Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for the ‘Sexage’ Category

Relations homme-femme dans la dynamique de la modernité. Investigation des cultures intimes en sexage. Orientations sexuelles en débat. Autocritique de l’homme. Féminisation des valeurs. Guerre et paix des sexes.

LE CŒUR AU LARGE — POÉSIE ET AUTRES JONGLERIES (Diane Boudreau)

Posted by Ysengrimus sur 21 mai 2023

frene-en boise

Et vous, où est votre demeure?
(p. 63)

.

La démarche poétique de Diane Boudreau se poursuit, dans une ambiance discrète de remise en question implicite et explicite des errances de la ratiocination. Il ne faut pas trop penser de façon froide et calculée. Il ne faut pas trop réfléchir de façon configurée. Il faut découvrir les vertus sapientales du laisser aller. Les pulsions naturelles qui nous ouvrent à la poéticité de l’être et de l’expression doivent moins être suscitées que préservées. Elles sont en nous. Elles y sont, n’y touchons pas trop. Cette vision, méthodiquement spontanéiste, traverse toute l’œuvre de Diane Boudreau, mais dans Le cœur au large, la formulation de ladite vision accède presque à une dimension de manifeste. Car effectivement, l’autrice ne se gêne plus pour bien faire sentir les ficelles, tant dociles qu’indociles, de ce qui peut se manifester au sein de son écriture. On ne dit pas spécialement des choses nouvelles, ici. On dit tout simplement les choses que l’on sent. Et la question de savoir si ces choses dites sont innovantes, ou novatrices, se pose moins que celle de savoir si Expression et Émotion se rencontrent adéquatement et dénichent ensemble leur verve vive. Tributaire d’une pensée excessivement construite, la tête au timon, ne doit pas empêcher de s’épancher… le cœur au large. Non pas des choses nouvelles, donc, mais d’une manière nouvelle.

.

Fragments de juin (1)

Je ne fais que secouer les braises
et ne vous apprends rien de plus
que vous ne sachiez déjà,
si ce n’est la confiance.
La fleur s’ouvre au soleil.

Une tête savante pourrait empêcher le cœur de s’ouvrir
et gâcher une vie,
comme une fleur trop lourde pour sa tige.

Ai dû apprendre à me méfier des spécialistes, des intellectuels.
Pourtant, j’en suis…

Ai donc appris à douter de moi-même,
laissant plus grande place à l’intuition
sage et rebelle.
(p. 72 — typographie et disposition modifiées)

.

Une fois reconnue et mise en forme, explicitement ou implicitement, la vision selon laquelle il n’y a pas vraiment de poésie de tête et que l’expression doit se donner une dimension constructiviste minimale, sinon volontairement limité, l’étape, qui se met en place, c’est celle mobilisant l’intuition. Une certaine dimension automatiste se profile alors, dans la vie comme dans l’écriture. Et ici, je me permets de m’approprier une métaphore subconsciente qui percole, chez l’autrice. Effectivement, dans un poème très vif et très frais, Diane Boudreau évoque une jeune fille jouant au foot (soccer). En mirant la chose attentivement, on finit par comprendre et par décoder que cette jeune fille s’adonne, certes, à un sport construit, articulé, balisé et formulant ouvertement des objectifs. Mais, en fait, on a ici la poétesse elle-même, qui, dans le cadre disposé et en en mobilisant tout la flexibilité… fonce, avance, selon son intuition. Elle n’élabore pas. Elle n’échafaude pas. Elle joue.

.

Elle joue

Elle joue
Sous un soleil d’Atlante
la sueur suinte dans son cou

Elle joue
Sous une pluie battante
ses pieds dérapent dans la boue.

Vite évaluer, penser, agir
Parfois le geste est propulsé
coup de pied donné
tête percutée sur le ballon qui vire
avant même que la volonté agisse
que la pensée surgisse

Présence, réflexes, vives intuitions
s’activent et la supporte

Elle joue avec passion.
(p. 25 — typographie et disposition modifiées)

.

Dans la dynamique ludique, va se mettre en place la dimension verbale de la démarche. Mais cette dernière devient subitement plus secondaire, ancillaire. Notre sacro-saint verbe se configure de plus en plus comme quelque chose de cerné, en monde. Notre volonté d’expression établit sa jonction avec des reflets, des réalités et des faits profonds, qui ne sont pas nécessairement langagiers. Oui, quelque part, d’avoir beaucoup travaillé des mots et du langage, on finit par bien stabiliser l’autonomie du factuel. On détecte que tout cela, finalement, porte sur notre connaissance du monde et, à travers le filtre de ladite connaissance du monde, elle-même mâtinée et habillée de langage, ce qui est en cause, c’est l’être. L’être et le faire. Bien loin de blablater et de dégoiser, ce qui finit par frapper le cœur, et le ramener du large, c’est pas la parole mais l’action. L’action. L’action. L’action.

.

Total élan

Action action action

Pour elle
au vif du quotidien
l’amour ne se dit pas tant par les mots
mais par les gestes
gestes
gestes

milliers de gestes offerts
dans un total élan
pour les siens
chaque jour

Amour amour amour.
(p. 19 — typographie et disposition modifiées)

.

Les actions sont colossalement multiples. Diversité historicisée. Mais il faut bien s’aviser du fait qu’elles sont aussi très lourdement engoncées dans leurs limitations. Limitations matérielles, naturelles, bien sûr, mais aussi l’imitations sociales, historiques, collectives. Et cet implicite lancinant est toujours présent, chez Diane Boudreau. La société, étendue, est sous-tendue de rapports de forces. Et ces rapports de force ont tendance à impacter sur ce qui nous définit et sur ce. que notre intervention d’existence s’efforce d’être. Et il y a, entre autres, les limitations que subit le travail, le bel ouvrage. Des instances sourdes, dont les motivations restent souvent fort questionnables, bidouillent le bel ouvrage. Et cela résiste. Et la question se pose de savoir ce qu’il restera de ce que l’on a voulu faire. Face à cette situation, que nous connaissons tous et dont nous vivons tous, Diane Boudreau perpétue une vision optimiste, prométhéenne, sororale. Si tous les gars et les filles du monde pouvaient se donner la main, on arriverait à en construire, des choses belles et significative…

.

Tôt le matin

Tôt le matin
tu pars
construire des chemins
qu’ils détruiront le lendemain

Tu le sais
et tu n’y peux rien

Mais va, je t’aime
je pense à toi

Qui sait
peut-être que demain
la terre
aura tourné

Si dix millions de femmes espèrent
dix millions d’hommes y croient
peut-être que la terre…

il est tard
Allez… va!
(p. 33 — typographie et disposition modifiées)

.

La conscience, mise en forme poétique, des réalités socio-historiques, même si elle se formule largement dans l’implicite, ne laisse pas la poétesse trop éloignée des grands cycles. Un cycle tout particulier qui prend une importance saillante, dans le recueil du jour, c’est le cycle naturel des saisons, et le jeu stable des métaphores qu’il emporte comme une brise devenant bise. Une portion significative de ce recueil rétablit le rapport, si contrasté et si accusé dans notre beau pays nordique, avec le rythme des saisons. Et, bien sûr, la saison qui reste primordiale, dans la définition de l’être de cette francophonie qui a tant su s’épingler et se perpétuer au nord, c’est l’hiver.

.

Hiver

Enfin la lumière
enfin la froidure
la neige blanche et pure

La vie nous fait cadeau
de la blancheur du monde

Gros bas de laine
de toutes les couleurs

foulards, mitaines
emmaillotées d’amour

chocolat chaud
douce chaleur autour

foyer de pierre
où danse la lumière

Noël
(p. 53 — typographie et disposition modifiées)

.

Mais, bon enfin, que nous vaut l’hiver, si n’apparaît pas, dans son espace de la boucle du cycle, la dimension et la dynamique qui lui permet de se définir et d’exister. Que serait l’hiver sans son frère, sont contraires, l’été. Et lui aussi mérite d’être évoqué car, et cela échappe trop souvent à nos bons amis de la francophonie-monde, l’été québécois est d’une intensité peu commune. Il peut laisser, lui aussi, son impact, discret mais solide sur le tout du cheminement. Nous l’assumons, l’été, lorsqu’il s’agit, imparablement, de circuler sur le cerceau des saisons, sans s’y trouver cerné.

.

Dormance

Un peu de paix
sous le soleil

Et le silence

Bonheur discret
des matins de juillet

Y aspirer déjà dans la dormance
et la froidure cristalline
de l’hiverqui s’attarde indûment

(p. 45 — typographie et disposition modifiées)

.

L’univers de Diane Boudreau, dans son rapport au cycle des saisons, nous amène finalement à perpétuer notre conscience du cycle de la vie, même. Ce cycle, on ne le voit jamais de la même manière, le matin, le midi, et le soir. Bon, admettons-le, Diane Boudreau est plus du soir que de quoi que ce soit d’autre. Et sa conception, tout en maternité, tout en sororité, tout en filialité féminine, l’amène, bien sûr, à se définir en ce que sera. Il s’agit du support et de l’appui des instances par les autres instances, lorsque s’impose le poids, inexorable, du soir de la vie. Et de se dire, par l’appel.

.

J’appellerai

Elle avait pris grand soin de moi
ma mère
sa vie durant…

Quand vint le temps
j’ai pris soin d’elle.

Aujourd’hui, qui veille sur moi?
Ma fille
elle qui n’a pas d’enfant.

Alors
lorsqu’elle aura mon âge…

J’appellerai le vent
la pluie et le soleil

la neige et les forêts
les pics et les sarcelles…

je les appellerai
et ils prendront soin d’elle.
(p. 29 — typographie et disposition modifiées)

.

Le recueil de textes Le cœur au large Poésie et autres jongleries contient 40 poèmes et 2 miniatures en prose. Il se subdivise en trois petits sous-recueils, disposés thématiquement: Cœur scellé (p 9 à 29), Souvenances (p 31 à 41), Humeurs saisonnières (p 43 à 56), et Pensées du soir (p 57 à 75). Ces textes sont suivis d’une table des matières (p. 76 à 77), d’une table des illustrations (p. 78) et d’une page de remerciements (p. 79). Le recueil est précédé d’un exergue, d’une préface de l’autrice intitulée Laisser une trace (p 6 à 7). L’ouvrage est illustré d’un tableau paysager (première de couverture, en couleurs) et de onze dessins et photos en noir et blanc.

.

Diane Boudreau, Le cœur au large Poésie et autres jongleries, Diane Boudreau, 2021, 80 p.

.

Extrait de la quatrième de couverture de Hélène Bédard (typographie et disposition modifiées):

« Le cœur au large » c’est comme une musique qui vous étreint, vous enveloppe, vous réchauffe, vous amène au large et laisse en vous des traces…  

Publicité

Posted in Civilisation du Nouveau Monde, Fiction, Philosophie, Poésie, Québec, Sexage | Tagué: , , , , , , , , | 4 Comments »

La Victoire Gourmande (essai-fiction)

Posted by Ysengrimus sur 15 mai 2023

Femmes-qui-mangent

Un animateur: Bien le bonjour et bienvenue à l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS. Nous avons pour vous un menu (le mot s’impose) tout ce qu’il y a de plus spécial, et qui ne se présente plus, tant il est attendu. Titre de l’émission d’aujourd’hui: À QUI REVIENDRA LA VICTOIRE GOURMANDE? Conformément aux ententes préalables entre les deux parties qui se font face aujourd’hui, ceci sera ma seule intervention dans le débat gastronomique et publicitaire qui va avoir lieu céans entre Raymond Canneton, fondateur de la chaîne de restauration rapide bien connue LE CLAN CANNETON et Lulu Laire, modiste, parfumeuse, chapelière et présidente directrice générale du plus grand magasin de mode de toute la République Domaniale, le célébrissime L’AIR DE LAIRE. Madame, monsieur, bien le bonjour. Au cours du débat libre et vigoureux dans lequel vous êtes sur le point de vous engager je vous signale que, selon la procédure habituelle dans notre émission, vous verrez osciller la jauge d’opinion bichrome que vous avez devant vous. La surface rouge de la jauge représente l’argumentation de Madame Laire et la surface bleue de la jauge représente l’argumentation de Monsieur Canneton. Tous nos auditeurs et toutes nos auditrices ont en main un rotacteur leur permettant de contribuer à l’oscillement de la jauge d’opinion dans un sens ou dans l’autre, fonction du déroulement du débat. Je vais d’ailleurs demander tout de suite à nos auditeurs et auditrices d’actionner sans délai ce rotacteur en répondant à la question suivantes: lequel des deux protagonistes voulez-vous entendre parler en premier? Attention: actionnez vos rotacteurs! Il va maintenant y avoir un petit temps d’attente. Ceci me permet de signaler que nous avons aujourd’hui un auditoire international (République Domaniale ET Nouvelle Navarre) pour ce débat savoureux qui passionne nos bonnes opinions domaniale et néo-navarroise et défraie la chronique gastronomique depuis de nombreux mois. Signalons aussi que les auditeurs et auditrices de l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS ont l’habitude de donner la parole en priorité à l’intervenant ou à l’intervenante dont ils préfèrent les idées en début de débat. Et… c’est… indubitablement le restaurateur Raymond Canneton qui l’emporte, avec l’aiguille de la jauge d’opinion bien installée au milieu de la section bleue du cadran. Les rotacteurs ont tourné et c’est Lulu Laire qui hérite du fardeau d’inverser le mouvement de l’opinion. Y arrivera-t-elle? Nous le saurons très bientôt. Monsieur Raymond Canneton, la parole est à vous.

Raymond Canneton: Merci. Alors, bonjour tout le monde. Bonjour Madame Laire. Me permettez-vous, pour le bénéfice de notre auditoire de Nouvelle Navarre (où nous avons de florissantes filiales), quand même moins intimement familier que celui de République Domaniale avec les enjeux ici en cause, de rappeler la nature de la joute qui nous oppose?

Lulu Laire: Je vous en prie, faites.

Raymond Canneton: Une compétition nationale mettant initialement en lice une quarantaine de personnes a démarré il y a quelques mois en République Domaniale. Elle porte sur la gourmandise. Non pas la gourmandise comme pulsion individuelle ou privée mais comme grande tendance nationale. Il s’agit de départager tous ces gens, gastronomes, sommeliers, confiseurs, restaurateurs, auteurs et autrices de livres de recettes, politiciens, musiciens, poètes, animateurs et animatrices de bandes passantes…

Lulu Laire: parfumeuses, modistes, chapelières…

Raymond Canneton: Oui, oui, absolument. Il s’agit de les départager et de dégager qui peut se glorifier d’avoir fondamentalement défini les cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre.

Lulu Laire: Voilà, rien de moins. Et vous et moi, nous sommes les deux finalistes de la course d’obstacles débridée de cette bande de sensuels agitateurs de fourchettes.

Raymond Canneton: Agitateurs de quoi?

Lulu Laire: De fourchettes. C’est un instrument de sustentation d’autrefois. Très chichi-classe, mon cher ami.

Raymond Canneton: Je connais pas. Moi, je mange au canif.

Lulu Laire: Ça ne fait rien. En tout cas, vous et moi, nous sommes les finalistes de cette quête de la Victoire Gourmande.

Raymond Canneton: Voilà et c’est ici, dans la grande émission internationale des actionneurs de rotacteurs que va se décider la victoire finale. Sur une joute verbale.

Lulu Laire: Une ultime bataille de coqs… au vin.

Raymond Canneton: Ah, ah, ah, très amusant, madame. Vous déployez un charmant lot de références gastronomiques, pour une personne n’ayant fait carrière ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie.

Lulu Laire: Je ne suis pourtant pas devenue finaliste de cette joute, en face à face avec vous, pour mes beaux atours. Quoique… Enfin, disons que nous reparlerons le temps échéant de ma carrière. Pour, le moment, inspirez-nous donc de ce fleuron qu’est la vôtre.

Raymond Canneton: Bon. J’ai commencé comme voyageur de commerce. J’étais représentant en verres de cartons jetables. Dans ce temps là, les restos utilisaient des verres de verre. Ils étaient cassants et il fallait les laver. Mon œuvre initiale consistait à convaincre nos bons restaurateurs domaniaux de passer au gobelet jetable.

Lulu Laire: C’est l’époque ou on vous surnommait Monsieur Carton.

Raymond Canneton: Bien oui. S’appeler Raymond Canneton et fourguer des gobelets de carton créa des conditions qui faisaient que le calembour s’imposait. La loi domaniale régissant les matières ordinaires m’interdisait d’utiliser le mot carton dans ma raison sociale, mais je jouais du calembour au maximum.

Lulu Laire: Hautement gastronomique comme notion, le carton!

Raymond Canneton: Je connais votre perfidie, madame. Je vous ai vue dans nos débats préliminaires. Et je vais me contenter d’y répondre par une question. Aimez-vous le lait frappé, madame?

Lulu Laire: J’en raffole. Surtout à la fraise naturelle.

Raymond Canneton: Bien. Êtes-vous consciente du fait que si vous assouvissez votre soif de lait frappé à la fraise en République Domaniale ou en Nouvelle Navarre, vous m’êtes redevable de cet assouvissement?

Lulu Laire: Ah, bon! Il faut nous raconter ça.

Raymond Canneton: La frappeuse mécanique à lait fut inventée dans les années de la Consolidation Domaniale. On tenta initialement d’y incorporer des verres de verres mais ils éclataient. Les restaurateurs devaient donc frapper le lait dans un gobelet de métal jouxté à la frappeuse mécanique puis verser son contenu dans les verres de verre. C’était lent,  fastidieux, salissant et…

Lulu Laire: Peu appétissant?

Raymond Canneton: Ça, je sais pas. Mais en tout cas ma firme eut l’ingéniosité de concevoir un gobelet de carton qui pouvait s’incorporer dans les frappeuses mécaniques à lait car il s’enchâssait intimement dans le gobelet de métal et ce, sans dommage. On frappait. On retirait le récipient de carton et on servait le lait frappé sans transition. C’était net, rapide, pratique…

Lulu Laire: Économique…

Raymond Canneton: Et efficace. La frappeuse mécanique à lait avec gobelet de carton se répandit et le Gobelet de Carton Canneton devint son contenu implicite et, conséquemment, la référence en la matière. Mon entreprise de gobelets prospéra tant que je pus bientôt me porter acquéreur des Laits Frappés Domaniaux. Les deux entreprises s’aidant l’une l’autre, il valait mieux les posséder les deux et les faire opérer en formation.

Lulu Laire: Enfin quelque chose avalant quelque chose d’autre dans toute cette histoire…

Raymond Canneton: Quand le lait frappé s’imposait, les restaurateurs achetaient d’abord les gobelets de carton pour les frappeuses mécaniques. Puis le gobelet de carton s’imposait dans tout leur établissement.

Lulu Laire: D’abord les chars, ensuite l’infanterie.

Raymond Canneton: Belle image.

Lulu Laire: Le fait que la sensualité d’un rebord de verre de carton est fort inférieure à celle d’un rebord de verre de verre ne semble pas avoir trop influencé votre stratégie.

Raymond Canneton: On ne peut pas toujours jouir. Il faut savoir faire des sacrifices.

Lulu Laire: Des sacrifices gourmands…

Raymond Canneton: Des… je peux continuer?

Lulu Laire: Continuez, continuez, je bois vos parole et je ne suis pas la seule: l’aiguille de la jauge d’opinion ne frémit même pas au centre de la zone bleue, votre zone. Beau fixe de l’opinion pour vous, donc.

Raymond Canneton: Je le vois bien. Et le meilleur est à venir.

Lulu Laire: Allez-y, mettez-vous à table.

Raymond Canneton: Un jour, quelqu’un me câble et me dit qu’il voudrait acheter une frappeuse mécanique à lait identique aux six qu’il a vu opérant simultanément dans le restaurant des frères Malards au fin fond du Centre du Domaine. Je me dis: un restaurant avec six frappeuses mécaniques à lait de marque Canneton, il faut que je vois ça. Je fonce donc au Centre.

Lulu Laire: Le tout premier restaurant dont vous vous êtes porté acquéreur était centriote?

Raymond Canneton: Oui, tout mon concept de restauration se trouvait dans ce resto centriote unique qui s’appelait tout simplement Malard.

Lulu Laire: Tiens donc. Les Centriotes ont donc inventé cette formule de restauration rapide. Des gens si raffinés pourtant.

Raymond Canneton: Votre dédain, madame, ne change rien au fait que, je me portai vite acquéreur de ce restaurant incorporant six de mes frappeuses mécaniques à lait. Il devint un véhicule pour mes frappeuses comme la frappeuse était devenu le véhicule pour mes gobelets de carton.

Lulu Laire: L’empire se consolidait, pyramidalement. C’est l’époque ou on vous surnomma Monsieur Canard.

Raymond Canneton: Canneton, Malard, le calembour était une fois de plus inévitable. Mais, plus soucieux de mon image et de mon importance commerciale, je dois avouer en toute candeur que cette fois là, je l’ai trouvé moins amusant.

Lulu Laire: Vous avez donc éliminé les frères Malard et leur nom de firme.

Raymond Canneton: Oui. J’ai racheté leur resto, leur nom et l’entier de leur formule de restauration. J’ai renommé l’entreprise le CLAN CANNETON et ai multiplié les restos de l’ancienne formule Malard (dont le nom, aujourd’hui inutilisé, reste ma propriété exclusive) sur tout le territoire du Domaine puis de la Nouvelle Navarre. Nous avons maintenant un millier de restaurants dans notre chaîne et je puis vous assurer qu’en ce moment même un nombre significatif d’auditeurs et d’auditrices nous écoute en dégustant la succulente bonne-bouffe CANNETON.

Lulu Laire: Vous considérez donc avoir la main mise sur la gourmandise universelle sous prétexte que vous contrôlez le plus important segment de la restauration domaniale.

Raymond Canneton: … et néo-navarroise. Oui, c’est mon argument.

Lulu Laire: Vous jugez en conscience que parce que tous ces gens s’empiffrent chez vous, vous les avez rendu gourmands.

Raymond Canneton: C’est ma position, oui. Quelle est donc la vôtre?

Lulu Laire: Que manducation n’est pas appétence et que le fait d’avoir été rassasié ne corrobore en rien le fait d’avoir été gourmand ou gourmande au préalable…

Raymond Canneton: Que savez vous tant de la gourmandise, vous, Lulu Laire, une chapelière de Périphérie.

Lulu Laire: C’est mon tour maintenant?

Raymond Canneton: Oui, c’est à vous. Faites-moi comprendre une bonne fois ce que vous fichez là.

Lulu Laire: Très bien. Alors, comme vous le signaliez, Raymond Canneton, je n’œuvre ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie. Je suis dans la mode.

Raymond Canneton: La mode vestimentaire, chapelière et les parfums.

Lulu Laire: Oui, oui. De plus je n’ai en rien votre mérite d’entrepreneur. Ma mère était dans la mode, ma grand-mère aussi, mon arrière grand–mère aussi, Lulu Laire l’ancienne, fondatrice de notre firme.

Raymond Canneton: Ladite firme remonte donc à avant la Convention Domaniale.

Lulu Laire: Oui, depuis tout ce temps la boutique L’AIR DE LAIRE dicte le ton de la mode féminine domaniale et néo-navarroise. M’autorisez-vous un petit bout d’histoire.

Raymond Canneton: Absolument. L’aiguille de la jauge d’opinion ne bronche toujours pas. Je suis donc d’humeur à vous autoriser tout ce que vous voudrez.

Lulu Laire: Avant la Révolution Domaniale, on valorisait une dondon en cheveux, grasse, fermière, laiteuse, pulpeuse et vêtue de la robe bouffante typique des courtisanes de la Périphérie du Domaine. Juste avant la conflagration, dans les dernières années de l’Ancien Régime, ce fut l’explosion des tuniques centriotes sauvages, ardentes et bigarrées. C’est la Rainette Dulciane, une des femmes les plus sveltes de la Magistrature, qui dictait alors le ton. Après la Révolution, il y eut bien la vague Cordula d’Arc, une femme athlétique, moins svelte que la Rainette Dulciane, plus costaude, mais tout de même. L’impulsion était donnée. On coupa les cheveux aux épaules et on entra dans cinquante ans d’obsession de la minceur.

Raymond Canneton: Ouais, ouais, les femmes se mirent à faire des régimes. Je plains les pauvres épiciers et aubergistes du temps.

Lulu Laire: Des régimes? C’est possible. Je ne le sais pas. Je m’y connais très mal en matière d’histoire de l’alimentation. En tout cas, quand ma grand-mère et ma mère tenaient la boutiques L’AIRE DE LAIRE, les femmes du Domaine optaient d’un bloc pour des vêtements moulants et elles portaient la fameuse ceinture-corset des Terres à Pogrom, ce terrible sous-vêtement tyrannique d’autrefois qui comprimait cruellement l’estomac, coupait faussement la faim, et assurait artificiellement la sveltesse et la minceur désirée.

Raymond Canneton: Je ne vois toujours rien d’appétissant dans tout cela.

Lulu Laire: On y arrive pourtant. Il y a trente ans, je monte aux commandes de notre boutique de mode. Je mets en place, en toute simplicité, mais sans me démonter, un programme qui fera ma fortune. Je me glorifie en effet d’avoir débarrassé la mode vestimentaire domaniale du vieux corset pogromite et des tenues moulantes. Revenant aux sources lâches et éthérées de la tunique centriote prérévolutionnaire, je lance…

Raymond Canneton: …le Néo-dulcianisme qui fit effectivement votre gloire commerciale. Oui, je connais. Mais ce que je ne connais pas, par contre, c’est la raison pour laquelle, au mot de Néo-dulcianisme, l’aiguille de la jauge d’opinion se met subitement à osciller en direction du rebord de ma zone bleu.

Lulu Laire: C’est parce qu’elle sursaute et sautille en direction du rouge, de ma zone, et savez vous pourquoi?

Raymond Canneton: Non, mais vous m’obligeriez beaucoup de me le dire.

Lulu Laire: C’est parce que les femmes de notre auditoire savent parfaitement ce qui est arrivé à leurs mères, à leurs sœurs et à elles-mêmes, quand elles se sont mises à porter la tunique néo-dulcianienne de la Boutique Lulu Laire, lâche et vaporeuse, sans corset pogromite en dessous.

Raymond Canneton: Que leur est-il tant arrivé?

Lulu Laire: Elles se sont mises à avoir faim.

Raymond Canneton: Faim?

Lulu Laire: Grand faim. En bloc. Les normes de minceurs continuaient de s’appliquer comme avant, avec régime végétarien et tout et tout, nous disiez-vous, mais le corset pogromite n’était plus là pour adéquatement comprimer l’estomac. Ce fut la fringale généralisée.

Raymond Canneton: Ah bon?

Lulu Laire: Ah oui. Nos clientes, nos pratiques, même nos mannequins se mirent de plus en plus à séditieusement transgresser leurs régimes traditionnels. Et comme elles ne le voulaient pas vraiment, elles le firent de la façon la plus latérale, la plus sinueuse et la plus biaiseuse imaginable: la façon gourmande… Ce furent les sorbets, les cornets de glace, les pommes frites chopées à la volée, en cachette, à la dérobée, en fofolle. Ce fut les coassements de Une nougatine, oh, je craque! Ce fut la gourmandise de guérilla, au summum. Tiens, la petite aiguille touche presque le rouge.

Raymond Canneton: Oh, oh, je m’en avise.

Lulu Laire: C’est donc le moment ou jamais de vous poser LA question perfide, mon brave Canneton. Dans le dernier quart de siècle, ce sont surtout des hommes ou des femmes qui se sont rués dans vos restos bonne-bouffe là? Dites-moi?

Raymond Canneton: Oh, des femmes. Dans une proportion des deux tiers. Facile.

Lulu Laire: Oh, oh…

Raymond Canneton: Des femmes, oui, justement, des femmes. Des élégantes vêtues justement de vos belles tuniques polychromes. Et elles mangent à belle dent, en jetant des regards furibonds autour d’elles.

Lulu Laire: Des regards coupables.

Raymond Canneton: Parfaitement.

Lulu Laire: Révélateurs infaillibles d’un comportement transgressant.

Raymond Canneton: Totalement.

Lulu Laire: Tricheur, désaxé, inexorable… gourmand.

Raymond Canneton: Absolument.

Lulu Laire: Eh bien, le moment est donc venu pour moi de vous illuminer de l’anecdote éclairante sur comment toutes ces questions de gourmandise (dont je me fichais souverainement dans ma jeunesse) ont pris, dans mon esprit, une dimension particulièrement tangible tout autant que crucialement déterminantes.

Raymond Canneton: Je vous écoute, s’il le faut.

Lulu Laire: C’était il y a une vingtaine d’années. On avançait à pas de géants dans la promotion de la tunique néo-dulcianaise et on avait organisé un grand défilé de mode sur une magnifique promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer Latérale. Le paysage était à couper le souffle de beauté, mais pourtant nos mannequins étaient d’une humeur massacrante.

Raymond Canneton: Ah bon. Mais pourquoi donc?

Lulu Laire: Parce que ces grandes poseuses d’il y a vingt ans étaient encore pleinement tributaires de la tyrannie de la minceur de la mode de leur temps mais, en même temps, elles ne pouvaient plus porter le corset pogromite leur étranglant l’estomac. Ma nouvelle ligne de tuniques ne l’incorporait tout simplement pas. Tant et tant qu’elles mouraient de faim.

Raymond Canneton: Bon.

Lulu Laire: Elles se seraient bouffées entre elles. Je n’y portais pas vraiment attention. J’ai toujours eu la chance d’avoir, moi-même de ma modeste personne, un bien petit appétit. C’est donc un événement parfaitement incongru qui attira mon attention sur le tout du phénomène.

Raymond Canneton: Lequel, bon sang, lequel? L’aiguille vient de rentrer dans le bord de la zone rouge!

Lulu Laire: Nous répétions notre défilé de mode sur la large promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer latérale quand une de nos mannequins, une magnifique rousse ondulante et statuesque, se mit à courir en direction de la mer en aboyant je ne sais quoi en dialecte centriote. Deux de ses copines la capturèrent éventuellement mais elle s’était déjà passablement avancée dans la mer. Personne ne fut blessé mais la mésaventure me gâcha trois tuniques.

Raymond Canneton: Qu’est-ce qui lui avait donc pris, à cette drôlesse.

Lulu Laire: Vous me croirez si vous le voulez, elle avait halluciné.

Raymond Canneton: Halluciné…

Lulu Laire: Oui. Elle avait vu (je vous rapporte la chose comme on me l’a relaté à l’époque) des escadrons de pains chocos faisant de la voltige au ras des vague. Et elle les poursuivait en tentant de les capturer et en gueulant leur description détaillée.

Raymond Canneton: Non.

Lulu Laire: Oui, textuel. Des escadrons de pains chocos, vous vous imaginez. Elle les voyait comme je vous vois, luisant sous le soleil, juste au dessus des ondes scintillantes. La bizarre déconvenue.

Raymond Canneton: Le contrariant phénomène.

Lulu Laire: Parlez pour vous. Car en discutant l’affaire avec mes assistantes et les mannequins, je découvris avec stupéfaction que ces pauvres filles crevaient toutes la dalle.

Raymond Canneton: Qu’avez-vous fait alors?

Lulu Laire: Un grand banquet. Et pas de la bouffe venue de vos gargotes, je vous en passe mon papier. Du fin. Du nuancé. Du jouissif. Des poulardes, des légumes bigarrés, des potages subtils, des desserts, des sorbets, des pâtisseries fines, des fruits exotiques.

Raymond Canneton: Oh…

Lulu Laire: Oui, oui. Si vous aviez vu cette bande de gourmandes. Une sensualité dans la sustentation comme je n’en revis jamais de ma vie. Elles bouffèrent vraiment, profondément, principiellement, tout doucement, en conversant de victuailles, en jouissant, ce soir là et dans les jours qui suivirent. Tant et tant qu’il fallut éventuellement élargir plusieurs tuniques. Mes conceptrices s’y employèrent fort habilement, sur le tas. Cela nous donna l’impulsion de créer des lignes de tuniques appropriées pour tous les gabarits corporels. Celles-ci firent, dans les deux décennies suivantes, de mon petit avoir chichement hérité, une fortune colossale.

Raymond Canneton: Oui, même des femmes plus fortes portent vos lignes de vêtements. C’est parfaitement seyant, au demeurant.

Lulu Laire: Mais grand merci. Et ces tricheuses aux yeux furibonds qui se sont empiffrées pendant une génération dans vos restos monopolistiques, c’est moi qui les ai rendues gourmandes en les décorsetant et en les décomplexant, dans leur jubilation vestimentaire.

Raymond Canneton: Mais, oh… mais, oh… c’est quand même chez moi qu’elles mangent.

Lulu Laire: Vous êtes marrant. Il faut bien qu’elles mangent quelque part. Ça ne veut strictement rien dire. Vous leur remplissez la panse du mieux que vous pouvez avec votre camelote. Mais leur si suave gourmandise, cette irrésistible mentalité en arabesque de tricheuse et de transgresseuse, elle s’engendre de par moi. C’est moi qui l’ai historiquement instaurée. J’ai tué la tyrannie de la minceur féminine, dans nos villes et nos campagnes. J’ai graduellement installé la petite domaniale grassouillette, lutine, tricheuse et gourmande dans l’épicentre de la beauté moderne.

Raymond Canneton: Sans jamais cuisiner le moindre plat.

Lulu Laire: Non. Et pourtant, la Victoire Gourmande me revient de droit et de fait. La définition fondamentale des cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre, c’est moi.

Raymond Canneton: Ça me coupe la chique.

Lulu Laire: Mais pas l’appétit, j’espère.

L’animateur: Merci, madame, merci monsieur. Le débat est maintenant clos. L’aiguille de la jauge d’opinion est assez éloignée du centre. Elle se tient fermement du côté du rouge. La gagnante de la joute et détentrice illimitée de la Victoire Gourmande est donc Lulu Laire, présidente directrice générale de la boutique de mode L’AIR DE LAIRE. Merci et au revoir.

.
.
.

Paru aussi dans Les 7 du Québec

.
.
.

Posted in Culture vernaculaire, essai-fiction, Sexage, Vie politique ordinaire | Tagué: , , , , , , , , , , , , | 7 Comments »

SOUFFRIR POUR ÊTRE BELLE (Amélie Sorignet)

Posted by Ysengrimus sur 1 mai 2023

souffrir-pour-etre-belle

.

Voici une plantureuse et douloureuse rhapsodie de petits récits. La flamboyante autrice de La Branleuse (ÉLP éditeur, 2011) nous livre ici, sans concession, sa vision décapante, virulente et cuisante des interventions consenties par la femme contemporaine pour s’approprier les standards de beauté asymptotiques qui l’obsèdent. Tout est livré. Tout est dit et tout est assumé, avec une insatiable férocité. J’ai beau me dire que c’est débile, anti-féministe, et pas franchement intelligent, mais je ne peux pas m’empêcher de désirer violemment conserver une beauté que je sais pourtant fragile, et bien peu reconnue. L’autocritique est instantanée. Le réquisitoire est dévastateur. Mais, paradoxalement, elle nous subjugue, la puissance délétère de cette cruelle soif de beauté de la femme moderne, combinée à l’obsédante fascination frankensteinienne qu’enclenchent les terribles potentialités des technologies esthétiques actuelles. On veut monter, s’exalter et s’iriser, comme cette démiurge décalée qui se refait. On veut devenir belle avec elle, pour elle, de par elle. Et les différentes femmes obsédées par leur apparence que nous campe Amélie Sorignet s’installent profondément en nous… et elles y bougent… en procession… en tourbillon… comme le monstre.

Le fil conducteur de ce recueil de quatorze nouvelles, c’est une énumération languissante et fatale de chacune des parties du corps qui feront justement l’objet de l’agression-intervention circonscrite du moment. Tout y passe, des cheveux aux pieds… je vous laisse rêver. Je ne vous vends pas la mèche tortueuse du détail. Tout sera retravaillé. Tout sera dévasté. Rien ne sera épargné. Vite on comprend —en tremblant— que l’ouvrage fonctionne un peu comme un Les malheurs de Sophie de l’intervention esthétique totalitaire, aussi ruineuse qu’intempestive, catastrophique et destructrice. D’abord, on nous fait bien sentir que les douleurs de l’exercice sont insoutenables, atroces, lancinantes, omniprésentes, fatales. Le combat devient en lui-même une expérience quotidienne et la douleur est incorporée dans l’emploi du temps des choses, comme n’importe quoi d’autre. Ensuite, il devient vite imparable que chaque entreprise de remodelage va se solder sur une faillite inénarrable (et pourtant ostentatoirement narrée). Et en plus, pour bien faire grincer la machine, d’un récit à l’autre, une expertise affleure. On sent que, sans lourdeur documentaire mais sans concession sentimentaliste non plus, on va nous dire, par le menu, tout ce qui se passe, en surface comme dans les replis tumultueux des profondeurs. Amélie Sorignet domine son sujet, tant au plan des émotions et du vécu que dans le champ froidement descriptif du savoir. On nous fait entrer dans les arcanes d’un univers feutré, sophistiqué, terrifiant, dogmatique, installé, sereinement brutal, celui des salons de beauté, des cliniques de chirurgie esthétique, des services de soins post-traumatiques aussi, des dermatologues, des podologues. De tous points de vue, c’est une descente aux enfers. C’est la rencontre avec la pire des souffrances: la souffrance initialement consentie… qui dérape.

Épicentres de cette tempête fatale: les mecs. Les cavaliers d’un soir inattentifs, les copains crispés, les maris volages, les ex indifférents. La femme ici nous l’avoue en toute radicalité, en toute candeur: elle est hantée, taraudée, obsédée par le regard de l’homme et par la compétition des autres femmes pour cette attention flatulente, fantasque et papillonnante de la bête curieuse mec. C’est bel et bien une mise à nu des veules émotions féminines digne d’Histoire d’O qu’on nous livre ici, sans chipoter ou ratiociner. Et la passion torrentielle pour l’homme, en amont, n’égale que le mépris calme et insondable qu’il finit par susciter, en aval. Une des devises d’Amélie Sorignet (qu’elle me communiqua un jour personnellement, sans rancune aucune) c’est: les mecs, ils assurent pas une bille. Le présent recueil de nouvelles existe sous la chape éthérée mais solide, scintillante et grillagée de cet aphorisme. Les types sont nuls, lointains, diaphanes, poreux, quasi-inexistants. Ils ont l’inattention et la sottise d’enfants en bas âge. L’amour est une foutaise sentimentale absolue, un épisode interactionnel anecdotique, périphérique, marginal dans l’aventure (Ils se racontèrent leurs vies idéalisées et mentirent de concert sur leurs philosophies de la vie et autres inepties). La rencontre folâtre avec le ci-devant prince charmant est une péripétie parfaitement secondaire, dans la marche inexorable et recroquevillante de la femme vers la cage-fillette de fer de son incurable obsession narcissique.

Toutes les ressources narratives sont mobilisées, au service de la hantise unaire exposée: fable satirique, nouvelle hyper-réaliste ou fantastique, billet de journaliste ou de mémorialiste, coquetterie de conte de fée, récit dialogique. Le style de l’écriture d’Amélie Sorignet est magistral, tonitruant, solaire. Imaginez Louise Labé télescopant Rabelais au passage, Marie Cardinal ayant fusionné avec San-Antonio. J’ai treize ans et on me prépare comme un gâteau d’anniversaire pour aller faire tapisserie dans une noce froide. Vulgarité et grâce, sobriété et flamboyance. Phrases courtes et longues, belles et laides, savantes et populacières. La Laura Cadieux garonnaise nous est enfin revenue. À vos écrans, à vos lorgnons. Elle nous parle de douleur et de beauté. Ça va déménager.

.
.
.

Amélie Sorignet, Souffrir pour être belle, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

.
.
.

Posted in Culture vernaculaire, essai-fiction, Fiction, France, Monde, Sexage | Tagué: , , , , , , , , , , , , , , | 5 Comments »

MOI, JE RESTE — HISTOIRE D’UN DEUIL (Anna Louise Fontaine)

Posted by Ysengrimus sur 15 avril 2023

Anna-louise-fontaine-fondatrice

On m’a souvent dit que j’avais du talent pour la chute des poèmes, les mots de la fin. Ainsi, je voudrais terminer cette histoire d’amour en beauté. Que tous sachent qu’elle n’a rien de banal  (p. 101).

.

Dans ce dense ouvrage, son quatrième, Anna Louise Fontaine est fermement décidée à prendre en charge son discours et ce, sans artifice. Le moment est venu de prendre la parole. Pas pour les autres. Pas pour revendiquer la justice sociale et dénoncer la folie du système. Non! Pour m’exprimer. Sans craindre de ne pas être acceptable. Avec mon ombre et ma lumière. Sans avoir peur d’être jugée ou rejetée. Monstrueuse ou insignifiante. D’être trop ou pas assez (p. 80). Elle se formule enfin ici, la décision explicite de prendre ses distances avec les contraintes de conformité factuelle et interpersonnelle et d’assumer enfin que les choses se disent et s’écrivent dans l’angle, et sous un point de vue, et selon les perspectives d’une sensibilité actualiste qui vibre subjectivement. De toute façon, tout le monde se raconte des histoires (p. 169). Une telle option ne libère pas nécessairement l’autrice de la sensibilité de ses lecteurs et lectrices ou de leur regard. Effectivement, il est très important, pour l’écrivaine en crise, de communiquer ce qui se passe, de se formuler à travers le canal de ses ressentis et de dire ce qui doit être dit, frontalement, même si c’est douloureux. Il y a là une aspiration très profonde, devant laquelle commence même à se dégager un certain regard critique. Peut-être est-ce que je projette mon propre désir. J’avoue écrire pour les autres. Qu’ils sachent que leur aventure n’est pas si différente de la mienne. Si les quelques réponses que j’ai pu trouver peuvent leur servir, ne serait-ce qu’à ne pas se sentir seul, je n’aurai pas écrit en vain. S’ils se reconnaissent dans mes paroles, ils douteront peut-être moins d’eux-mêmes (p. 103). Nous sommes bel et bien dans une situation où des choses ardues seront dites et ce, d’une manière difficile. Le développement est principalement en prose, une prose très sobre, très sentie. La phrase est courte, limpide, sûre. Il y a bien quelques poèmes qui émaillent la présentation, mais ceux-ci ne sont pas aussi déterminants que dans les autres ouvrages de l’autrice. Le prosaïque domine ici. Tenons-nous le pour dit.

On nous présente, dans cet ouvrage, la mise en place journalière des étapes inexorables d’un deuil. Le résultat ultime sera la conquête d’une paix intérieure, l’accession à une sérénité. Voilà. C’est donc à l’émergence cuisante et acide d’un bien être post-mortem qu’on nous convie. Cher Charles, cette fois-ci je ne compte pas me rebiffer. J’accepte ta mort, tout comme le temps qu’on a vécu ensemble. Et je danse sur la musique du présent. Je me sens vivre si fort que je n’ai plus peur de la mort. Je me libère de tout ce qui m’enchaînait. Je prends mon envol comme un cerf-volant quittant les mains qui voulaient le diriger. Je vais danser dans le vent, avec sa brise. Je me libère de la mort, parce qu’elle n’est que la peur de vivre (p. 248). Tout est dit. Rien ne s’esquive. Simplement, le fait est que ce bien-être post-mortem devra s’acquérir de haute lutte. En réalité, il y aura un chemin extrêmement douloureux et sensible à parcourir. Ce sera long, durable, contraignant. Il faudra se donner le temps de stabiliser un résultat perceptuel et émotionnel pas du tout évident, au départ. Se donner tout le temps. Mais le temps prend son temps (p. 208). On évoque le conjoint ayant partagé la vie de l’autrice pendant quinze ans. Charles, c’est un vieil ami. C’est pas nécessairement le premier partenaire de vie et c’est un personnage qui, comme l’autrice elle-même, révèle des caractéristiques sociologiques dument stabilisées. Les deux émanent d’un univers calmement imbu de confort émotionnel… justement, cette tranquillité acquise qui s’effiloche subitement, avec la proximité de la mort. Charles et moi sommes issus du même piège qui nous a valorisés avant que nous ayons pu découvrir notre propre valeur (p. 34). Même s’il est jeune en temps réel, on a ici affaire de fait à un couple âgé, un couple étant subrepticement entré dans le campement bien connu des accommodements et des ajustements. Nous sommes dans ces mondes et dans ces temps où aimer, désormais, c’est… accepter d’aimer. J’avais accepté de l’aimer malgré ses travers et ma place à négocier chaque jour. Je me fichais pas mal du regard d’autrui, des revendications féministes et des jugements psychanalytiques. Comme son ex, je l’aimais malgré moi, malgré tout (p. 169). On en vient vite à sentir que l’autrice vit, en fait, un certain nombre de problèmes procédant de la perte de soi et de l’absorption par l’autre, à l’intérieur de ce couple. La personnalité du susdit Charles était certainement densément présente et assez envahissante. Or, soudain, tout à coup, cette persona mirifique, elle se craquèle et s’effiloche, avec la proximité de la mort et l’effet corrosif de la maladie qui la ronge. Cela entraîne un ensemble de questionnements qui touchent à la fois le rapport de couple et la vie personnelle de l’autrice. Où est ma vie à moi? Il m’arrive même de me demander si je l’aime encore. Qu’est-ce qu’aimer signifie dans ce contexte? Être au service de l’autre? Répondre à ses désirs, alors que je ne suis plus attentive aux miens? L’impatience me guette. La honte aussi, de faire passer mes besoins avant les derniers souhaits d’un mourant (p. 124). Indubitablement, ici, en cette crise de fin de vie, on perd ses repères conventionnels et on en vient à entrer, assez frontalement, dans des questionnements, notamment au sujet de cette curieuse merveille fripée et problématique que prétend, toujours un peu malgré nous, être l’amour. Je ne me rappelle plus ce que j’aimais de lui. Je me demande parfois si celui que j’aime n’est pas déjà mort et ce que je fais là, à répondre aux exigences d’un pauvre dément. La maladie n’a pas seulement pris son énergie et sa santé, elle m’a volé mon amoureux. Ce soir, je suis bien triste. Notre histoire m’échappe. Elle est remplacée par une caricature. Ce soir, je suis furieuse. Mon amour est mort. Ce soir, je suis bien seule (p. 150). On fait pourtant face ici à une opportunité, cruelle, virulente, fatale, pour l’autrice de réorganiser sa pensée, de reconfigurer sa vision et de s’installer dans une dynamique où finalement la place donnée à l’autre sera graduellement remplacée par la place que l’on se donne à soi, selon une logique autonome qui, implacablement, prendra corps. J’ai le choix des souvenirs que je me fabrique, de ce que j’ai aimé en lui et de ce que j’ai détesté. Et j’ai à jamais la possibilité de me rappeler de cette relation comme d’un grand amour. Qu’importe ce qui n’était pas parfait. Je n’en retiens que ce qui me plaît. De toute façon, nous créons notre réalité et celle de nos souvenirs. J’avais besoin d’écrire, de danser et d’aimer… et comme Charles passait là… par hasard ou peut-être pas… (p. 159). L’homme qu’on quitte, c’est l’homme d’un temps et c’est aussi ce temps qu’on quitte. L’homme que la vie nous force à abandonner, à cause de la douleur et du déclin dû à l’agonie, va se trouver graduellement remplacé, en nous, en notre être, par le souvenir qu’on décide d’en instaurer et ce, tant dans la joie que dans la peine.  C’est ce que je garderai en souvenir. Un homme qui dansait pour se libérer des ténèbres (p. 143). Et c’est l’ensemble des luttes, des conflits et des difficultés d’ajustement qui se rappellent à nous, dans cette vaste aventure de réécriture des rapports à l’autre. Quand on a trop soif, l’amour peut nous tuer. Familles disloquées, projets avortés, coups du sort assénés par des femmes incapables d’aimer plus fort que leurs blessures (p. 17). Bousculé ainsi d’avoir vécu, voici que les choses se précipitent et que Charles est aussi bousculé, du simple fait de devoir mourir. C’est que s’installe maintenant l’intensité de la problématique constante des délais. En combien de temps, les choses vont-elles se boucler? Combien de capsules d’énergie temporelle devra-t-on encore engager? Comment faire pour marcher chacune des dalles, pour descendre chacune des marches du torve escalier du déclin vers le décès et vers le deuil. On ne veut pas que cet emploi du temps change, on veut qu’il reste stable, prévisible, adéquatement annoncé, configurable. Or, ce qui avait été dit initialement vaut-il toujours? Ou alors se laisse-t-on suavement surprendre par la contrariété que nous suscite le fait que, contre toutes attentes, la mort se met à temporiser. Le médecin a parlé de quelques mois encore. Trois peut-être. Ça me paraît beaucoup de jours à ne vivre qu’en fonction de Charles. Je dois absolument me débarrasser de cette impression. Si je n’y trouve plus aucun plaisir, j’ignore quel sera ma décision. Je sais qu’elle sera difficile à prendre (p. 139). Osera-t-on tout dire? Ah mais meurt donc, maudit verrat, c’est moi que tu tues, de te trainer en crépuscule, comme ça.

On l’a dit, en ouverture: aujourd’hui on va pas se mentir. Côtoyer le conjoint agonisant c’est aussi faire face aux stigmates d’aliénation que cela fait puruler en soi-même. Au premier chef se manifestent les sempiternelles culpabilités anciennes, corrélées par agglutination au drame de la mort, y compris dans la dimension fortuite de ce dernier. Du même coup, se réveille cette vieille croyance d’avoir été responsable de la crise cardiaque de mon grand-père. Bien que je sache que c’est folie de croire pareille chose, la blessure s’ouvre et me fait encore souffrir (p. 175). Mais, plus profondément, ce qui s’installe, c’est la conscience douloureuse du fait qu’on ne peut rien, qu’on ne peut pas empêcher la fatalité qui s’impose et que d’avoir cru être la démiurge des forces qui nous dominent amène tout simplement à faire entrer l’humilité par toutes les portes du fort. Car c’est une illusion que de croire sauver les autres. Un remède à l’angoisse de ne servir à rien. La seule aide que je puisse apporter, c’est regarder l’autre avec confiance et l’aimer selon les élans de mon cœur. Sans me poser trop de questions (p. 63). Oh, si cette conscience est si douloureuse, c’est bien que les angoisses fondamentales qui touchent le caractère objectif et intensif de l’existence globale reculent, assez vite et assez mesquinement, devant les petites remises en question, plus chenues, plus serrées, plus ternes du rapport subjectif et intersubjectif entre les êtres ordinaires. Les culpabilités qui s’installent alors, en une dimension douloureusement autocritique, ne sont pas bien rigolotes à contempler. Encore plus profondément est enfouie une autre culpabilité. Celle d’avoir été dominée, d’avoir cédé devant tes colères et d’avoir enduré tes sarcasmes à peine voilés sur ma conception du monde et de la vie. J’en ressens une honte que j’ai peine à nommer. C’est pourtant cette dévalorisation qui m’a poussée à me définir et qui m’a obligée à m’affirmer. Dans cette confrontation, j’ai trouvé la force de m’exprimer et de manifester ma différence. Ce qui semblait me condamner à m’écraser a fini par me donner confiance. Je me suis choisie (p. 237). Et c’est au tour de la continuité de la vie, de la dimension de réflexion aigre du bilan critique, de déployer la crise du rapport de couple aux vues d’une sensibilité féminine contemporaine. Reste alors le fatras des obligations journalières et crépusculaires qui, de par la mort et de par l’agonie, se désossent, se décarcassent, se démolissent. Autrefois, on se mariait obligée si on se retrouvait enceinte avant le mariage. Eh bien, je ne veux pas vivre obligée pour répondre aux normes, aux attentes, aux besoins des autres. Et je ne veux plus me sentir coupable (p. 48). Et toc. Toute la virulence critique à l’égard du conjoint même s’installe désormais. Elle est non-coupable. Et les différences de vision du monde jaillissent. Ayant déterminé le cercles des tensions, du simple fait de mourir, le couple subvertit ses conventions. JE deviens veuve. Il faut que JE s’en accommode. Et, après tout, eh bien, je serai débarrassée de cette partie de lui qui s’imposait à moi. D’une façon qui, bon, n’était pas toujours plaisante, vu qu’elle procédait du débat de fond, de la guerre ouverte des idées. Il m’a toujours trouvée naïve avec mes médecines vibratoires et ma foi dans les forces de guérison, surtout les invisibles, celles qu’on n’a pas encore mesurées. Je n’osais même pas en parler de peur d’être raillée (p. 128). Évidemment, notre autrice oscille et se balance dans les différents stigmates douloureux que lui suscitent ce terrible affranchissement semi-involontaire. Après tout, elle est tellement nourrie par le besoin que les autres puissent avoir d’elle… que la disparition de l’autre l’amène quand même à se demander si ce n’est pas, carrément, sa propre fonction d’existence, qui disparait avec l’autre, et de par l’autre. Quelle relation puis-je avoir avec les autres s’ils n’ont pas besoin de moi? Quand je n’ai rien à apporter que moi-même? Encore une fois, pour apprendre à aimer, je dois repartir à zéro (p. 33). Et repartir à zéro, devant le mur livide séparant ici la vie de la mort, c’est fatalement prendre à bras le corps la problématique fondamentale de l’être.

On en vient, crucialement, à rejoindre les questionnements métaphysiques que la douleur cuisante et décapante du deuil active ou réactive en soi. Qu’en est-il, notamment, du surnaturel et de notre rapport à ce dernier?  Charles est maintenant mort et, pourtant, il ne disparait pas si facilement que ça. Je conserve un doute. Pourtant, je sens ta présence, ténue, il est vrai, lointaine, mais réconfortante. Qu’en dirait un psy? Étapes du deuil. Déni. Communication avec l’au-delà. Ou mystères de l’amour et de la mort? Peu importe. Chacun sa vie, chacun sa mort, chacun son histoire (p. 179). La mort de l’autre, de surcroit, cela nous force inexorablement à penser à notre propre mort, à s’y préparer, à s’y apprêter, à vivre la crise permanente de cette glauque rencontre à venir. Et on en vient à se demander si on ne cherchera pas un petit peu à tricher cette ultime joute. J’ai beau imaginer ce moment depuis fort longtemps, je suis loin d’être certaine que je saurai laisser venir la mort sans offrir de résistance. L’instinct de survie est si puissant. Ce sera plus facile quand je n’aurai plus rien à dire, que je me connaîtrai de fond en comble et qu’il sera temps de passer à un autre mystère. À vrai dire, je n’en sais rien du tout (p. 148). D’autre part, si ces choses étaient déterminées, s’il y avait quelque chose de supérieur qui nous dépasse, peut-être que cela nous permettrait de pouvoir suggérer un cadre de compréhension pour tout ce fourbi terrifiant. Et, justement, ne fusse que pour calmer un peu la révolte de notre entendement face à cette situation illusoirement sécurisante, on aime parfois à se dire qu’il y a quelque chose d’organisé, quelque chose qui nous autorise un peu de nous réclamer d’une signification fondamentale. Existe-t-il un Plan? Ou les choses se déroulent elles au hasard? Si tout est écrit, qu’en est-il de notre liberté? Quel est l’auteur qui aurait prévu tous les dénouements? Abritons-nous chacun un réalisateur qui veut mener son œuvre à terme? Ou alors, existe-t-il une version sublime de nous-mêmes à laquelle nous nous comparons quand les circonstances nous y forcent? Y parvenons-nous ou, en tant que création inachevée, errons-nous sans percevoir les indices semés sur notre chemin? (p. 70). Incontestablement, on entre en cosmologie. On s’oriente inévitablement vers les choses supérieures et, depuis cette chaise étroite sur les abords d’un lit d’hôpital, on cogite. Et, au fond, comment le rejoindre autrement, ce terrible cosmos? C’est un peu comme lorsque je regarde les nuages jusqu’à réaliser que je suis sur une planète qui tourne dans l’espace. Mourir, c’est se libérer de limites. Je tente d’abolir les miennes, de m’alléger des contraintes matérielles pour accéder à cette liberté sans frontière. Tu m’en donnes le goût (p. 201). Et, après la Cosmologie, voici qu’entre en ligne de compte l’implacable Sociologie. Non seulement nous baignons dans un univers matériel qui nous submerge, nous enveloppe, et face auquel on ne peut que se questionner à propos des provignements qu’il a peut-être… mais nous sommes aussi cernés dans un dispositif collectif intersubjectif. Il en est indubitablement porteur, lui, de cette signification au brasier de laquelle on tient tellement à se réchauffer. Cette flamme qu’on partage avec d’autres. La vie est-elle communication? Serait-elle amour? Humanitude sans doute (p. 74). Cosmos et Société, faut-il obligatoirement mourir ou voir mourir pour un peu se décider à vous appréhender? Bon, on parle beaucoup du monde réel, de la réalité objective, du fait que tout s’impose à nous comme si cela venait de l’Extérieur, de Creux et de Loin. Et si, au fond, cela venait de l’Intérieur? Même la douleur. Même la mort. Même sa compagne de route terrible, la lente maladie… Mais n’importe quelle maladie répond à notre subconscient. De mon point de vue, la cause première n’est jamais physique. Ce qui m’intéresse, c’est de retracer le déclencheur psychologique (p. 157). Et, entre monde cosmologique, monde sociologique, réalité intime de la psychologie intérieure, on en revient de toute façon au centre du cercle, celui d’où émane tout le tout du tout de la réflexion et du tout du discours. Ego. Revenons à cette fameuse question. Qui suis-je? Que répondre qui ne soit des faits ou des actes? Je suis de l’amour qui cherche à aimer. Je suis un élan qui tente de s’envoler. Je suis une danse sans but. Sans raison. Sans limite. Je suis la vie incarnée par défi, par jeu, par curiosité. Je suis. Et je suppose que c’est suffisant (p. 41). Suffisant, on sait pas. Nécessaire, en tout cas.

Entre les étapes du cheminement du deuil dans leur dimension ordinaire, puis la crise maritale qu’elles révèlent, puis l’extase métaphysique problématique et contrastée qu’elles imposent, on finit par accéder à la radicalité d’affranchissement que toute cette lancinance instaure. Et alors… est-ce que c’est qu’on se rassérène ou est-ce que c’est qu’on abandonne? Je ne sais plus très bien faire la différence entre démission et lâcher prise (p. 27). Il n’y a rien à redire. Un deuil au soir de la vie, c’est fatalement un bilan de vie. Et cela oblige à se demander si on devrait pas, nous autres aussi, le refermer, le grand livre de cette susdite saudite vie. Et ça, c’est toujours quelque chose qui se joue avec une très nerveuse ambivalence impressionniste. J’ai parfois l’impression d’avoir assez vécu. Que le reste de mes jours est un cadeau à savourer. J’ai fini par admettre qu’il n’y a rien à faire. Je n’ai qu’à être au présent. Je laisse en héritage, à mes enfants et les leurs, les monstres de mon passé, un à un apprivoisés et les blessures guéries et pardonnées. Ils pourront ne garder en mémoire que l’amour et le courage des générations qui les ont précédés. Car cela seul existe, en dehors des illusions (p. 162). Par bonds, les choses cessent d’exister autour de nous et l’on se voit dans l’obligation de se dire que c’est un monde en métamorphose qui, graduellement, nous entoure et qu’il est de moins en moins méritoire de chercher à s’y agripper. C’est notre propre existence qui s’étiole. Et cela nous insensibilise vachement, quelque part. D’ailleurs, je ne souffrirai que si je désire des choses qui n’existent plus (p. 189). Bon évidemment, bien sûr, il y a la pérennité, il y a le rapport à l’écriture, il y a le fait de laisser des traces scripturales de l’expression de nos émotions et de nos savoirs. Quelques notes nous survivront à peine le temps de notre mémoire et broderont sur nos cils les perles de nos souvenirs attendris et infidèles (fragment d’un poème, p. 68). Sauf que, qu’en est-il vraiment de toute cette dynamique? Elle aussi, elle ne peut revêtir qu’une dimension incroyablement éphémère, fallacieuse, douteuse, illusoire, transitoire. Et le fait est, finalement, au bout du compte, qu’après le tourment coupable de l’autrice, après le destin tragique de Charles, après les tours insondables du moyeu de la roue de cette vie qui continue, que reste-t-il d’autre que d’aspirer à être soi et à enfin respirer l’air, le bon air simple qui remplit nos poumons et nous ramène à cette vieille notion fripée, esquintée, historicisée. Celle du bonheur. Être heureuse, parce que je m’en octroie le droit. Être confiante, parce que c’est mon choix physique, psychologique, spirituel, politique. Même s’il est insensé. C’est mon pari pour le sens de ma quête. Être satisfaite, parce que tout est un cadeau, une grâce accordée. Je ne ferai plus taire l’enfant que je suis restée, qui réclame sans cesse de grandes aventures. Aucun moment n’est anodin et il peut m’entraîner dans les plus folles enquêtes. C’est le même fruit qu’hier, à goûter, là, encore dégoulinant de saveur. J’entends ceux qui se plaignent, mais je leur donnerai ce goût de liberté à vivre sans hésitation. Car il n’y a plus une seconde à perdre, avant de partir en voyage. Pas un seul doute à considérer, avant de déclarer que je suis exaucé (p. 54). Vivons, oh oui, vivons. Ça ne vient quand même pas de se terminer pour tout le monde…

On dispose donc maintenant, émanant de cette autrice, des opus suivant (au moins). Un ouvrage portant sur sa crise personnelle (Les démons de la sorcière, 2012), un ouvrage portant sur l’agonie de sa mère (Comme deux cerfs-volants, 2014), un ouvrage portant sur l’accompagnement d’une patiente psychiatrisée (Folle à délier, 2017), et maintenant un ouvrage portant sur les étapes journalières la menant vers le deuil de son conjoint. Alors, après quatre puissants ouvrages de ce type, Anna Louise Fontaine va, je pense, devoir faire un petit peu une sorte de bilan. Elle pourrait, mettons… se dire qu’elle pourrait possiblement maintenant envisager de varier les thématiques. Nous sommes, en effet, ici dans un monde de fixations, de scotomes, de hantises. Dans Comme deux cerfs-volants, l’autrice encadre… donc… l’agonie de sa vieille mère. Et maintenant, la voici qui encadre l’agonie de son conjoint Charles. L’analogie patente entre ces deux thèmes lui est-elle venue à l’esprit? Euh… je pense que… euh… oui. Lisons. Je reconnais chez Charles, dans ses yeux, dans ses paroles, ce que je voyais chez ma mère à mesure qu’elle s’éloignait de nous. Comme s’il cherchait à suivre ses propres pensées (p. 113). Au temps de sa maladie, ma mère m’a avoué que son plus grand bonheur aurait été que je reste sans cesse à ses côtés. Je devine que Charles veut la même chose (p. 137). Comme pour ma mère, je pense que ce moment n’arrivera jamais pour vrai. La force de mon amour n’y peut rien (p. 143). Je ne veux pas me mentir. Il y a bien quelque chose qui me relie à Charles, mais quoi au juste? La même chose qui m’a gardé près de ma mère confuse pendant trois ans. Ce goût de lui faire sentir qu’elle n’était pas abandonnée, qu’elle n’était pas seule? Comme elle, Charles ne voudrait jamais que je le laisse seul. Jour et nuit, il me voudrait à ses côtés (p. 153). On en vient à comprendre que, quelque part, Anna Louise Fontaine, fait la même chose… qui est, comme elle nous le signale en toute sincérité, de trimer à aider les autres pour se définir elle-même. Aussi, corollairement, comme fatalement, elle écrit, plus ou moins, toujours le même livre. Il serait peut-être temps qu’elle se dise que les pages, nombreuses, de cette série de douleurs récurrentes, sont maintenant tournées. Il est bel et bien encapsulé dans la camera obscura, désormais, ce scotome si douloureux pour l’œil et pour l’émotion. C’est rédigé, c’est plié, c’est broché et on pourrait peut-être sérieusement envisager de traiter d’autres thèmes ou, pour dire la chose plus prosaïquement, de passer à autres choses. Mais… mais… mais… Mais ce n’est pas ainsi que ça se passe. Il ne suffit pas de cacher une douleur pour qu’elle disparaisse (p. 12). En matière d’écriture, très souvent effectivement, l’obsession fonde l’action. Et pourtant, il y a une écrivaine remarquable dans cette autrice et on sent qu’elle a encore des choses à nous dire, distinctes de celles qui se sont manifestées dans la séquence de ses quatre derniers ouvrages. Elle est ainsi, par exemple, très juste et très fine dans l’évocation de l’enfance. Peut-être qu’un jour elle se décidera à nous amener rejouer avec elle au ballon chasseur, sous le soleil tranquille des Trente Glorieuses. Et sa première quadrilogie sera alors à percevoir un peu comme un lot d’ouvrages introductoires. Une sorte de mise en forme, crevant des abcès, et amenant vers une écriture justement plus heureuse, déjà si densément latente entre les lignes des stries du deuil présent. Comme à la fin des vacances, lorsque je devais quitter ma cousine adorée. Je retournais à l’école que je voyais comme une prison où purger ma peine jusqu’au prochain été de rire et de liberté. Oh, bien sûr, j’avais quelques amies et du plaisir à jouer au ballon chasseur à la récréation. Mais j’avais laissé le paradis derrière moi. Je suppose que mon deuil ressemblera à la rentrée de septembre. Je reprendrai mes activités, mais il manquera ce qui donne du pétillant au vin et du sourire aux yeux (p. 132). Bien dit, je seconde. Mais aussi… je nuance.

Suggestion respectueuse d’un lecteur assidu et ami de tout le corpus. Il faut en venir à se dire, bon, finalement, il y a la musique et toutes ces chansons. De si jolies choses à jouer, à chanter. Bon, finalement, il y a la gastronomie. De si bonnes choses à déguster. Et toutes ces choses ne sont jamais que de merveilleux fruits et de merveilleuses rhapsodies, sans plus. Ils nous attendent. Avouons-le. Moi, je reste. Et après tout, la vie charnue, savoureuse et harmonique, eh bien elle reste avec moi… Pourquoi ne pas désormais en profiter? Y compris en continuant de si voluptueusement nager dans des torrents d’encre.

.

Anna Louise Fontaine (2021), Moi, je reste — Histoire d’un deuil, Éditions Le Baladin, 263 p.

Posted in Citation commentée, Civilisation du Nouveau Monde, Fiction, Poésie, Sexage | Tagué: , , , , , , , , , , , , | 10 Comments »

LE ROI DE MIGUASHA (Isabelle Larouche)

Posted by Ysengrimus sur 7 février 2023

Elle a bien ri quand je lui ai raconté les rêves dans lesquels je me transforme en poisson. Toujours dans l’eau, à traverser lacs et rivières, à la nage ou en apnée, sans jamais m’épuiser. Angèle m’a initiée aux siens, ses rêves à tire-d’aile, m’a-t-elle décrit, où elle est légère dans des cieux changeants, Ang’ailes d’oiseaux n’a jamais peur de tomber dans ses songes aériens.
(Tallulah, chapitre 12, pp 130-131)

.

L’autrice québécoise Isabelle Larouche se consacre depuis plusieurs années à la littérature jeunesse. Son volumineux corpus est un excellent terrain d’exploration pour nous faire découvrir que les ouvrages destinés à la jeunesse ne font pas réfléchir que les jeunes. Cela se manifeste surtout quand des questions sociales et sociétales sont abordées. Dans deux villages limitrophes de Gaspésie, vivent deux jeunes filles de treize ou quatorze ans. L’une est Québécoise (de souche Acadienne), l’autre est de la nation Micmaque. Les deux jeunes filles ne se sont jamais rencontrées. Nous sommes de plain-pied dans une autre de ces dynamiques des deux solitudes, ce trait si typiquement canadien.

Les deux jeunes filles sont scolarisées, chacun de son côté, et leurs passions naturelles les dirigent tout doucement vers le haut savoir. Angèle est une ornithologue en herbe très compétente. Tallulah se passionne pour la plongée (en apnée, faute de moyens) et s’intéresse aux mystères de la géologie et de la paléontologie sous-marines. Chacune dans leur institution scolaire respective, elles remportent le prix couronnant leurs projets scientifiques de fin d’année. Et quel prix! Il s’agit d’une grande tournée en autocar, muséologique et touristique, de la province de Nouvelle-Écosse, en compagnie d’une bande allègre et tonique de jeunes bidouilleurs et bidouilleuses de projets scientifiques, dans leur genre. Surprise sidérée. Redéfinition imprévue d’un été. Révolution des tranquillités.

C’est que les deux jeunes filles vivent chacune dans leur petit monde. Elles sont intimement pétries de leur riche héritage ancestral, l’un acadien, l’autre micmac (des héritages qui se rejoignent en plusieurs points, d’ailleurs). Jusqu’à nouvel ordre, elles vivent amplement dans leur tête. Angèle, qui a des nausées récurrentes dans tous les véhicules de transport (au point de ne pas prendre l’autobus scolaire pour se rendre à l’école), ne s’imagine vraiment pas faire le tour d’une grande province maritime en autocar et d’aller, en prime, en point d’orgue, voguer sur une goélette de course, le Bluenose II. Tallulah lutte timidement avec son si problématique trilinguisme. Elle parle peu le micmac, la cruciale langue de ses ancêtres qu’elle ne voudrait pourtant pas perdre, elle parle peu le français, langue de communication fort présente dans le grand espace gaspésien. Elle s’exprime surtout en anglais et, de fait, elle ne s’exprime pas tellement. Tallulah a, en effet, tendance à rester silencieuse, en attendant que ça passe. Elle ne s’imagine vraiment pas partir en voyage avec une bande de verbo-moteurs hypervitaminés, tous très contents d’avoir gagné un prix scientifique et d’en jacasser sans fin. Ainsi, chacune dans son coin, les deux jeunes filles vont passer à deux doigts de décliner cette aventure. C’est leurs parents qui vont les forcer à se redresser un petit peu tout de même sous le licou de la vie.

L’alternance des sensibilités et des émotions intérieures de ces deux jeunes filles est judicieusement exposé par Isabelle Larouche, notamment grâce à un procédé d’écriture simple, quoique hautement original, et d’un efficace esthétique très satisfaisant. Jugez-en. L’ouvrage est formé de dix-huit chapitres et il est intégralement écrit en JE. Entendre: les deux jeunes filles écrivent, chacune à son tour, en JE. Elles disent toutes les deux JE, dans le coin de leur être, c’est-à-dire chacune dans leur espace textuel strict. L’espace d’Angèle, ce sont les chapitres portant la numérotation impaire. L’espace de Tallulah, ce sont les chapitres portant la numérotation paire. À la lecture, on s’installe très promptement dans cette dynamique pendulaire des points de vue, et elle nous fait avancer avec subtilité, sagacité et sagesse dans l’alternance de ces deux regards spécifiques, à la fois si différents et si semblables. La dynamique  et le rythme du récit étant ce qu’ils sont, on détecte vite qu’on se dirige tout doucement vers une rencontre. Sentant l’avancée vers ladite rencontre, je me souviens de m’être (futilement) inquiété en me demandant qui donc détiendrait le JE au moment du télescopage des deux sensibilités de nos deux protagonistes? Inquiétude non avenue attendu que la réponse en est: tout le monde. Les deux personnages ont continué de dire JE, chacune dans son sous-ensemble de chapitres spécifiques. Le parallélisme des deux discours répondra tout tranquillement, et jusqu’au bout, à l’inexorable perpendicularisation des deux destinées. Angèle et Tallulah partent donc pour ce voyage estival, combinant éducation et tourisme. Solitaires dans la foule, au début, elles en viennent graduellement à se trouver, se rencontrer, se découvrir. Angèle entretient initialement (notamment aux pp 50-51)  des préjugés assez tenaces au sujets des gagnants de prix scientifiques scolaires… et pourtant…

Tallulah n’est pas une fille comme les autres. En tout cas, elle balaie tous les préjugés que je me faisais sur les gagnants de concours scientifiques! C’est une rebelle au cœur tendre, avec un air légèrement mystérieux que j’aime bien. Recluse, elle observe le monde, comme si elle vivait dans sa tête. J’en suis certaine, son imagination regorge d’histoires aussi farfelues et fantastiques que celles qui se cachent dans la mienne. Elle est comme un poisson au fond de son bocal. Et si on s’approche trop près d’elle, elle file comme une anguille! Pourtant, dès le premier jour, et malgré nos différences langagières, j’ai tout de suite été attirée vers elle, comme si j’avais deviné qu’on était faites pour s’entendre, C’est fou! Elle habite dans le village voisin du mien. Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais rencontrées auparavant?
(Angèle, chapitre 11, p. 117)

Tallulah appréhende, plus que tout, les contraintes inextricables du blablabla social sans fin. Et cependant… et justement…

Angèle commence à connaître ma routine matinale et elle s’en accommode sans rechigner. Elle se contente de me sourire avant de faire ses ablutions. Elle n’est pas une fille compliquée et cela me va très bien. La preuve, nous avons besoin de peu de mots pour nous comprendre. J’imagine que c’est ainsi, avoir des affinités avec quelqu’un. Une chose est certaine, elle est la seule personne du groupe qui me plaît et avec qui j’aimerais peut-être devenir amie. Je suis de nature solitaire et secrète, mais avec Angèle, je me sens de moins en mois farouche. C’est pour cela qu’en entrant dans l’autocar, je lui fais un petit sourire et un signe pour l’inviter à partager ma banquette.
(Tallulah, chapitre 10,  p. 103)

Les deux jeunes filles deviennent donc tout doucement amies, pendant le voyage. On observera donc que l’autrice, l’illustratrice, et les deux principales protagonistes de cet ouvrage sont des femmes. Cela nous donne à entrer dans l’univers, de plus en plus formulé et tangible, de la culture intime féminine. De fait, les garçons sont assez périphériques dans cette aventure. Ce sont les deux frères turbulents et enquiquineurs d’Angèle. C’est le grand demi-frère charmant mais évaporé de Tallulah. C’est le mystérieux amoureux, très éventuel et très arlésienne, qu’Angèle nie fermement avoir (p. 18). C’est le grand-père conteur de peurs de Tallulah et les persos inquiétants qu’il fait danser devant ses yeux. Ce sont les papas bien tempérés des deux jeunes filles. Ce sont finalement les garçons du voyage de tourisme scientifique qui se barbent sur les vieilles pierres et le fatras historique, justement exactement l’univers de recherche et de réflexion au sein duquel Angèle et Tallulah se rejoignent (pp 122-123). Ceci est un livre fille, bénéficiant d’une écriture et d’illustrations fille. Cela n’en fait pas pour autant un livre juste pour filles, car les garçons et les hommes apprennent et s’enrichissent beaucoup en le lisant. Féminisation ordinaire de nos espaces mentaux, mes beaux.

Et le roi de Miguasha, dans tout ça, c’est pas un homme, lui, alors?  Même pas. C’est un poisson. Et pas la première friture venue, encore. Un seigneur. Une référence. Un poiscaille préhistorique de conséquences, vu qu’il semble bien qu’il soit nul autre que celui qui, des centaines de millions d’années avant ses descendants (dont nous sommes), a commencé à prendre des petits respires dans l’atmosphère et à se faire des os de bras et de jambes en devenir, en tendant à ramper sur les plages (pp 109-110). Tant et tant que, à la fois d’eau et d’air, le susdit roi de Miguasha sera, lui, crucialement, ce point d’intersection paléontologique entre la fille-poisson (Tallulah) et le fille-oiseau (Angèle). C’est effectivement ce fossile intermédiaire indubitable qui scellera l’amitié des deux jeunes filles, non sans une rencontre imprévue et commune avec une petite aventure incorporant un très grand danger.

L’ouvrage est agrémenté de huit illustrations, une en couleur (page couverture) et sept en noir et blanc, de l’illustratrice Jocelyne Bouchard. Certaines de ces illustrations d’intérieur de livre font écho à la passion ornithologique du personnage d’Angèle et, de ce fait, elles donnent à découvrir le solide travail de dessinatrice animalière de Jocelyne Bouchard.

.

Fiche descriptive de l’éditeur:
À la suite d’un concours de sciences à l’école, Tallulah fait la rencontre d’Angèle. Elles gagnent toutes les deux le premier prix dans leur école: un voyage. Au fil des kilomètres, les deux jeunes filles découvriront que leurs ancêtres à toutes les deux ont une histoire commune: en 1755, la famille d’Angèle habitait à Grand-Pré, en Nouvelle-Écosse. Mais lors du Grand dérangement, la déportation des Acadiens, ceux-ci ont cherché à se cacher dans la forêt. C’est alors qu’une famille micmaque les aurait aidées…  et Tallulah est une descendante directe de cette Nation.

.

Isabelle Larouche (2018), Le roi de Miguasha, Éditions du Phœnix, Coll. Premières Nations, Montréal, 190 p [Illustrations: Jocelyne Bouchard].

.

.

Posted in Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, Environnement, essai-fiction, Fiction, Québec, Sexage, Vie politique ordinaire | Tagué: , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | 14 Comments »

CHARLY MON PÈRE (Diane Boudreau)

Posted by Ysengrimus sur 7 novembre 2022

De le sentir si vrai, si solidement ancré,
me permettait, à moi aussi, de mieux m’enraciner

(p. 59)

.

Que savons nous de nos pères et mères? Que connaissons-nous vraiment de la validité des présomptions que nous dégageons au sujet de l’opinion que nos parents se font sur eux-mêmes et sur nous? Le regard enfantin est, presque par définition, une diffraction, une distorsion. Mais c’est justement cela qui fait sa force, sa durabilité, sa vigueur, et permet de le formuler comme un enjeu. La poétesse Diane Boudreau nous sert aujourd’hui ce qu’elle appelle discrètement un récit. Il s’agit en fait d’une petite série de miniatures en prose portant sur la relation qu’elle a établi depuis son enfance avec son père.

La propension autobiographique se manifeste dans cette série de textes mais —fait capital— elle est adéquatement dominée par une pertinente option de présentation en de fines vignettes textuelles bien synthétisées. Un bref résumé autobiographique ouvre la marche mais on ne s’y enlise pas. Les miniatures en prose sont avancées selon l’ordre chronologique mais cela ne nuit pas à l’autonomie constitutive de chacun des textes. L’ouvrage, particulièrement remarquable pour la qualité de son écriture, apparaît aussi comme une intéressante tranche de la vie socio-historique et sociopolitique des années 1950-2000, au Québec. Sans trop en dire, expliquons que le père de la narratrice a raté une carrière d’ingénieur pour avoir trop ouvertement exprimé des vues libérales sous le duplessisme. Cela lui laisse un traumatisme social de vie qu’il transmettra fatalement à ses filles.

Afficher ses couleurs

Énorme déception pour les deux jeunes filles que nous sommes. Papa nous interdit, ma sœur et moi, de nous rendre à une soirée partisane, péquiste, bien que la J.E.C. (jeunesse étudiante catholique) nous y invite fortement.

«— Voyons papa! Pourquoi?»

«—Je n’veux pas vous voir là!»

Le ton est sans réplique, le sujet clos. Ses yeux fulminent. Pas d’autres explications, aucune négociation possible.

Lui qui n’a pu réaliser son rêve de devenir ingénieur, il sait ce qu’on peut perdre en affichant trop ses couleurs: il suffirait d’une simple photo, croquée parmi la foule, pour prouver la présence de ses filles à une assemblée clamant haut et fort l’indépendance du Québec, reniant ainsi ce pouvoir fédéral, son employeur, qui lui permet de vivre honorablement, lui est les siens…

Mais il ne dira rien, du moins pas ce jour-là. Plus tard, il glissera, à travers quelques bribes, comment certains de ses collègues ont tout perdu —maison, auto, standard de vie enviable— après avoir été mis à la porte sans motif valable, entraînant dans leur chute épouse et enfants.

(p. 49)

La compréhension que la narratrice produit au sujet de notre oppression coloniale collective ainsi que du traumatisme historique ayant perturbé la vie professionnelle de son père ne manque pas de pertinence (et d’utilité pour l’historien autant que pour l’ethnographe). Mais, bon, la vision que la poétesse se fait des vues de son papa est-elle toujours aussi précise? Rien n’est moins certain. Le fait est qu’une sorte de malaise diffus semble exister entre le père et la fille. Tout se passe comme si l’harmonie n’était pas intégrale, comme si quelque chose faisait dépôt, langueur ou comédon. C’est comme si une sorte de blocage compromettait de façon diffuse mais cuisante et permanente l’harmonie rêvée des interactions père-fille. Pourtant, la richesse précise du tableau, que la narratrice nous peint par petites touches, sur ces fait boitilleurs semble ne déboucher que sur des questions infimes, des miettes de problèmes, des malentendus sans conséquences, de l’anodin monté en épingle… En un mot, on nage ici dans le verre d’eau océanique des traumatismes enfantins, dans toute leur immense petite ampleur définitoire.

Pastel sur jute

Installée à la table de cuisine, je peins avec des craies de pastel gras sur des retailles de jute que j’ai fixé au préalable sur des cartons.

M’inspirant de cartes artisanales conservées avec soin, je retrace, en toute quiétude, des visages d’enfants aux yeux grands et rêveurs, sûrement issus de ces pays imaginaires d’où je viendrais aussi…

Émergeant du sous-sol d’un pas tranquille, papa s’attarde un instant derrière moi pour jeter un regard sur mes dessins.

Sans prononcer un mot, il pose calmement sa main sur mon épaule, signe discret d’approbation et de respect.

Quel baume sur mes quinze ans!

Ta fille, papa, si peu douée pour les mathématiques a, grâce au ciel, plus d’aptitudes pour les arts.

(p. 47)

On comprend, au fil des étapes de la lecture, que rien de terrible ne s’est passé, que rien d’insoutenable ou d’insupportable ne se manifestera, dans ces récits. Ce seront de simples peintures de la vie ordinaire qui nous permettront —de ce fait, encore plus vivement— de faire ou de refaire la fameuse promenade dans le petit musée de papier des constants et multiples malentendus inoubliables-oubliables entre parents et enfants.

Les miniatures en prose de Diane Boudreau, toutes plus belles les unes que les autres, finissent par littéralement fasciner. Et, ce faisant, elles mettent en place rien de moins qu’une sorte de grammaire d’engendrement. On a donc une situation d’écriture où la capsule autobiographique, circonscrite et ciselée, rapporte par le menu une situation où l’enfant reste avec le sentiment d’avoir porté à son papa une sorte de coup solide, une manière d’estafilade affective, qui semble avoir eu je ne sais quel impact durable (mais toujours tu). Le tout se joue avec une indubitable intensité, alors que ledit impact durable n’est peut-être jamais qu’une sorte de pli bizarre, réversible et incongru, dans le cellophane de la bulle du souvenir de l’enfant même, sans plus. Un facteur clef, constant et stable, finit par s’imposer. C’est que tout cela est tout petit et pourtant rendu immense par le fait que l’enfant aussi était bien petit, au moment de la manifestation de toutes ces grandes petites choses.

Inspiré et stimulé par la très dynamisante logique d’engendrement des miniatures en prose de Diane Boudreau dans Charly mon père, j’ai décidé, presque sans m’en rendre compte, de m’essayer ponctuellement à l’exercice (et ce, malgré le fait que je suis, de ma personne, assez réfractaire à la propension autobiographique). Goûtons la grandeur et la dérision de ce genre d’émotions enfantines mises en vignette. Voici l’histoire vraie de ma modeste miniature en prose, portant sur un de ces moments d’impact affectif que j’ai cru avoir eu sur mon père.

Winston Churchill et les petits oiseaux

Nous sommes le samedi 30 janvier 1965 et le premier ministre britannique Winston Spencer Leonard Churchill vient de mourir, une semaine auparavant. Mon père, ancien combattant de la marine marchande canadienne réquisitionnée et héro ordinaire de la Bataille de l’Atlantique, en est très abattu. Pour lui, Churchill est une figure. On pourrait même dire que c’est nul autre que ce warmonger au chapeau haut-de-forme qui a défini et configuré mon père, jeune homme. On dirait qu’il a perdu un second papa, ou quelque chose dans le genre. Il est assis dans un des fauteuils du salon, la tête penchée, et il regarde dans le vide.

Pour ma part, j’ai sept ans et je ne suis pas trop interpellé par le souvenir grave et ému que semble susciter, en ce petit samedi matin d’hiver, dans notre maisonnée repentignoise, Winnie le bouledogue anglais qui vient de casser son cigare. Le journal La Presse du temps enchâssait dans sa copie du samedi un magazine tabloïde qui s’intitulait Perspectives. Une portion importante de l’espace du Perspectives de ce samedi matin est consacrée à la mort de Winston Churchill. J’en tourne les pages gravement et en découvre la faconde austère et empesée. Franchement, ça ne présente pas un bien grand intérêt.

Derrière la dernière page du long et interminable reportage photo sur Churchill, il y a de magnifiques oiseaux multicolores perchés ensemble dans des branches d’arbre. L’idée me vient tout de suite de les découper pour les disposer dans un cahier d’images en collages (scrap book) que je suis en train de me constituer sur le monde merveilleux des animaux. Sans transition, je m’empare d’une grande paire de ciseaux pour récupérer les petits oiseaux. Au moment où je vais me mettre à l’œuvre, ma mère me dit discrètement: «Tu devrais attendre que ton père ait lu le reportage sur la mort de Winston Churchill avant de faire ça.»

L’idée est contrariante mais, hélas, fort valide. J’attends donc quelque temps et, dans cette expectative, j’entreprends d’observer mon père, le pistant et l’espionnant, de ci de là, dans la maison. Il est toujours très affaissé. Il vaque, maintenant. Il essaie de foutre quelque chose de son triste petit samedi. Son vrai de vrai premier petit samedi d’après-guerre.

Après ce qui me semble avoir été des heures, j’approche frontalement mon père et lui demande: «Bon, as-tu lu sur la mort de Winston Churchill dans le Perspectives? Est-ce que je peux enfin y découper mes petits oiseaux?»  Il me répond, d’un ton aigre et peu amène: «Oui, oui, fais-ce que tu veux, avec ce journal. Prends-le, déchire-le, je m’en sacre.» La formule est crue et le ton est pour le moins vif. J’y interprète une manière de refus implicite, ainsi qu’une assez dense agressivité dirigée contre moi… alors qu’il ne s’agissait peut-être que de l’expression cuisante du deuil ultime d’un siècle. Chacun son ton, dans le renoncement, n’est-ce pas…

Enfin, pour éviter de contrarier plus avant mon père ainsi endeuillé et crispé, je ne lui reparle plus de la chose oiseuse des petits oiseaux. Aussi, au bout du compte, je n’ai rien découpé dans le magazine Perspectives ni ce jour-là, ni les autres jours. Il est disparu dans le néant, parfaitement intact. Et Winston Spencer Leonard Churchill, pour sa part, est réapparu, lui, de temps en temps, épisodiquement, dans la conversation, comme stricte figure historique. Par contre, je n’ai jamais revu mes mirifiques petits oiseaux multicolores.

(Paul Laurendeau, écrit selon la grammaire d’engendrement du recueil de récits, de Diane Boudreau, Charly mon père, 2018)

.

Des textes de ce type sont parfaitement passionnants et le recueil que nous en sert Diane Boudreau se lit comme on boit calmement un cognac capiteux après le grand banquet de l’enfance et de la jeunesse. On y découvre, ou redécouvre, que les gens qui s’aiment se déchirent même s’ils s’aiment et que cela est terrible et en même temps terriblement (peu) important et si (extra)ordinaire. Diane Boudreau nous démontre elle aussi, ici, la puissance textuelle du travail sur miniatures. Elle nous donne et nous livre le crucial historique autant que la beauté intemporelle des petites choses de la vie. Et, par-dessus tout, oh qu’elle est suavement indéfinissable et magnifique et si touchante et émouvante, cette intense relation affective entre une fille et son père.

Le recueil de textes Charly mon père contient 34 miniatures en prose. Il se subdivise en quatre petits sous-recueils, disposés chronologiquement: Premiers souvenirs à Hull (p 17 à 21), Enfance à Pont-Viau (p 22 à 49), La fille à Charles à Jos (p 50 à 66), et Après lui… (p 67 à 73). Ces textes sont suivis d’une annexe de cinq pages intitulée En annexe (p 75-79 — on y découvre notamment les chansons folkloriques ou populaires que Charly chantait à ses enfants) et d’une page de remerciements (p. 80). Le recueil est précédé d’un exergue, d’une préface de l’autrice intitulée Pourquoi parler de lui (p 6 à 7) et de deux textes liminaires, l’un intitulé Avant moi… (p 9 à 11), l’autre intitulé Mon arrivée dans la vie de papa (p 12 à 15). L’ouvrage est illustré d’une photographie paysagère (première de couverture, en couleurs) et de quatre photos de famille en noir et blanc.

.

Diane Boudreau, Charly mon père, Diane Boudreau, 2018, 84 p.

.

Extrait de la quatrième de couverture:

Après son récit Ne reste que l’amour, où l’auteure Diane Boudreau nous a partagé le lien qu’elle a vécu avec sa mère, voilà qu’elle ressent le besoin d’écrire Charly mon père.

«Tous les secrets de la vie de mon père demeurent camouflés dans ces murs alors que j’aurais tant aimé en savoir davantage sur son enfance, son adolescence…

Trop de détails m’ont échappé: aurais-je raté une occasion, loupé un rendez-vous?

Depuis, je n’ai de cesse de vouloir m’approcher de son mystère. Et j’entreprends de retracer, de décrypter chacun des moindres souvenirs qui me parlent de lui. Mince récolte, qui m’amènera sur une terre insoupçonnée…»

Posted in Citation commentée, Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, Québec, Sexage, Vie politique ordinaire | Tagué: , , , , , , , , , , , , , , | 13 Comments »

La Reine du Canada est morte

Posted by Ysengrimus sur 8 septembre 2022

Her Majesty’s a pretty nice girl,
But she doesn’t have a lot to say…

The Beatles

.

La Reine est morte. Je ne suis pas spécialement monarchiste mais, oui, ça m’affecte. D’abord, Feue Sa Majesté, née en 1926, gardait encapsulé en elle quelque chose de mon papa (né en 1923), et de ma maman (née en 1924). Mes deux parents (disparus ensemble en 2015) meurent un peu une seconde fois, en moi, avec la disparition de la Reine du Canada. Cette titanesque génération de la Seconde Guerre Mondiale, des Trente Glorieuses, du Vietnam, des Chocs Pétroliers et même du Millénarisme se dresse, derrière nous désormais, fantomatique et tutélaire. Mes parents —et leur reine— furent des géants sur les épaules desquels nous sommes encore un peu des petits enfants assis. Le vingtième siècle vient vraiment, mais alors là vraiment, de se terminer, avec la disparition de la Reine du Canada.

Sa Majesté parlait un français impeccable. J’en veux pour simple preuve cette citation, tirée d’un discours prononcé par elle, en français, en 1964. Il me semble qu’il y a encore lieu de méditer ces paroles de grande sagesse régalienne:

«Il m’est agréable de penser qu’il existe dans notre Commonwealth un pays où je puis m’exprimer officiellement en français, une des langues les plus importantes de notre civilisation occidentale. Cette langue de clarté est un instrument précieux au service de la compréhension et je suis sûre que sa plus ample diffusion et l’approfondissement de ses richesses ne peuvent que profiter à toutes les intelligences et favoriser un échange plus fructueux des idées.»

Elizabeth II, Reine du Canada, discours à l’Assemblée Législative du Québec, 10 octobre 1964.

Le colonialisme britannique, celui justement sur lequel le soleil ne se couchait jadis jamais, a vécu. La monarchie de Charles III sera une anecdote façon Roc de Monaco. Quelque chose de profond se termine ici, imperceptiblement mais radicalement. La monarchie constitutionnelle est, en soi, un mystère ondoyant. J’ai écrit un petit roman tendrement ironique sur le sujet, il y a quelques années: LE ROI CONTUMACE. En gros, on garde le roi ou la reine bien en place mais on le dépouille de tous pouvoirs. On en fait une figure, impériale ou régalienne, mais vide, creuse, fatalement convenue et inane, une entité spectrale guérissant les écrouelles boudeuses de nos langueurs du premier monde. Du point de vue de cette sensibilité française, qu’aucune force assimilatrice n’extirpera jamais de moi et que je revendique toujours aussi impétueusement, je voudrais expliquer à mes compatriotes anglo-canadiens, si possible, ce qu’on fait normalement d’un roi ou d’une reine quand il ou elle ne sert plus. La France détient, dans le sein de son dense héritage historique, tous les cas de figures du sort du roi subverti. Ou bien on l’exécute (Louis XVI — 1793), ou bien il abdique (Charles X —1830), ou bien on le dépose (Louis-Philippe Premier — 1848)… mais on le laisse pas trainouiller comme ça, sans fin… ou alors c’est qu’on a des motivations bien torves, bien coupables, bien suspectes, et bien douloureuses. Et qui sait?

La motivation monarchiste des Britanniques, des Australiens, ou des Néo-Zélandais, je la leur laisse. Qu’ils s’en expliquent, c’est pas trop mon affaire. Sur la motivation canadienne, par contre, je dois quand même un petit peu rendre mes comptes, si tant est. Pour le Canada, le monarchisme (constitutionnel, hein, non-effectif, donc) est un exercice fondamentalement démarcatif. D’abord colonie, puis dominion, puis grand pays ronron-gnagnan-gentil, ça ne nous intéresse plus du tout de devenir une république classique. Que voulez-vous, la république, dans le coin, c’est les États-Unis. Les flingues, le système de santé privé, le ploutocratisme effréné, le protectionnisme à géométrie variable, l’impérialisme cynique, le théocratisme bien-pensant, le militarisme éléphantesque, la paupérisation endémique, la fausse rédemption perpétuelle. Un peu, pas trop non plus, pour le coup… Sa Majesté était une figure, chambranlante mais sommes toutes assurée, au moins mythologiquement, qui nous permettait, bon an mal an, de nous assumer pleinement, nous canadiens, comme civilisation du Nouveau Monde sans se faire demander à tous les tours de pistes si on est pas, par hasard, le cinquante-et-unième état américain.

Bon, sur le fin fond, disons la chose comme elle est, en ma qualité de Québécois, pour moi, la reine ou le roi d’Angleterre sera toujours le monarque d’une force d’occupation. Pour bien faire sentir l’effet traumatique du fait que je ne suis jamais sorti de la monarchie, que je vous énumère simplement mes rois et mes reines: François Premier (suivi d’un long hiatus), Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, George III, George IV, Guillaume IV, Victoria, Édouard VII, George V, Édouard VIII, George VI, Elizabeth II et maintenant… ouf… Charles III.  Pesant, vous me direz pas. Le Canada c’est ça. Être passé sous le joug (effectif ou putatif) des trois plus grands impérialismes modernes en succession: France, Angleterre, États-Unis. Toute une leçon de modestie, je vous le dis.

Mais revenons-en à la dame du jour, qui vient de nous quitter. Mon fils Tibert-le-chat qui, dans sa belle formation universitaire d’humaniste, avait touché, entre autres, l’Histoire d’Angleterre, m’a dit un jour: As-tu remarqué que certains des plus importants rois d’Angleterre on été en fait des reines (Elizabeth I, Victoria, Elizabeth II)? Elles ont même servi à nommer de grandes époques ethnoculturelles, époque élisabéthaine, époque victorienne. Tibert-le-chat avait bien vu. Et c’est quand même autre chose, dans le calibré, que nos Rois de France avec leur Loi salique à deux balles. Je crois que ce facteur femme, ce facteur reine a beaucoup à voir avec la réalité empirique et mythique de la monarchie constitutionnelle. La reine, c’est une figure hiératique, empathique, gigantale, para-patriarcale. La reine, c’est un roi amuï, parlementairement embourgeoisé, sociétalement modernisé. Sa passivité apparente, sa réserve stoïque, son silence tendu, sa stature virginale (The Virgin Queen était le surnom d’Élizabeth Première), la placent au dessus de la mêlée. Un roi gouverne, ferraille, babille, torgnole. Une reine (une vraie reine de plain-pied, hein, pas une régente ou une consort) règne. On pourrait développer longuement ce point, très anglais (la seule régente de France qui se rapprocha fugitivement de ce subtil tendanciel politique fut Anne d’Autriche, notamment pendant la Fronde Parlementaire). Tout ce flafla symbolique est passablement passionnant, pour le philosophe et pour le sémiologue, du reste.

Beaucoup de mes amis français ne comprennent pas mon émotion actuelle, pleine de tristesse endeuillée. Moi, le marxiste, le moscoutaire, le libertaire, verser une larme de simili-croco sur la disparition de la Reine d’Angleterre, cette automate alanguie au sac à main vide et au sourire figé, quid? Mais, notre Ysengrimus, on nous l’aurait changé? Attention… Attention… Il faut bien prendre la mesure de la dimension pratique, prosaïque, domestique, et vernaculaire, de ces petites choses. D’abord, première observation: la mort d’une reine n’est pas la mort de la monarchie, il s’en faut d’une marge, c’est moi qui vous le dit. Celle-ci va continuer, brouillonne désormais, anecdotique, toc, tabloïdesque. Et c’est pas vous, chers ami(e)s de la zone euro, qui allez vous taper la bouille du très pompeux Prince Charles sur le bifton de vingt dollars. Ça, ce genre de symbole, ça pèse, moralement, dans un petit porte-monnaie cognitif. Aussi, deusio, tristement, la Reine est ici suivie d’un roi (Charles), qui sera suivi d’un roi (William) qui sera suivi d’un autre roi (babi George). On en a pour un siècle avec des mecs sous la couronne, là, from now on… Et moi, la perte durable de la figure régalienne féminine, ben, ça m’affecte. On n’en mesure pas pleinement les effets subtils et durables, du reste. Et comme l’occupant anglo-canadien en profitera pour bien ne pas en profiter pour rompre le lien monarchique, comprenez quand même un petit peu ma tristesse…

De ce point de vue, je me félicite du fait que la Gouverneure Générale du Canada (notre Vice-Reine), Son Excellence Mary Simon, qui ira enterrer Elizabeth II en notre nom, soit, elle, une femme. Sur ce point, au moins, lâchons le mot: Maple Leaf Forever! Et, qui plus est, le maintient de femmes dans cette position de cheffe d’état du Canada va, je pense, revêtir une importance renouvelée, désormais… pour produire une sorte d’écho local perpétuant le respect que nous ressentons encore un petit peu pour la dernière Impératrice du Commonwealth.

Des cinquante-cinq états du susdit Commonwealth justement, il ne reste plus que six pays utiles ayant encore le Roi d’Angleterre comme monarque (j’entends par pays utile, tout simplement un pays ayant deux millions d’habitants ou plus). Ce sont: le Royaume-Uni, le Canada, L’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Jamaïque. Une autre petite demi-douzaine de principautés a le Roi d’Angleterre comme monarque mais ce sont des confettis d’empire. Je ne pense pas que les Îles Cook, le Roc de Gibraltar, Les Grenadines, l’archipel Pitcairn, ou Belize pèsent bien lourd dans ce que sera l’avenir de la monarchie britannique. Cette dernière, notons-le au passage, est beaucoup mieux verrouillée dans la constitution coloniale canadienne que dans celle du Royaume-Uni même. Dans ce dernier, il serait, de fait, assez prosaïque d’abolir la monarchie. Il suffirait d’un simple référendum genre Brexit avec question limpide (Êtes vous pour ou contre l’abolition de la monarchie britannique, oui, non?). Un oui à 51% serait suivi d’une loi ordinaire de la Chambre des Communes et patatras, le Palais de Buckingham deviendrait musée national et le pays changerait subitement de nom.

Notons que, dans de telles circonstances, la famille Windsor ne perdrait ni ses autres palais, ni ses fermes, ni ses autres duchés et apanages, ni ses autres royaumes. Cela signifie que, Charles III, ou un de ses descendants, pourrait parfaitement se retrouver Roi du Canada tout en n’étant plus Roi d’Angleterre. Piquant. Parce qu’au Canada, les filles, les gars, pour déboulonner la monarchie, emportez votre sac de biscuits, parce que c’est pas joué. Il faut rouvrir la constitution, obtenir l’accord de sept provinces ou 70% de la population, les deux tiers des chambres, tout mettre à plat, et je sais pas quoi encore. Il y en aurait pour au moins dix ans. Le colonisé est plus crispé et agrippé que son colonisateur sur ces choses, c’est un fait tristement connu.

Une de mes vieilles tantes, une sœur aînée de ma mère qui ne parlait pas un mot d’anglais, se tenait et se coiffait comme la Reine d’Angleterre. Et Julie Papineau, autrefois, faisait un peu le même coup, en modelant son apparence sur celle de la jeune Reine Victoria. La monarchie constitutionnelle, surtout dans ses versions coloniales, a toujours eu, de façon toute diaphane, imperceptible, cette insidieuse dimension de conte de fée doux sur fond ethnographique dur. Aujourd’hui, le palais de cristal discret et implicite vient de voler en éclats. Et surtout, ne nous illusionnons pas: il ne reviendra pas. La roue de l’histoire vient de nous en porter tout un, là, de grand coup de butoir symbolique.

Elizabeth Alexandra Mary Windsor (1926—2022)

.
.
.

Paru aussi dans Les 7 du Québec

.
.
.

Posted in Citation commentée, Civilisation du Nouveau Monde, Commémoration, Philosophie, Québec, Sexage, Vie politique ordinaire | Tagué: , , , , , , , , , , , , , , , , , | 35 Comments »

Il y a quatre-vingts ans, HOLIDAY INN

Posted by Ysengrimus sur 4 août 2022

Jim Hardy (Crosby), Linda Mason (Marjorie Reynolds), Ted Hanover (Astaire), Lila Dixon (Virginia Dale)

.

Happy holiday, happy holiday
May the calendar keep bringing happy holidays to you
If the traffic noise affects you like a squeaky violin
Kick your cares down the stairs, come to Holiday Inn!
Irving Berlin, Happy holiday, 1942

.

Il y a quatre-vingts ans pilepoil, la doucereuse comédie musicale Holiday Inn enchantait une certaine Amérique et s’installait tranquillement pour imperceptiblement fleurir et devenir un des plus grands succès cinématographiques et télévisuels de tous les temps. C’est —entre autres— le film où fut lancée la fameuse chanson de Noël White Christmas de Irving Berlin. Le titre français de ce classique indécrottable est, lui, parfaitement inepte (L’amour chante et danse). Il faudrait en fait que ça s’intitule, plus littéralement et plus fidèlement, L’Auberge des jours fériés (conférer le titre de la version italienne, La taverna dell’allegria, bien plus heureux déjà).

Jim Hardy (Bing Crosby) et Ted Hanover (Fred Astaire) sont deux collègues de travail de la scène des variétés new-yorkaises. Ce sont aussi deux charmants faux frères qui se tirent dans les pattes à qui mieux mieux et se jouent dans les cheveux intensivement, notamment pour ce qui concerne leurs affaires de cœur. Ils ont la frivole habitude de constamment se chaparder les dames qu’ils fréquentent, au fil de l’effervescence mi-énervée mi-évaporée de leur petite vie de gloriole. Jim (Crosby), c’est le chanteur aux trémolos d’or. Tendre et sirupeux, onctueux et calme, il est aussi passablement mou, bien fataliste et si peu affirmé. Ted (Astaire), c’est le danseur à claquettes, fringant, retors et fébrile. Il est aussi égoïste, direct, baratineur, malhonnête et fripon comme pas un. La solide collaboration professionnelle entre ces deux zèbres se complète donc d’une compétition interpersonnelle et émotive sans concession.

Au moment où la caméra démarre, Jim et Ted assurent un trio de variété au Midnight Club, une boite de nuit (fictive) de New York, en compagnie de la danseuse et chanteuse Lila Dixon (Virginia Dale). Le numéro en question raconte que Jim séduira l’objet d’amour du moment et ce, en chantant. Ted rétorque qu’il va, lui, la conquérir et ce, en dansant. C’est ici, justement, le moment où l’amour chante et danse (conférer le titre français du film, toujours maladroit mais au moins, enfin, minimalement explicable). Derrière la façade scénique, la réalité est plus cruelle et implacable. Une fois cette tournée terminée, Jim, le chanteur, et Lila (Dale) sont sensés se marier, se retirer sur une ferme au Connecticut et laisser Ted, le danseur, continuer la tournée seul. Mais l’entreprenant Ted a séduit Lila, dans le dos de Jim, et il s’apprête à partir en tournée avec elle. Femme moderne, Lila aime bien les deux hommes, mais elle préfère sa vie de danseuse et de chanteuse à une bien improbable carrière de fermière. Elle choisit donc, des deux, celui qui lui assure le programme qu’elle revendique. Et cela se joue dans le dos de l’autre.

Trahi, Jim se drape dans sa dignité et se retire dans ses terres, en s’imaginant que la vie de fermier sera moins trépidante et plus reposante que celle de chanteur de charme. En une petite année, il va bien déchanter. Il trime comme un forçat, y compris les jours de congés, et il s’ennuie, en prime. Il finit donc par convertir son domaine fermier du Connecticut en un concept resto rustique et spectacle, l’Auberge des jours fériés. Elle ne sera ouverte que les jours de congés et on y invitera le tout New York à venir s’amuser, dans une ambiance thématiquement corrélée à l’ardeur festive du moment. L’univers des hommes qui entourent Jim est peu convaincu d’un tel programme de divertissement campagnard.

Pendant ce temps, l’univers des femmes ne chôme pas, lui non plus. Lila rencontre un millionnaire et se tire avec, abandonnant abruptement Fred, sans partenaire de danse. Mais surtout, mademoiselle Linda Mason (Marjorie Reynolds) fait discrètement son apparition. Aiguillée vers l’Auberge des jours fériés naissante par un gérant d’artiste peu scrupuleux qui lui donne le lieu comme l’espace rompu idéal pour amorcer sa jeune carrière, Linda (Reynolds) établit, justement le soir de la veille de Noël, sa jonction avec un Jim encore peu dégrossi mais parfaitement ouvert à l’idée de travailler avec une chanteuse et danseuse débutante qui apportera de la fraîcheur et de la verdeur à sa formule de divertissement. La suite des événement sera désormais ponctuée au rythme des jours fériés joyeusement jubilés, dans le vaste et rustique Holiday Inn

Le Jour de l’An (New Years Day —  1 janvier) voit Ted recevoir sur New York le télégramme de Lila lui annonçant qu’elle se casse avec son millionnaire. Ted prend une cuite solide et se présente, rond comme une bille, à l’Auberge des jours fériés. Il danse alors, dans la foule, avec une mystérieuse inconnue, nulle autre que Linda, et il découvre ainsi qu’il voudrait bien l’avoir comme nouvelle partenaire de danse, en remplacement de la traîtresse qui le quitta. Jim voit la chose d’un fort mauvais œil. Voici encore le fichu danseur à claquettes sans conscience qui s’en vient lui voler la fille dont il est en train de s’enticher. Mais Ted était trop beurré pour reconnaître indubitablement la nouvelle danseuse. Il va lui falloir mieux écornifler l’affaire.

L’Anniversaire d’Abraham Lincoln (Lincoln’s Birthday — 12 février) voit Ted revenir vite fait à l’Auberge des jours fériés. Il vaut absolument retrouver la mystérieuse danseuse du Nouvel An et lui proposer de devenir sa partenaire de danse. Jim, trop couillon pour s’affirmer devant son collègue, convertit le numéro commémoratif sur Lincoln en blackface. Cela permet à Jim de déguiser Linda en afro-américaine écouettée, la rendant ainsi méconnaissable à son ennemi qui la cherche partout, dans la salle de l’auberge. Ce numéro, dont on ne peut désormais plus dire le bien qu’on en pense, si on en pense du bien, frappe ce film de mort, car le blackface, de nos jours, est abstraitement considéré comme une pratique raciste et ce, sans distinguo de contenu. Certaines stations de télévision américaines, de nos jours, quand elles repassent Holiday Inn, en excisent ce numéro, sans sommation.

La Saint Valentin (Valentine’s Day — 14 février) a lieu deux jours plus tard. Là, Ted ne se fait pas avoir. Il arrive au moment de la répétition, trouve tout le monde en train de travailler, s’empare ouvertement de la danseuse, et danse avec elle, tandis que Jim a le dos tourné, au piano. La jonction s’établit entre Linda et Ted. C’est une rencontre et une harmonie assez froide, strictement professionnelle… mais Jim sait bien ce qu’il advient à terme, des relations professionnelles de ce coquin de danseur à claquettes avec les personnes du sexe opposé. Couillon et trouillard, Jim a déjà fait une proposition maritale molle et mal ficelée à Linda. Celle-ci se considère donc informellement fiancée au chanteur fermier. Or, il y a quatre-vingts ans, les filles étaient déjà plus fidèles à leurs engagements que les garçons. Quoi de nouveau, sous le vaste mouvement du soleil des saisons.

L’Anniversaire de George Washington (Washington’s Birthday — 22 février) voit la première répétition formelle de Linda et de Ted, coéquipiers dans un numéro de menuet évoquant l’époque du mythique président perruqué qui, soit disant, ne mentait jamais. Jim, toujours au piano et flanqué d’un petit orchestre à sa solde, sabote sciemment le numéro de danse, en en alternant abruptement les rythmes musicaux. Linda ne prend pas encore conscience du fait que ce timide cultivateur musical est en train de bien lui saboter sa carrière naissante, pour des raisons inarticulées d’exclusivisme sentimental. Ted, pour sa part, est frontal avec Linda. Il lui fait ouvertement des propositions professionnelles et sentimentales qu’elle refuse, toujours fidèle à son engagement avec Jim, qu’elle préfère. Ted, dont les scrupules ont peu de poids s’ils existent, est fermement déterminé à ne pas lâcher prise. Il retourne pour le moment à New York, sans partenaire de danse.

Le Dimanche de Pâque (Easter Sunday — date variable en avril) nous présente un charmant numéro de promenade en calèche printanière des deux amoureux campagnards. La séquence se termine sur le retour faussement impromptu et attendri de Ted à l’Auberge des jours fériés. Il veut renoncer à l’effervescence illusoire de la ville et s’installer à la campagne en compagnie de ses deux grands amis Jim et Linda. Jim se méfie, il attend la prochaine trahison de Ted. Il sait que le danseur chapardeur est là pour lui soutirer cette jeune femme dont, d’autre part, Jim ne sonde ni ne jauge l’opinion sur le tout de la question. Dans l’intervalle, une autre nouvelle se met à circuler. Rien ne va plus entre Lila —la partenaire naturelle de Ted— et son millionnaire. Apparemment, le rupin ne détenait pas des millions, il devait des millions. Lila est donc de retour sur la scène des variétés new-yorkaises. Ce tuyau capital n’est pas tombé dans l’oreille d’un Jim sourd.

La Fête Nationale Américaine (Independence Day — 4 juillet) va voir culminer la gloire de l’Auberge des jours fériés. Des producteurs hollywoodiens sont dans la salle pour étudier le concept. Jim va donc porter son grand coup de sabotage égoïste dans la carrière de Linda. Il va téléphoner à Lila à New York et l’inviter à l’auberge. Il va ensuite soudoyer son chauffeur de taxi attitré pour que Linda ne parvienne pas à la même destination. Jim veut remplacer Linda par Lila pour que les hollywoodiens chopent le vieux couple de danseurs, Lila et Ted, et lui laissent son amoureuse tranquille sur la ferme. Le vieux chauffeur de taxi soudoyé reconduisant Linda braque son véhicule dans un lagon. Il croit sa mission accomplie mais Linda ne se laisse pas faire. Sale et trempée, elle s’empresse d’aller faire du stop. Une automobiliste la ramasse. C’est Lila. Les deux femmes établissent involontairement leur jonction semi-compétitive et Linda comprend la perfide manœuvre. On est en train de la remplacer par Lila comme partenaire de danse de Ted pour que les hollywoodiens ne voient qu’eux et pas elle. Invoquant le prétexte d’un raccourci, elle amène Lila à braquer sa bagnole dans le même lagon où repose encore son taxi de tout à l’heure. À l’auberge, après un numéro endiablé avec des pétards performé à la frime par Ted en solo, Linda arrive sur les lieux et c’est la mise au point champion. Elle comprend enfin que Jim la sabote pour la garder pour lui. Elle lui dit qu’elle n’apprécie pas ce genre de combine, et, dépitée sinon séduite, elle finit par accepter de devenir la partenaire de danse de Ted.

L’Action de Grâce américaine (Thanksgiving — quatrième jeudi de novembre, avec flottement entre 1939 et 1944 —hésitation entre quatrième et cinquième jeudi de novembre—, en vertu de l’incident historique du Franksgiving) est un jour solitaire pour Jim. Les hollywoodiens ont acheté son concept de l’Auberge des jours fériés et ils sont à monter un film à Hollywood, (en Californie, de l’autre bord du continent donc) autour de ce thème original. Jim écrit les chansons depuis sa ferme du Connecticut et il les envoie à Linda, sous forme de disques et de plis postaux. Ted et Linda ont annoncé leur mariage prochain. Mangeant sa dinde et ses patates tout seul, Jim se fait alors expliquer par Mamie, sa servante noire (Louise Beavers), comment il doit se comporter pour être un vrai homme sachant parler authentiquement à la femme qu’il aime. Est-il trop tard?

La Noël (Christmas — 25 décembre) voit la fringante conclusion californienne du tout des choses. Je ne vous la livre pas mais je vous concède que c’est une fin heureuse. Une chute charmante, en quatuor, qui voit pourtant surtout émerger et bien s’installer une cinquième vedette immense et immortelle, elle, l’indémodable chanson de Noël White Christmas.

.

J’adore ce film. Je le revois fréquemment (habituellement dans le temps des fêtes), pour son charme vieillot de comédie musicale, certes, mais aussi pour sa sourde et subtile intelligence. La réflexion sur les relations homme-femme de cet opus vieux de huit décennie n’a, elle, pas pris une seule ride. J’en tire une autocritique permanente sur les cruciales questions de sexage, tout en tapant du pied sur les numéros chantants et dansants de Irving Berlin. À moi la permanente et percolante rencontre de l’intellectif et du divertissant.

. 

Holiday Inn, 1942, Mark Sandrich, film américain avec Bing Crosby, Fred Astaire, Marjorie Reynolds, Virginia Dale, Walter Abel, Louise Beavers, 101 minutes.

.

Posted in Cinéma et télé, Civilisation du Nouveau Monde, Commémoration, Culture vernaculaire, Fiction, Musique, Sexage | Tagué: , , , , , , , , , , , , , , , , , | 12 Comments »

LADYBOY (Perrine Andrieux)

Posted by Ysengrimus sur 1 août 2022

df10aa8a4071f05e2e5ebb3729bc4e8b812203e8686d0608f80e1aea3bdc

Jade Ajar est thaïlandaise. Elle préfère vivre à Bangkok qu’à Paris, principalement parce que son père, directeur d’un grand réseau hospitalier de la capitale du Royaume du Sourire, lui facilite largement son style de vie en finançant tous les détails, parfois un peu clinquants, de son existence matérielle. Si papa-dirlo facilite le style de vie de Jade, cela ne signifie en rien qu’il lui facilite la vie tout court, par contre. En effet, monsieur Ajar père regarde son enfant de bien haut et ne lui concède pas vraiment beaucoup de marge de mansuétude. C’est que Jade est ce qu’on appelle en thaï une kathoey, une transgenre. Et elle serait le fils aîné héritant de l’empire si et seulement si… Il n’en est tout simplement pas question.

Jade Ajar est amoureuse d’un français, un traducteur littéraire un peu plus vieux qu’elle, du nom de Stéphane. C’est passionnel parce que c’est autant l’amour de l’amour, de la féminité durement conquise que de l’homme vous ayant choisi, sans pinailler, ni transiger, ni rougir. C’est jaloux aussi, exclusiviste, unilatéral, tendu. Quand l’amoureux part pour Paris, pour affaires naturellement, rien ne va plus car Jade, c’est aussi la Thaïlande contemporaine, toujours un peu insécurisée, menacée, angoissée par l’écrasant prestige européen. Cet amour pour un occidental sans père est définitoire pour Jade, principiel, existentiel. Aussi, quand, après seize ans de vie commune, cette méritoire union commence à sensiblement s’étioler, s’effilocher, s’alanguir, Jade vit un tumultueux tourbillon de terreur et de tourmente qui l’amène, entre autres, en thérapie avec toi. D’abord en compagnie de son conjoint puis seule, Jade va refaire avec toi, sa thérapeute, le parcours cuisant et passionnel de sa vertigineuse trajectoire sur la passerelle escarpée et flageolante de l’historique transition entre les genres.

Perrine Andrieux signe ici un roman grandiose, d’un exotisme magnifique, d’une précision d’horloge et d’une cruauté intérieure absolue. Tout y est aussi juste et solide que digressant, douloureux, déroutant, obsédé et virulent. On ne manquera pas de s’imprégner de la vive et riche amplitude des symboles dont la délicate configuration se met en place dans le dense filigrane de la trame. Ainsi Stéphane, l’amoureux de Jade, est un traducteur littéraire alourdi par une pulsion d’écrivain qui s’enfante mal. Discret presque sans le vouloir, il traduit, du thaï vers le français, de grandes œuvres du corpus poétique traditionnel thaïlandais. Avec une patience qui, imperceptiblement, s’érode, Jade le guide à travers cette exploration de sa langue et de sa culture à elle. On s’efforce de jouer en équipe ici, sur ceci, tendrement, mais, fringance inattendue du dentellier effacé, c’est subitement l’homme qui, de main de maître dans les deux sens du terme, mène la barque de cette infinie recherche de communication et de communion entre deux mondes fragiles, tendus comme des outres ou des ventres. Traduire c’est aimer. Sauf que, fatalement, corollairement, ralentir dans sa compréhension émotionnelle de Jade, ce sera aussi, pour Stéphane, ralentir dans sa compréhension linguistique de la riche tradition culturelle thaïlandaise… qu’il faut pourtant obligatoirement continuer de livrer, par contraintes contractuelles.

Autre trajectoire crucialement symbolique que celle du personnage de la toute capiteuse Love, alter ego transgenre de Jade, son aînée ès transition, sa sœur de cœur, son modèle comportemental absolu, et son miroir interpersonnel ébréché, raboteux et souffrant. Le terrible axe de classe s’instille bien involontairement entre Love et Jade. Jade, fille de grand bourgeois, donzelle urbaine, disposant de tous les contacts dans toutes les cliniques et d’un accès privilégié à toutes les pharmacopées, vit sa transition vers la féminité sans entrave financière, en une quête strictement physique et psychologique, pimentée d’une crise familiale et patriarcale aux ressorts surtout existentiels et intérieurs. Love, fille de paysan, villageois(e) monté(e)e en ville depuis le tout d’une configuration ethnologique campagnarde et archaïque, doit se débattre avec les ennuis financiers associés à sa transition. Elle se prostituera dans une boite de ladyboys, fera des ménages, tirera le diable par la queue pour accéder à la féminité si convoitée. Elle perdra des emplois, retournera au village sans pouvoir s’y dévoiler. Elle reviendra, flétrie, esquintée, estourbie. Et pour quoi au bout? Pour toucher du bout de ses doigts aux ongles cassés, au vernis fendillé, le paradis perdu de quoi et quoi encore? Cela ne se terminera pas bien pour Love… dont le nom signifie amour. Oh, cette chute abrupte pour l’amour, pour tous les amours.

Imparable dans ses joies comme dans ses terreurs, dans ses fraîcheurs comme dans ses raideurs, clinique par moments (la vaginoplastie comme si vous y étiez), historique aussi (l’évocation du grand tsunami de 2004 est particulièrement remarquable), l’œuvre nous fait partager l’émoustillante et affriolante excitation intérieure du merveilleux devenir femme. Le crescendo de la transition est tout simplement extraordinaire, exaltant, libérateur. Puis, imperceptiblement, tout s’évente, se craquelle, s’englue dans une enveloppe de compromissions, de dépit insidieux, de langueur et de mal être. Fluctuations contemporaines de la problématique des universalités. L’amour peut-il durer? Le couple peut-il survivre le passage du temps? Mais surtout, plus prosaïquement, plus fatalement, plus cruellement: une ladyboy peut-elle vieillir?

.
.
.

Perrine Andrieux, Ladyboy, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

.
.
.

Posted in Fiction, France, Monde, Multiculturalisme contemporain, Sexage | Tagué: , , , , , , , , , , , , , , , , , , | 18 Comments »

L’ÂME INCONSCIENTE DU PÉTONCLE (Francine Allard)

Posted by Ysengrimus sur 15 juillet 2022

Friteuse, poêlon, casseroles et marmites
rôtissoire, autocuiseur et lèchefrite
cocotte, percolateur et daubière
wok, faitout et turbotière
saucier, ramequin et cafetière
(p. 90)

.

Le recueil L’âme inconsciente du pétoncle — Poésie à saisir sur feu vif (2012) de la poétesse québécoise Francine Allard, nous entraîne cette fois-ci dans le monde douloureux et étrange de la boulimie frustrée, frondeuse, féroce et passionnelle. C’est une tempête, un tourbillon, un mælstrom. Rien n’est calme ici. Tout est tonitruant, pétaradant, percolant, rissolant. C’est qu’il n’est tout simplement plus possible de se leurrer, de croire encore en la légèreté, au diaphane, au mordoré, à la babiole, au translucide, au fifrelin. Adieu maigrelette Colombine. Bonjour corpulent Rabelais. On parle de bouffe, de cuisine, de restaurants, de plaisirs coupables de la table. La femme qui s’exprime est forte. Elle est la toutoune québécoise vingt ans plus tard, celle qui mûrit, celle qui persiste et celle qui signe. Ici, on parle aussi de culture, de musique, de Belles Lettres, mais on en parle en éclectique, en boulimique, en marmitonne, en gargotière, en bardasseuse. L’ardeur à jouir rondement, et à solidement sentir ses sens, entre en débordement morfalou, en pataquès, en bric-à-brac, tout en ne rougissant justement pas de le crier, son éclectisme.

Autre thème solide et senti: l’âge. L’âge d’or, ronron et amoindri, dont se craquellent toutes les dorures. C’est le soir, le crépuscule. Oh, ça va, le soleil brille encore. Il rend même ses mille feux du fin fond du ciel, comme une peinture savante et dense ou un coulis de framboises fluide et vernaculaire, scintillant et —pour le coup— solidement désillusionné. Car effectivement l’émerveillement n’y sera pas… ou plus. Inexorablement, la poétesse aime moins qu’elle aimait. Elle assume plus explicitement ce qu’elle n’aime pas, ce qu’elle déteste, ce qu’elle abhorre, ce qu’elle méprise, même. Et, comme au soir d’une de ces vies surchargées où on renonce de plus en plus à donner le change aux autres ou à soi-même, c’est notre Michel Tremblay intérieur qui remonte, borborygme unaire et amer.

Comme elle est bonne pour son âge!
À Nanette W.

Tu dis r’garde Nanette
comme elle est bonne pour son âge
je dis c’est toutes vous autres, ça!
toutes vous autre
qui n’avez créé rien d’autre que des poudings chômeurs
et des pantoufles de Phentex
qui portez des brosses en rouleaux
dans vos cheveux sans teinture
qui portez des cross-your-heart
pis des caleçons à grandes manches
qui jouez au bingo
toutes vous autres qui volez des sachets de sucre chez Antoinette
qui allez au théâtre en autobus
eau de Floride sacoche blanche chaussures blanches
en groupe parce que c’est moins cher
qui avez enfouis vos rêves sous le tapis
avec les écales de pinottes
qui avez une armoire de cuisine juste pour vos plats Tupperware
qui avez troqué vos dents pour des râteliers dans le verre de Polident
toutes vous autres qui avez renoncé à danser à séduire à chanter
qui portez sur vos épaules une veste de laine boutonnée
c’est toutes vous autres, ça
qui vous taillez une petite robe dans la grosse vente de Fabricville
qui magasinez chez Jean Coutu le jour de l’âge d’or
qui feuilletez les circulaires pour courir les aubaines
même si l’essence est une piasse et quart
c’est pour toutes vous autres que Nanette reste magnifique
Et que Diane explose encore sur scène

c’est trop compliqué d’être une p’tite madame
(pp 52-53)

Le temps a déboulé. Tout est tourneboulé. Les plats sont compliqués, le ton est virulent, le tourniquet notionnel est foisonnant. Les dédicaces sont multiples, les ami(e)s se sont égayé(e)s. Il y a la frustration, la colère, le dédain de plus en plus senti des régimes alimentaires (À ma sœur Ann qui commence un régime tous les lundis. La barbe), ainsi que des contraintes culinaires convenues (pourquoi tu manges une tomate au petit déjeuner? Va te cacher). Frustration, colère, dédain, ce sont là incontestablement les sentiments les plus saillants de tout cet exercice. La poétesse est une bourgeoise qui voyage, qui reçoit, qui relit des épreuves (toute une épreuve!) et qui aime toujours tendrement son vieil amant, depuis 1968. Aussi, ce qui frappe de ce recueil, c’est sa sincérité de classe, crue, âpre, épicée, faisant bondance dans le sel et dans le fiel. On ne cherche pas à séduire mais on aspire encore à nommer. Connaître, c’est de plus en plus avoir connu et reconnaître, c’est de plus en plus avoir rencontré. Il y a encore des pays. Il y a encore du Japon, de l’Haïti et autres choses… mais, dans ces espaces aussi, on est en perte accélérée de jubilation. De bonne date, le pittoresque n’y est tout simplement plus. Le tarabusté le supplante. Le lassant aussi.

Rien ne parvient à se dire ou à se sentir sans fatalement un peu agacer la poétesse. La roue frotte. Le texte est acariâtre autant qu’il est assumé. Le rire est grinçant, le sourire est sardonique. La mémoire est suractivée mais la nostalgie n’est pas trop trop au rendez-vous. C’est une lecture qui a principalement envie de pester, envie de rager, envie de se dire que ce monde est fautif et que ses fautes en compromettent radicalement le génie. En point d’orgue de l’ouvrage, un collectif de femmes, amies de la bonne chère et des chefs cuisiniers télévisuels de notre temps, chantent en chœur leur délectation et leur attirance pour les boustifaillantes énumérations gastronomiques. Une telle compulsion affamée est ancienne, connue, presque livide. Frustrées, on mange. Mais le lecteur contemporain ne peut s’empêcher de noter la sophistication, le raffinement, la subtilité des variations sur la bonne vieille perversion boulimique de base. Orgie nutritive et profusion lexicale se rencontrent, donc. En pagaille, toujours, on bouffe du mot comme de la chose. On croque. On bâfre. On rage. On ne transige pas. Une phase de vie se termine ainsi, dans le tapage des cuisines et les cliquetis des fourchettes. Et, mazette, on bloquera bel et bien des quatre fers pour ne pas passer à la phase suivante d’existence, à la prochaine tablée du banquet d’Odin, car  le souffle nous manque quand même un petit peu. Et surtout: on se doute trop bien que ladite tablée, ce sera fort probablement la dernière.

Le recueil de poésie L’âme inconsciente du pétoncle — Poésie à saisir sur feu vif comprend 34 poèmes en vers libres (des textes de deux, trois ou quatre pages, en moyenne). Sa fiche éditoriale officielle se lit comme suit: Vient un jour où la poète s’éveille. Elle regarde agir ses contemporains et lui vient soudainement le goût de les cuisiner. Les mélanger, les battre, les déglacer, les aromatiser pour son plus grand plaisir. Francine Allard écrit et cuisine. Elle transforme nos habitudes de lecture comme elle vire un canard braisé en un mets divin. Elle joue avec la langue jusqu’à ce qu’elle claque. Elle presse le citron jusqu’à ce que l’amertume devienne volupté. L’âme inconsciente du pétoncle — Poésie à saisir sur feu vif se lit à voix haute, en respirant d’étonnants effluves, en se léchant les doigts et en liant la sauce. Une œuvre de maturité, certes. Une lecture jouissive nécessaire. Une introspection vitale.

.

Francine Allard, L’âme inconsciente du pétoncle — Poésie à saisir sur feu vif, 2012, Éditions d’Art Le Sabord, 92 p.

.
.
.

Paru aussi dans Les 7 du Québec

.
.
.

Posted in Citation commentée, Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, Fiction, Poésie, Québec, Sexage | Tagué: , , , , , , , , , , , , | 6 Comments »