
On a commémoré assez vaguement naguère, en 2008, le centenaire de la mort du poète institutionnel canadien-français Louis-Honoré Fréchette (1839-1908), qui flamba le gros de son énergie intellectuelle et artistique à pesamment tenter de devenir le Victor Hugo de la Vallée du Saint Laurent… pour un résultat longuet, fondamentalement soporifique, et fort peu mémorable. Nos critiques littéraires actuels, toujours prêts à calfater une coque vermoulue si celle-ci est de circonstance, donnent au quart de tour la prose de Fréchette comme étant encore lisible, et bien apprécié, et bien marrante et «populaire». Voulant finalement voir ce qu’il en est tant (et comme les Contes de Jos Violon du même auteur sont épuisés – conclueurs, concluez), je me suis l’un dans l’autre délecté des inévitables Originaux et détraqués de 1892. La prose de Fréchette passe mieux que sa po-wé-sie, ça, c’est parfaitement indubitable. Il s’agit en fait ici d’une galerie de douze portraits présentant et décrivant douze personnages ayant «vécu» à Québec, à Lévis, à Montmagny, à Rivière Ouelle, à Kamouraska et dans différents bleds avoisinants du Bas du Fleuve, lors de l’enfance et de la jeunesse de l’auteur (entre 1850 et 1865 principalement). Cela vous intrigue? Bon ben, sans plus jongler, les voici ces fameux persos fréchettiens dont on nous jase tant dans toutes les anthologies de la prose du boutte. Jugez librement de la curiosité et de la déroute qu’ils vous suscitent:
JEAN BAPTISTE ONEILLE était bedeau de la cathédrale de Québec et barbier-perruquier de l’évêché de Québec, dans les années 1780 (c’est le seul des douze personnages que Fréchette ne prétend pas avoir personnellement rencontré). C’était un cabotin pugnace, doublé d’un plaisantin perpétuel, qui s’adonnait en permanence à ce que les américains appellent de nos jours practical jokes, c’est-à-dire qu’il jouait, disons la chose comme elle est, d’épouvantables tours pendables à étages à ses pauvres concitoyens. Son seul loisir et sa seule joie étaient, semble-t-il, de provoquer une bonne risée individuelle ou collective et il investissait pour ce faire une énergie et une industrie peu communes. Oneille, qui ressemble en fait beaucoup à un personnage comique du vieux fond théâtral français, rend une odeur passablement livresque ou, comme on dit dans le jargon littéraire, savante.
MICHEL LANGLOIS dit GRELOT (en fait GORLOT) était une sorte de clochard urbain à Québec vers 1850. Quand on l’interpellait par son surnom dénigrant Grelot/Gorlot (synonyme québécois de crétin, stupide, cloche), il entrait dans des colères incontrôlables. Les garnements du temps ne manquait pas de le harceler jusqu’à l’épuisement en le pourchassant, lui lançant ce quolibet à satiété, jusqu’à ce qu’il perde la totalité de sa contenance. Même les adultes tombaient, volontairement ou involontairement, dans cet excès qui mettait le pauvre hère hors de lui. La scène d’ouverture de ce récit, où Grelot vieillissant houspille la parade encadrant le Prince de Galles lors de sa visite de la ville de Québec en 1860, est une des plus spectaculaires et des plus symboliquement poignantes de tout le recueil.
CHARLES PLACIDE dit DRAPEAU était un anglophobe braqué descendant d’anglophobes braqués. Son grand-père n’avait pas pu encaisser la défaite de la Conquête de 1760, son père s’était fait bonapartiste jusqu’en 1815 dans l’espoir que le petit caporal reprenne le Canada, et lui-même avait côtoyé et coudoyé du mieux qu’il avait pu les Patriotes des Rébellions de 1837-38. Pour Drapeau, Québec était une ville occupée et il s’évertuait à chanter à qui voulait bien l’entendre de vieilles chansons françaises véhiculant pompeusement le rêve ancien de bouter l’anglais dehors. Drapeau apparaît comme une sorte de version revancharde de l’irascible Grelot.
OLIVIER CHOUINARD bénéficiait d’une habitude encore fréquente au milieu du 19ième siècle, celle de confier une lettre importante à un commissionnaire fiable que l’on connaissait personnellement, plutôt qu’à la Société Canadienne des Postes. Plus ou moins quêteux itinérant, Chouinard devenait une sorte de facteur informel pour le territoire du Bas du Fleuve qu’il couvrait dans son errance semi-vagabonde tant estivale qu’hivernale. Fait inusité: Chouinard ne savait pas lire. Il reconnaissait pourtant infailliblement les lettres et leurs destinataires à la forme, la couleur et l’épaisseur des plis qu’il acheminait. Quand cet homme simple livrait leur courrier aux collégiens dont Fréchette était, ceux-ci s’amusaient à faire faire à Chouinard toutes sortes de cabrioles verbales et physiques curieuses. On aimait aussi, dans les auberges et ailleurs où le hasard du voyage faisait rencontrer Chouinard, lui faire décliner, un peu sur le ton de la devinette, l’identité des destinataires des lettres qu’il convoyait. Cet illettré hautement inusité participait de bonne grâce à toutes ces amusettes malicieuses qu’on lui imposait sans jamais rien perdre de sa rustique contenance.
COTTON était un ermite au sens le plus classique du terme. Il vivait dans une caverne des environs pittoresques et escarpés de Kamouraska, en une espèce de solitude religieuse semi-tartuffesque. Cotton se réclamait d’une sorte de vœux de pauvreté autoproclamé mais vous recevait pourtant toujours dans son antre avec un repas mirifiques d’origine mystérieuse servi sur des nappes de tissu fin. La visite rendue par Fréchette jeune et deux de ses amis à l’ermite Cotton donne lieu à la scène la plus inusitée de tout le recueil. Pour prouver le fond Tartuffe de Cotton, les jeunes hommes qu’accompagne Fréchette tirent à distance des coups de carabine près de la tête de l’ermite (les pipes qu’ils fument et les carabines qu’ils portent et manient librement apparaissent comme des objets parfaitement ordinaires pour ces jeunes fils de familles de 1860, qui n’ont pourtant pas la vingtaine). Cotton reçoit ensuite les trois tirailleurs comme si absolument rien d’anormal n’était survenu et les fait bénéficier de ses agapes habituelles en les recommandant au seigneur.
LE PERE DUPIL était un modeste ferblantier ambulant qui entrait dans des colères incontrôlables quand on l’interpellait père Dupil. Il niait alors être père et le gros de son mystère résidait dans cette dénégation abrupte, ambivalente et obstinée. Comme dans le cas de Grelot, de nombreux plaisantins jeunes et moins jeunes profitaient de cette fixation dénégative pour s’amuser à exacerber le pauvre homme qui ne demandait qu’à exercer son modeste métier itinérant sans se faire enquiquiner par des fâcheux souvent bien obstinés. La ressemblance comportementale frappante entre Grelot, Drapeau et Dupil nous pousse éventuellement à nous demander si Fréchette n’a pas plus ou moins démultiplié certains de ses personnages… dans la fiction ou dans le souvenir.
GROSPERRIN est indubitablement le plus artificiel et le moins crédible de tous les personnages campés par Fréchette. Prétendument illettré, l’homme, savetier de son état, récitait verbalement (sans jamais les mettre sur papier) des poèmes ronflants, vitrioliques et interminables, en décasyllabiques ou en alexandrins, qu’il adressait habituellement aux grands personnages politiques mondiaux du temps (Victor-Emmanuel roi d’Italie, Garibaldi, Napoléon III). La cible la plus constante des vitupérations lourdement versifiées de Grosperrin était, je vous le donne en mille: Victor Hugo (comme par hasard le modèle littéraire inatteignable de Fréchette). Cela donne à lire des rimaillages typiquement fréchettiens dans ce genre:
De Hugo le grand vers engraisse son jardin,
Mais moi, le ver rongeur va dévorer le mien.
Un immense roman rend Hugo populaire;
C’est un petit tyran qui flatte la misère. (p. 151)
Et ils sont censés sortir spontanément de la caboche ardente d’un cordonnier de la Basse-Ville… On se demande un peu qui on insulte le plus avec ce genre de fable oiseuse, Victor Hugo, les cordonniers ou le lecteur…
MONSIEUR LEROUX dit CARDINAL était chef des huissiers (ou encore: messager en chef) au Parlement de la ville de Québec (dont on découvre ou redécouvre qu’il abritait au milieu du 19ième siècle rien de moins que la chambre fédérale canadienne). Exécuteur des basses œuvres du parlement, intendant de toute une valetaille obséquieuse et servile qui tenait la place bien nette, Cardinal côtoyait immanquablement des hommes politiques et, de mettre la chambre en ordre, il se crut de fil en aiguille impliqué dans les affaires de la Chambre en l’illustre compagnie de tous ces personnages. Larbin imbu, laquais infatué, domestique ayant graduellement perdu le sens de la distance subalterne, Cardinal manifestait son illusoire hauteur à travers un jargon formel macaronique dont le difficultueux souci de raffinement produisait les calembours les plus désopilants imaginables. Fréchette exemplifie amplement la parlure enflée, maladroitement acrolectale et néologique du personnage, dont la gloire s’effondra avec les repères familiers quand le Parlement Canadien fut finalement transféré à Ottawa en 1864. Cardinal suivit alors, bon an mal an, mais perdit toute contenance dans le nouveau dispositif que lui imposa ce départ involontaire de Québec, où il revint pérorer en fin de compte après sa mise à la retraite.
MARCEL AUBIN était une version plus vernaculaire (et aussi bien plus crédible) de Grosperrin. C’était un mendiant faiseur de rimes qui s’exprimait quasi exclusivement dans une variété de vers naïfs assez proches de certains types de chansons populaires. Ses avances poétiques ciblaient quasi exclusivement les dames, qui toléraient ses esbroufes —strictement verbales— de quêteux charmeur. Il leur tenait des propos onctueux et candides, genre:
Quand j’passe chez mam’ Laporte,
J’veux que l’bon Dieu m’emporte,
Faut qu’j’arrête à sa porte
Pour savoir comment ell’ s’porte! (p. 176).
Particulièrement tendre et savoureux est le récit d’un repas vespéral chez les Fréchette où, en l’absence sourcilleuse (et habituellement peu avenante envers les propres à rien) de son père, le petit Louis convainquit, pas tout à fait honnêtement, sa grand-mère de convier à table l’intarissable rimailleur Marcel Aubin.
DOMINIQUE GUÉNARD était un détraqué épisodique, plus précisément: saisonnier. L’été, il travaillait sur son caboteur fluvial et vaquait à ses activités commerciales dans la plus irréprochable des normalités. L’hiver, il était hanté par une lubie bien triste. Une frégate miniature qui avait décoré pendant des années un des murs de l’église de la paroisse de Saint Joseph de Lévis, et que le grand-père de souche italienne de Guénard avait fabriquée de ses mains, avait été mise au rencard par quelque curé sourcilleux. Chaque hiver, Guénard lançait campagnes et cabbales pour que la délicate maquette maritime soit extirpée du lieu où elle était remisée et aille décorer le mur d’une autre église, dans une paroisse moins hostile à l’inspiration batelière. Sur un mode semi-bouffon, l’on embarquait péremptoirement dans la cabbale de Dominique Guénard, en s’amusant à la compliquer de toutes sortes de contraintes plaisantines. Inutile de dire que la frégate miniature de Dominique Guénard ne refit jamais surface. Elle fut même, semble-t-il, volée des combles de la sacristie d’où elle aurait pourtant pu ressortir dans toute sa gloire, si seulement…
BURNS était ce que les américains appellent communément un con artist (quelqu’un qui vous jouera un confidence trick, c’est-à-dire un type particulier d’«arnaque amicale» du genre de celles évoquées dans le fameux film américain The Sting, quoiqu’ici sur une échelle et pour un gain beaucoup plus modestes). Version artisanale, interactive, mondaine, charmeuse (et bien moins lucrative) des arnaques que l’on rencontre de nos jours sur l’internet, les combines de Burns consistaient principalement à faire croire à quelque victime qu’il s’apprêtait à engager une somme importante à l’avantage de ladite victime mais que, pour ce faire, il se devait de lui emprunter très temporairement une somme plus modeste, quasi ridicule en comparaison de ce que le scénario campé par Burns faisait miroiter. Son chiche gain obtenu, Burns laissait sa dupe en plan et utilisait cette modeste pitance acquise illicitement pour picoler sans remords (son alcoolisme l’empêchait, disait-on, d’avoir une profession moins hasardeuse). Fréchette s’amuse de la variation des combines et de l’énumération des victimes de l’arnaqueur à la petite semaine Burns, parmi lesquelles figure en bonne place Monsieur Fréchette père. Notons que la plus lucrative des petites arnaques décrites ici rapporta à Burns dix modestes dollars.
GEORGE LÉVESQUE était le frugal propriétaire d’un petit hôtel balnéaire ouvert en 1854 en coïncidence avec la construction par le gouvernement fédéral d’un long quai d’amarrage à la Rivière Ouelle. Semi-indigent, George Lévesque était une sorte de misanthrope paradoxal. D’une voix sereine, douce, gentille, patiente, il disait du mal de tous les gens qu’il connaissant (sans que ceux–ci ne s’en affligent le moindrement, car ils le connaissaient aussi et l’estimaient) et de tous les quêteux qui venaient se rassasier à l’œil dans son hôtel… Toujours modeste, George Lévesque s’exprimait ainsi calmement et sans jamais arriver à manifester une agressivité réelle ou même à refuser quoi que ce soit à ceux qu’il nourrissait et abreuvait si généreusement. Il ponctuait ses diatribes dénigrantes, serinées avec la plus benoîte des placidités, de toutes sortes de gros mots plus crus, colorés et pittoresques les uns que les autres (mais jamais blasphématoires, car en plus il avait de la religion). Les chapelets de jurons de George Lévesque corroboraient au mieux une ambivalente mauvaise humeur que sont ton de voix suave, sa posture avenante, sa déférence et sa douce candeur contredisaient pourtant ouvertement.
Tels sont les douze. Qui se souviens d’eux au Québec de nos jours? À peu près personne. Et soyons honnête, il y a ici à boire et à manger. Les stéréotypes livresques les plus plats et une nette condescendance bourgeoise de collégien ou de jeune avoué (parfois assez difficile à supporter) côtoient une vérité dépouillée, raboteuse, ancienne et ronde qui, tout simplement, ne s’invente pas. Mais bon, l’un dans l’autre, et par devers tous ses tics de plumitif, Fréchette parle plutôt juste, dans cette petite série de récits, surtout, oh surtout, dans la très touchante préface-dédicace qu’il adresse à un ami d’enfance et qui nous donne à lire l’émoi d’un quinquagénaire des années 1890 revoyant tendrement la ville de Québec des années 1850-1860 de sa prime jeunesse s’effilocher devant une «modernité» architecturale et paysagère qui, même elle, ne nous affecte plus guère. Le caractère à la fois décalé et universel de cette nostalgie aigre-douce nous fait entrevoir une ville de Québec méconnue, cossue, bourgeoise, élitaire, dont quelques lambeaux se sont malgré tout rendus jusqu’à nous. Cette évocation en ouverture, ainsi que la «fameuse» galerie de portraits, fait de cette œuvre de mémorialiste, partiellement truquée mais charmante, un petit quelque chose qui vaut indubitablement un détour ami.
La postface de 1992 de Réjean Beaudoin, intitulée «Un écrivain dans le siècle: Louis Fréchette», une bibliographie et une chronologie complètent le petit délice d’un appareillage critique utile et parfaitement exempt de la moindre lourdeur.
Louis Fréchette (1992), Originaux et détraqués, Boréal, Coll. Compact Classiques, Montréal, 277 p [Édition originale: 1892].
À propos de ce qui monétisa l’or
Posted by Ysengrimus sur 1 juillet 2022
Auri sacra fames…
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La monnaie émane historiquement du troc. Quand Mahomet achemina une caravane en Syrie romaine pour Khadîdja, il fut payé, pour son travail méthodique et subtil, en chameaux. Longtemps les peuples nordiques payèrent certains biens et services en peaux de castors ou d’écureuils. Au Mexique, du temps des premiers conquistadores, on payait en grains de cacao. Chameaux, peaux de bêtes, cacao restent des marchandises hautement susceptibles de s’user, de se voir récupérées au plan de la valeur d’usage, sans circuler davantage comme objet d’échange. Dans de telles situations de monétisations tendancielles, on reste donc fondamentalement au niveau du troc ponctuel. Mahomet n’échangera pas ses chameaux reçus en paiement. Il les utilisera dans la suite de son travail caravanier.
On a voulu que la rareté d’une marchandise fonde la genèse de sa monétisation. Pour éviter que cette analyse ne se restreigne à l’or et à l’argent, on a invoqué les épices. Le sel, le poivre et les épices diverses ont longtemps servi de monnaie. On a voulu expliquer ce fait par leur rareté marchande, d’autre part bien réelle (surtout dans le cas du poivre et des épices, souvent venus de fort loin et acquis de haute lutte). Or il y a, dans cette explication de la monétisation des épices par leur rareté, une grande part d’anachronisme. La sensibilité moderne perçoit le sel, le poivre et les épices comme un condiment, une sorte de produit culinaire de luxe donc, peu utile et peu présent socialement (comme le seraient les bijoux d’argent et d’or). Pourtant, ce qu’il faut comprendre clairement et qu’on oublie aujourd’hui, c’est qu’autrefois le sel, le poivre et les épices n’étaient pas un condiment mais un assaisonnement, c’est-à-dire, au sens littéral, ce qui permettait à la viande de traverser les saisons. En l’absence de réfrigérateurs et de glacières, la seule façon de faire durer les viandes était de les traiter, soigneusement et méthodiquement, avec des épices ou du sel. Cela leur permettait de rester comestibles en se conservant ou en séchant adéquatement. Si on s’est habitué, ethno-culturellement, aux viandes salées, poivrées et épicées, c’est que, pour des siècles, c’était ainsi qu’on conservait ce type de nourriture. Il fallait donc, à une maisonnée ordinaire, une bonne quantité de sel, de poivre ou d’épices pour que sa nourriture carnée ne pourrisse et ne se perde. On avait donc là une importante question de survie utilitaire qui faisait de la course aux épices un enjeu si acharné. Le sel du salaire était finalement aussi vital au salarié que les chameaux pour Mahomet. On était encore crucialement dans une dynamique de trocs de valeurs d’usage. L’idéologie contemporaine des épices comme condiment et produit de luxe édulcore passablement la compréhension de ce fait historique. Ce n’était pas leur rareté qui monétisait les épices, c’était le fait qu’elles comblaient un besoin important.
Venons-en à l’or. On a beaucoup invoqué ses caractéristiques soi-disant irrationnelles pour expliquer sa monétisation. L’or est rare, l’or brille au soleil, l’or est un signe ostensible de richesse sous forme de bijoux, de parures et de décorations. D’une certaine façon on a traité, assez sommairement, l’or comme les perles. Quand Cléopâtre dissous des perles dans du vinaigre et les boit, elle manifeste l’ostentation opulente absolue. Elle s’approprie un objet rare, inutile, cher, précieux, sans aucune autre fonction que celle de parure et elle l’ingère, lui assignant ainsi une valeur d’usage triviale, fictive et parasitaire comme expression et démonstration la plus explicite et la plus ostensible de son arrogance opulente. Telle est effectivement la fonction historico-politique des perles (mais pas des diamants, hein, qui, durs et abrasifs eux, servent dans l’industrie). Alors ne confondons pas tout et demandons-nous: qu’en est-il de l’or?
On a voulu que, trop mou, l’or soit un métal inutile. Contrairement aux métaux naturels (fer) ou aux alliages (bronze), il serait peu exploitable pour la fabrication des armes et des outils. Ce développement est à soigneusement nuancer. La mollesse toute relative de l’or est un défaut quand on fabrique un sabre ou une pelle mais elle devient une qualité quand on fabrique une aiguille ou un dé à coudre. Les petits outils, les instruments délicats, les fourchettes, les pincettes, les coupes, les gobelets, l’argenterie, justement… requièrent un métal un petit peu plus mou pour pouvoir être façonnés avec toute la précision requise. Ceci postule naturellement un type de civilisation de classes qui soit plus subtile, plus raffinée, plus perfectionnée, plus orientée vers certains détails domestiques particuliers. Chez les Mongols, une tige de bois était plus précieuse qu’un filin d’or. Le bois, rarissime en pays de steppes, servait à soutenir la charpente portative des yourtes. L’or ne servait pas à grand-chose, vu que les Mongols, peuple nomade et guerrier, cherchaient surtout des métaux pour fabriquer des armes et des outils, et se paraient surtout de fourrures… steppes glaciales obligent, toujours. Les Mongols des premiers temps ne thésaurisaient pas l’or de leurs butins de rapines. Ils l’échangeaient plutôt, à des peuples plus gesteux qu’eux, contre des marchandises leur étant plus utiles, sans que cela ne remette en cause leur richesse ou leur puissance de futurs conquérants du monde.
La mollesse (toute relative) et la malléabilité de l’or n’est pas son défaut mais bien sa qualité inhérente. Quand il s’est agit de constituer du numéraire, il a fallu opter pour un objet inusable (exit le sel et les grains de cacao) mais assez intimement malléable au départ. L’orfèvrerie avait transformé, de longue date, l’or en quelque chose de plus léger que la pierre, de plus solide que le verre et de plus souple que le bronze ou le fer. Une petite rondelle d’or est assez solide pour ne pas se dissoudre mais initialement assez malléable pour qu’on puisse écrire dessus ou y graver un visage miniature. Le verre, le bronze et le fer ne se prêtent pas trop à ça. On ne rappelle pas assez que, des Nabuchodonosor aux Louis et aux Napoléon en passant par les Périclès, les César et les Mérovée, les instances politiques ont toujours exploité le numéraire comme timbres de propagande. De ce point de vue, personne n’est dupe, la pièce d’or, c’est un peu comme une bande de patinoire au hockey ou une carrosserie de voiture en course automobile. On la badigeonne à l’effigie d’un tas de zinzins pas rapport, parfaitement parasitaires et indépendants de sa fonction sportive… ou commerciale.
La stabilité antique du numéraire métallique se synthétise donc, finalement tout bêtement, en un ensemble bien détectable de considérations pratiques: assez solide pour durer, assez inerte pour ne pas retourner promptement à sa valeur d’usage (non comestible, par exemple), mou tant et tant que d’autres métaux le surpassent pour forger les gros outils, assez malléable pour pouvoir se couvrir d’inscriptions fines et détaillées, assez discernable et reconnaissable. Il n’y a rien de magique, de sacré ou d’atavique là-dedans. Voilà pour les caractéristiques qualitatives de l’or. Quant à la cruciale dimension quantitative des métaux précieux comme mesures de valeur, Marx nous en a parlé bien mieux que quiconque.
La spécialisation des pièces d’or en monnaie repose tellement sur un conglomérat de conditions à la fois pratiques et non substantiellement inhérentes à l’élément chimique Or (Au) que le remplacement de la monnaie métallique par la monnaie papier s’est effectué historiquement, sans heurt transitionnel particulier. Le facteur quantitatif (tant en termes de division fractionnaire fine que d’amplification pharaonique des quantités) prime de plus en plus profondément, à mesure que la monnaie s’hyperspécialise, dans sa fonction de moyen d’échange. C’est tellement le cas que même le numéraire papier est en train de se faire bazarder par la roue de l’Histoire. Et, surtout, un louis d’or aujourd’hui n’a plus aucune valeur monétaire. C’est un gros objet curieux pour antiquaires qui vaut souvent plus cher comme artefact historique que comme petite masse aurifère.
La vieille fascination irrationnelle envers l’or, perpétuée chez nos contemporains, est moins antérieure à son antique monétarisation que postérieure à celle-ci. L’or est une matière ordinaire comme tant d’autres. Elle nous permet de fabriquer des jolies choses qui coutent cher mais il est très important de comprendre que les médailles d’or olympiques, les disques d’or des chanteuses pop et le nombre d’or mathématique ne sont jamais que des variations métaphoriques sur une des résultantes historiques de la conjoncture du développement de l’or comme simple objet culturel et technique. C’est pour cela que je tiens à dire à tous les pays qui ont des réserves d’or et à tous les olibrius qui boursicotent et se jettent sur l’or comme soi-disant valeur refuge: Séraphin Poudrier, sors de ce corps.
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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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