Fin de l’été 1992. Une mécanicienne de marine québécoise se voit offrir un contrat de six semaines sur un superpétrolier américain de deux cent cinquante mille tonnes, le Sea Wizard. En puisant dans ses souvenirs et son expérience, notre protagoniste imagine initialement un navire flambant neuf, voyageant majestueusement sur les Sept Mers, de Dubaï, à l’Alaska, à Singapour, à Dubaï encore, et disposant des plus attrayantes commodités: salle de cinéma, cuisines rutilantes, cabines confortables. Elle se retrouve sur un immense rafiot vieillissant, ancré pour longtemps (pour plus longtemps que six semaines, en tout cas) un peu au large de Dubaï, et que ses armateurs cherchent à faire retaper en engageant le moins de frais possible. La machinerie ne fonctionne pas, les commodités sont minimales et malpropres, tout se déglingue et ce qui semble manifester la détérioration la plus accusée et la plus cuisante, c’est le moral et la psychologie des mariniers.
Les équipes de terre (des Philippins, des Arabes et des Indiens) étant mandatées pour effectuer les importantes réparations sur les chaudières, poumons du navire, il ne nous reste plus, à nous, de l’équipage régulier, qu’à dépenser notre énergie sur les auxiliaires, ongles d’orteils du navire. Cela ne rend pas la tâche plus facile pour autant. Un sentiment défaitiste règne parmi les mécaniciens, sous la conduite d’un chef hystérique qui trépigne de joie quand quelque chose fonctionne et qui trépigne de rage quand quelque chose ne fonctionne pas (ce qui arrive plus souvent qu’autrement).
Seule femme à bord, notre second engineer au cuir dur et à l’anglais approximatif, une narratrice non-nommée écrivant en je, va devoir s‘affirmer professionnellement dans un monde d’hommes (cela ne sera pas trop malaisé, l’un dans l’autre, attendu son aplomb et sa compétence). Elle devra le faire tout en assurant l’intendance de son fragile et sinueux paradoxe émotionnel (cela, par contre sera bien plus malaisé, attendu, notamment, le caractère rabougri et sporadique des possibilités d’épanchement romanesque à bord). À un certain point de ma lecture, j’ai surnommé l’héroïne anonyme de ce roman aussi passionnant qu’étonnant Andromaque. Effectivement, comme la veuve d’Hector dans la tragédie racinienne, notre mécanicienne navale ressent une attirance très forte pour un jeune collègue qui naïf (c’est le mot utilisé) ne semble tout simplement pas configuré pour rendre la réciproque (sauf quand il a un verre dans le nez, cas aussi hasardeux que hors-jeu). En même temps, elle est elle-même la cible constante des assiduités méthodiques et tentaculaires d’un grand escogriffe régalien qui semble avoir beaucoup de pouvoir, d’autonomie, d’ascendant et de ressources, sur le navire et en dehors. Tout le petit monde de ce trio regarde donc dans la mauvaise direction idyllique: Andromaque vers l’homme-enfant gentleman à rallonge, l’homme puissant et entreprenant vers Andromaque. Tension tragicomique sur fond d’étrave chambranlante et d’humour grinçant. À terre, lors des permissions dans le havre de Dubaï ou, à bord, lors des longues pauses séparant les quarts de travail, ou à n’importe quel autre moment de liberté clandestine ou semi-clandestine, les têtes vont-elles finir par se retourner et parvenir à apercevoir l’attirance venant sur tribord quand on la cherche désespérément à bâbord? Ma foi, espérons-le, car l’ennui et la mélancolie semblent ici très intimement se coller au cambouis et à la sueur (nous sommes après tout dans le Golfe Arabo-Persique, sous un soleil de plomb immuable et ce, la plupart du temps sans climatisation). L’amalgame du cambouis, de la sueur, de l’hystérie du chef, des moments de camaraderie aussi ambivalents qu’inoubliables, et du tourbillon capricieux des amours flétries, tout cela en vient à constituer un brouet matériel et sentimental fort étrange et irrésistiblement savoureux. C’est aussi rafraîchissant et étourdissant que la bière et le rhum qu’on fait, de ci de là, monter illicitement à bord.
L’écriture de Marie-Andrée Mongeau, limpide et directe, humoristique et décalée, nous entraîne avec précision et sobriété dans les cadres intrigants mais incroyablement déroutants d’un mode d’existence parfaitement magique (n’hésitons pas à reprendre ce mot). Vite, très vite, on comprend que ce lieu de travail incroyable, cette réalité alternative, cet ordinaire extraordinaire, existent… qu’ils sont là, au monde, quelque part. Archi-spécialisé, mystérieux et titanesque, le dispositif sans miracle du terrible magicien de la mer est un univers inouï, parallèle au nôtre mais brutalement effectif. Il encapsule toute une dimension d’enchantement incongru et de véracité subtile qui, fatalement, nous submerge, nous domine et nous hante.
Quel symbole aussi, que l’immense étrave rouillée d’un gigantesque pétrolier vieillissant (comme l’Occident même), vouée, de par les activités fermement réparties de son feuilleté d’équipes et d’équipages, à un sort historique aussi formidablement improbable que crûment vrai. C’est le vague à l’âme insolite, lourd et fatal de toute une époque qui s’exprime ici, dans les entreponts du navire, beau temps, mauvais temps.
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UN FEU, UNE TENDRESSE, UN RIRE (Diane Boudreau, Marie Josée Gélineau)
Posted by Ysengrimus sur 7 mai 2022
Tout comme dans le premier recueil analysé (Ici, tout simplement, 2005), les textes courts et sobres de la poétesse Diane Boudreau (et de sa comparse Marie Josée Gélineau, qui signe ici trois textes) mobilisent cette formidable aptitude à s’extirper du quotidien tout en préservant, un sens pur et dépouillé de la concrétude. C’est de se regarder se décoller du monde éclectique et contraignant des vétilles qu’on entre déjà en poésie.
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On mobilise dans ce recueil-ci des valeurs poétiques plus anciennes: l’arbre, la terre aride des déserts, les muses, la voix nue, le chant des hirondelles, la Rivière du Chêne. Mais, par delà la variation mûrie des sources d’inspiration, ce qui reste en nous, c’est la douleur tranquille, la blessure de guerre, les fragments de shrapnell. On pourrait s’appesantir sur la plaie, on pourrait regretter, on pourrait se coucher. Mais, pas question… nous voici désolée certes, mais tout en train de se ressaisir. Allez! Allez!
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Voici donc que me voici moi, dans mon corps, tel quel… Je ne changerais pas mon cœur pour celui d’une autre. Et pourtant les médecins, avec leurs sempiternelles mesures préventives, ne lâchent pas prise et ils ne prescrivent rien de bien rassurant. Tant pis pour eux. Rien ne me séparera de mes joies, de ma vie, de la nature de la pluie… de l’amour. Nous sommes vivants, aimants et, de toutes façon, qu’y avait-il tant que cela, avant?
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Explorant la vie, la poésie s’aventure aussi à explorer le petit jeu délicat des genres. La fable ou moralité (La grive et le tilleul), les aphorismes (Pensées). Par tant de rigoles, ce qui doit se dire se dit. Ce qui est est. Ce bonheur est compromis. Les contraintes de vie sociale le fait trébucher. Un nouvel amour n’est jamais assuré. Les amples vagues de la vie font onctueusement bouger les vieilles amies du réseau de jadis vers des distances qui, elles, imperceptiblement s’allongent…
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Et —flageolement social oblige— le monde matériel entre en scène, le feu, les vagues, une huître perlière. Trois sœurs traversent hardiment les saisons, trois solides perles de concrétude marchant vers une rivière. Et, oh, elle est cruciale, tout le long, cette solide dimension de sororité. C’est elle qui va nous faire cheminer… et finalement revenir vers les contingences et les amplitudes de la vie sociale, ainsi que du compagnonnage intellectuel.
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La femme se prend des coups. Elle combat. Elle résiste. Elle s’échiffe comme de la dentelle. Il n’est pas question de lui dire de ployer, d’onduler. Latente, cuisante, il y a ici toute une réflexion sur la souffrance. Il y a aussi une réflexion de la souffrance, un ondoiement scintillant, comme si, au fond, c’était une lumière. Une lumière qui brûle, qui instille des tourments, qui torture. Et tout cela se brasse, se joue, sous une superficialité si fragile.
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Mais la lumière guérit aussi. Surtout quand elle est portée par le vent des saisons: mai, septembre. Tous ces atours du monde font leur part dans la grande guérison. Ils ont chacun leurs lumières et leurs espaces, une prucheraie, un ciel frileux, les humeurs mystérieuses de la fin de l’hiver. Le temps (comme température, comme cycle des saisons, comme irréversible avancée) fait son œuvre. Il polit et patine nos puissantes et sourdes intelligences du monde. Et ouf, on en a bien besoin. Car il y a tant tellement d’inintelligence, en ce malmonde. Et la philosophie et la quête esthétique, qui se rencontrent ici tout en douceur, ont souvent buté dessus, l’inintelligence, la cruauté, la bêtise.
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Écheveau balancé de sagesse et d’ardeur, d’ontologie générale et de conscience sociale, ce petit recueil veut parler pour continuer de dire que l’optimisme se gagne, il se conquiert, il se dépose, il fermente comme les liqueurs. La nature nous nourrit mais nous l’harnachons et, ce faisant, il faut savoir s’avoir à l’œil. Tout n’est pas noir et tout n’est pas rose. Il faut tout redécouvrir et ne jamais abuser du serein. Amour, est-ce la fin? (Marie Josée Gélineau)
Le recueil de poésie Un feu, une tendresse, un rire contient 40 poèmes (37 poèmes de Diane Boudreau et 3 poème de Marie Josée Gélineau). Il se subdivise en trois petits sous-recueils: En moi le silence (p 9 à 26), Dénouer l’âme (p 31 à 56), et Lumière guérisseuse (p 59 à 66). Ceux-ci sont suivis d’un épilogue de deux pages intitulé Remerciements (p 72-73) et de deux brèves notules sur les auteures (p. 74). Le recueil est précédé d’une préface de Claude Hamelin (p 7) dont le maître mot est: le présent recueil de poèmes est un véritable coffret à bijoux! L’ouvrage est illustré de sept photographies paysagères (six en noir et blancs et une en couleurs).
Diane Boudreau, Marie Josée Gélineau, Un feu, une tendresse, un rire, Diane Boudreau, 2016, 68 p.
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