Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for the ‘Musique’ Category

ÉVIDENCE CRIANTE (Version française de DEAD GIVEAWAY)

Posted by Ysengrimus sur 6 mai 2023


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ÉVIDENCE CRIANTE
(Version française de DEAD GIVEAWAY)

J’ai su que quelque chose clochait vraiment
Quand il s’avéra que cette jolie jeune fille blanche
Se jetait, comme ça,
Dans les bras
D’un homme noir…
Évidence criante!
C’était une évidence criante!

Ce voisin, il avait une sacrée paire de couilles
Car on le voyait tous les jours.
On a mangé des grillades avec ce type
Et on aurait jamais pu imaginer
Que cette fille était dans sa maison.

Elle a dit: aidez-moi à sortir de là.
Alors j’ai entrouvert la porte
Mais c’était pas possible d’entrer.
On pouvait que passer
La main par l’encoignure.
Alors on a défoncé
À coups de pieds
Le bas de la porte.
Et elle est sortie.
Et elle a dit:
Il y a d’autres filles dans cette maison.
Appelle le 911.
Et ils ont pincé le type au Macdo.

J’ai su que quelque chose clochait vraiment
Quand il s’avéra que cette jolie jeune fille blanche
Se jetait, comme ça,
Dans les bras
D’un homme noir…
Évidence criante!
C’était une évidence criante!

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Il y a dix ans aujourd.hui, à Cleveland (Ohio), monsieur Charles Ramsey (notre photo) a sauvé mademoiselle Amanda Berry (ainsi que trois autres personnes) qui était séquestrée chez un de ses voisins et ce, depuis dix ans (2003-2013). La culture internet avait alors fabriqué, depuis l’entretien impromptu de monsieur Ramsey sur la question, la ballade humoristique DEAD GIVEAWAY. En hommage respectueux de ce moment vernaculaire à la fois charmant et héroique, je vous livre ici la version française de cette ballade.

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ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Mandoline

Posted by Ysengrimus sur 21 avril 2023

Mandoline
Tu es sibylline.
Tu joues nerveusement.
Tu es sur les dents
Car tu viens du Moyen-âge
Un temps nerveux et sauvage
Et tu t’en souviens.
Et cela revient
Dans les nervures de ton jeu.
Il y a quelque chose de vieux
En ton fin ramage.
Il y a de l’atavisme
Du scandé et du truisme
Dans ta fluide vérité
Qui se chante et dégouline.

Sauf que, mandoline
Tu as traversé les âges
Comme un dragon à la nage
Dans un lac maudit
Lacéré de ressacs, de bruits.
Et tu es toujours là.
Tu nous fais cadeau des larmes
Que ne versaient pas
Les hommes qui portaient les armes,
Les femmes qui tissaient le lin
En se déchirant les mains.
Ces gens notaient leurs divergences
Leurs écarts, leurs dissidences
En miniatures carolines
Au son de la mandoline.

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BARBARA, ÉBÈNE ET IVOIRE (Denis Morin)

Posted by Ysengrimus sur 7 avril 2023

L’écrivain Denis Morin est à installer le genre, original et exploratoire, de la poésie biographique. Mais cet auteur est aussi, de plain pied, un poète, un poète précis et fluide dont l’inspiration se déploie au sein d’une œuvre pleinement articulée et autonome. En découvrant le présent ouvrage, on prend justement surtout la mesure de l’art poétique, en soi, de Denis Morin. Le texte est court, lapidaire quoique très senti. La sensibilité artistique s’ouvrant vers les arts textuels s’y manifeste d’une façon particulièrement tangible.

De jour comme de nuit

C’est comme le cafard
Qui se dépose
Au fond d’une tasse
L’amour
Un café amer
Sans lait ni sucre
C’est comme un visage
Sans fard
Tu me manques
Je m’ennuie
De tout, de ta petite musique
De jour comme de nuit.
(p. 37)

Il y a, chez notre poète, une ouverture très finement construite dans la direction de la poésie concrète, elle-même cette solution moderniste gérant la rencontre de la quotidienneté la plus légère et des émotions les plus denses. On a devant soi ici, avant tout, un petit recueil de poèmes. L’aventure biographique de Denis Morin marque ici une sorte de pause. Barbara (1930-1997) va moins être décrite ou desservie comme personnalité dont on relate la vie qu’investie comme muse. On évoque la bête de scène certes, mais on le fait avant tout dans ce qui procède en elle de l’envolée universelle.

Votre silence

J’ai fait de la scène ma maison
J’ai fait de mes tournées mes saisons
Avec le même piano
Je ne vous ai jamais tourné le dos
Les pieds ancrés au sol
Votre silence me permettait de prendre mon envol.
(p. 44)

Ici, on ne parle pas de Barbara, on écrit sur Barbara. C’est très différent. La Barbara boisseau de symboles est plus profondément investie ici, par le poète, que la Barbara personne ou citoyenne. C’est bien plus de la Barbara qui est en nous qu’il s’agit ici. C’est que —cette poésie nous le donne à découvrir— on a tous un concert de Barbara qui nous sonne solennellement dans la tête. Oh, assurément, on va, tout naturellement, chercher les traits de caractère de la grande chanteuse. La personnalité psychologique. Mais, encore une fois, parle-t-on de la citoyenne Barbara ou de tout ce que la culture française a pu produire de femmes en lutte pour s’agripper au tout puissant et tumultueux radeau des planches?

Amarante

On me dit chiante
Mais en fait, j’opterais pour la nature exigeante
Je me déclare amante de la vie
Je ploie et je me redresse
Sans cesse
Je sanglote ou je ris
Mystérieuse comme une fleur d’amarante.
(p. 14)

Cette fleur ancienne est à la fois ordinaire et extraordinaire. Un peu comestible, un peu indigeste, un peu spectaculaire, un peu commune. Fleur atavique, fleur flamboyante, fleur pudique. On métaphorise ici sur Barbara, en concrétude et en poéticité. Bon, ceci dit et bien dit, attention, ne nous y trompons pas, pour autant. Option fondamentale de genre oblige, on nous le livre bel et bien, le bon résumé biographique. Fulgurant, il se donne mais ce que je vous dis c’est que, de se donner ainsi, il dicte surtout la texture motrice de la poésie.

De gré à gré

Une jeune femme loge
À Bruxelles, chez une tenancière
L’artiste tente de se faire une carrière,
Puis à Charleroi,
Elle séduit, se marie à un avocat
Au bout de quelques années, se libère…
Elle boutonne son chemisier, tous deux font leurs valises
Elle lui noue sa cravate à pois
Ils se laissent, se quittent de gré à gré
À Saint-Germain-des-Prés
(p. 7)

Ces segments biographiques sont retenus et résonnent, comme autant de lamelles, de par leur portée socio-historiquement généralisable. Barbara incarne l’insidieuse et solide libération d’époque des femmes par rapport à un conjoint convenu, bien intentionné mais involontairement patriarcal. Et, de fait, le problème du père fait éventuellement son apparition, lancinant. Denis Morin reste alors très discret, pudique. Il ne fait dire à son texte que le dicible. Ça hurlerait, si tout était dit. Ici, ça se contente de juste un peu grincer.

Une enfance à cloche-pied

À mon père, j’ai inventé mille métiers
Il était en fait désargenté
Ma mère était désenchantée
À fuir les huissiers de l’enfance
Plus de temps pour la marelle
Pas de temps pour s’acheter une ombrelle
J’en ai oublié mes poupées dans l’errance,
Mes soucis dans les ronces.
(p. 3)

À son père, elle a aussi inventé toutes sortes de justifications souterraines et de pardons secrets, qui ont fini par se craqueler au fil des années. C’est que, comme un peu nous tous, Barbara, c’est la faillite du père. Et la faillite du père, c’est la faillite d’un temps. Un temps où, entre autres, la chaîne stéréo de cette maisonnée du siècle dernier, bien c’était un piano (ici —incidemment— loué par le père). Et Barbara est pianiste. Elle est devenu touche-clavier sur ce fameux piano loué (puis escamoté, par le père). C’est une pianiste instinctive, autodidacte, vernaculaire. Ébène et ivoire, allez-y voir. C’est, dans tous les sens du terme, une pianiste de la main gauche.

La main gauche

Murmures, cris, livrer l’émotion
Confidence, éclats de voix désinvoltes
Révolte
Séduction
Mon reflet sur le fini de mon «crapaud»
Mon piano
Mon encre de Chine
Derrière lequel je tiens mon échine
Toujours présenter la main gauche
Sur le clavier
Mettre à l’ombre la droite maintes fois opérée
Rive gauche
J’ai toujours opté pour le cœur.
(p. 33)

Un crapaud c’est un piano. Ébène et ivoire, voire! On ne peut pas imaginer plus intrigante rencontre entre hideur et majesté que la rencontre récurrente et secrète entre Barbara et son crapaud. Et la pianiste ne fait que plunker et dégoiser, dans ses tous débuts de petites salles enfumées. Rien, absolument rien, ne la voue à l’immensité artistique qui l’attend. Elle végète plus qu’autres choses. Elle s’esquive, elle est en queue de peloton, C’est ainsi, depuis qu’elle est tout petite, toute écolière. Et ce sont, dans l’œuf, à la source, ses faillites académiques qui dicteront son éclosion dans l’art.

La bannière

À l’école
J’étais la dernière
Et mon frère aîné le premier
Une scène j’occupais
Des chansons et des poèmes j’improvisais
Plus besoin de répondre aux colles
Je devenais chanteuse,
Un jour, j’ai vu mon nom, chanceuse,
Tout en lettres imprimées sur une bannière
À mes rêves, je n’ai jamais renoncé.
(p. 8)

Et la voici qui rejaillit derechef, cette lancinante problématique de l’eau et l’huile du profil académique et du profil artistique. Je ne suis pas scolaire. Artiste, j’erre. À mes rêves, je n’ai jamais renoncé. La devise de tous les enragés, mêmes les plus tranquilles et discrets. Nous y voici donc, devant ce qui sera. Pianiste instinctive, cancre devenue artiste. Elle ne l’est pas, académique. Elle ne l’est pas, institutionnelle. Elle n’est pas écrivassière, non plus. Toute cette paperasse lui échappe. Elle le sent car elle se sent.

Autrement

L’écriture musicale, ce n’est pas pour moi
D’autres feront ma foi
L’impression de mes partitions dûment
Pour pianistes en mal de chansons françaises
Non, je ne suis pas nantaise
Oui, je laisse à certains les potins et les fadaises
J’écris et je vis autrement
En mode bohème constamment.
(p. 40)

Elle n’est pas technique, elle n’est pas savante, elle n’est pas livresque, elle n’est pas convenue. Le bruit des partitions lui fait gricher les oreilles. Mais c’est une obsédée, une hyper-organisée. De ne pas être intellectuelle elle investira puissamment la concrétude, jusqu’au pinaillage. Tout se configurera dans le monde qui bruisse et frémit et c’est dans les replis intimes de sa matérialité scénique qu’enfin elle existera.

Arrière-scène

J’ai deux mots à te dire
Mon banc sera-t-il à la bonne hauteur?
Ajuste encore un peu les projecteurs!
On n’a rien oublié pour la sonorisation?
Puis le piano est bien couvert dans le camion
Tout est prêt pour que nous puissions partir…
Prochaine ville, encore bien du chemin à parcourir
Caravane de music-hall, tu as vu cette ovation…
(p. 22)

Concrétude, le monde pratique de Barbara s’imposera. Et, inspiré par ce langoureux tourment ès praxis, Denis Morin suivra. Poète se coulant dans la ruelle urbaine esquissée et dessinée pas sa grande muse efflanquée et râleuse. Denis Morin nous refera, à sa façon, Prévert et sa Barbara, autre muse fameuse et inoubliable. Et les lecteurs et lectrices aussi suivront. Le recueil Barbara, ébène et ivoire est composé de quarante-cinq poèmes (pp 3-47). Il se complète d’une courte liste de références (p. 49). Il s’agit là d’une magnifique petite aventure poétique.

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Extrait des fiches descriptives des cyber-libraires:

Ce sont les mélodies et les mots de Barbara (née Monique Serf, 1930-1997) qui ont provoqué l’écriture de ce recueil noté dans un carnet noir, lors des déplacements quotidiens en train de Denis Morin. À sa manière, l’auteur a voulu saluer cette ambassadrice de la chanson française.

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Denis Morin, Barbara, ébène et ivoire — Poésie, Éditions Edilivre, 2015, 49 p.

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ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Luth

Posted by Ysengrimus sur 21 février 2023

Je vous chante mon luth
Il n’est point de bois brut
Il est tout assagi
Par la patine des âges.

Je vous narre ma quête
Des matines jusqu’aux vêpres
Elle vous fera sourire
De toutes vos dents pâles.

On y parle de sagesse
De corniauds, de bougresses
Qui ont pincé leurs notes
Dans touts les pâturages.

Les gentils, les méchants
Les guerriers, les marchands
Écoutent notre popote
L’oreille en sarcophage.

C’est que la voix du luth
Ses combats et ses luttes
Nous grafignent les esprits
En nous rendant plus sages.

Je vous chante mon luth
Et vous campe ma chute
Il faut casser la scie
Il faut tourner la page.

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ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Lithophone

Posted by Ysengrimus sur 21 décembre 2022

Lithophone,
Tu es un caillou.
Je t’ai à la bonne
Car tu es foufou.

Lithophone,
Tu es musical.
Je t’ai à la bonne
Car tu es amical.

Lithophone,
Tu es un caillasse.
Je t’ai à la bonne
Car tu es fantasque.

Lithophone,
Tu es un xylo.
Je t’ai à la bonne
Car tu fais le beau.

Lithophone,
Tu es un tatou.
Je t’ai à la bonne
Car tu veilles à tout.

Lithophone,
Tu es un Gavroche.
Je t’ai à la bonne
Car tu es une roche.

Lithophone,
Tu es un ballon.
Je t’ai à la bonne
Car tu es si bon.

Lithophone,
Tu es un pur esprit.
Je t’ai à la bonne
Car tu n’as pas de prix.

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PLANÈTE BOL (film documentaire de Nicolas de la Sablonnière, 2019): la petite tortue qui voulait monter jusqu’aux étoiles

Posted by Ysengrimus sur 1 décembre 2022

Ça arrive des fois que j’ai des bouttes de phrases. Mes lèvres dégoulinent de bave…
Martin Bolduc

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En 2018, l’artiste multidisciplinaire et cinéaste Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo) a commis un nouvel opus ès artistes marginaux. On suit, cette fois-ci, Martin Bolduc dit Bol. Le tout de cet exposé documentaire, dont les qualités sociologiques explicites et implicites sont rigoureusement indéniables, va nous faire cheminer en compagnie de ce Martin Bolduc, et des deux autres musiciens du band Grand Manitou, dans la composition et la production de leur premier album musical. Martin Bolduc formule les genres musicaux embrassés par sa petite formation d’instrumentistes dans les termes suivants: rock, punk-rock, pop-rock, pop-punk, métal-pop, métal-punk… on explore. Nous sommes dans le bled perdu de Shipshaw, au Saguenay (Québec). Tous les artistes, principaux et subsidiaires, que nous suivrons ici ont un boulot régulier, dans la sphère non-artistique. Leur cheminement dans les arts est non professionnel (comme dans: pas encore professionnel, si jamais). Selon leur formulation, leur démarche artistique, c’est un sideline, comme le seraient du moto-cross ou n’importe quoi. Ainsi, Martin Bolduc est exterminateur de son état. Il discute d’ailleurs de son travail avec clarté, limpidité et précision, devant une caméra documentaire respectueuse, cursive et bien tempérée. Éliminer les insectes et les petits rongeurs de grosses résidences mal isolées, cela fait partie de ce que Martin Bolduc est… et la Planète Bol est avant tout une planète gravitant dans l’univers dense et ardu du travail.

Martin Bolduc, dit Bol, jeune quadragénaire proche de ses parents (son père et sa mère l’encouragent, discrètement mais ouvertement, dans son art), est guitariste (ainsi que poète parolier) et peintre. On oscille, avec Bol, entre l’auteur-compositeur-interprète et le dessinateur-peintre-poète. Ses tableaux et dessins expriment les tourments, la vision et les perspectives qui apparaissent souvent dans l’Art Brut. Son ensemble musical est un trio. Martin, à la guitare électrique (il est aussi le chanteur du groupe), est accompagné d’un bassiste et d’un batteur. Ces hommes ne sont plus des jeunots et il n’est pas question qu’ils renoncent à leurs rêves. Et pourtant, ils pataugent dans un mode d’expression qui n’en a pas connu que des faciles. Les membres d’un autre orchestre, se trouvant quelques marches au-dessus de notre petite tortue montant vers les étoiles, expliquent à la caméra que désormais les mineurs (cégépiens, collégiens, etc) n’ont plus le droit d’assister à leurs concerts. Tant et tant que la consommation du punk local n’a, pour ainsi dire, pas de relève. Elle stagne. Ces bateleurs électriques sont les barbouilleurs d’un son inexorablement convenu, d’un traitement musical qui fait presque d’eux des orchestres de revival. Ils végètent, plus ou moins, devant un public involontairement stabilisé, qui ne se renouvèle pas, et qui monte en graine avec eux, pour le meilleur et pour le pire. Est-ce là la phase de diffusion artistique à laquelle Bol et ses accompagnateurs aspirent accéder? En tout cas, pour le moment, en attendant de passer à cette ambivalente étape des gaminets d’orchestre, des CD en boites de carton et des concerts locaux, notre Martin pense le plus grand bien de ses musiciens. Et il ne se gêne pas pour le dire. Après une solide répétition de sous-sol, et sur un ton un peu cabot de gérant d’estrade, il susurre: Ça été une belle performance des petits gars, Écoutez, il faut bien le dire, là. Y ont été sur la glace. Y ont donné leur cent pour cent et puis je pense que ça a porté ses fruits…

Bol commence la quête de sa vie publique en nous expliquant initialement qu’il n’est pas trop chaud pour se donner en spectacle, pour exposer ses toiles, pour faire des concerts, pour détailler des CD et des gaminets, pour jouer le jeu de la diffusion. Au cours du cheminement filmé, il change pourtant d’avis, comme subitement. Il va bel et bien contacter une compagnie locale de mise dans le son et produire un album, avec le trio Grand Manitou. Nous allons le suivre dans ces étapes de travail, tant durillonnes que largement illusoires. C’est que le parcours est hérissé de difficultés. Nous prenons la mesure de ce qu’il en coute à la petite tortue pour monter vers les étoiles pointues de son cher cosmos doctrinal. Je ne vais pas tout vous livrer, surtout que comme l’affaire est filmée avec doigté, efficacité et intelligence, je dirai: il faut voir.

Un mot sur Nicolas de la Sablonnière, de sa personne. Il apparait discrètement dans son propre documentaire. On le voit fourguer des bouquins aux environs de la trentième minute (Martin Bolduc nous explique alors que Nic est meilleur pour se promouvoir lui-même que lui-même Martin). Nicolas de la Sablonnière fait une autre apparition au milieu (entendre: au point central) de son long-métrage et ce, pour nous introduite l’INTERZONE. En un savoureux effet de distanciation de sept minutes (41:20—48:20) le metteur en scène nous explique que Bol est un disert, un verbeux, un blablateux, se drapant dans un ample et bizarre nuage théorique. Et comme le traitement cinématographique en cours est plus centré sur le pictural et le musical, le fond bavard et ratiocineur de Bol ressort bien imparfaitement. Cet intermède autocritique installe donc une INTERZONE, soit un sept minutes permettant ouvertement à un Bol théâtral, flamboyant, doctrinaire et allumé, en sarreau blanc avec baguette de bois franc et tableau vert, de nous exposer rien de moins que sa vision philosophique du monde. Oh, bon, il n’y a pas de quoi mettre Marx et Spinoza au rebut, par contre, attendu que cet exposé, sciemment métaphorique et lourdement imagé, genre prof de physique hyper-didactique, cherche à nous faire gober que si les étoiles, les noyaux et les corps de l’univers ont une existence objective, la mesure, elle, requiert un esprit pour se déployer. Le passage évolutif de la matière inorganique, à la matière organique, à la conscience est donc alors sensé, via le canal obscur de ladite mesure, légitimer la bonne vieille croyance rampante en un dieu imaginaire. Ouf… pour la philosophie, comme pour la peinture et la musique, s’il-vous plait, monsieur Martin Bolduc, don’t quit your day job.

Les fines aptitudes cinématographiques de Nicolas de la Sablonnière, qui m’avaient parues déjà for convaincantes dans TOMAHAWK, se confirment solidement ici. D’abord, l’image est d’une justesse et d’une précision remarquables. Peintre lui-même, le réalisateur-cadreur est particulièrement net quand il filme des tableaux et même, tout simplement, de la peinture. Une palette de peinture dans laquelle un peintre, même mineur, barbotte et mélange ses coloris, ressort superbement, devant la caméra de Delasablo. Et il sait aussi filmer des musiciens, ce qui n’est ni simple ni évident, tant au plan visuel qu’au plan sonore. De plus, à ces qualités justement visuelles et sonores de l’exercice se joint derechef le sens précis et clair qu’a Delasablo de l’entretien et du montage des données d’entretien. Vont parler à la caméra, outre Martin Bolduc lui-même, sa mère, son père, son frère, ses nièces et d’autres amis musiciens. Enfants et adultes sont cités solidement et ils et elles servent le propos global de façon tout à fait satisfaisante. Très intéressantes aussi sont les scènes de réunions de travail avec l’équipe de metteurs dans le son que Bol et ses musiciens mandatent (et paient) pour mettre leur premier album en forme. On va voir, devant nos yeux atterrés, une tension s’installer entre Bol et ses ci-devant metteurs dans le son. Le conflit percole, s’établit, se déploie, prend corps. Nous n’en perdrons rien… et pourtant nous sommes ici dans du documentaire, pas dans du cinéma acté (comme disait autrefois mon papa).

Un portrait global de Martin Bolduc se met en place, inexorablement. Peintre solitaire qui n’expose pas, musicien ombrageux, obligé de finir par s’improviser un studio d’enregistrement dans sa chambre, en calant les interstices muraux avec des matelas et du linge sale, rêveur philosophico-cosmologiste mobilisant les extraterrestres et un modèle corpusculaire sommaire de l’univers, avec force efforts verbaux et écrits, pour finir bien installé dans la confirmation des idéologies déistes les plus rebattues. Par interstices fatales, son entourage (mère, père, frère, contrebassiste, batteur) passe tout doucement aux aveux. Martin est un rêveur, un élucubrant, un hyperactif désordonné. Ballotté entre ses deux principaux modes d’expression, il part un peu dans toutes les directions et n’échappe pas complètement au confusionnisme brouillon résultant du malaxage de pulsions artistiques mal contrôlées et d’une weltanschauung philosophique et artistique de lecteur d’almanachs.

Une thèse s’esquisse discrètement, en filigrane. C’est quoi, au bout du compte, un artiste marginal? Eh bien, c’est un type qui se fabrique une procession d’animaux jouets sur le plancher de son appartement et qui, dès lors, fait avancer sa petite tortue vivante entre ces figurines enfantines figées. Il en fera ensuite un tableau et une pube visuelle pour le tout premier concert du trio musical Grand Manitou. Bol chante ses textes, flanqué de ses deux fidèles accompagnateurs. Les trois se déploient et se démènent dans un idiome pop-rock-métal–punk qui a connu ses grandes années et qui, de se perpétuer ainsi, aspire, bon an mal an, à faire un petit peu comprendre qu’il n’a peut-être pas encore tout dit. La petite tortue pourrait encore possiblement monter vers les étoiles. Qui sait? Sous la discrète intendance de l’analyse pudiquement avancée par Delasablo, on ne voudrait que souhaiter le meilleur, au petit reptile à la carapace. Espérons donc, pour le bénéfice de Martin Bolduc, bien indolent, et de ses pairs, bien patients, que la courbure de l’univers ne soit pas telle que la petite tortue soit en train de s’engager hardiment sur un ruban de Möbius circulaire, unidimensionnel, perpétuel et philosophiquement éperdu.

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PLANÈTE BOL, Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo), 2019, Antarez films et Gene Bro Prod, film documentaire de 122 minutes.

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Namun et Ysengrim

Posted by Ysengrimus sur 15 novembre 2022

Namun et Ysengrim 0

Depuis un moment, j’ai l’immense joie d’écrire de la pictopoésie pour le peintre et musicien autochtone Namun (Denis Thibault). On peut contempler et lire un certain nombre de nos œuvres de rencontre ICI. Notre travail de peinture (Namun) et d’écriture (Ysengrim) se complète de performances musicales et verbales devant public. Notre protocole de présentation, empreint d’une modeste gravité, est désormais bien établi. Au début d’une de nos performances, le peintre et musicien aborigène remet le bâton de parole au pictopoète occidental. Dans un contexte de réconciliation, le bâton de parole est déposé respectueusement près du premier tableau et Ysengrim est désormais autorisé à réciter de la pictopoésie française versifiée. Namun est en tenue traditionnelle (avec peintures faciales) et il joue des instruments autochtones. La tenue d’Ysengrim (décidée par Namun), notamment avec le tricorne à plume, le campe comme faire-valoir occidental de la performance. Le manteau de laine polychrome que porte Ysengrim s’appelle un capot. Ce vêtement que porte Ysengrim est authentique. Il a été troqué contre des pelleteries chez la Compagnie de la Baie d’Hudson par le grand-père de Namun, dans la première moitié du siècle dernier. Cette tenue distinctive et ostensible permettait aux gens de la HBC de discerner «leurs» aborigènes, sur les vastes surfaces de neige. Par un juste retour de la chose historique, il permet aujourd’hui à l’artiste autochtone de démarquer «son» occidental. Tout ici, tableaux, musique, psalmodies, costumes, séquences narratives des lectures, sélection des textes, dramaturgie générale, résulte de la décision de l’artiste aborigène. Après la prestation, Ysengrim rend le bâton de parole à Namun, et se tait. Le bâton est mis en circulation par Namun dans le public qui entre alors en interaction avec lui.

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Namun, Saint-Eustache, 2020

Le nom Namun, signifie «celui qui existe avec le vent» (autrement dit: celui qui vole), dans un idiome innu. Peintre, sculpteur, conteur, dramaturge et musicien, Namun est intimement imprégné de la nature, et notamment des oiseaux. Il s’inspire effectivement souvent de la dimension aviaire dans ses tableaux et dans sa réflexion musicale et philosophique. Namun est un personnage scénique fin et délié. Il a un sens naturel de l’art corporel et musical improvisés. Comme chanteur et comme musicien, il vit et fait vivre ce qu’il communique par son art. Namun est un membre de la nation Innu montagnaise et il pratique l’art pictural selon le style de la peinture Woodlands ou peinture médecine ou peinture légende. Il m’a approché, il y a un certain nombre d’années, et m’a suggéré de placer des pictopoèmes sur son œuvre picturale. Le résultat fut particulièrement intéressant et émouvant, et une belle collaboration s’instaura. Il s’en dégage aussi —crucialement— une réflexion critique permanente, implicite et explicite, sur la dimension artistique des questions de réconciliation entre allochtones et autochtones.

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Ysengrim, Saint-Eustache, 2020

Le nom Ysengrim signifie «celui qui porte un casque de fer» (autrement dit: tête dure), dans un idiome tudesque. Je me définis comme un homme du logos. Je suis un auteur québécois, très intéressé par la pictopoésie, dont j’ai la modeste prétention d’avoir affiné, sinon défini, les principales caractéristiques. Les tableaux de Namun m’ont particulièrement inspiré à cause de leur force thématique et de leur façon merveilleuse d’organiser et de segmenter les couleurs en perpétuant avec brio la vision de sagesse et les beautés extraordinaires de l’art pictural autochtone. Quand Namun m’a fait l’intense compliment de me proposer de faire de la pictopoésie sur son travail, l’envie de la lire en public m’est venue à l’esprit assez tôt et Namun a réagi très positivement à l’idée. La chose s’est ensuite mise en place en toute simplicité, tant et si bien qu’il nous est devenu possible de mettre en forme un exercice commun fin, efficace, élégant et original.

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Namun et Ysengrim-1

Namun et Ysengrim, Saint-Eustache, 2020

Notre première présentation publique a eu lieu à Saint-Eustache (Basses-Laurentides, Québec), dans un petit centre d’art particulièrement charmant installé dans une ancienne chapelle de poche presbytérienne, et qui s’appelle justement La petite église. Namun y avait fait une exposition de sa série de tableaux sur les oiseaux. Et comme cette exposition se terminait, Namun a décidé de faire ce qu’il appelle un décrochage de tableaux ou encore un dévernissage, c’est-à-dire une rencontre devant public pour contempler les tableaux une dernière fois avant que le peintre ne les range. Dans ce cas-ci, la rencontre devant public se fit sous la forme d’une lecture de pictopoésie, avec psalmodies et musique autochtone. Nous avons investi scénographiquement un espace initialement configuré comme une exposition murale de tableaux, toute conventionnelle. Nous sommes donc passés d’un tableau à l’autre en présentant un pictopoème par tableau, en alternance avec la musique (improvisation sur flute) et les psalmodies autochtones. La salle était rectangulaire et les murs étaient en lattes de bois verni. Le public (une trentaine de personnes) était assis au centre de la salle et nous circulions lentement autour d’eux, en longeant les murs où étaient accrochés les tableaux. Nous avons ainsi suivi cursivement… tout simplement… la forme du dispositif qu’imposait la salle d’exposition. La lumière tenait à un éclairage de tableaux et non à un éclairage de théâtre. Tant et si bien que l’expérience fut aussi particulièrement intéressante au plan du résultat visuel sur les acteurs mêmes. Six pictopoèmes ont été lus ainsi, sur six tableaux distincts

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Namun et Ysengrim-2

Namun et Ysengrim, Saint-Simeon, 2022

Après la pause-pandémie, nous anticipions avec joie le retour de Namun et Ysengrim, cette fois-ci sur le Centre d’exposition Inouï de Saint-Siméon (Charlevoix, Québec), dans le cadre d’une présentation sur le thème de la relation entre l’humain et l’animal. Nous n’avons pas été déçus. Sur Saint-Siméon, les choses ont fonctionné d’une façon un peu différente, plus originale, en fait. Namun était alors en exposition en compagnie de deux autres artistes autochtones, une peintre et un taxidermiste. Comme le thème était donc celui de la relation entre l’humain et l’animal, Namun avait sélectionné des toiles qui s’articulaient entre elles et formaient une petite narration présentant une progression de l’idée du rapprochement entre les humains et les animaux, en référence à la sensibilité de proximité avec la nature qui fut jadis celle de tout le genre humain. Le petit centre d’exposition de Saint-Siméon (monté fort astucieusement dans une ancienne épicerie de village) fut un espace très intéressant à investir. Exploratoire, immaculé, modularisé, séparé et découpé de différentes façons, le dispositif imposait sa petite loi aléatoire en conformité avec laquelle nous avons construit notre propre parcours. Cela nous a permis de passer d’un tableau à l’autre, encore une fois, en produisant les récitatifs, les psalmodies et la musique, en conformité avec cette thématique précise. Ici, le public nous suivait, d’un espace modulaire à l’autre, de façon à pouvoir bien discerner notre action et entendre les instruments et les voix. Ce que nous faisions, tout doucement, attendu que la salle était constitutivement tributaire de séparations dont nous avions préalablement maximalisé la logique, sans en altérer la disposition, c’était de nous couler dans cet espace et de fluidement nous regrouper devant les différents tableaux de Namun. Tout de suite après le segment musical, je disais au public (une trentaine de personnes dont une dizaine d’enfants): «Suis Namun». Namun se dirigeait alors, à travers les modules et paravents de l’exposition, vers le tableau suivant (prévu dans notre parcours) et le public le suivait, tout doucement. La même séquence avait alors lieu, mais avec un autre texte et ponctuée sur un autre instrument de musique (tambour, flute ou maracas autochtone). Dix pictopoèmes ont été lus ainsi, sur dix tableaux distincts.

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Namun et Bagatelle

Namun et Bagatelle

Namun est un communicateur naturel, solide et attachant. Il partage sa culture avec une générosité et une bonhomie tout à fait exemplaire. C’est un shaman. Ici, on voit Namun, autochtone de Baie-Saint-Paul (Québec), en train de faire l’accolade à Bagatelle, qui, elle-même, est une ainée autochtone originaire du vieux District de Keewatin (Manitoba). Namun est très respectueux des aînés et des jeunes. Il est vraiment un personnage total et un extraordinaire ambassadeur de sa culture de souche. C’est de l’or fin de travailler avec cet artiste aborigène. Un grand honneur pour moi.

Le public, lors de ces deux rencontres, a magnifiquement réagi. Pour tout dire, je dirais qu’ils étaient tous littéralement subjugués. Sur Saint-Eustache, ce fut l’enthousiasme et les échanges furent riches et débordants. «Nous sommes restés sur notre faim» fut alors le maitre mot. C’est ce commentaire qui fit que nous sommes passés de six pictopoèmes à dix. Sur Saint-Siméon, la jeune vidéaste chargée par Namun de nous filmer a parlé de performance «extraordinaire» et de «jamais vu». C’est vrai que la combinaison tableau, pictopoésie, musique, c’est comme l’œuf de Christophe Colomb mais personne ne fait jamais ça.

Namun a eu ce mot: «Paul, on vient d’inventer le vernissage dynamique. Je ne ferai plus jamais de vernissages conventionnels pour mes tableaux».

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De l’harmonie des oiseaux

Namun et Ysengrim ont vécu cette extase
Avec une modestie qui sait ce qu’elle vous doit
Grâce à vous tous, nos mots sont devenus des phrases
Nos ingrédients épars ont formé un repas.
Ysengrim et Namun sont fort contents. Il semble
Que ces oiseaux nous aient transmis
Leur harmonie.
Vivre c’est se rejoindre, c’est exister ensemble…
Pour ces moments soyeux, nous vous disons…

Merci.

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ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Hautbois d’amour

Posted by Ysengrimus sur 21 octobre 2022

Hautbois d’amour,
Instrument suranné
Ton son s’est amuï
Ton anche s’est fendillée
Tout au cours de nos vies.

Fin des beaux jours,
Tu es au portillon
Des existences faillies.
Les musiques, les chansons
Ne sont plus que des bruits.

Hautbois d’amour,
Tu es un bout de bois
Avec lequel on touille
Nos fonds de débarras
Nos bouderies, nos embrouilles.

C’est au pourtour
Du parc de nos bonheurs
Que se fige le sang
Que s’installe la peur
Des fausses notes du temps.

Hautbois d’amour,
Vas donc, tu nous as trahi.
Tu es une dague au cœur
Dont l’ultime et faux cri
Se joue en ut majeur.

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PIAF, TOUJOURS L’AMOUR (Denis Morin)

Posted by Ysengrimus sur 1 octobre 2022

L’écrivain Denis Morin est à installer le genre, original et exploratoire, de la poésie biographique. En découvrant le présent ouvrage de poésie, portant sur Édith Piaf, on prend d’abord la mesure de l’art poétique, en soi, de Denis Morin. Le texte est court, lapidaire quoique très senti. La sensibilité artistique s’ouvrant vers les arts de la scène s’y manifeste d’une façon particulièrement tangible.

Le spectacle

Édith, chaque soir de spectacle
Se produit un petit miracle
Tu entres dans ta loge
Tu souris à ton impresario
Contre ta secrétaire, tu tempêtes
Tu te maquilles
Tu enfiles ta petite robe noire
Comme tenue de scène obligatoire
Pour mieux incarner la tragédie
Avec tes mains qui implorent et déchirent le ciel
Avec ta voix immense à en faire trembler les vitraux
De Notre-Dame, Padam, padam.
(p. 23)

On entre tout doucement dans ce monde et la poésie biographique se met délicatement en place. Parfois elle agit en regardant Édith Piaf du dedans, parfois c’est en la mirant du dehors. Et on  aborde alors le monde cruel et douloureux du spectacle. Il est entendu que c’est là un grand espace d’intensité passionnelle et ce, même quand cela est dur, ardu, drainant.

Un soir de gala

Éclats de verre
Fragments d’hier
Amants, vieilles histoires
Oublier un scélérat
Ou un compositeur ingrat
Retrait de ses chansons du répertoire
Mise à l’ombre, mise en échec
Boire
Gommer un temps leur mémoire
Pour retrouver certains d’entre eux
Un soir de gala
Feindre d’être à son mieux
(p. 27)

Tout se dérègle en méthode car, chez Édith Piaf, la java et le travail fusionnent souvent. Fondamentalement, ils ne font qu’un. Solidement individualisée, l’artiste se définit à tous moments à travers les conflits passionnels qu’elle dégage avec ses différents collaborateurs. Mais dans la tempête desdits conflits, se manifestent aussi, sans partage, des rencontres sublimes… et pas seulement, comme on l’a dit si souvent, avec des hommes (des amants, des serins, des quasi-gigolos, des pupilles). La sororité, dans le torrent du travail, a aussi fait partie intégrante de l’univers d’Édith Piaf.

Marguerite Monnot

Le Ciel m’a envoyé cette femme patiente
Amusante
Amie charmante
Elle aurait été une brillante concertiste
Son jeu était apprécié par Camille Saint-Saëns
Marguerite la pianiste
Elle, grande et mince et blonde
Moi, petite et délicate
Elle habitait après la guerre boulevard Raspail
Bien loin, derrière moi, les canailles
J’écrivais des textes
Elle m’arrivait avec ses compositions
Toujours dans la bonne intention
Le bon contexte
Nous formions le premier tandem féminin
En chanson française
Puis pour un beau garçon
Un compositeur
Marguerite a cédé son banc de pianiste
Qui ne regrette rien?
(p. 16)

Comme des détails biographiques très riches sont intériorisés dans la succession des plans poétiques, on en vient à toucher le nerf des comportements sociaux d’Édith Piaf. C’est encore la connexion entre java et travail qui est en cause. On en vient graduellement à découvrir qu’il n’y pas là exclusivement fusion mais aussi radicale fission. Les deux comportements se démarquent, se séparent, se déchirent, se nient presque. On découvre quelque chose comme ce qui opposerait une cigale et une fourmi.

Mi cigale mi fourmi

Je me décris à la fois
Cigale et fourmi
Fourmi sur une scène et en répétition
Et cigale la nuit entourée d’amis
Gare à ceux qui font faux bond
On est mieux avec moi
Qu’à la cour des rois
On mange, on boit, surtout on rit
Je mêle le travail et le plaisir
Je nourris mon art par le désir.
(p. 28)

Voilà ce qui est, aussi perturbant que cela puisse paraître. D’ailleurs, il serait difficile de toucher la question des différentes facettes de la vie d’Édith Piaf sans toucher, justement, la question de ses conditions psychologiques. L’intense artiste (morte à 47 ans) souffre de tous les déchirements intérieurs imaginables. Pour tout dire comme il faut le dire, elle galère.

Ma galère

Je me sens parfois
Comme une garce
Qui se mire trop souvent dans la glace
Qui impose sa galère
Aux personnes qui la supportent,
Qui la tolèrent
Des fois, je me dis que c’est à cause
Des méchants comme moi
Qu’il y a la guerre…
Me viennent à l’esprit
Ces réflexions naïves
Je me sens parfois
À la dérive
Comme les volutes d’une clope se heurtant sur la glace.
(p. 11)

Douleur simple, écrue, nue, directe, cuisante. Culpabilisation presque enfantine aussi. Il faut dire que ses origines modestes la déterminent profondément. Re-nommée la Môme Piaf (par imitation d’une autre chanteuse de rue à la mode, du temps, la Môme Moineau), elle gardera toujours, intimement chevillée à sa faconde, la stigmate glorieuse et gouailleuse de son vieux fond vernaculaire.

Une enfant de la balle

Être une enfant de la balle
Fille d’un osseux contorsionniste
Et d’une chanteuse de rue à la destinée si triste
On est bien loin des rivages en images,
De la belle écriture en fions et en jambages
Oubliez Deauville ou la Ligurie
Le ciel parisien était vraiment gris souris
Et la suie tachait les mains pour de vrai
Et la pluie était froide et sale
Hiver comme été, fallait chanter
Puis tendre un béret
Pour acheter les bons pains frais
Et craquants à se mettre sous la dent
De monsieur le boulanger du coin
Il me faisait parfois la charité d’une brioche
J’attendrissais déjà les cœurs avec ma tête de mioche
Je faisais et je ferai la boîte à musique si souvent…
(p. 5)

De la belle écriture en fions et en jambagesÉdith Piaf s’en fera soumettre toute sa vie, par toutes sortes de paroliers surdoués, les premiers de France. Elle s’y adonnera elle-même, à la belle écriture. Un choc intellectuel entre la penseuse modeste et l’interprète sophistiquée va fatalement s’installer. On touche l’ensemble des aspirations qui configurent sa vision du monde. Le fond de l’affaire est finalement assez radical et assez simple: Édith Piaf veut comprendre…

Comprendre

Je veux comprendre le sens des choses,
La vie, la mort, l’amour
Et le pourquoi du parfum des roses…
Je me sais lucide
Parfois drôle
Tantôt acide
Comme si je me promenais entre deux pôles
Je déforme la réalité
Pour me rendre plus supportables les vanités
La beauté du regard et le talent
Ne sont que peu de choses
Si l’on ne sait pas croire en l’Amour.
(p. 39)

Déterminée philosophiquement autant qu’artistiquement, autodidacte en lutte constante avec son héritage intellectuel en crise, Édith Piaf pense et agit. Mais la problématique objective de l’être va vite s’incliner devant la problématique intersubjective de l’amour (toujours l’amour). Que ce soit dans ses interactions professionnelles, dans son rapport au monde, dans ses transes passionnelles avec le public. Édith Piaf, se doit d’aimer pour vivre. Aimer et être aimée. Tout ce qui est vrai et tout ce qui est faux se problématise dans l’amour.

Le vrai du faux

On me dit souvent irascible
Tantôt susceptible
Qui osera me contredire?
Je régente tout
De la levée du rideau au répertoire
Impossible
Depuis le berceau
Avec ce besoin irrésistible
De plaire
Et d’être aimée
Je me connais
J’aime ou je déteste
Je mens ou si peu
J’omets les moments trop laids
Je cultive dès à présent ma gloire
Pensera-t-on à moi beaucoup ou trop peu?
(p. 31)

Il faut dire que la question est ici fort adéquatement posée. Pensera-t-on à moi beaucoup ou trop peu? Car le fait est que plus de cinquante-cinq ans après sa mort (survenue en 1963), on pense à Édith Piaf. On y pense intensément, sans concession. Elle nous obsède, nous hante et ce, tant de par sa voix que de par ce qu’elle dit. Et Denis Morin —qui y pense aussi— l’a admirablement saisie, cette obsession d’Édith Piaf qui reste si fermement installée en nous. Le recueil est composé de trente-six poèmes (pp 3-40). Il se complète d’une chronologie détaillée de la vie d’Édith Piaf. (pp 45-55) et d’une liste de références (p. 57). On y retrouve aussi trois photos d’Édith Piaf, dont une photo d’enfance (pp 41-43). À lire, à faire tourner la tête.

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Extrait des fiches descriptives des cyber-libraires:

Édith Piaf (1915-1963), figure de proue de la culture française, connut tout autant la misère que la gloire. Sa voix résonne encore en nous. L’auteur s’est penché sur la vie de la Môme qui ne regrettait rien ou si peu.

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Denis Morin, Piaf, toujours l’amour — Poésie, Éditions Edilivre, 2017, 57 p.

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ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Harpe

Posted by Ysengrimus sur 21 août 2022

La harpe est une dame
Avec un long cou
Comme je ne sais quel fluide cygne
Ni trop sage, ni trop fou.
Elle dégoise d’un air entendu
Et sa plus haute gloire
Est d’être ainsi sans but.

La harpe est une esquive
Avec un vieux secret
Comme je ne sais quel ancien récit
Ni trop beau, ni trop laid.
Elle ne vibre pas souvent
Car il ne vient guère, le signal
Qu’elle attend pourtant.

La harpe est au grenier
Elle qui parla d’amour
Comme je ne sais quelle vague Eurydice
Sans angles et sans pourtours.
Sa musique s’est évanouie
Sous les arceaux de nos mansardes
Chez les rats et chez les souris.

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