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La pataphysique d’Alfred Jarry et de Boris Vian se préoccupait exclusivement d’épiphénomènes, de clopinettes marginales et imaginaires. Exploratoire, sardonique, largement libertaire, cette discipline problématique balisait la friche des ironies autour des sciences et des techniques, au tout début de la fragmentation du vernis du vieux prestige philosophique fendillé de ces disciplines de fer et d’or. Quand les sciences et les techniques deviennent ordinaires, l’ironie sardonique et problématique les concernant s’instaure et leur serre mollement les ouïes. Le patafiguratif procède un peu de la même façon, mais dans le champ des beaux-arts. L’ère du figuratif ordinaire est désormais instaurée et consolidée et ce, en dehors des beaux-arts. La représentation figurative banalisée est très solidement implantée, de par les technologies. Photographie, cinématographie, vidéastie. Il fut un temps, pas si lointain, où une photo ou une vidéo était encore un objet extraordinaire, mystérieux, sanctifié, artistiquement investi. Aujourd’hui, la photo/vidéo est un objet ordinaire, tranquillement installé dans la banalité furtive de nos petites vies hyperactives et hyper-communicatives. Fixe ou mobile, le figuratif, c’est le topo réglo du moment. Autrefois, on l’appelait, un peu pompeusement, le multimédia. On n’a même plus besoin de ce genre de terminologie pompier, de nos jours. Le figuratif de tablette et de téléphone est bien calmement accédé, ou revenu, à ses désignations ordinaires autant qu’à sa titanesque existence de masse. Conséquemment, et crucialement, le petit figuratif du quotidien échappe désormais largement aux arts plastiques traditionnels, comme la peinture, la gravure ou la sculpture, et il est désormais emporté dans une autre dynamique et sur d’autres supports.
La résistance des beaux-arts face à ce phénomène de banalisation globale et tranquille du figuratif s’est avérée, à terme, assez articulée (les arts visuels, tous autant qu’ils sont, se portent merveilleusement, merci). Largement victorieuse, cette vaste et durable résistance a amené avec elle une exploration originale, en même temps qu’elle permettait au figuratif de se ressaisir, de reprendre corps et de dégager de nouvelles avenues. Désormais le dessin, la peinture, la gravure, la sculpture seront, largement et pas nécessairement exclusivement, patafiguratifs. On a donc affaire à un figuratif de la marge, une titanesque épifiguration, ou périfiguration, ou semi-figuration, qui investigue, laborieusement mais puissamment, les immenses rebords de la galaxie image. On peut suggérer, sans trop de risque, que la première grande tendance patafigurative en peinture, fut celle des impressionnistes. Pour la première fois, sur le front moderne ou moderniste de l’art, un acte était posé où la représentation figurative académique était sciemment remplacée par un exercice investissant pleinement sur la toile la sensibilité empirique de l’artiste et de son public. Depuis les impressionnistes, et Picasso, et Braque, des développements majeurs sont apparus et le patafiguratif est désormais quelque chose de solidement balisé. On peut en investiguer les avenues. J’en distingue quatre et elles ne sont absolument pas mutuellement exclusives.
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LE PATAFIGURATIF DÉCISIF. On peut d’abord suggérer qu’il y a un patafiguratif ouvertement conscient. Ce patafiguratif conscient, sciemment décisionnel, décisivement décisionnel, fait l’objet d’une mise en crise explicite, par l’artiste. L’artiste comprends et assume le fait que désormais la représentation figurative n’explore plus l’espace concret, l’espace pratique, l’espace ordinaire et immédiat, qui, lui, est amplement appréhendé par la photo, la vidéastie et le cinéma. Aussi, désormais, sereinement et sans malice, l’inspiration patafigurative s’installe dans l’imaginaire, dans le délire, dans la psychose, dans le pata-onirique éveillé. On développe ici ce qu’on pourrait appeler, sans jugement normatif d’aucune sorte, des monstres. Le patafiguratif décisif, produit sciemment, c’est donc lui, l’univers des monstres. Des monstruosités. Des protubérances. Des déformations. Des distorsions. Des affres. Des hideurs. Des douleurs. Nous entrons dans un univers immense, colossal, et encore très intensément exploré par les peintres et plasticiens contemporains. Le corpus du peintre Claude Bolduc est un exemple remarquable de ce phénomène. Je vous place ici une de ses toiles qui parle pour elle-même.
Dans le tableau La pondeuse, le peintre singulier Claude Bolduc installe un dispositif visuel imparable issu directement des développements de son imaginaire grafignant le monde. La femme, l’œuf cassé, la présomption de la ponte, le visage grimaçant de face, la figure statuesque de dos, sont tous immédiatement reconnaissables quoique ne renvoyant à rien d’immédiat, dans les faits. On a là un ensemble de conventions visuelles reconnues. Le figuratif est directement rejoint. Et pourtant rien de mondain n’est prosaïquement représenté. Le travail est exploratoire et largement autonome du quotidien. Il n’y a pas eu de séances de poses, pour cette toile. Nous sommes dans du cauchemardesque, du mental, de l’imaginaire, du transgressé. Chacune des altérations patafiguratives installées ici est sciemment décidée par l’artiste. Celui-ci n’aspire, ce faisant, qu’à associer toute l’imprégnation d’une hantise visuelle et narrative à la représentation picturale d’un étant qui n’existe pas, mais qui, fatalement, nous hante de façon décisive. On notera, corollairement, que le courant de l’Art Singulier, auquel Claude Bolduc s’affilie est plus un vaste mouvement polymorphe d’art exploratoire qu’une école formelle stricte, attendu que l’idiosyncrasie du peintre se déploie, imaginativement, dans la dynamique de cette tendance et ce, en toute autonomie doctrinale.
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LE PATAFIGURATIF IDIOMATIQUE. Ici, l’artiste est très serein et très assumé dans ses choix doctrinaux. À propos de tout ce qui concerne ses filiations d’école, il n’improvise pas. Il ne fonde pas sa propre école, il travaille au contraire dans un cadre précis, sereinement, sans complexe et sans état d’âme. Dans une telle situation, toute la configuration figurative est largement, sinon complètement, déterminée par le fait qu’il s’agit aussi, ici, de maintenir et de perpétuer un respect senti à l’égard de l’idiome retenu. Nous sommes dans le patafiguratif idiomatique. C’est donc dire que la figuration va se trouver altérée, perturbée, barouettée par le simple fait que l’artiste travaille dans le cadre d’un idiome. Le peintre aborigène Namun (Denis Thibault) travaille selon l’idiome de la peinture médecine, ou peinture légende, ou peinture Woodlands. C’est donc au son et au ton de cette formulation visuelle que toutes les représentations figuratives qu’il produit se formuleront. Dans ce cas-là, l’altération patafigurative est le résultat d’un fidèle compagnonnage d’école et du choix limpide d’un programme pictural hérité, dans la représentation des objets visuels.
Le tableau La Mésange de Namun (Denis Thibault) a été peint à partir d’observations assidues de l’oiseau réel, pépiant et palpitant. Ceci est problématique. On est dans du figuratif certes, mais il est difficile de séparer cette frêle mésange solitaire d’une analogie anthropomorphe (on dirait un petit enfant sensible qui va se mettre à parler) tout en se sentant profondément pénétrés par les coloris crus et le formalisme quasi-autonome de la peinture Woodlands. Le cadre est convenu, l’installation est typée, l’espace est doctrinalement stabilisé, l’idiome est solidement assumé. Et en même temps les saisissantes particularités expressives du tableau partent à la fois dans la direction symbolisante (notamment autour de la problématique de l’anthropomorphisme) et formalisante (regard imparable sur les décompositions formalistes de l’effet Woodlands). De servir un idiome et de le servir bien, Namun (Denis Thibault) fait entrer sa mésange empirique en patafiguration.
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LE PATAFIGURATIF SUBVERSIF. Ici le peintre ne s’occupe pas spécialement de transgresser le figuratif, au nom des pulsions de son imaginaire ou de la perpétuation d’un idiome. Il fait plutôt sa petite affaire figurative selon ses options ordinaires. On découvre alors qu’il y a aussi un patafiguratif plus diffus, plus subconscient, moins organisé, moins configuré. Ce patafiguratif là s’installe, j’allais dire… presque malgré l’artiste. C’est-à-dire que l’artiste fait son travail. Il explore la figuration. Il produit une toile par exemple paysagère. Et tout à coup, une espèce de transgression, de subversion, de déséquilibre s’installe. Et cela nous ramène du côté de la concrétude, de la matérialité picturale et on se retrouve alors avec un tableau, figuratif en méthode certes, mais problématique et perturbé. On se sent complètement envahi par le fait que le matériau en vient à primer. Cette forme de patafiguratif semi-conscient est celui qui, à partir d’un travail figuratif initial, se met à faire bomber le matériau. On se retrouve alors très proche de ce qu’il faudrait appeler, si on s’exprimait adéquatement en description des beaux-arts, une activité d’abstraction du figuratif. Quelque part, la transgression s’installe et, d’esquisser, oui, on fait abstraction du thème, de la scène ou de l’objet visuel qu’on prétend rendre. Cela se joue subtilement, subrepticement, au profit d’une activité d’exploration des masses et des épaisseurs de couleurs comme matière tartinée, collée et brossée. Exploration aussi de l’automatisme de la production, de la sensation provoquée par une vibration empirique partiellement intérieure. Lancinant souvenir des impressionnistes. On est dans une situation de figuration altérée, lacérée, non-photographique. On ne peut pas considérer qu’il y a là portrait fidèle, ou représentation idoine d’un paysage. Le peintre David Mercer, parmi tant d’autres, est un exemple très intéressant de ce type de patafiguratif subversif. La toile suivante n’a rien de photographique…
Dans Océan problématique (mon titre. Chez David Mercer le tableau s’intitule simplement #84), le peintre fait sciemment sa petite affaire. Il nous installe au bord de quelque océan, sous un coucher de soleil comme il y en eut tant. Mais rapidement une subversion s’installe. La puissance et la densité de la croûte instaure leur ordre et hante la perception. Ce fait n’est nullement fortuit, chez David Mercer. Ses forêts de sapinages, ses flancs de collines, ses bords de rivières, ses surfaces hivernales, tout le lot copieux de ses paysages inhabités installe exactement le même malaise heureux. Le premier coup d’œil pense rencontrer une toile décorative, genre… pour le bureau d’un notaire… puis, imperceptiblement, comme maladivement, la subversion du tableau figuratif par le matériau pictural crouteux s’installe et ne décroitra plus. Le tableau disparait partiellement, la masse formelle, épaisse, autonome, inerte, puissante, s’installe en nous… pour rester.
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LE PATAFIGURATIF EX POST. Ici, on se déplace dans l’autre sens. On part de l’art non-figuratif. Le regard porté, par le public ou par l’artiste, sur l’art non-figuratif a souvent comme conséquence de réintroduire du figuratif parasitaire, après coup. C’est la situation où, en regardant un tableau informel, on se met à y discerner un cheval au galop, ou une cuisse de poulet rôti, ou un nuage de pluie, ou ma grand-mère, ou le pont de Québec. Naturellement, ce réinvestissement imagier est complètement patafiguratif. C’est quelque chose qui s’insère de façon distincte et superfétatoire, à l’intérieur d’un exercice qui n’avait pas initialement de visée figurative. Alors, comme ça, un certain nombre de peintres produisent leur tableau sur un mode largement automatiste. Ensuite, ils le regardent après coup et, après avoir hyper-analysé le tableau, ils se disent, tiens, pour le coup, j’y vois ceci et j’y vois cela. Ils réagissent alors comme le public, sans plus. Ils se disent ensuite, bon, comme c’est moi qui suis souverain ou souveraine sur l’exercice auquel je m’adonne, je vais tout simplement intituler ex post mon tableau d’un titre qui fait référence à cette impression semi-figurative après coup que je viens juste d’avoir. Le tableau, initialement non-figuratif, se retrouve alors avec un titre figuratif. Nous sommes alors en plein patafiguratif ex post. Quand ledit patafiguratif ex post entre en ligne de compte, il est clair et net que se met en place une sorte de régression en direction de la représentation. On se retrouve dans une situation où l’intention initiale, la visée initiale, la pulsion initiale n’était pas de représenter quelque chose. C’est là, en réalité, de la paréidolie, comme un des beaux-arts. Et. Il y a là un mérite fort variable, surtout quand le patafiguratif qui s’installe ici n’est pas décidé par le peintre. J’irais même jusqu’à dire, sans rougir, que le patafiguratif ex post improvisé sur le tas par les gens qui regardent la toile est largement foutaisier.
Suzanne Poirier ne pratique la peinture figurative que pour s’entraîner. Pour elle, peindre du figuratif, c’est s’exercer, par exemple dans un cours des beaux-arts, en produisant un portrait ou une nature morte lui permettant de mettre ses techniques et sa virtuosité en place, en se faisant la main. La priorité artistique et visuelle de Suzanne Poirier est fondamentalement non-figurative. Ses tableaux qui comptent sont des tableaux qui procèdent de ce qu’on appelle adéquatement art informel (et inadéquatement art abstrait). Ici, donc, on se retrouve dans une situation où Suzanne Poirier a peint un tableau non-figuratif. Ensuite, elle a un peu tourné la toile dans tous les sens, puis en la plaçant dans la position où elle se trouve maintenant, elle lui a dégagé après coup une certaine ressemblance patafigurative avec un phare rouge au sommet d’une éminence sombre. Et elle l’a donc intitulé Le Phare. À partir du moment où le tableau est intitulé par son peintre et porte un titre qui laisse entendre qu’il a une dimension figurative, c’est cuit. Cette dimension figurative, imparablement, prend le dessus. Elle accapare le champ, occupe l’espace, dicte une norme, et installe solidement l’impression non fondée que l’artiste peignait initialement un phare. Le susdit phare est en fait apparu après coup. Ce n’est pas une décision de production, mais une décision de reconnaissance. Patafiguratif ex post, quand tu nous tiens.
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Voilà. On a donc quatre solides tendances patafiguratives, qui pourront d’ailleurs souvent se recouper, se compénétrer, se répondre. La patafiguration est problématisée dans le premier cas par l’imaginaire de l’artiste, dans le second cas par l’idiome retenu, dans le troisième cas par l’impact impondérable du matériau, dans le quatrième cas par la perception ex post du public (ou de l’artiste).
Il est très clair que les beaux-arts sont fondamentalement un immense acte collectif de résistance. Et cet acte de résistance s’arc-boute sur les contraintes imposées par la configuration de la société contemporaine à l’action et à l’intervention de l’artiste. De la même façon que le Bebop en jazz est né, entre deux heures et quatre heures du matin, chez des musiciens qui avaient joué dans des orchestres configurés et arrangés pendant des heures, au cours de leur journée de travail, le patafiguratif apparaît dans un espace où tout reste massivement représenté. On voit les choses à la télévision, on voit les choses au cinéma, on se distribue sans voix, sur les médias sociaux, des photos, des égoportraits, des micro-vidéos. Et puis un jour, la nuit tombe. Et une autre façon de figurer, une autre façon de projeter ce que nos sens ont appréhendé, s’installe. On entre alors en patafiguration, et l’exploration visuelle, inévitablement périphérique, ne se termine pas là-dessus. Au contraire, elle ne fait que commencer. La gravure, la peinture, le dessin, le croquis, l’esquisse sont loin, très loin, d’avoir dit tout ce qu’ils avaient à dire et ce, même dans le monde restreint mais tant tellement infini de l’image visuelle stricte.
De l’écriture non-figurative à l’écriture semi-figurative, ou encore: Du néo-figuratif en poésie
Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2014
Raoul Hausmann – KP’ERIOUM, Poème optophonétique, 1918
Voici KP’ERIOUM. Ce renommé poème graphique du célèbre Dadasophe Raoul Hausmann (1886-1971) va me servir de point de départ critique ici face à une petite confusion dont j’accuse un peu tendrement (mais en l’aimant toujours tout aussi tendrement) notre Tristan Tzara national, le poète gutturaliste-non-lettriste Claude Gauvreau (1925-1971) dit l’Épormyable. Dans un entretien télévisuel en noir et blanc d’autrefois, Gauvreau nous annonce ceci:
Gauvreau parle (au nom de) Gauvreau ici. En effet, pour moi vouloir parler d’une image non figurative, c’est tout simplement comme vouloir parler d’un cercle carré ou de l’eau sèche. Spinoza appelait cela une chimère verbale. Je sers donc à mon respecté compatriote (qui est un des poètes québécois les plus novateurs de la seconde moitié du siècle dernier), la réplique suivante, toute poétique, servie l’autre fois à Paul Éluard:
Le travail poétique de Gauvreau et sa réflexion sur l’art ne se trouvent en rien court-circuités par ce petit moment d’humeur en vers que je viens de vous livrer. Il s’en faut, alors là, de beaucoup. Car, comme il existe de la peinture non-figurative, il existe bel et bien de la poésie non-figurative. Le texte KP’ERIOUM en est un exemple. Évidement, les petits subtils me diront que ce panneau textuel représente figurativement des lettres majuscules et minuscules dans des polices distinctes, concrètes et dénommables, dont on perceptualise l’image mentalement de façon stable. Ma réponse est qu’il le fait bel et bien, mais il fait cela en tant que calligraphie, donc picturalement, pas linguistiquement. Il est donc figuratif comme tableau, pas comme poème… Ce panneau, culturellement inséparable de son printing spécifique (contrairement, de fait, à un vrai texte écrit) est un dessin plus qu’un texte. Si on demande dans quelle langue est écrit KP’ERIOUM, il n’y a pas plus de réponse ou de validité à cette question que si on se demandait dans quelle langue sont écrits Les Demoiselle d’Avignon ou Potato Head Blues. Pour bien buriner cet argument, on va esquinter KP’ERIOUM encore un peu plus, si possible, en le tirant vers ce linguistique qu’il ne livre initialement pas. On va, sans rougir, le philologiser (l’éditer comme texte). D’abord, sur la foi de certaines formes qui sonnent français dans le texte (comme padanou ou noum – inutile de dire qu’elles ne sonnent pas que français), on va présumer que ce texte est écrit «en français» et non dans une langue étrangère que, dans l’acte à la fois de la plus grande poéticité non-figurative et du plus ordinaires et tristounet de tous les malentendus linguistiques, on ne comprendrait pas… On va ensuite, délaver ce poème «français» de toutes ses particularités picturales-typographiques. On va le servir en monochrome typo en reprenant son ordre de présentation par lignes et en accusant ces lignes par une simple lettre majuscule d’ouverture formant lettrine, le reste du texte tombant en minuscules et à police typographique constante. Les espaces entre groupes de lettres deviennent tout naturellement des blancs circonscrivant les «mots» du poème. Rien de sorcier, nous y voici (comme tout philologue qui se respecte, on assume nos hésitations et on les signale):
Ceci fait, on peut maintenant dire, toujours sans rougir, ni faillir, ni trembler, ni se dégonfler, que le texte KP’ERIOUM est UN TEXTE NON-FIGURATIF. Cela signifie simplement qu’il est impossible de lui assigner une signification globale (de texte) ou partielle (de mots) en l’état. Ces suites de sons ou de lettres sont sciemment sans sémantique. Il ne leur existe pas de sens ou de référence inter-subjectivement stabilisables. La poésie lettriste (on reviendra plus bas sur les vues de Gauvreau la concernant) a produit ce genre de texte non-figuratif. Ce faisant –et il n’y a rien de mal là-dedans– elle a tiré le textuel en direction du pictural (et corrolairement de l’écrit – pour lire verbalement de la poésie lettriste, ben, euh, faut se lever de bonne heure)…
Pour le bénéfice de la suite de la démonstration, on va maintenant exploiter KP’ERIOUM comme déclencheur d’écriture poétique. On va s’imaginer (de façon sereinement délirante, élucubrante pour ne pas dire carrément canulardière) que cette combinaison de lettres de 1918 est une sorte de sténo ou de crypto-code pour un autre texte. Cette fausseté factuelle va nous permettre d’inventer un texte à partir du panneau d’origine du Dadasophe, en traitant les combinaisons de lettres d’origine comme des abréviations et/ou des paronymies encryptant le texte à naître (le déclenchant, en écriture automatiste ou semi-automatiste, en fait). Mon résultat (tout personnel) est le suivant:
Il est d’abord important de noter que si j’envoyais KP’ERIOUM à tous les lecteurs et les lectrices d’Ysengrimus en leur disant: Écrivez un poème à partir de ces segments de lettres comme s’ils étaient la sténographie ou un crypto-code d’autre choses. NB: vous n’avez absolument pas à justifier ou à expliquer le décodage (ou tout autre mécanisme créatif) vous ayant mené de KP’ERIOUM à votre produit fini… Eh bien, je me retrouverais avec autant de résultats qu’Ysengrimus a de lecteurs et de lectrices. Je vous annonce ensuite que KAPPA RIOUX MITAN est UN TEXTE SEMI-FIGURATIF. Il combine des effets de sens et d’images très forts avec du texte non-référentiel, des sons, des phonèmes. Il subvertit la syntaxe et de fait perturbe la lecture conventionnelle sans pour autant basculer dans de l’intégralement illisible ou inintelligible. Il ne raconte pas une histoire bien définie (quoiqu’on puisse en imaginer une ou plusieurs) mais ne bascule pas dans l’intégralement lettriste non-plus. Ceci est, typiquement, le genre de texte poétique que Claude Gauvreau produisait et, si je m’autorise à corriger/rectifier son propos de tout à l’heure, en linguiste, ce qu’il décrivait comme une image non-figurative porterait mieux le nom d’image non-narrative ou d’image non-descriptive. Des images, de fortes images visuelles, jaillissent, comme autant de pops! sémantiques, de chamarres, de marbrures, de zébrures, elles maculent le texte, le poisse, le lacèrent, mais un propos nunuchement figuratif ne nous est pas tenu, une historiette ne nous est pas effectivement racontée. C’est justement de cette référence ordinaire un peu neuneu (propos, historiette) que le courant poétique dont Gauvreau se réclamait aspirait à faire la corrosion (J’évite ici le mot de subversion que Gauvreau n’aimait pas, le considérant un «concept réactionnaire». Par contre, j’utilise ce mot plus bas, sans bretter plus avant, au sein de mon propos personnel, car le réactionnaire, il est bien là: c’est l’onctueux conformisme ambiant qui ânonne le texte en décodage unilatéral. Il faut donc bien continuer de s’affliger à le décrire et à sereinement promouvoir ce qui le transgresse).
Poussons l’affaire d’un cran en avant et envoyons maintenant aux lecteurs et lectrices d’Ysengrimus ou à leurs semblables la consigne suivante: Écrivez un texte narratif (récit) ou argumentatif (démonstration) ou mixte (narratif ET argumentatif) à partir de ces segments de lettres comme s’ils étaient la sténographie ou un crypto-code d’autre choses. NB: vous n’avez absolument pas à justifier ou à expliquer le décodage (ou tout autre mécanisme créatif) vous ayant mené de KP’ERIOUM à votre produit fini… Ces consignes, admettez le avec moi, sont quand même mille fois plus marrantes que celles de l’OULIPO. Voici donc, toujours construite canulardièrement à partir de la crypto-sténo qu’on s’imagine KP’ERIOUM être, ma petite historiette tristounette (c’est un mixte, argumentatif-narratif):
Ceci est UN TEXTE FIGURATIF. On peut aussi dire, sans complexe, un texte en langage ordinaire. Il signifie, relate, raconte, rapporte, argue. Il est dotée d’un macro-sémantique (sémantique de texte) et d’une micro-sémantique (sémantique de mot, dite aussi sémiotique). Chaque mot d’ailleurs est employé dans son sens usuel et, sans être totalement absentes, les arabesques stylistiques sont réduites à un minimum rendant le propos acceptable comme texte indubitablement ordinaire. Son caractère fictif ou réel n’est pas un enjeux à ce point-ci (Qui est Karl? Qu’est-ce qu’il fout vraiment? On s’en tape). On voit donc qu’on a trois niveaux très nets dans la figuration pouvant se construire ou se déconstruire avec des textes. Le niveau NON-FIGURATIF (Kp’erioum), le niveau SEMI-FIGURATIF (Kappa Rioux mitan), et le niveau FIGURATIF (Karl nous tue). Je ne vois vraiment pas comment on pourrait décrire les choses autrement. Inutile de dire que, dans les textes modernes de toutes natures, ces trois niveaux tendent désormais toujours un peu à se mixer entre eux lors de la production.
Disons un mot de la susdite production, justement. L’exercice auquel je viens de vous convier est, en fait, le contraire diamétral de comment la poésie semi-figurative des cent dernières années s’est effectivement engendrée. Partir d’un texte non-figuratif (type KP’ERIOUM) pour produire un texte semi-figuratif (type KAPPA RIOUX MITAN) et/ou un texte figuratif (type KARL NOUS TUE) n’est pas la façon dont les choses se sont effectivement faites en poésie concrète à partir, disons, du début du siècle dernier. Quand elle se construisait sur la base d’un texte pré-existant (ce qui n’est qu’une procédure d’engendrement parmi des centaines d’autres, en poésie semi-figurative, produite de façon automatiste ou non), la poésie exploratoire à visée semi-figurative a plutôt eu tendance à faire passer le texte du figuratif au semi-figuratif (nous, on vient de faire tout juste le contraire, passant du non-figuratif au semi-figuratif et/ou figuratif). Cette tendance, historiquement attestée et qui n’est absolument pas une contrainte absolue (juste une tendance empiriquement observée since then…) la joue comme en rencontrant la consigne suivante (je la formule en assumant désormais que vous êtes familiers avec les distinctions que j’ai introduit): Écrivez un poème semi-figuratif à partir d’un texte narratif (récit) ou argumentatif (démonstration) ou mixte (narratif ET argumentatif – ici ce point de départ sera le texte KARL NOUS TUE) comme s’il fallait le brouiller, en dériver, le déchiqueter, l’esquinter, le corroder, le subvertir. NB: vous n’avez absolument pas à justifier ou à expliquer le cheminement, le travail de dérive, le bizounage pataparonymique (ou tout autre mécanisme créatif) vous ayant mené de KARL NOUS TUE à votre produit fini… Voici alors mon résultat:
C’est en travaillent dans cette direction là, par exemple, que Raymond Queneau a produit les cent (100) récits de ses fameux Exercices de style (1947), construits à partir d’une narration figurative anecdotique originale. La règle oulipiste ou pata-oulipiste invitant à remplacer chaque mot lexical d’un texte figuratif par son prédécesseur ou successeur du dictionnaire, pour allègrement en barboter la signification initiale, procède du même type de dynamique. Les observations de Claude Gauvreau nous obligent ensuite à faire un petit ménage pour bien distinguer entre texte automatiste, texte concret, texte semi-figuratif et la somme touffue de leurs corollaires et antonymes. Ils sont en intersection. Cela demande clarification. Il importe, pour arriver à une telle clarification, de bien établir dans quel angle on regarde le texte qu’on analyse ou qu’on produit. Trois distinctions s’imposent alors.
1) En regardant le texte dans l’angle de sa production, on distingue les TEXTES RÉVISÉS des TEXTES AUTOMATISTES. Un texte automatiste, dans son principe, c’est juste un texte produit dans la spontanéité (digressante ou non) du moment, sans révision. On ne le corrige pas. Il sort et ensuite il est, tel quel. On appuie sur le bouton et il part. Inutile de dire que, de nos jours, il nous est donné de lire des texte automatistes qui ne sont pas nécessairement semi-figuratifs ou non-figuratifs (bon nombre d’échanges sur blogues journalistiques sont dans cette situation. Ils sont du langage ordinaire mais ne peuvent plus êtres révisés une fois lâchés). Voulez-vous maintenant un superbe exemple d’écriture automatiste non-figurative dans notre vie ordinaire (sinon dans celle de Gauvreau ou de Tzara)? Vous décidez de vérifier si votre nouveau traitement de texte fonctionne correctement et, pour ce faire, vous tapez en mitraille n’importe quelles touches…
Vous finissez alors éventuellement avec un résultat qui est passablement similaire à celui de KP’ERIOUM mais qui n’est pas placé comme KP’ERIOUM qui est, lui, par contre, très probablement un dispositif révisé. Notez, incidemment, que le caractère automatiste ou révisé d’un texte est indétectable sur le produit fini. Comme cela porte sur un acte de production, il faut observer le producteur en action et/ou prendre ses aveux sincères sur la question pour conclure au caractère automatiste ou révisé d’un texte. C’est beaucoup moins évident à dégager qu’il n’y parait et –fait capital- c’est parfaitement indépendant du genre ou du style de texte produit.
2) En regardant la portée de généralisation du texte, on distingue les TEXTES ABSTRAITS des TEXTES CONCRETS. Texte abstrait: Une idée vraie doit s’accorder avec l’objet qu’elle représente (Baruch de Spinoza). On y comprend des notions, des concepts, on en dégage des catégories générales que l’on corrèle dans un développement dont on endosse ou rejette le principe, que l’on peut même juger faux ou vrai, original ou rebattu, limpide ou abstrus, beau ou laid même, sans que rien d’ouvertement empirique ne se dégage et monte en nous, depuis le sens (explicite ou même implicite) du texte. Texte concret: La mouche est morte au clair de lune sur un vieux journal empaillé (Raymond Queneau). On voit, on sent, des percepts. Même bizarres ou distordus, ils tiennent dans notre esprit comme une photo, un film, une coupe de fruits, un aquarium, un ready made ou un dessin. C’est empirique, spécifique, charnu, ponctuel. On jouit (ou ne jouit pas) de l’image. Elle s’impose sensuellement. La distinction texte abstrait/texte concret concerne intégralement la sémantique du texte et, en ce sens, cette distinction ne peut opérer que sur du texte semi-figuratif ou figuratif. Inutile d’ajouter que des segments abstraits et concrets peuvent parfaitement co-exister dans un texte unique. Une intersection largement attestée dans toutes nos cultures entre texte concret et texte abstrait c’est le texte symbolique ou allégorique. Il y en a des tas. Le bec de rubis de la colombe de la paix picore le plastron d’or et de fer du dieu Mars (René Pibroch) est un parfait exemple de ce type d’intersection. On y retrouve des images empiriques précises, une narration concrète, visualisable, rejoignant, sans surprise abstraite, un choc de symboles culturels renvoyant à des notions convenus d’une large portée sapientiale ou argumentative.
3) En regardant le texte dans l’angle de la subversion de la figuration, on distingue alors nos TEXTES FIGURATIFS, SEMI-FIGURATIFS et NON-FIGURATIFS qui, eux, n’ont désormais plus de secrets pour vous. Le texte figuratif occupant la part du lion du discours ordinaire, il est toujours intéressant de se poser la question de la présence des textes semi-figuratifs ou (même) non-figuratifs dans notre vie ordinaire. La banalisation et l’apprivoisement de plus en plus serein des sensibilités dadaïstes et surréalistes en publicité, en rhétorique médiatique, en journalisme, dans les livres de recettes, les almanachs, les grandes murales urbaines, les magazines de sport et de mode, le journal du matin, Cyberpresse et le Carnet de Jimidi font que la cause «ordinaire» du texte exploratoire est loin d’être entendue sur une base de marbre. Claude Gauvreau et Tristan Tzara sont plus que jamais toujours avec nous et… il ne me reste plus qu’à vous laisser, en point d’orgue, une petite crotte de ma propre démarche poétique.
LE NÉO-FIGURATIF EN POÉSIE. L’exercice auquel je me suis adonné ici à partir du texte du Dadasophe est un exercice fondamentalement néo-figuratif. Il consiste à retravailler des textes ou des segments de texte ayant avancé très loin vers le non-figuratif et, en leur réinsufflant des gouttes de couleur référentielle, sans me gêner pour les faire se recentrer un petit peu vers la pulsion lyrique ou baroque qu’autorise le semi-figuratif. Ma démarche poétique, dans un recueil comme L’Hélicoïdal inversé (poésie concrète), est celle que j’ai cultivé ici en passant de KP’ERIOUM à KAPPA RIOUX MITAN (plus que celle qui avait consisté à passer de KARL NOUS TUE à KARAKALLA ET ORNICAR). L’esprit de Claude Gauvreau plane sur mon approche néo-figurative en poésie. L’Épormyable affirme en effet (contre l’opinion de certains critiques et commentateurs du temps) n’avoir jamais poussé son exploration poétique jusqu’au lettrisme.
J’espère modestement avoir ici un peu émis cette critique après avoir, toujours aussi modestement, été le poète que j’ai envie d’être.
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SOURCE
Jean-Claude Labrecque (1974), Claude Gauvreau, poète, Office National du film, Canada, 56 minutes, 47 secondes.
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