

C’est encore Eléanor qui a bouté la mèche ultime en déclarant intempestivement à la cantonade: «Moi, j’opte pour la transition difficultueuse entre les deux». Karl s’est alors fâché et une dispute a éclaté où ont été abordées un certain nombre de questions privées et familiales que je ne souhaite pas étaler devant vous ou quiconque. Dans une ambiance de drame grec, tout le monde, sauf notre bon Monsieur Engels, criait, pleurait, rageait. C’était innommable. Karl, avec une bonne foi assez questionnable, éludait toutes les questions soulevées par ses filles en me priant de répondre aux plus pressantes et en escamotant très ouvertement les autres. Il a conclu en déclarant qu’il ne voulait plus aborder ces questions de sexage avec personne, compagnon d’arme, épouse, filles et correspondante de DIALOGUS inclus.

Ce sont alors Laura et Jennychen, les deux représentantes les plus assidues des intérêts de Monsieur Dumontais en notre cénacle, qui se sont mises à pester. Elles ont fait valoir que ce n’était pas juste du tout pour Riquette (Nous avons tous nos petits surnoms chez les Marx et, en l’occurrence ici, Riquette c’est vous). Elles ont fait valoir que vous aviez posé cette question de bonne foi, en toute ingénuité, avec un souci de réflexion intellectuelle réel. Elles ont scandé leurs interventions d’un slogan aussi percutant que douloureux pour mon oreille: «Sois gentil! Riquette n’est pas Tussy!» (Tussy, ça c’est le petit surnom d’Eléanor). Karl, comme il le fait toujours dans ses moments de déroute émotionnelle, s’est tourné vers moi et m’a chargée de la mission de vous répondre. Je le fais au mieux par la présente.

Vous soulevez des questions d’autant plus importantes, chère Riquette, qu’elles font affleurer une contradiction douloureuse entre la pensée générale et les options privées de Karl Marx. Je vous demande de ne pas nous prendre pour une bande de fous, de ne pas vous laisser effaroucher par cette hystérie collective que nous vous assénons bien malgré nous, de nous juger avec le regard généreux et moderne de votre temps. Répondez-moi avec votre coeur en élaborant sur cette question du sexage librement et sans inquiétude. Je vais vraiment tout faire pour convaincre Karl de se décider à vous parler. S’il reste buté, ce sera Monsieur Engels ou moi-même qui complèterons cet échange. Merci de votre patience et de votre mansuétude. Je vous exprime ma plus entière admiration pour votre aptitude à soulever en toute spontanéité des questions très importantes.

Vôtre, le plus amicalement,

Jenny Marx, née Baronne von Westphalen

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120- MON POTE YOYO

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Salut Karl,

Aujourd’hui, peux-tu encore nous faire croire que les masses populaires peuvent diriger le monde? Quand on voit la nature humaine, il est raisonnable de penser que non! Mon pote Yoyo y croit, lui…

Salutations,

Payoyo

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Si je te dis que les masses populaires dirigent le monde et que la direction n’a rien de politique, en comprendras-tu mieux ma pensée, Payoyo? Si je te dis que la nature humaine est mobile parce qu’historique et variable, comme l’ensemble des rapports sociaux en mutation, en ravaleras-tu un peu ton petit fatalisme bourgeois, Payoyo? Dis-moi…

Charley [Monsieur Marx utilise le diminutif anglais de son prénom pour badiner avec ce correspondant dont le prénom lui semble cocasse. NDLR]

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121- À L’AIDE

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Cher Karl,

J’ai un énorme problème, et je pense que tu es le mieux placé pour m’aider à le résoudre. Il se trouve que je suis en deuxième année en Sciences Po et que j’ai un exposé en philo à faire sur un extrait de La Question Juive, jusque-là c’est bon, mais là où le bât blesse, c’est que je ne comprends pas cet extrait. Ce n’est pas faute d’avoir essayé pourtant mais je ne vois pas ce que tu veux dire lorsque tu parles de «société générique», etc. D’habitude, toi et moi n’avons aucun problème, je t’ai étudié en Éco pendant deux ans, alors s’il te plaît, aide-moi, et si possible assez rapidement vu que c’est pour jeudi matin et qu’on est présentement mardi soir! À très bientôt j’espère,

Joëlle Bouvier dite le Cliquet.

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Il faut entendre par société générique ce que la société serait si elle s’affranchissait de ce qui la rend oppressive, donc spécifique. La société générique oeuvrerait à des catégories sociales génériques comme le «bonheur», la «richesse» ou le «contrat». La société générique n’a pas une existence effective, simplement une existence projetée. On signale qu’une des susdites cristallisations projetées est la vie politique. Or, dans ses moments d’exaltation, la vie politique cherche à étouffer le principe dont elle procède, la société civile et ses éléments, afin de s’imposer comme la vie réelle de l’homme, sa vie générique. Mais pour y parvenir, il lui faut se dresser violemment contre ses conditions d’existence, proclamer que la révolution est permanente, et c’est pourquoi le drame politique s’achève par le rétablissement de la religion, de la propriété privée et de tous les éléments de la société civile, tout aussi nécessairement que la guerre s’achève par la paix. Le générique n’échappe jamais au spécifique dont il émane, mais s’en libère malgré tout dans l’utopie ou dans ce type de résistance torve qu’est la question juive en Prusse et en Rhénanie.

Karl Marx

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122- CLASSES SOCIALES (2)

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Cher Camarade Marx,

J’espère que vous ne prendrez pas ombrage d’une telle familiarité. J’ai longtemps hésité à vous écrire; vous représentez pour moi… beaucoup. J’aimerais vous entretenir d’un propos qui ne trouve aucune réponse avec mes contemporains, beaucoup étant malheureusement convaincus que le Communisme se réduit d’une part à une utopie, et comme pour ajouter à leur incompréhension de l’idée même de communisme, ils osent qualifier des régimes sanglants, injustes et tyranniques, je dis bien tyranniques et pas autoritaires, de communistes. Hormis que cela me fait sortir de mes gonds, venons-en à mon propos. J’ai lu avec beaucoup de plaisir, d’attention, et d’esprit critique malgré que je vous rejoigne sur quasiment tous les points, deux ouvrages que j’ai réussi à me procurer, Das Kapital, et le Manifeste du Parti Communiste. La situation a évolué et je pense pouvoir dire sans dénaturer votre vision des choses, (vous me le direz si vous n’êtes pas d’accord, n’est-ce pas?) que bien que vos analyses soient totalement pertinentes pour la situation qui vous est contemporaine, elle n’est malheureusement interprétable que de manière quasi-prophétique, le principal manque est à mon sens une définition claire de la méthode que vous avez employée pour définir les différentes classes. Il est marquant de constater combien mes contemporains peuvent être de mauvaise foi, vous dénigrant sans avoir pris la peine de lire l’œuvre d’une grande partie de votre vie, En effet, ils rejettent, affirment ou infirment des points de votre analyse sans en avoir une réelle connaissance et sans pouvoir envisager une société non basée sur le profit et l’enrichissement de minorité de nantis. J’avais promis d’en venir au fait, mais mon amertume vis-à-vis de l’incompréhensible cécité de mes différents contemporains a pris le dessus…

Camarade, la question que je voulais vous poser peut se résumer à ceci, pensez-vous que pour prendre réellement en compte la réalité sociale contemporaine, le mieux ne serait pas, sans se départir de nos idées car après tout elles nous influencent toujours dans notre analyse, de redéfinir par exemple le concept de prolétaire, en le généralisant à l’ensemble des travailleurs spolié par les patrons, (les salariés) tout en gardant une distinction entre les travailleurs «manuels» et ceux qui ont des tâches moins éreintantes physiquement parlant. Pour aller plus loin, j’aimerais un éclaircissement, votre analyse est-elle bien à prendre dans un sens global, car ici on se targue de la disparition quasi-totale des ouvriers en oubliant que les patrons ont juste caché les manufactures dans des pays plus éloignés, en asservissant plus durement encore leurs «ressources humaines» (enfants et adultes) travaillent comme de véritables esclaves pour des salaires dérisoires, en somme représentant à mon sens, l’état des travailleurs de votre époque.

En vous remerciant, Camarade, du temps précieux que vous prendrez à lire ma lettre, qui je l’espère vous intéressera, et en vous demandant des nouvelles de votre famille, et de votre santé, qui je l’espère seront bonnes. Je vous transmets tous mes respects à vous ainsi qu’à votre famille, et la Frau Jenny Marx. Ihr Treues und der Kamerad verpflichtet ist,

Vincent Abel

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Bonjour mon ami et merci pour vos bons mots,

Ne qualifiez pas trop hâtivement mon analyse historique de «prophétique». Ce terme sent autant le fagot que le balustre et ne me sied guère. Vous frisez l’insulte en l’appliquant à mes idées sous prétexte que ma prospective se fait un peu attendre. Mais passons. La définition que je fournis des classes sociales est aussi méthodique que le permet la phase historique qui l’a engendrée. C’est la phase historique qui explicite la classe sociale, pas la définition de l’économiste. Ainsi, par exemple, en est-il de la ci-devant «classe» des cadres. Dans sa mise en place, comme individu autant que comme classe, le capitaliste commence par se dispenser du travail manuel. Puis quand son capital grandit et avec lui la force collective qu’il exploite, il se démet de sa fonction de surveillance immédiate et assidue des ouvriers et des groupes d’ouvriers et la transfère à une espèce particulière de salarié que votre époque nomme, je crois, cadres. Le capitaliste commande toujours mais, dès qu’il se trouve à la tête d’une armée industrielle, il requiert impérativement ces officiers supérieurs (directeurs, gérants) et aussi de fidèles officiers inférieurs (surveillants, inspecteurs, contremaîtres) qui, pendant le procès de travail, commandent au nom du capital. Le travail de la surveillance devient leur fonction exclusive. Ce type de travailleur se retrouve en votre temps en nombre écrasant dans le ci-devant premier monde. A-t-on pour autant assisté à l’apparition de la classe des cadres? Là, il faut voir. Il faut garder à l’esprit que quand l’économiste compare le mode de production des cultivateurs ou des artisans indépendants avec l’exploitation fondée sur l’esclavage telle que la pratique les planteurs, il compte le travail de surveillance parmi les faux frais. Les surveillants, pour lui, ne constituent pas une classe. Mais s’il examine ensuite le mode de production capitaliste, l’économiste identifie la fonction de direction et de surveillance, en tant qu’elle dérive de la nature du procès de travail coopératif, avec cette fonction, en tant qu’elle a pour fondement le caractère capitaliste et conséquemment antagonique de ce même procès. Le capitaliste n’est point capitaliste parce qu’il est directeur industriel; il devient au contraire de facto chef d’industrie parce qu’il est un capitaliste en lutte ouverte (cette lutte se cristallisant dans la surveillance) avec les ouvriers qu’il exploite. Le commandement dans l’industrie devient l’attribut du capital, de même qu’aux temps féodaux la direction de la guerre et l’administration de la justice étaient les attributs de la propriété foncière. Il ne faut donc pas confondre classe sociale et fonction sociale. On n’a toujours ici en fait que deux classes sociales, le salarié et le capitaliste. Et au nombre des salariés la distinction entre ouvriers et cadres repose moins sur le fait de s’échiner ou non que sur le rapport d’inféodation ou de lutte établie avec le capitaliste. Ce sont tous ces distinguos issus de la production réelle qui font qu’il faut absolument éviter de produire a priori une «méthode» définissant les classes. Celles-ci émergent de l’activité de production que la description historique doit fidèlement reproduire dans sa complexité fluide. Une classe des cadres apparaît à la réflexion aussi illusoire qu’une classe politique, ce qui n’interdit pas certaines initiatives malheureuses assez piquantes, comme celles qui, en votre temps, président à la chute marasmante d’entreprises comme Enron ou Parmala… Vous me suivez?

Sinon l’idée que mes analyses sont globales me va parfaitement et vous avez tout à fait raison de dire qu’en votre temps, l’ouvrier n’est pas «disparu», mais Indonésien, Péruvien et Chinois.

Karl Marx

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123- CAPITALISMES D’ÉTAT OU ÉTATS OUVRIERS DÉGÉNÉRÉS?

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Selon vous l’URSS stalinienne et les autres soi-disant «démocraties populaires» d’Europe de l’Est, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique étaient-elles des États ouvriers dégénérés ou des pays capitalistes d’État? Pourquoi?

Respectueusement,

Elaire

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Disons avant tout qu’elles étaient, sont, et seront, (avec tous ces mouvements d’avant et d’arrière dans le temps, je ne sais plus conjuguer mes verbes) des RÉPUBLIQUES. Dans tous les cas, elles ont secoué le joug soit d’une monarchie déliquescente, soit d’une oligarchie coloniale compradore, soit des deux. Les révolutions politiques républicaines s’avançaient bien plus à cause du capitalisme que contre lui. Elles ont poussé ces régimes de rattrapage, qui ne pouvaient cependant plus embrasser le cadre idéologique tricolore classique de nos vieilles républiques bourgeoises, retombées depuis un moment dans la réaction auto-consolidante. Restait la cause du prolétariat, version modernisée du grand rêve purificateur des sans-culottes. Cela fit parfaitement l’affaire, pour un temps…

Karl Marx

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Ceux qui nient le caractère capitaliste de ces régimes avancent souvent que leur économie était planifiée et que le moteur de la production n’était pas la recherche du profit. Pourtant, il est inexact de dire qu’il n’y a pas de plan dans le capitalisme. Un plan existe dans chaque entreprise. Il y a un plan à l’intérieur de General Motors (car on ne va pas produire des voitures sans moteur, à trois roues, etc…). Mais il n’y a pas de plan entre General Motors et Volkswagen. Pour l’URSS (et les autres démocraties populaires) c’était la même chose: il y avait un plan pour l’économie «soviétique». Cependant la bureaucratie dirigeante décidait de la teneur de ce plan, non arbitrairement mais en fonction de critères qui lui échappaient: le marché mondial, la concurrence internationale. Il y avait un plan pour l’économie soviétique, mais il n’y avait pas de plan entre l’économie soviétique et l’économie états-unienne… Deuxièmement, si avancer que le moteur de l’économie de ces pays n’était pas la recherche du profit suffisait à prouver leur caractère non capitaliste, alors on pourrait, en partant du même raisonnement, nier le fait que nos services publics font partie intégrante de l’économie capitaliste. Si la recherche de la rentabilité apparaît de façon moins nette dans une entreprise publique que dans une entreprise privée (il suffit de voir les licenciements, la remise en cause des acquis sociaux, qui adviennent dès lors qu’une entreprise publique est privatisée), nationaliser les entreprises ne supprime pas pour autant la qualité de capital des forces productives, comme l’écrivait votre alter ego Friedrich Engels dans l’«Anti-Dühring». Nationaliser une entreprise ou la revendre à ses directeurs ne change pas le fait que cette entreprise reste capitaliste. De plus, les principaux traits caractérisant le capitalisme, que vous avez vous mêmes définis, caractérisaient aussi ces «démocraties populaires», y compris l’URSS à partir du premier plan quinquennal.

— Accumulation du capital.

— «Anarchie dans la division sociale du travail…» car les bureaucrates planifiaient l’économie en fonction du marché mondial.

— Et «despotisme dans celle de l’atelier»: car le prolétariat n’avait aucun contrôle sur les moyens de production et d’échange, ce qui implique logiquement qu’il n’était pas la classe dominante…

À la lumière de tout cela, et avec le recul de l’histoire, ne pensez-vous pas qu’Amedeo Bordiga avait raison de dire que «ce n’est pas aux communistes de développer les forces productives»? Vous vous demandiez quelle a pu être la cause d’un tel déraillement. Ne pensez-vous pas, avec le recul de l’histoire, que Kautsky, en dépit de ses positions pro-guerre inacceptables, a donné des éléments de réponse et avait raison contre les bolcheviks, lorsqu’il s’opposait aux gauchistes thèses d’Avril, visant à instaurer le socialisme dans une Russie arriérée économiquement. C’est à dire avant même que n’existent les conditions matérielles le rendant possible (un très haut développement des forces productives)? Lénine et les bolcheviks étaient d’ailleurs bien conscients du fait que l’économie russe était trop arriérée pour permettre le socialisme. C’est pourquoi ils misaient tout sur une rapide extension de la révolution en Europe (en Allemagne notamment), puis au reste du monde. Mais c’était, je trouve, assez irresponsable. Les bolcheviks savaient pertinemment que des soulèvements révolutionnaires en Europe risquaient fort d’échouer et de se terminer en répression sanglante. Car le rapport de force était alors très défavorable aux révolutionnaires. Les organisations révolutionnaires occidentales étaient encore relativement petites et faibles: spartakistes, etc. Les machines étatiques de ces pays étaient en revanche fort puissantes… Les bolcheviks, au lieu de se ranger derrière les gauchistes thèses d’Avril, auraient dû adopter une position plus réaliste, scientifique. Ils auraient dû se battre dans un premier temps pour l’instauration d’une démocratie bourgeoise. Pour la liberté d’expression et de réunion des organisations socialistes. Cela pour un maximum d’avancées sociales pour les travailleurs (journée de huit heures etc…), en attendant le (et en travaillant au) développement des organisations révolutionnaires en Europe occidentale. Ne pensez-vous pas que la révolution aurait eu plus de chance de commencer à se développer en premier lieu dans les pays les plus avancés, ou le socialisme était possible (et donc aurait eu plus de chance de s’étendre rapidement et d’être victorieuse, qu’en partant d’une Russie émergeant a peine du féodalisme)? Cela aurait peut-être permis d’éviter le formidable déraillement dont vous parliez. L’effroyable culbute que prédisait Kautsky et qui a effectivement suivi. À savoir l’écrasement sanglant des tentatives révolutionnaires en Allemagne, en Hongrie, la dégénérescence stalinienne. Ce qui est la conséquence directe de l’isolement de la révolution dans un pays arriéré, l’expansion de ce stalinisme après-guerre, ses crimes, puis son pitoyable effondrement, qui ont discrédité et empoisonné le communisme pour bien longtemps. Il faut bien l’admettre: difficile en effet de re-populariser le communisme auprès des masses après avoir essuyé un tel revers…

Respectueusement.

Elaire

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Vous en donnez trop à l’intervention subjective des politiques. Vous posez aussi l’affaire du communisme en termes de coup raté, en termes de «Ah, si seulement…». Je le pose plutôt en termes de développement historique retardé, en termes de «On se reverra bien, quand le mouvement tournera de nouveau…». Il y a là un distinguo important.

Karl Marx

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Certes les bolcheviks n’ont absolument pas «décidé» cette révolution. Elle fut non un putsch d’une poignée de révolutionnaires, mais l’oeuvre de la masse des paysans et ouvriers russes. Cependant il ne faut pas non plus nier le rôle des politiques. Les bolcheviks n’ont certes pas décidé la révolution, mais ils l’ont largement canalisée. Ils ont «chevauché le tigre», si je puis dire. Autrement dit, comme disait Kautsky: «ce ne sont pas les paysans et ouvriers russes qui sont coupables d’avoir fait la révolution (qui certes était inévitable), mais les bolcheviks, qui sont coupables de les avoir entraînés vers ces objectifs utopiques. «Les bolcheviks qui se sont lancés à l’assaut du ciel, voulant instaurer le socialisme dans un pays arriéré, misant tout sur l’extension de la révolution en Europe, alors que le rapport de force y était très défavorable aux révolutionnaires (ce qu’avait vu Rosa Luxemburg, au début des soulèvements révolutionnaires en Allemagne, auxquels elle participa tout de même). Le massacre des Spartakistes, la (prévisible) dégénérescence stalinienne etc. Bref, cette effroyable culbute, ce gâchis inutile de vies humaines, auraient pu être évités. On ne peut pas revenir en arrière certes, mais il est indispensable de tirer les leçons du passé pour éviter de reproduire les mêmes erreurs quand viendront les révolutions du futur. D’après ce que j’ai pu lire, vous semblez ne plus croire à la possibilité d’une transition pacifique vers le socialisme, comme vous l’envisagiez dès 1872, lors de votre discours à Amsterdam. Vous semblez plus pencher pour le scénario d’une éviction violente. La puissance actuelle des machines étatiques ne vous fait-elle pas craindre le risque d’une répression sanglante? Le déclin, absolu ou relatif du prolétariat industriel et la montée de cette «aristocratie ouvrière tertiarisée non-révolutionnaire» dans les pays les plus avancés, ne risquent-ils pas de constituer autant d’obstacles au triomphe des révolutions du futur?

Elaire

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La rhétorique ex post du «aurait pu être évité» est une lune réactionnaire. Toujours.

Karl Marx

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124- MON GRAND-PÈRE

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Mes salutations les plus sincères, et un respect toujours plus grandissant. Mon grand-père se dit communiste. Le problème c’est qu’il est méchant avec ses enfants, ses petits-enfants, il a violé, mais n’a jamais voulu le reconnaître, de peur de ternir son image d’ancien combattant. Par ailleurs, il adore me faire lire de la littérature bolchevique, ce qui donne grossièrement: «La place rouge de sang… Le révolutionnaire étranglait le bourgeois…», et me demande: «Ça te plaît, hein?», alors je n’ai d’autre choix que de lui répondre oui… Mais ça ne me plaît pas parce qu’il met à plat l’après lutte des classes; pour lui, l’association des producteurs libres, comme vous dites, et l’URSS, c’est la même chose… Pas pour moi. Quelle est sa place dans le monde des producteurs libres?

Flupcola

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Pas de grande morale sans grande immoralité. Il est remarquable d’observer que toutes les causes révolutionnaires ont produit le genre de messianisme auto-légitimant que vous décrivez douloureusement ici. Leur abus est d’autant plus déclaré et assumé qu’il se drape de plain-pied dans le bon droit de la Cause. Votre grand-père, ma pauvre demoiselle, est à la droiture prolétarienne ce que le Marquis de Sade est à la galanterie aristocratique… la honte de sa classe, ni plus ni moins. Mais une honte crûment représentative des limites pratiques et morales du pourtour de toutes les phases historiques.

Respectueusement,

Karl Marx

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125- VOTRE VIE, VOTRE FEMME ET VOS FILLES

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Bonjour au grand et noble Karl Marx,

Je vous écris car j’ai à effectuer un travail sur votre vie, celle de votre femme, Jenny, et de vos filles. Je suis certain que vous pourriez m’aider dans cet exposé qui doit comporter une vingtaine de pages sur votre fabuleuse existence. Si vous avez des remarques, des suggestions, des idées, je vous prie de bien vouloir me les faire parvenir, j’attends un petit témoignage de votre vie partagée avec Jenny et vos descendantes.

À bientôt,

Baptiste, 19 ans

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Cher Baptiste,

Karl est bien réfractaire à répondre à des questions de cette nature. Il m’a donc confié la tâche d’un compte-rendu discret et minimal de notre vie. Que vous dire? Nous sommes une famille typique du 19ième siècle. Nous élevons nos filles selon les options morales de la décence élémentaire. Notre éthique est laïque et athée, bien sûr. Nous ne meublons la tête de nos enfants que d’idées et de représentations rationnelles. Deux de nos trois filles sont mariées à des hommes respectables, militants socialistes et français. Karl est, du fond du cœur, un homme familial. Il nous dit toujours: «Si ma quête révolutionnaire était à refaire, je la referais, mais je resterais farouchement célibataire. Je n’entraînerais plus femme et enfants dans ce genre de folle équipée». Nous lui répondons alors, d’un ton mordant: «Merci de ces scrupules, ils vous honorent cher Maure. Mais, si vous le permettiez, nous nous accommoderions des aléas de notre pure et simple existence même… si c’était à refaire». Et nous rions tous de bon cœur. Nous sommes une famille très soudée et je peux parler en mon nom et au nom de mes trois filles, en vous affirmant sereinement que Karl nous a toutes rendues très heureuses.

Mes respects,

Jenny Marx née Baronne von Westphalen

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126- ÉGALITARISME OU PARASITISME?

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Cher Monsieur K Marx

Je vous écris pour essayer de comprendre exactement ce qu’est le marxisme. Je vous avoue que cette idéologie me semble étrange et que n’ayant jamais fait d’études très avancées je n’en sais guère que ce que les médias et mes enseignants m’en on dit. Selon mes enseignants, la doctrine de la dictature du prolétariat s’est faite SUR le prolétariat et l’idéologie marxiste-léniniste n’était que le prétexte d’aventuriers sans scrupule (Lénine, Trotski, Staline etc.) pour dépouiller la population de ses biens afin de la réduire à une nouvelle forme d’esclavage. Enfin quand vous expliquez votre conception du marxisme ainsi: «deux hommes doivent monter un escalier et celui qui n’en est pas capable se fait porter» me laisse perplexe. En effet: celui qui est paresseux ou je m’en foutiste ou malveillant peut dès lors s’asseoir au pied de l’escalier et bénéficier de l’effort des autres à se laisser porter et celui qui est assez bonne poire pour se sacrifier devra toujours se sacrifier davantage pour supporter le poids des fainéants qui deviendront fatalement plus nombreux car le(s) porteur(s) ne tireront jamais de bénéfices supplémentaires de l’effort qu’ils fournissent tandis que seuls les paresseux en tireront finalement un bénéfice: celui d’être porté gratis pro deo. À titre individuel, l’initiative se trouve découragée et le fruit de l’effort spolié et saboté par les parasites. Si monsieur Dupont transpire sang et eaux pendant de longues années pour faire de longues et fastidieuses études pendant que monsieur Durant passe sa jeunesse à s’amuser est-il équitable qu’au nom de la «Justice sociale» monsieur Durant reçoive un salaire et des mérites égaux à monsieur Dupont? Les hommes ne sont pas égaux: il y a des paresseux, des voyous, des idiots, etc. et il serait contre-productif d’accorder à tous quelle que soit leur performance les mêmes droits et privilèges pour le simple fait qu’ils sont du genre humain, sinon à long terme la sélection naturelle des plus performants serait anéantie. N’êtes-vous pas d’accord avec moi?

Gérard Lison

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En effet! Celui qui est paresseux (comme le rentier foncier), ou «j’m’en foutiste» (comme l’aristocrate déclassé), ou malveillant (comme le grand patron, chevalier d’industrie), peut dès lors s’asseoir au pied de l’escalier et bénéficier de l’effort des autres (tous les producteurs: prolétaires, paysans, femmes au foyer, enfants-travailleurs d’usines). Il se laisse porter (notamment par les astuces et les trucages de la propriété privée des moyens de production et de l’esbroufe parlementaire). Et celui qui est assez bonne poire pour se sacrifier, devra toujours le faire davantage pour supporter le poids des fainéants. Ceux-là deviendront fatalement plus nombreux (grands cadres d’entreprises, actionnaires, PDG, gérants, singes, intendants, «managers» de toutes farines). Étranglement du conflit de classe, car le(s) porteur(s) ne tireront jamais de bénéfices supplémentaires de l’effort qu’ils fournissent, tandis que seuls les paresseux (bourgeois improductifs), en tireront finalement un bénéfice: celui d’être portés gratis pro deo. Vous venez de décrire superbement LE CAPITALISME, mon ami.

Tandis que, dans le communisme, seul l’infirme, le malade, le vieillard, l’enfant seront portés par les autres… Tous les parasites bien portants qui perdurent insolemment à ce jour auront été déclassés, leurs biens spoliés auront été redistribués. Et au boulot, allons, au boulot…

Karl Marx

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Cher Monsieur Marx,

Je ne comprends pas pourquoi un ouvrier, un paysan ou un prolétaire ne pourrait pas être précisément un parasite! Les SDF qui mendient dans la rue ne sont pas des rentiers, ou des aristocrates, ou des personnes que vous désignez comme parasites. Je n’ai jamais vu de rentiers mendier ou vivre de la charité des autres, enfin, peut-être ai-je mal regardé. Par contre j’ai vu des ouvriers alcooliques fainéanter à cuver leur alcool. J’ai vu des paysans fuir la vie rustique de la campagne pour rejoindre les villes. J’ai vu des prolétaires imposer des grèves et des sabotages et des syndicats pour se faire mousser sans raison. Les exploiteurs sont ceux qui se laissent assister et se complaisent dans cette mentalité. L’ouvrier qui attend du patron la sécurité de l’emploi et des salaires fixes et cherche à s’embourgeoiser pour devenir rentier exploite son patron. Le syndicaliste déclenche des grèves irraisonnées pour monter dans la hiérarchie syndicale et faire chanter le patron. Le paysan qui fuit la ville pour travailler à l’usine, dans le but d’obtenir un salaire régulier, —ce qu’il n’obtiendra pas forcément à la campagne avec tous les imprévus qui sabotent les moissons— exploite le patron. Le prolétariat a besoin du patronat pour prendre des responsabilités qu’il est incapable d’assumer et se complaire dans sa mentalité d’assisté. Ce sont des esclaves qui VEULENT un maître pour mieux le diaboliser et rejeter sur lui toutes les responsabilités qu’ils ne veulent et ne peuvent assumer par eux même, par bêtise et incompétence. De l’homme ou du chien qui est le vrai maître de l’autre?

Gérard Lison

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Avec des suppôts zélés comme vous à son service, je comprends pourquoi la bourgeoisie parasitaire et improductive se porte bien. Les rentiers n’ont pas à vivre de la charité de ceux dont ils ont déjà tout extorqué. Réveillez-vous, mon pauvre ami.

Karl Marx

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Cher Monsieur Marx, de vous ou de moi, qui est frappé du «sommeil éternel» en ce moment? (en 2005!) Je n’ai pas besoin de me réveiller mais vous par contre… Vous êtes, de plus, bien méchant envers une classe à laquelle vous appartenez: celle des rentiers. La différence fondamentale qui existe entre un chien et un homme est qu’un chien ne mord JAMAIS la main de celui qui le nourrit.

Gérard Lison

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Vous n’y êtes pas du tout, mon pauvre. La différence fondamentale entre le chien et l’être humain c’est que l’être humain a façonné le chien par l’action lente, volontaire et subjective de l’élevage et a produit l’homme par l’action fulgurante, involontaire et objective des luttes dans la société de classes. Conséquemment, vous m’asticotez ici, non pas pour des raisons canines, mais pour des raisons tout humaines. Vous prenez parti, dans la lutte des classes actuelle, pour les laquais du capital que je combats tout en subissant leur ordre. Vous vous acharnez aveuglément pour protéger vos maîtres. Vous vous vautrez donc dans la stérilité de la virulence ad hominem. Un chien aurait eu la bonne décence de se contenter d’aboyer.

Karl Marx

Londres, 1878

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Cher Monsieur Marx. Je pense que vous ne me comprenez pas. Je parle de MÉRITE. Les puissants ont le pouvoir car ils le méritent et les soumis subissent le pouvoir car ils ne peuvent s’en passer pour leur propre intérêt. Le paysan quitte sa ferme car il est incapable de cultiver la terre avec assez de rendement pour vivre. Alors il va en ville pour travailler sous la protection et la compétence d’un patron qui lui assurera sa subsistance. Car il n’est pas capable de le faire lui-même par ses efforts ou plutôt ses non-efforts. L’ouvrier travaille pour un patron car il n’est pas capable de fonder sa propre entreprise, car il n’a ni l’esprit d’entreprise ni celui d’initiative qui est l’apanage du patron. Le rentier a fait ses preuves en s’enrichissant et n’a rien à prouver. Le syndicaliste se fout du patron et l’exploite en prenant en otage son entreprise par ses actions syndicales terroristes. C’est un parasite sans gratitude ni respect. «Les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent» disait Joseph de Maistre. Les ouvriers, syndicalistes, paysans, prolétaires de tous les pays sont des assistés. Ils ont besoin qu’on leur tienne la main comme à un enfant, mais à un enfant ingrat et capricieux qui en veut toujours plus sans comprendre qu’il pourrait très bien NE RIEN AVOIR! Dans mon exemple sur le chien, j’explique tout simplement ce qu’est un sentiment inconnu du prolétaire: LA GRATITUDE! Du reste, je ne comprends pas votre hostilité à mon égard. Je n’ai pas l’intention de vous asticoter, mais de dialoguer avec vous sur une «classe sociale» à laquelle ni moi, NI VOUS n’appartenons réellement: celle du prolétariat. Dans un monde de «socialisme réel» vous seriez, comme moi d’ailleurs, exterminé.

Gérard Lison

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Voici l’échantillon typique et représentatif de la conception réactionnaire de l’histoire.

Friedrich Engels

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Qu’est-ce que cet Engels vient faire ici? Monsieur Engels, occupez-vous donc plutôt de votre fils adoptif, je veux dire reconnu. Je suis sûr qu’il sera plus tard digne de son père! Monsieur Marx, je vous assure que la lutte des classes poussera logiquement les prolétaires à nous exterminer. VOUS ET MOI. Ne nourrissez pas la main de celui qui vous égorgera…

Gérard Lison

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Pourquoi non, si je l’exploite?

Friedrich Engels, filateur à Manchester

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Parce que je tiens à la vie, parce que cela évitera à ces idiots de prolétaires de se retrouver seul à s’entretuer, comme ce fut le cas dans toutes les révolutions! La Révolution «dévore ses enfants» pourquoi? Sinon parce que ces incapables des classes inférieures, n’ayant plus de souffre-douleur à persécuter, se recherchent d’autres boucs-émissaires à blâmer de leur propre incompétence et vide intérieur, de leurs propres limitations. Ils s’entretuent faute de cibles à abattre car ils n’ont plus rien d’autre à faire! La Révolution française ne vous a-t-elle pas appris que ceux-là même qui expédièrent le Roi à la guillotine finirent de même et que —quand l’orgie de massacre et de sang fut achevée— ce fut un «Napoléon» qui rafla la mise et imposa à la France un régime plus dur que celui de Louis XVI? Si on laisse le prolétariat à lui-même, il s’autodétruit jusqu’à ce que quelqu’un arrête la casse! Enfin jusqu’à la prochaine fois! Se sacrifier pour des ingrats c’est jeter des perles aux cochons, TOUT LE MONDE Y PERD.

Gérard Lison

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Le statu quo pré-révolutionnaire, tout le monde y perd encore plus. Sauf vos petits maîtres…

Engels

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Qui sont préférables à vos grands maîtres Staline, Mao, etc… Encore une chose. Plutôt que de rester engoncé dans vos mensonges doctrinaux, je vous invite à prendre contact avec la RÉALITÉ et à prendre conscience de ce qu’elle est vraiment. Et voici ce qui en est vraiment. Pour un prolétaire ou ingrat les choses sont ainsi faites, que plus vous lui donnez, moins il en a de gratitude et plus il vous hait. Car tout ce que vous lui donnez représente à ses yeux ce qui lui est naturellement dû et plus vous lui donnez, plus il croira que votre dette est importante. Alors qu’en RÉALITÉ vous ne lui devez rien. Quand un bourreau à la Staline ou Napoléon vient les réduire à l’esclavage et tout leur prendre, la ladrerie du prolétaire fait qu’il préfère s’abaisser pour survivre jusqu’à ce que le bourreau disparaisse et qu’il puisse ensuite trouver une autre bonne poire de bourgeois à exploiter. Il n’y a rien à attendre du «peuple». C’est lui qui attend tout de nous.

Gérard Lison

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Bismarck dixit.

Engels

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Hé Bismarck c’est de la vieille histoire! Je parle du 21ième siècle, moi!

Gérard Lison

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Pas nous, Monsieur Gérard. Nous, nous vous parlons depuis l’année 1878. Et désormais, Messieurs Marx et Engels, lassés de vos inepties réactionnaires, m’ont chargée de m’occuper de vous, notamment en vous montrant la sortie. Je suis la puînée de Karl Marx et je ne fais pas de politique.

Alors bon vent,

Jennychen Longuet

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Bravo, ma chérie, vos deux garçons ont besoin de se réfugier dans les jupes d’une femme quand les choses tournent mal? Cela me rappelle un certain Lénine, dont la maman allait pleurer dans les robes de la tsarine, pour faire remettre en liberté son faux jeton de révolutionnaire d’opérette de fils. Et le moins que l’on puisse dire est que le Lénine n’en a pas eu de la gratitude! Quelle bande de chochottes! Bon, quand ils seront sortis de vos jupes et qu’ils auront fini de pleurnicher, dites-leur bien que leur communisme/marxisme est un échec et le restera à jamais et que je ne les salue pas. DE VRAIS HOMMES NE SE CACHENT PAS DERRIÈRE LES FEMMES.

Gérard Lison

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Qu’y a-t-il de mal à se cacher d’un toc comme vous derrière une femme? Je vous savais réactionnaire, vous voici misogyne en plus… Le minus intégral, en un mot. La femme et les filles du Maure sont de vraies femmes. Et de vraies femmes se moquent bien des couillus ébahis dans votre genre.

Jennychen Longuet

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Je ne vous accuse de rien! Ce sont les deux zigotos qui rejettent le débat et m’accordent ainsi le privilège d’avoir le dernier mot qui me font rigoler. Je ne suis pas réactionnaire car politiquement je suis neutre. C’est vous qui me qualifiez de réactionnaire selon votre idéologie marxiste à laquelle je n’appartiens pas et dans laquelle plus personne de sérieux ne porte de crédit à mon époque et personne de sensé ne pourrait se reconnaître. Je ne suis pas misogyne, mais je trouve hilarant de voir deux pseudo-intellectuels avoir besoin d’une jeune femme pour me flanquer à la porte. C’est ça le pouvoir «irrésistible des masses populaires»: une femme désarmée? Je trouve ahurissant de voir des pseudo-prolétaires, en réalité de bons bourgeois, plaindre une classe sociale avec laquelle ils n’ont rien de commun et qui les exterminera dès que l’occasion se présentera. Si ce n’est pas du masochisme, c’est Freud qui rirait bien! Quant à être un minus, ce qui reste de vos deux momies à mon époque ne tiendrait même pas dans un carton à chaussures, même en rajoutant vos cendres; alors hein!

Gérard Lison

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Vous n’êtes pas misogyne, mais la femme est nécessairement jeune et faible. C’est cela?

Jennychen Longuet

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Je n’ai rien contre vous, chère madame, mais je me bidonne de voir ces deux olibrius chanter les mérites d’un système destiné à les exterminer, puis se terrer dans les jupes d’une personne (jusqu’à ce que l’orage soit passé) qui prétend ne pas faire de politique, tout en m’accusant d’être «réactionnaire». Ce dont je n’ai aucune idée précise de la signification de la définition marxiste du terme mais dans laquelle je ne veux pas me laisser enfermer. Les femmes ne sont pas forcément jeunes et faibles, mais vos protégés eux me semblent l’être! Que se passera-t-il donc le «Grand Soir» quand vos «prolétaires de tous pays» viendront pendre les bourgeois exploiteurs etc.? Vos deux cocos viendront aussi se cacher chez vous?

Gérard Lison

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Pour quelqu’un qui ne prend pas Père et Monsieur Engels au sérieux, je vous trouve bien redondant et bien acharné.

Jennychen Longuet

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Mademoiselle, je ne suis pas acharné ni redondant, enfin je pense, mais j’essaie de comprendre cette idéologie qu’est le marxisme et j’attends que monsieur Marx me l’explique et je propose mon explication personnelle naïve à ce que je connais de l’«homo proletarius»: une créature bornée, stupide, vindicative qui DOIT être contrôlée pour son propre bien-être. Le prolétariat ne peut et ne veut se prendre en main lui-même car il n’en a jamais eu la motivation et ceci depuis au moins l’époque de Spartacus, et toutes les occasions historiques données au prolétariat de se distinguer ne l’ont été que par des flots de sang versés rageusement et inutilement jusqu’à ce qu’un homme plus fort que les autres arrête le déferlement d’horreurs. La Révolution française a abouti à Napoléon, la Révolution d’Octobre a abouti à Staline, la Révolution chinoise a abouti à Mao etc… et cela a fini par un lent retour à la situation initiale. Le monde ouvrier n’est pas «Alice in Wonderland», c’est un monde dangereux d’êtres minables, lâches et sournois; un monde d’ivrognerie et de mesquinerie sans scrupules, un monde de coupe-gorge particulièrement la vôtre. Il faut être complètement insensé pour extraire des excréments du caniveau et les élever sur le trône d’un Dieu comme le marxisme me semble le faire. Il n’y a rien à attendre ou à espérer d’un prolétaire, du moins d’un prolétaire refusant de s’embourgeoiser, c’est un raté qui se complaît dans sa médiocrité en attendant d’y entraîner les autres. Les systèmes se réclamant du marxisme ou du «socialisme réel» ont tous sombré ou ont muté vers une forme de capitalisme caché. Deng Xiaoping et Tony Blair l’ont dit à leur manière à leurs peuples respectifs: «enrichissez-vous», c’est-à-dire devenez bourgeois! Il est du devoir de tout homme de s’enrichir par le travail et de faire fructifier ses biens et cela seul le système capitaliste peut le faire. Enfin, je ne comprends pas pourquoi, alors que je souhaite m’entretenir avec Marx, c’est cet Engels puis vous qui venez à la rescousse alors qu’il s’agit d’un simple entretien purement théorique sur une utopie qui même à mon époque ne s’est réalisée nulle part au monde et que j’essaie de comprendre comme un chirurgien disséquant à l’autopsie un cadavre pourrissant pour y trouver la cause du décès. Je ne suis pas un cannibale et si quelque chose le dérange dans mon argumentation pourquoi ne le dénonce-t-il pas lui-même? Tant que je ne comprends pas mon erreur, je ne pourrais pas la corriger.

Gérard Lison

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C’est Madame. Madame Longuet.

Votre fausse modestie ne trompe personne. Vous prétendez corriger votre vision ruinée de l’histoire mais vous vous drapez dans un dogmatisme inexpugnable. Vous me paraissez vraiment un cas sans espoir.

Jennychen Longuet

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Chère Madame Longuet,

Je voudrais seulement comprendre tout d’abord ce que vous entendez par cette «vision ruinée» de l’histoire et «dogmatisme inexpugnable». Je vous demande ce que vous voulez dire par là. Peut-être est-ce une autre interprétation fantaisiste, euh… je veux dire, marxiste, de l’ordre du monde. Une certitude est une prison et seuls les imbéciles ne changent pas d’avis. Vous êtes intelligente, alors donc sans dogmatisme et libre d’esprit. Je vous demande donc de me dire en quoi un prolétaire mérite que l’on s’attarde sur le sort qu’il a décidé d’assumer. L’esclavage a été aboli et chaque citoyen a la liberté de choisir de travailler aux champs, de venir travailler à l’usine ou de créer sa propre entreprise. Si un homme quitte sa campagne pour aller à la ville et qu’il ratifie un contrat pour mettre sa force de travail au service d’un patron en échange d’un salaire, cet homme se place de lui-même dans la situation qu’il a décidé d’assumer. Il est là où il s’est lui-même placé! Il est là où son incompétence à travailler lui-même la terre avec fruit, son incompétence à former sa propre entreprise et/ou son incompétence à trouver une autre solution l’a placé. Il a fait un choix qu’il assume et subit! Il n’a pas de raisons d’être plaint car il reçoit le salaire que lui donne son patron, qui lui permet, s’il sait correctement s’investir, de capitaliser et à terme de participer lui aussi à l’économie de marché et de devenir rentier. Mes arrière-grands-parents étaient fermiers et mon grand-père fils cadet d’une famille de huit enfants. Quand vint le moment de partager l’héritage, mon grand-père dut se contenter d’un petit pécule de ses frères et soeurs pour ne pas diviser l’exploitation familiale et s’installa à la ville où il travailla chez un patron (à quatorze ans!) en contrat d’apprentissage. Il devint repousseur sur cuivre, ce qui lui permit, à l’âge adulte, de bien gagner sa vie et de s’enrichir. Il se maria et fonda lui-même une famille et jamais il ne s’est syndiqué ou ne s’est mis en tête des histoires de lutte de classes! Il se contenta de relever ses manches et de travailler consciencieusement et d’épargner son argent jusqu’à avoir assez de sous pour se mettre à son compte et de ne plus dépendre de personne. Quand ma mère lui demanda pourquoi il ne s’était jamais syndiqué, mon grand-père répondit: «Parce que je n’ai jamais eu besoin de personne pour me dire ce que j’avais à faire». Les prolétaires eux en ont besoin, alors qu’ils subissent leurs choix…

Gérard Lison

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Parlant de choix (vous usez et abusez de ce mot dans votre petite diatribe ici), pourquoi choisissez-vous donc de venir perdre votre temps ici?

Jennychen Longuet

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J’ai choisi de venir ici pour que Karl Marx m’explique ce qu’est ce «schmilblick» qu’est le marxisme. Je l’ai déjà dit et j’attends toujours. Je veux vous faire aussi comprendre que l’exercice d’un choix conditionne des responsabilités et des conséquences qui en découlent et que celui qui choisi de se soumettre à un maître doit se soumettre aux conséquences de ce choix sans se plaindre. Si je choisis de me droguer, je choisis de subir l’overdose. Si je choisis de travailler pour un patron, je choisis de le faire dans et selon les conditions qu’il réclame de moi. Poser un choix c’est accepter un renoncement. Le prolétaire mérite la situation qu’il a créée par son choix. Alors il doit en subir les conséquences ou partir et se débrouiller! C’est ce qui différencie la démocratie et la liberté de la dictature et célèbre à jamais le triomphe du néolibéralisme sur ce que l’Humanité connaît du marxisme.

Gérard Lison

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Mon père ne répond plus au courrier injurieux. Je vous souhaite donc une bonne attente.

Jennychen Longuet

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Je ne suis pas injurieux mais il est dommage que dans sa paranoïa votre père s’empêche d’analyser sereinement et objectivement les faits. Dire la VERITÉ ce n’est pas injurier, l’injure repose sur le mensonge et la manipulation et à ce titre le marxisme représente la pire injure qu’ait subi l’Humanité. Se taire en est d’ailleurs l’aveu.

Gérard Lison

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Mon père n’étant pas «marxiste» il est indifférent à vos insultes hyperboliques.

Jennychen Longuet

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Qui a écrit Le Capital et de quelle doctrine votre père parle-t-il continuellement dans ce site pour s’en faire le promoteur? Alice in Wonderland? Forrest Gump? NON! Mais de cette doctrine fantaisiste et mensongère qui inverse les notions les plus élémentaires du bon sens pour ce fantasme de ratés qu’est le marxisme. Il n’y a pas de classes sociales mais une classe: celle des riches et celle de ceux qui veulent devenir riches sans y parvenir mais qui y appartiennent psychologiquement et c’est tout. La petite et moyenne bourgeoisie comme le prolétariat n’existent que dans les subdivisions imaginaires de Karl Marx et ne sont qu’une affabulation de la théorie de l’évolution darwinienne appliquée artificiellement au corps social. La bourgeoisie est faite de riches et le prolétariat méritant s’enrichit pour rejoindre la bourgeoisie pour former la classe des riches et c’est tout. Bien sûr il restera toujours des ratés sur le bord du chemin désireux de se venger de leur incompétence et de leur nullité pour cracher au visage des gagnants et toujours des bonnes poires pour se laisser bercer par des constructions fantaisistes chantées par des bonimenteurs comme votre père et son factotum servile. Notre culture chrétienne nous pousse à aimer les pauvres alors certains gogos n’hésitent pas à culpabiliser sur les chiens crevés au bord des routes voire à en recueillir et à leur prêter une oreille complaisante à leurs gémissements de baron de Münchhausen. Il n’en demeure pas moins qu’un bourrin galeux ne fera jamais un étalon et qu’un raté restera toujours un raté! Je vais vous donner à ce sujet un exemple des plus plaisants. Voici quelques années, dans l’entreprise où je travaillais, j’étais le seul à n’être pas syndiqué et de fait considéré comme l’«idiot du village». Un beau jour éclata un scandale selon lequel le service fermait et que nous étions tous licenciés sauf les principaux délégués syndicaux qui avaient reçu un poste important au cabinet du ministre: les délégués syndicaux avaient «monnayé» leur départ en échange des intérêts des syndiqués. À ce moment là, je peux vous dire que j’en ai ri mais ri au point que j’ai pris mon propre licenciement le cœur léger. Par contre les syndiqués eux ont hurlé, trépigné, manifesté, et RIEN, ils ont été foutus à la porte et vendus par ceux là même qui s’étaient proposés pour les défendre. J’étais aussi dans la charretée de départ, mais moi, on ne m’avait pas eu jusqu’au trognon; vous auriez dû voir par contre la tête des syndiqués… Quelques temps plus tard, je me rendais aux services du chômage et que vis-je? Les mêmes syndiqués qui avaient déchiré leurs cartes en vociférant et harcelaient maintenant un délégué syndical pour en recevoir une neuve: QUI SE FAIT ÂNE NE DOIT PAS S’ÉTONNER DES CHARGES QU ON LUI MET SUR LE DOS! Quelque temps plus tard encore, je revis quelques-uns uns de ces syndiqués à la sortie d’un supermarché EN TRAIN DE MENDIER! Ils avaient confié la défense de leurs droits aux allocations de chômage au syndicat qui se saisit de leurs preuves de recherche d’emploi avant de les égarer et leur faire perdre ainsi leur bénéfice de l’indemnisation de chômage… Je me demande quelle sera la prochaine étape… Bien entendu, j’ai, par mes propres efforts, entre-temps retrouvé un emploi.

Gérard Lison

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Vraiment? Laissez-moi deviner vos nouvelles fonctions: gorille de parti politique d’extrême droite? Gagné?

Jennychen Longuet

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Perdu! Je suis DRH Directeur des Ressources Humaines) dans un ministère public.

Gérard Lison

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En un mot: patron.

Jennychen Longuet

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Pas du tout, j’ai toute une hiérarchie au-dessus de moi: l’Administrateur Général, le Conseiller Adjoint etc… Je décide avec l’aval de la hiérarchie et dans le respect de la législation tant pour le bien-être général que pour l’intérêt particulier, même si ce dernier doit rester subordonné à l’intérêt général. Je peux me faire virer comme n’importe qui car personne n’est irremplaçable et je l’assume. Pour ce qui est des patrons, il faut bien quelqu’un capable de diriger et d’arbitrer correctement les conflits et besoins du personnel. Pour qu’une société, de quelque nature qu’elle soit, fonctionne avec rendement, il est indispensable qu’elle s’ordonne avec hiérarchie et méthode et de fait certains doivent donner des ordres et d’autres doivent s’y soumettre et ceci pour le bien de tous. Peut-être avez-vous des enfants à éduquer ou des serviteurs à votre service; alors vous pourrez me comprendre et m’approuver. Il est plus pénible et stressant d’être dans un poste à responsabilité que de n’avoir rien d’autre à faire que d’obéir benoîtement à des ordres. Plus on s’élève dans une hiérarchie, plus il y a de comptes à rendre et plus méritoire est l’effort de gestion et les responsabilités qui en découlent. Quand il y a des «éclaircissements» à donner à un de mes supérieurs, je me fais secouer les puces plus durement que je ne pourrais le faire avec un subalterne, de fait ma place n’est pas forcément plus enviable et pour ce qui est du salaire c’est le SIDA (Salaire Inchangé Depuis des Années). Pour en revenir à nos prolétaires syndiqués, renvoyés, abusés, et ensuite re-abusés; qu’ont-ils gagné à se syndiquer sinon à faire le profit des délégués syndicaux qui se sont joués d’eux au profit de leur intérêt personnel et ceux du patronat? Pourquoi nos prolétaires ont-ils détruit leurs cartes pour ensuite en réclamer une autre? Pourquoi n’ont-ils pas gardé leurs preuves de recherche d’emploi plutôt que de s’en dessaisir pour le bénéfice d’un syndicat qui venait de les abuser avant de négliger cette fois encore et de saborder de façon flagrante leurs intérêts? Pourquoi avoir cotisé pour engraisser ces leaders syndicalistes qui les ont trahis pour le bénéfice du patronat? Pourquoi refaire les mêmes erreurs encore et encore en toute connaissance de cause? Un travailleur peut très bien demander un rendez-vous avec son patron et s’expliquer avec lui, et si le travailleur se fait licencier faire lui-même ses démarches au bureau de chômage pour obtenir l’application des lois le dédommageant. Si nos prolétaires se sont laissé manipuler et berner c’est tout simplement par manque de débrouillardise parce que comme des moutons ils ont une mentalité d’assistés, ils croient que le syndicat va les aider car ils ont la trouille de s’adresser directement au patron (ce qui est pourtant préférable), ils sont comme des enfants qui doivent trouver quelqu’un pour être conduits au petit coin pour faire sur le pot! Et quand leurs patrons de substitution c’est-à-dire leurs délégués syndicaux les trahissent, nos prolétaires gémissent et trépignent mais ne savent pas pour autant prendre leur émancipation; le syndicalisme est une dépendance comme l’opium pour eux et ils reviennent au syndicat comme un enfant perdu chez ses parents indignes. Bien sûr, il se peut que je me trompe mais je surveille l’évolution de mes SDF pour voir ce qu’ils vont devenir et je vais vous tenir au courant.

Amicalement,

Gérard Lison

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Et… vous êtes heureux?

Jennychen

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Pourquoi ne le serais-je pas? J’ai un toit au-dessus de ma tête, assez d’argent pour mener une vie confortable et mon travail permet de contribuer au bon fonctionnement de la société même à ceux qui ne le méritent pas. Je peux me faire virer… et alors? C’est un risque de la vie, je peux aussi avoir une rupture d’anévrisme et m’effondrer raide! La vie est un risque qui se vit jour après jour et qui de toute façon finira mal (la mort) alors je sais que tout est temporaire et je travaille dans l’instant présent. Pourquoi se donner des boucs émissaires: patrons, riches etc… alors qu’eux aussi sont soumis à des pressions nées de leurs responsabilités? Le marxisme, ou l’idéologie qui s’en réclame, n’apporte pas de solutions aux problèmes des prolétaires ni même à ceux de la société, il crée d’autres dépendances qui viennent se rajouter à celles préexistantes. Le prolétaire doit se soumettre au syndicat à ses propres risques et périls et à terme il se fait abuser de la pire façon: le syndicat lui ment et l’exploite avant de le jeter sans résoudre les ennuis pour lesquels le prolétaire l’avait consulté. Prenons un exemple simple. Si un patron décide de procéder à un licenciement ou une délocalisation, le travailleur se voit confronté à deux choix: 1) Aller demander au patron, ou au service du personnel, les documents nécessaires pour son inscription au chômage et se mettre en quête d’un nouvel emploi. Il peut aussi demander un entretien avec le patron pour clarifier la situation et éviter tout malentendu. Le travailleur conserve sa fierté et tourne la page, il peut démarrer un nouveau chapitre de sa vie; 2) Aller au syndicat qui va entretenir l’illusion d’un possible changement des choses, le plus longtemps possible, pour racketter des cotisations syndicales et se faire mousser jusqu’au moment où il déclarera forfait et abandonnera ses adhérents à leur sort. Le travailleur perd son temps, son argent, sa fierté, parfois plus à poursuivre de vaines chimères entretenues par les leaders syndicaux. Le travailleur reste engoncé dans de faux espoirs et dans son passé, il fait du sur place, il ne se prend pas en main et attend le retour d’une situation qui n’arrivera jamais. Au mieux, il se retrouvera dans la situation du travailleur qui a assumé directement son licenciement (cas n°1). Le communisme est la plus longue voie menant du capitalisme au capitalisme (proverbe polonais). Quelle est la meilleure voie?

Gérard Lison

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Et… vous avez une femme dans votre vie?

Jennychen Longuet

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Pas fou, non? Pourquoi m’encombrerais-je d’une femme qui me donnera une demi-douzaine de marmots à peu près légitimes qui me pisseront dessus quand ils auront deux mois, me cracheront au visage qu’ils n’ont pas demandé à vivre quand ils auront douze ans et m’emprisonneront dans un hospice-mouroir quand ils en auront vingt, dans l’attente qu’une canicule achève de m’envoyer faire la piste de danse pour la lambada des asticots? Mes enfants n’ont pas demandé à vivre et moi je n’ai nulle intention de leur donner la moindre petite chance de vivre: nous sommes bien d’accord… Du reste, à mon époque la population mondiale fornique comme des lapins, nous sommes 6,7 milliards d’êtres humains et dans le demi-siècle à venir nous serons dans les 9 à 15 milliards d’être humains alors je ne vois pas l’intérêt de polluer davantage notre pauvre planète avec quelques horribles bourgeois réactionnaires, misogynes etc… de mon espèce et souhaite bien du plaisir aux générations futures avec les masses prolétariennes. J’espère juste entre temps trouver le Secret de l’Acier, je veux dire examiner l’évolution de mes prolétaires syndiqués révoqués pour comprendre le fonctionnement de ce cul de sac dans l’Évolution (situé entre le pithécanthrope et l’huître commune) qu’est le communiste/marxiste moyen, faire une thèse dessus pour avertir le monde de ce que ce phénomène représente dès que j’en aurai compris quelque chose. Pasteur avait la rage, Mendel les petits pois, Faraday sa cage, Lison ses prolétaires marxistes, enfin le sujet a déjà été creusé mais je suis sûr d’y arriver un jour car j’ai tous mon temps.

Gérard Lison

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Mais une épouse ne serait pas uniquement une génisse procréatrice… Elle pourrait ne pas l’être du tout même. Elle pourrait vous servir simplement de compagne de vie. Vous avez, de droit et de fait, accès à la contraception, me dit-on, non?

Jennychen Longuet

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Je ne comprends guère ce qu’est être misogyne convulsionnaire dans la mesure où on est misogyne ou on ne l’est pas et que mon propos concerne ici la contraception chez les femmes du 21ième siècle. Ce que je sais sur ces dames appartenant au sexe qui se dit «faible», c’est qu’elles sont programmées comme des terminators pour procréer et qu’une fois le programme «baby» enclenché, elles le poursuivent jusqu’à son terme, quitte à me le faire regretter jusqu’à ce que mort s’ensuive. La prudence reste donc d’adopter un chat. Lors de sa dernière visite dans nos bureaux, M. Constantin Tabasco, chargé du cours de moldo-valaque à l’Université de Pézenas, a marmonné une phrase mystérieuse où nous avons cru comprendre: «Bene agi potuisset cum rebus humanis, si scriptoris pater talem habuisset uxorem.»

Gérard Lison

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Pas clair! Et c’est vous, hommes, qui dites ce sexe «faible».

Jennychen Longuet

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Pas du tout, ce sont elles qui se disent «faibles femmes»

Gérard Lison

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Ni moi, ni mes sœurs, ni ma nouvelle amie Madame Rosa Luxemburg avec laquelle je communique depuis un petit moment par ces canaux dialogusiens du futur ne sommes faibles. Nous ne le serons jamais. Vous vous méprenez, mon pauvre Lison.

Jennychen Longuet

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Mais alors, pourquoi vous dites-vous faibles? Et bravo pour avoir monté, derrière mon dos, madame Luxemburg contre moi. Pour quelqu’un qui se dit ne pas faire de politique vous fréquentez quand même de curieux personnages, moi y compris, et leur donnez de bien méchantes consignes. Enfin, bon, c’est vrai que de la part d’extrémistes…

Amicalement,

Gérard Lison

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Madame Luxemburg est une trop grande penseuse pour se commettre avec vous. Vous allez devoir vous en passer. C’est d’ailleurs un honneur pour moi de la protéger un peu et d’exécuter ses basses œuvres.

Adieu,

Votre Jennychen

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127-VOTRE PHILOSOPHIE

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Monsieur Marx, bonjour.

Comment doit être l’État selon vous? Existe-t-il une race humaine? Y a-t-il des races supérieures et inférieures? Comment est l’homme communiste selon vous? Que pensez-vous de Darwin? Que pensez-vous de la colonisation?

Merci par avance

Nlelaidier

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Comment doit-être l’État selon vous?

Communiste.

Existe-t-il une race humaine?

Oui. Une seule et unique.

Y-a-t-il des races supérieures et inférieures?

Non. Il n’y a pas de supériorités ou d’infériorités biologiques chez l’être humain, seulement des supériorités et des infériorités historiques, fluentes, transitoires, fugaces, limitées, conjoncturelles.

Comment est l’homme communiste selon vous?

Simple, franc, direct, humain.

Que pensez-vous de Darwin?

Du bien. Mais qu’il s’en tienne à la biologie… Transposée en histoire, son analyse deviendrait malencontreuse, inadéquate, réductionniste et réactionnaire.

Que pensez-vous de la colonisation?

Du mal. Mais son inexorable complétude et les inversions qu’elle porte mènera le capitalisme conquérant à son terme.

Mais de rien,

Karl Marx

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128- JE NE DEMANDE PAS DE RÉPONSE

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Juste une citation extraite d’un pamphlet datant de 1978 intitulé Les quatre grands criminels de l’humanité (il n’est pas de moi… mais il m’a «interpellé»…). Sachez qu’il vous met à la troisième place… «Le troisième, ce fut plus grave, car il inventa le monde meilleur, en le décrivant par le détail comme s’il l’avait vu; il inventa les classes et leur lutte, il inventa le matérialisme dialectique qui existait bien avant lui, la dictature du prolétariat et la société des sans-classes où tout le monde serait beau, gentil, honnête et plein d’autres bonnes choses encore; il inventa la plus grande des utopies modernes, et tout cela sans sortir de sa chambre où il faisait froid, en vrai philosophe qu’il était, en vrai Dieu le Père, dont il avait déjà la barbe et le sens prophétique. Mais lui, on sait déjà qu’il s’est trompé, car aucune part on n’a vu se produire ce qu’il avait prédit; alors que Dieu s’en sortira toujours. D’abord, parce qu’il peut toujours dire que c’est son fils qui a mal compris; ensuite, parce que pour voir si ses prédictions sont vraies, il faut d’abord passer l’arme à gauche; enfin, parce qu’il est Dieu et que, comme il l’a dit, ses intentions sont insondables (autrement dit: je vous ai bien eus).»

Cris Jo Mirailles

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Foutaises de curés. Je n’ai que mépris pour ce genre de délire.

Karl Heinrich Marx

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D’aucuns affirment que la frontière entre ce «délire» (comme tu dis) et la réalité est «très mince»

Cris Jo Mirailles

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D’aucuns, assurément. Votre curé de village, entre autres. Votre patron. Votre constable de dortoir. Car vous dormez, mon pauvre.

Laura Lafargue

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Mieux vaut dormir comme moi qu’être ENDORMIE, comme vous me semblez l’être ma pôôôôvre Laura… Nos échanges emailesques s’arrêteront là. À jamais.

Cris Jo Mirailles

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Je confirme leur inutilité. Adieu.

Laura Lafargue

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129- PHILOSOPHIE (2)

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Bonjour! Je voudrais savoir quelle est la vision philosophique de Karl Marx en rapport avec la philosophie et plus particulièrement sur un de ces textes ou il écrit: «le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur: il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite.»

Richard Malbert

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La glose de ce texte est limpide, mon ami. Il signifie simplement: la liberté n’existe pas.

Eleanor Marx

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130- LES FONCTIONNAIRES ET LE GRAND SOIR

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Cher Monsieur Marx

J’ai un ami juif qui attend le Messie et un ami communiste qui attend le Grand Soir. On me dit que Loki attend le Ragnarök et des correspondants de DIALOGUS attendent une réponse; à savoir parmi tout ce monde-là qui devra patienter le plus longtemps. Seulement, vous savez, «tant crie-t-on Noël qu’à la fin il vient» et il faut donc que je m’inquiète: si jamais c’est le Grand Soir qui sort au tirage, j’aimerais savoir ce qu’on se propose de faire des braves ronds-de-cuir comme nous. En regardant les adresses de courriels on se rend compte qu’un certain nombre de gens écrivent à DIALOGUS depuis l’administration publique où ils sont affectés, sans doute pendant leurs heures de présence (car pour un fonctionnaire on ne saurait parler d’heures de travail), peut-être en se faisant payer en heures supplémentaires. Moi-même je me croyais au-dessus de ces problèmes car le bureau je n’y vais jamais. Autrefois je m’y rendais de temps en temps afin de poster mes lettres aux frais de la princesse; depuis qu’il existe Internet je ne vois pas le besoin de me fatiguer. Mais on me dit de me méfier quand même. Alors que comptez-vous faire de nous après le Grand Soir? Mon voisin de palier, qui est plutôt du genre «enragé» me répète que l’on me mettra à la porte puisque «L’oisif ira loger ailleurs». Mais mon autre voisin de palier, professeur d’histoire, est tout aussi catégorique dans l’autre sens: toutes les sociétés issues des révolutions marxistes doivent être au contraire le paradis des bureaucrates. Que prévoyez-vous de votre côté?

Amicalement

Louis Roubiac

Sous-Chef de bureau au Haut-Commissariat à la Suppression des Sinécures.

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Cher Monsieur Roubiac,

Je crois savoir que la grande chanson populaire que vous citez stipule aussi: «Paix entre nous. Guerre aux tyrans». L’oisiveté des fonctionnaires n’est ni magie, ni fatalité, ni atavisme. C’est une caractéristique historique qui s’explique, comme tant d’autres. La lenteur du fonctionnaire est directement proportionnelle à la tyrannie qu’il subit. C’est le fonctionnaire d’État qui a cessé de croire en l’État qui roupille au boulot. Or la propension des administrations publiques en votre temps est de singer l’entreprise privée (tout comme l’administration publique des régimes monarchiques singeait l’armée) et ce, jusque dans ses tics les plus abscons et son maniérisme le plus hystérique. Or, comme la résistance feutrée et la lutte de classe passive sont à leur maximum dans la susdite entreprise privée, on la farcit de petits chefs fats et ignares, des surveillants pédants et autocrates. L’administration publique emboîte alors vite le pas et le secteur des services devient le vivier malodorant de l’arbitraire autoritaire idiot et du règlement de compte permanent, sous couvert professionnel. Les fonctionnaires entrent infailliblement en résistance collective improvisée et tout ralentit. Admettez avec moi que derrière chaque fonctionnaire qui se planque pour dormir, il y a un petit tyran ignorant qui lui bousille le peu de boulot qu’il ferait, par ses dictats ineptes. Aristocratique ou bourgeoise, une tyrannie prend la mesure de son ampleur en jaugeant l’apathie symptomatique de ses fonctionnaires. Les rouages des régimes réactionnaires sont fatalistes, les rouages des mouvements révolutionnaires sont finalistes.

Mon opinion reste en effet que, les jours exceptionnels et vrais où un vent de changement vraiment révolutionnaire souffle, les fonctionnaires, comme tous les autres acteurs de la société civile, s’agitent, intensifient leur activité, ne comptent plus leurs heures, se donnent sans se ménager à la cause nouvelle, se tuent à la tâche, meurent pour elle. Étudiez, simplement et avec impartialité, l’histoire circonstanciée du Comité du Salut Public, ce sera pour observer que tant que le sentiment y régnait d’un combat contre la tyrannie, la machine fonçait à toute vapeur. Ces milliers de jacobins méconnus aux petites mains mettaient dans leur labeur l’ardeur que les fonctionnaires de votre temps investissent dans leurs loisirs, joyeux, égoïstes, sensualistes et rebelles. Sur la Commune de Paris, même commentaire. Il a fallu les canons versaillais pour freiner l’enthousiasme débordant des ardents serviteurs civils de la regrettée Commune. Une situation vraiment révolutionnaire sera en place le jour ou la tâche du fonctionnaire sera devenue ses loisirs, l’égoïsme en moins. L’histoire a prouvé que ces cas d’espèce sont possibles. Reste encore à stabiliser la conjoncture qui les rendra durables…

Bien à vous et bon repos,

Karl Marx

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131- LE RACISME

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Cher Karl Marx,

Je vous réécris pour vous parler d’un phénomène inquiétant qui continue à se perpétuer de nos jours et qui vous a peut-être touché personnellement du fait de vos origines juives: le racisme. Certes, ce phénomène n’est pas nouveau, il doit être, j’imagine, déjà très présent dans votre époque d’expansion coloniale, la justification morale de l’occupation et du pillage économique des pays pauvres étant d’apporter le «progrès» et la «civilisation» aux prétendues «races inférieures». La traite des noirs, dont les ancêtres de votre gendre ont été les victimes et la colonisation, ainsi que l’idéologie de la «mission civilisatrice» qui allait avec ont —c’est le moins qu’on puisse dire— apporté énormément d’eau au moulin du racisme moderne, pourtant aujourd’hui encore, alors que la traite des noirs n’existe plus depuis bien longtemps (ce qui ne veut pas dire, hélas, que l’esclavage ait totalement disparu loin de là) et qu’il n’existe officiellement plus (ou presque plus) de colonies, bien que les États capitalistes n’aient en général nullement relâché leur emprise économique sur leurs ex-colonies, le racisme se porte hélas encore très bien. Dans mon pays, la France, ce racisme, dont les victimes étaient durant la première moitié du vingtième siècle les immigrés italiens (les «macaronis», voilà comment on surnommait mes ancêtres avec mépris), Espagnols, Polonais, et bien sûr les juifs, touche aujourd’hui essentiellement la population originaire des anciennes colonies, c’est à dire essentiellement les Maghrébins et les noirs, et il ne faut pas se voiler la face, une bonne partie sinon la majorité de mes concitoyens sont racistes, bien qu’ils ne veuillent souvent pas l’admettre. Comment expliquer la persistance de ce qu’il faut bien appeler un racisme de masse plus de quarante ans après la fin de la colonisation, plus d’un siècle et demi après l’abolition officielle de l’esclavage? Comment expliquer que tant de gens dont les grands-parents, originaires d’Italie ou d’Espagne ont eux-mêmes souffert du racisme, deviennent racistes à leur tour contre l’immigré d’aujourd’hui? Et, peut être plus grave, comment expliquer que le Front National, cet ignoble parti raciste xénophobe et antisémite dont vous avez peut être entendu parler par l’intermédiaire de DIALOGUS ait autant d’audience au sein du prolétariat français au point d’être devenu le premier parti pour lequel votent les ouvriers en France, au point que, selon les divers sondages, 30% au moins des ouvriers français votent pour ce parti réactionnaire, négationniste se revendiquant ouvertement du slogan pétainiste «travail famille patrie» et j’en passe? Et enfin une dernière petite question annexe, est-il vrai que vous avez signé une pétition pour l’égalité des droits civiques pour les juifs?

Cordialement,

Elaire

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Mademoiselle,

Si le racisme se perpétue longtemps après l’effondrement des conditions objectives de son engendrement, cela s’explique d’une façon claire quoique souvent mécomprise: le racisme sert le capitalisme. Clarifions d’abord une chose: il n’y a pas de racisme dans la société esclavagiste. Il y a plutôt un phénomène bien pire, dont nous avons tout oublié: la division raciale du travail. L’esclavagisme requiert pour fonctionner efficacement qu’un signe distinctif imparable et inaltérable fasse la différence entre maîtres et esclaves. Certains signes afférents furent utilisés: le fait de marcher à pied plutôt que d’aller à cheval, certains attributs vestimentaires ou capillaires. Mais un esclave matois peut toujours voler un cheval et altérer son apparence. Tant et tant que le signe distinctif imparable se trouva vite sélectionné: la couleur de la peau. Comme l’or et l’argent supplanta vite le sel comme monnaie, la couleur de la peau, signe patent, inaliénable, inaltérable, imparable, inusable supplanta vite toute autre caractéristique pour désigner l’esclave. Le culminement de ce phénomène, sa réalisation cardinale, c’est, naturellement, la Confédération Sudiste Américaine qui y accède. Dans une rue d’Atlanta de 1855 on pouvait, d’un seul coup d’oeil, distinguer les maîtres des esclaves. Cela se faisait dans la brutalité la plus absolue et la plus tranquille et de ce fait, sans animosité particulière. Le système social tenait, on n’avait pas à pester contre les races. La ségrégation raciale était objective plutôt que subjective, si je puis dire. L’économie reposait sur elle, en vivait. On donnait des ordres aux hommes et aux femmes noirs et on prenait les ordres des hommes et des femmes blancs. Il y avait deux classes distinctes d’êtres humains. Fin du drame. Le dispositif était rodé. Les maîtres étaient condescendants ou brutaux, placides ou cruels, matois ou bêtes, mais ils n’étaient pas spécialement racistes, au sens moderne du terme. Le servage d’occupation de vos anciennes colonies fonctionnait selon un modus similaire —mais pas identique— de violence tranquille et de puissance foncière bonhomme. Pour des raisons de balance démographique et de fragilité inhérente à toutes les invasions coloniales, vos coloniaux rencontraient cependant toutes les contraintes objectives des occupants minoritaires. Le capitalisme détruit inexorablement le système agricole basé sur l’esclavage et c’est alors, alors seulement, que le racisme apparaît. Le racisme est une représentation idéologique illusoire et régressante, nostalgique de l’époque où le noir et l’Arabe n’étaient pas un égal, dans une société basée sur la mise en marché nivelante de la force de travail où toutes les races sont désormais intégralement égales face à l’exploitation capitaliste objectivement aveugle aux races. La contradiction est donc que le capitalisme, pour qui ne comptent plus que l’argent et le travail, engendre le racisme, moins en référence aux conditions qu’il met en place qu’aux conditions antérieures de paix sociale ségrégante qu’il détruit. Le Ku Klux Klan dans les Amériques est l’incarnation suprême de ce phénomène de nostalgie du temps où on ne forçait pas le noir et le blanc à s’asseoir à la même table. On regrette l’époque idyllique où le noir cueillait le coton et ou le blanc le surveillait sereinement les armes à la main. Désormais, capitalisme dixit, les cueilleurs et les surveillants sont de n’importe quelle couleur. Il faut imparablement que l’égalité entre les races et la disparition de la pertinence économique des races soient objectivement instaurées pour que son rejet subjectif régressant, le racisme, se manifeste. Voyons maintenant vos ouvriers français, toutes origines ethniques confondues. Le capitalisme cultive envers eux, comme envers quiconque, un ensemble de procédures brouillantes et divisantes visant à perpétuer la compétition au sein du prolétariat pour retarder au maximum la mise en place d’une solidarité de classe. L’ensemble grouillant et nauséabond des représentations régressantes et nostalgiques est le vivier parfait où puiser. Si le racisme est instillé, préservé, maintenu, alors qu’on importe massivement du prolétariat frais, compétent et peu exigeant des anciennes colonies, la «race ennemie» tangible devient le prétexte idéal faisant écran de fumée parfait à l’ennemi réel intangible: l’exploitation capitaliste. Le racisme du charbonnier de l’ouvrier français repose donc sur deux altérations idéologiques de son éducation prolétarienne perdue: nostalgie régressante de la supériorité coloniale et manifestation du fait que l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante. Dans ce second cas, l’ouvrier intègre la logique mentale du capitaliste au point de penser son camarade de classe comme un compétiteur étranger! La couleur de la peau, qui servait jadis au maître à cheval à distinguer ses esclaves sur le chantier agricole, sert maintenant à l’exploité non solidaire à sélectionner ses boucs émissaires sur le chantier industriel. On voit bien ici que la notion d’aristocratie ouvrière n’est pas un vain mot. Le rentier social tertiarisé qu’est devenu l’ouvrier occidental appréhende la perte de ses privilèges petit bourgeois que le prolétariat «racial» ne provoque pas objectivement mais incarne idéologiquement. Ayant perdu de longue date toute éducation communiste, l’ouvrier français s’attaque au symptôme de sa déchéance objective plutôt qu’à la cause de son exploitation et de celle de l’exploité immigrant mondialiste, toutes races confondues.

La réponse à votre seconde question est: oui.

Vôtre,

Karl Marx

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Je vous remercie d’avoir pris le temps de me lire et pour cette réponse approfondie et fort pertinente à ce sujet qui semble vous tenir à cœur. Certains vous ont accusé et vous accusent toujours de racisme et d’antisémitisme, faute d’argument pour réfuter vos analyses. Il suffit de répondre à ces imbéciles que votre gendre, que vous appréciez, est un Noir, que vous êtes d’origine juive, que vous avez signé une pétition pour l’égalité des droits civils et politiques pour les Juifs, que votre alter ego Friedrich Engels a clairement condamné l’antisémitisme et que le «prolétaires de tous les pays, unissez-vous» de ce dernier, auquel vous souscrivez, est de toute évidence totalement incompatible avec le racisme. Étrangement, ces propagandistes qui s’acharnent en vain à essayer de prouver votre soi-disant racisme et antisémitisme s’acharnent bien moins sur un personnage tel que Proudhon, dont la misogynie et l’antisémitisme hitlérien sont pourtant à vomir. En effet, quand un tel personnage déclare que les femmes sont des idiotes tout juste bonnes à faire des enfants, repasser les chemises des hommes et leur faire cuire des biftecks ou encore que «Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer…», on est en droit de douter de sa sincérité quand il se prétend révolutionnaire. Sinon, vous m’avez totalement convaincu de la pertinence de la notion d’aristocratie ouvrière dont je doutais jusque-là, peut-être du fait que je refusais inconsciemment de voir les choses en face, craignant que cette aristocratie ouvrière ne puisse jamais être révolutionnaire et laisse, par conséquent, la barbarie l’emporter, si vous voyez ce que je veux dire. Craignez-vous, vous aussi, ce scénario ou pensez-vous que l’aristocratie ouvrière tertiarisée se réveillera elle aussi et prendra conscience, comme le disait Jean Jaurès, que «la vraie différence est entre ceux qui vivent du travail et ceux qui vivent du capital»?

Elaire

P.S.: Je suis un homme, Elaire étant un pseudonyme, comme Hergé, mais vous ne pouviez pas le deviner.

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Cher Monsieur Elaire, vous avez une vertu qui m’a quittée depuis des lustres: vous arrivez à argumenter patiemment et intelligemment contre des imbéciles. Il est inutile —au sens fort du terme— de dire que je ne suis ni raciste ni antisémite (cette dernière allégation est une pure absurdité, car je suis juif et fier de l’être). Vous êtes trop aimable de procéder à cette démonstration à coup de Paul Lafargue, etc… Moi, ces insultes ineptes m’ont lassé de toute répartie depuis un bon moment. Autrement, j’ai de plus en plus le sentiment, oui, que la révolution se fera contre les aristocraties ouvrières et non avec elles. Il suffit d’observer la douteuse progression de nos chartistes anglais pour s’en aviser sans la moindre ambivalence.

Bien à vous,

Karl Marx

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132- DEMANDE DE CLEFS D’APPRENTISSAGE

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Guten Tag Karl!

Me permettez-vous de vous appelez Karl? Car je me sens si proche de vous, moi-même réfléchissant sur les rapports de pouvoir et leurs incidences sur la socio-économie des classes sociétales… Aaaah, quelle émotion cela a été, de défiler sur la «Karl-Marx-Allee» à Berlin et d’y voir votre buste, dernier vestige de la chute du mur en 1989. Soit — soyons sérieuse, je vous écris par nostalgie et pincement de cœur, mais aussi parce que j’ai une série de questions à vous poser:

— Vous qui avez si bien pu prédire le phénomène de la rationalisation du travail, en voyant notre monde, quel genre d’organisation pourriez-vous imaginer pour que l’humain puisse enfin ne plus être ainsi parcellisé? Comment organiser le travail de manière plus humaine?

— Ensuite, concernant la révolution et la responsabilité du prolétariat par rapport à l’organisation d’une société, croyez-vous que cela soit encore tenable dans notre société actuelle? Ne devrions-nous pas créer, conceptuellement parlant, une autre classe?

Un tout grand merci pour votre attention et pour rester une source d’inspiration inépuisable!

Viviane Laroy, Apprentie philosophe

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Chère Viviane,

Je ne sais pas de quel mur conjoncturel vous parlez et peu importe. Un mur est tombé et mon buste est resté debout, cela me semble une bonne chose. Et… je vous supplie de croire que, quoi qu’en disent mes filles qui sourient à pleines dents féroces en me voyant vous écrire ainsi, je ne dis pas cela juste pour prouver que je suis le grand vaniteux qu’elles m’accusent constamment d’être. Voyons plutôt vos questions d’apprentie philosophe:

Comment organiser le travail de façon plus humaine? Si vous voulez regarder cette question en marxiste, il faut la retourner, car elle va sur la tête. Reformulez-la en: des formes plus humaines de travail sont-elles en train de s’organiser sous nos yeux? Et alors, au lieu de chercher dans votre tête ou dans la mienne (sous le prétexte fallacieux que je serais plus savant en ces matières), regardez dans le monde, notamment dans le Tiers et le Quart-Monde. Observez les communautés qui auront pignon sur rue demain. Envisagez que l’alternative au travail parcellaire soit déjà dans nos murs, mais hors-champs.

Ne devrions-nous pas créer, conceptuellement parlant, une autre classe? Ah, «conceptuellement», Viviane, on peut créer toutes les classes que vous voudrez. Mais la question pratique reste, tenace. Une classe ne se «crée» pas conceptuellement, elle apparaît matériellement, puis s’observe, puis s’abstrait conceptuellement. Parlant d’abstraction, il y a la bonne abstraction et la mauvaise. Je pense que vous en faites une bien mauvaise en faisant abstraction si promptement du prolétariat, juste comme cela: pouf! Le prolétariat cossu, embourgeoisé, tertiarisé, chronicisé du petit cercle occidental n’est pas le tout du prolétariat, il s’en faut de beaucoup. Encore une fois: observez le monde. Le vaste, le très vaste monde. Il y a plus de choses en ce monde que n’en peuvent rêver toutes les philosophies, expertes ou apprenties… pour gloser mon auteur favori [William Shakespeare – NDLR].

Vôtre,

Karl Marx

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133- PRÉDICTIONS POUR L’AVENIR

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Je trouve, M. Marx, votre analyse du passé très convaincante. La façon dont le féodalisme a produit le capitalisme est parfaitement justifiée. Cependant à l’heure de la prédiction sur l’avenir, je ne puis voir qu’un saut mirifique manquant de soutien. J’ai peut-être passé sur votre justification de cette prédiction sans faire attention. Je vous prie donc de me signaler où je puis trouver les arguments pour me persuader de votre cause. Pourquoi est-ce que la classe du prolétariat devrait un jour subir un processus équivalent à celui de la montée de la bourgeoisie? De plus, vous reconnaissez vous-même, si j’ai bien compris, qu’ elle ne se porte en «classe pour soi» que dans des circonstances bien spéciales. Un auteur du 20ième siècle signale avec une simplicité foudroyante que dans l’histoire il a toujours été question de trois classes: «les hauts, ceux du milieu et ceux d’en bas». Ceci n’est qu’une ligne qu’il fait dire à ses personnages. Cependant je la trouve d’un grand intérêt. Je parle ici de George Orwell dans son 1984. N’est-il pas vrai que dans toutes les grandes civilisations ce genre de hiérarchie s’est maintenue avec une proportionnalité équivalente? D’autre part, comment envisager la prise de conscience des masses prolétaires, si avec la possession des moyens de production les classes dominantes (ou la bourgeoisie à votre gré) est à même de produire et perfectionner des formes de propagande et d’engourdissement de la classe ouvrière de plus en plus sophistiquées ou bien simplement plus effectives dans les circonstances présentes? Ne croyez-vous pas qu’avec votre prétention d’avoir déchiffré le fonctionnement du capitalisme et les moyens de l’abattre vous avez du coup ligoté les penseurs révolutionnaires du futur, pour ce qui en sera de trouver de nouvelles façons de poursuivre une utopie égalitaire? Ne pensez-vous pas qu’il s’agit ici d’un dogmatisme dangereux? Êtes-vous capable, au moins par principe, de concevoir un futur où votre théorie ne serait que partiellement vérifiable et que d’autres chemins conduiraient au renversement du capitalisme? Par exemple, votre idée du parti unique comme seul moyen de conduire à l’appropriation des moyens de production par la classe ouvrière: ne serait-il concevable que d’autres formes d’organisation puissent coexister avec un parti communiste et ensemble parvenir à la victoire et par la suite trouver le chemin exact de l’organisation sans classes? Comment éviter sinon que le parti se transforme par le biais de privilèges acquis (appelez-les des pouvoirs délégués si vous le voulez) en une nouvelle classe à reproduire le système des Hauts, Moyens et Ceux d’en Bas?

Merci de votre attention,

Bernard Amans

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Haut, moyen et bas. Cela ne vaut pas en soi dire grand-chose. Même les pousses d’avoine et les ratons-laveurs se subdivisent en forts, moyens et faibles. Loi de l’histoire abstraite pour loi de l’histoire abstraite, je pourrais aussi vous affirmer sans risque que les êtres humains ne cesseront pas d’exister au cours de leur existence historique. Tout dire de cette manière, c’est un peu aussi ne rien dire. Il ne se fatigue pas trop, votre petit bonhomme Orwell… Sinon, à la question: «Êtes-vous capable, au moins par principe, de concevoir un futur où votre théorie ne serait que partiellement vérifiable et que d’autres chemins conduiraient au renversement du capitalisme?» Je réponds: oui. Je réponds: le prolétariat manifeste la force de sa conscience quand il pose une telle question de fond.

Karl Marx

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134- LA QUESTION DU DROIT

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Quel est, selon vous, heureux «locataire» du paradis, le statut du droit? Qu’en est-il de la justice? Quel(s) rapport(s) entre les deux? Qui est la poule? Qui est l’oeuf?

François Carraud

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Monsieur,

Je ne suis pas au paradis intemporel. Je suis dans l’enfer du présent. C’est plutôt vous qui êtes au «paradis» du futur. Notez aussi que, grâce rendue à mon compatriote d’adoption Darwin, nous savons que la poule et l’oeuf, dans leur alternance plus pendulaire que linéaire, viennent ensemble d’une forme de vie plus archaïque en variation aléatoire d’apparition avec son propre zygote. Le droit émane des conditions matérielles d’existence. Le vol de bétail fait l’objet d’une ferme condamnation à mort chez des rancheros de 1850 parce que le bétail fonde crucialement le positionnement socio-économique de ce milieu basé sur la production et l’appropriation foncières. Chaparder des ondes musicales fait l’objet d’une lourde amende en votre temps «libre», parce que des intérêts commerciaux colossaux dépendent aussi de la brimade de ce droit qui ailleurs serait une petite foucade parfaitement bénigne. Je vous laisse spéculer sur qui, du cow-boy de 1850 de moi-même ou des victimes de votre lotophagie napstéresque, jugerait le «droit» de l’autre le plus inique ou le plus absurde.

Karl Marx

Londres, 1878

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135- ÉGALITÉ DES SEXES

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Excusez-nous, Monsieur Marx, de ne pas nous intéresser à la politique mais nous n’y comprenons rien; il y a tout de même une chose qui nous tarabuste. Une fille de notre classe nous dit qu’elle est la plus belle et elle l’est malheureusement; deux garçons du lycée voisin sont amoureux d’elle et elle a bien sûr choisi le plus beau. L’autre, on le devine, est furieux et, comme il est marxiste, il a assuré à notre camarade qu’après le Grand Soir une fille sera obligée de coucher avec tout garçon qui serait amoureux d’elle, sans cela il n’y aurait pas d’égalité véritable. Tout cela nous semble un peu bizarre, mais il a bien dit: «Mariage et propriété privée sont exactement synonymes». Admettons. Mais est-ce que la réciproque sera vraie et que nous, les filles, nous pourrons forcer à s’occuper de nous un garçon qui nous plaira? En somme, comment est-ce que vous comptez supprimer l’inégalité entre les filles jolies et celles qui sont moches et entre les beaux garçons et les mecs idiots et boutonneux? Merci si vous pouvez nous répondre et tant pis si en réalité le marxisme n’a rien prévu: au moins le garçon tarte n’aura pas manqué d’imagination.

Béatrice, Catherine, Claire, Évita, Lina, Martine, Mia, Nicole et Violette

Élèves au Lycée de Jeunes Filles de Romorantin

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Mesdemoiselles,

Depuis un traumatisme récent assez abrupt [Voir en cette officine l’échange 119, intitulé RELATIONS HOMMES-FEMMES – NDLR], mon ami Karl Marx est résolu à ne plus aborder les affaires du sexage. Comme je suis supposément le spécialiste des questions d’ethnologie, il m’abandonne désormais ces matières. Il me semble que le «marxiste» de votre petite fiction brandisse la vieille lune du partage des femmes, tarte à la crème assez ancienne de tous les communismes utopiques. Foutaise fantasmatique de croquant lubrique rentré s’il en est une, le ci-devant «communisme des femmes» n’est vraiment pas clairement attesté dans les communautés primitives, il s’en faut de beaucoup. En faire ici une sorte de parousie obligée successive au «grand soir» est d’une ineptie peu commune. Très agaçante est aussi cette sempiternelle hantise voulant que la révolution et ses conséquences (mutation des rapports de sexage inclue) soit quelque chose qui se décide dans la tête de quelque législateur-licteur en suite obligée des annonces faites par son prophète Marx. Il n’y a rien de plus insultant pour l’approche marxiste de l’histoire que ce genre de rigidité abstraite, creuse et légaliste. Une révolution ne se décide pas (inter)subjectivement. Elle éclate objectivement.

Oublions la révolution une seconde et pensons à l’évolution. Depuis la fin de la division sexuelle du travail typique du mode de production agraire, la femme et l’homme occupent des positions de plus en plus similaires dans la grande production. La chose devient particulièrement saillante en votre temps où, dans des économies à 80% tertiarisées, un homme travaille dans un cubicule et, dans le cubicule voisin, travaille sa soeur, souvent plus méthodique et efficace que lui. Les deux sortent le soir et ont des copains et des copines en un entrelacs de relations de plus en plus symétrique en droit, en valeur et en force. Je suis convaincu que certaines d’entre vous, Mesdemoiselles, ont eu plusieurs petits amis successifs ou même de front, et pourquoi non? Conséquemment, plutôt que de croire que vous devrez subitement vous soumettre à toutes les foucades d’un homme rétrograde juste après la tombée fatidique d’un grand soir utopique, demandez-vous si, dans l’évolution ordinaire des moeurs de votre temps, il n’y a pas une significative avancée vers le communisme des conjoints, et ce pour les deux sexes de façon sensiblement égale. Il ne faut pas attendre le communisme les yeux tournés vers le ciel et le buste figé des grands penseurs. Il faut le voir jaillir, torve et imprévu, de la lie de la terre de la vie ordinaire réelle.

Friedrich Engels

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136- RESPONSABLE

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Monsieur Marx,

Je vous tiens pour personnellement responsable des millions de morts que vos idées ont générés. Et dans ce sens-là, que vous le vouliez ou non, vous êtes un assassin.

Geneviève

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Il n’y a qu’un responsable de tous ces morts: le capitalisme.

Karl Marx

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Ainsi donc, le célèbre Karl Marx est un adepte de la maxime «ce n’est pas moi, c’est l’autre…!» Quelle honte! Est-ce là vos seuls arguments? Je vous accorde que si vos idées avaient été appliquées à la lettre, tout se serait bien passé. Malheureusement, c’est sans compter sur la faiblesse de l’homme, sa cupidité et sa paresse. Comment un homme intelligent tel que vous a pu faire pour ne pas penser à tous ces dérapages? Je maintiens donc ma première affirmation. Vous êtes un assassin. Même involontairement.

Geneviève

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Le seul dérapage auquel je n’ai pas pu penser, c’est celui de la perpétuation impérialiste du capitalisme. Ceux qui y ont oeuvré étaient possiblement cupides mais ils n’étaient certainement pas paresseux…

Karl Marx

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Toujours cette maudite excuse du capitalisme… Vous n’avez rien d’autre?

Geneviève

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Mademoiselle,

Père juge important de répondre à vos questions mais vos étranges formulations elliptiques l’égarent un peu. Pourriez-vous reformuler votre intervention, s’il-vous-plaît?

Laura Lafargue

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Mademoiselle,

Dites à votre Père que je n’ai aucun argument, et donc il n’y a pas matière à égarement. La seule chose que je sais, c’est que le communisme a fait des millions de morts. C’est tout. Et que je l’en tiens pour personnellement responsable. Les hommes ne seront jamais égaux, parce que c’est oublier tous ces parasites et profiteurs qui suceront le sang des gens de bonne volonté. Et, un jour, ces mêmes gens de bonne volonté, ces bonnes poires, se réveilleront et se révolteront. Sa théorie n’était qu’utopie, c’est cela qui a été criminel. Bye.

Geneviève

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La réponse est alors assez simple: le communisme N’A PAS fait des millions de morts. Vous avez été mal informée par une propagande très active qui a intérêt à discréditer la mise en forme politique du progrès social.

Karl Marx

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Bien. Puisque je n’arrive pas à me faire comprendre par moi-même, je vous transmets, au moyen d’un court texte trouvé sur un site Internet, ce que je vous reproche réellement: «De plus, nous pouvons adresser à Marx la critique de Stirner envers les hégéliens de gauche, c’est-à-dire d’emprisonner les individus dans un genre en leur retirant toutes leurs particularités. Ainsi nous pouvons considérer que Marx ne voit en l’homme qu’un travailleur et dans la société que des rapports de production, niant par là le fait que l’homme soit également un être de désir. Certes, ses désirs sont peut être déterminés, au moins partiellement, par son environnement social, mais leur satisfaction n’en est pas moins individuelle et c’est grâce à eux que l’individu marque ses particularités en se démarquant du reste des autres hommes.»

Geneviève

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Chère Madame,

Je ne retire pas abstraitement à l’homme ses particularités, je ne le nivelle pas théoriquement au niveau d’un travailleur. J’observe que ses particularités individuelles qualitatives ont été aplaties par le capitalisme commercial et réduites à une mesure quantitative unique: l’argent. Je constate et décrit concrètement le fait que les autres positions sociales qu’il détenait ont été détruites et qu’il a été implacablement forcé à se prolétariser par le capitalisme industriel. Je ne fais que dire ce qui est. Quiconque décrit adéquatement un monde déshumanisé le critique radicalement et conséquemment le réhumanise.

Karl Marx

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Cher Monsieur,

Je vous lis et comprends vos arguments. L’être humain aura encore bien des révolutions à faire, que ce soit en 1800 ou en 2100… Alors, finalement peu importe. Vous avez peut-être pu croire avoir raison, sans aucune mauvaise foi, et ce fait même, on ne peut vous le reprocher. D’ailleurs, pour reprendre une parole de Socrate, mon maître à penser, on ne fait pas le mal volontairement… N’est-ce pas? Acceptez, cher Monsieur, mes salutations et mes excuses pour le dérangement occasionné et mes questions importunes et agressives.

Geneviève

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Méfiez vous de Socrate! C’est un âne bâté réactionnaire.

Mes respects,

Marx

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Me méfier de Socrate? Et pourquoi, je vous prie? Pour un homme de votre importance, qui se permet de faire des jugements sans donner un peu plus d’arguments, c’est vraiment triste. Monsieur Marx, peut-être n’estimez-vous que vous seul? Que reprochez-vous à ce pauvre Socrate, qui a vécu jusqu’au bout de sa vie ce qu’il prêchait? Ce n’est en tout cas pas vous qui auriez pu avoir cette dignité et ce courage devant la mort. Il est toujours plus facile de critiquer que de construire, n’est-ce pas?

Geneviève

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Vous en êtes la preuve vivante, Geneviève… Socrate est le grand fondateur de la philosophie idéaliste réactionnaire. Serinée par son doxographe Platon, sa pensée filandreuse servira tous les pouvoirs et toutes les oppressions pendant des millénaires. Il est l’image grotesque et caricaturale du gourou grec qui vous bâillonne, vous traite d’ignorant et vous ligote. Quiconque se réclame de Socrate est un naïf désemparé, un mystique qui ne s’assume pas, un lombric intellectuel. Lui préférant Héraclite, Démocrite, Épicure et Anaxagore, je vous le laisse…

Marx

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Bon, écoutez Marx,

Je ne sais pas à quel jeu vous jouez, et je ne sais pas non plus en quoi Socrate serait un gourou qui bâillonne, nous traite d’ignorants, et nous ligote. C’est vraiment n’importe quoi comme argument. Et d’ailleurs, je pense que vous n’en avez aucun. Moi, je ne me sens bâillonnée par personne, et ce n’est pas demain, ni après-demain que cela sera le cas. Je ne comprends pas non plus pourquoi vous dites que sa pensée servira les pouvoirs et les oppressions. Marx, quand on expose sa pensée, on y joint également l’explication qui y correspond. Comprenez… je ne suis qu’une inculte qui tient néanmoins à se cultiver!

Geneviève

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Geneviève,

Socrate est le pantin intellectuel d’un philosophe grec de grand rayonnement du nom de Platon. Platon est le fondateur intellectuel du christianisme. Le Saint-Esprit, la soumission spirituelle et matérielle de l’âme, l’ascèse des sens, toute cette merde vient directement du platonisme. Le christianisme fut le halo idéologique de mille ans de féodalité en Europe. Socrate est donc une des figures hiératiques de la philosophie chrétienne la plus soporifique et réactionnaire imaginable. Si la religion est l’opium du peuple, Socrate et Platon, dans l’affaire, sont les apothicaires…

Marx

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«La critique, c’est le bagne à perpétuité» (Aragon).

Geneviève

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Mais nous sommes au bagne, mademoiselle. Êtes-vous déjà entrée dans une filature au Pays de Galles? Non attendez, je pense trop en homme de 1878. Que je me rajuste. Êtes vous déjà entrée dans une filature en Indonésie ou en Chine? C’est le bagne. Et la «critique» sous toutes ses formes n’est que le ahanement de l’immense foule prolétarienne oppressée par le bagne…

Karl Marx

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Arrêtez de voir tout en noir, à chaque sujet que nous abordons, vous êtes d’un pessimisme à pleurer, Marx! N’avez-vous dans votre vie, aucun avis positif sur quoi que ce soit?

Geneviève

P.S. Pour votre info, je n’ai jamais été en filature nulle part, et je ne m’en porte pas plus mal. D’ailleurs, la vie, en elle-même est un bagne… alors… Votre comparaison était un peu facile…

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J’ai un avis très positif sur le porto et sur les cigares de Hollande. J’ai aussi en grand estime le gigot de mouton que nous prépare Lenchen. J’aime la musique de concert, les drames de Shakespeare et la voix vibrante et intense de mon épouse, la baronne Jenny von Westphalen, quand elle récite de la poésie ou du théâtre. J’aime la vie et ses plaisirs, c’est bien pour cela que je lutte pour que tous en profitent.

Karl Marx

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OK, je vais donc vous laisser fumer votre cigare et écouter votre femme réciter de la poésie. Je ne pense pas que nous arriverons à nous entendre. Bonne continuation,

Geneviève

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137- LE MÉRITE

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Bonjour,

Je me posais une question sur votre philosophie, ma foi intéressante (comme toute la philosophie). Dans une société égalitaire, sans classes sociales, comment placer le mérite de l’individu?

Amicalement,

Olivier

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Mais, cher Olivier, arrêtons-nous d’abord au mérite de l’individu dans la société actuelle. Il existe tel quel pour une seule raison, c’est qu’on occulte méthodiquement le tout de sa genèse historique effective qui, elle, est anonyme, collective et polymorphe. Le mérite musical de Mozart, c’est le mérite artistique de la Vienne impériale du 18ième siècle et le mérite de Napoléon, c’est celui de la Grande Armée, qui n’est elle-même qu’une émanation organisée de la Révolution française. Sous la société communiste, le mérite de l’individu ne perdra rien de cette dimension collective et historique. La seule différence chez le susdit individu est qu’il en prendra pleinement conscience, pour tous les «grands hommes» du passé autant que pour lui-même.

Karl Marx

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138- LA LIBÉRATION DE CES ALIÉNATIONS

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Quelles sont les étapes pour se libérer des aliénations au niveau économique, social, politique, philosophique, morale et religieux?

Merci

Fab Vanover

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L’élimination du caractère privé de la propriété de la production est l’étape décisive. Elle devrait entraîner toutes les autres à sa suite dans un fracas de tonnerre.

Karl Marx

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139- AUTEUR INCONNU

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Bonjour Monsieur Marx, que comprenez-vous de cela?

J’ai demandé la richesse pour être heureux. On m’a offert la pauvreté pour être sage.

J’ai demandé tout ce qui me ferait apprécier la vie. On m’a donné la vie pour que j’apprécie toutes choses.

Je n’ai rien eu de ce que j’avais demandé. Mais j’ai eu tout ce que j’avais espéré.

Victor

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Il a cru que son optimisme béat et serein venait de sa placidité subjective; il s’est avéré qu’il résultait de sa condition objective, sa condition bourgeoise.

Marx

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Merci, Monsieur Marx pour votre réponse, cela m’a même surpris que vous répondiez à ce ‘type’ ce message. Malgré ma ‘condition bourgeoise’, mes vingt-quatre petites années de vie ici-bas, vingt-quatre années de lutte contre l’injustice sous toutes ses formes, je vais vous répondre avec sincérité et intérêt. Vingt-quatre années de vie, de joie, de peine et de lutte, pour réussir à m’expliquer la souffrance de l’homme et celle qu’il inflige à son semblable, son ‘frère de souffrance’. Un besoin de sens qui me guide vers une conscience du monde de plus en plus vaste et intime, de plus en plus personnelle et infinie… Je me bats toujours aujourd’hui contre ce système qui porte la guerre et l’injustice en son essence même, qui met toute la planète en danger en prônant sans relâche un individualisme habillé de modernité et de ‘positivisme’… Mais le plus grand sens que m’a apportée la vie, est que ce sens même, est un mystère. Un trésor enfoui en chacun de nous et que partir à sa recherche est le plus beau voyage que peut faire l’être humain, et le plus utile pour son espèce car il renferme en son sein la valeur de la vie et son sens. Sans ce sens, l’homme n’est qu’un oeuf à deux pattes qui avance en se cognant sans cesse sans comprendre le pourquoi du comment d’autant de chocs et de douleurs. S’il ne casse pas cette coquille, il se condamne à rester dans l’obscurité de son ignorance, donc dans sa peur de souffrir et s’obstine alors à courir après un bonheur qu’il estime devoir trouver rapidement, car la profonde obscurité de sa vie lui fait fatalement voir ce qu’on appelle la mort comme un néant total…, il va alors ‘consommer’ sa vie dans une course effrénée, égoïste parfois et individualiste et puérile la plupart du temps, ne faisant qu’écouter ses angoisses et ses peurs et alimentant alors de la même manière ce système qu’il a lui-même engendré et qui est contrôlé dans ses grands axes par des êtres ayant très bien compris l’homme et sa condition, et sachant ‘jouer’ habilement avec lui… Monsieur Marx, pourquoi s’émerveiller à expliquer le fonctionnement pervers, de plus en plus habile et intelligent d’un système construit de toute part par l’homme souffrant; l’homme souffrant de sa trop grande intelligence qui l’enferme sans cesse en l’empêchant de se souvenir qui il est réellement et ce qui le fonde dans sa nature la plus secrète, un système qui n’est que son reflet, le reflet de cet homme qui peine de plus en plus à expliquer à son enfant à quoi sert la vie. Et vous, savez vous à quoi sert la vie?

Victor

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La vie ne «sert» pas. Elle EST simplement, marinant dans son implacable immanence. Truquée par les accapareurs, il faut la refaire. Et, comme il n’y a rien autour, devant ou derrière, il faut s’en emparer pour ce qu’elle est. D’urgence.

Karl Marx

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140- OPPOSITION

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Cher monsieur Marx,

Je trouve bonne votre idée d’instaurer le socialisme, afin d’enrichir le capitalisme, la société avance grâce à cela. Là où je ne suis pas d’accord, c’est votre idée du communisme. Vous vous êtes battu pour une juste cause qui est l’égalité des hommes entre eux, l’exploitation de l’homme par l’homme doit être bannie de la société, le féodalisme est terminé… mais qu’est ce que le communisme? N’est-ce pas une société dans laquelle tous les hommes obtiennent le même salaire? Ils sont peut être égaux dans un sens, mais on en arrive à la question du mérite. Les humains naissent différents, et même s’ils doivent avoir les même droits et les même devoirs, ils n’ont pas les même mérites car leur volonté, leur intelligence, leur courage n’est absolument pas le même! Chaque homme doit trouver son chemin, il suit la route qu’il doit suivre et si pendant toute sa vie il s’est donné tant de mal pour son avenir, il a le droit d’avoir un meilleur métier qu’un homme se contre-foutant de la vie dont le seul but étant de nuire à autrui! Si chaque homme travaille différemment, si l’un meurt d’effort et l’autre pionce durant toute sa vie et si ces deux hommes en arrivent au même point, au même avenir, ce n’est pas légal. Et la société, c’est liberté et égalité. Votre vision de l’égalité des hommes est superflue, mais au moins vous vous en souciez et je vous apprécie pour cela.

Bien amicalement,

Jordan Gibert

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Vous avez produit la société sans frais médicaux (et un vieux furonculeux comme moi en est fort impressionné…). Faite une petite extrapolation intellectuelle et méditez ceci: le communisme n’est pas la société ou tout le monde fait le même salaire. Le communisme, c’est la société sans salaire.

Marx

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Tout est clair! Le communisme c’est la société où personne n’est payé! C’est encore mieux! L’argent est le produit du capitalisme (vous le savez n’est ce pas?) et de la survie. Sans argent, votre ville communiste devient votre bidonville. Est ce donc cela que vous souhaitez?

Jordan.

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Monsieur Jordan,

Père évite depuis un bon moment d’interagir avec les correspondants agressifs. Je vais donc me contenter de vous laisser par vous-même méditer les carences intempestives de votre fort approximatif raisonnement.

Laura Lafargue, née Marx

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141- LES CLASSES MOYENNES

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Cher Monsieur Marx,

Très attentif, depuis quelque temps, à vos concepts et à l’analyse (souvent) très clairvoyante que vous avez livrée de la société de votre époque, je me demande: comment percevez-vous la classe moyenne d’aujourd’hui? Car si l’Europe d’hier voyait naître avec les révolutions industrielles les moyens de production nécessaires à l’instauration de la dictature prolétarienne, le capitalisme, en perpétuelle mutation, a engendré de nouvelles classes dont LES classes moyennes: moyenne, moyenne supérieure, etc. En outre, la notion même du prolétariat dans les principaux pays européens disparaît du paysage sociologique à mesure que diminue le nombre d’ouvriers, du fait, comme vous l’aviez si bien prévu, de la mondialisation. Nos sociétés, composées pour l’essentiel de ces fameuses classes moyennes se destinent donc à produire non plus des biens (la main d’oeuvre asiatique est bien plus accessible!) mais des services, dont la valeur est d’autant plus dure à évaluer qu’ils sont abstraits. Aussi, croyez-vous possible que naisse un sentiment révolutionnaire dans ces classes moyennes alors que les conditions de travail ne sont plus ce qu’elles étaient et que la nature même des biens produits ont eux aussi radicalement évolué?

Loïc Eréac.

PS: Que pensez-vous d’Arlette Laguillier, bloquée sur un schéma de société obsolète et simpliste, à savoir ouvriers versus patrons?

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Monsieur,

Ce phénomène de «classe moyenne», comme vous le désignez, n’est en rien nouveau. Les Chartistes anglais se voulaient les défenseurs d’une aristocratie ouvrière de nature fondamentalement contre-révolutionnaire. Il y a là une tendance fort ancienne du capitalisme. Que cette tendance se soit enflée au point d’englober le gros des économies de l’Europe est un fait plus quantitatif que qualitatif. Pour que ce terme de mondialisation dont votre époque semble bien se gargariser (assez subitement, vous le faites remarquer, à l’échelle de l’histoire) ne soit pas un vain mot, il faut bien s’aviser du fait que l’Europe n’est pas le monde! La tertiarisation de son bien malingre héritage ne fait que confirmer l’Europe dans des propensions contre-révolutionnaires qui n’étaient pas si étrangères que cela à Bismarck et à Napoléon III. C’est que tout ce merdier non plus n’est pas si nouveau. Si l’histoire est vouée à ne plus se faire en l’Europe, il lui reste toujours à se faire malgré elle, ou contre elle. Dites cela à Madame Laguillier. Elle ne me donnera pas tort.

Karl Marx

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142- PCF

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Salut Karl! Et merci à DIALOGUS de me permettre enfin de vous poser cette question fondamentale pour moi: si l’auteur du Manifeste du Parti Communiste et du Capital vivait en France aujourd’hui, voterait-il pour le Parti Communiste Français?

Jean Michel

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Non, que non. Trop commis avec le capital.

Marx

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143- POURQUOI? (2)

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Pourquoi le monde est-il méchant? Pourquoi font-ils cela? Et pourquoi tout leur est-il permis?

Karma Nivek

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Le monde est «méchant» parce qu’il est divisé en classes et chaque classe se fait primer elle-même sur ledit monde. Ils «font cela» pour protéger leurs intérêts de classe contre le reste du monde. Et si tout est permis à certaines classes, c’est qu’elles ont accumulé suffisamment de richesses pour les convertir en puissance et, conséquemment, en impunité arrogante. La vraie question, en fait, c’est: pourquoi le monde est-il divisé en classes?

Karl Marx

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Alors pourquoi le monde est-il divisé en classes?

Karma Nivek

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C’est le résultat historique de la spécialisation du travail. Assez tôt dans le développement humain, il s’est avéré plus efficace de diviser le travail entre, disons, pêcheurs et agriculteurs, potiers et tailleurs de pierres puis, plus profondément, entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, prêtres et guerriers, manoeuvres et cadres. Ce gain en efficacité engendra son coût social implacable. Les classes dirigeantes, possédantes, conquérantes prirent le dessus sur les autres et, de procédure pratique, la division du travail devint modèle social sous la houlette des classes qu’elle avantageait. Elle l’est encore. Malgré la graduelle disparition de sa nécessité initiale. C’est pour cela qu’il faudra briser l’héritage fort ancien de la division en classe de la société moderne comme on dessille ses yeux face à l’illusoire.

Karl Marx

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144- J’AI UNE QUESTION

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Je voudrais savoir ce que vous pensez des univers parallèles? Comment se sent-on lorsque l’on regarde toute la technologie humaine avancer à pas de géant dans un espace restreint de la rivière du temps?

Karma Nivek

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Monsieur,

Les seuls univers parallèles que je connaisse sont ceux de la pensée abstraite. Je les esquinte non pas à cause de leur parallélisme avec l’univers effectif, mais à cause du fait navrant qu’ils ne le touchent jamais et prétendent en être autonomes. Le seul univers parallèle qui se vaille est en fait perpendiculaire! Il coupe le nôtre, ne s’en sépare donc pas complètement et en fait donc finalement fondamentalement partie. La technologie ne me dérange en rien. Elle me permettra peut-être un jour de vous écrire sans retremper la plume et d’allumer mes cigares sans me brûler les doigts sur des baguettes au phosphore trop crépitantes.

Bien à vous.

Karl Heinrich Marx

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145- DÉCEPTION

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Je vous écris non pas avec une grande colère, mais avec un profond regret, une grande tristesse, Monsieur Marx. Libre à vous de vous justifier ou d’envoyer votre fille chérie, «née Marx», pour se justifier elle-même. Quoi qu’il en soit, je vais expliquer le problème. C’est par la faute de grands hommes comme vous que le monde tourne mal. Soit: vous êtes intelligent, philosophe, le genre d’homme que j’aimerais être et, en plus de cela, vous tenez à rendre service à l’humanité, c’est encore mieux, mais lorsque l’on pénètre dans cette zone «bien de l’humanité», pour vous une zone politique, il faut faire attention où l’on met les pieds. À votre place, je me serais tu. Qu’avez-vous fait? La société, je le reconnais, est meilleure en ces jours qu’au Moyen Âge, car le féodalisme était intolérable, sur ce point nous sommes tous deux d’accord. Mais qu’avez-vous fait? Inciter les hommes à modifier leurs partis politiques, vous en avez créé d’autres tels le communisme qui a ENGENDRÉ, et engendre toujours, des GUERRES, oui monsieur! Le monde subit assez de guerres comme cela, vous ne trouvez pas? Il fallait réfléchir aux conséquences que des écrits tels les vôtres pouvaient donner. Les menaces terroristes circulent toujours, Monsieur Marx, voulez-vous voir vos enfants, vos petits-enfants tués par les guerres?

Le plus gentiment du monde,

Alain

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Monsieur,

Je vais essayer au mieux de vous consoler. Reculez encore un peu dans le temps, si vous le voulez bien, et apparaissez-moi subitement en 1837. J’ai 19 ans et je suis très occupé à me battre en duel au coupe-chou pour une belle. Surpris par votre apparition subite, j’ai un moment d’inattention et la lame qui ne devait que me balafrer légèrement au visage m’arrive directement entre les deux yeux. Toc. La botte de Nevers à son meilleur. Je tombe lourdement par terre. Raide mort. Karl Marx, mort avant d’avoir été Karl Marx. Fin de votre courte consolation. En effet, les guerres, les révolutions, les vastes mutations économiques qui nous séparent se seraient déroulées malgré tout, inexorablement. Elles auraient tout simplement été conceptualisées par quelqu’un d’autre, moins bien ou mieux.

Les «grands hommes» ne sont que des émanations des conditions historiques, pas le contraire. En vous en prenant à eux, vous folâtrez avec le symptôme plutôt qu’avec le fait. Vous préparez simplement, avec le reste de la piétaille, les guerres futures, en vous illusionnant sur votre sort. Une conjoncture produit toujours le guignol qui la représente et l’incarne momentanément. S’il trébuche et tombe de l’estrade, l’histoire le remplace et poursuit son cours objectif et tutélaire. C’est que les individus n’infléchissent pas l’histoire. Seules les masses détiennent ce prométhéen pouvoir. C’est pour cela que, comme Prométhée, on les enchaîne.

Karl Marx

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146- RÉPONDEZ-MOI SI VOUS LE VOULEZ BIEN

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Je vais être bref. Vous êtes un penseur qui avez de l’expérience en la matière et moi un jeune blanc-bec de seize ans qui croit comprendre ce qu’il sait. Alors, ma question est: pourquoi dans la complexité trouvons-nous toujours le moyen de l’expliquer par la simplicité?

Diamant

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Parce que l’explication résume. Et, ce faisant, elle réduit. Hegel parlait de l’abstraction schématisante comme de la manifestation calme de la description des phénomènes. Ce calme est un fort bon point de départ de la compréhension. Mais il faut graduellement quitter un tel calme et retrouver la tourmente de la concrétude sans perdre la portée de généralisation. C’est lui, le mouvement concrétisant de l’exhaustivité explicative. J’insiste. Le résumé schématique est un point de départ de la connaissance, pas un point d’arrivée.

Karl Marx

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147- LE TCE

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Mon très cher Karl, des mois après le vote, on s’écorche encore ici en France à propos d’un traité constitutionnel pour l’Europe que nos concitoyens ont rejeté. Les uns le disaient trop libéral et création du grand capital pour opprimer le peuple tandis que les autres louaient les progrès faits pour permettre à l’Europe d’exister et de devenir autre chose qu’un grand marché. On a dit que tu aurais voté oui et on a dit aussi que tu n’aurais pu que voter non. Aurais-tu la bonté de nous éclairer de tes lumières?

Respectueusement, ton ami le chat,

Patrick

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Oh! oh! Je serais resté à la maison à écrire des notes dans toutes les directions aux différentes instances de l’Association Internationale des Travailleurs avec la recommandation expresse de ne pas commettre la classe ouvrière en se mêlant de cette constitution truquée lâchant la bride au grand capital.

Marx

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148- LE RETARD

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Salut Camarade,

La lecture d’ouvrages contemporains contient parfois des termes qui me provoquent. Ils touchent à l’idée, parlant des peuples et des nations, d’un «retard». La notion de retard a-t-elle du sens, ou peut-elle en avoir, du point de vue de l’Histoire? Vous qui avez changé l’Histoire, que pouvez-vous me dire sur ce sujet précis? Suis-je trop pointilleux sur le vocabulaire ou touché-je un jugement moral condescendant d’une société sur une autre? Merci d’avance du temps que vous m’accorderez.

Boris

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Boris,

Il n’y a jamais de retards absolus en histoire, mais il y a toujours des retards corrélés. Une peuplade se battant encore à la sagaie souffre un retard par rapport à un peuple voisin se battant à l’arc. Ce dernier retarde tout autant ou plus devant une phalange d’arbalétriers. Naturellement, certains retards historiques sont plus déterminants que d’autres. Ainsi, dans le mouvement global de l’émergence du capitalisme, la France et l’Espagne sont entrées dans la révolution industrielle en retard par rapport à l’Angleterre malgré le fait que l’Angleterre est entrée en phase coloniale en retard par rapport à la France et à l’Espagne. Le premier retard est économiquement plus déterminant que le second, comme le déploiement historique l’a ultérieurement démontré. Certaines avancées politiques et militaires cachent parfois des retards économiques profonds et vice-versa. Le Bonapartisme est un bon exemple d’un retard économique temporairement masqué par une illusoire surchauffe politico-militaire. Il faut indubitablement admettre que l’histoire se développe par poussées inégales. Il n’y a pas là quelque jugement moral abstrait sur les peuples, mais simplement un fait politico-économique qu’il faut toujours prendre le temps de décrire et ne jamais perdre son temps à justifier, car quiconque y voit le moindre démérite est un petit propagandiste de feuille d’opinion.

Bien à vous,

Karl Marx

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149- UN EXEMPLE BIEN «VACHE»

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Bonjour Monsieur Marx,

Regardez donc sur quoi je suis tombée…

SOCIALISME: Vous avez deux vaches. Vos voisins vous aident à vous en occuper et vous vous partagez le lait.

COMMUNISME: Vous avez deux vaches. Le gouvernement vous prend les deux et vous fournit en lait.

FASCISME: Vous avez deux vaches. Le gouvernement vous prend les deux et vous vend le lait.

NAZISME: Vous avez deux vaches. Le gouvernement vous prend la vache blonde et abat la brune.

DICTATURE: Vous avez deux vaches. Les miliciens les confisquent et vous fusillent.

FÉODALISME: Vous avez deux vaches. Le seigneur s’arroge la moitié du lait.

DÉMOCRATIE: Vous avez deux vaches. Un vote décide à qui appartient le lait.

DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE: Vous avez deux vaches. Une élection désigne celui qui décidera à qui appartient le lait.

DÉMOCRATIE DE SINGAPOUR: Vous avez deux vaches. Vous écopez d’une amende pour détention de bétail en appartement.

ANARCHIE: Vous avez deux vaches. Vous les laissez se traire en autogestion.

CAPITALISME: Vous avez deux vaches. Vous en vendez une, et vous achetez un taureau pour faire des petits.

D’avance, merci de me donner votre avis sur ces quelques lignes qui, je le crois, savent avec des exemples assez simples, expliquer des notions assez compliquées.

Florence

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Inepte.

Karl Marx

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Vous pensez sincèrement que c’est suffisant comme argument?

Florence

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Oh, amplement! Je profite de l’occasion pour vous remercier, Mademoiselle. On m’accuse usuellement, à DIALOGUS et ailleurs, de ne pas savoir faire bref. J’y suis spontanément parvenu grâce à vous. C’est donc un culminement qui vous honore. Toute ma petite famille m’a chaleureusement congratulé en m’imputant ici un mérite qui, de fait, est intégralement vôtre. Adieu,

Karl Heinrich Marx

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150- RÉVOLUTION AU NÉPAL

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Bonjour Monsieur Marx,

Je dois avouer être un de vos fans et avoir dévoré plusieurs de vos œuvres. J’aimerais connaître votre opinion sur la révolution prolétarienne qui a lieu présentement au Népal et si vous croyez que la monarchie en place va tomber. J’aimerais également savoir si vous croyez qu’il soit maintenant possible d’organiser une révolution prolétarienne dans un pays aussi industrialisé que le Canada, j’ai bien peur qu’ici le Prolétariat s’ignore totalement.

Jean-François

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Avez-vous remarqué une chose, Jean-Francois: dans les révolutions, même «prolétariennes», républicaines ou islamiques, il y a toujours un monarque déclinant, George fou, serrurier capétien, tsar, empereur de Chine, Shah, à détrôner. Celui du Népal n’échappera certainement pas à son sort historique, comme jadis ceux du Cambodge, du Bramapoutre ou d’Éthiopie. De là à croire qu’une république prolétarienne succédera à ce roitelet marginal et que cela ébranlera le monde, ne misez pas votre paye du mois là-dessus! Le Canada porte l’espoir d’une véritable révolution prolétarienne, car une révolution y abattra un régime fondamentalement bourgeois et non pas féodal. L’absence de conscience de classe ne peut être un facteur trop inquiétant de déni du potentiel révolutionnaire de vos pays du Nouveau Monde. En période révolutionnaire, ladite conscience se cristallise fort vite, fort brutalement. Dans votre cas, il faut plutôt suggérer que la révolution canadienne ne se fera pas seule. Ce sera la «seconde» révolution de toutes les Amériques… ou rien.

Marx

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151- UTOPIE?

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Salut Karl Marx,

Avec tout le respect que j’ai pour vous, je vous pose la question suivante, et svp, je veux une réponse très argumentée et détaillée: «Le Marxisme: Une Utopie?»

Un anonyme

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Pourquoi me demander cela à moi? Je ne suis pas marxiste!

Karl Marx

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152- LA RÉVOLUTION, LE COMMUNISME

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Cher Monsieur Marx,

Aujourd’hui, je pense que les informations que l’on vous fait parvenir vous ont mis au courant, si celles-ci sont vraies, et non pas le reflet de la désinformation médiatique, mais passons, le déficit extérieur de la première puissance économique mondiale continue de se creuser, ainsi que son déficit tout court d’ailleurs. De l’autre côté, le prix du logement flambe, ainsi que le coût de l’énergie à travers le pétrole, le pétrole étant l’équivalent du charbon à votre époque. Il a un poids non négligeable dans l’économie, son coût, a en effet été multiplié par 7 en six ans, et la consommation de celui-ci n’a pas oscillé, bonne nouvelle pour l’équilibre général du marché et tous les adeptes smithiens. Il arrive que la demande ne faiblisse pas quand le prix augmente, l’inélasticité est admirable n’est-ce pas? Dans ce cas-là, on parle d’un monopole, le monopole du pétrole car d’autres énergies et d’autres carburants tout aussi efficaces sont déjà existants mais interdits d’usage par les états capitalistes à la solde de leurs bons bourgeois. Je ne rajouterais pas à cela la paupérisation croissante des travailleurs salariés, nos camarades prolétaires de tous les pays qu’il soient en Amérique ou non, ni même que depuis quelques années, on ait créé le terme de working poor, autrement dit, travailleurs pauvres, ces gens qui travaillent et sont malgré tout dans un état de dénuement extrême vis-à-vis de la moyenne de nos pays bourgeois. Des économistes, tout ce qu’il a de plus objectif, commencent réellement à être inquiets bien qu’il soient plus tiers-mondiste ou hétérodoxe que «marxistes». Autrement dit, même des économistes croyant que le capitalisme est la seule solution commencent à s’inquiéter, ce qui est, je vous l’avoue, peu rassurant.

Les États-Unis, donc première puissance économique, sont dans une situation telle que peu de choses suffiraient à les faire basculer dans une crise profonde, influant elle-même sur le reste du monde plongeant tous les pays dans le marasme économique. Le capitalisme arrive enfin à sa dernière et plus grande contradiction, avec la montée de la Chine, point de racisme ou autre simplement le constat; un sixième de la population mondiale vivant dans ce pays, celui-ci se lance dans l’économie faisant vibrer l’Europe et l’Amérique, je vous assure que cela est captivant, nous sommes dans ces moments où l’Histoire se fait, où les hommes prennent leur destin en mains et où ils créent l’Histoire, je m’explique. La Chine représente un des plus gros pays pauvres, enfin représentait, le capitalisme étant bien entré dans ce pays, il va causer la dernière crise du capitalisme, pourquoi? Parce qu’un milliard de personnes, un milliard de main d’oeuvre, cent fois moins chère que dans les autre pays, ça provoque des délocalisations, et in fine, ce pays va démontrer la chose la plus importante, le capitalisme ne peut pas amener tout le monde au même niveau: il est fondé sur l’exploitation.

Cela c’était pour l’explication conjonturelle, il y a parallèlement un phénomène intéressant. Il semblerait, du moins dans mon pays, que la population, ou du moins une fraction assez importante de celle-ci se soit «réveillée». Pensez-vous qu’une révolution politique, pacifique, puisse être possible, en première instance du moins, mais à la bourgeoisie, il faut rajouter l’aristocratie ouvrière, les cadres et autres ingénieurs? Au final, si le gouvernement passe au mains des communistes, en admettant que ceux qui soient élus soient de vrais communistes, contrairement à un Staline ou autre Castro, que l’on vote une nouvelle constitution, puisque celle-ci est profondément bourgeoise, je parle de la constitution française, le problème se situera à un niveau, l’annihilation de la classe bourgeoise, et sa virulence. En effet, il est à craindre une tentative contre-révolutionnaire, et l’on sait par connaissance de l’histoire que certains pays n’ont pas hésité à soutenir ces mouvements; je pense à l’assassinat d’Allende, président socialiste élu démocratiquement au Chili, et tué grâce à l’appui des États-Unis d’Amérique. L’alternative à proposer ne serait-ce pas de proposer aux bourgeois, soit de se plier à la nouvelle Loi, donc dans le cas contraire, à risquer les sanctions prévues à cet effet, ou de partir. Sans aucune violence ni ségrégation, simplement en posant l’alternative ainsi, le respect des lois du pays, ou la fuite, mais dans tous les cas, les outils de production sont nôtres, voir même les laisser partir avec leur capital argent, puisqu’ils ne présentent pas de réel intérêt si l’on change le système monétaire?

Je ne sais pas si vous avez eu connaissance du système en URSS, je suppose bien sûr que vous avez demandé de la documentation sur celui-ci, donc que vous connaissez le fonctionnement. Si je fais une erreur, dites-le moi, je me ferai une joie de vous l’expliquer. En résumé, il y avait une monnaie pour l’extérieur, les relations internationales, et une «monnaie» pour l’intérieur, comme étalon de la valeur d’usage sociale des différentes marchandises. Enfin la monnaie intérieure n’a guère d’intérêt, supposons donc la création d’une monnaie pour les relations extérieure, qui sera bien entendu basée comme partout sur le stock en devise. Autrement dit, la production surnuméraire du nouveau pays socialiste serait exportée, dans le but donc de pouvoir importer des choses, bien qu’elles soient plus ou moins utiles, comme des fruits non produits dans notre pays, ce genre de choses, vendre notre surplus, bien que celui-ci serait virtuellement négligeable dans le cade d’une planification de la production, mais constituerait la marge prévue par le plan pour éviter les pénuries. Ainsi ce surplus vendu nous fait encaisser des devises, qui garantissent la monnaie extérieure. À l’intérieur, il n’y a plus vraiment besoin de monnaie, bien que celle-ci puisse être conservée comme valeur intermédiaire et ne reflèterait que la quantité de travail socialement utile effectué par la personne, majoré ou minoré, enfin surtout majoré de ses handicaps. Puisque certains ne peuvent pas travailler, cette quantité serait la même pour tous, in fine, je cherche bien sûr par là à assurer un système d’égalité, de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins, sans pour autant risquer de voir une chose qui à notre époque est considéré comme le propre des pays pauvres à savoir les tickets de rationnement. Bien que cette forme soit à mon sens la plus simple, la monnaie ne serait là qu’à titre transitoire, servant de ticket de rationnement, permettant à ceux qui le veulent d’acheter à l’extérieur même. Ce droit étant assuré, l’on ne devrait pas risquer de voir se développer un marché noir, les marchés vendant la même chose, j’entends par là qu’il n’y en a pas deux types comme l’on a pu le voir en URSS, il devrait donc n’y avoir aucun commerce souterrain, aucun marché noir, d’autant que la quantité de monnaie est limitée.

Maintenant une dernière question, j’attends bien sûr vos remarques ou vos critiques sur ce que j’ai exposé, devons-nous privilégier de verser la même somme à chacun, de le faire en fonction du travail effectué? Ou bien encore de déconnecter le «revenu» du travail effectué, et donc risquer de voir quelqu’un qui a travaillé plus qu’un autre, voir que celui-ci à reçu plus, parce qu’il a plus de besoin, bien sûr… j’avoue que ce point me pose actuellement encore un énorme problème.

Votre dévoué

Vincent Abel

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Vos économistes «objectifs» ont bien raison de s’inquiéter. Je ne vais pas prier pour eux…

Karl Marx

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En effet, je ne vais pas prier pour eux non plus, cependant je constate que vous avez omis de répondre à la dernière partie de ma lettre, est-ce un oubli de votre part ou si vous ne souhaitez pas répondre? Je précise bien sûr que, quand je dis objectif, je voulais dire du point de vue bourgeois, qui n’est pas le mien, enfin là n’est pas la question, le but de ma lettre était, après avoir posé la conjoncture actuelle, de vous poser une question concrète sur un système possible.

Bien à vous,

Vincent Abel

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Quand vous allez à l’hôpital ou à l’université dans un pays où ces services sont libres et gratuits, versez-vous des «sommes»? Non. Eh bien, généralisez mentalement cet état de fait ainsi: dans le salariat communiste, il n’y aura pas de «sommes» à verser. À personne.

Marx

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Comprenez, très cher Monsieur Marx, que je n’entendais pas somme ici dans un sens bassement monétaire, bien que je l’avoue cela le laisse penser. Je parlais de la contrepartie, dans le sens ou chacun «recevra» quelque chose, la question était donc bien de savoir si ce quelque chose devait être connecté avec le travail fourni, ou non. Les deux solutions posent toutes deux des problèmes, et c’est ceux-ci que j’essaie de résoudre.

Vincent Abel

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De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, tel est le programme économique du communisme. Un dispensaire de brousse cubain l’applique en toute modestie, sans perdre sa spontanéité et sans qu’on en fasse toute une affaire.

Marx

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153- LES FEMMES ET LES ÉTUDES

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Bonjour Monsieur,

J’aurais aimé savoir les raisons pour lesquelles les femmes arrêtent leurs études plus tôt que les garçons, alors qu’elles ont de meilleurs résultats qu’eux à la fin du lycée.

Je vous remercie d’avance de votre réponse.

Sandra O.

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Mademoiselle Sandra,

J’avais décidé de ne plus commenter les affaires du sexage mais la question que vous posez ici est trop importante pour que je ne m’en mêle pas. L’explication de la CONTRADICTION que vous signalez ici n’est pas biologique mais historique, en ce sens qu’elle indique la crête d’un moment de fracture historique. Par pitié, méfiez-vous de toute tentative d’assise de ce type de problème sur des bases biologiques, car c’est là une sinistre déviation réactionnaire. Le flux des changements historiques se compare à un immense incendie dans une plaine. La paille sèche brûle et cela soulève d’épais volutes de fumée. Longtemps après l’extinction des flammes vives de l’incendie, la fumée perdure et c’est seulement l’intervention d’autres forces (vent, pluie) qui en viennent à finalement la dissiper alors que c’est la fin de l’incendie, et rien d’autre, qui la condamne. Dans la division sexuelle du travail qui caractérise les dizaines de millénaires agraires d’où nous venons tous, la femme fut restreinte à la maison et au potager tandis que l’homme gardait les troupeaux, faisait la guerre et montait à la conquête des citadelles matérielles et intellectuelles. Depuis la fin de mon siècle, l’incendie patriarcal est bien éteint mais la fumée est encore fort épaisse. Irréversiblement libérées de la division sexuelle du travail rural par l’industrialisation puis, en votre temps, par la tertiarisation de votre civilisation, les femmes ont encore les yeux embrouillés par une fumée patriarcale dont les fondements socio-économiques se sont pourtant bien éteints. Elles se font donc éventuellement rattraper par des priorités et des représentations de nature domestiques qu’on pose encore pour elles en dichotomie avec leurs activités de nature académique et elles quittent la citadelle «des hommes» (qui n’en est pourtant plus une) pour retourner vers celle «des femmes» (qui n’en est plus