Nouveau débat entre mon fils Reinardus-le-goupil et moi, cette fois-ci sur rien de moins que Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock (1899-1980). Le vieux maître vermoulu du suspense américano-britannique peut-il faire face au poids de l’histoire cinématographique contemporaine (la grande et surtout… la petite) sur le sous-genre d’entre les sous-genre: le film d’invasion par une vermine incontrôlable. Sur la base de ce qu’il a vu dans Psycho, notre bon et amène Reinardus-le-goupil juge que non. Que ce sera une suite riquiqui de petits volatiles mécaniques, de corneilles empaillées tirées par des fils et de goélands ahuris poussés par des tiges… J’ai, pour ma part, d’autres priorités. Je cherche purement et simplement à me souvenir du scénario de ce film, que j’ai vu il y a plus de trente ans, mais tout ce qui me revient en mémoire, ce sont ces satanés effets d’oiseaux, notamment une cohorte de moineaux rageurs pénétrant en formation par la cheminée de la maison de la famille Brenner, transformant l’intérieur de celle-ci en une catastrophe inénarrable. Tout bon, tout bon, mais de quoi ce film parle-t-il donc?
Nous nous installons donc, avec chacun notre petit problème à régler, et ce beau film en couleur, aux images particulièrement étudiées, démarre. Dans une fort jolie ornitho-animalerie de San Francisco, rencontre glaciale et caustique entre la très libérée et très élégante Melanie Daniels (jouée par Tippi Hedren), fille désoeuvrée d’un magnat de la presse de la Citée sur la Baie, et l’avoué Mitch Brenner (joué par Rod Taylor). Dans une ambiance ambivalente, à mi-chemin entre le quiproquo et le tour pendable, Mademoiselle Daniels tente de sortir un petit canari d’une cage pour le montrer à Monsieur Brenner et… ce tout premier oiseau s’envole en piaillant. Goguenard, Reinardus-le-goupil annonce tout de suite le petit piaf motorisé pendu à un fil. Je penche pour l’oiseau bien réel et bien effarouché (notons au passage que la fameuse formule Aucun animal ne fut blessé ou tué au cours de ce tournage, ne figure PAS au générique de The Birds). L’oiseau est capturé et remis dans sa cage, sans que sa nature ne soit parfaitement clarifiée dans nos esprits, et notre histoire se poursuit.
Au cours du déroulement, Reinardus-le-goupil se mettra à s’adonner à une activité particulièrement hilarante et chafouine, celle de refaire par étapes le script de The Birds à la sauce des films d’horreur contemporains. Ainsi, quand Mademoiselle Daniels se fait mordre au front par un goéland éperdu, Reinardus-le-goupil explique que, dans un navet catastrophe contemporain, cela activerait une mutation qui la transformerait graduellement en une femme-oiseau piaillante et meurtrière. Quand Mich Daniels chasse la volée de moineaux déjà mentionnée de son intérieur dévasté en agitant dérisoirement son veston dans leur direction, Reinardus-le-goupil explique que, dans une version contemporaine, il les purgerait au lance-flamme sans en épargner un seul et que des oiseaux calcinés revoleraient dans toutes les directions foutant le feu à toute la baraque. Au cours de cette analyse mi-critique mi-sardonique, véritable exercice d’épaississement de la couche de beurre sur la tartine du script initial de The Birds, notre très bon et très amène Reinardus-le-goupil fera alors la remarque suivante: Ce qu’il faut donner à Hitchcock, c’est cette aptitude qu’il a à construire la tension, en filmant la grande maison vide sur fond de flacotements menaçants d’ailes d’oiseaux au loin, ou l’interaction des personnages las et angoissés dans l’attente du danger. Les attaques d’oiseaux viennent par vagues, et Hitch nous fait bien sentir le malaise entre ces vagues. Ma version moderne du film perdrait complètement cette ambiance parce que des hordes d’oiseaux dix fois supérieures se jetteraient sur eux tout de suite, tout le temps, sans transition et ce serait la castagne constante et permanente avec les oiseaux. Cette quasi acceptation du vieux maître du suspense retombe cependant en flammes dans ce jugement final, lapidaire, d’un Reinardus-le-goupil qui ne transigera pas: Tu dois admettre avec moi que ces effets spéciaux ont tellement mal vieilli que même la tension dramatique qui les introduit s’en trouve complètement gâchée. Et j’ai du m’incliner. Même moi qui n’ai plus l’œil très vif, j’ai vu et bien vu que l’invasion de moineaux féroces qui m’avait tant commotionné il y a trente ans, n’était que de la superposition de pellicule et que la veste de Mitch Brenner s’agitait dans le vide, les oiseaux de ce plan n’étant pas de son monde. La documentation nous apprend aussi que, dans la scène de l’attaque de Mademoiselle Daniels par les oiseaux dans le grenier de la grande maison, les volatiles, en fait plus morts que vifs, sont tirés vers elle avec des ficelles qui les empêchent de fuir. Il semble bien aussi que la grande scène finale dispose d’une immense surface de goélands stoïques face aux marcheurs et à la voiture qui roule, tout simplement parce que la production a gavé ces pauvres figurants involontaires de blé imbibé de whisky… Je baisse pavillon, Reinardus-le-goupil, mon amour, ton problème est réglé, dans The Birds, les effets spéciaux coulent irréversiblement l’entreprise. Ce film a cinquante ans et, oui, ça se sent…
Venons-en à mon petit problème. Ce film a-t-il un scénario, une thématique? Voyons donc un peu cela. Mademoiselle Melanie Daniels, qui a dans son habitude de faire ce qui lui plait, décide de se taper une randonnée de cent-vingt kilomètres le long du Pacifique et de se rendre dans le petit patelin de Californie du Nord où réside ce Mitch Brenner, pour le narguer, en offrant en cadeau à la jeune sœur de ce dernier (jouée par Veronica Cartwright) un couple de ces petits perroquets affectueux qu’on appelle en français des inséparables (et dont le nom anglais joue encore plus d’équivoque: lovebirds). Toute la dynamique métaphorique du film repose sur le fait que les attaques intempestives d’oiseaux suivent Mademoiselle Daniels depuis San Francisco (un premier vol lointain de goélands au dessus de la grande ville l’inquiète déjà, dès sa sortie de l’ornitho-animalerie). Les oiseaux s’abattent sur la village avec sa venue (ce qui l’exposera à des velléités de vindicte de la part des personnalités locales), et accompagnent en crescendo la montée d’angoisse que lui suscite la rencontre de l’ancienne petite amie de Mitch Brenner (l’instite du village, campée très solidement par Suzanne Pleshette), la sœur de Mitch Brenner, et surtout la mère de Mitch Brenner (altière, troublante et froide dans l’interprétation décalée et dense de Jessica Tandy). Cette maison isolée de Bodega Bay, cernée et contrainte à un huis clos involontaire par les charges agressives des oiseaux, nous livre alors un univers intermédiaire entre Psycho (vu qu’au moins ici, la menace est extérieure et que la mère, toujours bien vivante, peut avancer ses vues sans la duperie d’un intermédiaire masculin) et North by NorthWest (où le personnage masculin est toujours enquiquiné par une mère envahissante mais désormais parfaitement inoffensive). Intermédiaire donc entre la mère, morte mais omnipotente et nocive, de Psycho, et la mère, condescendante mais inane et bouffonne, de North by Northwest, Lydia Brenner, mère possessive mais discrète de Mitch Brenner dans The Birds, deviendra graduellement le problème principal de notre protagoniste féminine. Ce problème sera-t-il résolu? Il faut voir (et se taper la volière animatronique archaïsante pour finalement pouvoir voir!). Tout ce que je dirai c’est que, contrairement à Psycho et à Vertigo, qui empestent la misogynie la plus fétide, The Birds rejoint Rebecca et North by NorthWest (mais pour ce dernier, dans une moindre mesure et sur un mode plus léger), dans l’expression d’une vision dans laquelle Hitch sut exceller à ses heures: l’amour des femmes et la compréhension respectueuse de leur culture intime.
Et cela, cher fils, me sied bien plus que la plus bringuebalante des anachroniques volières de toc…
The Birds, 1963, Alfred Hitchcock, film américain avec Tippi Hedren, Suzanne Pleshette, Jessica Tandy, Rod Taylor, Veronica Cartwright, 119 minutes.
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