If every day was Christmas
If we could make believe…
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C’était une maisonnette de conte, habitée par deux personnes. La maman s’appelait Fleur. La petite fille s’appelait Odile. Odile avait huit ans et à huit ans on se sent de plus en plus calme à l’approche du Jour Ordinaire. Ah, les Temps Ordinaires, ce sont vraiment les plus beaux de l’année. Ils arrivent n’importe quand, à n’importe quelle saison, mais personne n’a encore osé vraiment les annuler. Le Jour Ordinaire approchait donc à grand pas et il fallait dépouiller la maisonnette de conte de tous ses atours de Noël sinon on ne serait jamais prêtes. Il restait en effet encore une douzaine de Noëls avant l’entrée dans les Temps Ordinaires et on se devait vraiment de faire vite car les décorations, les friandises et les cadeaux cette année représentaient un encombrement particulièrement saillant. Ah, toute cette quincaillerie de Noël, il semblait toujours à ce moment précis qu’on ne s’en dépatouillerait jamais.
Mais Fleur et Odile avaient leur petite tactique personnelle. Dix Noëls avant le jour fatidique, elles appliquaient doucement une subtile méthode de freinage bien à elles. Simple comme bonjour, elles régressaient vers des Noëls plus archaïques, plus dépouillés, plus coloniaux, plus virginaux. Cela concernait surtout les cadeaux. On en diminuait graduellement le nombre, puis le volume, puis on les expurgeait de leurs vertus ludiques si énervantes et si peu envoûtantes. On diluait subtilement leur opulente densité pour en faire quelque chose de plus modeste, de plus badin aussi. Deux ou trois Noëls avant le Jour Ordinaire, on en était finalement revenues à la vieille doctrine des oranges pour la sagesse et des morceaux de charbon pour la turbulence. Fleur et Odile voyaient en fait à prendre les dix derniers Noëls pour se donner du recul et subrepticement se débarrasser des cadeaux de toute l’année qui formaient des piles pyramidales dans les douze ou quatorze coins de la maison de conte. On faisait basculer ces produits de consommation tintinnabulants, le moins abruptement possible mais quand même avec toute la fermeté requise, dans la banalité usuelle qui annonçait de façon tant attendue le jour de calme sublime. Les oranges des derniers Noëls s’accumulaient doucement dans un petit panier d’osier non tressé qu’on posait délicatement sur la table triangulaire dont la nappe rouge vif allait bientôt disparaître pour quelques jours. Les morceaux de charbon, morceaux choisis, s’accumulaient sous une cheminée encore temporairement enguirlandée, mais qu’on allait un bon jour, pour quelques jours, pouvoir allumer, car il n’y aurait bientôt, oh très bientôt maintenant, plus aucun monstre mythologique, barbon barbant blanc et rouge, à laisser s’insérer par l’âtre froid et ambivalent des jours fériés à répétition.
Les décorations et les friandises, alors là c’était toujours compliqué au possible. Fleur et surtout Odile étaient constamment tentées de les détruire. Mais la flatulente pétaradance des Noëls revenait bien vite, et se trouver à cours de décorations et de friandises quand il fallait remettre l’épaule à la roue juste après les Temps Ordinaire, c’était bien lassant. Les décorations n’étaient en fait plus un problème depuis quelques années déjà. La mère et la fille, hardies et débrouillardes, avait fabriqué, en bonne planche de sapin –nous sommes, vous le devinerez, dans un monde ou ce n’est pas le sapin qui manque– une immense boite à musique, bourrée d’étagères et de crochets divers très pratiques et on y enfournait la scintillance agaçante, encore une fois graduellement, laissant doucement les strates de banalité s’infiltrer dans tous les coins et recoins de la maison de conte. Sur les friandises, surtout les périssables comme les pains d’épice, gâteaux aux fruits et autres imprécisions innommables dont nos cultures nous imposent l’ingestion rituelle depuis des Noëls immémoriaux, on n’avait par contre pas encore trouvé de solution satisfaisante. S’en gaver hâtivement ne donnait pas grand-chose d’utile car risquer une indigestion si près du Jour Ordinaire n’enthousiasmait vraiment personne. Tant et tant que, en un ballet discret dont seules une mère et sa fille ont eu de tous temps le secret, la petite Odile, quand sa mère regardait fort opinément et ostentatoirement ailleurs, finissait par jeter le tout aux corneilles qui s’en régalaient en toute saison, sauf, comme de bien entendu, à celle des récoltes.
On finissait donc par s’en sortir et il arrivait enfin, le Jour Ordinaire. Celui qu’on me charge d’évoquer ici resta pour toujours particulièrement saillant dans la mémoire de la mère et de la fille. Fleur et Odile ne se levèrent pas trop tôt, ce matin là. Elles se firent cuire un œuf chacune qu’elles dégustèrent en silence, les yeux dans les yeux, sur une table toujours triangulaire mais cette fois-ci sans nappe, au milieu d’une maison de conte nue. L’après-midi, le cœur gorgé d’amour et de simplicité, on alla faire quelques courses en voyant à ne s’approprier que des objets simples: du sel, des épingles à chapeaux pas trop fantaisie et surtout, des allumettes. Odile jugeait que le Jour Ordinaire était l’occasion d’assumer pleinement sa vocation de petite fille aux allumettes. Une soupe bien épaisse et fumante forma leur repas du soir. Elles le prirent en bavardant de ces choses sublimes et utiles dont les extravagances fériées nous font si souvent oublier la teneur cruciale. Les allumettes (de la petite fille) allumèrent un feu de charbon peu spectaculaire mais parfaitement adapté à l’austérité sereine du moment. Odile et Fleur prirent place devant le feu livide. L’enfant posa délicatement la tête sur l’épaule de sa mère et ne dit rien. Fleur, complètement engourdie par la joie tranquille des moments d’émerveillement suprême, finit par chuchoter:
Ah mon Odile, ah mon amour, quelle extraordinaire journée que celle du Jour Ordinaire.
Oui maman, ce serait si merveilleux si tous les jours étaient comme ça.
Et ce fut tout. Le fameux jour déclinait déjà. Dans peu de temps, la sarabande effrénée du tourbillon du temps des fêtes allait reprendre, mais ce soir, cette nuit, c’était encore un peu la paix sur terre. Une paix indubitablement reposante, anodine, ordinaire.
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