Elle a bien ri quand je lui ai raconté les rêves dans lesquels je me transforme en poisson. Toujours dans l’eau, à traverser lacs et rivières, à la nage ou en apnée, sans jamais m’épuiser. Angèle m’a initiée aux siens, ses rêves à tire-d’aile, m’a-t-elle décrit, où elle est légère dans des cieux changeants, Ang’ailes d’oiseaux n’a jamais peur de tomber dans ses songes aériens.
(Tallulah, chapitre 12, pp 130-131)
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L’autrice québécoise Isabelle Larouche se consacre depuis plusieurs années à la littérature jeunesse. Son volumineux corpus est un excellent terrain d’exploration pour nous faire découvrir que les ouvrages destinés à la jeunesse ne font pas réfléchir que les jeunes. Cela se manifeste surtout quand des questions sociales et sociétales sont abordées. Dans deux villages limitrophes de Gaspésie, vivent deux jeunes filles de treize ou quatorze ans. L’une est Québécoise (de souche Acadienne), l’autre est de la nation Micmaque. Les deux jeunes filles ne se sont jamais rencontrées. Nous sommes de plain-pied dans une autre de ces dynamiques des deux solitudes, ce trait si typiquement canadien.
Les deux jeunes filles sont scolarisées, chacun de son côté, et leurs passions naturelles les dirigent tout doucement vers le haut savoir. Angèle est une ornithologue en herbe très compétente. Tallulah se passionne pour la plongée (en apnée, faute de moyens) et s’intéresse aux mystères de la géologie et de la paléontologie sous-marines. Chacune dans leur institution scolaire respective, elles remportent le prix couronnant leurs projets scientifiques de fin d’année. Et quel prix! Il s’agit d’une grande tournée en autocar, muséologique et touristique, de la province de Nouvelle-Écosse, en compagnie d’une bande allègre et tonique de jeunes bidouilleurs et bidouilleuses de projets scientifiques, dans leur genre. Surprise sidérée. Redéfinition imprévue d’un été. Révolution des tranquillités.
C’est que les deux jeunes filles vivent chacune dans leur petit monde. Elles sont intimement pétries de leur riche héritage ancestral, l’un acadien, l’autre micmac (des héritages qui se rejoignent en plusieurs points, d’ailleurs). Jusqu’à nouvel ordre, elles vivent amplement dans leur tête. Angèle, qui a des nausées récurrentes dans tous les véhicules de transport (au point de ne pas prendre l’autobus scolaire pour se rendre à l’école), ne s’imagine vraiment pas faire le tour d’une grande province maritime en autocar et d’aller, en prime, en point d’orgue, voguer sur une goélette de course, le Bluenose II. Tallulah lutte timidement avec son si problématique trilinguisme. Elle parle peu le micmac, la cruciale langue de ses ancêtres qu’elle ne voudrait pourtant pas perdre, elle parle peu le français, langue de communication fort présente dans le grand espace gaspésien. Elle s’exprime surtout en anglais et, de fait, elle ne s’exprime pas tellement. Tallulah a, en effet, tendance à rester silencieuse, en attendant que ça passe. Elle ne s’imagine vraiment pas partir en voyage avec une bande de verbo-moteurs hypervitaminés, tous très contents d’avoir gagné un prix scientifique et d’en jacasser sans fin. Ainsi, chacune dans son coin, les deux jeunes filles vont passer à deux doigts de décliner cette aventure. C’est leurs parents qui vont les forcer à se redresser un petit peu tout de même sous le licou de la vie.
L’alternance des sensibilités et des émotions intérieures de ces deux jeunes filles est judicieusement exposé par Isabelle Larouche, notamment grâce à un procédé d’écriture simple, quoique hautement original, et d’un efficace esthétique très satisfaisant. Jugez-en. L’ouvrage est formé de dix-huit chapitres et il est intégralement écrit en JE. Entendre: les deux jeunes filles écrivent, chacune à son tour, en JE. Elles disent toutes les deux JE, dans le coin de leur être, c’est-à-dire chacune dans leur espace textuel strict. L’espace d’Angèle, ce sont les chapitres portant la numérotation impaire. L’espace de Tallulah, ce sont les chapitres portant la numérotation paire. À la lecture, on s’installe très promptement dans cette dynamique pendulaire des points de vue, et elle nous fait avancer avec subtilité, sagacité et sagesse dans l’alternance de ces deux regards spécifiques, à la fois si différents et si semblables. La dynamique et le rythme du récit étant ce qu’ils sont, on détecte vite qu’on se dirige tout doucement vers une rencontre. Sentant l’avancée vers ladite rencontre, je me souviens de m’être (futilement) inquiété en me demandant qui donc détiendrait le JE au moment du télescopage des deux sensibilités de nos deux protagonistes? Inquiétude non avenue attendu que la réponse en est: tout le monde. Les deux personnages ont continué de dire JE, chacune dans son sous-ensemble de chapitres spécifiques. Le parallélisme des deux discours répondra tout tranquillement, et jusqu’au bout, à l’inexorable perpendicularisation des deux destinées. Angèle et Tallulah partent donc pour ce voyage estival, combinant éducation et tourisme. Solitaires dans la foule, au début, elles en viennent graduellement à se trouver, se rencontrer, se découvrir. Angèle entretient initialement (notamment aux pp 50-51) des préjugés assez tenaces au sujets des gagnants de prix scientifiques scolaires… et pourtant…
Tallulah n’est pas une fille comme les autres. En tout cas, elle balaie tous les préjugés que je me faisais sur les gagnants de concours scientifiques! C’est une rebelle au cœur tendre, avec un air légèrement mystérieux que j’aime bien. Recluse, elle observe le monde, comme si elle vivait dans sa tête. J’en suis certaine, son imagination regorge d’histoires aussi farfelues et fantastiques que celles qui se cachent dans la mienne. Elle est comme un poisson au fond de son bocal. Et si on s’approche trop près d’elle, elle file comme une anguille! Pourtant, dès le premier jour, et malgré nos différences langagières, j’ai tout de suite été attirée vers elle, comme si j’avais deviné qu’on était faites pour s’entendre, C’est fou! Elle habite dans le village voisin du mien. Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais rencontrées auparavant?
(Angèle, chapitre 11, p. 117)
Tallulah appréhende, plus que tout, les contraintes inextricables du blablabla social sans fin. Et cependant… et justement…
Angèle commence à connaître ma routine matinale et elle s’en accommode sans rechigner. Elle se contente de me sourire avant de faire ses ablutions. Elle n’est pas une fille compliquée et cela me va très bien. La preuve, nous avons besoin de peu de mots pour nous comprendre. J’imagine que c’est ainsi, avoir des affinités avec quelqu’un. Une chose est certaine, elle est la seule personne du groupe qui me plaît et avec qui j’aimerais peut-être devenir amie. Je suis de nature solitaire et secrète, mais avec Angèle, je me sens de moins en mois farouche. C’est pour cela qu’en entrant dans l’autocar, je lui fais un petit sourire et un signe pour l’inviter à partager ma banquette.
(Tallulah, chapitre 10, p. 103)
Les deux jeunes filles deviennent donc tout doucement amies, pendant le voyage. On observera donc que l’autrice, l’illustratrice, et les deux principales protagonistes de cet ouvrage sont des femmes. Cela nous donne à entrer dans l’univers, de plus en plus formulé et tangible, de la culture intime féminine. De fait, les garçons sont assez périphériques dans cette aventure. Ce sont les deux frères turbulents et enquiquineurs d’Angèle. C’est le grand demi-frère charmant mais évaporé de Tallulah. C’est le mystérieux amoureux, très éventuel et très arlésienne, qu’Angèle nie fermement avoir (p. 18). C’est le grand-père conteur de peurs de Tallulah et les persos inquiétants qu’il fait danser devant ses yeux. Ce sont les papas bien tempérés des deux jeunes filles. Ce sont finalement les garçons du voyage de tourisme scientifique qui se barbent sur les vieilles pierres et le fatras historique, justement exactement l’univers de recherche et de réflexion au sein duquel Angèle et Tallulah se rejoignent (pp 122-123). Ceci est un livre fille, bénéficiant d’une écriture et d’illustrations fille. Cela n’en fait pas pour autant un livre juste pour filles, car les garçons et les hommes apprennent et s’enrichissent beaucoup en le lisant. Féminisation ordinaire de nos espaces mentaux, mes beaux.
Et le roi de Miguasha, dans tout ça, c’est pas un homme, lui, alors? Même pas. C’est un poisson. Et pas la première friture venue, encore. Un seigneur. Une référence. Un poiscaille préhistorique de conséquences, vu qu’il semble bien qu’il soit nul autre que celui qui, des centaines de millions d’années avant ses descendants (dont nous sommes), a commencé à prendre des petits respires dans l’atmosphère et à se faire des os de bras et de jambes en devenir, en tendant à ramper sur les plages (pp 109-110). Tant et tant que, à la fois d’eau et d’air, le susdit roi de Miguasha sera, lui, crucialement, ce point d’intersection paléontologique entre la fille-poisson (Tallulah) et le fille-oiseau (Angèle). C’est effectivement ce fossile intermédiaire indubitable qui scellera l’amitié des deux jeunes filles, non sans une rencontre imprévue et commune avec une petite aventure incorporant un très grand danger.
L’ouvrage est agrémenté de huit illustrations, une en couleur (page couverture) et sept en noir et blanc, de l’illustratrice Jocelyne Bouchard. Certaines de ces illustrations d’intérieur de livre font écho à la passion ornithologique du personnage d’Angèle et, de ce fait, elles donnent à découvrir le solide travail de dessinatrice animalière de Jocelyne Bouchard.
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Fiche descriptive de l’éditeur:
À la suite d’un concours de sciences à l’école, Tallulah fait la rencontre d’Angèle. Elles gagnent toutes les deux le premier prix dans leur école: un voyage. Au fil des kilomètres, les deux jeunes filles découvriront que leurs ancêtres à toutes les deux ont une histoire commune: en 1755, la famille d’Angèle habitait à Grand-Pré, en Nouvelle-Écosse. Mais lors du Grand dérangement, la déportation des Acadiens, ceux-ci ont cherché à se cacher dans la forêt. C’est alors qu’une famille micmaque les aurait aidées… et Tallulah est une descendante directe de cette Nation.
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POÉSIE ET JEUX LITTÉRAIRES DE SIORIS
Posted by Ysengrimus sur 7 mars 2023
De tes vécus, tu as franchi
Plus qu’une vie à l’image
De tes passions et fantaisies
Sioris
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L’architecte, scénariste et poète Paul Henri Denis Sirois [dit Sioris] fait circuler, ces temps-ci (2020-2021), sous le manteau, dans les Basses-Laurentides, le recueil de ses Poésie & jeux littéraires. Déjà, en partant, il y a ceux qui en seront et ceux qui n’en seront pas car, mutin et matois comme un singe, selon sa manière, Sioris procède à une distribution sélective et hautement parcimonieuse de son œuvre, artisanalement éditée. Cette fois-ci, j’ai eu droit à mon exemplaire avec dédicace personnalisée. J’en ai tiré un plaisir indubitable. Sioris est un poète très libre, labile, moiré, qui assume la variation des formes de notre patrimoine poétique avec souplesse, décontraction, originalité et bonheur.
Ainsi, d’abord, notre bon ami de la chose verbale n’hésite pas une seconde, quand cela lui chante (et quand cela rencontre la cohérence thématique exigée) à mobiliser une facture de versification toute classique. Quand la tristesse, la lassitude intérieure et le deuil doivent parler, rien ne vaut la petite touche baudelairienne, qui est toujours un peu avec nous.
Admettez avec moi que Nelligan n’aurait pas fait mieux que ça. Même quand il évoque le malheur, Sioris est indubitablement heureux de versifier. Et il va, de surcroit, ne pas hésiter à solidement forcer la poéticité dans l’angle du répétitif, du récursif et de l’incantatoire. Il y a, chez ce versificateur, une aspiration sentie à dominer la redite bien tempérée et à lui faire expurger cette dimension de lancinance ondoyante qui tire infailliblement la richesse de la pauvreté.
Voilà qui est volontairement redondant, méthodiquement étagé, limpide et parlant. La redite peut donc bel et bien se concentrer et buriner, marteler la question sociale et l’interrogation acide. La redite peut aussi s’ouvrir en éventail ou en ombelle et aller chercher toutes les facettes, physico-culturelles et socio-historiques, de l’objet d’inspiration. Il n’est pas dit que la disposition du vers ne rencontrera pas la diversité du fait.
Un fait s’impose alors, graduellement, à la lecture: Sioris chante, en fait. Aussi, on ne se surprendra pas du fait qu’il a mis en forme un certain nombre de… chansons, justement. D’ailleurs, dans le cas de ces dernières, il ne se contente pas de les mettre en forme. Il les met aussi en scène. Dans la chanson parlée et chantée qu’il dédie tendrement à son fils, Sioris dicte une tonalité du jeu (du jeu d’un acteur-chanteur). Pour chacune des strophes de la ballade suivante, un peu comme dans la musique italienne de la Renaissance, un ton est dicté. Dans l’ordre: moment parlé, chant doux, chant fort, moment parlé derechef, chant doux derechef…
Bonheur, cœur… il suffit ensuite d’avoir un enfant et le texte se construit. Et on observera, par la suite, de plus en plus, qu’à la fascination ludique du versifié et, voire, du rimaillé, oui ou non scandé, s’ajoute, chez Sioris, un indubitable bonheur des images. Je ne vais pas tout vous livrer. Simplement, dans les deux fragments suivants, pistez attentivement les anges qui déploient leur feuilleté bruissant, immaculé et ailé, tout en s’associant à des animaux et aussi à de petites aventures gastronomiques et gustatives, au sein desquelles on ne les attendait pas nécessairement. Gâteau des anges?
La longueur des textes de ce recueil varie amplement. Si Sioris sait faire couler sinueusement le poème long, il a aussi une particulière aptitude à faire triompher le texte court. Ami fidèle des haïkus et des sonnets, il sait mobiliser toutes les formes poétiques dans certains textes brefs et fulgurants qui s’amusent à scintiller devant l’œil, en une mystérieuse verroterie lumineuse, bien jalouse du secret de sa propre valeur.
Après ses remerciements (p. 4), son avant-propos (p. 9), un texte d’ouverture intitulé Le chant du cygne (p. 11), et un prologue en forme d’entretien avec soi-même (p. 13), Sioris nous livre ses quasi-pastiches dans Poèmes d’inspiration ou Poésie d’influence (p. 16), ses astuces de constructions littéraires (sonnets inversés, versifications aléatoirement ou méthodiquement réversibles, etc) dans Les jeux littéraires de Sioris (p. 42), l’évocation de ses amitiés, acquises ou perdues, dans Portraits d’amitié (p. 70), son rapport éminemment textuel à la musique et à la mélopée dans Chansonnettes, Contes et comptines (p. 78), et finalement le trop plein que lui livrèrent les muses dans Textes variés au fil des années (p. 100). Le recueil est parsemé de discrets petits dessins, d’inspiration parfois animalière, parfois humaine, parfois architecturale, parfois formaliste, qui font subtilement sentir un net compagnonnage du poète avec les autres formes d’art.
À lire indubitablement… si possible… car ne passera pas entre toutes les mains…
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