Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for septembre 2016

D’un fragment du MANIFESTE SURRÉALISTE (1924) d’André Breton

Posted by Ysengrimus sur 28 septembre 2016

manifeste-du-surrealisme

Il y a donc cinquante ans pilepoil aujourd’hui, exactement, subitement, mourrait André Breton. Laissons-le d’abord nous en parler, de son cher Surréalisme:

Les types innombrables d’images surréalistes appelleraient une classification que, pour aujourd’hui, je ne me propose pas de tenter. Les grouper selon leurs affinités particulières m’entraînerait trop loin; je veux tenir compte, essentiellement, de leur commune vertu. Pour moi, la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait, le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. Et voici, dans l’ordre, quelques exemples:

Le rubis du champagne. Lautréamont.

Beau comme la loi de l’arrêt du développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile. Lautréamont.

Une église se dressait éclatante comme une cloche. Philippe Soupault.

Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d’un puits qui vient manger son pain la nuit. Robert Desnos.

Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. André Breton.

Un peu à gauche, dans mon firmament deviné, j’aperçois —mais sans doute n’est-ce qu’une vapeur de sang et de meurtre le brillant dépoli des perturbations de la liberté. Louis Aragon.

Dans la forêt incendiée,
Les lions étaient frais
. Roger Vitrac.

La couleur des bas d’une femme n’est pas forcément à l’image de ses yeux, ce qui a fait dire à un philosophe qu’il est inutile de nommer: «Les céphalopodes ont plus de raisons que les quadrupèdes de haïr le progrès.» Max Morise.

1° Qu’on le veuille ou non, il y a là de quoi satisfaire à plusieurs exigences de l’esprit. Toutes ces images semblent témoigner que l’esprit est mûr pour autre chose que les bénignes joies qu’en général il s’accorde. C’est la seule manière qu’il ait de faire tourner à son avantage la quantité idéale d’événements dont il est chargé. Ces images lui donnent la mesure de sa dissipation ordinaire et des inconvénients qu’elle offre pour lui. Il n’est pas mauvais qu’elles le déconcertent finalement, car déconcerter l’esprit c’est le mettre dans son tort. Les phrases que je cite y pourvoient grandement. Mais l’esprit qui les savoure en tire la certitude de se trouver dans le droit chemin; pour lui-même, il ne saurait se rendre coupable d’argutie; il n’a rien à craindre puisqu’en outre il se fait fort de tout cerner.

2° L’esprit qui plonge dans le surréalisme revit avec exaltation la meilleure part de son enfance. C’est un peu pour lui la certitude de qui, étant en train de se noyer, repasse, en moins d’une minute, tout l’insurmontable de sa vie. On me dira que ce n’est pas très encourageant. Mais je ne tiens pas à encourager ceux qui me diront cela. Des souvenirs d’enfance et de quelques autres se dégage un sentiment d’inaccaparé et par la suite de dévoyé, que je tiens pour le plus fécond qui existe. C’est peut-être l’enfance qui approche le plus de la «vraie vie»; l’enfance au-delà de laquelle l’homme ne dispose, en plus de son laissez-passer, que de quelques billets de faveur; l’enfance où tout concourait cependant à la possession efficace, et sans aléas, de soi-même. Grâce au surréalisme, il semble que ces chances reviennent. C’est comme si l’on courait encore à son salut, ou à sa perte. On revit, dans l’ombre, une terreur précieuse. Dieu merci, ce n’est encore que le Purgatoire. On traverse, avec un tressaillement, ce que les occultistes appellent des paysages dangereux. Je suscite sur mes pas des monstres qui guettent; ils ne sont pas encore trop malintentionnés à mon égard et je ne suis pas perdu, puisque je les crains. Voici «les éléphants à tête de femme et les lions volants» que, Soupault et moi, nous tremblâmes naguère de rencontrer, voici le «poisson soluble» qui m’effraye bien encore un peu. POISSON SOLUBLE, n’est-ce pas moi le poisson soluble, je suis né sous le signe des Poissons et l’homme est soluble dans sa pensée! La faune et la flore du surréalisme sont inavouables.

3° Je ne crois pas au prochain établissement d’un poncif surréaliste. Les caractères communs à tous les textes du genre, parmi lesquels ceux que je viens de signaler et beaucoup d’autres que seules pourraient nous livrer une analyse logique et une analyse grammaticale serrées, ne s’opposent pas à une certaine évolution de la prose surréaliste dans le temps. Venant après quantité d’essais auxquels je me suis livré dans ce sens depuis cinq ans et dont j’ai la faiblesse de juger la plupart extrêmement désordonnés, les historiettes qui forment la suite de ce volume m’en fournissent une preuve flagrante. Je ne les tiens à cause de cela, ni pour plus dignes, ni pour plus indignes, de figurer aux yeux du lecteur les gains que l’apport surréaliste est susceptible de faire réaliser à sa conscience. […]

Ce monde n’est que très relativement à la mesure de la pensée et les incidents de ce genre ne sont que les épisodes jusqu’ici les plus marquants d’une guerre d’indépendance à laquelle je me fais gloire de participer. Le surréalisme est le «rayon invisible» qui nous permettra un jour de l’emporter sur nos adversaires. «Tu ne trembles plus, carcasse.» Cet été les roses sont bleues; le bois c’est du verre. La terre drapée dans sa verdure me fait aussi peu d’effet qu’un revenant. C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L’existence est ailleurs.

André Breton, fin du Manifeste du Surréalisme, 1924

On y est donc. Tripatif, le Surréalisme est verbal et pictural, blablateux et croûteux. Il est le grand écart du dire et du montrer, du dégoiser et du triturer. Il est l’anti-ordinaire. Et sa crise débute là, juste là. Car ce qui fut sera, ma foi, et ce qui est ne fut pas. D’introduire les lionnesses fraîches ou les roses bleues, le Surréalisme les installe, les banalise, les instaure dans le champ, elles qui flageolaient dans le barbouille-bourbier ambivalent des demi-mesures moirées de notre flatulent imaginaire. Fatalement, le Surréalisme relaie, en aval, la banalisation qu’il affectait tant, en amont, de subvertir. Il congèle, il récupère, il pétrifie, il effigi-fige. Matois, conique, ployé, mœbiusesque, il s’en rend hautement cours des comptes, du reste. Il craint, il fiente, il troullardise. Il s’avise de la fatalité de la course en avant qui le triture, le ceint et le ceinture. Le Surréalisme, dans l’urgence qu’il engendre, se démarque par avance de ceux qui se démarqueront par la suite de lui. Plâtras effrité chuintant l’angoisse de son existe-temps-ciel, il anticipiote ses schisme en grimaçant comme un gargouille de flan flageolant.

Revenons à la lancinante fatalité du flingue, qui colle aux guêtres de Breton comme un mauvais grumeau au cul du grand dada-joual cosmique, tirant lui-même, en boudant blême, la charrette pénitente de tous nos ennuis mondio-visionnisés. Breton a dit, j’invente pas ça, on le sait tous: «L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule.» Cet acte aujourd’hui se fait. Il est plus surréaliste et imaginaire, il est réaliste et factuel. Il en perd ainsi toute ampleur imaginaire et, axiologie à part, c’est moins sa fort questionnable moralité que sa banalité cruelle qui l’extirpe de toute motricité artistique… et on va pas pleurer pour une telle perte de chic. Prenez des photos de la Victoire Pas-de-Tête de Samoa-troce, faites en des photocopies bien grisâtres, roulez-les en papillotes et chiquez vous les en vous promenant le long de la rivière rougie par le soleil couchant et c’est le fil de l’eau de feu qui vous paraîtra de loin plus surréaliste que la teneur rabougrie, amère et malingre de votre chique helléno-statuaire. Lulu Banalité tue le surréel autant que Mimi Criminalité le poisse de sanguinoles larmoyantes et de larmes sanglantes. On ne va pas s’étendre et pavoiser face à un monde qui lui, déjà indubitablement, s’est couché. Flinguer n’est plus surréaliser, c’est sinistrement réaliser. C’est dit, c’est plié.

Et voici d’ici le défi. Je défie l’univers carnassier et délétère des Teste du Temps de formuler un critère imparable démarquant le Surréalisme de Dada. Quand on y fouille et y touille, c’est pour ne trouver que des arabesques chicanières entre roulures-proxos fondatrices, principalement (mais pas exclusivement) Tristan Tzara (pour Dada) VER-SUCE André Breton (pour le surréalisme). Mondain comme mon grain de sable dans la clepsydre hydraulique des têtes d’eau chercheuses qui conséquemment n’ont rien su trouver de bien miroitant sur la Quête Ion. Sauf que moi, j’ai formulé de longue date mon critère de démarcationisme entre Dada et Surréalisme. C’est arrivé à cause de ma copine qui vit en Chine et qui, ce jour là, se rendit au Ghana et y tomba dans un égout, se rompant plusieurs os. La revoici halée hors de lalalalala et re-catapultée en Chine, Machine, en chaise roulante et qui m’écrit ses déboires. De l’autre bout du monde, je lui rétorque de continuer d’écrire, qu’elle a désormais du corpus en masse de super bons matériaux bien charnus. Aussi effectif et historico-socialement factuel que les coups de flingues post-bretonniens dans les rues contemporaines, ceci est aussi, comme on le dirait en parler ordinaire: surréaliste. «Mais c’est surréaliste, ce que tu me dis là, Paul» qu’elle pourrait me brâmer sur ce point, ma cocotte sino-ghanéenne à roulettes. Pourrait pas trop dire, par contre, en parler ordinaire spontané toujours: «Mais c’est dadaïste, ce que tu me dis là, Paul». Et c’est le André Breton qui, une fois de plus l’a dans le cul pour ce qui en est d’échapper à la banalité factuelle contemporaine devant le Tristan Tzara. Raplapla. Comme le disait déjà Salvador Dali (avec bien plus de fatuité et bien moins de sens empirique): le Surréalisme, c’est moi… et les autres. Ben oui, puisqu’on le fait sans rougir ni mugir de la qualifier de surréaliste, la vie…

À ce point–ci de mon développement bretonnant, je ne résiste plus à l’envie de vous balancer mon texte surréaliste fondateur. Écrit en mars 1975 (j’avais donc 17 ans — l’enfance où tout concourait cependant à la possession efficace, et sans aléas, de soi-même), rafraîchi trente ans plus tard, circa 2005 (notamment par l’ajout matois et incisif du préfixe cyber-), comme texte (lyrics) sur la mélodie Easy Winner de Scott Joplin. Enfourne-ça dans ton giron, André Breton.

Imaginez

Faites un petit effort en point d’orque.
Je vais vous demander d’imaginer.

Imaginez un physicien qui fait du chameau en Suisse.
Imaginez un crapaud tout vert qui fume de la réglisse.
Imaginez une soupe dont les pois se transforment en grelots.
On un alligator à claque,
Une toupie hamac,
L’inventeur du pou robot.

Un hippopotame bleu
Qui permute
Des logarithmes ionisés
Sur la lune
En avalant de l’arak
Multicolore
Et radioactif.

Imaginez le château Frontenac mâchant une chique d’LSD.
Imaginez un Larousse en trois tomes qui danse le yéyé.
De l’imaginer, ce serait malaisé.

Imaginez Abraham Lincoln à poil sur papier glacé.
Imaginez un surmulot rose conduisant un cabriolet.
Imaginez une locomotive qui broute des pissenlits.
Ou un billet de huit dollars,
Des lunettes pour canards,
Un œuf qui se reproduit.

Ou encore la tour Eiffel prenant le thé avec Big Ben.
Éléphants microscopiques,
Escargots sautillants.
Cobras chanteurs dans un caf’conc’ à Paris.
Ou bien encore
Un cheval mou
Se digérant au soleil,
Et qui chlingue
Ce grand parfum
De numéro quatre-vingt-douze,
Et qui n’a peur des jupitériens.

Ah si seulement les Agatha Christie se dissolvaient.
Ah si seulement les dentistes du Pôle Sud
Aimaient le plancton
Rose à pois verts
Et colérique.
Imaginez, imaginez, une pyramide carrée.
Ou bien encore une armée composé d’un quidam
Manchot, cul-de-jatte
Et paralytique.

Allez, imaginez, tout ce que vous voudrez.
Car pour l’imagination, tout est permis.
Mais c’est pas si facile que ça.
Et ce monde lapidaire
De l’imaginaire
Peuplé de cadavres exquis,
Il n’est pas si
Hirsute ou biscornu que ça.

Imaginez un papier buvard servant de langue à Churchill.
Imaginez le lumpenprolétariat guindé, en habits de ville.
Imaginez un cyber-nabab que trouble l’inflation.
Et en conclusion
Essayez d’imaginer une énumération
Qui étale Prévert
De tout son long.

(tiré de mon recueil L’Hélicoïdal inversé, 2013)

Voilà. Imaginez. Le Surréalisme forgé en clef… Oyez, oyez… On catapulte ça puis, tout de Mânes, on essouffle. J’en ferais peut-être cent des comme celui-là mais j’en ferais pas mille, tu vois. La faune du surréalisme est pas juste inavouable, elle est fatalement peu multipliable, surtout si on force. Si on laisse aller par contre, elle fulmine, culmine et exponentialise. Ben Beau Dommage & Banco. Y a qu’à se tourner vers l’internet, le grand cloaque absolu et épormyable du Surréalisme et du Dadaïsme. Imaginez (derechef) la prédiction en 1916. Un jour les mecs et les nanas, ils se tourneront vers un écran-clavier et y éructeront en VERBUM et en PICTURA des torrents de Surréalismo-dadaïsme qui deviendront automatiquement disponibles et reproductibles sans distinction ni discrimination pour la planète entière. Ni Tzara ni Breton l’avaient vu venir, celle-là, nom d’un mirliton.

Et pourtant c’est désormais tellement factuel et banal qu’on ne le voit plus se débiter, se débiner, nous non plus. Et Breton, sur l’entremet, eh ben, il en reste de craie…

Portrait d’André Breton par Victor Brauner (1934)

Portrait d’André Breton par Victor Brauner (1934)

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Entretien à bâtons rompus avec Bérénice Einberg, personnage principal du roman L’AVALÉE DES AVALÉS de Réjean Ducharme (1966)

Posted by Ysengrimus sur 16 septembre 2016

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Ysengrimus: Alors Bérénice Einberg, il y a cinquante ans pile-poil aujourd’hui paraissait chez Gallimard le magnifique roman L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme. Vous en êtes le personnage principal.

Bérénice Einberg: Oui, vacherie de vacherie. Ça nous rajeunis pas, tout ça. Je peux faire une petite mise au point ferme, farme, furme à vos lecteurs et lectrices avant qu’on aille plus loin?

Ysengrimus: Je vous en prie, faites.

Bérénice Einberg: Je suis fictive. Ne me cherchez pas nulle part. Je suis bidon. Du vent. Un feu de printemps dans la folle avoine de l’île fluviale de mon enfance. Une poussée de rage primale dans nos enfers les plus intimement intérieurs.

Ysengrimus: Absolument, je seconde. Et, de fait, vous êtes vermiculairement fictive, multiple, labile, tripative, bouquetée, filiforme. Vous êtes incroyablement difficile à cerner. Je suppose d’autre part que, telle (la vraie) Margaret Sinclair-Trudeau, vous êtes (fictivement) née en 1948.

Bérénice Einberg: Pas mal, Grimus, pas mal. Plus précisément je suis née en 1946-1947-1948. Oui, vacherie de vacherie. Ça nous rajeunis pas, tout ça.

Ysengrimus: Voilà.

Bérénice Einberg: Gros écornifleux de vous, vous avez fait comment pour ainsi me deviner mon âge?

Ysengrimus: Vous aviez neuf-dix-onze ans au moment de la Guerre de Suez de 1956-1957. Et vous êtes dans la toute jeune vingtaine au moment de votre implication personnelle comme soldate israélienne dans les escarmouches de 1966 qui déboucheront sur la Guerre des Six Jours de 1967. J’ai tiré au jugé.

Bérénice Einberg: Alors là, bien visé. Mautadites saligaudefrites turpisanguinolentesques de guerres. Je les hais en soi et les hais de surcroît attendu que je hais tout. On devrait changer promptement de sujet. J’ai une jolie anecdote non-guerrière sur moi, pour vous. Ça me Ça, les anecdote Surmoi, Moi. Et vous?

Ysengrimus: Totalement. Je vous écoute.

Bérénice Einberg: Cette année-là (dont je terrai la numérobibite), il fait nuit noire et je suis en train de trinquer grave avec une bande de rupins et rupines sur un charmant petit yacht privé lui-même en train de descendre le majestueux fleuve Guadalquivir. Passablement éméchées, moi et très exactement cinq-six autres filles un peu fofolles, on décide qu’on est prises de l’envie irrésistible de tester un des grands coquillages blancs de sauvetage de l’embarcation somptuaire. On mouille donc une chaloupe de sauvetage dans un total embrun éthylique. Nous voici, vite fait bien fait, sur les eaux noires, calmes et clapotantes du merveilleux grand fleuve andalou. Les lumières de Séville scintillent au loin. Nos cheveux volent au vent et nous rions comme des escogrifettes. Sur le yacht qui s’éloigne déjà, comme tout le monde fait la fête, en goguette, dans les flonflons assourdissants et les lumières aveuglantes, personne ne remarque exactement notre disparition. Nous nous retrouvons vite franchement isolées, sur notre esquif, dans la houle fluviale. La trouvant de moins en moins drôle, nous ramons vite en flageolante cadence vitevitevite, pour tenter de rejoindre le yacht. Il se déplace rapidement, fluidement, insensiblement et fatalement vers Séville et le vent ou le courant ou je ne sais trop nous pousse plutôt dans la direction opposée. Il devient vite indubitable qu’on y arrivera pas. Nous allons devoir accoster, et ensuite rentrer en ville par nos propres moyens.

Ysengrimus: Ça me sonne une clochette, votre histoire, Bérénice.

Bérénice Einberg: Ne grognez pas sur mon monde et écoutez plutôt. Motus Grimus. Rendues sans anicroche sur la berge, mon galop naturel revient à son naturel galop. On m’a entraînée dans cette aventure hydro-soulographique sans que je n’y comprenne trop rien. Mais maintenant j’ai bien envie d’en découdre avec les cinq autres ciboulottes-faribolles qui nous ont envoyé dans ce pétrin de berge isolée, en pleine nuitte, et loin, bien trop loin de Séville illuminée sur l’horizon. Je me mets à vertement engueuler mes cinq-six acolytes encore ahuries d’alcool. Je les traite, de zygomardes, d’échancrures à roulettes, de blusturizes multipatrides, de mosus de niklosuss, de micro-chamomors mortifères, de ronromules fétides et de pataquès renchrognisantes. Elles le prennent vraiment très mal. L’affaire vive vire promptement au crêpage. Comme nous sommes toutes plus ou moins braquées et enragées les unes contre les autres, en bouquet, en cascade, en estocade ibérique, nous nous entrechoquons aléatoirement, puis revolons dans tous les angles de la table du monde, comme des boules de billards polychrorizomatiques fessées raide par la boule blanche. Nous nous mettons alors ensuite en route-déboulade, vers Séville, par des chemins séparés ou distanciés. Je me retrouve vite fin seule, marchant dans la direction vague de la ville dans la nuit opaque, chaude et vile.

Ysengrimus: Je vous assure que je vous vois venir.

Bérénice Einberg: C’est après une heure de marche, en dégrisant et en vitupérant titanesquement contre le Cosmos et la Totalité que je me rends compte subitement que j’ai oublié mon sac à main dans ma cabine de yacht. Vacherie de vacherie, me voici en pleine nuit, en tenue de goule, en Espagne, pompette, sans passeport, sans pièce d’identité et sans fric. Quand j’arrive aux portes de Séville, le jour se lève et je suis vannée, fourbu, crevée, rampante, ruisselante. Toute fierté bue, savez vous ce que j’ai fait alors?

Ysengrimus: Oui, je le sais.

Bérénice Einberg: J’ai passé toute l’avant-midi à faire la manche aux portes de Séville pour pouvoir picosser piécette par piécette de quoi me payer un maigre petit déjeuner et un ticket de bus me permettant de retrouver la marina, le yacht des copains-copines, mon sac à main et le peu de prestance flageolante que j’arrive à maintenir minimalement en voyage. J’y suis arrivée mais quelle galère de luxe ce fut.

Ysengrimus: Je le savais.

Bérénice Einberg: Mais pourquoi vous le saviez tant que ça?

Ysengrimus: C’est que votre merveilleuse et paranormale amie Constance Chlore vous l’avait prédit, aux temps joyeux et mutuels de votre ardente enfance. Elle avait dit texto qu’elle vous voyait en train de mendier aux portes de Séville. Clairvoyance magistralement concrétudisée.

Bérénice Einberg: C’est parfaitement exact, Loup Grimus. Vous connaissez vos modernes. J’en reste sans voix… vocalement et vocalisement naturellement.

Ysengrimus: Et pan. L’avez-vous revue, Constance Chlore?

Bérénice Einberg: Constance Chlore alias Constance Exsangue, le grand rayon lumineux spéculaire de ma chienne de bâtarde de croûte molle de vie, vie, vie est morte, morte, morte, Grimus. Je ne peux aucunement l’avoir revue.

Ysengrimus: Même pas dans votre imaginaire?

Bérénice Einberg: Surtout pas dans le gouffre-cloaque fétide et purulent de mon mælstrom imaginaire. Non, non et non. La barbe.

Ysengrimus: Me permettez-vous de me reformuler, Bérénice?

Bérénice Einberg: S’il le faut tant, faites donc.

Ysengrimus: L’avez-vous revue, Constance Kloür?

Bérénice Einberg: Ah là, c’est tout autre chose. Ah là… Ah là… Ah là… Ah là…

Ysengrimus: Me permettez-vous de rappeler brièvement qui est Constance Kloür, pour le bénéfice/bérénice de mes lecteurs et lectrices?

Bérénice Einberg: Faites donc, surtout pour celui de vos lectrices car ce sont elles qui m’intéressent le plus.

Ysengrimus: Jeune fille, vous étiez institutrice de gym à New York. Vous enseigniez à des petites filles. Parmi elles, votre gentille d’entre les gentilles, votre chouchoute, c’était Constance Kloür. Car, de fait, foudroyée par la paronymie…

Bérénice Einberg: Bien dit! Fourvoyée par la paramécie, si vous m’en permettez une autre, justement, de paronymie.

Ysengrimus: …votre amour largement nostalgique (de Constance Chlore) envers Constance Kloür devient si grand qu’un jour, vous foxez une de vos séances, devant toutes les autres gamines, et l’amenez elle seule en promenade, notamment dans le tunnel Lincoln, réservé aux voitures.

Bérénice Einberg: Je corrobore. Sa petite main crispée dans la mienne et ses scintillants éclats de rire dans le tunnel Lincoln. Inoubliable.

Ysengrimus: Vous la ramenez très tard le soir, chez ses parents.

Bérénice Einberg: Très tort le soir, faudrait-il encore paronymiser.

Ysengrimus: Ceux-ci, irrémédiablement remontés, portent plainte à l’école qui vous emploie.

Bérénice Einberg: En bon bourgeois sommaires et lourdement infanticides et enfantômatiques qu’ils furent.

Ysengrimus: Et cela mit abruptement fin à votre vocation d’instite gymnaste.

Bérénice Einberg: Pléonaste… euh…nasme. Voilà qui est dit et bien dit. Maintenant pour garder le fil d’Ariane solidement noué à la corne du Minotaure d’abondance et, de ce fait, répondre à votre question, Grimus. J’ai effectivement revu Constance Kloür.

Ysengrimus: Oui?

Bérénice Einberg: Oh, que oui… Il y a dix ou douze ans, je déambulais sur la Terrasse Dufferin, à Québec, comme la vraie nénette dentue aimant les voyages que je suis. Je me dirigeais tout doucement vers la base principielle du Château Frontenac, ma face livide tournée vers le fleuve, si majestueux en ce point. C’était la fin de l’été et il faisait un soleil magnifique. Le vent soufflait très fort, par contre. Soudain, une petite forme vaguement cataplasmement anthropomorphe me vole directement au visage. J’ai juste le temps de la capturer de ma main preste et défensive d’ancienne combattante surentraînée. C’est une petite poupée de chiffon jolie mais bien légère, colorée, souriante, exorbitée et hébétée. Je la tiens maintenant bien serrée dans ma main et je me laisse immerger dans le scintillant éclat de rire de la petite fille qui courrait derrière, cherchant à voler plus vite que le vent pour tenter de capturiser sa catin cerf-volant en cavale dans la bourrasque. Je me penche devant moi pour sourire à la petite fille aux tresses blondes qui tend la main en me demandant joyeusement de lui rendre son enfant. C’est la copie carbone contemporaine de la petite Constance Kloür de ma jeunesse. Les pieds joints, elle se présente poliment à moi tandis que je lui rends sa poupée de chiffon. Elle s’appelle, je vous le donne en mille: Bérénice Vernon-Kloür.

Ysengrimus: Oh, oh!

Bérénice Einberg: Ah, ah, Hu, hu… La petite Bérénice n’est pas longue à prendre la grande Bérénice par la main et à l’amener rencontrer sa maman, assise sur un long banc vert, sous le radieux soleil québécien, en compagnie d’un petit garçon (le petit Christian Vernon-Kloür). La dame se lève gracieusement, me félicite rieusement de ma providentielle attrapée de poupée de chiffon venteuse dont elle a tout vu, et me fait une bise sentie. C’est Constance Kloür, adulte.

Ysengrimus: La Constance Kloür de votre mésaventure passionnelle new-yorkaise?

Bérénice Einberg: Elle-même telle qu’en elle-même en personne sur le sommet d’elle-même et d’absolument aucune autre. J’ai passé le reste de ma journée de villégiature québécienne en la compagnie de Constance Kloür et de ses deux merveilleux bambins (Monsieur Vernon ne fit pas son apparition et il n’en fut pas fait grande mention). C’était comme se promener dans une tarentelle de kaléidoscope psychédélique de jubilation orgastiques. On se souriait, on se matait, on se marrait, on parlait de tout et de rien et ses yeux se perdaient dans mes yeux et j’entendais des symphonies de fin du monde sur fond cospotonitruriopellesque. Ce fut merveilleux, touchant, toucan caquetant, sublime, archi-hyper-maritime. Moi qui ai depuis si longtemps renoncé à aimer, j’ai failli renoncer à ce renoncement ce beau jour là. Je ne vous dis que ça.

Ysengrimus: C’est très touchant, Bérénice.

Bérénice Einberg: On s’est promis de s’appeler, de s’écrire, de se cornilocomperturlufariner. Cela fait dix ou douze ans, and nothing happened since.

Ysengrimus: How sad! How come?

Bérénice Einberg: Peu importe honey comb, c’est comme ça, voilà. Vite, Grimus, vite une autre question là avant que je me mette à battre des yeux comme la poupée Fanfreluche toujours sur le point d’avoir l’air de s’apprêter à se préparer à se mettre en train pour pleurer.

Ysengrimus: Euh… euh… disons… vos autres anciens amours, Dick Dong, Jerry de Vignac, Gloria (dite la Lesbienne), vous les avez revus, eux aussi?

Bérénice Einberg: Gloria (comme vous devriez le savoir) et Dick Dong (comme vous l’ignorez certainement) ne sont plus. Quand à Jerry de Vignac en tutu, ce que je signifie pour lui signifie que je ne lui suis qu’un grand rien attendu que je suis femme.

Ysengrimus: Merveilleusement femme, du reste. Indubitablement une des plus significatives de toutes les femmes.

Bérénice Einberg: Merci Grimus, vous êtes vraiment un chou, un chou rave, le chou rave rémoulade d’une entièreté d’estropiade de végétale vie.

Ysengrimus: Je suis très profondément touché de ce compliment idiomatique bérénicesque titanesque de choc.

Bérénice Einberg: Et vous avez bien raison de l’être. Pas de question à me poser au sujet de mon frère Christian?

Ysengrimus: Si, justement. J’ai une seule question le concernant qui me brûle les lèvres. Mais je ne voudrais pas être indiscret.

Bérénice Einberg: Je vous suis toute ouverte.

Ysengrimus: Ces centaines de lettres d’amour incestueux et torride que vous lui avez écrit autrefois et qui vous valurent tant de déboires avec votre oncle et votre père. Qu’en est-il advenu?

Bérénice Einberg: Ce cochon fétide d’Einberg père me raconta sur tous les tons qu’il les avait interceptées et détruites. Il ne les avait qu’interceptées. À sa mort, j’ai mis la patte sur un gros classeur vert les contenant toutes, bien rangées en ordre chrono, comme l’aurait fait un numismate, un jardinier paysagiste, ou un photographe amateur. Et vous savez ce qu’il avait fait, ce porc immonde. Il les avait lu et relu pieusement et vachement annoté. Il envisageait même visiblement d’en faire une sorte d’édition critique vu que j’ai retrouvé, dans le même classeur, quelque chose comme une préface explicative.

Ysengrimus: Tiens donc! Mais… l’idée n’est pas si mauvaise. Envisageriez-vous vous-même de reprendre cette idée de publication?

Bérénice Einberg: Je ne sais pas. Je les relis parfois, ces lettres de feu follette hirsute. Je fais de moins en moins la distinction entre la part de provoque bravache et de passion torride qu’il y a de tortillonné dans cette vaste correspondance à sens unique. Je ne sais pas. Je m’identifie toujours profondément au contenu de ces missive fleuves et les revendique fermement. J’y penserai. Laissez moi votre carte. Carte blanche, bien blanche.

Ysengrimus: En tout cas je suis très content que vous ne les ayez pas perdu. C’est un aspect crucialement important de votre existence. Je suis tout simplement rassuré que ce corpus soit sauf.

Bérénice Einberg: C’est gentil de nous souhaiter tant de bien comme ça, à moi et à mon corpus, Grimus. Ça repose vachement (de vachement) du poids pesant et empesé du reste du monde.

Ysengrimus: C’est un grand honneur et une joie immense de vous rencontrer, Bérénice Einberg. Est-ce que TOUT VOUS AVALE toujours?

Bérénice Einberg: Toujours, toujours, et pour toujours. Toujours, toujours, et pour toujours. Toujours, toujours, et pour toujours. Toujours, toujours, et pour toujours. Toujours, toujours, et pour toujours. Toujours, toujours, et pour toujours. Tout… tout… tout… Tchou-tchou…

Ysengrimus: Je vous embrasse tendrement.

Bérénice Einberg: Réciproquement… et en ne se gênant aucunement pour bien se toquer les dents.

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Le film de STAR TREK que je recommande à l’intégralité du genre humain

Posted by Ysengrimus sur 8 septembre 2016

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Il y a cinquante ans sujourd’hui, le 8 septembre 1966 exactement, débutait ce qui allait devenir la monstrueuse saga télévisuelle et cinématographique STAR TREK. Et alors un beau jour se pose la question de savoir ceci: si je voulais introduire à l’émotion utopique et à la joie futuriste de la susdite culture Star Trek une personne n’y connaissant rien et ayant un intérêt tout minimal pour la science-fiction, je ferais comment? J’ai discuté le coup avec Reinardus-le-goupil, entre un plat de cochon grillé, des nouilles et notre petit écran diffusant Star Trek IV, The Voyage Home, le quatrième long métrage de la saga cinéma des increvables personnages de la Fédération Unie des Planètes. Pourquoi privilégier cet opus cinématographique pour suggérer un contact initial avec le monde de Star Trek? Pour trois raisons. D’abord la dynamique de ce film spécifique met fortement en relief les acteurs et leurs personnages et ce, au dessus des effets spéciaux et des tics zap-boom galactiques usuels de la space opera. Cela permet une approche plus intimiste de Kirk, Spock, McCoy et de toute leur bande. Cette valorisation de l’acteur et de sa façon de travailler son personnage est un des charmes constants de la saga Star Trek. Elle est justement particulièrement bien installée dans ce film-ci. Ensuite, le thème traité, écologique, baleinier, environnementaliste est touchant, poignant, embrassé à la fois avec une tendresse et une ironie critique qui synthétise merveilleusement l’utopie Star Trek. Finalement, atout majeur, le film est dirigé par Leonard Nimoy (l’acteur brillant jouant Spock). Nimoy est un metteur en scène sensible, qui dirige finement ses acteurs et ses actrices et qui a une touche imparable pour les personnages et les thèmes féminins (on lui doit notamment The Good Mother, et le superbe Three men and a baby, version USA particulièrement réussie de Trois hommes et un couffin). La combinaison est ici parfaitement gagnante et fait de Star Trek IV un film irrésistible que je recommande chaleureusement à tous les non-trekkies de notre vaste monde.

Les quinze premières minutes sont un peu turlupinées car elles se raccordent directement en suite sur l’opus précédent, sans que cela revête une importance particulière aux fins de l’exercice présent. Ce qu’il faut savoir est que James T. Kirk, qui est maintenant amiral, et ses principaux officiers, se sont comportés comme des factieux de première tenue en désobéissant aux ordres, en chapardant leur vieux navire en cale sèche (la toute mythique Enterprise) et en courant à la rescousse de Spock, dont ils ont sauvé la vie. Les circonstances épiques de cette succession de coups tordus a impliqué le sabotage vandale d’un autre navire de la Fédération (l’Excelsior), une escarmouche désastreuse avec un croiseur de combat Klingon, le sabordage meurtrier de l’Enterprise, la destruction d’une planète, la mort du fils de Kirk et un incident diplomatique catastrophique avec l’Empire Klingon. Quand notre film commence, nos factieux affligés, pas fiers pour deux sous, sont réfugiés sur Vulcain, planète natale de Spock, avec une frégate klingonne volée qu’ils ont rebaptisée The Bounty. Sur Terre, l’ambassadeur Klingon exprime la colère de l’Empire et exige que Kirk et ses factieux soient mis en accusation, devant le plus haut tribunal de la Fédération Unie des Planètes. L’ambassadeur fait même de cette mise en accusation une condition sine qua non de la continuation des négociations de paix entre l’Empire Klingon et la Fédération. C’est aussi gros que ça… Intègres jusqu’au petit linge, l’amiral James Tiberius Kirk (William Shatner), le médecin de bord Leonard McCoy (DeForest Kelley – 1920-1999), l’ingénieur de bord en chef Montgomery Scott (joué par l’acteur canadien James Doohan – 1920—2005), l’officière aux communications Nyota Uhura (Nichelle Nichols), le pilote Hikaru Sulu (George Takei) et l’artilleur et attaché scientifique en second Pavel Chekov (Walter Koenig) décident de se rendre et de faire face à leur procès. L’officier en second et attaché scientifique Spock (Leonard Nimoy – 1931-2015), en rémission de sa douloureuse mésaventure du film précédent, se joint à eux, tout en cherchant à renouer avec sa facette humaine, incarnée en lui par sa mère terrienne. On se rend donc vers la Terre, à bord de cette frégate klingonne qui crachote de partout, vu qu’elle n’est pas dans les meilleures conditions mécaniques.

Dans l’orbite de la Terre se manifeste entre temps une sonde inconnue qui s’en approche en émettant des sonorités singulières, détruisant tout sur son passage, en ciblant surtout les océans. Le contrôle de commandement de la Fédération y perd son latin et perd aussi du jus par toutes ses antennes. Cette sonde étrange, qui lui pompe toutes ses ressources énergétiques, semble sur le point de détruire la Terre et, culminement du drame, cela ne semble même pas être un acte offensif ou même volontaire. Dans la frégate klingonne se rapprochant de la Terre, Spock découvre que ce que la sonde émet, ce sont les sons du chant de la baleine à bosses. La sonde cherche visiblement à prendre contact avec une des formes de vie terrestres les plus intelligentes qui soit, soit la… baleine à bosses. Cette espèce qui, au vingt troisième siècle, est en complète extinction, est ce avec quoi la sonde aspire à renouer contact, et elle risque de tout casser si elle ne trouve pas vite fait ce qu’elle cherche. Kirk demande à Spock s’il ne pourrait pas imiter le son des baleines. Spock répond qu’il pourrait imiter leur chant, mais pas leur langage. La réponse serait en galimatias. Rien à faire. Au risque de faire voler la frégate klingonne crachotante en éclats, il va falloir remonter dans le temps, jusqu’en 1986, cueillir deux baleines à bosses, les convaincre, via une communication de télépathie vulcaine, de collaborer, et les ramener au vingt troisième siècle pour qu’elles conversent avec cette sonde inconnue et la convainquent de se calmer le pompon. Un programme sublime.

1986, donc, par un beau soir calme au dessus de la baie de San Francisco, la frégate klingonne, rendue intégralement invisible de par son mécanisme de camouflage défensif, atterrit doucement dans un parc de la ville, écrasant une poubelle et effarouchant des éboueurs dans l’action. C’est que nos héroïques aventuriers cosmologiques ont détecté des baleines à bosse dans le vaste bassin d’un parc d’attraction océanographique de San Francisco. L’Amiral Kirk explique à ses officiers: C’est un monde sauvage, primitif, archaïque, imprévisible. Soyez prêts à tout. C’est ici que le vrai spectacle savoureux démarre. Kirk et Spock vont faire la connaissance de la docteure Gillian Taylor (Catherine Hicks, actrice totalement étrangère à l’univers Star Trek et qui, littéralement, porte une portion significative de ce pur délice sur ses solides épaules), de l’Institut des Cétacés (Cetacean Institute) de San Francisco. La docteure Taylor veille sur George et Gracie, deux baleines à bosses qui, pour raisons de coupures budgétaires, sont sur le point d’être relâchées dans la nature, où elles devront «tenter leur chance» face aux différents chasseurs de baleines de ce vaste monde. Oh oui, c’est ici qui le scénario exulte. Les officiers de Kirk, en uniformes de guignol, vont devoir interagir avec la population ordinaire de Frisco. Chekov va se faire prendre pour un espion soviétique (on sent le ton déjà détendu et plus bouffon des années Gorbatchev), McCoy va se chamailler sur des diagnostics avec des médecins «moyenâgeux», Sulu va piloter un hélico, Scotty va pianoter sur un petit Macintosh blanc des années 1980. Mais surtout, Kirk et Spock vont cuisiner la docteure Taylor pour connaître le détail de la remise à l’eau des baleines à bosses. Celle-ci va bien se méfier de ce garçon roublard de l’Iowa se tenant avec un grand escogriffe fantomatique et omniscient qui l’interpelle amiral. La réflexion et l’émotion vont d’ailleurs vite graviter autour du rapport que la docteure Taylor établit avec ces baleines à bosses qu’elle aspire tant à protéger de l’humanité cruelle de son temps. Elle en viendra alors graduellement à se demander ceci: ce que son époque ne peut donner et arrache même cruellement, ces bouffons utopiques, dans leur frégate invisible, pourraient-ils le fournir? Personnalité sagace et déterminée, Gillian ne perdra pas le nord une seconde et tirera de sa manche tremblante des as qui forceront même un James T. Kirk à replier ses cartes.

Imaginez que vous êtes une femme du siècle dernier, angoissée par ses contraintes protectrices pour deux animaux immenses, doux, innocents et menacés de toutes parts, et que vous rencontrez une bande d’extra-terrestres liants, attachants, ratoureux, qui vous promettent une mer sans chasse et un monde sans harpons pour vos enfants putatifs adorés. Que feriez-vous? Résisteriez-vous? Ce film EST la rencontre du public contemporain non-trekkie (incarné par Gillian Taylor, à laquelle on s’identifie irrésistiblement) avec les personnages savoureux, improbables, formidables et entreprenants de la fantasmagorie Star Trek… Le charme opère entièrement et Reinardus-le-goupil approuve. Il ne faut pas résister à l’utopie qui séduit. Car ce faisant, c’est aussi qu’elle s’annonce.

L’officière trekkie aux communication Nyota Uhura (Nichelle Nichols) et l’océanographe vingtiémiste Gillian Taylor (Catherine Hicks)

L’officière trekkie aux communications Nyota Uhura (Nichelle Nichols) et l’océanographe vingtiémiste Gillian Taylor (Catherine Hicks)

Star Trek IV – The Voyage Home, 1986, Leonard Nimoy, film américain avec William Shatner, Leonard Nimoy, Catherine Hicks, DeForest Kelley, Nichelle Nichols, George Takei, James Doohan, Walter Koenig, 119 minutes.

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Paru aussi (avec des modifications) dans Les 7 du Québec

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Il y a cinquante ans: LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND

Posted by Ysengrimus sur 1 septembre 2016

Lee-Van-Cleef

Le film de Sergio Leone Le bon, la brute et le truand (Il buono, il brutto, il cattivo — The Good, the Bad and the Ugly) date de 1966. J’avais huit ans et j’en ai entendu l’extraordinaire musique (composée par Ennio Morricone) bien avant de prendre connaissance de l’opus. Dans ces années là, il fallait attendre que le film passe à la télé, en surveillant attentivement le guide télé pour le choper. Il faudrait évidemment, l’heureux jour venu, se le taper coupé de pubes (ces dernières empiétaient souvent sur le temps de film même. On se retrouvait donc avec une version petit écran brutalement éditée par les pubards). J’ai eu la chance de le revoir plusieurs fois depuis ma tendre enfance, dans la ci-devant extended edition qui dure trois heures. Ce truc est sans âge. Possiblement le meilleur western de tous les temps.

Nous sommes en 1862 et la Guerre de Sécession bat son plein. De fait, elle s’étend vers l’ouest. Les sudistes venus du Texas attaquent le territoire du Nouveau-Mexique, tenu par les nordistes, qui les refoulent, notamment en canonnant les bleds occupés pas l’armée sudiste chez laquelle on sent déjà les premiers signes du vacillement. Nous suivons trois individus peu fréquentables au sort initialement épars. Tuco (Eli Wallach) est un petit truand de sac et de corde. Il est recherché dans tous les bleds du coin pour une kyrielle de crimes épars. Toutes sortes d’olibrius veulent lui régler son sort. Sa tête est mise à prix. Éventuellement, il s’associe à Blondie (Clint Eastwood) en une astuce risquée mais payante. Le bon Blondie livre Tuco et touche la prime. Quand Tuco, le cul sur un cheval, est pendu haut et court sur la place du bled, Blondie, à bonne distance, coupe la corde d’un coup de Winchester. On se regroupe dans le désert et on renouvelle la combine, dans la commune suivante. Dans une de ces communes passe justement Angel Eyes (Lee Van Cleef) qui observe Blondie et Tuco d’un air amusé. Angel Eyes, dit aussi Sentenza, c’est une brute livide qui vient de descendre un type en se mettant au service d’un autre type qu’il descend aussi après coup pour se conformer aux doléances du premier type, déjà mort par ses soins. C’est qu’en entrechoquant ces deux cadavres, Angel Eyes finit par apprendre l’existence d’un soldat sudiste avec un bandeau sur l’œil (un certain Bill Carson) qui a sauté la somme de 200,000 dollars en pièces d’or, la paye des soldats sudistes, et l’a enterrée dans un endroit inconnu. Angel Eyes, après avoir ainsi soigneusement trucidé les détenteurs de ce secret, se met en quête.

L’association entre Blondie et Tuco se détériore. Blondie tire un malin plaisir à humilier Tuco, à le trahir, à l’abandonner. Tuco, qui est une bête acharnée et hargneuse devient vindicatif. Il traque Blondie, le retrace, le cerne. En point d’orgue de ce jeu du chat et de la souris, on retrouve Tuco en selle, gourde en main et petit parasol rose au dessus de la tête, en train de faire marcher un Blondie assoiffé et désarmé dans les dunes du désert. Au moment où Tuco va se décider à descendre Blondie, une carriole bourrée de sudistes agonisants se fait voir sur l’horizon. Au nombre de ces mourants, un étrange personnage avec un bandeau sur l’œil. Il parle à Tuco d’un pactole en pièces d’or enterré dans un cimetière. Il confie à Tuco le nom du cimetière. Négligeant Blondie, le petit truand court chercher sa gourde pour faire boire le sudiste au bandeau. Imbroglio. C’est à Blondie que ce dernier confie le nom inscrit sur la tombe où se trouve le grisbi et il meurt dare-dare. Impasse des savoirs. Tuco ne peut plus éliminer Blondie. Ils détiennent chacun une portion du secret à l’intégralité duquel l’autre aspire: Tuco le nom du cimetière, Blondie le nom écrit sur la tombe sous laquelle se trouve le trésor. Les voici derechef soudés, forcés de devenir ou redevenir les meilleurs amis du monde.

Et c’est ici que la Storia s’en mêle. Après avoir fait soigner un Blondie gravement déshydraté, dans un monastère du voisinage, Tuco assume l’identité du sudiste au bandeau et les voici, fringués en sudistes, qui se dirigent en douce, dans la carriole des agonisés vidée de son contenu, vers le cimetière non-nommé. Manque de bol, ils se font épinglés par les nordistes et incarcérer dans un camp de prisonniers sudistes dont le sous-chef est nul autre qu’Angel Eyes, devenu officier nordiste pour mieux retrouver son sudiste au bandeau. Il a corrompu une portion de la garnison du camp et s’est constitué une petite pègre qui fait des passages à tabacs méthodiques pour pister le susdit sudiste au bandeau. Comme Tuco se fait passer pour ce dernier, mort, notamment en portant son bandeau, il se prend une dégelée et finit par avouer le nom du cimetière à Angel Eyes et par lui couler que Blondie connaît le nom de la tombe sous laquelle est le pactole. On déporte ensuite Tuco, menotté à un gros sergent, que, dans sa rage constante et entière, Tuco finira par descendre et dont il parviendra à se libérer. Pour remettre tout de go le cap sur le cimetière non-nommé.

Angel Eyes considère qu’il est inutile de torturer Blondie, dur à cuir intemporel qui, contrairement à Tuco, petit épicurien rustaud et sensible, ne parlera, lui Blondie, jamais. Angels Eyes invite plutôt ledit Blondie à se joindre à la bande de six déserteurs nordistes qu’il s’est constitué pour monter chercher le trésor sudiste. Comme il va falloir se faufiler entre les deux armées de la grande Guerre Civile américaine, on passe par un bled qu’elles se disputent au canon. Blondie, ouvertement cerné par les sbires d’Angel Eyes, entend au loin les détonations de la pétoire inimitable du fringuant Tuco (qui est à se débarrasser d’un autre des multiples enquiquineurs voulant lui faire un sort). Blondie part retrouver Tuco dans les décombres de la ville bombardée et à deux, il se mettent à méthodiquement cartonner un à un les sbires d’Angel Eyes. Ce dernier se débine en douce et s’en va tranquillement les attendre au cimetière toujours non-nommé.

Et Tuco et Blondie de se rendre au même endroit par une autre route. Manque de bol, ils doivent franchir un pont stratégique que justement les deux armées se disputent en se refusant à le détruire. Tuco et Blondie détruiront aux explosifs ledit pont, histoire de tasser le front de dans leurs jambes et de pouvoir se rendre au cimetière non-nommé. Ils s’y retrouveront enfin et rejoindront Angel Eyes pour l’ultime confrontation à trois, devant fatalement déterminer qui mettra la patte sur les sacs de dollars-or.

On suit donc le cheminement de trois cyniques insensibles qui, au mépris de la Storia et des causes sociales ou nationales, vaquent à leur propre enrichissement compétitif personnel en s’engageant dans des alliances circonstancielles de larrons, sans plus. Comme, en plus, les trois persos sont incroyablement attachants, il est difficile de ne pas admettre que Sergio Leone fait ici l’apologie de leur quête égotiste. On avait prévenu Leone, incidemment, contre les films de Guerre de Sécession qui font, parait-il, fours sur fours. La victoire éclatante de Leone ici est que, non-américain, il ne s’est pas empêtré dans les langueurs barbantes de la mythologisation sécessionniste et/ou yankee (dont les ricains, eux, ne se sortent jamais vraiment). Sans prendre parti sur le grand schisme américain en bleu et en gris (vu que, comme nous tous, il s’en tape souverainement), Leone a su, comme l’aurait fait par exemple un petit immigrant italien, décrire froidement le grand cynisme américain fondamental, dans toute sa splendeur livide. Le succès fut tonitruant. Ce film est aujourd’hui un des fiers fleurons du corpus mythique de la cinématographie de masse du siècle dernier.

Et, pour en tartiner une couche supplémentaire, il est absolument indispensable de mentionner derechef l’incroyable puissance d’évocation de la bande sonore d’Ennio Morricone. J’ai trippé sur ce disque, dans mon enfance, longtemps avant que de voir le film. Sergio Leone avait dit une fois de Morricone: il n’est pas mon compositeur de bande sonore, il est mon scénariste… On peut ajouter qu’il fut aussi, en quelque sorte, son agent publicitaire, parce que c’est en écoutant cette musique magistrale que j’en suis venu à mourir d’envie de voir le film. Et de le voir et de le revoir sans fin, juste pour admirer Tuco courant follement entre les tombes concentriques du cimetière de Sad Hill, sur le thème extraordinaire et magnifiquement ouvré de L’Estasi Dell’Oro

Le bon, la brute et le truand, 1966, Sergio Leone, film italien avec Clint Eastwood, Lee Van Cleef, Eli Wallach, Aldo Giuffrè, Luigi Pistilli, Rada Rassimov, 160 minutes.

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