Moi, ce que j’aime, c’est les peintres qui me surprennent, tsé…
Daniel T. Tremblay
.
YSENGRIMUS — Nicolas de la Sablonnière, dit Delasablo, poursuit la réflexion sur les artistes marginaux qu’il a amorcée dans ses précédents documentaires, Tomahawk et Planète Bol. On nous présente aujourd’hui un peintre saguenéen du nom de Daniel T. Tremblay. Le monsieur est littéralement et très exactement un peintre obsessionnel. Il travaille sur toutes les surfaces, principalement à l’acrylique. Il configure géométriquement ses œuvres picturales, notamment en utilisant des étampes et des stencils. Les bombes aérosol de peinture lui servent à disposer ses motifs, d’une façon nette et prompte, et cela lui suscite de la satisfaction. De fait, il peint avec tout, brosses, pinceaux, jet direct ou flageolant de couleurs. Son corpus est gigantesque. Non seulement il peint avec tout, mais il peint sur tout. En effet, une des caractéristiques remarquables de cet artiste, c’est qu’il peint sur à peu près n’importe quels objets. Il peint sur de la toile, sur une porte de garage, sur des portes d’armoires, sur des pots de fleurs, sur les quatre faces de morceaux de bois parallélépipédiques, sur des tables de restaurants qu’il trouve dans le recyclage, sur des guitares, sur des sacs, sur la poubelle de sa cuisine, sur sa boite à lettres. Tout, pour Daniel T. Tremblay, est susceptible de se trouver réinvesti par la couleur et les configurations formelles.
La peinture de Daniel T. Tremblay peut être semi-figurative ou non-figurative. Il n’hésite pas une seconde à qualifier ses œuvres de décoratives. Ses représentations de faciès sont saisissantes. Comme le signale monsieur Tremblay, ceux-ci nous regardent toujours de face, jamais de profil. Le corpus est extrêmement diversifié, constamment renouvelé. Le travail est exploratoire. Convulsionnaire. Maladif. Compulsif. Et les œuvres de s’accumuler, après trente ans de production. Elles se comptent par centaines, possiblement par milliers. Les tableaux et objets peints par Daniel T. Tremblay sont entreposés dans différents endroits. L’attitude généreuse de quelques bons samaritains, que l’on rencontre tout au long du film, fait que le gros de son corpus n’est pas perdu, disons, pour l’instant. Pas perdu mais pas inventorié, non plus… C’est un vrac… soigneusement et respectueusement emballé, mais un vrac tout de même. Monsieur Tremblay se diffuse peu mais il produit beaucoup. Le sens visuel remarquable de Nicolas de la Sablonnière, qui est lui aussi peintre, nous permet ici évidemment de découvrir le cheminement d’un artiste parfaitement passionnant. La caméra capture les couleurs, poursuit les formes, rencontre et fait valoir les matériaux, étudie les variantes infinies de l’œuvre. L’exploration. La magie. Voici que monsieur Tremblay, à la ville, tombe en arrêt devant un ci-devant truc en métal de la ville pour tenir les arbres [sic]. C’est une de ces grilles circulaires disposées au sol, tout contre la surface terreuse, et qui attend un arbre qui n’est pas encore planté et encadré par elle. Monsieur Tremblay, en gaminet blanc, bombe cette grille métallique d’une bonne couche de peinture noire et se couche à plat ventre dessus. Un motif grillagé pour gaminet est né. Applaudissements approbatifs des quelques badauds témoins de la scène.
Les choses qui, dans la présentation d’ouverture du documentaire, semblent s’amorcer tout doucement, presque sereinement, vont, à mesure où on va avancer dans la compréhension de la situation et du cheminement de cet artiste, se mettre à sérieusement grincer. C’est que Daniel T. Tremblay en est venu, comme fatalement, à être envahi, dévoré, submergé, tourmenté par son art. Et cela a littéralement foutu sa vie en l’air. Sa vie maritale en l’air, sa vie familiale en l’air, ses conditions financières en l’air, son équilibre psychologique en l’air. Il est ce qu’on appelait autrefois un maniaco-dépressif. On parle aujourd’hui plutôt de bipolaire. Je ne me gêne pas pour le dire. Je suis bipolaire et je me soigne. Il faut bien comprendre que les gens qui sont dans ce genre de situation, comme monsieur Tremblay nous l’explique dans le documentaire, passent par des phases d’activités intensives (picturales, dans son cas) qu’on appelait autrefois les phases de manie. Et celles-ci sont suivies d’intenses phases d’affaissement dépressif. Le tout est susceptible d’engendrer des comportements déviants de toutes natures, notamment des comportements violents. On découvre que la conjointe de monsieur Tremblay a été obligée de le quitter. C’est une artiste, elle aussi. Une artisane verrière. On la rencontre. Elle nous parle, sur un ton serein et lucide, de l’homme et du peintre. Lors d’une descente aux enfers corrélée à la production d’un grand tableau, Monsieur Tremblay a posé des gestes violents. Conséquemment, il a fait un séjour en prison et en institution psychiatrique. Son ex-conjointe nous évoque donc la réalité d’un artiste littéralement bouffé par son art. Ce peintre hyper-productif ne cultive aucun des gestus institutionnels habituels. Il vend peu. Il est mal connu. Maintenant, il vit seul, entouré de son œuvre. Je les aime, mes tableaux, dit Daniel T. Tremblay. Et il est clair que de les produire chez lui, en son monde, et de les savoir autour de lui a beaucoup d’importance pour lui.
Un fait particulièrement intéressant et relativement nouveau dans le triptyque documentaire de Delasablo, sur les artistes marginaux, si on compare avec les deux artistes précédemment évoqués, c’est que monsieur Daniel T. Tremblay a une doctrine picturale élaborée et formulée. Il a une vision de l’art et une analyse de son héritage artistique. Il les présente, les exprime. Il fait les musées et les expositions, seul ou avec ses vieux comparses. Quand on lui propose de comparer l’œuvre et l’impact de deux peintres saguenéens, il sait parfaitement quoi dire. Il a des grands peintres de référence. Paul-Émile Borduas, Riopelle, Frère Jérôme sont pour lui des figures déterminantes, plus cruciales même que les peintres européens ayant élaboré l’art moderne. Incidemment, et très modestement, Daniel T. Tremblay nous dit que s’il n’y avait pas eu de Riopelle, il n’y aurait pas eu de Daniel T. Tremblay. Tant et si bien qu’en écoutant ce personnage diversifié, non seulement on découvre et saisit mieux comment il travaille, mais on prend aussi connaissance d’une visée compréhensive sur l’art pictural. Cette doctrine des Beaux-Arts va d’ailleurs, au cours de l’exposé cinématographique, prendre un tournant tout à fait intéressant. À 1:08:30 se présente une sorte de film après le film ou de film dans le film. On voit apparaitre le titre Les face-à-face avec Christiane Cardinal. Et, à partir de ce moment-pivot du film, on va rencontrer d’autres artistes, la majorité d’entre elles, des femmes (dont, justement, Christiane Cardinal). On va aussi visionner leur corpus de tableaux, adéquatement échantillonnés par la caméra. Avec ces femmes artistes, Daniel T. Tremblay interagit, directement, simplement. Il va voir leur travail dans leurs studios, discute avec elles. Les voici qui comparent leurs techniques. Ils se parlent les uns des autres. En un graduel crescendo, on les voit s’accumuler, se retrouver, se regrouper, casser la croute ensemble. Et le tout se conclut dans une exposition entre amis, assurée par Daniel T. Tremblay, chez lui. Les médias locaux couvrent alors l’événement. La magie opère quand même un peu.
On prend pleinement la mesure de ces deux dimensions, celle du peintre solitaire, convulsionnaire, crispé sur son travail et celle de l’amateur d’art éclairé, rasséréné, calmé, pondéré et qui interagit respectueusement et intelligemment avec d’autres artistes. Ces deux facettes de l’artiste et de l’homme Tremblay sont montrées, intriquées et complémentaires. La cinématographie de Delasablo continue d’être parfaitement satisfaisante. Les couleurs sont nettes. La colorisation opère, discrètement et bien. Les dispositifs spatiaux extérieurs sont joliment découpés, maisons, rues, rivière, parcs. Les intérieurs sont à la fois intimistes et originaux. L’appartement d’un peintre. On a, sous les yeux, en fait, trois corpus d’œuvres d’art, distincts et complémentaires. Celui du peintre qu’on découvre, celui des autres artistes qu’il côtoie ou commente, et celui du documentariste qui nous guide dans cette double découverte. Ledit documentariste sait parfaitement dominer sa présentation. Ses questions d’entrevue sont brèves, senties, limpides. Verbalement et visuellement, il expose son propos avec maîtrise et justesse. Le montage est efficace. La présentation visuelle des choses vaut, pour elle-même. On sent, en visionnant ce film, que Delasablo aime faire du cinéma. Dans de beaux moments finement croqués, on voit Daniel T. Tremblay en train de faire son épicerie, de se préparer à manger, de manger ce qu’il s’est préparé, de passer son aspirateur, de prendre ses pilules multicolores et de recycler son pilulier pour l’intégrer à une œuvre d’art. On le voit en train de peindre aussi, évidemment. Sous le regard d’une caméra amie, monsieur Tremblay vaque à organiser sa petite vie. Il reçoit la visite de son ex-conjointe et de son fils. On les accompagne dans leur repas et leur conversation sur les idylles de bals de finissants et les crises historiques de l’art québécois. La cinématographie de Nicolas de la Sablonnière est toujours très heureuse et très sûre. Cela nous donne à prendre connaissance, encore une fois, d’un exposé solidement amené. Cet opus a, de plus, la qualité indéniable de nous fournir l’exaltation artistique, visuelle et esthétique qu’il entend livrer, tout en nous imprégnant de la cohérente continuité de la subtile réflexion delasablienne sur les grandeurs et les affres de l’art non-institutionnel. Qu’en est-il des artistes marginaux? Qu’en est-il de leur vie et de celle de leurs pairs? Qu’en est-il de leur lancinante souffrance? Et qu’en est-il de leur existence ordinaire, quotidienne? Que se passe-t-il, en dehors des circuits de gloriole et du spectacle bourgeois de l’art? Rien de si magique, en fait… On le sait tant tellement trop bien… et c’est justement pour ça qu’il faut tant tellement qu’on nous le montre.
.
LA MAGIE DE DANIEL T., Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo), 2019, Antarez films et Gene Bro Prod, film documentaire de 131 minutes.
.
MODIGLIANI, REGARD SUR L’ABÎME (Denis Morin)
Posted by Ysengrimus sur 7 avril 2022
L’écrivain Denis Morin est à installer le genre, original et exploratoire, de la poésie biographique. Un problème ardu est traité, dans le présent ouvrage, avec beaucoup de fluidité et de fraîcheur. Dans cet exercice, on découvre qu’une fluctuation peut se manifester entre la sensibilité du poète biographe et celle de son objet d’étude. On cherche ici moins l’analyse historico-sociale que l’évocation de l’émotion d’un temps. La rencontre du genre poésie et du genre biographie est sereine, fluide, flexible. Il ne faut surtout pas rater le rendez-vous qu’elle installe. Les hypothèses biographiques, les thèses descriptives sont esquissées. Leur légitimité est incontestable. On peut débattre certains points mais ce sera pour découvrir qu’en touchant le présent opus on entre vite dans le vif de débat sur la corrélation intime entre les beaux-arts, notamment entre la sculpture et la peinture. Quelque chose veut sculpter et quelque chose ne le veut pas. Quelque chose veut aimer et quelque chose ne le peut pas. Il est intéressant d’observer qu’on est ici pris entre discours poétique et discours prosaïque, pour traiter d’une exploration artistique elle-même cernée entre bidimensionnalité (picturale) et tridimensionnalité (sculpturale).
En découvrant cet ensemble de poèmes, on prend d’abord la mesure de l’art poétique, en soi, de Denis Morin. Le texte est souvent court, lapidaire quoique très senti. La sensibilité artistique s’ouvrant vers les arts plastiques s’y manifeste d’une façon particulièrement tangible. Denis Morin fait parler Amadeo Modigliani (1884-1920), ici.
Cette propension, fort inhabituelle pour l’époque, à sculpter directement dans la pierre, c’est celle de Modigliani. Elle n’est pas modeste, cette propension. Il est important de comprendre que la caryatide, statue féminine complexe, s’imbriquant dans un ensemble plus articulé, architectural en fait, ne peut pas s’improviser, marteau et ciseau en main, sans risque. Ce beau risque, synthétisé ici, c’est celui de toute la visée artistique d’un temps. Elle perle de partout, cette visée artistique sans concession. Elle avoue comme en se taisant —et comme fatalement— une forte propension moderniste. Nous voici d’ailleurs emportés ici dans l’univers exploratoire de Modigliani. Si ce peintre remarquable a commencé son cheminement artistique comme sculpteur, il a vite senti passer en lui —en son corps, en ses chairs— la matérialité du matériau, pour le meilleur autant que pour le pire.
Pour des raisons de santé (Modigliani est incroyablement malingre) autant que pour des raisons artistiques, il se distancie inexorablement de la sculpture. C’est quelque chose comme une question de dépouillement du trait. Il est terriblement ardu d’esquisser le trait dans un matériau massif. Ce que Modigliani veut faire de son art et de son expression rencontre et investit la toile mieux que la pierre. C’est d’ailleurs une chose qui se manifeste d’autant mieux quand la distance historique s’installe. Ceci dit, les lourdes contingences matérielles ne sont pas à négliger non plus, dans cette dynamique. L’effet biographique joue à plein, chez Modigliani, comme chez nous tous. Il s’agit d’un artiste qui, comme tant d’autres, brûle la chandelle par les deux bouts.
On retrouve la fameuse problématique du dérèglement des sens. De ce point de vue, Modigliani est plus un poète du dix-neuvième siècle qu’un peintre du vingtième. Compagnon de route initial de DADA, on sent qu’il y est plus périphérique que central. L’homme chevauche deux époques et certains segments de sa biographie clarifient cette autre dimension sensible de sa problématique. En effet, la profondeur des vues de Modigliani nous fait bien sentir que sa sensibilité d’explorateur des formes remonte à une enfance lointaine qui fait un peu le bilan d’un siècle (le dix-neuvième). Une figure centrale y règne jusqu’en 1894, son grand-père maternel. Ce vieil homme de lettres, artiste, philosophe et rêveur, fait découvrir à Modigliani la force des formes autant que la densité du monde des concepts. Après tout, on parle de gens qui seraient des descendants d’un des grands fondateurs de la pensée rationaliste, Baruch de Spinoza. Il y a donc là, engrangé dans les êtres, un monde de choses qui se disent sans se dire.
La voix d’un temps laisse bel et bien une trace dont la modernité n’est pas l’exclusif burin. Dire qu’il voit, comme Spinoza, le monde en volumes, en formes et en images dicte les grandeurs autant que les limitations. La crise du figuratif va s’installer et ce sera pour ne pas se résoudre. Deux visions du monde s’affrontent incontestablement (comme chez Spinoza aussi), la convenue qui s’affiche et la moderniste qui la gonfle, l’enfle et la met en crise. On remarquera aussi cet oscillement entre deux visions du monde dans le rapport complexe que Modigliani établit avec les femmes de sa vie. On se retrouve devant un triangle de femmes: Jeanne Hébuterne (1898-1920), Beatrice Hastings (1879-1943), Simone Thiroux (1892-1921). L’affaire est assez plaisante. Ce sont toutes des sensibilités artistiques, elles ont toutes posé pour lui (il nous reste de cela de magnifiques portraits). Il a fait des enfants avec deux d’entre elles. Deux d’entre elles sont artistes peintres. Le tout est passionnel, articulé, polymorphe. Le seul problème qui semble se poser, si on peut dire, est qu’elles sont trois… Patiemment, Denis Morin nous aide un peu à voir plus clair dans cette multiplicité enchevêtrée des passions. Il fait parler Modigliani mais il fait aussi entendre sa propre voix, sur ces femmes, sur la sculpture, la peinture et les maintes vicissitudes de la vie.
Le recueil est composé de vingt-huit poèmes (pp 5-39). Il se complète d’une chronologie détaillée de la vie de Modigliani. (pp 41-59) et d’une liste de références (pp 75-76). Le tout est complété de reproductions photographiques de qualité de huit tableaux, une sculptures et un croquis de Modigliani ainsi que de quatre œuvres d’autres peintres et photographes ayant fait des portraits de Modigliani ainsi que de ses pairs (pp 60-73).
.
Extrait des fiches descriptives des cyber-libraires:
.
Denis Morin, Modigliani, regard sur l’abîme — Poésie biographique, Éditions Edilivre, 2017, 76 p.
Posted in Citation commentée, Peinture, Poésie | Tagué: Amadeo Modigliani, artiste peintre, Denis Morin, femme, Histoire, homme, Peinture, poésie, poésie biographique | 16 Comments »