Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

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Miracle fictionnel (et dialectique rationnelle) sur la 34ième rue

Posted by Ysengrimus sur 25 décembre 2022

Susan Walker (Natalie Wood) et Kris Kringle (Edmund Gwenn)

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Susan, I speak French but that doesn’t make me Joan of Arc…
Doris Walker

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Il y a soixante-quinze ans sortait ce qui reste probablement le plus intelligent (et charmant) film de la Noël jamais réalisé, Miracle on 34th Street. La 34ième rue, à New York, est un espace hautement symbolique et largement mythique. Rue de l’Empire State Building, c’est aussi la perspective où se trouvent les grands magasins Macy’s (toujours existant) et Gimbels (disparu, lui, en 1987). Nous sommes en 1947, c’est le tonique début des Trente Glorieuses, tout respire la prospérité et la jubilation commerçante. Et la modernité trépidante de la situation ne se désavoue en rien, soixante-quinze ans plus tard. La Noël décline tout doucement, comme fête traditionnelle, et elle est graduellement bouffée par le consumérisme cynique et tapageur.

Doris Walker (Maureen O’Hara) est cadre chez la maison mère du Macy’s de New York et c’est elle qui est en charge de l’organisation de la célèbre Parade Macy’s de l’Action de Grâce. Au moment du lancement matériel et pratique de la parade, elle découvre que le pauvre type qu’elle a embauché pour jouer le Père Noël est ivre mort. Sur la rue où va démarrer la parade, Doris tourne la tête dans toutes les directions et se retrouve nez à nez avec un charmant vieux monsieur à barbe blanche. Elle l’embauche sur le tas, pour remplacer son soiffard. Elle ne se rend pas compte qu’elle vient, en toute simplicité, dans l’urgence, d’embaucher le seul et unique vrai Père Noël. Et le récit démarre…

Toute la jubilation de l’exercice intellectuel qui se met alors en branle consiste à assumer que nous vivons dans un monde ordinaire, pratico-pratique, ricain, moderne et turbulent. Simplement au sein de cette effervescence usuelle, le Père Noël existe, discret mais entier. C’est un monsieur âgé qui vit dans une maison de retraite et qui se nomme Kris Kringle (un des noms mythiques du Père Noël chez les anglophones et les néerlandophones américains). Ce monsieur Kris Kringle (Edmund Gwenn) est un bon citoyen placide et amène. Simplement, la commercialisation de la Noël lui fait froncer ses sourcils neigeux. Il accepte donc de devenir ainsi Père Noël de magasin, chez Macy’s, pour relever le défi consistant à perpétuer la magie enfantine de la Noël, dans le tintamarre contemporain, si possible. Vaste programme.

Doris Walker, divorcée et mère monoparentale bien de son temps, a une fille de huit ans, la petite Susan Walker (Natalie Wood, particulièrement convaincante), qu’elle élève seule et éduque dans le cadre explicite et ferme d’un cartésianisme des plus terre à terre. La petite Susan Walker va dans une école de surdoués et elle ne perd ni son temps ni celui de sa mère avec le fantastique, le féerique ou l’enfantin. Elle évolue donc, sous la houlette sourcilleuse de sa maman, dans un monde où il est inculqué aux petites filles bien éduquées et adéquatement équilibrées intellectuellement que le Père Noël n’existe pas. Or, miracle fictionnel oblige, vu que, dans le présent espace narratif, il existe, certaines manifestations empiriques, subtiles mais imparables, vont mettre graduellement le cartésianisme maternel à rude épreuve, en forçant la mise en place d’une rationalité dialectique plus profonde, celle incorporant l’inattendu et l’imprévu dans l’enceinte de la réflexion.

Le promoteur tout involontaire de cet assouplissement contraint des visions du monde va s’incarner en la personne de l’avocat Fred Gailey (John Payne). Ce dernier croit, spontanément et sans le moindre dogmatisme particulier, au Père Noël et, surtout, aux vertus cognitives et intellectives des histoires de géants et des contes de fées, dans l’esprit enfantin. Voisin et ami de Doris, puis devenu, dans des circonstances que vous découvrirez, bon pote de monsieur Kringle, Fred va rapidement assumer que le doux barbu est, en toute simplicité toujours, le Père Noël et que, bon, c’est comme ça que ça se passe dans le temps des fêtes. Pas tout à fait comme ça, au demeurant. Car les choses vont vite devenir assez délicates à manœuvrer pour monsieur Kringle.

C’est que notre bon Père Noël de grand magasin n’en fait qu’à sa tête. Son chef de rayon lui remet une liste de jouets à pousser. Monsieur Kringle ignore cette liste et recommande plutôt à la clientèle les meilleurs jouets, même si ceux-ci sont vendus par la concurrence. Au moment où son chef de rayon s’apprête à lui tomber sur le dos pour une telle indolence, ledit petit chef se heurte rapidement à une force inattendue: l’enthousiasme massif des clientes qui, satisfaites des bons conseils de monsieur Kringle, se déclarent désormais fidélisées à Macy’s. L’affaire tourbillonne vite et remonte jusqu’au bureau du patron, Rowland Hussey Macy en personne (qui, quoi que mort en 1877, revit ici en une prestation modernisée fort réaliste, assurée par Harry Antrim). La formule Kringle est promptement adoptée. Désormais Macy’s sera le magasin humain qui recommandera les meilleurs jouets, d’où qu’ils viennent. Mais, d’autre part, Doris consulte la fiche d’employé de monsieur Kringle, pour constater qu’il s’y est dénommé Kris Kringle et qu’il a mis ses rennes comme membres de sa famille à contacter en cas d’urgence. Doris doute maintenant de la santé mentale de l’individu et elle voudrait discrètement le congédier. Une tension s’installe. Le populaire Père Noël de Macy’s est aimé de la haute direction autant que du public mais Doris et ses collègues sont réfractaires à mettre les enfants en contact avec quelqu’un qui pourrait bien être un fou, même un fou placide.

L’affaire va prendre une toute autre ampleur quand monsieur Kringle, sommé de décliner sa véritable identité, va refuser tout net de nier qu’il est le Père Noël. Les choses vont alors promptement se judiciariser. Kris Kringle va devoir démontrer légalement son identité et, ce faisant, dans le mouvement, établir l’existence objective (ou à tout le moins intersubjective, disons, institutionnelle) du Père Noël. Une fois de plus: vaste programme. Et comme tout se retrouve devant le tribunal de New York, la tâche démonstrative va incomber à l’avocat défenseur de monsieur Kringle, nul autre que… son nouveau pote, Fred Gailey.

Dans les intellects, la tension s’installe aussi. Doris aime de plus en plus tendrement ce vieil homme inoffensif, si gentil et si délicat avec sa petite fille. Matoise, la petite Susan pousse le sens du défi rationaliste (enrobé déjà amplement d’un émerveillement enfantin renouvelé) en demandant au Père Noël un cadeau titanesque, quasi-irréaliste. Attente en anticipations tendues. Enfin, magique ou non, cet homme est charmant, et Doris Walker s’en voudrait de plus en plus de lui susciter des ennuis juridiques. Et —aussi— elle est forcée, en toute logique ratiocinante, d’encadrer intellectuellement les étranges et infimes manifestations de mystère s’accumulant, en gravitant, autour du vieux bonhomme. Doris chemine graduellement dans la dialectisation de sa rationalité.

Car c’est quoi, au fond, la rationalité ordinaire. C’est rien d’autre qu’un rajustement des prémices axiomatiques aux faits empiriques adéquatement colligés. Si nous sommes au cinéma et, quand, dans ce cinéma d’autrefois, le Père Noël existe et fait partie du personnel, l’exigence d’une rationalité dialectique est d’ajuster l’analyse aux faits s’imposant à nous. Il faut agir ainsi, de manière à organiser lesdits faits conceptuellement, en toute adéquation. C’est ce qu’on ferait sans hésiter pour Superman, Wonder Woman ou Pikachu, n’est-ce pas? Alors…

Synthèse tranquille de l’auto-émerveillement et de la rationalité de l’américanité triomphante d’après-guerre, ce film savoureux, irrésistible, se déploie dans le cadre du réalisme fantastique insolite. Pas de magie tapageuse ici, pas de miracles ostentatoires, mais du mystère insidieux, du bizarre suave, de l’incongru taquin. Les Américains montrent aussi ici leur efficace et sidérante aptitude à l’autodérision. Ils ironisent sur leurs institutions avec un mordant et un modernisme qui coupe le souffle. Car, en cette quête collective d’une reconnaissance institutionnelle du Père Noël, tout le monde passe le terrible test tellement Nouveau Monde du pragmatisme philosophique: le juge, le grand patron de magasin, le gouverneur de l’état, le procureur du district, le fonctionnaire des postes. Tout le monde apparaît plus ou moins comme un opportuniste intersubjectiviste qui préférera, au fond, se couvrir le cul plutôt que d’oser nier l’existence du personnage fictionnel auquel le peuple tient tant. Dans cet imbroglio des vérités, la femme, la mère monoparentale et sa fille, apparaissent comme des figures centrales, nouvel épicentre de la problématique vériconditionnelle qui reste, de plus et entre autres, celle de l’intendance d’une paternité (ou grand-paternité) bien tempérée. Le vrai miracle dans cet opus, c’est celui d’arriver à traiter subtilement et intelligemment des questions sociétales profondes, en une réflexion philosophique pertinente et durable, dans le cadre restreint et insondablement sympathique d’un conte de Noël. Savoureux, intemporel, irrésistible. Ces développements, aussi intelligents que désopilants, sont incroyablement actuels et il reste étonnant qu’ils aient été formulés avec autant d’acuité, il y a quand même trois quarts de siècle. À voir, avec ses enfants (et si vous tenez à éviter le noir et blanc, toujours mal aimé, il y a lieu de noter qu’il existe une honorable version colorisée, datant de 1985).

Par contre, attention: MÉFIEZ VOUS DES IMITATIONS. Ce film a fait l’objet d’un grand nombre de remakes télévisuels (celui de 1955 est disponible sur YouTube. Il est à la fois trop fidèle et trop succinct. Il est moins bien dirigé. Ne pas le regarder, il vous gâcherait l’original) et cinématographiques, notamment en 1973 (disponible sur YouTube aussi, à éviter soigneusement, trop fébrile) et en 1994 (Un four, un ratage parfaitement désolant. À fuir). Évitez-moi soigneusement ces sous-produits fallacieux et maladroits. Tenez-vous en à la précieuse version originale de 1947. C’est la seule qui vaille le détour.

Miracle on 34th Street, 1947, George Seaton, film américain avec Maureen O’Hara, Natalie Wood, Edmund Gwenn, John Payne, Harry Antrim, Mary Field, 96 minutes.

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PLANÈTE BOL (film documentaire de Nicolas de la Sablonnière, 2019): la petite tortue qui voulait monter jusqu’aux étoiles

Posted by Ysengrimus sur 1 décembre 2022

Ça arrive des fois que j’ai des bouttes de phrases. Mes lèvres dégoulinent de bave…
Martin Bolduc

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En 2018, l’artiste multidisciplinaire et cinéaste Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo) a commis un nouvel opus ès artistes marginaux. On suit, cette fois-ci, Martin Bolduc dit Bol. Le tout de cet exposé documentaire, dont les qualités sociologiques explicites et implicites sont rigoureusement indéniables, va nous faire cheminer en compagnie de ce Martin Bolduc, et des deux autres musiciens du band Grand Manitou, dans la composition et la production de leur premier album musical. Martin Bolduc formule les genres musicaux embrassés par sa petite formation d’instrumentistes dans les termes suivants: rock, punk-rock, pop-rock, pop-punk, métal-pop, métal-punk… on explore. Nous sommes dans le bled perdu de Shipshaw, au Saguenay (Québec). Tous les artistes, principaux et subsidiaires, que nous suivrons ici ont un boulot régulier, dans la sphère non-artistique. Leur cheminement dans les arts est non professionnel (comme dans: pas encore professionnel, si jamais). Selon leur formulation, leur démarche artistique, c’est un sideline, comme le seraient du moto-cross ou n’importe quoi. Ainsi, Martin Bolduc est exterminateur de son état. Il discute d’ailleurs de son travail avec clarté, limpidité et précision, devant une caméra documentaire respectueuse, cursive et bien tempérée. Éliminer les insectes et les petits rongeurs de grosses résidences mal isolées, cela fait partie de ce que Martin Bolduc est… et la Planète Bol est avant tout une planète gravitant dans l’univers dense et ardu du travail.

Martin Bolduc, dit Bol, jeune quadragénaire proche de ses parents (son père et sa mère l’encouragent, discrètement mais ouvertement, dans son art), est guitariste (ainsi que poète parolier) et peintre. On oscille, avec Bol, entre l’auteur-compositeur-interprète et le dessinateur-peintre-poète. Ses tableaux et dessins expriment les tourments, la vision et les perspectives qui apparaissent souvent dans l’Art Brut. Son ensemble musical est un trio. Martin, à la guitare électrique (il est aussi le chanteur du groupe), est accompagné d’un bassiste et d’un batteur. Ces hommes ne sont plus des jeunots et il n’est pas question qu’ils renoncent à leurs rêves. Et pourtant, ils pataugent dans un mode d’expression qui n’en a pas connu que des faciles. Les membres d’un autre orchestre, se trouvant quelques marches au-dessus de notre petite tortue montant vers les étoiles, expliquent à la caméra que désormais les mineurs (cégépiens, collégiens, etc) n’ont plus le droit d’assister à leurs concerts. Tant et tant que la consommation du punk local n’a, pour ainsi dire, pas de relève. Elle stagne. Ces bateleurs électriques sont les barbouilleurs d’un son inexorablement convenu, d’un traitement musical qui fait presque d’eux des orchestres de revival. Ils végètent, plus ou moins, devant un public involontairement stabilisé, qui ne se renouvèle pas, et qui monte en graine avec eux, pour le meilleur et pour le pire. Est-ce là la phase de diffusion artistique à laquelle Bol et ses accompagnateurs aspirent accéder? En tout cas, pour le moment, en attendant de passer à cette ambivalente étape des gaminets d’orchestre, des CD en boites de carton et des concerts locaux, notre Martin pense le plus grand bien de ses musiciens. Et il ne se gêne pas pour le dire. Après une solide répétition de sous-sol, et sur un ton un peu cabot de gérant d’estrade, il susurre: Ça été une belle performance des petits gars, Écoutez, il faut bien le dire, là. Y ont été sur la glace. Y ont donné leur cent pour cent et puis je pense que ça a porté ses fruits…

Bol commence la quête de sa vie publique en nous expliquant initialement qu’il n’est pas trop chaud pour se donner en spectacle, pour exposer ses toiles, pour faire des concerts, pour détailler des CD et des gaminets, pour jouer le jeu de la diffusion. Au cours du cheminement filmé, il change pourtant d’avis, comme subitement. Il va bel et bien contacter une compagnie locale de mise dans le son et produire un album, avec le trio Grand Manitou. Nous allons le suivre dans ces étapes de travail, tant durillonnes que largement illusoires. C’est que le parcours est hérissé de difficultés. Nous prenons la mesure de ce qu’il en coute à la petite tortue pour monter vers les étoiles pointues de son cher cosmos doctrinal. Je ne vais pas tout vous livrer, surtout que comme l’affaire est filmée avec doigté, efficacité et intelligence, je dirai: il faut voir.

Un mot sur Nicolas de la Sablonnière, de sa personne. Il apparait discrètement dans son propre documentaire. On le voit fourguer des bouquins aux environs de la trentième minute (Martin Bolduc nous explique alors que Nic est meilleur pour se promouvoir lui-même que lui-même Martin). Nicolas de la Sablonnière fait une autre apparition au milieu (entendre: au point central) de son long-métrage et ce, pour nous introduite l’INTERZONE. En un savoureux effet de distanciation de sept minutes (41:20—48:20) le metteur en scène nous explique que Bol est un disert, un verbeux, un blablateux, se drapant dans un ample et bizarre nuage théorique. Et comme le traitement cinématographique en cours est plus centré sur le pictural et le musical, le fond bavard et ratiocineur de Bol ressort bien imparfaitement. Cet intermède autocritique installe donc une INTERZONE, soit un sept minutes permettant ouvertement à un Bol théâtral, flamboyant, doctrinaire et allumé, en sarreau blanc avec baguette de bois franc et tableau vert, de nous exposer rien de moins que sa vision philosophique du monde. Oh, bon, il n’y a pas de quoi mettre Marx et Spinoza au rebut, par contre, attendu que cet exposé, sciemment métaphorique et lourdement imagé, genre prof de physique hyper-didactique, cherche à nous faire gober que si les étoiles, les noyaux et les corps de l’univers ont une existence objective, la mesure, elle, requiert un esprit pour se déployer. Le passage évolutif de la matière inorganique, à la matière organique, à la conscience est donc alors sensé, via le canal obscur de ladite mesure, légitimer la bonne vieille croyance rampante en un dieu imaginaire. Ouf… pour la philosophie, comme pour la peinture et la musique, s’il-vous plait, monsieur Martin Bolduc, don’t quit your day job.

Les fines aptitudes cinématographiques de Nicolas de la Sablonnière, qui m’avaient parues déjà for convaincantes dans TOMAHAWK, se confirment solidement ici. D’abord, l’image est d’une justesse et d’une précision remarquables. Peintre lui-même, le réalisateur-cadreur est particulièrement net quand il filme des tableaux et même, tout simplement, de la peinture. Une palette de peinture dans laquelle un peintre, même mineur, barbotte et mélange ses coloris, ressort superbement, devant la caméra de Delasablo. Et il sait aussi filmer des musiciens, ce qui n’est ni simple ni évident, tant au plan visuel qu’au plan sonore. De plus, à ces qualités justement visuelles et sonores de l’exercice se joint derechef le sens précis et clair qu’a Delasablo de l’entretien et du montage des données d’entretien. Vont parler à la caméra, outre Martin Bolduc lui-même, sa mère, son père, son frère, ses nièces et d’autres amis musiciens. Enfants et adultes sont cités solidement et ils et elles servent le propos global de façon tout à fait satisfaisante. Très intéressantes aussi sont les scènes de réunions de travail avec l’équipe de metteurs dans le son que Bol et ses musiciens mandatent (et paient) pour mettre leur premier album en forme. On va voir, devant nos yeux atterrés, une tension s’installer entre Bol et ses ci-devant metteurs dans le son. Le conflit percole, s’établit, se déploie, prend corps. Nous n’en perdrons rien… et pourtant nous sommes ici dans du documentaire, pas dans du cinéma acté (comme disait autrefois mon papa).

Un portrait global de Martin Bolduc se met en place, inexorablement. Peintre solitaire qui n’expose pas, musicien ombrageux, obligé de finir par s’improviser un studio d’enregistrement dans sa chambre, en calant les interstices muraux avec des matelas et du linge sale, rêveur philosophico-cosmologiste mobilisant les extraterrestres et un modèle corpusculaire sommaire de l’univers, avec force efforts verbaux et écrits, pour finir bien installé dans la confirmation des idéologies déistes les plus rebattues. Par interstices fatales, son entourage (mère, père, frère, contrebassiste, batteur) passe tout doucement aux aveux. Martin est un rêveur, un élucubrant, un hyperactif désordonné. Ballotté entre ses deux principaux modes d’expression, il part un peu dans toutes les directions et n’échappe pas complètement au confusionnisme brouillon résultant du malaxage de pulsions artistiques mal contrôlées et d’une weltanschauung philosophique et artistique de lecteur d’almanachs.

Une thèse s’esquisse discrètement, en filigrane. C’est quoi, au bout du compte, un artiste marginal? Eh bien, c’est un type qui se fabrique une procession d’animaux jouets sur le plancher de son appartement et qui, dès lors, fait avancer sa petite tortue vivante entre ces figurines enfantines figées. Il en fera ensuite un tableau et une pube visuelle pour le tout premier concert du trio musical Grand Manitou. Bol chante ses textes, flanqué de ses deux fidèles accompagnateurs. Les trois se déploient et se démènent dans un idiome pop-rock-métal–punk qui a connu ses grandes années et qui, de se perpétuer ainsi, aspire, bon an mal an, à faire un petit peu comprendre qu’il n’a peut-être pas encore tout dit. La petite tortue pourrait encore possiblement monter vers les étoiles. Qui sait? Sous la discrète intendance de l’analyse pudiquement avancée par Delasablo, on ne voudrait que souhaiter le meilleur, au petit reptile à la carapace. Espérons donc, pour le bénéfice de Martin Bolduc, bien indolent, et de ses pairs, bien patients, que la courbure de l’univers ne soit pas telle que la petite tortue soit en train de s’engager hardiment sur un ruban de Möbius circulaire, unidimensionnel, perpétuel et philosophiquement éperdu.

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PLANÈTE BOL, Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo), 2019, Antarez films et Gene Bro Prod, film documentaire de 122 minutes.

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Mon Jean-Luc Godard en six films

Posted by Ysengrimus sur 15 septembre 2022

Arthur (Claude Brasseur) Odile (Anna Karina) et Franz (Sami Frey), dans BANDE À PART (1964)

Arthur (Claude Brasseur) Odile (Anna Karina) et Franz (Sami Frey), dans BANDE À PART (1964)

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Le cinéaste français Jean-Luc Godard (1930-2022) vient de mourir. Maudite affaire de mort quand même. Il faut maintenant absolument retraverser son œuvre et aller y chercher ce qui nous laboure. Les contre resterons contre et les pour n’en diront pas assez… ou trop. Godard. C’est un marqueur d’époque, un fouteur en l’air de genre, un pudique filmeur de belles femmes. Mais si une femme est belle pourquoi ne pas un petit peu la filmer? On pourra se la repasser et il le faut bien car de nos jours il y a si peu qui reste. Moi, la Nouvelle Vague, je suis pour, surtout vers le début de la vague… Avant la crête, le cône concon et le patatras mondain de la vague, si vous voyez ce que je veux dire. Six vignettes verbales ici, fugitives, pour ne pas en dire trop, quand il s’agit exclusivement d’aimer ou qui plus est: d’avoir aimé. Mon Jean-Luc Godard en six films…

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À bout de souffle (1960): Une superbe opportunité de mater sans artifice ce que la Nouvelle Vague fait… ou mieux: ce qu’elle faisait avant de se mettre à s’enfler et à prendre par trop conscience d’elle-même. Le noir et blanc, le mouvement, la direction des acteurs très ad lib, l’interpellation de l’auditoire. L’originalité des prises et des plans, souvent intimes et très particularisés. Et surtout ce rythme, cette vitesse, ce ton. Les bagnoles, les flingues, les chapeaux, les journaux, les tourne-disques, la radio qui joue pendant que les acteurs travaillent. À la fois un film d’époque et un film ayant fait époque. Godard avait le sentiment de tourner une sorte de nanar malfrat, sans plus. Ce faisant, et comme en se jouant, il a redéfini son art. Le français Jean-Paul Belmondo et l’américaine Jean Seberg vont faire exploser votre téléviseur.

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Le petit soldat (1960): On a tous sa notion de thriller. La mienne c’est ce film là. Nous sommes en 1958 à Genève. C’est la guerre d’Algérie. Un groupuscule d’extrême-droite veut forcer notre narrateur, un petit fa déserteur, à assassiner un journaliste qui a mollement critiqué le colonialisme français. Notre protagoniste se rebiffe. Il vient de tomber amoureux d’une magnifique jeune femme qui roule plus ou moins avec le FLN. Ses comparses factieux ne le laisseront pas se dégonfler comme ça. Ils vont méthodiquement trouver moyen de le forcer à tuer. Et ses amours, ils vont lui arranger ça aussi. Et en prime, notre petit soldat se fera torturer par ceux de l’autre côté. Mais que va-t-il encore lui arriver? Ce film fut censuré par le gouvernement De Gaulle comme propagande pacifiste (propagande contre la guerre d’Algérie).

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Vivre sa vie. Film en douze tableaux (1962): Le monde de la prostitution. Une jeune fille aspirant à faire du théâtre ou du cinéma en vient graduellement à se prostituer. Nous sommes toujours en noir et blanc et s’il y a un Godard qui nous entraîne dans l’extase pur de filmer son égérie Anna Karina en action, c’est celui-ci. Comme dans Le portrait ovale d’Edgar Allan Poe (dont des extraits sont lus dans le film), on a ici le portrait beau mais mortel d’une jeune femme très belle, les cheveux coiffés à la Louise Brook et avec des yeux extraordinaires. Mon moment favori, c’est dans le magasin de disques. Elle ne fait pas grand-chose. Elle sert des disques à ses clients et emprunte en vain un peu d’argent à une de ses collègues. C’est magnifique. On a juste envie de lui dire: vous devriez faire du cinéma. L’histoire de prostitution est solide parce qu’intéressante et ni trop lourde ni trop complaisante. Les souteneurs sont parfaitement convaincants. Il y a bien ce moment didactique (explication verbale du fonctionnement du métier de la prostitution) un peu indigeste, mais heureusement bref.

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Bande à part (1964): Chacun ses calembours. Voici le mien. Ici on a affaire moins au fait de faire bande à part que à une bande vraiment à part. Formée de deux jeunes hommes et d’une jeune femme, elle fait vraiment bande à part, cette bande à part. C’est le film le plus savoureusement juvénile du lot. J’ai pensé aux petits trafiquants de cigarettes, dans Zone de Marcel Dubé. La jeune fille qui suit un cours d’anglais en ville avec les deux autres a vu (et on a vu avec elle) un gigantesque motton de fric dans la maison bourgeoise où elle habite temporairement. Elle en cause aux autres pour aller le sauter. Mais en attendant, ils bambochent un brin. Cette petite bande œuvre spontanément mais assez intensément à établir sa propre cohésion. Ils dansent même en formation dans un petit café (notre photo)… un moment chorégraphique à la fois naturel et savoureux. Scènes nocturnes de rues en noir et blanc, fort convaincantes. Il y a de l’amour. Comme il y a aussi des flingues, des adultes et du fric, on se doute bien que tout va passablement merder.

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Pierrot le fou (1965): Ici on s’installe très ouvertement dans une autre dimension: la Nouvelle Vague ayant pris conscience d’elle-même. Le film est en couleur et gorgé de références intertextuelles. C’est encore bon, mais la dense et capiteuse flamboyance intello fait désormais partie intégrante du tableau. Alignez-vous en conséquence. Cuistrerie picturale, littéraire et cinématographique garantie. Jean-Paul Belmondo nous lit à haute voix un ouvrage sur l’histoire de l’art moderne. C’est un film de cavale (road movie), un genre qui a un peu mal vieilli à mon avis. Je conclus de cet exercice assez hirsute que je préfère Anna Karina en pantalon qu’en robe. Vous admettrez avec moi que c’est une conclusion artistico-herméneutique un peu courte. Ceci dit, Godard et les couleurs vives sont solidement et intelligemment compatibles. Jean-Paul Belmondo se badigeonne la gueule en bleu. Je le redis, ça passe encore. Juste une honnête opportunité de comprendre que désormais Godard ne se fera pas que des amis chez les critiques.

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La chinoise (1967): Ce film irrésistible préfigure Mai 68. Trois garçons et deux filles étudiants de l’Université de Nanterre, passent l’été ensemble dans un apparte joliment meublé où priment ouvertement les couleurs primaires. Ils sont (se veulent) maoïstes. Ils ont des tas de Petit livres rouges qu’ils empilent sur le lit rouge et cordent dans des étagères blanches. Ils sont jeunes, frais, bourgeois d’allure mais sans exagération (c’est écœurant de penser que ces jeunes gens sont des septuagénaires aujourd’hui, ou morts). Ils sont bien contrariés par ces fantoches que sont Pompidou et Malraux mais ils sont surtout frustrés par la ligne révisionniste anti-Mao du Parti Communistes Français. Ils s’identifient aux gardes rouges mais en même temps c’est pas sérieux une seule minute. C’est empesé, hiératique, grotesque. Ils se font faire des conférences par des invités, se chahutent entre eux, jouent avec des mitraillettes et des bombardiers jouets et garrochent des Petits livres rouges de Mao sur un char d’assaut jouet pour protester contre l’agression américaine au Vietnam. On dirait un guignol. Ou des enfants qui font mumuse dans une garderie. C’est lumineux dans le caustique. Si joyeux, si triste. Si grave, si dérisoire. Extraordinaire.

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Week-end (1967): Un film de cavale mais celui là, franchement j’aime mieux que bien d’autres, dans le genre. On est dans du plus malpropre, plus déjanté, plus fou. Un jeune couple assez conformiste se rend chez de la parenté en conversant sur comment faire mourir les uns et les autres pour palper l’héritage. Mais ils vont s’y rendre comme on s’y rendrait dans un cauchemar. Il y a de la mort, du sang, des accidents, un interminable travelling-culte d’embouteillage et une ambiance de déglingue routière beaucoup plus sentie que dans Pierrot le fou. Ils rencontrent toutes sortes de personnages fictifs et semi-fictifs qui y vont tous de leur diatribe personnelle oniroïde. On nous embarque les terroristes tiers-mondistes marxistes-léninistes dans le truc, en plus et c’est vraiment pas triste. Comme dans Le petit soldat et La chinoise, la caméra adore saisir les séditieux en train de lire des ouvrages marxistes, léninistes ou maoïstes, souvent à haute voix. Des bagnoles font explosion, des anarchos mitraillent des bons petits citoyens dans la cambrousse. Je cherchais intensément Michèle Breton dans ce foutoir et je ne l’ai pas vraiment trouvée. Et, exactement comme dans le cas d’un cauchemar, je ne me rappelle plus exactement comment ça se termine.

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Voilà. Et ce gars a fait plus d’une soixantaine d’autres films. Salut Godard. On t’en doit toute une. On continue de te méditer. Il faut confronter les idées vagues avec des images claires (inscription sur le mur de l’appartement, au tout début du film, dans La chinoise)…

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Il y a quatre-vingts ans, HOLIDAY INN

Posted by Ysengrimus sur 4 août 2022

Jim Hardy (Crosby), Linda Mason (Marjorie Reynolds), Ted Hanover (Astaire), Lila Dixon (Virginia Dale)

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Happy holiday, happy holiday
May the calendar keep bringing happy holidays to you
If the traffic noise affects you like a squeaky violin
Kick your cares down the stairs, come to Holiday Inn!
Irving Berlin, Happy holiday, 1942

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Il y a quatre-vingts ans pilepoil, la doucereuse comédie musicale Holiday Inn enchantait une certaine Amérique et s’installait tranquillement pour imperceptiblement fleurir et devenir un des plus grands succès cinématographiques et télévisuels de tous les temps. C’est —entre autres— le film où fut lancée la fameuse chanson de Noël White Christmas de Irving Berlin. Le titre français de ce classique indécrottable est, lui, parfaitement inepte (L’amour chante et danse). Il faudrait en fait que ça s’intitule, plus littéralement et plus fidèlement, L’Auberge des jours fériés (conférer le titre de la version italienne, La taverna dell’allegria, bien plus heureux déjà).

Jim Hardy (Bing Crosby) et Ted Hanover (Fred Astaire) sont deux collègues de travail de la scène des variétés new-yorkaises. Ce sont aussi deux charmants faux frères qui se tirent dans les pattes à qui mieux mieux et se jouent dans les cheveux intensivement, notamment pour ce qui concerne leurs affaires de cœur. Ils ont la frivole habitude de constamment se chaparder les dames qu’ils fréquentent, au fil de l’effervescence mi-énervée mi-évaporée de leur petite vie de gloriole. Jim (Crosby), c’est le chanteur aux trémolos d’or. Tendre et sirupeux, onctueux et calme, il est aussi passablement mou, bien fataliste et si peu affirmé. Ted (Astaire), c’est le danseur à claquettes, fringant, retors et fébrile. Il est aussi égoïste, direct, baratineur, malhonnête et fripon comme pas un. La solide collaboration professionnelle entre ces deux zèbres se complète donc d’une compétition interpersonnelle et émotive sans concession.

Au moment où la caméra démarre, Jim et Ted assurent un trio de variété au Midnight Club, une boite de nuit (fictive) de New York, en compagnie de la danseuse et chanteuse Lila Dixon (Virginia Dale). Le numéro en question raconte que Jim séduira l’objet d’amour du moment et ce, en chantant. Ted rétorque qu’il va, lui, la conquérir et ce, en dansant. C’est ici, justement, le moment où l’amour chante et danse (conférer le titre français du film, toujours maladroit mais au moins, enfin, minimalement explicable). Derrière la façade scénique, la réalité est plus cruelle et implacable. Une fois cette tournée terminée, Jim, le chanteur, et Lila (Dale) sont sensés se marier, se retirer sur une ferme au Connecticut et laisser Ted, le danseur, continuer la tournée seul. Mais l’entreprenant Ted a séduit Lila, dans le dos de Jim, et il s’apprête à partir en tournée avec elle. Femme moderne, Lila aime bien les deux hommes, mais elle préfère sa vie de danseuse et de chanteuse à une bien improbable carrière de fermière. Elle choisit donc, des deux, celui qui lui assure le programme qu’elle revendique. Et cela se joue dans le dos de l’autre.

Trahi, Jim se drape dans sa dignité et se retire dans ses terres, en s’imaginant que la vie de fermier sera moins trépidante et plus reposante que celle de chanteur de charme. En une petite année, il va bien déchanter. Il trime comme un forçat, y compris les jours de congés, et il s’ennuie, en prime. Il finit donc par convertir son domaine fermier du Connecticut en un concept resto rustique et spectacle, l’Auberge des jours fériés. Elle ne sera ouverte que les jours de congés et on y invitera le tout New York à venir s’amuser, dans une ambiance thématiquement corrélée à l’ardeur festive du moment. L’univers des hommes qui entourent Jim est peu convaincu d’un tel programme de divertissement campagnard.

Pendant ce temps, l’univers des femmes ne chôme pas, lui non plus. Lila rencontre un millionnaire et se tire avec, abandonnant abruptement Fred, sans partenaire de danse. Mais surtout, mademoiselle Linda Mason (Marjorie Reynolds) fait discrètement son apparition. Aiguillée vers l’Auberge des jours fériés naissante par un gérant d’artiste peu scrupuleux qui lui donne le lieu comme l’espace rompu idéal pour amorcer sa jeune carrière, Linda (Reynolds) établit, justement le soir de la veille de Noël, sa jonction avec un Jim encore peu dégrossi mais parfaitement ouvert à l’idée de travailler avec une chanteuse et danseuse débutante qui apportera de la fraîcheur et de la verdeur à sa formule de divertissement. La suite des événement sera désormais ponctuée au rythme des jours fériés joyeusement jubilés, dans le vaste et rustique Holiday Inn

Le Jour de l’An (New Years Day —  1 janvier) voit Ted recevoir sur New York le télégramme de Lila lui annonçant qu’elle se casse avec son millionnaire. Ted prend une cuite solide et se présente, rond comme une bille, à l’Auberge des jours fériés. Il danse alors, dans la foule, avec une mystérieuse inconnue, nulle autre que Linda, et il découvre ainsi qu’il voudrait bien l’avoir comme nouvelle partenaire de danse, en remplacement de la traîtresse qui le quitta. Jim voit la chose d’un fort mauvais œil. Voici encore le fichu danseur à claquettes sans conscience qui s’en vient lui voler la fille dont il est en train de s’enticher. Mais Ted était trop beurré pour reconnaître indubitablement la nouvelle danseuse. Il va lui falloir mieux écornifler l’affaire.

L’Anniversaire d’Abraham Lincoln (Lincoln’s Birthday — 12 février) voit Ted revenir vite fait à l’Auberge des jours fériés. Il vaut absolument retrouver la mystérieuse danseuse du Nouvel An et lui proposer de devenir sa partenaire de danse. Jim, trop couillon pour s’affirmer devant son collègue, convertit le numéro commémoratif sur Lincoln en blackface. Cela permet à Jim de déguiser Linda en afro-américaine écouettée, la rendant ainsi méconnaissable à son ennemi qui la cherche partout, dans la salle de l’auberge. Ce numéro, dont on ne peut désormais plus dire le bien qu’on en pense, si on en pense du bien, frappe ce film de mort, car le blackface, de nos jours, est abstraitement considéré comme une pratique raciste et ce, sans distinguo de contenu. Certaines stations de télévision américaines, de nos jours, quand elles repassent Holiday Inn, en excisent ce numéro, sans sommation.

La Saint Valentin (Valentine’s Day — 14 février) a lieu deux jours plus tard. Là, Ted ne se fait pas avoir. Il arrive au moment de la répétition, trouve tout le monde en train de travailler, s’empare ouvertement de la danseuse, et danse avec elle, tandis que Jim a le dos tourné, au piano. La jonction s’établit entre Linda et Ted. C’est une rencontre et une harmonie assez froide, strictement professionnelle… mais Jim sait bien ce qu’il advient à terme, des relations professionnelles de ce coquin de danseur à claquettes avec les personnes du sexe opposé. Couillon et trouillard, Jim a déjà fait une proposition maritale molle et mal ficelée à Linda. Celle-ci se considère donc informellement fiancée au chanteur fermier. Or, il y a quatre-vingts ans, les filles étaient déjà plus fidèles à leurs engagements que les garçons. Quoi de nouveau, sous le vaste mouvement du soleil des saisons.

L’Anniversaire de George Washington (Washington’s Birthday — 22 février) voit la première répétition formelle de Linda et de Ted, coéquipiers dans un numéro de menuet évoquant l’époque du mythique président perruqué qui, soit disant, ne mentait jamais. Jim, toujours au piano et flanqué d’un petit orchestre à sa solde, sabote sciemment le numéro de danse, en en alternant abruptement les rythmes musicaux. Linda ne prend pas encore conscience du fait que ce timide cultivateur musical est en train de bien lui saboter sa carrière naissante, pour des raisons inarticulées d’exclusivisme sentimental. Ted, pour sa part, est frontal avec Linda. Il lui fait ouvertement des propositions professionnelles et sentimentales qu’elle refuse, toujours fidèle à son engagement avec Jim, qu’elle préfère. Ted, dont les scrupules ont peu de poids s’ils existent, est fermement déterminé à ne pas lâcher prise. Il retourne pour le moment à New York, sans partenaire de danse.

Le Dimanche de Pâque (Easter Sunday — date variable en avril) nous présente un charmant numéro de promenade en calèche printanière des deux amoureux campagnards. La séquence se termine sur le retour faussement impromptu et attendri de Ted à l’Auberge des jours fériés. Il veut renoncer à l’effervescence illusoire de la ville et s’installer à la campagne en compagnie de ses deux grands amis Jim et Linda. Jim se méfie, il attend la prochaine trahison de Ted. Il sait que le danseur chapardeur est là pour lui soutirer cette jeune femme dont, d’autre part, Jim ne sonde ni ne jauge l’opinion sur le tout de la question. Dans l’intervalle, une autre nouvelle se met à circuler. Rien ne va plus entre Lila —la partenaire naturelle de Ted— et son millionnaire. Apparemment, le rupin ne détenait pas des millions, il devait des millions. Lila est donc de retour sur la scène des variétés new-yorkaises. Ce tuyau capital n’est pas tombé dans l’oreille d’un Jim sourd.

La Fête Nationale Américaine (Independence Day — 4 juillet) va voir culminer la gloire de l’Auberge des jours fériés. Des producteurs hollywoodiens sont dans la salle pour étudier le concept. Jim va donc porter son grand coup de sabotage égoïste dans la carrière de Linda. Il va téléphoner à Lila à New York et l’inviter à l’auberge. Il va ensuite soudoyer son chauffeur de taxi attitré pour que Linda ne parvienne pas à la même destination. Jim veut remplacer Linda par Lila pour que les hollywoodiens chopent le vieux couple de danseurs, Lila et Ted, et lui laissent son amoureuse tranquille sur la ferme. Le vieux chauffeur de taxi soudoyé reconduisant Linda braque son véhicule dans un lagon. Il croit sa mission accomplie mais Linda ne se laisse pas faire. Sale et trempée, elle s’empresse d’aller faire du stop. Une automobiliste la ramasse. C’est Lila. Les deux femmes établissent involontairement leur jonction semi-compétitive et Linda comprend la perfide manœuvre. On est en train de la remplacer par Lila comme partenaire de danse de Ted pour que les hollywoodiens ne voient qu’eux et pas elle. Invoquant le prétexte d’un raccourci, elle amène Lila à braquer sa bagnole dans le même lagon où repose encore son taxi de tout à l’heure. À l’auberge, après un numéro endiablé avec des pétards performé à la frime par Ted en solo, Linda arrive sur les lieux et c’est la mise au point champion. Elle comprend enfin que Jim la sabote pour la garder pour lui. Elle lui dit qu’elle n’apprécie pas ce genre de combine, et, dépitée sinon séduite, elle finit par accepter de devenir la partenaire de danse de Ted.

L’Action de Grâce américaine (Thanksgiving — quatrième jeudi de novembre, avec flottement entre 1939 et 1944 —hésitation entre quatrième et cinquième jeudi de novembre—, en vertu de l’incident historique du Franksgiving) est un jour solitaire pour Jim. Les hollywoodiens ont acheté son concept de l’Auberge des jours fériés et ils sont à monter un film à Hollywood, (en Californie, de l’autre bord du continent donc) autour de ce thème original. Jim écrit les chansons depuis sa ferme du Connecticut et il les envoie à Linda, sous forme de disques et de plis postaux. Ted et Linda ont annoncé leur mariage prochain. Mangeant sa dinde et ses patates tout seul, Jim se fait alors expliquer par Mamie, sa servante noire (Louise Beavers), comment il doit se comporter pour être un vrai homme sachant parler authentiquement à la femme qu’il aime. Est-il trop tard?

La Noël (Christmas — 25 décembre) voit la fringante conclusion californienne du tout des choses. Je ne vous la livre pas mais je vous concède que c’est une fin heureuse. Une chute charmante, en quatuor, qui voit pourtant surtout émerger et bien s’installer une cinquième vedette immense et immortelle, elle, l’indémodable chanson de Noël White Christmas.

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J’adore ce film. Je le revois fréquemment (habituellement dans le temps des fêtes), pour son charme vieillot de comédie musicale, certes, mais aussi pour sa sourde et subtile intelligence. La réflexion sur les relations homme-femme de cet opus vieux de huit décennie n’a, elle, pas pris une seule ride. J’en tire une autocritique permanente sur les cruciales questions de sexage, tout en tapant du pied sur les numéros chantants et dansants de Irving Berlin. À moi la permanente et percolante rencontre de l’intellectif et du divertissant.

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Holiday Inn, 1942, Mark Sandrich, film américain avec Bing Crosby, Fred Astaire, Marjorie Reynolds, Virginia Dale, Walter Abel, Louise Beavers, 101 minutes.

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Le premier CONAN LE BARBARE… celui d’Arnold

Posted by Ysengrimus sur 15 juin 2022

Conan_the_Barbarian

Il y a quarante ans se dressait le premier de tous les Conan… Je me suis sensiblement rapproché de Conan le Barbare dans des conditions parfaitement inattendues. J’ai vu, il y a quelques années, le très beau film intimiste The Whole Wide World (1996, avec Renée Zellweger et Vincent D’Onofrio), basé sur le récit autobiographique d’une incisive institutrice d’anglais du Texas, Novalyne Price (1908-1999), relatant sa brèves et tumultueuse relation, entre 1933 et 1936, avec un écrivain névropathe, dépressif et complètement obsédé par son écriture, un certain Robert Ervin Howard (né en 1906 – mort en 1936, d’un suicide par arme à feu). Précurseur quasi-visionnaire de la littérature du genre fantasy, Robert Ervin Howard créa, en 1932, le personnage de Conan le Barbare, dans une série de ces petits romans à grand tirage que les américains désignent sous le terme difficilement traduisible de pulp fiction. Un demi-siècle plus tard, le long-métrage Conan the Barbarian allait lancer en grandes pompes la carrière cinématographique du culturiste autrichien Arnold Schwarzenegger, ex-gouverneur de Californie. Mes fils Tibert-le-chat et Reinardus-le-goupil sont des consommateurs assidus de la littérature fantasy contemporaine et l’idée de les raccorder aux sources de ce genre, en compagnie de l’incontournable Arnold, m’anima, quand je me procurai le disque de ce film. Je l’avais vu moi-même dans les années 1980 et en avait gardé, ma foi, un souvenir tout à fait favorable, auquel le récit poignant de Madame Novalyne Price donna par après et donne encore aujourd’hui un singulier relief émotif.

La saga de Conan nous est relatée d’une voix tonnante et sépulcrale par le sorcier Akiro (campé solidement par Mako Iwamatsu). Il s’agit d’un temps sauvage, cruel et couillu qui se situe entre la préhistoire et les toutes premières époques historiques, le temps qui suivit l’engloutissement de la mythique Atlantide, et dont nous avons tout oublié. Dans les neiges du pays nordique de Cimmeria, Conan enfant apprend de son père l’importance de l’acier, métal dont on fabrique ces outils précieux et ces armes fines et puissantes qui ne vous trahiront jamais. Mais l’acier et le savoir métallurgique causeront la perte des Cimmériens. Leur village est envahi par les cavaliers intrépides de Thulsa Doom (joué par un James Earl Jones chevelu, stoïque et terrifiant), flanqué de ses deux sbires, l’homme au marteau de combat et l’homme à la triple hache. Les hommes et les femmes du village (dont les parents de Conan) sont massacrés, les pièces métalliques volées et les enfants emmenés en esclavage. Conan va passer vingt ans à pousser la barre rotative d’un immense puit, dans une steppe désertique, avec les anciens bambins de son village. Tous les autres esclaves vont mourir d’épuisement, tandis que Conan, infatigable, poussant sans répit l’immense barre rotative du grand puit, survivra et se développera une gonflette schwarzeneggeresque. Un jour, un montreur d’hommes forts l’achète. Conan adulte (Arnold Schwarzenegger, qui avait trente-deux ans lors du tournage) sera gladiateur. Il se familiarisera graduellement avec la violence inouïe, le combat sans concession et la gloire poissée de sang de l’arène. On l’emmènera en Extrême Orient, où il apprendra le maniement du sabre. Sa renommée grandira tant et tant qu’un jour, sur un coup de cœur, son maître l’affranchira.

Pendant toutes ces années, l’étendard brandi par les cavaliers ayant envahi son village natal et tué ses parents est resté imprimé dans la mémoire de Conan: deux serpents incurvés se faisant face au dessus d’une lune et d’un soleil levant. Presque sans y penser vraiment, Conan cherche cet insigne. Mais, ignorant, éperdu, plus fort qu’astucieux, plus costaud qu’industrieux, il erre. Dans son errance, il rencontre Subotai (Gerry Lopez, dans un superbe travail d’acteur de soutien), un archer asiatique de la nation des Hyrkaniens. Le pauvre Subotai n’en mène par large. Ses ennemis l’ont enchaîné à un roc pour qu’il se fasse dévorer par les loups. Conan le libère. Les deux nouveaux amis s’installent dans la steppe, sous un ciel de fer, pour une petite tambouille vespérale et nous servent LE dialogue du film (il faut au demeurant noter qu’Arnold Schwarzenegger a très peu de lignes de texte dans ce film. C’est d’ailleurs tout à son mérite car il campe son rôle quasi muet avec une intensité étonnamment crédible). Conan demande donc à Subotai quelle divinité il vénère. Subotai, solide et mystérieux, répond qu’il rend un culte aux Quatre Vents de l’Horizon qui sont invisibles mais soufflent sur la totalité du monde. Subotai demande ensuite à Conan quelle divinité il vénère, lui-même. Carré, presque enfantin, Conan explique qu’il rend un culte au Géant Crom, puissant guerrier mythologique qui lui demandera des comptes à la fin de ses jours sur sa propre vie de guerrier et le bottera hors du Walhalla en se foutant de sa poire si le bilan n’est pas satisfaisant. Subotai ricane doucement et explique calmement que les Quatre Vents de l’Horizon soufflent sur la totalité du monde INCLUANT le Géant Crom, qui n’est jamais qu’un gros et grand gaillard de plus, ayant le ciel au dessus de sa tête, comme tout le monde. La puissance des Quatre Vents de l’Horizon prime, car ils sont invisibles, intemporels, vastes et omniprésents. Abasourdi de voir la description de sa divinité anthropomorphe enveloppée dans le syncrétisme spontané d’un baratin bien plus articulé que le sien, Conan, subjugué par la solidité du développement de Subotai sur sa propre divinité, cosmologique elle, se met à regarder le ciel venteux et tumultueux de la steppe avec une inquiétude renouvelée. Le tout ne dure que quelques minutes, mais c’est à se rouler par terre de finesse ironique.

De fait la thématique religieuse et, surtout, sa critique va s’avérer devenir graduellement un des sujets centraux du film. Conan et Subotai arrivent à Shadizar, ville où, entre autres, ils se drogueront avec une plante euphorisante et feront la fête, comme les larrons en foire qu’ils sont. Mais à Shadizar, ils trouveront aussi une tour frappée du symbolisme du serpent et servant de temple à une curieuse secte assassine qui, selon les citadins de Shadizar, semble se répandre un peu partout dans la contrée. Au moment d’escalader ladite tour, Subotai et Conan tombent sur Valeria (campée, toute en force et tristesse contenue, par une Sandahl Bergman majestueuse), voleuse de grands chemins qui, elle, escalade la tour aux serpents parce qu’elle entend y chaparder l’oeil du serpent, une gemme grosse comme un œuf de poule. On s’allie sans coup férir, dans l’inévitable association des larrons, investit la tour, pour découvrir qu’y niche effectivement une secte qui procède à des sacrifices humains en jetant des jeunes filles en fleur, mystifiées et consentantes, dans la fosse d’un immense boa constrictor. On tue le serpent, chaparde les bijoux, et retourne faire la fête en ville. Conan et Valeria tombent dans les bras l’un de l’autre. Les scènes d’étreintes passionnelles entre ces deux superbes statues humaines sont particulièrement réussies, sans excès, sans complaisance, brèves, furtives, touchantes et convaincantes – un beau travail de rôle, muet toujours, pour l’acteur et l’actrice. On se drogue et s’empiffre (le fond bouffon de Schwarzenegger apparaît nettement dans ces moments truculents) pour finir par se faire épingler par les constables du roitelet local qui promet une pluie de rubis aux trois larrons s’ils lui ramènent sa fille, endoctrinée et mystifiée par cette secte au serpent bizarre que personne n’ose affronter. Un contentieux se manifeste alors entre les deux amoureux. Valeria, la tête bien froide, juge que la lucrative mais dangereuse entreprise est réalisable, si on va ramasser ladite princesse (jouée par Valérie Quennessen) et se casse en douce, sans faire de vagues. Mais si les pulsions vengeresses de Conan entrent dans l’équation, rien ne va plus. Valeria demande à Conan s’il a bien compris le programme. Celui-ci reste, encore une fois, muet.

Je vous épargne le détail de la suite en vous signalant simplement que je ne vous ai relaté ici que l’infime introduction de la tragique saga de Conan. Les aventures épiques, titanesques, picaresques et abracadabrantes ne font que débuter. Les trois larron se rendront bel et bien à la montagne de la Secte du Serpent, sauveront la princesse endoctrinée, la désendoctrineront dare-dare et complèteront la quête, au prix de souffrances et de sacrifices infinis, dont le sorcier Akiro, qu’ils rencontreront dans un champ de menhirs concentriques genre Carnac, sera le plus fidèle témoin. Thulsa Doom (toujours notre James Earl Jones, de plus en plus exorbité et effarant), l’ancien envahisseur du pays de Cimmeria et assassin des parents de Conan, est maintenant nul autre que le puissant chef de cette secte nocive. Il est adoré par une multitude de mystiques en défroques blanches ku-klux-klanesques. Le ton et le traitement de ces moments et de ces scènes font qu’il est vraiment difficile de ne pas rapprocher cette «secte de Doom» de la fameuse Secte de Moon, qui sévissait tant dans les années du tournage du film. S’ajoutent à cela, une crucifixion pas laudative et pas marrante du tout, une allusion subtile et douloureuse à la fameuse bataille du fossé des musulmans, une ferme requête aux divinités du champ de menhirs concentriques de bien se tenir à leurs places, bref… Il est bien clair que la religiosité et le mysticisme ne sont pas des valeurs pour Conan et ses hardis compagnons…

Il y a, l’un dans l’autre, dans Conan the Barbarian, un charme indéfinissable et une intelligence sourde. C’est une superbe introduction à toute cette culture fantasy si importante pour nos jeunes contemporains. Le film n’a pas pris une ride. Les effets spéciaux à l’ancienne y tiennent parfaitement la route et vous reposent, en fait, de tout le flafla animatronique contemporain. On se laisse finalement emporter en se rendant compte qu’on n’a pas besoin de trop jouer le jeu pour que le charme opère. Mon fils puîné, Reinardus-le-goupil, a applaudi à chaudes mains. Mon fils aîné, Tibert-le-chat, a eu ce mot, au moment du générique de fin: je t’assure qu’il y a là-dedans indubitablement la source de ce qu’on retrouve dans de nombreux développements de la littérature fantasy de notre temps. Cela fait donc de Robert Ervin Howard rien de moins que le précurseur d’un genre (comme Aldous Huxley, son contemporain, pour la science-fiction – Brave New World datant aussi de 1932) et cela fait du film Conan the Barbarian un superbe portail d’introduction au susdit genre fantasy.

Conan the Barbarian, 1982, John Milius, film américain avec Arnold Schwarzenegger, James Earl Jones, Sandahl Bergman, Gerry Lopez, Mako Iwamatsu, Valérie Quennessen, 129 minutes.

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TOMAHAWK (film documentaire de Nicolas de la Sablonnière, 2017): quatre saisons pour sculpter le monde

Posted by Ysengrimus sur 7 juin 2022

Sainte-Rose-du-Nord (région du Saguenay, Québec)

Faut qu’la roche a l’aille peur…
Thomas Meloche

En 2016, l’artiste multidisciplinaire et cinéaste Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo) a filmé, doucement et méthodiquement, le sculpteur sur pierre, bois et glace Thomas Meloche, pendant une séquence d’une année. Le résultat, splendide, est un film documentaire d’une heure et vingt-trois minutes sur ce sculpteur hyperactif et son entourage familial, social et professionnel. Tous ces gens sont installés à Sainte-Rose-du-Nord, un village touristique, renommé pour son originalité ethnoculturelle, se trouvant dans la région du Saguenay, au Québec.

Ce solide documentaire vaut comme objet esthétique en lui-même. On y retrouve trois éléments forces superbement dominés. D’abord, une cinématographie léchée, majestueuse, nous saisit dès les premières minutes de visionnement. On sent la matière, dans ses textures, ses concrétudes et ses couleurs, presque aussi intimement que le fait le sculpteur que nous allons découvrir. Ensuite, une aptitude discrète mais particulièrement sentie et chaleureuse à mener, caméra en main, des entretiens, y compris des échanges avec des enfants, permet d’aller chercher la finesse des rapports humains, sans lourdeur et sans ostentation. Finalement, le montage et le découpage descriptif et narratif de l’opus est singulièrement efficace et d’autant plus heureux qu’il œuvre à nous faire découvrir un artiste aussi foisonnant que passionnant, ce Thomas Meloche à la fois sage, magnétisant et singulièrement sympathique.

L’opus se subdivise en quatre parties, bien découpées, reproduisant le rythme tranquille des saisons.

  • L’HOMME DE PIERRE (2:39). Nous sommes en été et Thomas Meloche travaille sur un personnage de granit, un homme debout, d’allure paysanne ou montagnarde et portant un chapeau à larges bords. C’est au marteau, au ciseau et à la meule et quand tu es écœuré, il faut arrêter. On voit le résultat prendre forme tout en découvrant, par touches, la sérénité verbale du sculpteur, qui nous parle doucement de ce qu’il fait. Il travaille en extérieur, sous le soleil. Une amie commente l’œuvre, trouvant le personnage courtaud et curieusement dimensionné. Thomas Meloche défend ses choix esthétiques, sans se démonter. Des touristes français viennent admirer son travail en cours d’exécution. Il interagit avec eux comme un vrai homme public discret qui connait implicitement l’importance de l’apport des visiteurs-mondes. Puis, abruptement, l’intégrité de l’œuvre va se voir compromise par un petit drame. Quelques jours après la visite des touristes, la sculpture est terminée. Le sculpteur cherche à chasser du pied une petite cale (une shim) se trouvant sous la statue. Un faux mouvement a lieu et l’œuvre bascule et se casse en deux, au niveau des reins et du thorax du personnage. Menu mystère paranormal, l’acheteur de la statue (dont on découvrira plus tard qu’il ressemble un peu au perso de granit) s’est fait un tour de rein, le même jour. Notre statuaire ne se laisse pas démonter. Il sable les deux portions fracturées de sa statue et, avec force tiges de métal, colle et l’aide d’un bouteur pour soulever le torse et le replacer, il répare la statue et la livre dans les délais. Résultat obtenu. Les courts entretiens avec les jeunes fils de Thomas Meloche, qui commentent le travail de leur père, sont particulièrement réussis, tant cinématographiquement que verbalement. Eux aussi préfèrent le résultat sculptural qu’ils jugent satisfaisant à la démarche, qu’ils jugent oiseuse.

  • L’HOMME DE BOIS (25:06). Nous voici en automne et Thomas Meloche œuvre maintenant à ce que les citoyens de la République Domaniale appellent un dieu dans le bois. Il s’agit d’une sorte de figure totémique artisanale qui est façonnée, au ciseau et à la tronçonneuse, à même le segment enraciné d’un arbre. Le travail se fait donc directement sur le terrain de la cliente, qui a loué les services du sculpteur pour donner cette dimension sculpturale à un restant d’arbre-souvenir se dressant, de longue date, sur son terrain. La statue joue donc de dispositions totémiques et, fatalement, c’est une superposition de figures hirsutes, aux détails sophistiqués et perfectionnés. La partie supérieure de l’œuvre ressemble à une sorte de tête de hibou fantastique, aux yeux à la fois creux et vifs. L’ensemble, totalement exempt d’écorce, est suffisamment haut pour que le sculpteur doive grimper sur un échafaud pour le parachever. Comme nous sommes sur les lieux de l’évènement, le cinéaste saisit l’opportunité pour mettre en forme un petit entretien avec l’acheteuse de l’œuvre. Elle nous décrit, avec beaucoup de simplicité et de naturel, l’ensemble des émotions que lui suscitent l’émergence de l’œuvre hors du corps de son vieil arbre. Thomas Meloche au travail en arrive au moment où il doit vernir la statue de bois. Il partage verbalement ses vues sur la sensualité du travail de vernissage qu’il décrit très en détails. On sent un artiste intime avec la matérialité concrète de toutes les étapes de son travail. En même temps, le documentaire s’élargit graduellement en direction de l’entourage social et familial de Thomas Meloche. Ce sera l’occasion de mieux découvrir ses deux jeunes fils et un voisin-comparse qui procède à l’abattage des moutons et des poules de leur petite ferme vivrière. L’automne, saison de l’abondance, bondance.

  • L’HOMME DE GLACE (45:16). Et c’est le temps de l’hiver… Là, pour Thomas Meloche et sa petite équipe de compagnons et compagnes journaliers, c’est la saison haute. On entre dans le monde spectaculaire et saisissant des sculptures sur glace. On sent aussi la forte dimension touristique de toute l’entreprise (d’éphémères scènes carnavalesques de festivals hivernaux nocturnes nous font bien sentir que, là, il y a de l’action et du commerce extérieur à revendre). La partie la plus difficile à comprendre de tout l’exposé (d’autre part limpide) se trouve ici. Thomas Meloche et un de ses collègues produisent des parallélépipèdes de glace translucide qu’ils utiliseront pour certaines de leurs sculptures et constructions de glace. Ces blocs de glace sont produits grâce à un procédé de réfrigération présenté un peu trop allusivement (pour le modeste profane que je suis). Le sculpteur soutire aussi, au ciseau, une masse de glace du centre du parallélépipède translucide, sans nous expliquer exactement pourquoi il fait cela (alors que, curieux de tout ce qu’il tambouille, on aurait voulu savoir). Ceci dit, toute cette portion hivernale de l’opus reste une des plus spectaculaires. Les statues et monuments de glace, érigés sur ce qui semble être la place d’une ville nordique de taille moyenne, sont colossales et mirifiques. Thomas Meloche et ses équipiers et équipières façonnent, entre autres, un bar à pitons, c’est-à-dire une sorte de taverne de glace littéralement, où des shooters seront déversés à travers les mamelles transparentes d’une louve romaine de glace. L’ambiance est celle de la préparation méthodique d’une exposition en plein air d’art éphémère monumental de glace. Il y a même un petit hôtel-iglou. C’est éblouissant. Ciseau en main, Thomas Meloche commente sereinement la beauté du matériau glace. Il le fait avec beaucoup de tendresse. On sent qu’il aime particulièrement ce segment musculeux, hivernal et tonique de son mode d’expression polymorphe.

  • LA NATURE DE L’HOMME (69:36). Au printemps, tout renait lentement. C’est le moment de prendre plus intimement la mesure de la nature de l’homme du jour, Thomas Meloche. Cet artiste vit de son art. Il est peintre et sculpteur. Les contrats se succèdent, en pagaille. Il manque parfois de temps pour se reposer. Il est aussi partiellement un amuseur public (un peu… pas trop, non plus). Il tient une ferme artisanale (moutons et volailles), fait du sirop d’érable, des parallélépipèdes de glace et du bois de chauffage. Il s’efforce de vivre en harmonie avec la nature, ses pairs, et la vie. Il est un père monoparental. Ses deux fils ont parfois un petit peu de misère à le suivre. Thomas juge (ironiquement, mais bon…) ne pas nourrir ses fils adéquatement. Les enfants d’artistes, ça a toujours faim… dit-il, même si la dimension efficacement commerciale de la démarche de l’artiste se poursuit, en rythme. L’acheteur du perso de granit accidentellement fendu en deux vient prendre livraison de son œuvre. Il ne souffre pas de la souffrance de sa statue mais, modestement, il la partage. On demande aux pairs de Thomas Meloche comment ils imaginent ce dernier à quatre-vingts ans. Une occasion originale et sympathique de prendre la mesure actuelle de l’hyperactivité du personnage, à travers les commentaires de prospective souriante de son entourage. Non, non… on ne veut pas vraiment qu’il vieillisse et, corolairement, on ne veut plus vraiment le quitter, non plus. Comme il envisage lui-même de vivre jusqu’à 144 ans, il y a espoir de le revoir… devant la caméra de Delasablo ou ailleurs…

TOMAHAWK, Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo), 2017, Antarez films et Z’m Prods, film documentaire de 123 minutes.

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LA GUERRE DES BOUTONS ou le choc des enfances

Posted by Ysengrimus sur 15 mars 2022

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Installer Reinardus-le-goupil devant le classique cinématographique français la guerre des boutons fut une expérience parfaitement tempérée et équilibrée. Reinardus-le-goupil n’aime pas le noir et blanc mais une histoire d’enfants l’intrigue encore. Neutralisation des ondes positives et négatives, donc. Il allait regarder, l’œil serein. Et il allait finalement aussi me faire relativiser mon souvenir, vieux, vague, vermoulu, de cette œuvre charmante et m’aider à mieux la comprendre, la dominer. Après tout. J’avais cinq ans de moins que mon fils puîné quand je me suis imprégné, l’œil écarquillé, de cet opus crucial.

Nous sommes à l’automne de 1962, il y a donc de cela soixante ans pile-poil (le roman La guerre des boutons de Louis Pergaud, dont s’inspire le film, se passait, lui, à l’automne de 1912). C’est la rentrée… et les ribambelles d’enfants des villages de Longeverne et de Velrans vont réactiver leurs vieux conflits. C’est le rappel des classes, dans tous les sens du terme. Ceux de Longeverne sont menés par Lebrac (André Treton), grand préadolescent boutefeu et frondeur, enfant battu, graine de racaille, petit dur. Ceux de Velrans sont sous la coupe de L’Aztec (Michel Isella), haut comme trois pommes mais teigneux, autoritaire, vif et pugnace. Nous nous retrouvons littéralement au cœur de la bande de ceux de Longeverne, en compagnie de Lebrac, de Grand Gibus (François Lartigue), de Petit Gibus (Martin Lartigue, l’irrésistible et inoubliable bougonneux de dix ans de l’affiche), de Marie-Tintin (Marie-Catherine Faburel, la seule fille de la bande) et d’une kyrielle de moutards (tous acteurs amateurs et figurants de la région de Saint Hilarion, France). Les chocs de combat des deux armées enfantines ont habituellement lieux dans les sablières s’étendant entre les deux hameaux. On s’y bat avec des épées de bois, non sans une certaine élégance formelle. On y fait des trêves ambivalentes pour soigner tous ensembles une patte cassée à un garenne. Reinardus-le-goupil sourcille déjà et, ce faisant, il capture la principale problématique du film : Ils se battent pour vrai ou c’est un jeu?

En fait, c’est un peu des deux: l’art fielleux et subtil de se prendre au jeu. Après un de ces chocs de combats semi-ludiques, un velransois est capturé par la bande de ceux de Longeverne. On le colle à un arbre et un dilemme apparaît. Lebrac dégaine son couteau de poche et, sous la vindicte de ses troupes, cherche ce qu’il pourrait bien sectionner à sa victime. Oreilles, nez, cheveux, zizi, hmmm… trop abrupt. Un choix déterminant est arrêté. On lui coupera tous ses boutons et on lui tranchera ses bretelles. Il rentrera chez lui piteusement dépenaillé et subira les foudres parentales. Voilà une option appropriée. Le code de la guerre des boutons est alors scellé. Lebrac, capturé lors du choc de combat suivant, verra L’Aztec et ceux de Velrans lui faire subir le même sort. À bon chat, bon rat… Mauvais comme un babouin, vindicatif, le petit chef de ceux de Velrans n’a pas trop d’imagination autonome, mais il sait pister l’ennemi longevernois dans sa logique, s’en inspirer et le serrer. C’est l’escalade. Boutons et bretelles deviennent, dès lors, des objets hautement précieux, quelque chose comme un trésor de guerre. Car l’idée désormais, c’est de disposer d’un flot ininterrompu de boutons de rechange, que Marie-Tintin pourra recoudre, rafistolant au mieux l’apparence vestimentaire des prisonniers de guerre malchanceux avant qu’ils ne rentrent chez leurs parents. Les boutons et les bretelles se stabilisent solidement comme butin, dans les esprits. Cela exacerbe les tensions et favorise une dérive inattendue. Lebrac «emprunte» un cheval de labour et monte au combat devant ses troupes sur son canasson. L’Aztec est en déroute, mais il n’a pas dit son dernier mot. Avec l’appui d’un traître anti-républicain (c’est que la bande des longevernois s’articule ostentatoirement comme la république égalitaire des enfants), L’Aztec repère la cabane que ceux de Longeverne se sont patiemment construit pour planquer leurs boutons et il la boute au tracteur. Après la cavalerie, les tanks, s’exclame le féroce fils de paysan velransois, qui a emprunté le véhicule agricole à son père pour «quinze minutes». Et c’est ici que la machine des guerres fantasques de l’enfance se met à sérieusement grincer pour les deux jeunes chefs. Lebrac fait torturer un peu trop fort le traître «royaliste» qui a causé la perte de leur superbe cabane aux boutons. Celui-ci, plus mort que vif, ses nippes en charpie, traverse le village en larmes et ses parents s’en mêlent. Petit Gibus est capturé et rossé. La bande de ceux de Longeverne est démantelée par les adultes de leur village et Lebrac, qui craint la cuisante brutalité paternelle, fuit se cacher dans la forêt. On le recherchera, par groupes de rabatteurs adultes. Un arbre sera abattu, un garenne sera sacrifié. Tout un monde de petites choses si précieuses en enfance s’effondrera pour ce tout jeune homme, cet été là, sans possibilité de retour. L’autre chef de bande, L’Aztec, en boutant la cabane de l’ennemi, a fait tomber en panne le tracteur flambant neuf de son vieux. La machine ne peut plus bouger. L’Aztec ne peut pas la ramener. Désespoir insondable. Victoire à la Pyrrhus. L’Aztec subira donc aussi les cuisantes conséquences de la petite délinquance en déliquescence. Les deux chefs sont mis en pension par les adultes et, du coup, ce fameux automne là, «les autres se sont mis à grandir», pour reprendre le beau mot de Plume Latraverse.

Une vision tendre, chafouine, grinçante, drolatique du coming of age et de la fin de l’enfance, mise en contraste avec le ridicule bien tempéré d’une joyeuse petite troupe d’acteurs adultes dont le jeu, féroce et dérisoire, supporte celui des enfants avec un brio imparable. Pas trop de rectitude non plus, dans ce temps là… Oh là là. Les gamins, Petit Gibus en tête, boivent du calva et fument des gauloises. La scène de la bande de ceux de Longeverne buvant, fumant et gueulant, dans leur cabane pleine de boucane, vous casse la rectitude sous vous, comme on casserait de bien fines échasses. Elle avait déjà pris un bon coup dans les jarrets au moment des scènes de nus guerriers, toutes classiques désormais… Et, indécence des indécences, l’unique petite fille fait le ménage dans la cabane et raccommode les boutons sectionnés. Son rôle est solide, hiératique, intense, quoique presque muet. Ce n’est plus un Stéréotype, c’est carrément un Type. Le Type Rectitude-oh-pas-cette-fois-ci… Cette fois-ci, c’est la pleine insouciance canaille et garçonne d’autrefois, y compris celle des cinéastes!

Quand j’avais vu tout ce film, vieux maintenant de soixante ans (pile-poil), vers mes douze ans j’en avais gardé un souvenir vif et, l’un dans l’autre, assez terrifiant. Les moments de dissolution du monde enfantin par la rudesse et l’intransigeance adulte m’avaient durablement secoué. Et cette guerre des boutons, c’était purement une vraie de vraie guerre, dans mon regard abasourdi du temps. Aujourd’hui, bien, pour des raisons dont vous prendrez acte au moment de découvrir la toute dernière réplique du film, c’est mon puîné-plus-vieux-que-moi (dix-sept ans, lui, à l’époque) qui s’avère avoir raison au sujet de cette fiction folâtre. Tu vois, ils ne se battaient pas pour vrai, c’était un jeu, dira Reinardus-le-goupil, en épilogue. Et c’est moi qui, à douze ans, m’était, de fait, pris au jeu de l’effritement rageur et minuscule de ma propre enfance perdue.

La guerre des boutons, 1962, Yves Robert, film français avec Martin Lartigue, André Treton, Marie-Catherine Faburel, Michel Isella, François Lartigue, 90 minutes.

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Dialogue intemporel entre Peppone et Don Camillo

Posted by Ysengrimus sur 15 janvier 2022

Don Camillo (Fernandel) et Peppone (Gino Cervi)

Don Camillo (Fernandel) et Peppone (Gino Cervi)

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Il y a soixante-dix ans (en 1952) s’amorçait le très populaire cycle cimématographique de Don Camillo, mettant en vedette Fernandel (dans le rôle de Don Camillo) et Gino Cervi (dans le rôle de Peppone). Le canon (si on me passe le mot) des films incorporant ces deux personnages tels que joués par ces deux acteurs est: Le petit monde de Don Camillo (1952), Le retour de Don Camillo (1953), La grande bagarre de Don Camillo (1955). Don Camillo Monseigneur (1961) et Don Camillo en Russie (1965). Ces deux personnages du notable laïc et républicain (ou communiste) et du curé réactionnaire et irrationaliste (ou légitimiste) se chamaillant sans fin, parfois de façon stérile parfois de façon un petit peu plus féconde, pour l’influence et l’ascendant sur une commune de province ont au moins un duo de grands ancêtres. En effet, dans Madame Bovary de Gustave Flaubert (1857), l’abbé Bournisien et le pharmacien Homais, deux notables en vue de la commune fictive de Yonville, nous servent un peu la même mixture interactive, avec des résultats tout aussi incertains. Et il en existe d’autres exemples. Mais il reste que Don Camillo et Peppone ont porté ce dualisme taquin et railleur de la lutte des classes au niveau éthéré d’un grand stéréotype culturel. À mesure qu’il rapetisse tout doucement dans nos mémoires, tout le siècle dernier, en fait, s’y encapsule.

Don Camillo et Peppone sévissent eux dans la commune italienne bien réelle de Brescello. Leur interaction se joue principalement entre 1943 et 1963 (du temps de la Résistance au temps de la Détente). Ici, juste ici, dans le petit monde d’Ysengrimus, leur échange se veut indissolublement intemporel. Ils sont silencieusement revenu dans leur pays, entre la rivière et la montagne, le temps d’une dernière passe d’arme savoureusement ambivalente, enchevêtrant, comme toujours, le vouvoiement et le tutoiement, la complicité et la lutte, la ferveur bouillante et le calme olympien…

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Don Camillo, curé de Brescello: Monsieur le maire?

Giuseppe Bottazzi dit Peppone, maire de Brescello: Monsieur le curé?

Don Camillo: Qu’est-ce que vous fichez-là?

Peppone: Mais… je vous renvoie la question, mon archiprêtre.

Don Camillo: Je ne le sais pas trop, pour le coup. Mais, ouf… as-tu vu la date en entête de cette feuille? Quinze janvier de l’an de grâce 2022.

Peppone: Y a pas… c’est passablement futuriste et moderniste comme date.

Don Camillo: Il n’y a pas de doute possible. Nous voici au paradis.

Peppone: Oh dites. Vous n’allez pas encore vous mettre à me ressasser vos légendes réactionnaires. Il n’y a absolument aucune preuve de ce que vous affirmez.

Don Camillo: Doux seigneur Jésus, expliquez-lui une bonne fois que nous sommes en paradis.

Voix de Jésus: Ne me mêle pas à tout ceci, Don Camillo.

Don Camillo: Mais seigneur… tout de même…

Peppone: Vous continuez d’entendre des voix dans le jubé bringuebalant de votre caboche, mon archiprêtre?

Don Camillo: Oh toi, de voix, tu es sur le point d’en entendre une aussi, tiens, celle de ta conscience, et nulle autre. Mais… mais… parlant de conscience. On dirait que la mienne s’élargit soudainement.

Peppone: La mienne aussi. Toutes les informations historiques se tenant entre 1962 et 2022 défilent en rafale dans ma tête. Soixante ans d’histoire viennent de débouler tapageusement sur le tambour de ma mémoire, d’un seul bloc.

Don Camillo: Moi aussi. Oh, oh… Effondrement et démantèlement de l‘URSS et de tout le bloc de l’Est, à partir de 1991. Mais c’est extrêmement intéressant.

Peppone: Montée en force de l’athéisme et déréliction généralisée dans toutes les cultures de la terre. Très intéressant. En effet.

Don Camillo: Oh, monsieur le maire. Voyez-vous ce que je vois, à travers tout ce tourbillonnant bazar socio-historique? Il y a une statue en bronze de vous grandeur nature dans une rue de notre belle petite commune de Brescello.

Peppone: il y en a aussi une de vous, mon archiprêtre. Mais c’est charmant et pittoresque tout plein.

Don Camillo: Oui, oui… Je vois la mienne, maintenant aussi, oui. Elle est bien mieux que la vôtre. Je suis mille fois plus ressemblant.

Peppone: Chacun son opinion.

Don Camillo: Sinon, ils sont drôlement vêtus, nos petits compatriotes de Brescello, tu ne trouves pas, Peppone?

Peppone: Oh que si. Mais pourquoi ils parlent tous d’un air pensif dans cet étrange talkie-walkie vitré, sans antenne. Ils en ont tous un.

Don Camillo: C’est pas un talkie-walkie, dis, patate. Regarde-les plus attentivement. C’est un petit appareil photo.

Peppone: Mazette. Il me semble bien que c’est un peu les deux. Qu’est-ce que c’est que ce monde?

Don Camillo: Je ne le sais pas du tout. En tout cas, ma belle petite chapelle, elle, elle est toujours à sa place. Mais elle me semble bien vide et désâmée.

Peppone: Pas la moindre insigne, affiche ou bannière avè le marteau et la faucille.

Don Camillo: Mais qu’est-ce que c’est que cette époque?

Peppone: Oh… on… on me fera quand même pas croire qu’une réalité aussi fondamentale et universelle que la lutte des classes est disparue. Té, je sens qu’on nous cache quelque chose, dans ce petit monde d’ici et de maintenant.

Don Camillo: Dieu aussi est une réalité universelle, mon bon ami. Qu’on ne vienne pas nous chanter qu’il n’existe plus ou, pire, qu’il est mort ou quelque fadaise dans le genre. Je ne marche pas.

Peppone: Oh mademoiselle! Vous pouvez m’indiquer ou se trouve le secrétariat du parti?

Don Camillo: Voulez-vous venir vous confesser? Hé?

Peppone: Ils ne nous entendent pas.

Don Camillo: Nous sommes comme des fantômes.

Peppone: Nous sommes des statues qui ne sont plus que de pâles spectres investis de vagues visées touristiques, sous notre beau soleil éternel.

Don Camillo: Ah, ben dis donc. Ça valait bien la peine de se polochonner comme on l’a fait, pendant toute cette éternité de vingtième siècle, té.

Peppone: Vous me le dites. On dirait que nos enjeux font ici figure de réminiscence en perte accélérée de densité.

Don Camillo: Ah, triste époque, va. Pauvre jeunesse d’un siècle nouveau.

Peppone: Luttes oubliées. Peine perdue.

Don Camillo: Ça me rappelle terriblement quand j’étais devenu Monseigneur et que tu étais devenu Sénateur. Tu te souviens?

Peppone: Eh comment. On trônait tout les deux comme des coqs en pâte à Rome et on se barbait pour mourir. On ne reprenait vie que quand on revenait au pays. Et surtout, par-dessus tout, quand je vous servais une bonne empoigne pour vous remettre votre petite mauvaise foi bien à sa place.

Don Camillo: Oh dis. Tu ne te présentais sous mon nez froncé que flanqué de ta bande de serviles malabars rouges. Tu n’as jamais osé affronter ma modeste personne seul à seul, d’homme à homme.

Peppone: C’est que vous étiez pas un homme, vous étiez un curé. Vous aviez toujours votre maudit Jésus en croix au fond de la chapelle, et qui servait de faire-valoir à votre très élastique conscience.

Don Camillo: Oh… Hé… Maudit Jésus en croix… Soit poli si t’es pas joli, là, Peppone.

Peppone: Euh… tu as un petit peu raison, quand même, pour le coup. Pardon Seigneur.

Don Camillo: Il ne te répondra pas. Il ne parle que dans le jubé de ma caboche, comme tu dis.

Peppone: Hé bé… on a la tête qu’on a, hé.

Don Camillo: Oh, dites, monsieur le maire. Vous la rameniez moins ces fois ou, nuitamment, en vous cachant soigneusement de vos camarades du parti, vous veniez brûler des cierges gros comme des troncs d’arbres, pour prier notre Jésus en croix, justement comme vous dites, de vous faire remporter une de vos satanées campagnes électorales.

Peppone: Et alors? Vous vous êtes bien commis une ou deux fois pour la cause prolétarienne, vous. Alors, moi, j’avais bien droit à mon petit zeste de religion.

Don Camillo: Commis avec la cause prolétarienne, moi?

Peppone: Oui, oui, vous. Parfaitement. On vous a pris à maintes reprises en flagrant délit, défendant ardemment les travailleurs agricoles pauvres contre les propriétaires fonciers qui les exploitent. Vous oseriez le nier?

Don Camillo: Non, je ne le nie pas. Mais j’œuvrais alors au nom de la charité chrétienne.

Peppone: Oh, elle a bon dos, la charité chrétienne.

Don Camillo: Le bolchevisme aussi, il a bon dos, mon cher. Ose dire que tu ne t’es pas rendu compte, notamment lors de notre fameux voyage commun en Russie, qu’il avait passablement de vodka dans son gaz, ton cher bolchevisme.

Peppone: Té, de la vodka mélangée adéquatement avè du gazole, cela pourrait faire un combustible moderne aux effets surprenants. Ils nous indiquent toujours un peu la voie, nos camarades russes.

Don Camillo: De bien brave gens, ces Russes, dans le fond. Ce fut un bien beau voyage que celui-là, hein, Peppone.

Peppone: Passablement oui. Formateur et utile, en tout cas. On a eu de beaux moments, ensemble, finalement, vous et moi, depuis notre première rencontre en 1943, dans la Résistance.

Don Camillo: Que veux-tu, mon brave Peppone. Faire la synthèse d’un siècle en l’entortillant sans trop faire de manières dans de la vis comica, cela ne peut pas laisser indifférent les acteurs en goguette qui s’y adonnent.

Peppone: Ah, oui. Il faut ben l’admettre tout de même.

Don Camillo: Viens, mon bon Peppone. Je suis certain qu’il me reste une ou deux modestes burettes d’un vin ancien, devenu aussi fantomatique que toi et moi, tout au fond de ma vieille sacristie. Je t’en offre une petite lampée, en souvenir du bon vieux temps.

Peppone: Ben, c’est pas de refus, Don Camillo.

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 Et les voici qui se mettent tout doucement en marche. Et ils coulent comme la rivière, quand elle se met elle aussi tout doucement en marche entre les montagnes, sous le soleil, vers la mer. Des histoires vraies se transforment alors en narrations fictives, des narrations fictives se transforment alors en histoires vraies, tandis que le mouvement de la susdite rivière tourbillonne en silence, pour aller ne se dire qu’à la mer. Et Don Camillo et Peppone, continuent, encore un temps, de marcher, en noir et blanc (on ne s’est pas encore avisé de les coloriser). Chacun d’eux se tient de sont côté de la route, allant son train de Sénateur et/ou de Monseigneur. Ils argumentent tapageusement, avec force gestes muets, tout en continuant de s’avancer ensemble vers quelque chose ressemblant incroyablement (il ne faut pas trop le leur dire) à une direction commune…

brescello

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Il y a vingt ans, THE WEDDING PLANNER

Posted by Ysengrimus sur 15 septembre 2021

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Partons de Jennifer Lopez. C’est une artiste foutue, de tous les points de vue. Sa musique début de siècle est déjà démodée, ses lignes de parfums coulent en cascade dans le caniveau fétide de nos oublis hâtifs et n’y sentent pas spécialement bon, ses photos fixes sont déjà les fleurons flétris d’une époque surfaite, ses affaires de cœur inanes n’intéressent plus, et sa propension compulsive à s’associer artistiquement à tout ce qui est sociologiquement réactionnaire la voue à une pérennité inexistante. À trop vouloir jouer les vedettes affairistes, on finit complètement étouffée par la boucane opaque du feu de paille de sa propre petite œuvre, tapageusement manufacturée. Je n’attendais donc rien de Jennifer Lopez, quand j’ai vu The wedding Planner. Les esprits chafouins se demanderont, fort légitimement d’ailleurs, comment j’ai pu m’asseoir devant un film mettant en vedette une personnalité que je juge sans ambivalence si peu artistiquement intéressante. Réponse: j’ai pris l’avion. Un voyage en avion est l’opportunité parfaite de se mettre en contact avec ces échantillons de cinéma de masse que l’on fuirait à toutes jambes autrement. C’est en avion que j’ai donc vu, entre 2001 et 2005, l’intégralité de mon corpus cinématographique me commettant avec Jennifer Lopez: Angel Eyes (trop sidérant, il faudra qu’on en reparle), Maid in Manhattan (promo frontale et explicite du vote républicain chez les petites gens), Monster-in-Law (où elle donne la réplique à Jane Fonda. Une torture), et Enough (qui porte vachement bien son titre). J’ai eu la sublime chance d’éviter Gigli, son four suprême (un jour peut-être. Le plus tard possible). Bref, comme ma loi de fer en avion est de ne jamais prendre le repas et de toujours regarder le film (absolument TOUT est valable pour tuer le temps en avion), j’ai donc vu The wedding planner, un peu après sa sortie en 2001, et je le revois aujourd’hui, vingt ans plus tard, en compagnie de Reinardus-le-goupil. Et… et c’est ici que Lopez acquiert une dimension vivement paradoxale qui mérite tout de même un petit arrêt. Ces films auxquels Jennifer Lopez s’associe (car il faut toujours qu’elle touche un peu à tout, hein: production, écriture, casting  – c’est son petit drame pragmatiste. Elle se croit douée pour tout, vue que douée pour faire du fric) sont donc irrémédiablement mauvais. Ce sont des petites catastrophes, des navets ineptes, plats et rebattus. Aussi, ah, si Jennifer Lopez avait la cohérence émotionnelle et intellectuelle d’être mauvaise actrice, comme Madonna ou Julia Roberts par exemple, tout serait dans le bon ordre des choses… Et c’est ici que la bizarrerie jaillit. Quand on scrute un peu la trajectoire de Lopez, on découvre qu’elle a, en fait, débuté comme actrice, pas comme danseuse, choriste, ou chanteuse. Cela pourrait ne rien vouloir dire, et pourtant… bon, lâchons le morceau, je suis absolument ébloui par Jennifer Lopez, actrice.

Je vous convoque donc à un fort bizarre exercice de curiosité. Il n’est pas dans mon habitude de cultiver ou de promouvoir le visionnement cinématographique sélectif mais ici, autour de cette personnalité qui reste, bon an mal an, une bien insolite icône, c’est vraiment trop intriguant. Il faut isoler les plans, isoler Lopez (et les acteurs et actrices qui l’entourent) du reste du marasme auquel elle contribue. Il faut visionner par plans, et c’est alors un étonnement complet. Quelle extraordinaire comédienne, juste, sentie, capable de nous éclabousser en plein visage, avec force et sobriété, des émotions les plus nuancées. Quel talent et quel gaspillage de talent… Car Lopez est lumineuse et poignante dans ce ratage cinématographique d’une bonne vingtaine de films qui ne valent rien, absolument rien, une ineptie intégrale, si bien qu’elle coule irrémédiablement avec. Bon, The wedding planner, si tant est qu’il faille en dire quelque chose. Début de notre siècle, les mariages des représentants du gratin huppé de San Francisco sont des réalisations pharaoniques à grand déploiement qui doivent faire l’objet d’une planification aussi méticuleuse et détaillée que cynique et insensible. Mary Fiore (Jennifer Lopez) est une planificatrice de mariages, ayant pignons sur rue. Compulsive, contrôlante, manipulatrice, arrivée, «professionnelle» jusqu’au bout des ongles, elle aligne ses cartes de crédit par ordre alphabétique dans son portefeuille, aspire à devenir partenaire principale dans la firme de planification des cérémonies de mariage dont elle est la tonitruante locomotive, et est célibataire, orpheline de mère, solitaire et, dans le fond, triste comme les pierres. Maria va se retrouver au centre de deux tensions, l’une progressiste mais impliquant un dilemme, l’autre sans dilemme, mais tristounettement rétrograde. Dans des circonstances se voulant romanesques mais, en fait, parfaitement inopérantes ici, comme dans le reste de ce navet, Maria rencontre, au hasard des rues de Frisco, Steve Edison (Matthew McConaughey, insupportable d’un bout à l’autre), un médecin pédiatre qui la fait danser et rêver, dans un petit cinéparc calme et tamisé. Manque de bol, Maria travaille en ce moment sur le mariage le plus cyclopéen de sa carrière, celui de la richissime socialite de la Cité sur la Baie, Fran Donolly (Bridgette Wilson) avec un epsilon inconnu qui s’avèrera être nul autre que… Steve Edison, le médecin pédiatre dont Maria vient de faire si fortuitement la connaissance. Dilemme: trahir et aimer ou rester professionnelle et souffrir une seconde grande peine d’amour à vie. Maria est déchirée et chaque échancrure de son déchirement nous saisit à la gorge. Voilà le dilemme qui forcerait Maria à progresser dans la direction d’une prise de distance critique face au cynisme mondain de sa profession. Dans l’autre direction, plus vernaculaire, pointera son dilemme rétrograde. Le vieux papa veuf et gentil de Maria, le doux Salvatore (campé fort suavement par Alex Rocco) vient de ressortir, de la naphtaline du passé, le bon Massimo (Justin Chambers, acteur capable mais, ici, tellement mal dirigé). Salvatore s’est mis dans la tête de convaincre sa fille Maria d’épouser Massimo, dont elle ne veut pas spécialement. À son premier dilemme, flamboyant, mondain, à la Hélène de Troie, Maria voit s’en ajouter un second, feutré, familial, à la Maria Chapdelaine. Opter pour l’homme que vous aimez, mariage passion, ou y aller pour l’homme qui vous aime sans réciprocité, mariage arrangé. Cette dualité biscornue des situations donne à notre incroyable Lopez l’opportunité de faire ressortir le thème le plus saillant de ce difficultueux exercice, celui du clivage des origines de classes. Maria passe de son rôle aseptisé de planificatrice hyperactive du centre-ville, donnant la réplique à son assistante, la bouillante Penny (July Greer, actrice très capable, mais dont le rôle est écrit au ballet à chiottes) à celui de la fragile italo-américaine solitaire, orpheline de mère, jouant au scrabble avec Massimo, son bon papa Salvatore, et leur sympathique bande de petites gens, modestes et patients, des bas quartiers. Lopez domine cette variation si américaine du registre social des rôles avec un brio étonnant et en rend les traits parfaitement crédibles. Cela révèle indubitablement la mine d’or non exploitée d’un vaste registre. Pas vedette pour deux sous en plus, Jennifer joue soutien aussi, avec un solide sens du métier. Les acteurs et les actrices lui donnant la réplique sont magnifiquement mis en valeur par son beau travail discret, direct, toujours intense et senti. C’est purement et simplement sidérant. Jennifer Lopez, actrice, frappe juste à tous les coups, orchestre superbement nuancé et tempéré, sur le pont du Titanic…

Ce scénario, dans le registre circonscrit de la comédie sentimentale, pourrait être parfaitement honorable, mais le traitement est raté, raté, raté. Je vous préviens à corps et à cris: The wedding planner, c’est un film raté. Un exemple parmi mille: bien… l’inévitable scène équestre, tiens. Il faut évidemment que, lors d’une randonnée équestre, Steve sauve Maria, dont le cheval a pris le mors aux dents. Reinardus-le-goupil, cavalier émérite, a aussitôt poussé les hauts cris. La scène est une insulte frontale à l’intelligence élémentaire de quiconque s’est assis ne fut-ce qu’une seule fois sur le dos d’un cheval. Point final. Toute l’écriture de ce navet dérisoire est à l’avenant de ce simple exemple concret. Seul le jeu, à la fois fin et dentelé, rude et populaire, d’une Lopez qui s’engloutit intégralement dans son personnage, présente de l’intérêt et cela, claironnons-le encore et encore, ne sauve en rien l’entreprise. Je vous fais une prédiction, pas contre. Jennifer Lopez, qui a eu cinquante ans en 2019 et dont le vedettariat planétaire décline à bon rythme désormais, nous reviendra bien, un jour, plus modeste, moins étoile foutue, plus naturelle. Et surtout, elle nous reviendra en tant qu’actrice… Si elle peut rencontrer un metteur ou une metteuse en scène potable, et, surtout, se laisser porter un peu par un script qui se tient, se contenter de jouer, et laisser le reste de la production faire son boulot par elle-même, elle nous réserve une ou deux surprises cinéma pas piquées des hannetons, dans un avenir pas trop lointain. Parole d’Ysengrim.

The Wedding Planner, 2001, Adam Shankman, film américain avec Jennifer Lopez, Matthew McConaughey, Bridgette Wilson, Alex Rocco, Justin Chambers, Judy Greer, 103 minutes.

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WEST SIDE STORY, dans le regard des spadassins d’aujourd’hui

Posted by Ysengrimus sur 15 juin 2021

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Les voies qui nous décident à visionner un classique du cinéma sont fort tortueuses, surtout quand des adolescents frétillants et de jeunes adultes sourcilleux sont impliqués dans l’aventure. Mes fils et moi pratiquons l’épée et la dague médiévale depuis un certain nombre d’années. L’épée, c’est bel et bien la grande épée cruciforme occidentale que l’on connaît bien et la dague, c’est la forte dague de combat du 14ième siècle, longue d’environ un pied (30 centimètres – les dagues d’entraînement sont en bois). Tibert-le-chat est déjà escolier (assistant-instructeur) dans les deux disciplines. Reinardus-le-goupil et moi avons le statut de recrues. Tibert-le-chat nous rapporte donc un jour que, lors d’une intensive séance d’entraînement de dagues, le maîtres d’arme a formulé ses consignes comme suit: «Vous devez porter vos bottes en un geste unique, sobre et clair. Évitez tous ces mouvements incomplets, esquissés et tâtonnants, toutes ces fausses esquives, tous ces frétillements inutiles à la West Side Story… ». Ayant vu ce film culte il y a un certain nombre d’années, je me suis souvenu tout de suite de cette scène chorégraphiée de bataille au couteau à ouverture automatique (switchblade) qui marque le tournant du drame. Les spadassins et les épéistes, les bretteurs et les perce-bedaines ont eu aussitôt leur curiosité mise en éveil par cette observation de notre bon maître d’arme et il n’en a pas fallu plus pour s’installer devant le petit écran dans le but de percer ce mystère à jour, d’un coup d’estoc limpide, sobre et unique.

Fin des années 1950. Dans la portion ouest de l’île de Manhattan, deux clans de jeunes voyous des rues s’affrontent: les Jets (américains de souche irlandaise, polonaise, italienne etc.) et les Sharks (américains de souche strictement portoricaine, plus récemment immigrés, hispanophones). Cette étude de la discrimination ethnique mise à part, la structure du scénario est celle, en adaptation modernisée, de Roméo et Juliette. Tony (polonais de souche, dont le vrai nom est Anton, campé par Richard Beymer) a fondé, il y a quelques années, les Jets avec son ami Riff (Russ Tamblyn). Tony a renoncé à la vie des rues, il s’assagit, travaille pour le confiseur du coin, rêve de douceur, de romance, ne se soucie plus de castagne ou de baston. Mais la violence va inexorablement le rattraper. Le conflit s’intensifie entre les Jets et les Sharks et Riff voudrait bien que Tony reprenne du galon pour rééquilibrer les forces contre les portoricains. Chez ces derniers, le drame va se centrer sur le caïd des Sharks, Bernardo (joué par un George Chakiris majestueux), autour duquel gravite sa jeune épouse Anita (Rita Moreno, éblouissante) et sa sœur Maria (Nathalie Wood, virginale et poignante). Lors d’une soirée dansante à laquelle il se rend, contre son grée sous la pression de Riff, Tony rencontre Maria. C’est le coup de foudre. Les deux groupes ethniques se toisent et les amoureux intercalaires sentent aussitôt ce que seront leurs difficultés. La suite est à l’avenant. Je vous coupe les péripéties, En point d’orgue, Roméo prend un pruneau dans le buffet. Juliette lui survit, génuflexe, iconique, roide et désespérée. En finale, un rapprochement des deux groupes ethniques dans le regret et le deuil semble s’esquisser.

Mal vieillir, c’est toujours triste. Trois moments de cette tendresse, parcheminée comme nos bonnes joues, s’impose à nos esprits. Premier moment: West Side Story est célèbre, entre autres, pour son superbe travelling d’ouverture. On survole lentement New York et la caméra capte les divers espaces urbains nettement du haut du ciel, en plongée perpendiculaire directe. Mon éblouissement face à ce moment, jadis sublime, a pâli, pour une raison qui porte un nom inattendu ici: Google Earth. La banalité contemporaine des images google-earthiennes a tué la magie sublime de ce procédé inusité de jadis, pourtant si pur, si déroutant, si beau. Second moment: les Jets entrent en scène en claquant collectivement des doigts puis se lancent dans une suite de déplacements chorégraphiques très broadwayesques (West Side Story est une comédie musicale, soyez-en prévenus). Je me suis souvenu vaguement de l’inquiétude sourde que cette bande de croquants urbains claquant des doigts en rythme m’avait suscité jadis. Aujourd’hui c’est parfaitement grotesque, ridicule, inane, involontairement bouffon. Ça tombe complètement à plat. Mes fils se tenaient les côtes. Finalement, troisième moment: certains éléments du texte sont, sur la foi de ce que me signalent mes fils plus intimes que moi avec l’anglais vernaculaire, proprement délirants. Il semble que de s’interpeller Buddy-Boy et Daddy-Ohh, comme le font à tout bout de champ Tony et Anybodys (Susan Oakes) ne soit pas la meilleurs façon, au jour d’aujourd’hui, d’esquiver une plongée fatidique et fatale en la fosse insondable du ridicule.

Et pourtant, ce sarcophage coloré du siècle dernier garde ses savoureuses surprises. Les allusions à l’homosexualité et à la consommation de drogue par les parents des délinquants (qui en fournissent à leurs enfants, tout juste comme de nos jours…) frappent par leur modernité. La critique de l’absurdité des conflits ethniques dans l’espace urbain n’a vraiment pas si mal vieilli et deux personnages de soutien nous transportent toujours, peut-être même plus qu’en leur temps même. Dans ce qui reste à mon sens le numéro le plus enlevant de tout le long métrage, Anita et son chœur de copines portoricaines chanteuses et danseuses interprètent America (I like to be in America!!!) au né et à la barbe d’un Bernardo médusé et de son chœur de danseurs abasourdis, bien contrariés de voir les femmes de leur terroir embrasser si fermement les valeurs du pays d’accueil, plus folâtres et surtout, moins patriarcales, que celles de la mère patrie. Un solide et impartial souque à la corde entre les sexes, qui n’a absolument rien perdu de sa modernité et de sa subtilité ethnologique, s’instaure. Quand Bernardo, qui dénonce le racisme constant qu’il subit en Amérique s’exclame I think I’ll go back to San Juan!, Anita, goguenarde, écoeurée de la pauvreté qu’elle a fuit en émigrant, rétorque: Everybody will have moved here! Extraordinaire.

Le second personnage de soutien troublant, bizarre, biscornu, presque angoissant, c’est justement cette Anybodys (Susan Oakes). Sorte de guêpe humaine se satellisant aux Jets, Anybodys, c’est le garçon manqué en pantalons et gaminet, la garçonne pugnace (les américains disent: tomboy) qui aspire à joindre les Jets alors que ces derniers, qui n’intègrent pas de filles dans leurs rangs, la chassent avec constance en lui intimant d’aller enfiler une jupe. L’explosion brutale du conflit suscitera une ouverture qui permettra à Anybodys d’espérer se rapprocher des Jets et de son rêve ultime. Tout l’univers contemporain du pont entre les sexes est déjà en germe en Anybodys. Elle incarne une fort troublante anticipation d’un important segment de la crise contemporaine des rapports de sexage.

Et la bataille au couteau, dans tout cela? Notre bon maître d’arme n’a décidément pas menti. Elle est effectivement truffée de mouvements incomplets, esquissés et tâtonnants, de fausses esquives, de frétillements inutiles. Mes fils et moi le savons désormais, il est hélas bien agaçant de regarder les cascades à l’arme blanche cinématographiques quand elles touchent un art qu’on pratique soit même. Triste remplacement du rêve hollywoodien par la récurrence tangible de nos consciences ordinaires. Mais couteaux mal estafilés ou pas, West Side Story, qui fête ses soixante ans pile-poil cette année, a encore des choses à nous dire. Il faut simplement avoir la patience respectueuse d’aller les chercher.

West Side Story, 1961, Jerome Robbins et Robert Wise, film américain avec Nathalie Wood, Rita Moreno, Richard Beymer, Russ Tamblyn, George Chakiris, Susan Oakes, 152 minutes.

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