Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for novembre 2022

RAPPORTS ET ÉTATS QUI N’EXISTENT PAS (JEAN-PIERRE BOLDUC)

Posted by Ysengrimus sur 21 novembre 2022

Vache-Bolduc-1

Ce sont souvent ceux qui ne le savent pas encore
qui détruisent le monde.

Jean-Pierre Bolduc (p. 134)

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Voici un recueil de quatre longues nouvelles (presque des novellas) décapant, étrange, sardoniques et incongru. Comme l’ouvrage est malheureusement épuisé (il ne date pourtant que de 2008), je vais encocher un écart à mes habitudes de discrétion glosatrice et vous en résumer le curieux contenu un petit peu plus que d’habitude. C’est de la lecture de bonne tenue, copieuse et pas nécessairement légère, légère. La tonalité du tout de la chose me rappelle beaucoup celle de feu mon vieil ami Sinclair Dumontais, auteur mystérieux et inclassable qui écrivait, lui aussi, dans les premières années de ce nouveau siècle.

LE PROJET PILOTE (pp 5-68). Un homme et une femme se retrouvent ensemble dans une structure restreinte et forclose de contreplaqué (ou d’un matériau analogue). On s’installe dans une sorte de huis-clos patasartrien, le mobilier bourgeois en moins. Cet homme et cette femme, qui ne se connaissent pas, ont perdu certaines caractéristiques naturelles. Ils n’ont plus faim, ils ne peuvent plus déféquer, leurs yeux ne peuvent plus cligner. Mais surtout leur premier contact est finalement assez agressif. Contrariés par cette situation incongrue, ils ont tous les deux le sentiment de s’être fait intempestivement arracher de leurs conditions de vie ordinaires pour se faire installer là, en toute ignorance de cause. Et, au départ, le sentiment confus que l’autre personne pourrait avoir quelque chose à y voir flotte dans l’atmosphère. Graduellement, les choses se rajustent et un dialogue, peu enthousiaste mais effectif, se met en place. On découvre alors que cet homme et cette femme vivent à mille ans de distance l’un de l’autre. C’est-à-dire que l’homme est un contemporain de la date d’édition du présent ouvrages, 2008, tandis que la femme provient de la Nouvelle Terre qui, elle-même, est environ un millénaire dans le futur par rapport au temps de l’homme. Ces deux personnes sont donc venues d’un temps différent et se sont retrouvées dans le même espace, un peu pour le meilleur et un peu pour le pire. De l’autre côté du mur de contreplaqué, une voix finit par se faire entendre, qui leur explique qu’ils font partie d’un projet pilote ayant à voir avec le cheminement vers la mort ou le cheminement en retour de la mort. Et la suite du susdit projet pilote ne pourra fonctionner que si une meilleure harmonie interactive s’établit entre Monsieur et Madame et ça, hmmm… c’est pas gagné. Que va t-il se passer? Vont-ils arriver à aligner leurs flûtes, harmoniser leur interaction de façon à pouvoir suivre les étapes ultérieures de ce mystérieux projet pilote insidieusement surnaturel? Cette démarche complexe ne les intéresse que fort peu, d’autre part. Aussi le risque est assez grand qu’ils restent coincés dans cet autre monde, intercalaire et forclos. Ce face-à-face improbable nous installe entre la vie, la mort, la ratiocinette boudeuse, les émotions percutantes, et la philosophie sans système et sans solution des temps de notre temps.

MÉTAMORPHOSE BOVINE À TRASHINGTON (pp 69-116). Le protagoniste est un citadin largement involontaire vivant dans une ville morose qui s’appelle Trashington et est la capitale d’un empire fortement militarisé, les Écrases-Unis. Les autres citadins de Trashington sont des rats, des rats textuels. Et ces rats manifestent une attitude assez arrogante et peu sympathique à l’égard du protagoniste. Les choses vont subitement gagner en complication quand, pour des raisons mal élucidées, le protagoniste va se transformer en vache. Il devient textuellement une vache, c’est-à-dire qu’il prend la forme d’un bovidé tout ce qu’il y a de plus ordinaire, qui doit désormais ruminer et exister avec plein statut de vache. Cela se joue malgré le fait qu’il arrive parfois à se dresser sur ses pattes de derrière et adopter une attitude anthropomorphe approximative qui, bien sûr, ne leurre personne. Le protagoniste est très ennuyé par cette métamorphose et il se rend vite compte que, d’abord, il est passé de… ce qu’il était avant à vache. Ensuite, il est passé de mâle à femelle. Donc il se trouve à être plus ou moins exposé à toutes sortes d’avanies discriminatoires de diverses natures. Notre protagoniste devenu vache court se réfugier chez sa sœur. La sœur en question est elle aussi du monde des rats. On peut aussi présumer (sans certitude absolue) que c’est une femme et non seulement c’est une femme, mais elle a un passé lourd puisque c’est une ancienne tueuse à gages. Cherchant à clarifier leur situation peu enviable, la vache et sa sœur vont se présenter dans une institution fatalement militarisée. Les choses vont promptement crotter et ils vont vite se mettre à avoir toutes sortes de démêlés assez violents avec les autorités militaires de Trashington. Poursuites motorisées. Castagnes. Pertes de vie… Rififi turlupiné. Au moment de leur fuite, la sœur va larguer la vache, pour sauver sa peau (de vache). La vache, de sa personne, va se faire mettre la main au collet, à la corne. Et elle va être incarcérée. S’ensuivra un procès et la vache sera innocentée, vu que c’est sa sœur, tueuse à gages et contumace, qui a ouvertement dératisé l’ambiance, au moment de la scène de castagne. Un autre procès mènera carrément à des compensations financières pour la vache. Ce rebondissement sonnant et trébuchant lui fera encaisser des sommes rondouillardes qu’elle flaubera aussitôt, dans une ville de jeu renommée. Après un bref passage à vide en itinérance urbaine et une providentielle rencontre tourmentée avec Jean le Rationaliste, un taulard de sa parenté aux propensions prophétiques, notre vache comprendra qu’elle est en fait une vache sacrée et elle déménagera dans un pays bouddhiste où elle deviendra objet de culte et leader d’un racket religieux aussi colossal que moralement douteux. Elle en tirera un certain nombre de conclusions de sagesse… Je n’étais jamais capable d’adresser la parole à mes fidèles. Je me rendais compte que l’adoration, que l’adulation, c’était un peu comme du mépris mais sympathique: on ne vous parlait plus normalement, on avait de la difficulté à vous adresser la parole (p. 111). Dialectique inversion d’une anthropo-vache devenue de sa personne aussi oppressive que les oppresseurs qui l’avaient jadis oppressée.

TES DERNIÈRES VOLONTÉS EN DIRECT (pp 117-165). Ce texte est écrit en Tu. Il s’adresse au protagoniste vivant et subissant l’action. Ce protagoniste a commis un certain nombre de délits. Il a fumé trois fois dans la section non-fumeur d’un restaurant. Il a fait du trafic illégal de gras trans. Alors, les autorités décident non seulement de l’exécuter, mais elles décident aussi que sa dernière soirée, résultat de ses dernières volontés, aura lieu en direct, devant les caméras. On va donc suivre le protagoniste, en compagnie de son épouse et d’un couple d’amis, prenant son dernier repas, buvant sa dernière coupe d’alcool prohibé, et procédant même à son divorce. Et ça donne un certain nombre d’activités incongrues, entre autres, celle de jouer, après le repas, à un petit jeu de société bizarre ou de laver la vaisselle en compagnie du domestique dédaigneux qui leur a livré leurs maigres agapes. Le protagoniste finira par subir une exécution par injection intraveineuse, toujours devant les caméras. Bon, alors, tout se passe sous la houlette ou le commandement du parti unique. On bougonne beaucoup, dans ce texte, contre le Parti (avec un P majuscule). Cela se formule d’une façon toute patakafkaïenne, genre vingtième siècle. Mais la bougonnade contre le Parti, un petit peu rebattue quand même, accompagne une sorte de développement grinçant et fielleux contre les rectitudes politiques contemporaines et les faux choix démocratiques qu’elles supposent. On retrouve, en effet, des formulations comme… La liberté individuelle, c’est seulement aujourd’hui le choix qu’on a entre deux marques de cornichons à l’épicerie, au restaurant ou durant les élections (p. 130). Coexistent donc, dans ce développement de fiction, une bougonnade contre l’autorité arbitraire du parti unique, un peu comme si on se lamentait sur la condition chinoise ou soviétique, et une bougonnade contre la rectitude politique, un peu comme si on se lamentait contre les conditions occidentales actuelles. De façon un peu incohérente, on se retrouve ainsi avec des conformités de rectitude politique qui ne peuvent apparaître que dans des contextes de capitalisme post-libéral (sans parti et autorité unique, donc). C’est de fait justement en l’absence de la loi du parti que l’autorité est désormais dictée par la morale fluctuante et flottante de la compétition victimaire. Et pourtant cela prétend coexister avec un parti unique très puissant, très décisionnel et très indifférent aux conformismes autres que le sien. L’exercice critique de cette nouvelle est conséquemment un peu bancal, d’un point de vue sociologique ou socio-historique. À cela s’ajoute le fait que cette exécution publique est ouvertement qualifiée de téléréalité (le terme est utilisé quatre fois, pp 150, 151, 155, 165), ce qui, encore une fois, est un exercice qui relève beaucoup plus des pseudo-démocraties post-libérales que des pays autoritaires à partis uniques. On se retrouve donc ici avec une espèce de salade critique un peu éclectique et mal dominée. Parti unique profondément dictatorial ou lot multiple de rectitudes politiques superficielles et polymorphes? Faudrait se brancher, dans le récit. Ça peut pas être les deux… ou alors on remplace la fiction cohérente à portée critique par de la jérémiade droitière de n’importe quoi… Enfin, bon, le protagoniste à qui on s’adresse en lui disant Tu finit donc par mourir, exécuté devant les caméras. Et l’éventuelle fascination qu’on a pu, très modérément, ressentir pour ce texte intellectuellement boiteux meurt un peu avec lui.

TOUT EST DANS LE SUJET (pp 167-216). Ce texte envoutant et bien mieux maitrisé est écrit en Nous. Il se déroule dans un rêve littéraire (p. 200). Le protagoniste fait la rencontre d’un être étrange et chafouin qui s’appelle PEB. Nous découvrons, donc, que ce PEB est un petit livre bleu avec des bras, des jambes et un sourire genre émoticon planté au beau milieu de la couverture. PEB va nous servir de mentor, de guide biographique et de cicérone, dans le dispositif onirique que nous allons, bien malgré nous, investir, tout graduellement… et récursivement. Nous rêvons, c’est indubitable. Nous sommes un protagoniste solitaire qui ne dira rien de très précis sur lui-même. Le protagoniste en question rêve (au sens non-nocturne du terme) d’être un génie littéraire et de vivre de sa plume, c’est là la seule pulsion névrotique que nous lui découvrons. Il s’endort sur cette idée et il rêve (au sens onirique et nocturne du terme, cette fois). Et le protagoniste se retrouve alors dans sa vision toute personnelle d’une soirée organisée à Paris en 1922 par Sydney Schiff (1868-1964) après la première du spectacle Renard. Au nombre des personnalités de conséquence de cette assemblée vespérale au Ritz figurent Igor Stravinsky (1882-1971), Serge de Diaghilev (1872-1929), James Joyce (1882-1941) et Marcel Proust (1871-1922). Maintenant que je vous ai dit tout ça, tout net, vous le savez… mais notre protagoniste rêveur, lui, ne disposera pas de cette foison de détails introductoires, quand il se présentera dans cet espace-temps fluctuant… il devra tout découvrir sur le tas, oniriquement et, redisons-le car c’est de mise, récursivement. Sous la houlette de PEB, notre protagoniste va vivre et revivre l’événement en cours, en l’investissant récursivement (oui, oui, la redite est voulue). Il sera d’abord lui-même, puis il retraversera l’événement en tant que Sydney Schiff (Nous serons alors un peu obsédés par les questions logistiques et organisationnelles), puis en tant que William Carlos Williams (1883-1963), puis en tant que Margaret Anderson (1886-1973 – Nous serons alors un peu obsédés par le fait d’avoir subitement changé de sexe), puis en tant qu’Arthur Powers (je sais pas c’est qui sti-là et il n’y a pas d’hyperlien sérieux le concernant), puis finalement en tant que Frank Budgen (1882-1971). Toutes ces huiles, subtiles et moins subtiles, vont darder leurs regards et leurs oreilles tant, dans un sens, en direction de Proust, Joyce & consort que, dans l’autre sens, en direction des petits fours et du bar ouvert. Et notre protagoniste, prisonnier de cette doucereuse circularité onirique, aura éventuellement l’impression de traverser en boucle un vieux film cliquetant, à chaque fois altéré visuellement et picoté de répliques déformées, redites, distordues, différentes de fois en fois, de témoin incarné, en figurant distrait, en organisateur mondain fébrile. Le mouvement en cascade du glissement d’incarnation entre les différents personnages est savoureux et nous donne un aperçu à la fois décalé et très satisfaisant des variables des versions retenues, au fil du temps, d’un moment force, à la fois sublimement quelconque et obsessivement inoubliable. S’il y a quelque chose qu’on cherche confusément à comprendre de cette rencontre artistico-mondaine de l’entre-deux-guerres parisien c’est ce qu’elle pouvait bien avoir de si extraordinaire… On découvre, on tâtonne, on ressent, on intellectualise. L’intellectualisation dans ce rêve n’a absolument rien de normal. Nous ne réfléchissons pas pour vrai (p. 198). Nous rêvons éveillés en fait, et l’exercice allusivement prousto-joycien auquel ce court récit nous convie est passablement jubilatoire. On découvre ou redécouvre une manière de mélange de Midnight in Paris et de Dialogus. De tous points de vue, un étonnant petit moment de… littérature.

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Redisons-le, l’ouvrage est épuisé. Et c’est bien dommage. En bibliothèque, peut-être… Vaut le détour, en tout cas…

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Jean-Pierre Bolduc, Rapports et états qui n’existent pas, Éditions Baudelaire, 2008, 216 p.

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Namun et Ysengrim

Posted by Ysengrimus sur 15 novembre 2022

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Depuis un moment, j’ai l’immense joie d’écrire de la pictopoésie pour le peintre et musicien autochtone Namun (Denis Thibault). On peut contempler et lire un certain nombre de nos œuvres de rencontre ICI. Notre travail de peinture (Namun) et d’écriture (Ysengrim) se complète de performances musicales et verbales devant public. Notre protocole de présentation, empreint d’une modeste gravité, est désormais bien établi. Au début d’une de nos performances, le peintre et musicien aborigène remet le bâton de parole au pictopoète occidental. Dans un contexte de réconciliation, le bâton de parole est déposé respectueusement près du premier tableau et Ysengrim est désormais autorisé à réciter de la pictopoésie française versifiée. Namun est en tenue traditionnelle (avec peintures faciales) et il joue des instruments autochtones. La tenue d’Ysengrim (décidée par Namun), notamment avec le tricorne à plume, le campe comme faire-valoir occidental de la performance. Le manteau de laine polychrome que porte Ysengrim s’appelle un capot. Ce vêtement que porte Ysengrim est authentique. Il a été troqué contre des pelleteries chez la Compagnie de la Baie d’Hudson par le grand-père de Namun, dans la première moitié du siècle dernier. Cette tenue distinctive et ostensible permettait aux gens de la HBC de discerner «leurs» aborigènes, sur les vastes surfaces de neige. Par un juste retour de la chose historique, il permet aujourd’hui à l’artiste autochtone de démarquer «son» occidental. Tout ici, tableaux, musique, psalmodies, costumes, séquences narratives des lectures, sélection des textes, dramaturgie générale, résulte de la décision de l’artiste aborigène. Après la prestation, Ysengrim rend le bâton de parole à Namun, et se tait. Le bâton est mis en circulation par Namun dans le public qui entre alors en interaction avec lui.

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Namun, Saint-Eustache, 2020

Le nom Namun, signifie «celui qui existe avec le vent» (autrement dit: celui qui vole), dans un idiome innu. Peintre, sculpteur, conteur, dramaturge et musicien, Namun est intimement imprégné de la nature, et notamment des oiseaux. Il s’inspire effectivement souvent de la dimension aviaire dans ses tableaux et dans sa réflexion musicale et philosophique. Namun est un personnage scénique fin et délié. Il a un sens naturel de l’art corporel et musical improvisés. Comme chanteur et comme musicien, il vit et fait vivre ce qu’il communique par son art. Namun est un membre de la nation Innu montagnaise et il pratique l’art pictural selon le style de la peinture Woodlands ou peinture médecine ou peinture légende. Il m’a approché, il y a un certain nombre d’années, et m’a suggéré de placer des pictopoèmes sur son œuvre picturale. Le résultat fut particulièrement intéressant et émouvant, et une belle collaboration s’instaura. Il s’en dégage aussi —crucialement— une réflexion critique permanente, implicite et explicite, sur la dimension artistique des questions de réconciliation entre allochtones et autochtones.

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Ysengrim, Saint-Eustache, 2020

Le nom Ysengrim signifie «celui qui porte un casque de fer» (autrement dit: tête dure), dans un idiome tudesque. Je me définis comme un homme du logos. Je suis un auteur québécois, très intéressé par la pictopoésie, dont j’ai la modeste prétention d’avoir affiné, sinon défini, les principales caractéristiques. Les tableaux de Namun m’ont particulièrement inspiré à cause de leur force thématique et de leur façon merveilleuse d’organiser et de segmenter les couleurs en perpétuant avec brio la vision de sagesse et les beautés extraordinaires de l’art pictural autochtone. Quand Namun m’a fait l’intense compliment de me proposer de faire de la pictopoésie sur son travail, l’envie de la lire en public m’est venue à l’esprit assez tôt et Namun a réagi très positivement à l’idée. La chose s’est ensuite mise en place en toute simplicité, tant et si bien qu’il nous est devenu possible de mettre en forme un exercice commun fin, efficace, élégant et original.

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Namun et Ysengrim, Saint-Eustache, 2020

Notre première présentation publique a eu lieu à Saint-Eustache (Basses-Laurentides, Québec), dans un petit centre d’art particulièrement charmant installé dans une ancienne chapelle de poche presbytérienne, et qui s’appelle justement La petite église. Namun y avait fait une exposition de sa série de tableaux sur les oiseaux. Et comme cette exposition se terminait, Namun a décidé de faire ce qu’il appelle un décrochage de tableaux ou encore un dévernissage, c’est-à-dire une rencontre devant public pour contempler les tableaux une dernière fois avant que le peintre ne les range. Dans ce cas-ci, la rencontre devant public se fit sous la forme d’une lecture de pictopoésie, avec psalmodies et musique autochtone. Nous avons investi scénographiquement un espace initialement configuré comme une exposition murale de tableaux, toute conventionnelle. Nous sommes donc passés d’un tableau à l’autre en présentant un pictopoème par tableau, en alternance avec la musique (improvisation sur flute) et les psalmodies autochtones. La salle était rectangulaire et les murs étaient en lattes de bois verni. Le public (une trentaine de personnes) était assis au centre de la salle et nous circulions lentement autour d’eux, en longeant les murs où étaient accrochés les tableaux. Nous avons ainsi suivi cursivement… tout simplement… la forme du dispositif qu’imposait la salle d’exposition. La lumière tenait à un éclairage de tableaux et non à un éclairage de théâtre. Tant et si bien que l’expérience fut aussi particulièrement intéressante au plan du résultat visuel sur les acteurs mêmes. Six pictopoèmes ont été lus ainsi, sur six tableaux distincts

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Namun et Ysengrim, Saint-Simeon, 2022

Après la pause-pandémie, nous anticipions avec joie le retour de Namun et Ysengrim, cette fois-ci sur le Centre d’exposition Inouï de Saint-Siméon (Charlevoix, Québec), dans le cadre d’une présentation sur le thème de la relation entre l’humain et l’animal. Nous n’avons pas été déçus. Sur Saint-Siméon, les choses ont fonctionné d’une façon un peu différente, plus originale, en fait. Namun était alors en exposition en compagnie de deux autres artistes autochtones, une peintre et un taxidermiste. Comme le thème était donc celui de la relation entre l’humain et l’animal, Namun avait sélectionné des toiles qui s’articulaient entre elles et formaient une petite narration présentant une progression de l’idée du rapprochement entre les humains et les animaux, en référence à la sensibilité de proximité avec la nature qui fut jadis celle de tout le genre humain. Le petit centre d’exposition de Saint-Siméon (monté fort astucieusement dans une ancienne épicerie de village) fut un espace très intéressant à investir. Exploratoire, immaculé, modularisé, séparé et découpé de différentes façons, le dispositif imposait sa petite loi aléatoire en conformité avec laquelle nous avons construit notre propre parcours. Cela nous a permis de passer d’un tableau à l’autre, encore une fois, en produisant les récitatifs, les psalmodies et la musique, en conformité avec cette thématique précise. Ici, le public nous suivait, d’un espace modulaire à l’autre, de façon à pouvoir bien discerner notre action et entendre les instruments et les voix. Ce que nous faisions, tout doucement, attendu que la salle était constitutivement tributaire de séparations dont nous avions préalablement maximalisé la logique, sans en altérer la disposition, c’était de nous couler dans cet espace et de fluidement nous regrouper devant les différents tableaux de Namun. Tout de suite après le segment musical, je disais au public (une trentaine de personnes dont une dizaine d’enfants): «Suis Namun». Namun se dirigeait alors, à travers les modules et paravents de l’exposition, vers le tableau suivant (prévu dans notre parcours) et le public le suivait, tout doucement. La même séquence avait alors lieu, mais avec un autre texte et ponctuée sur un autre instrument de musique (tambour, flute ou maracas autochtone). Dix pictopoèmes ont été lus ainsi, sur dix tableaux distincts.

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Namun et Bagatelle

Namun et Bagatelle

Namun est un communicateur naturel, solide et attachant. Il partage sa culture avec une générosité et une bonhomie tout à fait exemplaire. C’est un shaman. Ici, on voit Namun, autochtone de Baie-Saint-Paul (Québec), en train de faire l’accolade à Bagatelle, qui, elle-même, est une ainée autochtone originaire du vieux District de Keewatin (Manitoba). Namun est très respectueux des aînés et des jeunes. Il est vraiment un personnage total et un extraordinaire ambassadeur de sa culture de souche. C’est de l’or fin de travailler avec cet artiste aborigène. Un grand honneur pour moi.

Le public, lors de ces deux rencontres, a magnifiquement réagi. Pour tout dire, je dirais qu’ils étaient tous littéralement subjugués. Sur Saint-Eustache, ce fut l’enthousiasme et les échanges furent riches et débordants. «Nous sommes restés sur notre faim» fut alors le maitre mot. C’est ce commentaire qui fit que nous sommes passés de six pictopoèmes à dix. Sur Saint-Siméon, la jeune vidéaste chargée par Namun de nous filmer a parlé de performance «extraordinaire» et de «jamais vu». C’est vrai que la combinaison tableau, pictopoésie, musique, c’est comme l’œuf de Christophe Colomb mais personne ne fait jamais ça.

Namun a eu ce mot: «Paul, on vient d’inventer le vernissage dynamique. Je ne ferai plus jamais de vernissages conventionnels pour mes tableaux».

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De l’harmonie des oiseaux

Namun et Ysengrim ont vécu cette extase
Avec une modestie qui sait ce qu’elle vous doit
Grâce à vous tous, nos mots sont devenus des phrases
Nos ingrédients épars ont formé un repas.
Ysengrim et Namun sont fort contents. Il semble
Que ces oiseaux nous aient transmis
Leur harmonie.
Vivre c’est se rejoindre, c’est exister ensemble…
Pour ces moments soyeux, nous vous disons…

Merci.

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CHARLY MON PÈRE (Diane Boudreau)

Posted by Ysengrimus sur 7 novembre 2022

De le sentir si vrai, si solidement ancré,
me permettait, à moi aussi, de mieux m’enraciner

(p. 59)

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Que savons nous de nos pères et mères? Que connaissons-nous vraiment de la validité des présomptions que nous dégageons au sujet de l’opinion que nos parents se font sur eux-mêmes et sur nous? Le regard enfantin est, presque par définition, une diffraction, une distorsion. Mais c’est justement cela qui fait sa force, sa durabilité, sa vigueur, et permet de le formuler comme un enjeu. La poétesse Diane Boudreau nous sert aujourd’hui ce qu’elle appelle discrètement un récit. Il s’agit en fait d’une petite série de miniatures en prose portant sur la relation qu’elle a établi depuis son enfance avec son père.

La propension autobiographique se manifeste dans cette série de textes mais —fait capital— elle est adéquatement dominée par une pertinente option de présentation en de fines vignettes textuelles bien synthétisées. Un bref résumé autobiographique ouvre la marche mais on ne s’y enlise pas. Les miniatures en prose sont avancées selon l’ordre chronologique mais cela ne nuit pas à l’autonomie constitutive de chacun des textes. L’ouvrage, particulièrement remarquable pour la qualité de son écriture, apparaît aussi comme une intéressante tranche de la vie socio-historique et sociopolitique des années 1950-2000, au Québec. Sans trop en dire, expliquons que le père de la narratrice a raté une carrière d’ingénieur pour avoir trop ouvertement exprimé des vues libérales sous le duplessisme. Cela lui laisse un traumatisme social de vie qu’il transmettra fatalement à ses filles.

Afficher ses couleurs

Énorme déception pour les deux jeunes filles que nous sommes. Papa nous interdit, ma sœur et moi, de nous rendre à une soirée partisane, péquiste, bien que la J.E.C. (jeunesse étudiante catholique) nous y invite fortement.

«— Voyons papa! Pourquoi?»

«—Je n’veux pas vous voir là!»

Le ton est sans réplique, le sujet clos. Ses yeux fulminent. Pas d’autres explications, aucune négociation possible.

Lui qui n’a pu réaliser son rêve de devenir ingénieur, il sait ce qu’on peut perdre en affichant trop ses couleurs: il suffirait d’une simple photo, croquée parmi la foule, pour prouver la présence de ses filles à une assemblée clamant haut et fort l’indépendance du Québec, reniant ainsi ce pouvoir fédéral, son employeur, qui lui permet de vivre honorablement, lui est les siens…

Mais il ne dira rien, du moins pas ce jour-là. Plus tard, il glissera, à travers quelques bribes, comment certains de ses collègues ont tout perdu —maison, auto, standard de vie enviable— après avoir été mis à la porte sans motif valable, entraînant dans leur chute épouse et enfants.

(p. 49)

La compréhension que la narratrice produit au sujet de notre oppression coloniale collective ainsi que du traumatisme historique ayant perturbé la vie professionnelle de son père ne manque pas de pertinence (et d’utilité pour l’historien autant que pour l’ethnographe). Mais, bon, la vision que la poétesse se fait des vues de son papa est-elle toujours aussi précise? Rien n’est moins certain. Le fait est qu’une sorte de malaise diffus semble exister entre le père et la fille. Tout se passe comme si l’harmonie n’était pas intégrale, comme si quelque chose faisait dépôt, langueur ou comédon. C’est comme si une sorte de blocage compromettait de façon diffuse mais cuisante et permanente l’harmonie rêvée des interactions père-fille. Pourtant, la richesse précise du tableau, que la narratrice nous peint par petites touches, sur ces fait boitilleurs semble ne déboucher que sur des questions infimes, des miettes de problèmes, des malentendus sans conséquences, de l’anodin monté en épingle… En un mot, on nage ici dans le verre d’eau océanique des traumatismes enfantins, dans toute leur immense petite ampleur définitoire.

Pastel sur jute

Installée à la table de cuisine, je peins avec des craies de pastel gras sur des retailles de jute que j’ai fixé au préalable sur des cartons.

M’inspirant de cartes artisanales conservées avec soin, je retrace, en toute quiétude, des visages d’enfants aux yeux grands et rêveurs, sûrement issus de ces pays imaginaires d’où je viendrais aussi…

Émergeant du sous-sol d’un pas tranquille, papa s’attarde un instant derrière moi pour jeter un regard sur mes dessins.

Sans prononcer un mot, il pose calmement sa main sur mon épaule, signe discret d’approbation et de respect.

Quel baume sur mes quinze ans!

Ta fille, papa, si peu douée pour les mathématiques a, grâce au ciel, plus d’aptitudes pour les arts.

(p. 47)

On comprend, au fil des étapes de la lecture, que rien de terrible ne s’est passé, que rien d’insoutenable ou d’insupportable ne se manifestera, dans ces récits. Ce seront de simples peintures de la vie ordinaire qui nous permettront —de ce fait, encore plus vivement— de faire ou de refaire la fameuse promenade dans le petit musée de papier des constants et multiples malentendus inoubliables-oubliables entre parents et enfants.

Les miniatures en prose de Diane Boudreau, toutes plus belles les unes que les autres, finissent par littéralement fasciner. Et, ce faisant, elles mettent en place rien de moins qu’une sorte de grammaire d’engendrement. On a donc une situation d’écriture où la capsule autobiographique, circonscrite et ciselée, rapporte par le menu une situation où l’enfant reste avec le sentiment d’avoir porté à son papa une sorte de coup solide, une manière d’estafilade affective, qui semble avoir eu je ne sais quel impact durable (mais toujours tu). Le tout se joue avec une indubitable intensité, alors que ledit impact durable n’est peut-être jamais qu’une sorte de pli bizarre, réversible et incongru, dans le cellophane de la bulle du souvenir de l’enfant même, sans plus. Un facteur clef, constant et stable, finit par s’imposer. C’est que tout cela est tout petit et pourtant rendu immense par le fait que l’enfant aussi était bien petit, au moment de la manifestation de toutes ces grandes petites choses.

Inspiré et stimulé par la très dynamisante logique d’engendrement des miniatures en prose de Diane Boudreau dans Charly mon père, j’ai décidé, presque sans m’en rendre compte, de m’essayer ponctuellement à l’exercice (et ce, malgré le fait que je suis, de ma personne, assez réfractaire à la propension autobiographique). Goûtons la grandeur et la dérision de ce genre d’émotions enfantines mises en vignette. Voici l’histoire vraie de ma modeste miniature en prose, portant sur un de ces moments d’impact affectif que j’ai cru avoir eu sur mon père.

Winston Churchill et les petits oiseaux

Nous sommes le samedi 30 janvier 1965 et le premier ministre britannique Winston Spencer Leonard Churchill vient de mourir, une semaine auparavant. Mon père, ancien combattant de la marine marchande canadienne réquisitionnée et héro ordinaire de la Bataille de l’Atlantique, en est très abattu. Pour lui, Churchill est une figure. On pourrait même dire que c’est nul autre que ce warmonger au chapeau haut-de-forme qui a défini et configuré mon père, jeune homme. On dirait qu’il a perdu un second papa, ou quelque chose dans le genre. Il est assis dans un des fauteuils du salon, la tête penchée, et il regarde dans le vide.

Pour ma part, j’ai sept ans et je ne suis pas trop interpellé par le souvenir grave et ému que semble susciter, en ce petit samedi matin d’hiver, dans notre maisonnée repentignoise, Winnie le bouledogue anglais qui vient de casser son cigare. Le journal La Presse du temps enchâssait dans sa copie du samedi un magazine tabloïde qui s’intitulait Perspectives. Une portion importante de l’espace du Perspectives de ce samedi matin est consacrée à la mort de Winston Churchill. J’en tourne les pages gravement et en découvre la faconde austère et empesée. Franchement, ça ne présente pas un bien grand intérêt.

Derrière la dernière page du long et interminable reportage photo sur Churchill, il y a de magnifiques oiseaux multicolores perchés ensemble dans des branches d’arbre. L’idée me vient tout de suite de les découper pour les disposer dans un cahier d’images en collages (scrap book) que je suis en train de me constituer sur le monde merveilleux des animaux. Sans transition, je m’empare d’une grande paire de ciseaux pour récupérer les petits oiseaux. Au moment où je vais me mettre à l’œuvre, ma mère me dit discrètement: «Tu devrais attendre que ton père ait lu le reportage sur la mort de Winston Churchill avant de faire ça.»

L’idée est contrariante mais, hélas, fort valide. J’attends donc quelque temps et, dans cette expectative, j’entreprends d’observer mon père, le pistant et l’espionnant, de ci de là, dans la maison. Il est toujours très affaissé. Il vaque, maintenant. Il essaie de foutre quelque chose de son triste petit samedi. Son vrai de vrai premier petit samedi d’après-guerre.

Après ce qui me semble avoir été des heures, j’approche frontalement mon père et lui demande: «Bon, as-tu lu sur la mort de Winston Churchill dans le Perspectives? Est-ce que je peux enfin y découper mes petits oiseaux?»  Il me répond, d’un ton aigre et peu amène: «Oui, oui, fais-ce que tu veux, avec ce journal. Prends-le, déchire-le, je m’en sacre.» La formule est crue et le ton est pour le moins vif. J’y interprète une manière de refus implicite, ainsi qu’une assez dense agressivité dirigée contre moi… alors qu’il ne s’agissait peut-être que de l’expression cuisante du deuil ultime d’un siècle. Chacun son ton, dans le renoncement, n’est-ce pas…

Enfin, pour éviter de contrarier plus avant mon père ainsi endeuillé et crispé, je ne lui reparle plus de la chose oiseuse des petits oiseaux. Aussi, au bout du compte, je n’ai rien découpé dans le magazine Perspectives ni ce jour-là, ni les autres jours. Il est disparu dans le néant, parfaitement intact. Et Winston Spencer Leonard Churchill, pour sa part, est réapparu, lui, de temps en temps, épisodiquement, dans la conversation, comme stricte figure historique. Par contre, je n’ai jamais revu mes mirifiques petits oiseaux multicolores.

(Paul Laurendeau, écrit selon la grammaire d’engendrement du recueil de récits, de Diane Boudreau, Charly mon père, 2018)

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Des textes de ce type sont parfaitement passionnants et le recueil que nous en sert Diane Boudreau se lit comme on boit calmement un cognac capiteux après le grand banquet de l’enfance et de la jeunesse. On y découvre, ou redécouvre, que les gens qui s’aiment se déchirent même s’ils s’aiment et que cela est terrible et en même temps terriblement (peu) important et si (extra)ordinaire. Diane Boudreau nous démontre elle aussi, ici, la puissance textuelle du travail sur miniatures. Elle nous donne et nous livre le crucial historique autant que la beauté intemporelle des petites choses de la vie. Et, par-dessus tout, oh qu’elle est suavement indéfinissable et magnifique et si touchante et émouvante, cette intense relation affective entre une fille et son père.

Le recueil de textes Charly mon père contient 34 miniatures en prose. Il se subdivise en quatre petits sous-recueils, disposés chronologiquement: Premiers souvenirs à Hull (p 17 à 21), Enfance à Pont-Viau (p 22 à 49), La fille à Charles à Jos (p 50 à 66), et Après lui… (p 67 à 73). Ces textes sont suivis d’une annexe de cinq pages intitulée En annexe (p 75-79 — on y découvre notamment les chansons folkloriques ou populaires que Charly chantait à ses enfants) et d’une page de remerciements (p. 80). Le recueil est précédé d’un exergue, d’une préface de l’autrice intitulée Pourquoi parler de lui (p 6 à 7) et de deux textes liminaires, l’un intitulé Avant moi… (p 9 à 11), l’autre intitulé Mon arrivée dans la vie de papa (p 12 à 15). L’ouvrage est illustré d’une photographie paysagère (première de couverture, en couleurs) et de quatre photos de famille en noir et blanc.

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Diane Boudreau, Charly mon père, Diane Boudreau, 2018, 84 p.

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Extrait de la quatrième de couverture:

Après son récit Ne reste que l’amour, où l’auteure Diane Boudreau nous a partagé le lien qu’elle a vécu avec sa mère, voilà qu’elle ressent le besoin d’écrire Charly mon père.

«Tous les secrets de la vie de mon père demeurent camouflés dans ces murs alors que j’aurais tant aimé en savoir davantage sur son enfance, son adolescence…

Trop de détails m’ont échappé: aurais-je raté une occasion, loupé un rendez-vous?

Depuis, je n’ai de cesse de vouloir m’approcher de son mystère. Et j’entreprends de retracer, de décrypter chacun des moindres souvenirs qui me parlent de lui. Mince récolte, qui m’amènera sur une terre insoupçonnée…»

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HISTOIRE D’ATTILA ET DE SES SUCCESSEURS (Amédée Thierry)

Posted by Ysengrimus sur 1 novembre 2022

Attila-Thierry

Ce copieux traité historique du 19ième siècle se lit comme un roman. Le ton et le style y sont indubitablement pour quelque chose mais l’organisation nette et efficace de la présentation des matériaux est aussi un atout majeur rendant ce gros millier de pages parfaitement passionnant. Jugez de ladite limpidité de la structure de présentation: Première partie: Histoire d’Attila. Deuxième partie: Histoire des fils et des successeurs d’Attila. Notes et pièces justificatives. Troisième partie: Histoire des successeurs d’Attila, Empire des Avars. Quatrième partie: Histoire légendaire et traditionnelle d’Attila. Notes et pièces justificatives.

Amédée Thierry (1797-1873) est une sorte de météore dans la littérature historique française. Catapulté dans une chaire d’histoire sur Besançon, après le succès savant du premier tome de son Histoire des Gaulois, il est abruptement dézingué, sous Charles X, pour ses idées trop libérales. Cela lui facilitera passablement la vie après 1830 et surtout après 1848, lui ouvrant l’accès aux titres bureaucratiques, aux honneurs institutionnels, aux hochets et aux sinécures. En lisant son œuvre, on comprend assez vite que le pouvoir royaliste en capilotade ait eu de la difficulté à piffer cet auteur. La modernité de ton et l’angle d’approche de son travail n’ont rien de conservateur.

Ainsi, son histoire d’Attila s’installe d’office hors des cercles eurocentristes et théocentristes dans l’enceinte desquels notre tradition intellectuelle approche implicitement cette figure historique tragique. Vivante et sémillante, la caméra s’installe au cœur du campement d’Attila et de ses Huns sanguinaires, iconoclastes, cupides et sans complexes. Soudain, l’empire (gréco-romain) de Byzance, l’Europe gothique et franque, l’Italie en cours de désorganisation et de lombardisation, sont en périphérie. Nous sommes avec les Huns puis avec les Avars (les faux Avars, hein, qui sont des Huns ratoureux et retors ayant chapardé le nom d’Avar pour se draper du prestige guerrier de ces soudards terrifiants et archaïques — c’est compliqué et turlupiné mais parfaitement passionnant). La perversité politicienne et le sens de la diplomatie avec un gros bâton d’Attila nous sont instillés avec un singulier efficace. On découvre un personnage vif, vivant, chafouin, plus matois que cruel, plus maître-chanteur que guerrier, et moins épidermiquement fantasque que politiquement ombrageux. Chacune de ses colères tonitruantes, chacun de ses caprices sourcilleux résulte toujours de quelque savant calcul, avec humiliation méthodique de l’ennemi et extorsion de ses avoirs sonnants et trébuchants, à la clef. Certains grands malentendus diplomatiques de ces temps lointains sont parfaitement savoureux. Ainsi, dans sa façon retardataire de fantasmer sa graduelle déchéance, l’empire (gréco-romain) de Byzance souhaite traiter Attila comme un de ses généraux rétribués. Attila se perçoit plutôt comme un seigneur touchant tribu de la part des domaines qu’il encadre. Conceptualisé à sa façon ou à celle de l’empereur byzantin (rançon ou émoluments, donc), le grisbi roule de toute façon à peu près toujours dans la même direction: de Byzance aux Huns, plutôt que le contraire. La doctrine pragmatique et programmatique fondamentale reste donc la même et est passablement inflexible: payez tribu à Attila sinon ce sera la guerre… Or personne dans le monde romain ne souhaite voir les Huns franchir le Danube et débarquer, avec leurs grandes carrioles pour charrier le butin et leurs paquets ballotants de cavaliers innombrables et incontrôlables.

Au moment de la présentation des campagnes gauloises d’Attila (Bataille des Champs Catalauniques etc — un bon petit nombre de stéréotypes historiques seront, ici aussi, sciemment pourfendus), une description particulièrement vivante et relativisante des événements militaires se complétera d’une saine mise en perspective politico-sociale du statut des autorités religieuses gallo-romaines, dans toute l’aventure (Saint Germain sur Auxerre, Saint Loup sur Troyes, Sainte Geneviève sur Paris, etc — les faits historiques ici sont encore plus convaincants que la légende). Les fines facultés de polémiste d’Amédée Thierry pointeront aussi l’oreille ici, puisqu’il croisera élégamment la plume de fer avec un epsilon du temps, historiographe du cru, qui aurait tant voulu que l’oppidum d’Attila ait été érigé dans son coin de pays. Les choses topographico-historiques seront remises à leur bonne et juste place, nous laissant sur les lèvres le goût zesté et fruité de ce que devaient être les débats d’historiens, sous le Second Empire.

La tragédie bizarre de la mort d’Attila sera d’une singulière beauté. Ildico est en pleurs, assise de grand matin sur le rebord du lit nuptial où Attila gît dans son sang. On ne nous raconte pas clairement ce que fut le sort ex post de la jeune mariée contrainte et contrite. Par contre, les successeurs d’Attila nous servent pronto un remarquable cover up à l’américaine de l’événement. Saignement de nez nocturne, les mecs! Mort naturelle! Pas de vengeance militaire ou de représailles politiques requises! Act of God sur le Fléau de Dieu! Discutant pensivement toutes les hypothèses sur la mort subite du plus grand de tous les Huns, Amédée Thierry nous fait bien sentir que les successeurs du président Kennedy n’ont rien inventé en matière de maintient des puissances hostiles à bonne distance, quand le grand chef, par regrettable inadvertance, se ratatine dans des conditions brutales, mystérieuses et incongrues.

La mort assez rapide d’Attila ne tue en rien le rythme de l’ouvrage. L’histoire déboule et se poursuit avec ses successeurs directs, puis ses fils, puis les faux Avars. Pagaille, pagaille, pagaille. Guerres de soldats couillus et vengeurs s’entrechoquant, dans tous les sens, en se piquant un fard. Puis, vers l’an 800 environ, apparaissent les princesses, les sœurs de chefs et les reines. Moins passives et discrètes que l’Ildico de l’an 453, elles se mettent à avoir une solide incidence sur l’orientation des événements politiques. L’exposé en gagne encore en fraîcheurs et en vivacité.

Et la jubilation de lecture culmine avec la magistrale quatrième partie, Histoire légendaire et traditionnelle d’Attila. Le Fléau de Dieu caricatural et stéréotypé nous revient alors en force, croquemitaine dense et polymorphe, enrichi et ornementé de toute la solide description historique antérieure. On reprend par le menu les légendes traditionnelles et les superfétations mythologiques et folkloriques dont Attila a laissé la trace, dans tout le monde antique et ce, jusqu’aux environs de 1870. Cette mise en contraste de l’élucubration légendaire échevelée avec l’effort historique focalisé des trois parties précédentes lâche la bride à toutes nos satisfactions. La documentation se transforme en délire, l’instruction vire au plaisir. Il y a là un équilibre des matériaux remarquable et fort original.

Cette Histoire d’Attila du 19ième siècle vaut amplement le coup d’être lue ou relue au 21ième, tant pour Attila & Consort que pour Amédée Thierry, en soi. Et ayant lu tout l’ouvrage d’une traite sans me lasser (Allan Erwan Berger), je vous dis tout simplement: frais, étonnant, très satisfaisant, vaut incontestablement le détour.

Amédée Thierry, Histoire d’Attila et de ses successeurs jusqu’à l’établissement des Hongrois en Europe, suivie des légendes et traditions, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi, texte établi par Allan Erwan Berger [Première édition: 1856. Sixième édition publiée ici: 1884, initialement chez Émile Perrin].

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