Ce copieux traité historique du 19ième siècle se lit comme un roman. Le ton et le style y sont indubitablement pour quelque chose mais l’organisation nette et efficace de la présentation des matériaux est aussi un atout majeur rendant ce gros millier de pages parfaitement passionnant. Jugez de ladite limpidité de la structure de présentation: Première partie: Histoire d’Attila. Deuxième partie: Histoire des fils et des successeurs d’Attila. Notes et pièces justificatives. Troisième partie: Histoire des successeurs d’Attila, Empire des Avars. Quatrième partie: Histoire légendaire et traditionnelle d’Attila. Notes et pièces justificatives.
Amédée Thierry (1797-1873) est une sorte de météore dans la littérature historique française. Catapulté dans une chaire d’histoire sur Besançon, après le succès savant du premier tome de son Histoire des Gaulois, il est abruptement dézingué, sous Charles X, pour ses idées trop libérales. Cela lui facilitera passablement la vie après 1830 et surtout après 1848, lui ouvrant l’accès aux titres bureaucratiques, aux honneurs institutionnels, aux hochets et aux sinécures. En lisant son œuvre, on comprend assez vite que le pouvoir royaliste en capilotade ait eu de la difficulté à piffer cet auteur. La modernité de ton et l’angle d’approche de son travail n’ont rien de conservateur.
Ainsi, son histoire d’Attila s’installe d’office hors des cercles eurocentristes et théocentristes dans l’enceinte desquels notre tradition intellectuelle approche implicitement cette figure historique tragique. Vivante et sémillante, la caméra s’installe au cœur du campement d’Attila et de ses Huns sanguinaires, iconoclastes, cupides et sans complexes. Soudain, l’empire (gréco-romain) de Byzance, l’Europe gothique et franque, l’Italie en cours de désorganisation et de lombardisation, sont en périphérie. Nous sommes avec les Huns puis avec les Avars (les faux Avars, hein, qui sont des Huns ratoureux et retors ayant chapardé le nom d’Avar pour se draper du prestige guerrier de ces soudards terrifiants et archaïques — c’est compliqué et turlupiné mais parfaitement passionnant). La perversité politicienne et le sens de la diplomatie avec un gros bâton d’Attila nous sont instillés avec un singulier efficace. On découvre un personnage vif, vivant, chafouin, plus matois que cruel, plus maître-chanteur que guerrier, et moins épidermiquement fantasque que politiquement ombrageux. Chacune de ses colères tonitruantes, chacun de ses caprices sourcilleux résulte toujours de quelque savant calcul, avec humiliation méthodique de l’ennemi et extorsion de ses avoirs sonnants et trébuchants, à la clef. Certains grands malentendus diplomatiques de ces temps lointains sont parfaitement savoureux. Ainsi, dans sa façon retardataire de fantasmer sa graduelle déchéance, l’empire (gréco-romain) de Byzance souhaite traiter Attila comme un de ses généraux rétribués. Attila se perçoit plutôt comme un seigneur touchant tribu de la part des domaines qu’il encadre. Conceptualisé à sa façon ou à celle de l’empereur byzantin (rançon ou émoluments, donc), le grisbi roule de toute façon à peu près toujours dans la même direction: de Byzance aux Huns, plutôt que le contraire. La doctrine pragmatique et programmatique fondamentale reste donc la même et est passablement inflexible: payez tribu à Attila sinon ce sera la guerre… Or personne dans le monde romain ne souhaite voir les Huns franchir le Danube et débarquer, avec leurs grandes carrioles pour charrier le butin et leurs paquets ballotants de cavaliers innombrables et incontrôlables.
Au moment de la présentation des campagnes gauloises d’Attila (Bataille des Champs Catalauniques etc — un bon petit nombre de stéréotypes historiques seront, ici aussi, sciemment pourfendus), une description particulièrement vivante et relativisante des événements militaires se complétera d’une saine mise en perspective politico-sociale du statut des autorités religieuses gallo-romaines, dans toute l’aventure (Saint Germain sur Auxerre, Saint Loup sur Troyes, Sainte Geneviève sur Paris, etc — les faits historiques ici sont encore plus convaincants que la légende). Les fines facultés de polémiste d’Amédée Thierry pointeront aussi l’oreille ici, puisqu’il croisera élégamment la plume de fer avec un epsilon du temps, historiographe du cru, qui aurait tant voulu que l’oppidum d’Attila ait été érigé dans son coin de pays. Les choses topographico-historiques seront remises à leur bonne et juste place, nous laissant sur les lèvres le goût zesté et fruité de ce que devaient être les débats d’historiens, sous le Second Empire.
La tragédie bizarre de la mort d’Attila sera d’une singulière beauté. Ildico est en pleurs, assise de grand matin sur le rebord du lit nuptial où Attila gît dans son sang. On ne nous raconte pas clairement ce que fut le sort ex post de la jeune mariée contrainte et contrite. Par contre, les successeurs d’Attila nous servent pronto un remarquable cover up à l’américaine de l’événement. Saignement de nez nocturne, les mecs! Mort naturelle! Pas de vengeance militaire ou de représailles politiques requises! Act of God sur le Fléau de Dieu! Discutant pensivement toutes les hypothèses sur la mort subite du plus grand de tous les Huns, Amédée Thierry nous fait bien sentir que les successeurs du président Kennedy n’ont rien inventé en matière de maintient des puissances hostiles à bonne distance, quand le grand chef, par regrettable inadvertance, se ratatine dans des conditions brutales, mystérieuses et incongrues.
La mort assez rapide d’Attila ne tue en rien le rythme de l’ouvrage. L’histoire déboule et se poursuit avec ses successeurs directs, puis ses fils, puis les faux Avars. Pagaille, pagaille, pagaille. Guerres de soldats couillus et vengeurs s’entrechoquant, dans tous les sens, en se piquant un fard. Puis, vers l’an 800 environ, apparaissent les princesses, les sœurs de chefs et les reines. Moins passives et discrètes que l’Ildico de l’an 453, elles se mettent à avoir une solide incidence sur l’orientation des événements politiques. L’exposé en gagne encore en fraîcheurs et en vivacité.
Et la jubilation de lecture culmine avec la magistrale quatrième partie, Histoire légendaire et traditionnelle d’Attila. Le Fléau de Dieu caricatural et stéréotypé nous revient alors en force, croquemitaine dense et polymorphe, enrichi et ornementé de toute la solide description historique antérieure. On reprend par le menu les légendes traditionnelles et les superfétations mythologiques et folkloriques dont Attila a laissé la trace, dans tout le monde antique et ce, jusqu’aux environs de 1870. Cette mise en contraste de l’élucubration légendaire échevelée avec l’effort historique focalisé des trois parties précédentes lâche la bride à toutes nos satisfactions. La documentation se transforme en délire, l’instruction vire au plaisir. Il y a là un équilibre des matériaux remarquable et fort original.
Cette Histoire d’Attila du 19ième siècle vaut amplement le coup d’être lue ou relue au 21ième, tant pour Attila & Consort que pour Amédée Thierry, en soi. Et ayant lu tout l’ouvrage d’une traite sans me lasser (Allan Erwan Berger), je vous dis tout simplement: frais, étonnant, très satisfaisant, vaut incontestablement le détour.
PERMANENCE DE L’INSTANT — QUE FAIS-TU DE TA VIE? (Jeannine Pioger)
Posted by Ysengrimus sur 7 janvier 2023
Laisse-moi dériver avec toi
Vers ce présent sans futur
Cette source limpide et pure
Ne lâche surtout pas mes doigts…
(p. 88)
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La poésie et la prose de Jeannine Pioger se présentent comme une suite de courts textes jouant de sobriété et de dépouillement. Les thèmes abordés touchent les émotions fondamentales, la vie perceptive, les causes sociales. Ce sont des poèmes calmes. Une sorte de souffrance inhérente les caractérise. Il s’en dégage une solide harmonie entre poéticité et écriture ordinaire. Mille femmes habitent sereinement cette poétesse. La richesse de leur poésie et de leur philosophie chuinte intensément du texte. Pour ouvrir chacune des sous-sections de ce recueil, la poétesse place un court texte en prose qui opère un petit peu comme une sorte de prologue de la sous-section. Dans l’un de ces textes, justement, elle formule explicitement ses vues sur son art poétique.
L’un des thèmes récurrents de l’œuvre, ce sera le deuil, dans sa dimension lancinante, permanente, presque tranquille. La lutte pour surmonter le deuil se fait en douceur et opère au mieux… mais ça vire un petit peu dans la mélasse aussi, inévitablement, cruellement. Il n’est pas si facile de retrouver le chemin après une si puissante et si douloureuse dérive.
Tout —tout simplement tout— dans l’existence ordinaire ramène l’orphelande blessée à la dimension endeuillée de son corps d’émotions. Absolument rien, aucun moment, aucun instant, aucune sensation, aucun petit plaisir, n’échappe à ce cadre d’existence atténué, assombri, condamné désormais à revêtir un caractère densément éternel. Il procède d’une récurrence fatale, ce constant rappel de l’absence.
Le recueil de Jeannine Pioger se présente comme une sorte de collection de souvenirs poétiques, comme un cahier de poèmes dont on tiendra à bien documenter et convoyer la genèse ordinaire. Chaque poème est donc suivi d’une courte notule explicative qui —au moins— le date et en résume souvent, fugitivement, les conditions concrètes d’engendrement. La notule explicative du poème À mes amis poètes nous aide à comprendre l’origine tragique de la récurrence du thème du deuil.
Le deuil fonctionne donc comme un scotome chez Jeannine Pioger. La voici sur un quai au bord de l’eau dans un de nos beaux petits village des Basses Laurentides. Elle avance et formule une capture du moment, gorgée de concrétude et de langueur… c’est pour se faire rattraper et sinueusement envelopper par l’âme de l’être cher perdu qui la hantera toujours. Le terrible scotome qui couve est derechef dévoilé.
Le travail poétique de Jeannine Pioger est, de fait, amplement gorgé de concrétude. Son passage vers la poésie concrète sait —en toute simplicité— maintenir une touche symboliste élémentaire qui rejoint assez librement la pensée vernaculaire. Un torrent perçu par les sens de la poétesse rappelle ainsi le génie impétueux qui ne transige pas, dans la quête de son cheminement. Le raccord métaphorique s’établit, sans complication.
Autre cas de poésie symboliste en concrétude: un merveilleux paysage d’hiver canadien imprègne les perceptions de l’artiste. On l’évoquera… mais ce sera non sans faire flotter une petite touche thanatique sur l’ensemble du tableau empirique, teintant ainsi de cette insondable touche de tristesse contenue, la majestueuse présentation de l’expérience sensorielle.
La tristesse contenue est une thématique majeure, dans tout cet exercice. Le drame tranquille mais fatal de la petite tragédie des étapes de vie s’impose comme autant de dalles sur un trottoir, d’ornières dans une route, de nuages dans un ciel. Toute bonne chose a une fin.
Ou encore: si un jeune, un enfant, un petit bleu est poète. Il n’est pas heureux. C’est la souffrance, la douleur et la frustration qui chez lui sera suprêmement logogène. La poésie de Jeannine Pioger est souvent une parole contrariée. Elle est comme une petite douleur insidieuse, une écharde au doigt de l’existence humaine, autour de laquelle on ne peut que composer sa vie.
L’évocation de ces étapes nocturne de la vie va voir éclore un autre thème fortement senti chez Jeannine Pioger: la maternité. La maternité est vécue et ressentie ici avant tout comme une expérience organique, intime, charnelle, pulsionnelle. Elle est une de ces étapes de vie mais, elle, on la sent nettement passer.
Et c’est la maternité qui nous ramène directement à l’enfance, notre enfance. C’est comme si l’enfant oublié nous remontait dans les sangs, nous prenait au corps, nous infectait de son triomphe réminiscent. Les entrailles investies de l’invasion fœtale de l’enfant en germe réactivent le cœur d’enfant.
L’enfant nous amène inexorablement vers cette portion de la vie qui se configure comme un devoir. Et comme la vie vaut plus qu’une idée dans la tête des autorités (p. 91) un certain nombre des textes de la compagne de vie du Poète Prolétaire revêtent une dimension militante. On évoque par exemple la Journée des sans abris:
Au moment de l’évocation du Jour de la terre, la poésie mobilise subitement aussi des ressorts militants qui ne se démentirait aucunement en lecture publique. La poétesse intimiste se fait alors pasionaria des causes cruciales de notre temps.
Le deuil personnel, invocation inévitable du passé, cède alors un peu le pas devant la priorité collective cardinale de l’avenir. C’est ça aussi, l’appréhension assagie du présent critique (Laisse-moi dériver avec toi vers ce présent sans futur). On va bien finir par en faire quelque chose de notre vie, vu qu’elle continue de se vivre, elle, imparablement. Le magnifique recueil de poésie Permanence de l’instant — Que fais-tu de ta vie? contient 63 textes (7 miniatures en prose et 56 poèmes). Il se subdivise en six petits sous-recueils: Questionnement (p 15 à 26), Nature (p 27 à 36), Amour (p 37 à 52), Création (p 53 à 66), Amitié (p 67 à 76), et Voyage en soi (p 77 à 93). Les textes sont précédés de remerciements (p 5), d’une dédicace (p 7), d’une citation d’exergue (p 9), d’une courte préface en vers de John Mallette, le Poète Prolétaire (p 11 à 12), et d’une introduction de l’auteure (p 13 à 14). Ils sont suivis d’une table des matières (p 95-98). Le recueil est illustré de deux photographies paysagères en couleur et la page couverture est une très belle photographie en couleur de l’auteure en train de lire Les testaments trahis de Milan Kundera.
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Extrait de la quatrième de couverture:
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