Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

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Archive for juillet 2013

Il y a cinquante ans (et «ça se sent», diront certains): THE BIRDS (Les Oiseaux) d’Alfred Hitchcock

Posted by Ysengrimus sur 24 juillet 2013

the_birds

Nouveau débat entre mon fils Reinardus-le-goupil et moi, cette fois-ci sur rien de moins que Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock (1899-1980). Le vieux maître vermoulu du suspense américano-britannique peut-il faire face au poids de l’histoire cinématographique contemporaine (la grande et surtout… la petite) sur le sous-genre d’entre les sous-genre: le film d’invasion par une vermine incontrôlable. Sur la base de ce qu’il a vu dans Psycho, notre bon et amène Reinardus-le-goupil juge que non. Que ce sera une suite riquiqui de petits volatiles mécaniques, de corneilles empaillées tirées par des fils et de goélands ahuris poussés par des tiges… J’ai, pour ma part, d’autres priorités. Je cherche purement et simplement à me souvenir du scénario de ce film, que j’ai vu il y a plus de trente ans, mais tout ce qui me revient en mémoire, ce sont ces satanés effets d’oiseaux, notamment une cohorte de moineaux rageurs pénétrant en formation par la cheminée de la maison de la famille Brenner, transformant l’intérieur de celle-ci en une catastrophe inénarrable. Tout bon, tout bon, mais de quoi ce film parle-t-il donc?

Nous nous installons donc, avec chacun notre petit problème à régler, et ce beau film en couleur, aux images particulièrement étudiées, démarre. Dans une fort jolie ornitho-animalerie de San Francisco, rencontre glaciale et caustique entre la très libérée et très élégante Melanie Daniels (jouée par Tippi Hedren), fille désoeuvrée d’un magnat de la presse de la Citée sur la Baie, et l’avoué Mitch Brenner (joué par Rod Taylor). Dans une ambiance ambivalente, à mi-chemin entre le quiproquo et le tour pendable, Mademoiselle Daniels tente de sortir un petit canari d’une cage pour le montrer à Monsieur Brenner et… ce tout premier oiseau s’envole en piaillant. Goguenard, Reinardus-le-goupil annonce tout de suite le petit piaf motorisé pendu à un fil. Je penche pour l’oiseau bien réel et bien effarouché (notons au passage que la fameuse formule Aucun animal ne fut blessé ou tué au cours de ce tournage, ne figure PAS au générique de The Birds). L’oiseau est capturé et remis dans sa cage, sans que sa nature ne soit parfaitement clarifiée dans nos esprits, et notre histoire se poursuit.

Au cours du déroulement, Reinardus-le-goupil se mettra à s’adonner à une activité particulièrement hilarante et chafouine, celle de refaire par étapes le script de The Birds à la sauce des films d’horreur contemporains. Ainsi, quand Mademoiselle Daniels se fait mordre au front par un goéland éperdu, Reinardus-le-goupil explique que, dans un navet catastrophe contemporain, cela activerait une mutation qui la transformerait graduellement en une femme-oiseau piaillante et meurtrière. Quand Mich Daniels chasse la volée de moineaux déjà mentionnée de son intérieur dévasté en agitant dérisoirement son veston dans leur direction, Reinardus-le-goupil explique que, dans une version contemporaine, il les purgerait au lance-flamme sans en épargner un seul et que des oiseaux calcinés revoleraient dans toutes les directions foutant le feu à toute la baraque. Au cours de cette analyse mi-critique mi-sardonique, véritable exercice d’épaississement de la couche de beurre sur la tartine du script initial de The Birds, notre très bon et très amène Reinardus-le-goupil fera alors la remarque suivante: Ce qu’il faut donner à Hitchcock, c’est cette aptitude qu’il a à construire la tension, en filmant la grande maison vide sur fond de flacotements menaçants d’ailes d’oiseaux au loin, ou l’interaction des personnages las et angoissés dans l’attente du danger. Les attaques d’oiseaux viennent par vagues, et Hitch nous fait bien sentir le malaise entre ces vagues. Ma version moderne du film perdrait complètement cette ambiance parce que des hordes d’oiseaux dix fois supérieures se jetteraient sur eux tout de suite, tout le temps, sans transition et ce serait la castagne constante et permanente avec les oiseaux. Cette quasi acceptation du vieux maître du suspense retombe cependant en flammes dans ce jugement final, lapidaire, d’un Reinardus-le-goupil qui ne transigera pas: Tu dois admettre avec moi que ces effets spéciaux ont tellement mal vieilli que même la tension dramatique qui les introduit s’en trouve complètement gâchée. Et j’ai du m’incliner. Même moi qui n’ai plus l’œil très vif, j’ai vu et bien vu que l’invasion de moineaux féroces qui m’avait tant commotionné il y a trente ans, n’était que de la superposition de pellicule et que la veste de Mitch Brenner s’agitait dans le vide, les oiseaux de ce plan n’étant pas de son monde. La documentation nous apprend aussi que, dans la scène de l’attaque de Mademoiselle Daniels par les oiseaux dans le grenier de la grande maison, les volatiles, en fait plus morts que vifs, sont tirés vers elle avec des ficelles qui les empêchent de fuir. Il semble bien aussi que la grande scène finale dispose d’une immense surface de goélands stoïques face aux marcheurs et à la voiture qui roule, tout simplement parce que la production a gavé ces pauvres figurants involontaires de blé imbibé de whisky… Je baisse pavillon, Reinardus-le-goupil, mon amour, ton problème est réglé, dans The Birds, les effets spéciaux coulent irréversiblement l’entreprise. Ce film a cinquante ans et, oui, ça se sent…

Venons-en à mon petit problème. Ce film a-t-il un scénario, une thématique? Voyons donc un peu cela. Mademoiselle Melanie Daniels, qui a dans son habitude de faire ce qui lui plait, décide de se taper une randonnée de cent-vingt kilomètres le long du Pacifique et de se rendre dans le petit patelin de Californie du Nord où réside ce Mitch Brenner, pour le narguer, en offrant en cadeau à la jeune sœur de ce dernier (jouée par Veronica Cartwright) un couple de ces petits perroquets affectueux qu’on appelle en français des inséparables (et dont le nom anglais joue encore plus d’équivoque: lovebirds). Toute la dynamique métaphorique du film repose sur le fait que les attaques intempestives d’oiseaux suivent Mademoiselle Daniels depuis San Francisco (un premier vol lointain de goélands au dessus de la grande ville l’inquiète déjà, dès sa sortie de l’ornitho-animalerie). Les oiseaux s’abattent sur la village avec sa venue (ce qui l’exposera à des velléités de vindicte de la part des personnalités locales), et accompagnent en crescendo la montée d’angoisse que lui suscite la rencontre de l’ancienne petite amie de Mitch Brenner (l’instite du village, campée très solidement par Suzanne Pleshette), la sœur de Mitch Brenner, et surtout la mère de Mitch Brenner (altière, troublante et froide dans l’interprétation décalée et dense de Jessica Tandy). Cette maison isolée de Bodega Bay, cernée et contrainte à un huis clos involontaire par les charges agressives des oiseaux, nous livre alors un univers intermédiaire entre Psycho (vu qu’au moins ici, la menace est extérieure et que la mère, toujours bien vivante, peut avancer ses vues sans la duperie d’un intermédiaire masculin) et North by NorthWest (où le personnage masculin est toujours enquiquiné par une mère envahissante mais désormais parfaitement inoffensive). Intermédiaire donc entre la mère, morte mais omnipotente et nocive, de Psycho, et la mère, condescendante mais inane et bouffonne, de North by Northwest, Lydia Brenner, mère possessive mais discrète de Mitch Brenner dans The Birds, deviendra graduellement le problème principal de notre protagoniste féminine. Ce problème sera-t-il résolu? Il faut voir (et se taper la volière animatronique archaïsante pour finalement pouvoir voir!). Tout ce que je dirai c’est que, contrairement à Psycho et à Vertigo, qui empestent la misogynie la plus fétide, The Birds rejoint Rebecca et North by NorthWest (mais pour ce dernier, dans une moindre mesure et sur un mode plus léger), dans l’expression d’une vision dans laquelle Hitch sut exceller à ses heures: l’amour des femmes et la compréhension respectueuse de leur culture intime.

Et cela, cher fils, me sied bien plus que la plus bringuebalante des anachroniques volières de toc…

The Birds, 1963, Alfred Hitchcock, film américain avec Tippi Hedren, Suzanne Pleshette, Jessica Tandy, Rod Taylor, Veronica Cartwright, 119 minutes.

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Le symptôme usuraire

Posted by Ysengrimus sur 15 juillet 2013

On connaît tous l’image de l’usurier. Shylock, le Père Grandet, Séraphin Poudrier. Notre compréhension de la réalité de l’usure et surtout de ce qu’elle révèle socio-économiquement est, par contre, souvent plus émotionnelle que rationnelle. Notre analyse du fait usuraire –plus précisément du symptôme usuraire– est souvent un grand exercice larmoyant de moralisme passionnel (et indigné), dans le genre de celui que nous assène le bien décevant film Capitalism: A love story de Michael Moore, cette lamentation christianisante stérile, aux très pauvres vertus analytiques, et très semblable, au demeurant, aux reproches qu’on voit maint héros romantiques adresser à leurs prêteurs sur gages aux cœurs secs et aux pratiques intellectuellement incomprises.

Partons, si vous le voulez bien, des banques. Il fut un temps, pas si lointain, où les banques se contentaient, sans frais pour nous, de faire circuler notre argent en direction de la production effective et de s’enrichir exclusivement des profits de l’investissement agricole, manufacturier ou industriel, avec tout ce pognon des autres. La banque était actionnaire d’entreprises productives et ses revenus étaient le résultat direct de la production de valeur issue de l’économie réelle. On peut dire alors que, dans une logique capitaliste diurne et triomphante, il y avait profits des banques. Elles gardaient le gros de ces profits et nous en distribuaient des miettes sous formes de dividendes de toutes farines, infinitésimaux habituellement, mais bel et bien effectifs. Ce dispositif jojo et efficace était le symptôme non pas de quelque prospérité abstraite perdue mais bien de l’aptitude du secteur productif à dégager des profits nets, matériels et aisément privatisables, dans le cadre strict du programme capitaliste.

La baisse tendancielle du taux de profit, analysée par Karl Marx, est un phénomène économique à long terme qui tient tant à la nature des investissements qu’à l’organisation de la répartition de la propriété collective. En gros, un petit parc d’usines de charbon du 19ième siècle n’engageait que dix mille dollars d’investissement et ne dégageait que neuf cent dollars de profit annuel (9% de taux de profit). Un quartel pétrolier contemporain lève deux milliards de profit annuel mais doit engager trente-trois milliards d’investissement pour y parvenir (6% de taux de profit. Baisse tendancielle, donc). La quantité de profit brut augmente pharaoniquement, donnant une illusoire impression d’abondance et de progrès, mais le taux de profit diminue à mesure que le capitalisme croule et s’étouffe sous la lourdeur des investissements financiers requis par la technologie et les divers avatars de la distribution, de l’encadrement, de l’élimination de la concurrence, de la promotion publicitaire, de la propagande écolo-baratinante, du lobbying, de l’ajustement inflationniste minimal des salaires, des actionnaires à bien engraisser pour ne pas qu’ils détalent et de toutes les activités douteuses en augmentation chronique. Bilan: il faut de plus en plus une grue immense et complicouille pour soulever un caillou. Un investissement rapporte de moins en moins en proportion. Il enrichit donc moins celui qui s’y adonne.

Revenons à notre banque de tout à l’heure. Face à la crise structurelle du capitalisme qui se définit dans la baisse tendancielle du taux de profit, notre susdite banque trouve une solution subite, facile, dopante et, à court terme, incroyablement «profitable» (au sens fallacieux du terme cette fois-ci). Notre banque, pour compenser les pertes que lui impose inexorablement la complexité croissante du monde de la production matérielle des biens et services, instaure les frais aux usagers. Elle lève alors des montants subits, comme les plumes d’une grosse bataille de polochons. Cette profusion, cette danse des milliards, ne doit pas faire illusion. Derrière elle se profile son contraire: le resserrement des profits productifs effectifs. Aussi, si on peut encore parler de revenus des banques, on peut de moins en moins parler de profits des banques. Le pourcentage d’argent extorqué, changeant simplement de poches sans être associé à une production matérielle de valeur, est en constante augmentation. Le banquier est devenu usurier.

Que fait fondamentalement un usurier. Réponse: il monnaye un service improductif. Il vous fait payer pour accéder à un avoir financier élémentaire. La dimension élémentaire du service usuraire est cruciale ici. Dans le shylocking pégreux, par exemple, tu empruntes mille dollars et tu dois rendre mille deux cent dollars en soixante douze heures où on te casse les jambes. Notre culture économique nous a habitué à payer un certain taux d’intérêt (d’ailleurs tendanciellement le même pour tout le monde) pour de gros emprunts ne pouvant pas se contracter auprès d’un particulier (genre hypothèque). On continue de sentir que, sur un tel monceau de pognon, on paye pour le service qui nous y fait accéder, d’où le ci-devant loyer de l’argent. Mais la pratique consistant à vous faire payer pour simplement déposer un chèque ou extirper une pincée de biftons d’un guichet est le monnayage d’un service financier trop élémentaire pour qu’un bond qualitatif ne soit pas franchi ici. Le banquier est devenu usurier. Il n’investit plus au «profit» de son client. Il l’extorque, candidement, pour éviter de se lancer dans l’aventure de l’investissement, devenue hasardeuse, sans entamer ses revenus. Le phénomène se généralise à l’assurance. Il fut un temps où le montant d’une assurance était infime, le service se finançant grâce au flot des avoirs des assurés n’ayant pas réclamé (le tout se complétant des profits d’investissement classiques). Aujourd’hui l’assureur se contente de vous monnayer une empilade de monceaux de pognon que vous pourriez presque faire par vous-même, sous votre matelas, en vous assurant tout seul. Inutile de dire que l’assureur contemporain investit aussi énormément dans le labeur de ceux qui œuvrent à dénicher les faiblesses de votre contrat de police initial pour ne pas payer les réclamations. Devenue intrinsèquement malhonnête, l’assurance est de plus en plus une extorsion simple. Le service qu’elle monnaye devient si élémentaire qu’il tend vers l’inexistence.

C’est ici que l’agacement collectif face à l’usure ne doit pas masquer notre compréhension rationnelle du symptôme usuraire. La grande usure classique (Shylock, les banquiers lombards, etc.) apparaît, à la fin du Moyen-Âge, au moment du déclin du pouvoir aristocratique. Le déclin de l’aristocratie terrienne n’est pas le déclin de la productivité de la terre. C’est plutôt le déclin de la propriété exclusive par l’aristocratie des profits productifs globaux. L’aristocrate ne finit pas ruiné parce que ses terres produisent moins (souvent leur productivité progresse en fait, avec les technologies et l’amélioration des transports). Il finit ruiné parce que le taux de profit qu’il détient diminue devant celui du marchand, du potier, du drapier, du banquier. Ce n’est pas son secteur de production qui est en disparition, c’est sa classe sociale… Pour surnager dans ce nouvel espace concurrentiel, l’aristocrate se tourne vers l’emprunt à court terme et les usuriers pullulent. L’aristocrate devient de facto l’assisté de son banquier lombard ou juif (l’antisémitisme trouve son terreau putride juste là et pas ailleurs, d’ailleurs). Il met ses biens, trousseau, meubles et immeubles, au clou, en un ultime troc improductif où l’usurier triche à son propre avantage. Le symptôme usuraire du Marchand de Venise est l’indice de la crise irréversible de la propriété aristocratique.

Les capitalismes, commercial puis industriel, dans leurs phases florissantes, tendent à restreindre l’usure à sa part congrue. Les activités bancaires productives sont difficilement compatibles avec l’usure, service financier localement rentable mais socialement improductif, qui thésaurise statiquement plus qu’il n’investit dynamiquement. Puis quand la crise de la propriété capitaliste s’installe pour de bon, comme c’est le cas aujourd’hui, le symptôme usuraire réapparaît, sous une forme amplifiée, magnifiée, hautement nuisible et pernicieuse. Comme l’aristocrate de jadis était dépendant de son banquier lombard pour continuer de mener ses guerres de propriété foncière, l’investisseur d’aujourd’hui, nouvel assisté en voie de déclassement, attend scrupuleusement que la Fed lui alloue sa certitude de revenu non productif. Z’avez pas remarqué que l’investissement industriel contemporain (et son indice boursier en cisaille) n’attend plus après les cours usiniers ou manufacturiers, les marges de profit des secteurs, les tendances des marchés et de la production, les chiffres de l’emploi et de la consommation, mais bel et bien après les «mesures de relance» de la Fed (entendre: le rachat des mauvaises créance, c’est-à-dire, l’extorsion institutionnalisée du bien collectif pour renflouer l’investisseur déclinant). Le capitalisme au complet se transforme graduellement en une vaste assistance financière. Les ressources collectives sont de plus en plus ponctionnées pour faire flotter l’accapareur privé dans sa perpétuation stérile. Accaparement improductif. La grosse machine tourne de plus en plus à vide. Elle ne se finance plus que par la rapine d’état et les ponzifiades de tous tonneaux.

Reflux économique majeur, le symptôme usuraire contemporain signale la généralisation de la crise de propriété du mode de production capitaliste. La disparition du profit des actionnaires ne marquera pas la fin de la production mais simplement la conclusion de la phase d’accaparement privé que banques extorqueuses et investisseurs frileux retardent, à la petite semaine, en recourant au pis-aller terminal de l’extorsion usuraire improductive de toute la société civile, via les relais, encore temporairement dociles, des grands organismes régulateurs-serviteurs. La classe capitaliste est en train de disparaître.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Le nouveau totalitarisme du contrôle des appellations

Posted by Ysengrimus sur 1 juillet 2013

Notre sidérante affaire débute il y a quelques années, quand l’actrice et chanteuse Lindsay Lohan intente une poursuite de cent millions de dollars américains contre une agence de publicité, pour l’utilisation du prénom LINDSAY dans un commercial du Super Bowl portant sur une petite bébé turbulente ayant tendance, disons, à abuser du biberon… Insistons fermement d’abord –en ouverture– sur un point. Ici, ce n’est pas mademoiselle Lohan qui déraille. C’est, plus nettement, la notion de propriété privée qui s’emballe et qui devient follement totalitaire… Il faut prudemment voir à ne pas se laisser influencer par un titre ou un sous-titre de canard racoleur et populiste. L’affirmation “The world revolves around Lindsay. [Le monde gravite autour de Lindsay]” est un commentaire d’ouverture poudre aux yeux, dans le genre de cette image bien connue du président Obama, ce bourgeois raffiné et un rien hautain, s’amenant en bras de chemise dans ses meeting populaires pour faire peuple lui-même. En ouvrant ici l’exposé de la nouvelle dans cet angle du ci-devant narcissisme de mademoiselle Lohan, un certain journalisme vous oriente sciemment la pensée. On dévie ouvertement de l’enjeu critique en cause et on manipule le propos au départ, dans la direction du petit potin sans portée. Le commentaire d’ouverture correct serait: Le prénom de Lindsay Lohan fait-il partie de la propriété intellectuelle (privée) de sa marque de commerce? La réponse reste non, mais le topo n’est plus détourné dans le style ad hominem et creux des feuilles de chou mondaines. Qui donc veut confondre ici l’entreprise qui poursuit avec l’ego de la petite vedette en cause dans la poursuite? Personne de vraiment sérieux. Pendant qu’on tape sur les doigts de mademoiselle Lohan tous en choeur, le totalitarisme privé lui, reste, en douce, bien niché dans les implicites non questionnés. Cela vient vieux à terme, ce genre de journalisme de surface. Ceci était MON ouverture sur cette question.

Traitons ladite question dans sa dimension radicalement ethnoculturelle (plutôt que superficiellement potino-anecdotique). Le problème est assez ancien. Il rejoint (sans s’y confondre) la question, toujours sensible, de l’antonomase sur marques de commerce (kodak, kleenex, et, en anglais, les verbes to hoover, to xerox, pour n’égrener que de maigres exemples qui, vieillots, ont la qualité, fort prisée vue l’ambiance, d’être sans risque). Alors, bon, les prénoms MICKEY, ELVIS et MADONNA sont-ils associés à des objets culturels spécifiques? Personnellement, je pense que oui. Par contre, cette poursuite-ci de cent millions (cela ne s’improvise pas par narcissisme individuel, une poursuite de cette amplitude) tente tout simplement le coup d’ériger LINDSAY en objet culturel similaire… À tort, je pense… mais il ne serait pas si facile de formuler un net critère démarcatif. Le problème, déjà fort emmerdant, se complique ici, en plus, d’une facette diffamatoire. On découvre, dans l’article que j’ai mis en lien, un résumé de l’argument de la poursuite. Il se lit comme suit: “They used the name Lindsay,” Ovadia said. “They’re using her name as a parody of her life. Why didn’t they use the name Susan? This is a subliminal message. Everybody’s talking about it and saying it’s Lindsay Lohan [Ils utilisent le prénom Lindsay pour parodier sa vie, a déclaré Ovadia. Pourquoi n’ont-ils pas pris le prénom Susan? C’est un message subliminal. Tout le monde en parle en disant qu’il s’agit de fait de Lindsay Lohan].” Bon, la légende urbaine du subliminal, on a compris ce que ça vaut, depuis un moment, allez. Mais ce qui m’ennuie le plus ici c’est le “Everybody’s talking about it [Tout le monde en parle]”. J’aimerais bien qu’on me cite les sources datées qui établissaient cette corrélation AVANT le buzz de cette poursuite même, qui lui, justement, désormais, impose cette susdite corrélation. En d’autre termes, bien… moquez vous de Lindsay Lohan ici et ailleurs, en rapport avec cette affaire, et vous alimentez simplement l’argumentation malhonnêtement victimisante sur laquelle se fonde justement la toute rapace poursuite en diffamation. Bonjour, le piège à con…

Cette affaire, cette flatulente énormité juridique, n’est aucunement anecdotique. Elle est bien plus qu’un fait divers. Elle a une portée qui va beaucoup plus loin que la simple trajectoire artistique ou mondaine de Lindsay Lohan. Mon tout petit rédacteur de journaux à potin qui ne veut pas voir plus loin, laisse moi maintenant t’expliquer. Tu ramènes le tout de la chose à du fricfrac interpersonnel, prouvant ici que tu n’y vois goutte. Il y a une notion que tu ne comprends pas: celle de jurisprudence. Je vais d’abord t’inviter à corréler ce débat sur la propriété commerciale du (fort répandu) prénom LINDSAY à cette poursuite-ci, agression ouverte procédant d’une dynamique similaire (sans narcissisme personnel de petite vedette à pointer du doigt, cette fois). Une entreprise privée, le Marché Saint-Pierre, poursuit une autre entreprise privé, l’éditeur d’un polar, sur la base diffamatoire: ne parle pas de moi, tu me dénigres. Une entreprise privée, l’estate de Lindsay Lohan, poursuit une autre entreprise privée, le publicitaire E-trade, sur la base diffamatoire: ne parle pas de moi, tu me dénigres. Comme le diraient ces bons ricains que, cher rédacteur de journaux à potins, tu adores et que tu prétends si bien comprendre: is there a pattern here? Dans les deux cas, une réalité publique du tout venant (un prénom, un lieu) est l’objet du délit au sein d’une poursuite en appropriation… La manœuvre juridique est identique (le reste, c’est, au pire, de l’anecdote, au mieux, de la nuance). La jurisprudence, elle aussi, est identique. Si le forban qui poursuit plante le forban qui se défend, moi, dans mon petit coin, je me prends de toute façon les tessons dans la gueule PARCE QUE LE RÉSULTAT FAIT JURISPRUDENCE. Notons au passage qu’on est finalement bien loin du narcissisme, plus proche du totalitarisme. Je pourrais, demain, ne plus avoir le droit de dire ni MARCHÉ SAINT-PIERRE (ni, la peur jurisprudente jouant: LOUVRE, TOUR EIFFEL, TOUR CN, PLACE VILLE-MARIE, CANAL RIDEAU, CANADA) ni LINDSAY (ni, la peur jurisprudente jouant: MICKEY, ELVIS, MADONNA, BRANGELINA, BARACK, YSENGRIM ou le chiffre SEPT – des 7 du Québec). Que l’objet du délit soit vague (y a pas que mademoiselle Lohan qui se prénomme Lindsay) ou clairement cerné (c’est bien du Marché Saint-Pierre qu’il s’agit dans ce polar), la constante qui se stabilise est hautement inquiétante. On peut vous accuser impunément (surtout si on a les moyens de se payer un service juridique somptuaire) de DÉNIGRER du seul fait d’AVOIR NOMMÉ. Paniquant…

Alors maintenant, avançons encore d’un cran dans l’abus de droit du «droit». Au lieu d’une entreprise attaquant une entreprise, on a une entreprise attaquant un individu ordinaire, un simple pingouin de base sans défense. C’est le cas, tout récent tout chaud, de cette pauvre institutrice française, madame FIGARO, qui vient de se prendre sur le coin de la tête, pour son petit blogue personnel sans revenu s’adressant à ses élèves, une mise en demeure… du Figaro. Oh, oh, mais vous me direz pas, après ça, que les entreprises privées contemporaines ne sont pas littéralement atteintes d’un syndrome totalitaire. Oh, mais faites excuses, voici que je m’expose moi-même à une poursuite du Collège de Médecine pour dénigrement de la notion de syndrome… Enfin, bon, je préserve mes quelques chances de non-lieu, puisque les restaurateurs d’Italie ne sont pas (encore) parvenus à imposer une appellation contrôlée sur la notion de pizza (comme il y en a une sur les notions de bordeaux, de bourgogne, de champagne, qui ne se barouettent pas comme ça). Je m’efforce ici de vous faire un peu rire avec ceci mais, batince, je la trouve pas drôle du tout, en fait, pour dire le fond de ma pensée. Privé, privé, privé! Le privé s’empare d’objets physiques ou mentaux du tout venant et dit: “c’est à moi, taisez-vous, n’en parlez plus. Silence. Baillon.”. C’est atterrant.

Et, en plus, c’est outrageusement enrichissant. Car, en conclusion de ce petit billet fort marri (en attendant les prochains abus juridiques impudents de l’hydre entrepreneuriale sur ce front), il faut signaler que mademoiselle Lohan et son estate ont fini par abandonner leur poursuite peu après l’avoir intentée mais ce, non sans avoir tiré des revenus non précisés de l’entente hors cours s’étant conclue sans trompette (the actress made some money out of the deal – noter, encore ici, le traitement incroyablement potineux et creux, sciemment minimiseur, en fait). Bilan: dans le cloaque néo-libéral du laxisme légal contemporain, il y a toujours moyen, pour une entreprise puissante, de poursuivre, de gagner, de bâillonner, d’extorquer. Le principe fondamental est singulièrement répugnant. C’est la dictature du silence culturel imposée par les accapareurs possédants. C’est puant et cela s’étend. Je demande: qui donc mettra la bride à ce nouveau totalitarisme du contrôle des appellations? Et je signe:

PAUL (Newman’s Own me guette ici)
LAURENDEAU (ici c’est le journal Le Devoir)

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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