Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for août 2016

Ma rencontre avec Diane Larose, artiste peintre

Posted by Ysengrimus sur 21 août 2016

Petite-ecole-jaune

On ne peut pas encore tout à fait dire que l’été se termine mais disons qu’il avance. Cet été 2016 aura été absolument magnifique. Je décide donc, ce matin là, de faire une petite promenade badine en direction de la Petite École Jaune, galerie d’art miniature installée sur le chemin d’Oka, dans une ancienne école de rang deux-montagnaise, aujourd’hui réaménagée et, je vous le donne en mille, peinte en jaune. Depuis un moment, je me dis que je dois aller l’écornifler un petit brin, avant qu’elle ne ferme, avec la fin de la saison. Et ce jour là, sur le balcon avant de la Petite École Jaune, il y a Diane Larose, artiste peintre, installée, assise, concentrée, une brosse à la main, devant un chevalet bas perché. La toile est blanche mais ne le restera pas longtemps. Cette artiste me confiera en effet bientôt que le syndrome de la toile blanche ne la turlupine pour tout dire comme qui dirait absolument pas.

Cherchant à éviter de la déranger dans son travail en gestation, j’entre, la contourne silencieusement, et investis la petite galerie. Diane Larose me suit aussitôt et bientôt voici que nous conversons arts. Elle me parle de son fils, un irlandais tonique qui écrit parfois de la poésie en se basant sur les œuvres picturales et plastiques de sa maman. Parfaitement charmant. Elle me fait voir une de ses œuvres picturales exposée, dont voici la reproduction photographique, tirée du catalogue de Diane Larose.

Diane Larose. PLUIES ACIDES (2013). Acrylique sur toile. Dimension sans cadre: 30’’ X 24’’

Diane Larose. PLUIES ACIDES (2013). Acrylique sur toile. Dimension sans cadre: 30’’ X 24’’

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Prostrée, funeste, la toile est passablement prenante. On y sent presque tactilement la facture saillante, dure, ployable mais fixe, sensuelle mais aigre, de l’acrylique. Et ce ciel incandescent et ces dégoudines (avec d, j’insiste) lavasses, livides et volontairement négligées sont cuisants. Triste. Amer. Forclos. Urbain à l’ancienne. On dirait pourtant que ça irradie fort, que ça a mal. Ce serait Montréal avant la construction de la Place Ville-Marie, me dit-elle. C’est surtout une protestation implicite envers ce qu’un certain temps fait de nos villes. Diane Larose me demande si je suis artiste. Je lui susurre avec aise que je fais plus dans le verbal que dans le pictural et qu’ainsi, si ça l’amuse, je clopine un petit saut chez moi et lui écris ipso facto un court poème, basé sur la toile Pluies acides ici présente. Elle semble intriguée par l’idée et comme les paroles me roulent déjà assez furieusement dans la tête, je m’empresse de rentrer à la maison pour éviter que des giclées de texte ne me dégoudinent [sic] par les oreilles et se perdent dans de la terre sale, comme la pluie en pleurs sur l’œil de tristesse et de rage de la toile de Diane Larose. Chemin d’Oka. Cottage blanc. Écritoire. Poulet plié. Stylo-bille. Je couche alors, sans rature selon mon habitude, le petit jeu de demis-alexandrins suivant:

Les rougeurs de la ville

Les rougeurs de la ville
Ensanglantent une toile
Pour qu’un ciel sans étoile
Chuinte sa vile bile.

L’industrie de la mort
S’urbanise de bon ton
Et le noir du charbon
Rougit au feu des torts.

Puis il ne reste qu’un vide
Sous des gouttes mises à plat.
Vous méprisez nos lois,
Pluies de sang, pluies acides.

Ça tient. Je tire alors de ma bibliothèque un des exemplaires gracieux de mon recueil Poésie d’outre-ville. Je l’ouvre à la première page de garde et y recopie le poème, suivi d’une signature. Je retourne dare-dare à la Petite École Jaune. La peintre Diane Larose y est toujours. Nous nous posons devant son tableau et je lui lis mon court poème. Elle semble particulièrement satisfaite. Elle prétend même en ressentir quelque chose comme des picotements cutanés. Merveilleux vibrato charnel du verbe…

Et Diane Larose attrape alors le ballon et, sportive, le renvoie, aérien, en arabesque. Ainsi, elle décide avec naturel et délié, dans la spontanéité du mouvement, de faire répondre la bergère au berger. Elle me suggère de revenir la voir dans quelques heures. Elle aura alors peint un tableau pour moi, qu’elle me donnera en échange amical de ce poème et de ce recueil. Je disparais et reviens à l’heure qu’elle m’a indiquée.

La toile est là. Une eau fluviale froide et tumultueuse nous y sépare d’une petite chaîne de montagnes précambriennes noire vif et d’un ciel plus doux que l’eau qui, elle, est dure et puissante. Peint de mémoire, l’espace évoqué procèderait partiellement (semi-figurativement, semi-imaginairement) de la région de Kamouraska. Sur bâbord, un feuillu effeuillé, maigre et tourmenté, lacère le côté jardin du premier plan, comme une balafre annonçant fatalement toutes les ouvertures de nos débuts de fins d’automne. Autant Pluies acides est urbain, industriel, chimique, torride. Autant celui-ci est nature, atavique, torrentiel, glacial. Pluies acides est monochrome dans les rouge (pas vraiment, hein, car il y a du noir et d’autres couleurs aussi, qui cherchent, dans la flotte stagnante au ras du sol, à percer outre-ville). Celui-ci est monochrome dans les bleus (et les noirs de montagnes et les blancs de nuages et d’écume). Il s’intitule La bleutée du fleuve. Et c’est peint au couteau. En voici la reproduction photo.

Diane Larose. LA BLEUTÉE DU FLEUVE (2016). huile sur toile monochrome peinte au couteau. Dimension sans cadre: 14’’ X 18’’.

Diane Larose. LA BLEUTÉE DU FLEUVE (2016). huile sur toile monochrome peinte au couteau. Dimension sans cadre: 14’’ X 18’’.

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Diane Larose me parle alors un peu du dosage des luminosités dans le monochrome. Elle le fait en me montrant d’un geste ami et magistral le superbe ciel au beau fixe de ce si bel été 2016. Il semble que, lors de la mise en forme d’un tableau paysager, il faille infailliblement décider d’où le soleil se manifeste, même si on ne le dépeint pas ouvertement dans le cadre. Sur le tableau La bleutée du fleuve, le soleil est franchement à tribord, côté cour et, en l’air, fatalement. La teinte du ciel et celle du fleuve s’en trouvent subtilement altérées. Ah, mais rien n’est simple dans les replis de ces mondes qui reproduisent nos mondes.

On parle quelque temps de peinture, et du travail des musiciens (Diane Larose joue aussi de la guitare six cordes) et des paroliers (votre humble serviteur en patins de la dive parole). Puis on se fixe un autre rendez-vous, deux jours plus tard, même lieu, pour que je récupère mon tableau, quand il sera sec.

[Le surlendemain]… Et… une fois n’est pas coutume hic et nunc, je fais dans le blogging instantanéiste. Trempé comme une soupe, je viens tout juste de me rendre aujourd’hui à la Petite École Jaune pour y prendre livraison de mon tableau. Le temps est de fait fort maussade pour dire que, pour le coup, il pleut des cordes (J’espère de tout cœur que c’est pas de la pluie acide). Le personnel est en train d’attendre les artistes qui vont venir démonter la petite galerie d’exposition. Diane Larose, en grande forme, plante deux petits pitons (un en haut et un en bas) et noue une corde dans le dos de mon tableau, afin que je puisse le convoyer face contre le sol, un plastique dans le dos. La saison estivale est bel et bien finie et je ramène ma toile, qui prendra une autre semaine pour finir de sécher, au pas de charge, sous la pluie battante. Bon, vlan, c’est fait. J’ai maintenant la toile La bleutée du fleuve avec moi. Derrière, il est écrit: M. Laurendeau. En remerciement de votre générosité. Diane Larose, 2016.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Goscinny, dans mon style et dans ma vie

Posted by Ysengrimus sur 14 août 2016

Rene-Goscinny au journal pilote

Le scénariste et dialoguiste de bande dessinée René Goscinny aurait eu quatre-vingt dix ans aujourd’hui. Il pourrait encore être avec nous si, en 1977, à l’âge de cinquante et un ans, il n’avait pas involontairement produit son ultime gag. Il est monté sur le tapis roulant du médecin cardiologue qui assurait le suivi de sa condition cardiaque… et il y est mort subitement d’une crise cardiaque, pendant la session d’exercices. Pas drôle, je sais. Mais savez-vous pourquoi, c’est pas marrant? Parce que c’est un gag de situation et que Goscinny, son forte, lui, c’était, en fait, le gag verbal. Quoi qu’il savait créer la situation-gag aussi. Et à grand déploiement, dans certains cas, encore. Pour exemple…

Sur ma photo d’entête ici, on voit Goscinny, bourreau de travail impénitent, en train de bosser au Journal Pilote, dont il devint éventuellement le rédacteur en chef. Avec sa couverture noire, son lettrage sobre, son petit Astérix en logo et son slogan songé Le journal qui s’amuse à réfléchir, Pilote arrivait à nous amener nous, les ados de la francophonie lointaine qui aimaient la BD sans complexe, à nous prendre pour quelque chose comme des intellectuels. Cet hebdo, c’était une sorte de perversion douceâtre et subtile à l’humour fortement décalé, souvent pince-sans-rire. Je ne résiste donc pas à l’envie de vous le livrer, ce petit exemple de situation-gag pilotienne, pour la bonne bouche. Un jour de 1974 (ou quelque part par là) le numéro du Journal Pilote de la semaine se présente comme suit:

Pilote-Gadget

Soudain, pour une fois unique, il n’est plus noir, il est rouge. Il ne se présente plus comme un journal mais comme un organe. Mais surtout, il est emballé dans un cellophane, laissant entendre ou supposer que, comme il l’affirme, il incorpore un joujou quelconque dans les replis de ses pages. Pilote s’amuse ici à imiter Pif Gadget, hebdomadaire de BD populaire qui appartenait alors au Parti Communiste français (d’où le nom organe et la couleur rouge). On se jette là-dessus, déchire le cellophane pour trouver le gadget. C’est pour ne rien trouver du tout puis lire en page éditoriale, le développement suivant, signé Goscinny. Ne reculant devant aucune des exaltantes innovations contemporaines, le Journal Pilote vous offre cette semaine un GADGET. Il s’agit de cette remarquable enveloppe cellophane parfaitement souple et translucide qui enserre moelleusement chaque exemplaire du tirage de cette semaine de votre hebdo favori. Ce superbe gadget peut servir pour emballer un sandwich, faire transiter votre poisson rouge ou obstruer temporairement tout orifice. Si, dans une bouffée d’enthousiasme parfaitement compréhensible et excusable, vous avez intempestivement déchiré votre emballage-gadget, nous vous invitons cordialement à faire l’acquisition d’une toute nouvelle copie du Journal Pilote de cette semaine dotée, elle, d’une version intacte de votre gadget. C’était ça l’humour de Pilote, sous la houlette de Goscinny. Marrant… mais en la jouant fin et subtil dans les coins. J’adorais ça. il y avait là-dedans un exotisme français à la fois très amusant, dépaysant et hautement savoureux.

Ceci dit, le souvenir de René Goscinny, pour moi, c’est encore plus les albums de BD que le Journal Pilote qui le perpétuent. Je pense ici à trois œuvres distinctes. Astérix, Lucky Luke et Iznogoud. Je revois le moelleux fauteuil, dans un coin de ma chambre, au sous-sol de la maison familiale, où j’ai lu, relu et relu ces extraordinaires bandes dessinées, pendant les tendres années de la fin de l’enfance et de l’adolescence. Avec le recul, je me dis que j’ai passé certaines de mes heures (et mes heures, et mes heures…) de plus grand bonheur, dans ce fauteuil sous la petite fenêtre au ras des mottes, engloutis à l’intérieur du monde extraordinaire des récits de Goscinny. C’est que Goscinny savait tellement tourner une histoire. Il avait un sens remarquable du scénario. Sur cela, Iznogoud, qui misait sur des narrations courtes et récurrentes où l’infâme vizir Iznogoud subissait à tous les coups un sort catastrophique dans le style de Wile E. Coyote dans Road Runner, était le plus faible des trois. C’est Lucky Luke et Astérix, se déployant tous deux sur des scénarios longs, occupant un album entier, qui permettaient à Goscinny de donner sa formidable mesure. Dans Lucky Luke, le travail goscinnyen était cependant largement pondéré par l’incontournable stature de Morris, le créateur et scénariste initial de Lucky Luke. Morris filtrait plusieurs des calembours de son scénariste et, surtout, il imprégnait l’œuvre d’une sorte de gravité américaine amplement dominée, mais quand même, aussi, largement étrangère au ton de Goscinny. Les contraintes de sobriété étant ce qu’elles étaient, dans Lucky Luke, c’est Goscinny le scénariste (plus que le dialoguiste) qui ressortait et le travail se faisait en fait en grande partie à deux. Certains de ces albums de Lucky Luke pourraient d’ailleurs fournir, encore aujourd’hui, des scénarios de westerns parfaitement honorables, enlevants même. Mais Goscinny n’y brillerait pas seul et n’y jubilerait pas intégralement.

Le fait est que le vrai univers verbal et humoristique de Goscinny reste Astérix. Dans cette œuvre irrésistible, au succès colossal, en compagnie de la bouffonnerie bien tempérée des personnages souriants et rondouillards d’Uderzo, on entrait pleinement dans l’univers de Goscinny scénariste ET dialoguiste. Tout y était. C’était intégral. On tombait sous l’emprise d’une sorte de totalité situationnelle et verbale imprégnée d’une tension et d’un sens du timing comique inimitables. Il ne faut jamais parler sèchement à un Numide (le Domaine des dieux). Peut-être sont-ils allés au fond des choses (Astérix chez les helvètes). Mais, est-ce que notre langue va rester bleue? J’espère simplement que notre langue va rester une langue vivante (Astérix aux Jeux Olympiques). Ils n’on rien trouvé. Ils sont sombres (Le bouclier Arverne). Je me désintéresse de la question (ici j’oublie l’album. Je cite tout ça de mémoire). Soyons audacieux (Même commentaire). Car voilà… ou plutôt… (Astérix le gaulois). La formule, la formule. Un sens insondable de la formule qui clique, qui tient, comme mystérieusement et qui reste en nous, pour toujours. C’est ça qui fait rien de moins que les grands écrivains. Astérix chez les bretons reste le florilège absolu de formules désopilantes. L’histoire se passant en (Grande) Bretagne, l’ouvrage est construit en grande partie sur des dialogues incorporant ces phrases bidons de manuels d’apprentissage de l’anglais, genre Mon tailleur est riche. Astérix signale à Jolitorax qu’il admire la maniabilité de son petit bateau. Quand Jolitorax réagit à ce compliment, on a droit à: Il est plus petit que la maison de mon oncle mais il est plus grand que le casque de mon neveu. C’est à en crever de rire.

Le petit gaulois, c’était Goscinny lui-même, en fait. Mais il aurait aussi pu être un redoutable sociolinguiste. Dans Le cadeau de César, il faut relire attentivement toutes les répliques de l’optione Claudius Bouilleurdecrus. Ce sous-off, vermoulu mais énervé, qui vient de rempiler, est en situation d’insécurité linguistique. Toutes ses interventions sont un corpus très précis mettant en vedette un locuteur dissimulant mal ses origines populaires en maniant inadéquatement l’acrolecte (la langue élitaire) de ses supérieurs hiérarchiques. D’une précision de dentelle et, évidemment, à hurler de rire. Totalement libre de ses mouvements dans Astérix, Goscinny opérait sur trois fronts: le scénario (ses péripéties, ses rebondissements, son sens aigu des tensions et des chutes), les dialogues et le texte (les calembours en rafales, notamment sur toponymes et anthroponymes, les jeux de mots fins, les répliques et les réparties avec leur bagou et leur timing inimitables, les registres textuels, notamment le ton pseudo-historique toc ou cocasse), les allusions (politique française, scène culturelle et artistique française, lettres françaises et latines). En ma qualité d’ado québécois des années 1970, j’étais largement aveugle à cette troisième dimension. Parfois le dessin faisait infailliblement caricature ou encore l’interaction des personnages laissait planer «autre chose» qui restait opaque (César, du monde… dans Le tour de Gaule). On sentait bien alors un gag allusif (franco-français, fatalement), on le palpait, on en percevait les contours sans pouvoir le situer, le saisir… et cela suffisait. On s’en passait parfaitement, gardant notre jouissance badine pour les deux autres dimensions. Je tiens à témoigner ici, en toute simplicité, de l’universalité humoristique et littéraire du Goscinny d’Astérix. Et quand on pense au nombre de fois où René Lévesque fut caricaturé en Astérix et flanqué de Jacques Parizeau caricaturé en Obélix, on comprend bien qu’il y avait quelque chose pour moi aussi au sein de ce petit village peuplé d’irréductibles ceci ou cela, résistant encore et toujours à un envahisseur…

En termes stricts d’écriture, il est indubitable qu’il y a un ton, un angle et un pitch Goscinny et que ceux-ci ne se restreignent pas, il s’en faut de beaucoup, aux calembours et aux jeux de mots. La formulation de soi et du monde à la Goscinny est profondément entrée dans ma vie de scripteur et de locuteur et ce, justement, dès l’âge le plus tendre. Aussi, en toute quiétude joyeuse et avec un grand respect ami, je cite René Goscinny au nombre de mes influences stylistiques et intellectuelles.

Asterix_Obelix_edelweiss

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Casey au bâton (Ernest Lawrence Thayer)

Posted by Ysengrimus sur 7 août 2016

Caseyatthebatlookalike

Écrit il y a plus de cent-vingt ans ans, ce poème mi-lyrique mi-satirique, très connu aux USA, attendait encore sa traduction française. Et pour cause. Le problème qu’il pose est moins linguistique qu’ethnoculturel. Il s’agit de traduire le baseball, jeu et institution culturelle strictement américains dont la terminologie française n’existe qu’en un endroit au monde: le Québec (et le Canada francophone). Ce texte, version américaine de la leçon universelle véhiculée depuis Ésope dans Le lièvre et la tortue, est doté d’une chute qui en fait en soi une petite rareté de la littérature continentale. Beaucoup d’américains et de canadiens anglophones connaissent d’ailleurs par cœur la si triste dernière strophe de la version originale de ce poème. La présente traduction de ce délice insolite se veut un hommage à tous ces commentateurs sportifs qui ont bercé les langueurs radiophoniques estivales de notre enfance dans la belle langue de chez nous, qui peut tout dire et trouve toujours les mots pour le dire.

Casey au bâton
Ernest Lawrence Thayer (titre original: Casey at the bat)
Traduction : Paul Laurendeau – 2008
Paru initialement dans le San Francisco Examiner, le 3 juin 1888.

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Ça n’aillait pas fort pour les joueurs de Mudville ce jour là.
Juste une dernière manche à jouer, sur un compte de cinq à trois.
Cooney meurt au premier but, Barrow rate le même coussin.
Et un silence opaque et dense envahit les gradins.

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Quelques personnes s’en vont déjà, ne comptant plus sur rien.
Mais la plupart garde l’espoir, cet éternel lot humain.
Ils se disent, si seulement Casey pouvait monter au front
Ça changerait l’enjeu des mises d’avoir Casey au bâton.

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Mais Flynn et Jimmy Blake précèdent Casey dans l’alignement.
Le premier est un incapable. L’autre est un impotent.
Et la foule mélancolique ne se fait pas d’illusion.
Il semble quasi impossible que Casey vienne au bâton.

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Mais soudain Flynn cogne un simple, à la surprise générale.
Puis Blake le mal aimé déchiquette le cuir de la balle.
Quand la poussière retombe et qu’on voit ce qui s’est passé,
Blake étreint le deuxième but, Flynn au troisième est perché.

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Issue de cinq mille gorges, une unanime clameur jaillit.
Elle roule dans la vallée, elle fait frémir les verts taillis,
Elle percute le flanc des montagnes, résonne dans les vallons
Car Casey, le grand Casey va s’avancer au bâton.

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Élégant, très à l’aise Casey marche et prend position.
Il sourit, assure une pose de complète décontraction,
Ajuste son couvre-chef sous un tonnerre d’acclamations.
Plus de doute dans le moindre esprit : Casey est au bâton.

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Dix mille yeux ronds se braquent sur lui. Il empoigne la poussière,
Se frotte les mains, se claque les paumes. Cinq mille voix vocifèrent.
Quand le lanceur lève le bras et que la balle quitte sa main,
Casey a l’oeil plein de mépris et le sourire en coin.

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La sphère gainée de cuir fend l’air, propulsée promptement
Et Casey la regarde voler, d’un air indifférent.
Le long du frappeur impavide file le projectile.
«Une prise!» crie l’arbitre. Casey dit : « Elle était trop facile ».

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De l’estrade noire de monde jaillit un cri tonitruant
Comme quand la mer frappe les falaises par un jour de gros temps.
«Mort à l’arbitre» peste une voix quelque part sur les gradins.
On mettrait bien l’arbitre à mal, mais Casey lève une main.

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Il signale ainsi que le jeu continue et qu’il faut
Faire preuve de charité chrétienne. On se tait tout là haut.
Casey fait signe au lanceur de lancer. Celui-ci vise.
Casey ne s’élance toujours pas. L’arbitre annonce : « Deux prises ! »

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«Vendu!» s’écrie la multitude. L’écho répond «Vendu!»
Mais le regard de Casey fait taire la foule éperdue.
On voit que le frappeur tendu, livide prend position.
La prochaine balle sera frappée par Casey pour de bon.

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Casey ne sourit plus. Il hait. Il a les dents serrées.
Au dessus du marbre, un bâton se met à s’agiter.
Voici que le lanceur agit et que la balle s’échappe.
Voici que ce bâton fend l’air. Casey s’élance et frappe.

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Quelque part dans ce beau pays, le soleil brille et luit.
Quelque part un concert a lieu. Quelque part on sourit.
Quelque part des gens chantent, des enfants sautent à cloche-pied.
Mais Mudville est sans joie : le grand Casey est retiré.

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MÊME LES SANS ABRIS ONT DES PÈRES (Donnet Sisa-Nzenzo)

Posted by Ysengrimus sur 1 août 2016

sans abris

C’est sur un captivant ton de témoignage à l’emporte-pièce, décousu, syncopé, presque déstructuré dans son intensité et sa colère rentrée, que Donnet Sisa-Nzenzo nous livre ce texte remarquable de vérité et de spontanéité. Sur une période de quelques années (entre 2009 et 2011 environ), nous suivons Donnet qui nous relate, presque sans reprendre son souffle, ses mésaventures en Occident. Originaire du Congo Kinshasa (l’ancien Zaïre), ce tout jeune homme, à peine entré dans la vie adulte, se rend en France officiellement pour ses études. Sitôt sur le territoire français, c’est la mise en place abrupte et irréversible, comme fatale, des combines, des irrégularités et de la démerde précaire. Sensé s’inscrire en fac à Lille, Donnet descend à Toulouse et y fait toutes sortes de petits boulots. On comprend, bien sûr, qu’il est rejeté par la France. Mais la grande découverte que l’on fait, c’est, en fait, qu’il est cerné par l’Afrique…

Fils déclassé d’un haut cadre de banque africain retombé au bas de l’échelle suite à des déboires financiers, Donnet doit subir la présence autoritaire de son frère et la présence indifférente de sa sœur, sur Toulouse. On entre graduellement, inexorablement, dans la vie intérieure de Donnet. On découvre l’incroyable réseautage de contraintes et d’obligations archaïsantes que le jeune africain monté en Occident maintient, comme obligatoirement, envers sa mère, son père, ses frères et soeurs, la communauté congolaise expatriée, et un florilège d’amis et de faux amis restés au pays. Ces conceptions d’une autre époque sont radicalement ébranlées par le choc et les désillusions modernistes de toc du faux miracle occidental, lui-même gros de ses propres mensonges, aussi unilatéraux qu’involontairement propagandistes. Ainsi, quand Donnet arrive en fac, il s’imagine que les choses vont se passer comme dans le film American Pie: les copains foufous mais fidèles, les filles joyeuses et faciles, les boums torrides et la grosses rigolade. Sa sensibilité d’africain reçoit l’attitude des étudiants occidentaux comme une froideur morne et, vite, rien ne va. Il n’a pas d’amis, pas d’amoureuse. Il souffre d’une douloureuse combinaison de solitude sociale et de pression des pairs. Il veut absolument s’affirmer, se promouvoir, se mettre en valeur. Donnet quitte donc ses études et se met à se chercher du travail, tout en continuant de faire croire à sa mère restée au pays qu’il est encore en fac, qu’il passe les examens, qu’il poursuit sa formation. Il entre dans les arcanes de l’administration policière française pour tenter de faire changer son statut d’étudiant pour un statut de travailleur. Comme il est jeune, inexpérimenté et sans permis de travail, il emprunte littéralement l’identité (empruntant aussi CV et documents d’identité, incluant les documents avec photos) de son frère aîné, pour se trouver des boulots de cantonnier et de plongeur. Pleinement complice de cette embrouille, son frère ne prend pas ce genre de risque légal par grandeur d’âme. Il considère Donnet comme un investissement et entend faire main basse sur une partie significative de son salaire à venir. Une autre partie de ce revenu anticipé devra aller au pays, pour ses parents qui sont dans l’indigence. La culture du métayage implicite et du parasitisme institutionnalisé est omniprésente. Le jeune africain finit déchiré psychologiquement et mis en éclisses socialement entre ceux qui l’exploitent, ceux qui le ponctionnent, ceux qui affectent de parfaire son éducation, ceux qui le rejettent, ceux qui le méprisent et ceux qui s’illusionnent à son sujet. Et cette incroyable complexité, ce poids séculaire de l’Afrique intérieure, ne doit pas faire oublier la France qui, elle, maintenant, l’entoure et l’environne. C’est alors l’exploitation prolétarienne frontale et éhontée, les heures de travail interminables, les arguties vétillardes et kafkaïennes des administrations universitaire et constabulaire et (notamment sur le lieu de travail) le racisme le plus brutal et le plus crasse. Il y a là tout un lot de mésaventures imprévues et cuisantes pour le jeune ego déboussolé d’un enfant de dix-neuf ans. Bienvenue en enfer, avait dit l’epsilon congolais venu le cueillir à l’aéroport le jour de son arrivée. Et c’était cyniquement bien dit.

Le ton de ce témoignage est d’une fraîcheur inimitable. Sans jouer les victime, sans cultiver une autocritique excessive non plus (mais avec une lucidité croissante sur ses propres limitations), Donnet Sisa-Nzenzo nous donne à lire les saisissants éléments autobiographiques d’un jeune proto-clandestin africain ordinaire (l’ouvrage se termine juste avant son entrée effective dans la vrais clandestinité légale). Ce court récit, fulgurant, enlevant, déroutant et navrant, en remontre haut la main et sans même chercher à le faire à maints copieux traités de sociologie sur les immigrants africains en France. La langue écrite de ce texte est, elle aussi, déconcertante. D’ailleurs, en sa qualité d’éditeur de la francophonie, ÉLP se fait un devoir de respecter les particularités historiques et ethnoculturelles des variétés de français du monde. Cet ouvrage a donc été rédigé par un jeune homme instruit du Congo Kinshasa. L’éditeur en a scrupuleusement respecté le rythme, le ton, la syntaxe et l’élocution, dans toutes leurs inflexions. Même les sans abris du monde francophone sont francophones et leur langue vigoureuse est de plain pied un objet tant vernaculaire que littéraire. Pour des raisons linguistiques, culturelles, sociologiques et historiques, on a ici une lecture en tout point dépaysante, un témoignage hautement parlant dont l’amertume, la tristesse, la détresse et la force en disent bien long, comme indices de la vaste crise sociale, humanitaire et humaine qui est de plus en plus la nôtre.

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Donnet Sisa-Nzenzo, Même les sans abris ont des pères, Montréal, ÉLP éditeur, 2012, formats ePub ou Mobi.

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