Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for août 2021

ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Flûte traversière

Posted by Ysengrimus sur 21 août 2021


Une flûte traversière
Est entrée dans ma vie
Par le portail arrière
Du castel de mes soucis
Elle s’est insinuée
Jusqu’au fond de mon être
Et ses trilles ont scandé
Mes matines et mes vêpres.

Une flûte traversière
A tordu le réel
A cassé la verrière
Et fracassé la vaisselle
J’ai rêvé la bourrée
J’ai mordu l’orifice
Et ses trilles ont scandé
Mes abandons, mes sacrifices.

Une flûte traversière
Souffle et me hante encor
Dans ces parties de mon corps
Qui ne voient jamais la lumière
Elle me tient et me serre
Et me chante ma vie
Mes demains, mes hiers
Sont cernés en sa mélodie.

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L’attrape-rêves

Posted by Ysengrimus sur 15 août 2021

Denis Thibault (Namun), L’attrape-rêves, 2019.

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L’attrape-rêves
Unit la nuit et le jour
Il formule la trêve
Entre le serein et le hagard
Entre le songe et le cauchemar
Toujours.

L’attrape-rêves
Fusionne le soleil et la lune
Il capture le soir qui s’achève
Il saisit l’aube taciturne
Il ne se contrefait
Jamais.

L’attrape-rêves, et toi, et moi
Mentalement, on se retrouvera.

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Tiré de Namun et Ysengrim, L’IMAGIAIRE TSHINANU, Denis Thibault éditeur, 2019.

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MYSTÈRE AU PIEKUAKAMI (Isabelle Larouche)

Posted by Ysengrimus sur 7 août 2021

Et puis, comment parviendrais-je à mettre toutes ces inquiétantes impressions et ces distorsions temporelles en mots? Seuls les auteurs de mes romans frissons favoris arriveraient à en parler de façon intelligible. Pas moi!
(p 54)

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L’autrice québécoise Isabelle Larouche, qui se consacre depuis plusieurs années à la littérature jeunesse, touche, dans le présent ouvrage (paru en 2013), la question de la confrontation entre sensibilité ratiocinante et mystère oniroïde. Nous sommes au Lac Saint-Jean ou Piekuakami, au moment de la pause estivale. Le jeune Marco, douze ans, est en vacances en compagnie de sa mère au bord de cette immense mer intérieure située en plein cœur du vaste pays des Ilnus. Marco est un enfant de l’internet, des patinettes et de la vie urbaine. Mais, beau joueur, il s’immerge de bonne grâce dans ce contexte forestier et lacustre qu’il connaît peu mais qu’il ne méjuge pas. Il circonscrit cet univers mystérieux en méthode. Il prend notamment le parti de s’amuser à partir de ce que cet univers livre. Prudemment et sans cruauté, il capture un crapaud et une salamandre (auxquels il rendra leur liberté ultérieurement). Il construit un château de sable, réminiscence de son père, qui est en ce moment en déplacement en Afrique où il travaille pour une ONG, et qui fut jadis champion de construction de sculptures de sable. Marco se fixe ici des objectifs circonscrits et conformes au contexte qu’il découvre. Un de ces objectifs, c’est d’arriver à pêcher une ouananiche. Ce saumon d’eau douce, un des traits culturels et naturels majeurs du Lac Saint-Jean, est un symbole significatif. C’est un poisson rétif, qui ne se livre pas sans combattre et, d’une certaine façon, il incarne Marco lui-même, enfant des villes, qui ne se donnera pas à l’immensité de la nature sauvage et mystérieuse sans frétiller et tirer sur le fil un brin.

Narrateur implicite, Marco apparaît comme un garçon ayant une tête bien faite. Sans céder trop docilement aux consignes de sa mère, il sait faire le tri dans les instructions qu’on lui dicte et il organise sa pensée et ses actions en conséquence. Il n’est ni paniqué, ni rêveur, ni esquinté, ni élucubrant. Il n’est donc en rien suspect d’exaltation irrationaliste. Fin observateur, tant de la chose naturelle que de la chose humaine, il a remarqué de longue date que sa mère est très intime avec ce coin de pays. La dame a amené avec elle du boulot tertiaire (ordi portable, documentation) et elle est souvent fort absorbée par son travail. Mais elle ne rate jamais l’occasion de s’imprégner de cette nature titanesque et immémoriale. Elle est au Lac Saint-Jean aussi pour y voguer et pour y plonger. Elle ne s’en prive pas. Marco ne partage pas, disons épidermiquement, l’harmonie de sa mère pour ce terroir ancien. Mais il constate ce fait et le joint au bagage de sa compréhension de sa situation actuelle.

C’est donc en sa qualité de rationaliste en herbe qui s’ignore que notre Marco va, de prime abord, appréhender les phénomènes incongrus et inexplicables auxquels il va se trouver confronté, dans ces vastes espaces forestiers et lacustres. Cela ne s’amorcera pas nécessairement dans la joie:

Mais comment est-ce possible qu’il se soit écoulé plus de cinq heures depuis le moment où je suis entré dans la forêt? D’accord je me suis perdu —un tout petit peu—, mais jamais je n’aurais cru avoir tourné en rond aussi longtemps! Oh… Comme je déteste cette sensation… Quand quelque chose d’étrange nous échappe et qu’on est incapable d’expliquer ce qui nous arrive. Je n’ai pourtant pas la berlue! D’où venait cette voix, tout à l’heure, hein? Ces ricanements? Ne me faites pas croire que les arbres peuvent parler quand même! Tout cela ne me dit rien qui vaille…
(p. 44)

C’est que, graduellement, la forêt et les abords du lac se peuplent de présences. D’abord des voix, puis des enfants qui marchent dans le bois, puis des enfants et des adultes vêtus à l’ancienne et s’exprimant dans une langue aborigène. Mazette, Marco rencontrera même un fort adroit pêcheur de ouananiche. Sans nécessairement s’en aviser, le jeune garçon va produire la réplique méthodique de tout penseur consistant, face au paranormal. Il va chercher à opérer une objectivation des phénomènes. Son premier agent objectivant, ce sera sa mère. En effet, quand il est accompagné de sa mère en forêt, les présences se manifestent aussi. Marco observe alors sa mère et celle-ci ne formule aucune réaction en compagnie de ces gens. Maman serait devenue snobinarde, ou quelque chose? C’est pas son truc pourtant, d’ignorer les gens. Il y a quelque chose qui crotte, c’est certain. Et Marco de continuer de la ratiociner au boutte.

L’affaire est d’autant plus troublante que le monde onirique —entendre le monde du rêve nocturne, quand on dort à poings fermés— de Marco se peuple lui aussi de présences thématiquement conformes au dispositif qui se reconstitue tout autour de lui. Les chamanes masqués qui dansent en s’égosillant dans ses rêves de dormeur-campeur, c’est quand même pas le vent qui fait ça. Cauchemars nocturnes et observations empiriques diurnes convergent, se rencontrent et se compatibilisent. Toujours tributaire inconscient du plus carré et du plus terre à terre des cartésianismes, Marco renonce à se confier à sa mère sur ces perceptions et ces visions. On a quand même pas envie de passer ouvertement pour un olibrius élucubrant… doublé d’un trouillard et d’une poule mouillée. Non, que non, il faut faire face. Il faut tester le corpus par soi-même. Quand le jeune homme moderne est confronté à l’inexplicable, un de ses recours assurés sera fatalement… la technologie. Marco se grèye donc de son appareil photo moderne, digital et toutim. Un de ces zinzins contemporains qui vous permet de voir au dos du boîtier votre produit photographique immédiat, en temps réel, sur une manière de petit téléviseur. Marco trouve moyen de capter en photo une charmante vieille amérindienne qui cueille des fleurs ou des fruits, dans un décor sauvagement bucolique. Amène et souriante, la bonne dame se laisse photographier sans minauder. Sauf que quand Marco tourne le dos de son appareil et mate le résultat de sa rigoureuse action objectivante, il ne discerne, sur le petit écran, que le gazon, les fleurs, les fruits, et les arbres… pas de charmante vieille dame aborigène. Ennuyé, Marco lâche alors, dans sa conscience ratiocinante, le mot convenu, achalant, enquiquinant: fantômes

Ce magnifique petit roman d’ambiance nous immerge dans une sensation et une impression qu’on a tous vécu enfants, si on a eu la chance et le privilège de se retrouver confronté à une nature dense, luxuriante et séculaire. On développe tout doucement le réflexe intellectuel de l’anthropomorphiser, l’humaniser, l’historiciser. Nos amis français rencontrent des serfs, des ermites et des barons dans leurs grandes forêts mystérieuses. Nous, ce sont les Amérindiens de la période précoloniale qui viennent nous hanter, dans leurs pratiques concrètes, dans leur toponymie (pp 73-75 — Sais-tu comment les Ilnus appelaient ce lac avant l’arrivée des premiers Européens?), dans leur langue. Et, parce que c’est intrinsèquement ce que la fiction fait et ce dont la fiction, dans son bonheur, nous fait bénéficier, les apparitions auxquelles est confronté Marco vont bel et bien finir par s’objectiver, se densifier… et même se confirmer dans le canal d’un savoir indirect, transmis, colligé, raconté. On ne se contentera pas de l’aventure intérieure et de la mise en place charnue et dense d’une atmosphère. On passera à l’action. Et la fraternité humaine et les valeurs universelles de l’amitié, de la sagesse et de l’entraide seront au rendez-vous, en compagnonnage intime avec la réminiscence historique et le symbolisme hérité des anciens.

Rédigé dans un style vif, sobre, précis et parfaitement abordable pour les enfants, ce petit ouvrage fin et complexe est agrémenté d’une illustration en couleur (page couverture) et de quatre illustrations en noir et blanc de l’illustrateur Raphaël Hébert, représentant notamment des scènes d’excursions touristiques.

Fiche descriptive de l’éditeur:
À douze ans, Marco aurait préféré rester en ville avec ses amis plutôt que d’accompagner sa mère en vacances. Heureusement pour lui, le chalet qu’ils ont loué au Lac Saint-Jean offre plusieurs opportunités intéressantes: la baignade, la pêche et même la chance d’apprendre à manier une chaloupe à moteur! Cependant, c’est en se promenant dans la forêt qui mène à l’étang que Marco perçoit d’étranges phénomènes. Comment se peut-il qu’il soit le seul à en être témoin? Deviendrait-il fou? C’est alors que débute une enquête passionnante qui l’amènera jusqu’aux petites îles éparpillées à l’embouchure du lac. Le Piekuakami recèle de grands mystères. Marco arrivera-t-il à éclaircir tout ce qui lui arrive?

Isabelle Larouche (2013), Mystère au Piekuakami, Éditions du Phœnix, Coll. Œil-de-chat, Montréal, 132 p [Illustrations: Raphaël Hébert]

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Posted in Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, Fiction, Multiculturalisme contemporain, Vie politique ordinaire | Tagué: , , , , , , , , , , , , , , , , | 9 Comments »

Le Patafiguratif

Posted by Ysengrimus sur 1 août 2021

Ubu-patafiguratif

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La pataphysique d’Alfred Jarry et de Boris Vian se préoccupait exclusivement d’épiphénomènes, de clopinettes marginales et imaginaires. Exploratoire, sardonique, largement libertaire, cette discipline problématique balisait la friche des ironies autour des sciences et des techniques, au tout début de la fragmentation du vernis du vieux prestige philosophique fendillé de ces disciplines de fer et d’or. Quand les sciences et les techniques deviennent ordinaires, l’ironie sardonique et problématique les concernant s’instaure et leur serre mollement les ouïes. Le patafiguratif procède un peu de la même façon, mais dans le champ des beaux-arts. L’ère du figuratif ordinaire est désormais instaurée et consolidée et ce, en dehors des beaux-arts. La représentation figurative banalisée est très solidement implantée, de par les technologies. Photographie, cinématographie, vidéastie. Il fut un temps, pas si lointain, où une photo ou une vidéo était encore un objet extraordinaire, mystérieux, sanctifié, artistiquement investi. Aujourd’hui, la photo/vidéo est un objet ordinaire, tranquillement installé dans la banalité furtive de nos petites vies hyperactives et hyper-communicatives. Fixe ou mobile, le figuratif, c’est le topo réglo du moment. Autrefois, on l’appelait, un peu pompeusement, le multimédia. On n’a même plus besoin de ce genre de terminologie pompier, de nos jours. Le figuratif de tablette et de téléphone est bien calmement accédé, ou revenu, à ses désignations ordinaires autant qu’à sa titanesque existence de masse. Conséquemment, et crucialement, le petit figuratif du quotidien échappe désormais largement aux arts plastiques traditionnels, comme la peinture, la gravure ou la sculpture, et il est désormais emporté dans une autre dynamique et sur d’autres supports.

La résistance des beaux-arts face à ce phénomène de banalisation globale et tranquille du figuratif s’est avérée, à terme, assez articulée (les arts visuels, tous autant qu’ils sont, se portent merveilleusement, merci). Largement victorieuse, cette vaste et durable résistance a amené avec elle une exploration originale, en même temps qu’elle permettait au figuratif de se ressaisir, de reprendre corps et de dégager de nouvelles avenues. Désormais le dessin, la peinture, la gravure, la sculpture seront, largement et pas nécessairement exclusivement, patafiguratifs. On a donc affaire à un figuratif de la marge, une titanesque épifiguration, ou périfiguration, ou semi-figuration, qui investigue, laborieusement mais puissamment, les immenses rebords de la galaxie image. On peut suggérer, sans trop de risque, que la première grande tendance patafigurative en peinture, fut celle des impressionnistes. Pour la première fois, sur le front moderne ou moderniste de l’art, un acte était posé où la représentation figurative académique était sciemment remplacée par un exercice investissant pleinement sur la toile la sensibilité empirique de l’artiste et de son public. Depuis les impressionnistes, et Picasso, et Braque, des développements majeurs sont apparus et le patafiguratif est désormais quelque chose de solidement balisé. On peut en investiguer les avenues. J’en distingue quatre et elles ne sont absolument pas mutuellement exclusives.

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LE PATAFIGURATIF DÉCISIF. On peut d’abord suggérer qu’il y a un patafiguratif ouvertement conscient. Ce patafiguratif conscient, sciemment décisionnel, décisivement décisionnel, fait l’objet d’une mise en crise explicite, par l’artiste. L’artiste comprends et assume le fait que désormais la représentation figurative n’explore plus l’espace concret, l’espace pratique, l’espace ordinaire et immédiat, qui, lui, est amplement appréhendé par la photo, la vidéastie et le cinéma. Aussi, désormais, sereinement et sans malice, l’inspiration patafigurative s’installe dans l’imaginaire, dans le délire, dans la psychose, dans le pata-onirique éveillé. On développe ici ce qu’on pourrait appeler, sans jugement normatif d’aucune sorte, des monstres. Le patafiguratif décisif, produit sciemment, c’est donc lui, l’univers des monstres. Des monstruosités. Des protubérances. Des déformations. Des distorsions. Des affres. Des hideurs. Des douleurs. Nous entrons dans un univers immense, colossal, et encore très intensément exploré par les peintres et plasticiens contemporains. Le corpus du peintre Claude Bolduc est un exemple remarquable de ce phénomène. Je vous place ici une de ses toiles qui parle pour elle-même.

37.LA PONDEUSE (1995)

Dans le tableau La pondeuse, le peintre singulier Claude Bolduc installe un dispositif visuel imparable issu directement des développements de son imaginaire grafignant le monde. La femme, l’œuf cassé, la présomption de la ponte, le visage grimaçant de face, la figure statuesque de dos, sont tous immédiatement reconnaissables quoique ne renvoyant à rien d’immédiat, dans les faits. On a là un ensemble de conventions visuelles reconnues. Le figuratif est directement rejoint. Et pourtant rien de mondain n’est prosaïquement représenté. Le travail est exploratoire et largement autonome du quotidien. Il n’y a pas eu de séances de poses, pour cette toile. Nous sommes dans du cauchemardesque, du mental, de l’imaginaire, du transgressé. Chacune des altérations patafiguratives installées ici est sciemment décidée par l’artiste. Celui-ci n’aspire, ce faisant, qu’à associer toute l’imprégnation d’une hantise visuelle et narrative à la représentation picturale d’un étant qui n’existe pas, mais qui, fatalement, nous hante de façon décisive. On notera, corollairement, que le courant de l’Art Singulier, auquel Claude Bolduc s’affilie est plus un vaste mouvement polymorphe d’art exploratoire qu’une école formelle stricte, attendu que l’idiosyncrasie du peintre se déploie, imaginativement, dans la dynamique de cette tendance et ce, en toute autonomie doctrinale.

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LE PATAFIGURATIF IDIOMATIQUE. Ici, l’artiste est très serein et très assumé dans ses choix doctrinaux. À propos de tout ce qui concerne ses filiations d’école, il n’improvise pas. Il ne fonde pas sa propre école, il travaille au contraire dans un cadre précis, sereinement, sans complexe et sans état d’âme. Dans une telle situation, toute la configuration figurative est largement, sinon complètement, déterminée par le fait qu’il s’agit aussi, ici, de maintenir et de perpétuer un respect senti à l’égard de l’idiome retenu. Nous sommes dans le patafiguratif idiomatique. C’est donc dire que la figuration va se trouver altérée, perturbée, barouettée par le simple fait que l’artiste travaille dans le cadre d’un idiome. Le peintre aborigène Namun (Denis Thibault) travaille selon l’idiome de la peinture médecine, ou peinture légende, ou peinture Woodlands. C’est donc au son et au ton de cette formulation visuelle que toutes les représentations figuratives qu’il produit se formuleront. Dans ce cas-là, l’altération patafigurative est le résultat d’un fidèle compagnonnage d’école et du choix limpide d’un programme pictural hérité, dans la représentation des objets visuels.

Mésange

Le tableau La Mésange de Namun (Denis Thibault) a été peint à partir d’observations assidues de l’oiseau réel, pépiant et palpitant. Ceci est problématique. On est dans du figuratif certes, mais il est difficile de séparer cette frêle mésange solitaire d’une analogie anthropomorphe (on dirait un petit enfant sensible qui va se mettre à parler) tout en se sentant profondément pénétrés par les coloris crus et le formalisme quasi-autonome de la peinture Woodlands. Le cadre est convenu, l’installation est typée, l’espace est doctrinalement stabilisé, l’idiome est solidement assumé. Et en même temps les saisissantes particularités expressives du tableau partent à la fois dans la direction symbolisante (notamment autour de la problématique de l’anthropomorphisme) et formalisante (regard imparable sur les décompositions formalistes de l’effet Woodlands). De servir un idiome et de le servir bien, Namun (Denis Thibault) fait entrer sa mésange empirique en patafiguration.

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LE PATAFIGURATIF SUBVERSIF. Ici le peintre ne s’occupe pas spécialement de transgresser le figuratif, au nom des pulsions de son imaginaire ou de la perpétuation d’un idiome. Il fait plutôt sa petite affaire figurative selon ses options ordinaires. On découvre alors qu’il y a aussi un patafiguratif plus diffus, plus subconscient, moins organisé, moins configuré. Ce patafiguratif là s’installe, j’allais dire… presque malgré l’artiste. C’est-à-dire que l’artiste fait son travail. Il explore la figuration. Il produit une toile par exemple paysagère. Et tout à coup, une espèce de transgression, de subversion, de déséquilibre s’installe. Et cela nous ramène du côté de la concrétude, de la matérialité picturale et on se retrouve alors avec un tableau, figuratif en méthode certes, mais problématique et perturbé. On se sent complètement envahi par le fait que le matériau en vient à primer. Cette forme de patafiguratif semi-conscient est celui qui, à partir d’un travail figuratif initial, se met à faire bomber le matériau. On se retrouve alors très proche de ce qu’il faudrait appeler, si on s’exprimait adéquatement en description des beaux-arts, une activité d’abstraction du figuratif. Quelque part, la transgression s’installe et, d’esquisser, oui, on fait abstraction du thème, de la scène ou de l’objet visuel qu’on prétend rendre. Cela se joue subtilement, subrepticement, au profit d’une activité d’exploration des masses et des épaisseurs de couleurs comme matière tartinée, collée et brossée. Exploration aussi de l’automatisme de la production, de la sensation provoquée par une vibration empirique partiellement intérieure. Lancinant souvenir des impressionnistes. On est dans une situation de figuration altérée, lacérée, non-photographique. On ne peut pas considérer qu’il y a là portrait fidèle, ou représentation idoine d’un paysage. Le peintre David Mercer, parmi tant d’autres, est un exemple très intéressant de ce type de patafiguratif subversif. La toile suivante n’a rien de photographique…

Ocean problematique - David Mercer

Dans Océan problématique (mon titre. Chez David Mercer le tableau s’intitule simplement #84), le peintre fait sciemment sa petite affaire. Il nous installe au bord de quelque océan, sous un coucher de soleil comme il y en eut tant. Mais rapidement une subversion s’installe. La puissance et la densité de la croûte instaure leur ordre et hante la perception. Ce fait n’est nullement fortuit, chez David Mercer. Ses forêts de sapinages, ses flancs de collines, ses bords de rivières, ses surfaces hivernales, tout le lot copieux de ses paysages inhabités installe exactement le même malaise heureux. Le premier coup d’œil pense rencontrer une toile décorative, genre… pour le bureau d’un notaire… puis, imperceptiblement, comme maladivement, la subversion du tableau figuratif par le matériau pictural crouteux s’installe et ne décroitra plus. Le tableau disparait partiellement, la masse formelle, épaisse, autonome, inerte, puissante, s’installe en nous… pour rester.

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LE PATAFIGURATIF EX POST. Ici, on se déplace dans l’autre sens. On part de l’art non-figuratif. Le regard porté, par le public ou par l’artiste, sur l’art non-figuratif a souvent comme conséquence de réintroduire du figuratif parasitaire, après coup. C’est la situation où, en regardant un tableau informel, on se met à y discerner un cheval au galop, ou une cuisse de poulet rôti, ou un nuage de pluie, ou ma grand-mère, ou le pont de Québec. Naturellement, ce réinvestissement imagier est complètement patafiguratif. C’est quelque chose qui s’insère de façon distincte et superfétatoire, à l’intérieur d’un exercice qui n’avait pas initialement de visée figurative. Alors, comme ça, un certain nombre de peintres produisent leur tableau sur un mode largement automatiste. Ensuite, ils le regardent après coup et, après avoir hyper-analysé le tableau, ils se disent, tiens, pour le coup, j’y vois ceci et j’y vois cela. Ils réagissent alors comme le public, sans plus. Ils se disent ensuite, bon, comme c’est moi qui suis souverain ou souveraine sur l’exercice auquel je m’adonne, je vais tout simplement intituler ex post mon tableau d’un titre qui fait référence à cette impression semi-figurative après coup que je viens juste d’avoir. Le tableau, initialement non-figuratif, se retrouve alors avec un titre figuratif. Nous sommes alors en plein patafiguratif ex post. Quand ledit patafiguratif ex post entre en ligne de compte, il est clair et net que se met en place une sorte de régression en direction de la représentation. On se retrouve dans une situation où l’intention initiale, la visée initiale, la pulsion initiale n’était pas de représenter quelque chose. C’est là, en réalité, de la paréidolie, comme un des beaux-arts. Et. Il y a là un mérite fort variable, surtout quand le patafiguratif qui s’installe ici n’est pas décidé par le peintre. J’irais même jusqu’à dire, sans rougir, que le patafiguratif ex post improvisé sur le tas par les gens qui regardent la toile est largement foutaisier.

Phare

Suzanne Poirier ne pratique la peinture figurative que pour s’entraîner. Pour elle, peindre du figuratif, c’est s’exercer, par exemple dans un cours des beaux-arts, en produisant un portrait ou une nature morte lui permettant de mettre ses techniques et sa virtuosité en place, en se faisant la main. La priorité artistique et visuelle de Suzanne Poirier est fondamentalement non-figurative. Ses tableaux qui comptent sont des tableaux qui procèdent de ce qu’on appelle adéquatement art informel (et inadéquatement art abstrait). Ici, donc, on se retrouve dans une situation où Suzanne Poirier a peint un tableau non-figuratif. Ensuite, elle a un peu tourné la toile dans tous les sens, puis en la plaçant dans la position où elle se trouve maintenant, elle lui a dégagé après coup une certaine ressemblance patafigurative avec un phare rouge au sommet d’une éminence sombre. Et elle l’a donc intitulé Le Phare. À partir du moment où le tableau est intitulé par son peintre et porte un titre qui laisse entendre qu’il a une dimension figurative, c’est cuit. Cette dimension figurative, imparablement, prend le dessus. Elle accapare le champ, occupe l’espace, dicte une norme, et installe solidement l’impression non fondée que l’artiste peignait initialement un phare. Le susdit phare est en fait apparu après coup. Ce n’est pas une décision de production, mais une décision de reconnaissance. Patafiguratif ex post, quand tu nous tiens.

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Voilà. On a donc quatre solides tendances patafiguratives, qui pourront d’ailleurs souvent se recouper, se compénétrer, se répondre. La patafiguration est problématisée dans le premier cas par l’imaginaire de l’artiste, dans le second cas par l’idiome retenu, dans le troisième cas par l’impact impondérable du matériau, dans le quatrième cas par la perception ex post du public (ou de l’artiste).

Il est très clair que les beaux-arts sont fondamentalement un immense acte collectif de résistance. Et cet acte de résistance s’arc-boute sur les contraintes imposées par la configuration de la société contemporaine à l’action et à l’intervention de l’artiste. De la même façon que le Bebop en jazz est né, entre deux heures et quatre heures du matin, chez des musiciens qui avaient joué dans des orchestres configurés et arrangés pendant des heures, au cours de leur journée de travail, le patafiguratif apparaît dans un espace où tout reste massivement représenté. On voit les choses à la télévision, on voit les choses au cinéma, on se distribue sans voix, sur les médias sociaux, des photos, des égoportraits, des micro-vidéos. Et puis un jour, la nuit tombe. Et une autre façon de figurer, une autre façon de projeter ce que nos sens ont appréhendé, s’installe. On entre alors en patafiguration, et l’exploration visuelle, inévitablement périphérique, ne se termine pas là-dessus. Au contraire, elle ne fait que commencer. La gravure, la peinture, le dessin, le croquis, l’esquisse sont loin, très loin, d’avoir dit tout ce qu’ils avaient à dire et ce, même dans le monde restreint mais tant tellement infini de l’image visuelle stricte.

Ubu-patafiguratif

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