
J’avais douze ans quand j’ai découvert cet opus absolument extraordinaire. On se retrouvait, quelques copains et moi, dans le grand bureau collectif de trois profs, au collège, et on démarrait un de ces magnifiques magnétophones à bobines d’autrefois, sur lequel Jesus Christ Superstar jouait alors, puissamment. Mais on ne disposait que du temps d’une récré pour en écouter un segment, si bien qu’on n’entendait que la magistrale ouverture instrumentale et une portion de la première pièce, chantée superbement par Murray Head jouant Judas (titre: Heaven on Their Minds). À la récré suivante, eh ben, personne n’avait eu la présence d’esprit de laisser le ruban en place sur les bobines du magnéto (ce qui aurait pourtant été très facile). Il avait été rembobiné, on ne sait trop par qui. Si bien qu’on se refaisait l’ouverture et la première pièce. Sempiternellement. Cela a finit que tous le mondes qui se tenait là, y compris les trois profs, achetèrent le disque pour finir par… finir par… en découvrir enfin la suite. Et quelle suite. J’ai écouté cet opus non pas des dizaines, mais des centaines de fois, dans ma belle jeunesse. J’en ai discuté amplement avec mon père Réal Laurendeau (1923-2015), homme crypto-pieux certes mais, ma foi (ou plutôt: sa foi!) philosophiquement ouvert, de l’ouverture saine et fraîche du charbonnier. C’est là un souvenir inoubliable et quelle magnifique réflexion transversale sur le christianisme. Car, non, nom de nom, non, Jesus Christ Superstar, mes bons amis, c’est pas de la petite pop-song post-yéyé pour se secouer les pieds à sandales. C’est un opus à thèse, rien de moins. Couillon et mal embouché de mal informé de pense-petit qui s’en dédit. Les sous-produits et différentes parodies apparus à l’époque, notamment dans le monde francophone, comme Jésus-Fric Supercrack (1972, pièce de théâtre de Alain Scoff intéressante elle aussi en soi, sous d’autres rapports) ou encore Jésus Christ est un hippie (1970, chansonnette du piteux suiveux de modes musicales Johnny Hallyday, sans intérêt, elle, par contre) ne doivent surtout pas faire illusion sur l’importance intellectuelle et la portée culturelle de l’opus de départ.
Le principe narratif retenu (qui sera d’ailleurs amplement repris lors du film Jesus Christ Superstar de 1973, un délicieux morceau de bravoure brechtienne truffé de mitrailleuses, de chars d’assaut, d’acteurs en autobus dans le désert palestinien, de casques de troupiers rutilants et de billets de banque sur des présentoirs de temple) consiste à installer un solide choc anachronique, tant langagier que conceptuel, entre la sensibilité moderne (ou intemporelle) et l’héritage narratif étroit du corpus chrétien. Paradoxale, la situation est la suivante. Un des membres de la bande à Jésus, Judas Iscariote, va fatalement devoir se couler et se discréditer de toute éternité, pour le trahir et lui permettre ainsi de vivre son drame préprogrammé d’agneau pascal de toc. Corollairement, un constable, obtus mais pas spécialement perfide, Ponce Pilate, préfet romain de Judée, va devoir passablement distordre les lois locales pour permettre au petit prophète hystéro d’assouvir sa grande autodestruction aussi déterminante qu’insondablement incompréhensible. Qu’est-ce que c’est que ce carnaval? À quoi ça rime? Dans un monde où l’on veut vibrer et vivre et où on souhaite que les récits se tiennent minimalement, la sensibilité moderne ne décode pas (ou plus) la signification transcendante que peut revêtir ce genre de suicide orchestré en quadraphonie, censé fonder la redéfinition contractuelle entre les humains et le dieu du monothéisme. Je vous demande un peu. Et l’opus, ici, le dit ouvertement, qu’on ne pige plus du tout ce qui se passe dans cette histoire christique. De fait, même Jésus lui-même en perd partiellement le sens et il s’en insurge ouvertement (notamment dans la sublime chanson Gethsemane — I only want to say).
Loi du genre oblige, on est ici dans du frais, du vif, du sharp, et du cool. Il s’agit donc de ne plus rien postuler mécaniquement ou prendre pour acquis cultuellement et de bel et bien questionner cette affaire Jésus dans l’angle de vue mordant et décapant de la jeunesse ardente de 1970. On va donc, pour ce faire, solidement cheviller la caméra sur l’épaule de ce Judas (qui en gagnera significativement en densité et en ampleur tragique) et aussi sur l’épaule de Marie de Magdala, cette femme de vie qui comprend Jésus mieux que quiconque et dont il fut dit qu’on la mentionnerait toujours quand on raconterait les affaires chambranlantes du petit martyr galiléen (cela apportera ici une force féminine sans pareil au tout de la quête en cours). L’opus combine donc une adaptation modernisée de séquences reçues évangéliquement (Pilate’s dream, The Temple, Gethsemane, The Arrest, Peter’s denial. Judas’ Death etc) avec des séquences —absolument cruciales dans la réflexion avancée— campant et formulant la réflexion de la modernité, contemplative ou cynique, à travers des personnages marginaux dans la tradition évangélique de souche, mais devenus pivots ici (Heaven on Their Minds, What’s The Buzz, I don’t Know How to Love Him, King Herod’s Song etc). Allons, allons, regardons l’affaire par le menu (je suis ici, pas à pas, la scénarisation de la version originale de l’opéra rock de 1970).
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Overture – orchestre. Présentation, en instrumental orchestral, des principaux phrasés thématiques de l’œuvre, selon la procédure habituelle des opéras classiques. Nous sommes ici dans le rythme et l’instrumentation d’un opéra rock. La musique est d’Andrew Lloyd Webber. Le texte et le scénario sont de Tim Rice.
Heaven on Their Minds – Judas. Judas Iscariote est un personnage absolument crucial dans le tout de la présente réflexion. Il incarne la vision matérialiste, sociale et militante du monde. Dans cette pièce introductive très importante, Judas (Murray Head) reproche à Jésus (Ian Gillan) la dimension mystique et fétichiste que commence insidieusement à prendre leur mouvement (I remember when this whole thing began. No talk of God, then. We called you a man). Judas n’aime pas ce qu’il constate. Il trouve la foule trop agitée et de plus en plus incontrôlable. Il considère que Jésus les a trop fait rêver, leur a mis trop de paradis dans la tête (Heaven on Their Minds) et Judas juge que les masses vont l’écharper, lui, le petit prophète, quand elles vont finir par se rendre compte que c’est du pipeau, tout ça. En plus, on est occupés par les Romains. Ils peuvent nous tomber sur le dos n’importe quand, si on agite trop la populace. En un mot, Jésus est en train de perdre le contrôle des foules qu’il a entraîné dans son sillage et Judas s’en afflige très explicitement. Le feu est pris. Ils croient maintenant à tes niaiseries et s’imaginent que tu es le messie!
What’s the Buzz? / Strange Thing Mystifying – les apôtres, Jésus, Marie de Magdala, Judas, les femmes des apôtres. Un peu déroutés par la tournure des événements qui se précipitent au moment de l’approche vers Jérusalem, les apôtres, se demandent qu’est-ce qui se passe exactement (What’s the Buzz?). Ils se demandent aussi quand est-ce qu’ils vont attaquer Jérusalem. Jésus leur dit de cesser de ne penser qu’à la bagarre et de prendre les choses comme elles viennent. Du reste, il n’a pas de prédictions à leur faire, ni de préparatifs à leur proposer, ni de comptes à leur rendre. Point final. Marie de Magdala (Yvonne Elliman), qui observe que Jésus pompe comme un bon et semble presque en panique, propose de lui rafraîchir le visage. Jésus est soulagé par cette intervention sensorielle de la Magdaléenne dont il dit qu’elle est la seule personne à lui avoir apporté le bien-être qui lui manquait au moment présent. Judas ne voit là que la continuation de ce comportement bizarre et mystificateur (Strange Thing Mystifying) en cours de mise en place et qui pousse de plus en plus les disciples à fétichiser la personne physique de Jésus, au détriment de sa pensée, de ses actions et de sa parole. Judas déplore, en plus, que Jésus se tienne avec des femmes comme Marie de Magdala qu’il juge nuisible pour l’image de marque du mouvement. Jésus lui répond de ne lancer la pierre que si sa propre ardoise est propre. Furax, il traite ensuite tous ses disciples de connards, de bouchés et d’ignares et il leur dit que personne ne comprend ce qui se passe vraiment, ici, en ce moment même. Les disciples le prennent très mal.
Everything’s Alright – Marie de Magdala, les femmes des apôtres, Judas, Jésus. Marie de Magdala et les femmes des apôtres disent à Jésus, en chantant tout doucement en chœur, de se calmer le pompon, de se détendre, de se relaxer, que tout va aller très bien et que ses disciples vont parfaitement pouvoir se démerder sans lui, s’ils se forcent le beigne un petit peu pour s’extirper de toute cette incompréhension qui, incontestablement, est un thème passablement lancinant, dans le coin. Dans une dynamique qui annonce déjà discrètement l’embaumement, elles l’enduisent de myrrhe et de parfums. Judas déplore que tant de pognon ait été dépensé pour tous ces produits de luxe. Sans duplicité aucune mais sans aménité non plus, il juge que tout cela aurait du être distribué aux pauvres. Jésus lui réplique que des pauvres, il y en aura toujours, que leur petit mouvement n’a tout simplement pas les ressources pour éradiquer la pauvreté et que lui, lui Jésus, ne sera pas toujours là, qu’ils vont le perdre un jour et qu’ils s’en mordront bien les pouces, le jour fatal venu. La tension entre un Judas matérialiste, prosaïque et militant et un Jésus mystique, messianique, auto-fétichisé, et campé dans l’intemporel se perpétue ici, tandis que Marie de Magdala et les femmes des apôtres continuent leur lyrique et harmonieux appel au calme (Close your eyes, close your eyes and relax).
This Jesus Must Die – Anân, Caïphe, les prêtres, la foule. Réunion du Sanhédrin. Les grands prêtres Caïphe et Anân discutent le cas Jésus avec les autres prêtres, tandis que la foule au dehors scande Hosanna Superstar! Le problème est limpide. Ce Jésus de Nazareth est au sommet de sa popularité, il est à Jérusalem pour lever des appuis, et on envisage que la foule, pour laquelle le mépris du Sanhédrin est tangible, le couronne tout simplement roi. À ce moment là, son mouvement prendrait une coloration dangereusement politique (He’s dangerous). La suite se prévoit alors ainsi: les Romains rentrent dans le tas et le Sanhédrin risque fortement de se trouver balayé comme fétu, dans le torrent répressif qui s’ensuivrait (Our elimination because of one man). Il ne faut tout simplement pas que ça se joue comme ça. Il faut trouver une solution permanente et définitive à ce fichu problème de Jesusmania. Pour éviter ce scénario catastrophe, donc, Caïphe (Victor Brox) conclut que, comme Jean le Baptiste avant lui, ce Jésus, ce Carpenter King, doit mourir. Sauf que le Sanhédrin ne dispose pas du droit de mise à mort (seul l’occupant romain détient ce droit).
Hosanna – les apôtres, Caïphe, Jésus, la foule. C’est donc le dimanche des rameaux. L’euphorie christique se poursuit. Jésus entre glorieusement dans Jérusalem sur le dos d’un petit âne et la foule scande Hosanna! («Sauve donc!»). Elle demande aussi à Jésus s’il est prêt à lui sourire et même… à mourir pour elle. Caïphe interpelle frontalement Jésus, l’intimant de faire taire cette meute sacrilège dont les débordements risquent de virer à l’émeute. Jésus lui répond que si toutes les langues se figeaient dans toutes les bouches, ce seraient les roches et les caillasses du sol et des chemins qui se mettraient à scander Hosanna! Et Jésus de chanter avec la foule.
Simon Zealot / Poor Jerusalem – Simon le Zélote, Jésus, la foule. Sous les acclamations de la foule en liesse, c’est la rencontre entre Jésus et Simon le Zélote. Simon (John Gustafson) affirme que Jésus dispose de l’appui de cinquante mille personnes. On l’aime, on lui sourit, on lui envoie la main. On croit en lui et en Dieu. Il suffirait simplement de maintenir l’intensité de cette dévotion, tout en y ajoutant une petite touche de haine envers Rome et tout le monde serait en marche vers la libération de ce pays. Ce serait rien de moins que le pouvoir et la gloire. Or Jésus en a strictement rien à foutre de convertir l’effet de masse qu’il suscite en mouvement politique. Il fait valoir que personne ici ne comprend exactement ce que sont le vrai pouvoir et la vraie gloire. C’est ensuite la lamentation de Jésus sur Jérusalem (Poor Jerusalem) dont il dit qu’elle est proprement foutue, qu’elle va conquérir sa propre mort, sans moins sans plus. Il est clair que Jésus se place ici à un haut niveau de mysticisme intemporel qui l’amène à considérer comme non avenu, vétillard, neuneu et insignifiant tout ce qui procède de la conjoncture politique ou socio-historique locale. Simon le Zélote apparaît, pour sa part, comme une version politique et belliciste du promoteur des thèses matérialistes déjà avancée par Judas dans Heaven on Their Mind. Le Zélote représente une autre voix de cette jeunesse interrogeant le mystère Jésus. C’est quoi? C’est un mouvement de libération politique? Ben non… Même pas…
Pilate’s Dream – Pilate. Ponce Pilate, le préfet romain de Judée, entre alors ici en scène, par la petite porte. Il ne comprend strictement rien à tout ce tintouin religieux des populations locales qu’il doit garder en contrôle et qui, subitement, s’agitent. Et, cette nuit là, en plus, il a fait un rêve étrange. Et Pilate (Barry Dennen) nous le raconte, sur un magnifique petit air de guitare sèche, ce rêve un peu inquiétant qu’il a fait, la veille. Il a rêvé à une sorte de galiléen halluciné qu’il rencontrait dans des circonstances brumeuses. Il lui demandait de lui expliquer ce qui se tramait, sans obtenir de réponse. Des gens en colère semblaient ensuite en vouloir à mort à ce gars et lui tombaient dessus à bras raccourci. Puis ensuite, Pilate voyait, toujours en rêve, des millions de gens qui pleuraient pour ce gars et qui jetaient le blâme de son sort universel cuisant et malheureux sur lui, Ponce Pilate. On introduit ici, en Pilate, l’impartialité un peu carrée du policier en service, qui cherchera à clarifier les choses mais qui restera contraint par des obligations politiques abstraites et répressives qui nuiront grandement à son traitement impartial du dilemme christique. Pilate est un autoritaire imprécis, que devra faire la part du feu et ne sera pas vraiment à la hauteur de la complexité du topo en cours de déploiement. Sa compréhension des événements à venir sera aussi lacunaire que l’est son fugitif souvenir onirique du moment.
The Temple – les vendeurs du temple, Jésus, les infirmes et les indigents. Nous voici dans le temple de Jérusalem. Des commerçants y fourguent leurs merdes, sur un thème musical spécifique. Jésus les chasse du temple (My temple should be a house of prayer. But you have made it a den of thieves). Là, il hurle. Il est ensuite submergé par des infirmes et des indigents qui, sur le même thème musical, lui demandent des miracles, de l’amour, des guérisons, des solutions, du pognon. Jésus, un peu niqué, marmonne que son temps achève et qu’il a trimé pour trois ans mais que cela lui en a paru trente. Submergé, il finit par dire aux infirmes et aux indigents de se soigner eux-mêmes. Il ne va pas bien du tout, le petit prophète. Surmené, il est. Noter qu’on ne le voit pas faire le moindre miracle. Les miracles dans cet opus, c’est l’arlésienne. On en parle en masse mais on ne les voit jamais.
Everything’s Alright (reprise) – Marie de Magdala, Jésus. Marie de Magdala intime donc, voluptueusement derechef, Jésus de se calmer. Celui-ci assume mieux qu’il doit décompresser, que tout ce beau monde finira bien, un jour ou l’autre, par se démerder sans lui, d’une façon ou d’une autre. Il s’endort. Il n’entendra pas la pièce suivante. C’est aussi bien, probablement…
I Don’t Know How to Love Him – Marie de Magdala, Jésus (silencieux). Ceci est le temps fort de la quête spirituelle et émotionnelle de Marie de Magdala. Elle ne sait pas comment aimer Jésus (I Don’t Know How to Love Him). Doit-elle l’aimer comme un amant qu’on prend, ou comme un dieu qu’on révère? Elle nous formule explicitement l’ampleur de son trouble. Elle, si maîtresse d’elle-même habituellement, dans toutes les situations, elle, qui a eu tant d’amants auparavant, elle perd ses moyens devant cet homme insondablement étrange. Elle le désire charnellement, certes (He is just a man), mais elle l’aime aussi dans l’abstrait, le spirituel. La rencontre entre ces deux tensions est cuisante, douloureusement problématique, pour elle. Jésus la déroute, la trouble, la terrifie. Cette pièce installe la figure de Marie de Magdala comme point central d’intersection entre un Judas matérialiste et terrestre et un Jésus spiritualiste et autoporteur. Cette femme, exaltée mais lucide, fonde et articule une synthèse de compréhension de la crise christique. Mais cette synthèse est difficile, lancinante, impossible peut-être. Le drame de Marie de Magdala, est incontestablement donné ici comme formulant rien de moins que le paradoxe amoureux du chrétien moderne. Mais, enfin, qu’est-ce qui se passe? (What’s it all about?) Cette pièce musicale magnifique eut un solide succès sur les palmarès anglo-saxon, en 1970-1971.
Damned for All Time / Blood Money – Judas, Anân, Caïphe, le chœur intemporel. Judas rencontre maintenant les grands prêtres Caïphe et Anân, aux fins de la trahison. Judas est incroyablement réfractaire, enragé, hystérique. Il fait tout ça du reculons, par peur des débordements de foules, sans joie, sans perversité. Mais le fait est que les prêtres et lui se rejoignent en cela justement: la peur des masses, le souhait de tenir en sujétion la pulsion populaire. Judas se justifie sans fin. Il sait que Jésus est parfaitement conscient de ce que lui, Judas, est en train de faire et, surtout, Judas comprend qu’il se damne pour l’éternité, en ce moment même (Damned for All Time). Il exprime son intense horripilation face au prix du sang (Blood Money). Les deux prêtres le rassurent au mieux mais ils ne se gênent pas pour le bousculer un peu aussi, lui faisant valoir qu’il pourra faire la charité avec tout ce pognon qu’il va toucher pour la trahison. Judas finit par cracher le morceau. Il signale le lieu et le jour où Jésus sera capturable, isolé, sans la foule pour le protéger. Le chœur intemporel, qui chantera au moment de sa mort (la mort de Judas), le remercie alors ostensiblement, langoureusement, pour son beau geste.
The Last Supper – les apôtres, Jésus, Judas. Les apôtres, au domaine de Gethsémani, veulent maintenant se reposer. L’ambiance est au bilan. Ils envisagent de prendre leur retraite et d’écrire les évangiles. C’est la Cène. Jésus, un peu las lui aussi, instaure la métaphore eucharistique du pain et du vin (This is my blood you drink, this is my body you eat). Puis subitement, Jésus s’énerve. Il enguirlande ses sbires. Je suis bien fou de croire que vous vous souviendrez de moi. Un de vous va ma renier, un de vous va me trahir… C’est alors la prise de bec avec Judas. L’échange, violent, intense, est finement construit, pour établir une ambivalence sur les motivations des deux figures. Est-ce que Jésus dénonce ou ordonne la trahison de Judas? Le texte est volontairement incertain. Les deux interprétations sont possibles. Mais, en tout cas, l’engueulade est vive. Judas exprime tout son dépit amer et son ressentiment déçu (To think I admired you. For now, I despise you). Jésus n’est pas en reste (You liar, you Judas). Judas envisage de ne pas aller le trahir, juste pour bien le faire chier et lui foutre en l’air ses belles ambitions fatalistes. Mais Jésus insiste fortement pour qu’il y aille. Oh, oh, il ne faut surtout pas se mettre à mollir dans les déterminismes de la quête. Judas finit par partir, après le grand déballage (You sad pathetic man. Our ideal died around us, just because of you) et l’expression consternée de son incompréhension (Everytime I look at you I don’t understand). Les apôtres s’endorment après le repas et Jésus déplore que personne ne veille avec lui. Le voici fin seul, devant la terreur mortuaire qui implacablement s’approche.
Gethsemane (I Only Want to Say) – Jésus. Ici se formule le désarroi suprême de Jésus, qui est aussi le grand questionnement interloqué du chrétien moderne. Jésus demande à Dieu, si possible, de lui éviter le supplice fatal (I only want to say: if there is a way, take this cup away from me). Cet épisode est évangélique au départ. La légende chrétienne raconte même que Jésus aurait sué du sang en suppliant Dieu de l’épargner, lors d’une prière solitaire au domaine de Gethsémani. Mais ici on surinvestit la supplique d’un questionnement tout moderne. La notion d’agneau pascal est esquivée, édulcorée, sa signification est oubliée, il y a perte de ces repères judaïques surannés. Conséquemment, la quête de l’autodestruction christique apparaît comme une absurdité franchement incompréhensible (If I die, what will be my reward?). Si bien que même Jésus ne pige pas exactement pourquoi il faut qu’il meure supplicié, au bout de sa quête (Why should I die?). Et, porte-voix objectif du jeune chrétien en cours de déréliction, il ne se prive pas pour bien questionner Dieu (qui reste insondablement muet) sur cette affaire du supplice ultime. Il semble que Dieu soit plus branché sur préciser comment Jésus doit mourir plutôt que sur pourquoi (You’r far too keen on where and how but not so hot on why). Jésus finit par dire qu’il va bel et bien se laisser massacrer, si Dieu y tient tant que ça. Mais il est très ferme sur le fait qu ça le contrarie au plus haut point et qu’il vaut mieux que ça se fasse assez vite vu que, l’un dans l’autre, il est à deux doigts de changer d’idée sur le tout du zinzin et que, bon, pour tout dire, y en a marre.
The Arrest – Judas, Jésus, Pierre, les apôtres, les soudards du Sanhédrin, Anân, Caïphe. C’est l’arrestation de Jésus, le baiser de Judas et ce qui s’ensuit (Judas must you betray me with a kiss?). Les apôtres veulent se battre pour défendre Jésus mais celui-ci leur dit de cesser de toujours songer à la bagarre, de dégager, et, bon, de se remettre à la pêche, une bonne fois (Stick to fishing from now on). Les soudards du Sanhédrin et la foule narguent Jésus. On ridiculise son apathie, son manque d’initiative, ses erreurs d’anticipation, son inaptitude à se défendre et à gagner à la fin. Il semble avoir tout perdu, soudain, de sa superbe et de sa faconde. De le voir ainsi impuissant, pantelant et démuni, la foule, déçue, change de bord. Ce que Judas appréhendait prend corps… mais on dirait que ça aussi, ça fait partie du plan christique. On emporte Jésus chez Caïphe. Caïphe lui demande s’il est le fils de Dieu. L’autre répond: c’est toi qui le dis. L’ambiguïté de la réponse suffit amplement aux accusateurs (There you have it, gentlemen. What more evidence do we need?). On le traîne donc chez Ponce Pilate.
Peter’s Denial – Une femme, Pierre, un soldat, un vieillard, Marie de Magdala. Pierre nie connaître Jésus devant une femme, puis devant un soldat, puis devant un vieillard. Marie de Magdala observe la scène et se demande dubitativement comment Jésus a bien pu faire pour prédire ce petit fait furtif, infime, presque incongru (It’s what he told us you would do. I wonder how he knew…). De fait, il est très important de noter que ceci est une des seules manifestations tangibles du surnaturel christique dans tout l’opus. Rappelons, en effet, que toutes les scènes évangéliques de miracles, de guérisons, de divinations, et de résurrections ont été soigneusement excisées de l’opéra rock. Matérialisme du traitement dramatique oblige. Et ceci fait donc acquérir à la prédiction par Jésus du reniement de Pierre un saisissant relief de mystère.
Pilate and Christ – Pilate, un garde romain, Jésus, la foule. Jésus comparait maintenant devant Pilate (Barry Dennen). Ce dernier, lui aussi, tout juste comme le chrétien moderne, comme nous tous, est parfaitement interloqué par cette histoire du plus haut bizarre. Qu’est ce qu’a pu glandouiller cet infortuné pour qu’on veuille tant lui faire la peau ainsi. C’est vraiment pas limpide. Pour bien forcer la main de Pilate au sujet de Jésus, on le lui présente comme étant Un certain Christ, roi des Juifs. Pilate le trouve petit, petit, petit, pour un roi de Juifs. Il lui demande s’il est effectivement roi des Juifs. L’autre lui sert son désormais classique c’est toi qui le dis. Mais Pilate ne mord pas et il considère que le suspect n’a rien avoué (What do you mean by that? That is not an answer!). Et de toute façon, la barbe. Ponce Pilate est préfet de Judée. Or, ce gars est un galiléen. C’est donc au roitelet de Galilée de régler cette histoire (You’r Herod’s race, you’r Herod’s case). Sous les Hosanna et les You had everything, where is it now? Pilate ne fait ni une ni deux et il envoie Jésus comparaître devant Hérode, tétrarque (petit roi sous protectorat romain) de Galilée.
King Herod’s Song (Try It and See) – Hérode, sa cours et ses danseurs, Jésus (silencieux). Hérode Antipas va prendre l’affaire très à la légère, pour tout dire: sur le ton du charleston, en dansant et en chantant, justement, le charleston. Il considère Jésus comme une bête curieuse, un animal de cirque, un bateleur adroit, un prestidigitateur distrayant. Il lui demande donc des miracles en pagaille (Prove to me that you’r no fool. Walk across my swiming pool). Comme Jésus ne fait strictement rien, vite, Hérode (Mike d’Abo) se vexe (Hey, are’nt you scared of me, Christ, Mister Wonderful Christ?) et il renvoie Jésus, sans autre forme de procès, dans les pattes de Pilate. Hérode amplifie ici deux apories déjà avancées dans l’opus, en mettant en relief leur dimension pathétique. On a d’abord l’aporie de l’incompréhension interloquée devant l’absurdité de la quête christique. L’incompréhension déjà exprimée par Judas, par Pilate, par Simon le Zélote (et même par Jésus lui-même, dans la pièce Gethsemane) touche ici à la bouffonnerie grotesque. C’est l’indifférence par l’absurde. On ne comprend pas ce qu’il fout exactement, ce Superstar, mais, pour le coup, il fait des miracles et ça, au moins, c’est marrant… à tout le moins s’il s’exécute. La seconde aporie avancée par Hérode, c’est celle de l’impuissance et de l’incompétence des pouvoirs politiques (déterminés et contrôlés par un empereur abstrait, distant, qu’on ne voit jamais, transposition terrienne du dieu monothéiste même). Hérode, roitelet impuissant sous protectorat impérial, fait écho à Pilate, préfet vétillard et temporisateur, qui tremble en fait devant son César, comme il le prouvera très bientôt. Tous ces personnages politiciens sont des marionnettes tragi-comiques sur le tréteau de la fatalité inexorable de l’autodestruction christique qui, elle, est tout sauf politicienne, ou même politique.
Judas’ Death – Judas, Anân, Caïphe, le chœur intemporel. Judas Iscariote retourne une dernière fois se lamenter chez Caïphe et Anân. Judas souffre atrocement de voir son alter ego Jésus souffrir aussi, depuis l’arrestation. Les deux prêtres le rabrouent plus sèchement et lui disent de cesser de se faire du mouron, que tout s’est passé rondement avec la populace (The mob turned against him. You backed the right horse) et qu’il a fait un bon petit profit dans toute cette affaire. Mais Judas est miné. Il est frappé de mort. Il ne se relèvera pas de cette immense culpabilité historique, implacablement destructrice (I should be dragged through the slime and the mud). Éploré, fou de Jésus, il reprend même brièvement le thème du I don’t know how to love him de Marie de Magdala (Réal Laurendeau avait un peu sursauté, à l’époque, d’entendre le susdit thème amoureux et passionnel de Marie de Magdala repris par un homme). Judas parle, en fait, à Dieu, dans la douleur de son implacable agonie, lui reprochant amèrement d’avoir fait de lui un… Judas (Why did you choose me for your crime, for your fool bloody crime?). Le chœur intemporel chante graduellement et langoureusement au revoir à Judas, perte collatérale inexpliquée et révoltante de l’insondable autodestruction christique. On ne sait pas exactement de quoi Judas meurt. Il semble fondre, se dissoudre, s’aplatir, comme écrabouillé par le chant, dense et puissant, du chœur intemporel lui récitant ses adieux. De discrets effets de musique atonale annoncent ceux qui s’intensifieront au moment de la mort de Jésus.
Trial Before Pilate (including the Thirty-Nine Lashes) – Pilate, Caïphe, Anân, Jésus, la foule. Ponce Pilate se retrouve avec Jésus comparaissant devant lui derechef. Caïphe réclame sa crucifixion (un supplice romain) qu’il ne peut faire exécuter lui-même (We have no law to put a man to death). Tentative perturbée de débat philosophique entre Pilate et Jésus car l’attitude évasive du premier et la pression bruyante de la foule réduit la marge de discussion dont disposerait Pilate. Quand la foule exige, elle aussi, la crucifixion et que Pilate leur demande pourquoi ils veulent crucifier leur roi, la foule répond qu’elle n’a que César comme roi. Devant la pression de ces vautours (selon le mot de Pilate même), et malgré le fait criant, reconnu explicitement par Pilate, que ce prévenu —indubitablement dérangé mentalement— est inoffensif et n’a absolument rien fait de mal, Pilate fait fouetter Jésus. Ce sont les Thirty-Nine Lashes, pièce musicale enlevante et astucieuse où les coups de fouets sont assurés par une cymbale légèrement étranglée. L’interrogatoire fébrile se poursuit ensuite, dans l’incompréhension intégrale. D’où est-ce que tu sors, Jésus? Qu’est-ce que tu veux, Jésus? Pilate demande en ces termes à Jésus de s’expliquer mieux, attendu que lui, Pilate, a maintenant sa vie entre ses mains. Jésus lui dit qu’il n’a absolument rien entre ses mains (You have nothing in your hands. Any power you have comes to you from far beyond. Everything is fixed and you can’t change it). La foule brandit devant Pilate la peur de César. (Remember Cesar. You’ll be demoted, you’ll be deported. Crucify him!). De guerre lasse, Pilate concède cette condamnation à mort, que tout le monde semble si ardemment réclamer, Jésus le premier (Don’t let me stop your great self-destruction. Die, if you want to, you misguided martyr. I wash my hands of your demolition. Die if you want to, you innocent puppet). Éclate alors le magistral thème orchestral de Superstar.
Superstar – Judas, le chœur intemporel, Jésus (silencieux). Ceci est l’hymne par excellence du chrétien moderne dérouté, déconnecté, interloqué. Un Judas intemporel revient dire à un Jésus intemporel que, mon gars, ton zinzin on y comprend strictement fichtre rien. Pourquoi avoir tout laissé déraper ainsi? Pourquoi avoir choisi une époque si reculée pour diffuser ton message? Quel est le statut de Bouddha et de Mahomet dans ton zinzin? Sont-ils aussi fortiches que toi, au sommet du monde? En un mot, Jésus, qui es-tu et qu’est-ce que tu as foutu, de te faire supplicier ainsi? (Jesus Christ, Jesus Christ, who are you? What have you sacrificed?). Tout ceci est incompréhensible, insoluble, ubuesque. Ça a ni queue ni tête. Comme Dieu envers Jésus, dans la pièce Gethsemane, Jésus ici, reste muet devant les questions de Judas, en rafale. Il ne répond pas aux interrogations modernes du gars ordinaire qui voudrait juste comprendre (I only want to know!). On en reste là, avec ces questions universelles que nous pose avec constance le problème chrétien (Réal Laurendeau dixit — sa problématique, pas la mienne). On a surtout, dans cette chanson titre (qui fit, elle aussi, les palmarès en son temps), l’expression fondamentale et radicale de ce que cet opéra rock exprime. Une immense contrariété interloquée face au sort cruel, biscornu, turlupiné et inutile de figures d’autre part attachantes pour leur sincérité, leur générosité, et leur ardeur. Judas détruit, Jésus détruit, Marie de Magdala abandonnée, Pilate destitué, Hérode et Simon le Zélote ignorés, Caïphe et Anân discrédités, oubliés. Qu’est-ce que c’est que ce scénario de tragédie-mystère à la manque? À quoi ça rime? On n’y comprend rien. En plus, ce n’est pas du tout ce qu’on nous a raconté dans nos traditions respectives… Et surtout, pour reprendre le mot de Marie de Magdala: What’s it all about?
The Crucifixion – Jésus, le chœur intemporel, orchestre. Sur une musique arythmique, lancinante et atonale impliquant des chœurs et des bruitages, Jésus est cloué sur la croix. Il y vit son agonie. Il crie sa soif et il affirme ne plus se souvenir de qui est sa mère. Il pardonne à ses tourmenteurs et, finalement, il remet son esprit à Dieu. À ce moment exact, la musique coupe abruptement, nous faisant sentir qu’elle sonorisait en fait le tourment intérieur de son agonie.
John, Nineteen: Forty-One – orchestre. L’orchestre reprend doucement, sans parole, le thème de la pièce Gethsemane. Le titre de cette pièce-ci est une invitation à prendre connaissance du chapitre dix-neuf, verset quarante et un de l’Évangile selon Saint Jean qui se lit comme suit: Or, au lieu où Jésus avait été crucifié, il y avait un jardin, et dans le jardin un sépulcre neuf, où personne n’avait encore été mis. C’est là, à cause de la Préparation des Juifs, qu’ils déposèrent Jésus, parce que le sépulcre était proche (il s’agit en fait des versets 41 et 42). Il n’est fait aucunement référence, dans l’opus, à tout événement ultérieur à celui de cette mise au tombeau. Conséquemment, le seul élément illusoire expliquant et justifiant ex post Jésus dans sa quête autodestructrice (la résurrection comme ultime acte miraculeux et thaumaturgique) est ainsi soigneusement excisé du propos. C’est là évidemment une des composantes majeures de l’argumentaire critique de tout l’opus.
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Voilà. L’opéra rock Jésus Christ Superstar fut pour moi une occasion magnifique et profondément satisfaisante et touchante de dire un au revoir définitif et magistral, ferme mais respectueux (un adieu, si vous me passez le mot) aux croyances religieuses nunuches et dogmatisées qu’on avait tant cherché à me faire bouffer dans ma petite enfance. Cette œuvre de 1970 marque d’ailleurs, pour les nord-américains et les nord-américaines de ma génération, une sorte de bilan culturel et philosophique conclusif, à propos du christianisme. Elle synthétise et problématise les questionnements non résolus (parce qu’insolubles, tronqués, foutus, effrités, lézardés, désormais inopérants) que posait la bringuebalante tradition chrétienne à nos jeunes sensibilités frondeuses de la fin des Trente Glorieuses. Devenu jeune adulte, circa 1977-1978, quand j’étais étudiant de théâtre, il y avait Martine Verget (non fictif) qui, chaque fois qu’elle me rencontrait en coulisse ou en régie, m’interpellait d’un cristallin et tonique I think I’v seen you somewhere. I remember. You were with that man, they took away… Nous nous lancions alors dans un petit Peter’s Denial (le reniement de Pierre) impromptu et acapella, bien à nous. Je faisais les voix masculines (le soldat, le vieillard, Pierre) et Martine campait, magnifiquement, les voix féminines (la femme qui ouvre la courte séquence de dialogues et Marie de Magdala, qui la conclut). Ce beau souvenir spontané, datant du temps de mon fugitif mais intense accompagnement de jeunesse des artistes de la scène, confirme, si nécessaire, que, oui, nous étions bel et bien la génération Jésus Christ Superstar. Cet opus permet encore aujourd’hui de conceptualiser (et de tendrement mettre sous globe, pour fins muséologiques) la phase de déréliction chrétienne telle qu’elle se formulait, intellectuellement et artistiquement, dans la culture de masse, il y a un demi-siècle, en terre américaine.
Quoi? Un demi-siècle déjà? Mais moi, je m’en tape. Dans ma tête, j’ai toujours douze ans et j’écoute Jésus Christ Superstar dans mon sous-sol perdu d’autrefois. Et Jésus, Judas et Marie de Magdala virevoltent interminablement, en moi, pour faire triompher et exulter l’inexorable effilochement de leur imperturbable mystère.
Nazareth, your famous son
Should have stayed a great unknown
Like his father carving wood
He’d have made good.
Tables, chairs, and oaken chests
Would have suited Jesus best.
He’d have caused nobody harm,
No one alarm.
(Judas, dans Heaven on Their Mind)

Marie de Magdala (Yvonne Elliman) et Jésus (joué, dans le film, par Ted Neeley), dans JESUS CHRIST SUPERSTAR, le film (1973)
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