Il s’agit d’évoquer la puissance du Nord
Et sa fragilité, et son évanescence
Il faut donner raison et il faut donner tort
À ceux qui ont perdu la boussole de nos sensC’est qu’il faut retrouver les choses que nous disent
Les dures immensités sous un soleil de feu
Les neiges craquelantes et l’immense banquise
L’étendue infinie qui fait plisser les yeuxIl faut chanter la peur et délier la bourse
Jeter l’or à la mer, tel un trésor tari
Il faut retrouver l’œil calme et cruel de l’ours
Quand il plonge et s’en va égorger l’otarieEt les traîneaux à chiens doivent zébrer les surfaces
Sans les déchiqueter, comme en les survolant,
Faisant bruisser les neiges, faisant crisser les glaces
En plissant leurs étraves sous les gifles du ventIl faut redécouvrir notre peur, notre gène
Devant la densité de nos glaciers fragiles
Et il faut écouter la voix aborigène
Qui nous dit de refaire le cercle de nos villesIl s’agit de redire nos erreurs et nos torts
Toute cette souillure du fer terni, poisseux et sale
Dont nous avons enduit nos territoires du Nord
Lors de nos incursions béatement colonialesLa banquise infinie souffre et n’accepte plus
De céder sous le poids de tous nos brise-glace
Le Nord doit retrouver ce qui était son but
Occuper calmement son immense surfaceL’ours blanc a mal aux pieds et il a l’œil éteint
Les poissons ont quitté leur océan livide
L’otarie semble rire. C’est qu’elle ne comprend rien
Au désordre historique de ses tourments liquidesLa banquise est venue (elle est immémoriale)
Longtemps avant les filles, longtemps avant les gars
Le respect que l’on doit à sa masse virginale
S’étend depuis le pôle jusqu’à la taïgaIl faut cesser de dire que l’on va s’occuper
De nos immensités nordiques, un beau matin
Tout en perpétuant une conscience décalée
Embrumée de bobards, de frime, de baratins.Il s’agit d’écouter la vive conscience inuite
Quand elle enserre le cœur de nos indifférences
Ne plus tergiverser par des propos sans suite
Tandis que le Grand Nord absorbe nos carencesLe soleil de minuit projette une lumière crue
Sur tous ces animaux dont nous violons les lois
Nous qui avons rêvé et nous qui avons cru
Que le Grand Nord serait éternellement froidIl faut le protéger comme un petit enfant
L’ours blanc et l’otarie, de concert, le demandent
Entendons ce grand cri, quand la banquise se fend
Le chant du Nord est vrai, la cause du Nord est grandeOn disait que toujours la neige serait blanche
Que le Nord éternel ne disparaîtrait pas
Et, au jour d’aujourd’hui, il est triste et étrange
Que cette affirmation fonde comme un frimasIl s’agit de scander le devoir radical
Qui jaillit de nos yeux, qui chuinte de nos corps
Envers ce qui est terrestre, climatique, animal
Il s’agit de sauver ce qu’il reste du NordCar le Nord est en nous. Voyons-le tel qu’il est
Sous son ciel immuable, sa surface infinie
Est si pure, si solide. Il est éternité
Il chante et chantera, sans un heurt, sans un criQuand nos traîneaux dessinent leurs stries respectueuses
Sur son corps frémissant qui ne craint pas demain
Nos chiens aboient mais la banquise est silencieuse
Le Nord est infini, puissant, limpide, serein.
Archive for juin 2018
Du Nord
Posted by Ysengrimus sur 21 juin 2018
Posted in Civilisation du Nouveau Monde, Environnement, Fiction, Monde, Philosophie, Poésie | Tagué: banquise, Du Nord, Grand Nord, Inuit, neige, otarie, ours, traîneaux à chiens | 12 Comments »
La liste alphabétique, bien courte et bien éclectique, des Républiques Islamiques
Posted by Ysengrimus sur 15 juin 2018
République et démocratie, on s’en avise plus que jamais aujourd’hui (notamment en occident), sont des choses bien distinctes qui se rejoignent uniquement dans certains contextes historiques spécifiques, habituellement fugitifs. Les confondre abstraitement est une généralisation risquée. De plus, la notion de république islamique ne renvoie absolument pas à un dispositif politique cohérent, comme on cherche implicitement à nous le faire croire par les temps propagandistes qui courent. Cette idée largement paradoxale, qui n’est même pas exactement un programme, regroupe éclectiquement quatre états s’étant assignés officiellement cette désignation, indépendamment les uns des autres, dans des circonstances parfaitement diverses, au cours de leur développement historique récent.
AFGHANISTAN (année de la proclamation de la république islamique: 2001). On oublie trop souvent que l’Afghanistan comprend plusieurs peuples. Les Pachtounes (ou Pathan) forment le groupe politiquement dominant. Les différentes tribus pachtounes se retrouvent à l’est et au sud-est, dans les montagnes faisant frontière avec le Pakistan. Les Tadjiks (que l’on retrouve aussi au Tadjikistan limitrophe, une ancienne république soviétique) habitent surtout le nord et l’ouest du pays ainsi que dans les villes. Ils parlent farsi (persan) et c’est le groupe le plus en contact avec la vie moderne, mais il est politiquement dominé par les Pachtounes. Il y a aussi, en Afghanistan, des Ouzbeks et des Turkmènes mais le groupe le plus défavorisé et opprimé est celui des Hazaras, qui se trouvent dans les montagnes du centre du pays. Toutes ces populations sont musulmanes et le régime le plus puissamment unificateur de leur histoire récente, le régime Taliban (1996-2001), se réclamait ouvertement de l’Islam fondamentaliste et de l’islamisme, en voyant bien cependant à ne pas instaurer une république (le nom officiel de leur État était: Émirat islamique d’Afghanistan). Aussi, les compradores pro-américains tenus à bout de bras par l’occident, qui sont en place depuis la chute si coûteuse et si ruineuse des Talibans en 2001, n’ont pas trouvé mieux que de qualifier nominalement leur régime de république islamique dans un futile effort pour perpétuer un semblant de cohésion dans cette mosaïque centrifuge de peuples soutenant, d’autre part, activement les insurgés talibans, toujours puissants et mobilisés.
IRAN (année de la proclamation de la république islamique: 1979). Depuis la chute du régime du shah en 1978 et la proclamation, en mars 1979, de la République Islamique d’Iran, dirigée par les ayatollahs, les peuples qui ne sont ni perses ni chiites et qui se trouvent à la périphérie du pays résistent sourdement à un régime qui ne se soucie pas trop de leurs aspirations. Les Turkmènes, à l’est de la Mer Caspienne, se souviennent nettement de revendications territoriales remontant aux exactions du shah. Au nord-ouest, en Azerbaïdjan les Azéris (turcs) sont très conscients de leur force, mais ils sont chiites pour la plupart et nombre d’entre eux ont fait fortune à Téhéran. Au sud-est, les Baloutches, qui nomadisent aussi au Pakistan et en Afghanistan, sont en situation de rébellion endémique permanente. Dans les montagnes de l’ouest, les Kurdes, sont, du côté iranien, toujours solidement autonomistes. Enfin, au sud-ouest, dans la province pétrolière du Khuzestân, les populations arabes sunnites, notamment les ouvriers des grands centres industriels d’Abadan et d’Ahwaz, respectent la république, sans plus. L’Iran, dont la population n’est pas plus islamiste que cela au demeurant, est, par contre, la plus authentique république du quatuor. Ses institutions, profondes, implantées, issues d’une révolution anti-monarchique interne, vernaculaire, collective, sont encore dynamiques. Notons qu’au nombre de celles-ci figure la position de Guide, situé au dessus du premier ministre et du président et qui, à défaut de faire monarchiste, ne peut laisser de faire penser, mutatis, mutandis, à Cromwell, à Bonaparte, à Staline ou, dans un dispositif atténué, au vieux de Gaulle de la jeune cinquième république française.
MAURITANIE (année de la proclamation de la république islamique: 1958). Ancienne portion de l’Afrique Occidentale Française et instaurée nationalement en fonction de l’ancien découpage colonial plutôt que sur la base de frontières historiques effectives, la Mauritanie se caractérise par l’antagonisme, jusqu’à présent latent, entre des populations sédentaires négro-africaines du fleuve Sénégal et des nomades arabophones des steppes. Intéressant le néo-colonialisme occidental surtout pour ses mines de fer, ce pays désertique a longtemps eu maille à partir avec son puissant voisin du nord, le Royaume (ceci: NB) du Maroc, qui revendiqua longtemps la Mauritanie comme faisant partie intégrante de son territoire, point barre. Cela se joua notamment à l’époque des embrouilles compliquées et meurtrières impliquant le Front Polisario. Définitoirement (et un peu abstraitement) république islamique depuis son indépendance du colonisateur, la Mauritanie est, ouvertement ou insidieusement, dirigée, depuis 2008, par une junte putschiste. Cet autre signe de non cohérence de l’idée de république islamique, se complète des constantes habituelles: un clivage interne des peuples (assez similaire, du reste, à celui du Mali) dont le seul facteur, hautement illusoire, de cohérence collective est la soumission commune à la tradition de l’Islam sunnite. Inutile d’ajouter que la Mauritanie est un joueur mineur de la géopolitique mondiale contemporaine.
PAKISTAN (année de la proclamation de la république islamique: 1956). Le Pakistan rassemble, lui aussi, des ethnies fort différentes, Penjâbis au nord, sur le piémont de l’Himalaya, Sindhis au sud, dans le delta de l’Indus, Baloutches dans le désert de l’ouest et Pachtounes dans les montagnes occidentales. Les Penjâbis sont les plus nombreux et forment le groupe politiquement dominant. Toutes ces populations ont fait partie, jusqu’en 1947, de l’Empire des Indes, tenu par les Britanniques. Lors de l’indépendance, après une très meurtrière guerre civile, les populations du nord-est et du nord-ouest de l’Empire des Indes se sont séparées, selon une partition visant ouvertement à cliver les hindous des musulmans, pour former le Pakistan. Ce dernier a cherché à se donner une cohésion, que sa géographie fracturée désavantageait, en se définissant comme une république islamique dès 1956. Mais en 1971, les Bengalis (Pakistan oriental) se sont révoltés contre la domination du Pakistan occidental et sont devenus indépendants, avec le support militaire de l’Inde. Le Bengladesh (ancien Pakistan oriental) est aujourd’hui un régime parlementaire grosso modo de type Westminster et seul le Pakistan (ancien Pakistan occidental) se donne aujourd’hui comme républicain et politiquement islamique. Les pulsions exogènes, le potentiel d’arrachement de grandes portions du territoire national dont le Pakistan peut se vanter d’avoir vécu les coûts humains effectifs et profonds, se poursuivent avec les revendications pour un Pachtounistan qui regrouperait ensemble les populations Pachtounes afghanes et pakistanaises. À cela s’ajoute le grave contentieux avec l’Inde sur la question du territoire disputé du Cachemire (une guerre entre Inde et Pakistan sur cette question reste une possibilité très tangible). Il est limpide que le programme républicain pakistanais en a plein les bras avec les questions d’intendances intérieures et frontalières des peuples.
Les particularités sociopolitiques que l’on dégage des quatre seules républiques islamiques du monde contemporain sont disparates et maigres, surtout si on cherche à les décrire exclusivement (comme le fait bien trop la propagande actuelle) dans l’angle de leur «islamisme». La situation de ces quatre nations donne plutôt à observer un pouvoir centralisateur affairé, dans des mesures diverses, du compliqué et potentiellement explosif problème des nationalités intérieures sans état (des enjeux frontaliers hypersensibles s’ajoutent à cet effritement intérieur endémique). Dans ce contexte tortueux, la république cherche bien plus à être une et indivise qu’ «islamique» (si tant est que cette notion signifie quelque chose de clair dans le champ politique). S’il existe un islamisme résistant, militant, terroriste, virulent, il n’émane pas vraiment de Mauritanie, du Pakistan ou même d’Iran. L’insurrection talibane afghane, pour sa part, a des visées strictement intérieures. L’internationale islamiste est à rechercher ailleurs, justement dans les pays où une chape de plomb compradore, de plus en plus coûteuse et mal gérée, ne permet PAS de faire jouer ou d’instaurer des institutions républicaines effectives («islamistes» ou autres).
Une république islamique résultant d’une vaste partition confessionnelle meurtrière et brutale (Pakistan), une miniature, post-coloniale et non-monarchique (Mauritanie), une issue d’une grande révolution anti-monarchique authentique (Iran) et une se donnant une étiquette démagogue commode pour se démarquer d’un «émirat» récemment renversé par les occidentaux (occidentaux dont on cherche aussi à avoir l’air de se démarquer — Afghanistan). Ceci est parfaitement et irrémédiablement éclectique. Ça fait penser à la «démocratie-chrétienne», si vous voyez ce que je veux dire. La religion, principalement comme moralisme abstrait, éclectiquement cousue sur une aspiration républicaine post-monarchique ou anti-coloniale… c’est pas d’hier. Souvenons-nous de l’Irlande…
Et ne séparons par unilatéralement, juste parce que Papa Oncle Sam l’a dit, la notion de terroriste et celle de résistant… D’autres points du monde, dont nous reparlerons brièvement ici ou ailleurs, prennent alors une toute différente dimension que ces quatre républiques islamiques… ayant, du reste, de plus en plus de difficulté à vendre ou exporter leur improbable vision du monde sociopolitique actuel.
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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam et nous, les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.
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Source sur la répartition des peuples: L’État du monde (version papier). Paru aussi dans Les 7 du Québec
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Posted in L'Islam et nous, Monde, Multiculturalisme contemporain, Vie politique ordinaire | Tagué: Afghanistan, colonialisme, guerre, Histoire, Iran, Islam, islamo-conservatisme, Mauritanie, Pachtounistan, Pakistan, peuples sans état, république islamique | 17 Comments »
Koko le Clown
Posted by Ysengrimus sur 7 juin 2018
Koko le Clown, c’était un des clowns télévisuels cruciaux de mon enfance. La main d’un adulte (l’Oncle Max) le dessinait sur une grande page de bloc dressée, un panneau blanc genre écran à l’ancienne. Koko le Clown se faisait tartiner sur la feuille, à gros traits, par tronçons. La tête et le corps, une jambe puis l’autre. Et enfin les trois points jetés en gouttes formant les gros boutons de son costume. Koko était une sorte de Pierrot enfariné mais vêtu de noir (de bleu marine dans les versions en couleur), avec des boutons ou pompons blancs (ou jaunes) au costume et au chapeau, lui-même pointu. Koko le Clown se laissait dessiner et prenait alors vie sur la page mais aussi sur la table de l’atelier de l’Oncle Max. Koko le Clown pouvait manier son monde dessiné autant que les objets du monde réel. Un de ses principaux partenaires interactifs était l’Oncle Max lui-même, dont on ne voyait que la main dessinante et dont on entendait la voix feutrée et rassurante, une voix mâle et adulte. L’Oncle Max faisait aussi office de pourvoyeur omnipotent. Si Koko le Clown avait besoin d’un vélocipède ou d’un seau d’eau, il priait l’Oncle Max de lui en dessiner un et ce dernier obtempérait. Oncle Max n’agissait pas toujours de bon grée par contre. Il s’avérait souvent particulièrement facétieux envers son perso. Si Koko le Clown réclamait un cheval, il pouvait se faire lui-même partiellement effacer puis redessiner en centaure. S’il réclamait un chat, il pouvait lui-même se faire redessiner en chat. Koko le Clown était confronté, de face, aux péripéties aléatoires du monde dessiné et du monde réel où il évoluait, de dos, aux coups de Jarnac que pouvait constamment lui porter la plume et la gomme incisives de l’Oncle Max.
Mes camarades de classe et moi regardions ce dessin animé très populaire en version française. Je n’ai pas souvenir de la voix originale anglaise de Koko le Clown et de son entourage. À la fin de la courte saynète d’environ six minutes formant l’aventure du jour, Koko le Clown plongeait dans le noir encrier qui l’avait vu naître et un petit chœur chantait (je cite de mémoire):
Au fond de l’encrier
Rentre Koko le Clown
Il est si gentil
Et vive Koko le Clown…
Il se passait alors une chose assez angoissante. Après que Koko le Clown avait plongé dans l’encrier, Oncle Max refermait ledit encrier pour bien marquer la fin de l’aventure du moment. L’encrier, d’allure toute classique, intégralement noir, était muni d’un bouchon doté lui-même d’une pointe doseuse à l’ancienne. Cette dernière s’enfonçait profondément dans la fiole, au moment de sa fermeture. Comme le geste des mains de l’Oncle Max fermant l’encrier était vif et ferme, on restait avec l’impression fugitivement inquiète que la pointe du doseur se plantait dans le corps de Koko le Clown qui venait juste de plonger dans l’encrier. Je me souviens que ce fait incongru suscitait un malaise suffisant pour que cela engendre des discussions de cours de récréation, circa 1968. Certains de mes petits camarades avaient la certitude contrariée qu’au moment de fermer l’encrier, Oncle Max tuait Koko le Clown. D’autres jugeaient en conscience qu’au moment de plonger dans l’encrier, Koko le Clown redevenait encre et que cela l’immunisait contre toute agression physique qu’il aurait pu subir, au moment où son corps avait encore forme humaine, par la pointe d’une plume ou d’un doseur. Les défenseurs de la seconde thèse (à laquelle je souhaitais de tout cœur adhérer) invoquaient une variante dans laquelle Koko le Clown plongeait dans l’encrier et le refermait lui-même, sans que cela ne ressemble aucunement à un suicide, plus à la fuite de lapin Bugs Bunny, son incontournable contemporain, au fond de son terrier. Je me souviens que le débat concernant ce meurtre ou non-meurtre de la figure enfantine par la figure adulte était assez acrimonieux. Aussi, sur cette question, il est difficile, avec le recul des ans (et en toute déférence pour l’intégrale cosmologie des choses) de ne pas voir une certaine dimension symbolique à la courte et cent fois ressassée trajectoire de vie de Koko le Clown. Il naît par à coups, par grosses taches, en une séance de coups de plume, comme on se fabrique au cours des phases d’une vie (plutôt que de naître tout fait comme un nourrisson). Il meurt d’un coup sec par un retour au néant intra-utérin suivi d’un vif et sec moment de pénétration phallique ressemblant à la fois à une fécondation et à un avortement. Perso de fiction inversant le mouvement réel d’apparition et de disparition des êtres, Koko le Clown apparaît comme on meurt, fatalement morceaux par morceaux. Et il disparaît comme on naît, par l’action mutuelle de la fiole et du doseur du grand encrier contenant le noir magma universel. L’inconscient de l’Oncle Max (Max Fleischer) est certainement passé par là d’une manière ou d’une autre. Allez savoir.
Parlant d’inconscient, l’inconscient collectif d’un temps est certainement passé par là, lui aussi. Et cela se constate au sein de la troupe des personnages qui en sont venus à entourer Koko le Clown (d’abord créé dans l’entre-deux-guerres, Koko le Clown était initialement un petit perso solitaire). Voici la liste des personnages de la troupe de Koko le Clown dont j’ai gardé souvenance.
Koko le Clown: Grand, délié, déjanté, enfariné, fort en gueule, débrouillard, goguenard, masculin, souvent trouillard, parfois héroïque, jamais ennuyeux.
Kokette: La fille de service. L’incarnation cardinale du fameux Syndrome de la Schtroumpfette. Conjointe implicite de Koko, Kokette était pourtant vive, volubile et forte de caractère. Il y aurait eu en elle un potentiel féministe non négligeable. Malheureusement, celui-ci restait intégralement latent et Kokette était souvent mise au service des stéréotypes sexistes les plus rebattus.
Méchant Boris (Mean Moe): Je reste avec l’impression (possiblement rehaussée par le nom qu’il portait en français — on notera aussi que le nom Moe est de souche norvégienne) que Méchant Boris était un personnage ethnique. Le Rastapopoulos (méchant ethnique) de service donc, possiblement. Primaire, brute épaisse, antipathique et, l’un dans l’autre, peu original.
Kokonut: L’intello verbo-moteur. Mi-scientifique mi-lettré. Un peu fort en thème, un peu fort en maths. Physicien, chimiste, ethnographe. Très axé délire verbal et hystérie comportementale. Source inépuisable de gadgets salvateurs et de solutions aussi turlupinées que ratiocinées. Sa locution fétiche qu’il servait à tous bouts de champ et milieu de tout et de rien: Et vice-versa!
Cette troupe un peu stéréotypée et simplette confirme que le dessin animé mettant en vedette Koko le Clown qui marqua mon enfance (un total de cent courtes saynètes conçues en 1958-1960) était une nette édulcoration artistique par rapport au travail plus expérimental opéré par le Max Fleischer (1883-1972) de la jeunesse, avec son petit clown solitaire, dans les années 1918-1929. À la fois plus dadaïste, plus théâtre cruel et plus universel, le Koko le Clown muet d’origine garde une tendresse et une incongruité dans le traitement que le Koko le Clown verbeux de mon enfance avait largement perdu. La ballade Au fond de l’encrier (Out of the inkwell) est en fait le titre du dessin animé d’origine (et aussi de celui de mon enfance). La ballade de 1958-1960 se lit comme suit:
Out of the inkwell
Comes Koko the Clown
Let’s gather around
Koko the ClownOut of the inkwell
Comes Koko the Clown
He’s so gay and he’s so jolly
He will make you laugh, by golly
Il est intéressant de noter que mon souvenir de la ballade en français (non corroboré, lui, par de la documentation) fait référence à la rentrée dans l’encrier… tandis que le titre original est plutôt de l’ordre d’un Du fond de l’encrier (Out of the inkwell) dont je n’ai guère souvenance. Voilà un autre effet d’inversion faisant singulièrement écho au débat de cour d’école de tout à l’heure sur la survie ou la mort, l’apparition et la disparition de Koko le Clown. Ouf… ouf… Mais de qui suis-je en train de vous parler ici, finalement: de Koko ou de Popol?
Quoi qu’il en soit, le fait est qu’on ne voit plus aux jours d’aujourd’hui les saynètes du Koko le Clown de mon enfance. Et je soupçonne fortement que cela tient au fait que c’est tout simplement plus présentable aux enfants contemporains. Trop sexiste et trop ethnocentriste, j’en ai bien peur. Citons brièvement un court exemple représentatif de ce que je veux dire ici. De mémoire vive, toujours. Cette fois là, l’Oncle Max dessine en ouverture, par tronçons toujours, une silhouette plus menue que celle de Koko. C’est Kokette. Sitôt dessinée, Kokette adopte une posture déhanchée et se pose la main derrière la tête, dans l’attitude pin-up de ce temps. Elle râle. Elle aspire à séduire Koko et ne sait pas comment s’y prendre. Elle demande conseil à Oncle Max, dont la main dessinante est disparue de l’écran et dont la voix est en off (entendre que le personnage du dessinateur reste invisible, comme omniprésent). Oncle Max répond: Tu connais le proverbe, Kokette. Pour gagner le cœur d’un homme… et Kokette complète l’aphorisme du jour d’un ton agacé: il faut commencer par son estomac. S’ensuit une séance d’aventures ou Kokette tente maladroitement de cuisiner pour Koko, dans un intérieur cuisine-vivoir confortable dessiné à mesure par l’Oncle Max. Je ne me souviens pas de la conclusion, ce qui est une opportunité en or de vous l’épargner, vu que vous avez parfaitement pigé le topo et que n’en jetons plus, la cour est pleine.
Le Koko le Clown de mon enfance est un souvenir diffus et partiellement malencontreux qui m’a permis de découvrir le beau travail de pionnier de Max Fleischer (créateur aussi notamment de Betty Boop) et de m’aviser aujourd’hui du fait que je n’en avais bouffé enfant que le succédané affadi et enfariné des belles années Playtex—Thunderbird.

Sur cette illustration, les personnages autres que Koko, Kokette, Mean Moe (Méchant Boris) et Kokonut me sont inconnus
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INFORMATIONS COMPLÉMENTAIRES SUR LES STUDIOS FLEISCHER ET KOKO LE CLOWN (en anglais)
GÉNÉRIQUE D’OUVERTURE DE LA SAYNÈTE OUT OF THE INKWELL (1958-1960 — en anglais)
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Posted in Cinéma et télé, Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, Fiction | Tagué: dessin animé, enfance, fiction, Koko le Clown, Max Fleischer, Out of the inkwell, USA | 22 Comments »
Tyrannie révolue de l’horaire télé (billet pour mes petits-enfants)
Posted by Ysengrimus sur 1 juin 2018
La télé rend con
(slogan de Mai 68)
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On a beaucoup parlé du contenu idiot et réac de la télé. Cette idée ne sera pas ici contestée. Simplement, avec le recul du temps, tous ces lambeaux d’inepties se dissolvent un peu quand même et se défraîchissent bien vite, dans le grand magma d’images contemporain. La distance historique qui s’installe oblige à se remémorer un autre aspect crucial de l’enconnement raide et dur que nous imposait, comme fatalement, la culture téloche. C’est celui de l’horaire télé. Mes petits-enfants liront peut-être un jour ce billet. Je me dois donc de bien leur expliquer le tout du flafla de la chose.
Le contenu de la télévision était diffusé, en continu, depuis des stations. En direct ou en différé, la boite à images nous envoyait ses émissions à heures fixes. Pour ne pas les rater, il fallait donc intérioriser très précisément la grille horaire. Cette dernière était diffusée, dans son intégralité vétillarde, comme complément de publication du journal (papier) hebdomadaire. Quand ce guide télé apparaissait (le nôtre s’appelait Télé-Presse), tout le monde se jetait dessus. C’est que s’il y avait les émissions stables (dont on ne devait pas spécialement vérifier les jours ou les heures, sauf au moment des grands changements de programmation saisonniers), il y avait aussi les programmations ad hoc. Celles-ci concernaient prioritairement le cinéma. Ainsi, si une émission portait, par exemple, le titre générique de Ciné Jeudi, il fallait se ruer pour vérifier quel film jouerait, ce soir-là. Si c’était Le bon, la brute et le truand, il faudrait faire ses devoirs de la semaine en vitesse pour inconditionnellement dégager un bloc de quelques heures, le jeudi soir. Noter que, pour une œuvre majeure comme un Leone ou un Coppola, la consultation de la grille horaire n’était en rien une obligation. Les tikus se passaient le message à l’école et tout le monde savait vite que le jeudi soir était à libérer en priorité, pour s’imprégner d’une œuvre cinématographique majeure qui, elle, ne reviendrait pas de sitôt.
On fera aussi observer qu’il y avait des chaînes et que ces chaînes se faisaient déjà une belle concurrence de couillons et ce, à nos dépends. Si le Canal 10 jouait le Leone, le Canal 2 s’arrangerait pour mettre Funny Face à la même heure, pour contrer ce concurrent sérieux. Un choix obsédant allait alors s’imposer. Le déchirement intérieur n’était pas strictement personnel, du reste. Il devenait bien vite, disons… interpersonnel. Une portion de la maisonnée voulait retrouver Tuco et Blondin dans les affres de la Guerre Civile tandis que l’autre portion préférait partir pour Paris en compagnie de mademoiselle Audrey Hepburn. Des disputes acrimonieuses éclataient, qui laissaient souvent des amertumes durables. Eh oui, c’est qu’il fut un temps où il n’y avait qu’une seule téloche par maisonnée. Il fallait fatalement composer sur ses algarades de programmation. On ne les gagnait pas toutes.
Arrivons-en aux feuilletons. Ceux-ci se construisaient habituellement comme de perfides crescendos visant quasi-exclusivement à vous faire visionner l’épisode de la semaine suivante. Batman et Perdus dans l’espace (Lost in Space) étaient des spécialistes en la matière. Mais, du fond de sa vieille roulotte, le Capitaine Bonhomme ne cédait pas sa place, qui terminait tous ses récits par quelque chose comme le tour suivant: Le capitaine se verra-t-il saisir par les terribles sbires qui le cernent ainsi? C’est ce qu’on saura peut-être demain, mes enfants. Le lendemain, il fallait être bien en place devant son poste pour capter la suite… sinon, on la perdait pour toujours.
Les plus optimistes diront que cela produisit une cohorte qui développa l’habitude d’arriver à l’heure… mais bon, dans quel but? Pour se faire asséner quoi ou pour servir qui? Enfin, que ce subreptice phénomène de masse soit déplorable ou non, il reste que quand nous étions enfants donc, l’intégralité du rythme de vie des futurs hommes et femmes de ma génération (j’ai eu soixante ans en 2018) était tout simplement configuré par l’horaire télé. Nos parents, moins tributaires de ces douloureuses déterminations, rataient assez souvent le coche. Une ballade en voiture s’étirait parfois de cinq ou dix minutes après l’heure fatidique et nous éclations tous en sanglots sonores, sur notre banquette arrière, bien marris de rater le début de la suite des mésaventures du taureau Sancho. Chaque journée prenait la coloration spécifique de l’émission dominante du jour. Ainsi je me souviens que, vers 1968, j’étais un inconditionnel des demi-heures de Supermarionation qui jouaient (en v.f.) au Canal 10, à cinq heure tapant, les jours de semaine. Je me dépêchais de revenir de l’école (j’évitais de traîner au parc ou dans les lambeaux boisés, respirer le bon air, tout ça… pas question, pas question, la barbe!). Chaque journée était marquée au coin d’une émission spécifique du conglomérat Supermarionation. Le lundi, c’était L’escadrille sous-marine (Stingray). Le mardi, Fusée XL5 (Fireball XL5). Le mercredi et le jeudi, la première et la seconde partie de Les sentinelles de l’air (Thunderbirds — un immense succès populaire à l’époque). Le vendredi, c’était Supercar (Supercar). Il ne fallait surtout pas rater ça et c’est d’ailleurs vers cette époque qu’un second téléviseur fit son apparition, dans notre maisonnée. Il était en noir et blanc comme le premier mais il était plus petit et, surtout, il était monté sur un perchoir à roulettes très pratique qui permettait —oh merveille!— de le rouler depuis la chambre de mes parents jusque dans la cuisine. Un téléviseur portatif. Mobile en plus. Je regardais donc mes inexorables épisodes de Supermarionation pendant le souper, directement, en bouffant la tambouille. C’était là la seule façon de me faire me stabiliser à la table du repas vespéral.
Un mot sur les stations. Il y avait, dans le Québec d’alors, le Canal 2 (Radio-Canada — culture musicale et théâtreuse pour les enfants… souvent chiant) et le Canal 10 (Télé Métropole — culture populaire et cabotinage insensé venu directement du vivier des cabarets montréalais… toujours hilarant). Initialement, les chaînes en anglais ne nous intéressaient pas, le Canal 6 (CBC, soit Radio-Canada anglophone) et le Canal 12 (CFCF). Il y avait aussi l’héroïque Canal 7 (CHLT), francophone, qui diffusait depuis Sherbrooke et sur lequel on regardait une émission pour enfants en direct qui s’intitulait Pipe de plâtre. Les autres chaînes, me direz-vous? Les autres chaînes, c’était de la neige. Il n’y avait rien. Ajoutons que les télécommandes n’existaient pas, dans ce temps-là. Pour changer de poste, il fallait se lever et tourner le gros bouton numéroté qui se trouvait sur la façade borgne du téléviseur… et vite, car l’horaire était tyrannique et il n’attendait pas après vous. L’arrivée de la télévision couleur s’accompagna d’un accès à deux chaînes américaines, le Canal 3 (WVNY, à Burlington au Vermont) et le Canal 5 (WPTZ, à Plattsburgh, dans l’état de New York). Ce fut là une petite révolution qui me permit d’enfourcher un nouveau dada horaire qui allait déterminer mes émotions et celles de générations d’enfants à venir. J’ai nommé les dessins animés du samedi matin, aux couleurs vives et couperosés d’annonces de jouets foireux et de céréales ricaines archi-sucrées et merdiques, comme Trix ou Lucky Charms. La séquence de dessins animés du samedi matin sur les chaînes américaines dévorait avidement tout l’avant-midi, sans discontinuer. On en avait les yeux exorbités. Combien de fois ai-je contemplé le soleil radieux du samedi matin depuis la fenêtre qui était le long du téléviseur que je ne quittais pourtant pas. Il était alors parfaitement inutile de consulter l’horaire télé. On se laissait simplement porter par le flot torrentiel des émissions en succession, en jouant pensivement avec les boutons de dosage des couleurs (un bouton pour les couleurs froides, un bouton pour les couleurs chaudes), dont la syntonisation extrême donnait au cartoon hystérique du moment de véritables allures de trip de LSD.
La rigidité et les effets d’urgence des horaires de programmation étaient sciemment exploités par nos parents comme autant de carottes pour les baudets télévisuels que nous étions mécaniquement devenus. J’ai déjà mentionné le téléviseur portatif m’attirant vers mon souper vespéral. On peut aussi mentionner les bains. Le dimanche soir, il fallait se grouiller de prendre notre bain pour ne pas rater la séquence Jinny (I dream of Jeannie), Du feu s’il vous plait, et Des agents très spéciaux (The Man from U.N.C.L.E), en début de soirée. Les mésaventures du major Nelson et de son fidèle sbire Roger Healey sentent pour toujours le savon et les cheveux mouillés, dans mon souvenir.
Non vraiment, quand on y pense avec le recul, la télé rendait con pour son contenu, certes, mais aussi pour l’incroyable danse behaviorale qu’elle imprima profondément dans nos vies d’enfants. Que d’énergie bazardée pour se soumettre à la tyrannie bien révolue de cette organisation abstraite, rigide et fatale du temps. Et ces salopards trichaient en grande, avec ledit temps, en plus. Une émission d’une demi-heure ne durait en fait que vingt minutes car elle était coupée de dix minutes de pubes, ou plus. Un chef-d’œuvre cinématographique se voyait parfois tronçonner des segments et des plans entiers, pour laisser de la place à la pube tout en se maintenant rigoureusement dans l’horaire. Ma génération s’accommodait vaille que vaille de la fatalité des pubes périodiques (c’était entre autres des pauses pipi idéales) mais la génération précédente, plus déterminée par la tranquillité perdue des salles obscures, en souffrait atrocement. Il faut aussi dire que, dans le cas d’un grand film, la durée des pubes augmentait insidieusement à mesure que la trame du film s’avançait. Je n’oublierai jamais votre pauvre arrière-grand-père qui s’était confortablement installé pour mater Les dix commandements (The Ten Commandments) de Cecil B. DeMille. Les pubes, au début, faisaient cinq minutes aux vingt minutes. Vers la fin du film, elles étaient passées à vingt minutes de pubes pour vingt minutes de film. Le vieux ferma rageusement la téloche, un bon moment avant que le peuple Hébreux ne joigne la terre promise, profondément écœuré qu’il était des annonces de savonnettes et de bagnoles qui lui polluaient son expérience.
Puis, un jour fatidique, un ratoureux méconnu mit, sans le savoir, fin à toute cette absurde tyrannie. Il popularisa une invention assez ancienne: le magnétoscope. Il devenait désormais possible d’enregistrer son émission et de la mater plus tard, en dehors de la grille horaire. Tout doucement, cette pratique se généralisa. Ce fut là le premier facteur de libération. Les gens prirent l’habitude d’écouter leurs émissions quand ça les arrangeait et, de plus en plus, en sautant les pubes. Le pli était pris. Aujourd’hui, on consulte ou compulse un feuilleton ou un film comme on le ferait d’un livre. On absorbe en deux jours et deux nuit un feuilleton HBO ou Netflix qu’on aurait dû autrefois picorer à la petite semaine en trois ou quatre mois, fidèlement et docilement. On regarde désormais son émission favorite sur le site web disponible quand nous sommes nous-même disponibles (pas le contraire). Les pubes intercalaires intempestives ont, à toutes fins pratiques, disparu.
Je ne peux tout simplement pas commencer à expliquer à mes petits-enfants la vengeance morale absolue que les conditions technologiques contemporaines représentent, pour les hommes et les femmes de ma génération, anciens enfants prisonniers sans espoir de la grille horaire télévisuelle. Celle-ci est désormais tordue et déchiquetée, comme une vieille cage foutue et obsolète après l’évasion dans la nature de toutes les bêtes fofolles qu’elle cernait autrefois cruellement. Espérons que ces dernières bébêtes en profiteront pour aller jouer dehors un peu, notamment le samedi matin, réservant les visionnements, désormais bien tempérés, d’émissions, nunuches ou non, pour les jours de pluie, de neige et de grêle.
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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