Le Carnet d'Ysengrimus

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Pourquoi le langage comme catégorie philosophique?

Posted by Ysengrimus sur 1 mars 2023

Phylactere

Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.
Ludwig Wittgenstein, Tractacus Logico-Philosophicus, aphorisme 4.1212

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Il faut admettre en ouverture que la situation philosophique du dernier siècle est particulièrement extraordinaire. Le langage, qui n’avait pas spécialement attiré l’attention des figures majeures de la philosophie moderne (Bacon, Descartes, Spinoza, Diderot, Helvétius, Hegel, Marx n’en font jamais une catégorie centrale et c’est contorsionner singulièrement leur pensée que de prétendre le contraire), est devenu subitement, et avec un degré de généralisation consensuelle particulièrement abrupt, la catégorie centrale des dispositifs philosophiques vingtiémistes. Il y a là un fait –l’émergence (Laurendeau 1990a) du langage comme catégorie philosophique– qui interpelle quiconque s’intéresse aux disciplines sémiotiques dans le sens le plus large du terme. Et le ton d’évidence triomphaliste des tenants du linguisticisme (Hottois 1979) en philosophie ontologique et gnoséologique (pas seulement en philosophie du langage donc) ne change rien au fait qu’il y a là un problème et peut-être même pire: une erreur ou, disons, pour faire moins cinglant, une errance.

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Gnoséologie, ontologie, et langage, dans la philosophie moderne

La gnoséologie ou doctrine de la connaissance (Laurendeau 1990e) est la première affectée par ce glottocentrisme (Laurendeau 2000d) des dispositifs philosophiques, se déployant de façon parfaitement autonome en philosophie, c’est-à-dire dans une indifférence assez entière à l’égard des sciences du langage et de la linguistique.

« Aujourd’hui la problématique du langage s’est partout substituée à celle de la conscience: la critique transcendantale du langage remplace désormais celle de la conscience. Les «formes de vie» de Wittgenstein, qui correspondent aux «mondes vécus» de Husserl n’obéissent plus aux règles d’une synthèse de la conscience en général, mais aux règles de la grammaire régissant des jeux de langage. C’est la raison pour laquelle la philosophie linguistique ne comprend plus le lien entre l’intention et l’action comme la faisait la phénoménologie, c’est-à-dire en partant d’une constitution de structures significatives, et donc en se plaçant dans le cadre transcendantal d’un monde construit à partir d’actes de conscience. La connexion entre des intentions que rencontre également l’étude de l’activité intentionnelle n’est plus élucidée au moyen d’une genèse transcendantale du «sens», mais au moyen d’une analyse logique de significations linguistiques. Comme celle de la phénoménologie, l’approche linguistique conduit à la fondation d’une sociologie compréhensive qui étudie l’activité sociale au niveau de l’intersubjectivité. Toutefois, l’intersubjectivité ne se constitue plus, ici, à partir des perspectives entrecroisées, virtuellement interchangeables, appartenant à un monde vécu; elle est donnée par les règles grammaticales d’interaction régulées par des symboles. Les règles transcendantales qui structurent les mondes vécus peuvent alors être appréhendés à travers l’analyse du langage, dans les règles qui régissent les processus de communication. »

(HABERMAS 1987: 154)

La mutation est majeure et elle s’installe sans remise en question sérieuse. Tout se joue comme si le langage avait remplacé la substance comme modèle fondamental de l’existence et comme si la communication s’était substituée au dynamisme pour fournir une représentation fondamentale du mouvement. L’ontologie (doctrine de l’être) sera, elle aussi, vite affectée. Habermas, discutant Peirce, en vient à la conception de l’être qui (comme l’inconscient lacanien – ce qui n’est guère fortuit) est structuré comme un langage.

« Ce qui est attesté dans l’emploi dénotatif d’un signe, c’est la facticité des faits, c’est-à-dire la pure prégnance d’une existence qui se présente au sujet sans médiation, mais non ces qualités substantielles qui sont aussi présentes dans les états de conscience particuliers. La contrainte de la réalité ne se manifeste pas seulement par la résistance des choses en général, mais par une résistance spécifique contre des interprétations déterminées. Outre la facticité des choses, elle inclut une dimension substantielle sans laquelle l’apport d’information ne peut donc pas être pensé. Pour cette raison, Peirce n’hésite pas à introduire une troisième catégorie à côté de la fonction connotative, et de la fonction dénotative de la connaissance médiatisée par des symboles – celle de la qualité pure.

«Il y a par conséquent… trois éléments dans la pensée: premièrement la fonction représentative, qui fait d’elle une représentation; deuxièmement l’application dénotative pure ou la connexion réelle, qui met une pensée en relation avec une autre, et troisièmement la qualité matérielle ou le sentiment de la nature des choses (how it feels), qui donne à la pensée sa qualité.» [cité de Peirce, «Consequence of Four Incapacities»]

Dans un autre passage, on trouve une formulation qui suggère que les trois catégories, représentation, dénotation et qualité sont également dérivées des fonctions du langage. Un signe peut apparaître comme un symbole qui représente, comme un indice qui renvoie et comme une icône qui donne une copie de son objet.

«Or un signe comme tel a trois références: premièrement il est un signe en relation avec une pensée qui l’interprète; deuxièmement il est un signe pour un objet pour lequel il est l’équivalent de cette pensée, troisièmement il est un signe dans un aspect ou une qualité qui le mettent en relation avec son objet.» [cité de Peirce, «Consequence of Four Incapacities»] »

(HABERMAS 1976)

Il va sans dire qu’un nombre significatif de catégories gnoséologiques (entendement, percept, concept, méthode) et ontologiques (matière, mouvement, détermination, praxis) vont se trouver soit bouleversées sois évacuées dans cette nouvelle dynamique de représentations et d’options philosophiques. Il est déjà douloureux de constater que les ontologues et les gnoséologues capitulèrent face à cette nouvelle foucade de la pensée fondamentale. Mais il faut quand même se demander, que firent les linguistes de cette révolution, catapultant leur objet d’étude dans une position aussi épistémologiquement  fondamentale.

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L’attitude des linguistes face au linguisticisme philosophique: Je ne suis pas philosophe!

Ici aussi le bilan est somme toute assez limpide. Le linguiste fera finalement bien peu quand on prend la mesure de la magnitude du phénomène intellectuel en cause. Alors que toute la gnoséologie fondamentale est en train de se transformer en une sémantique, le linguiste se contentera de dire: le philosophe se fait philosophe du langage et ce dernier n’est donc jamais qu’une sorte de linguiste. Allons à la pêche chez ces vénérés et astucieux confrères sans trop s’en faire avec l’épistémologie de la chose. Peirce, Carnap, Morris, Austin, Searle, Wittgenstein, Husserl: à moi! Après tout, la crise de la philosophie ontologique n’est pas ma responsabilité. Je ne suis pas philosophe! Je suis investi d’un rôle circonstancié au sein d’une discipline délimitée, et j’assume modestement cet état de fait. L’importation et l’hypertrophie de la pragmatique et du logicisme (Laurendeau 1997b) dans les sciences du langage ne sont pas des phénomènes incontrôlés, s’ils servent mon activité descriptive! Il serait, dans de telles conditions, parfaitement erroné de voir dans l’émergence du langage comme catégorie philosophique un ascendant ou une influence des linguistes ou de la linguistique sur la philosophie ou la philosophie du langage (le vieux mythe de la linguistique, science-pilote est éventé depuis des lunes). C’est au contraire la linguistique qui se sera alimentée des innovations de la philosophie du langage tout au long du siècle dernier, confirmant et découvrant au fur et à mesure l’ampleur de la poussée glottocentriste en philosophie onto-gnoséologique. Il faut assumer clairement que l’origine de l’émergence du langage comme catégorie philosophique est mondaine plutôt qu’intellectuelle (Laurendeau 1990a).

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Un parallèle révélateur, à la fois suffisamment proche et distant: l’étiologie au 17ième siècle

Il n’est pas inutile d’exploiter un parallèle dont à la fois la proximité et la distance stimuleront la réflexion. L’empirisme et le rationalisme classiques (Bacon, Locke, Descartes, Spinoza) considèrent la catégorie de cause comme cruciale à toute description fondamentale du monde. L’étiologie (doctrine des causes) était une part centrale de tous systèmes ou de toutes réflexions philosophique au 17ième siècle. La notion même de système ontologique, battue en brèche notamment après Hegel au 19ième siècle, reposait sur un dispositif de causalités voulues descriptibles. Pour bien faire sentir la distance de la sensibilité philosophique contemporaine face à l’étiologie des premiers modernes, un seul exemple suffit. Spinoza:

« QUELLES SONT LES CAUSES DU CHANGEMENT? – Pour entendre plus distinctement ce qui reste à dire ici, il faut bien voir que tout changement provient ou de causes externes –que le sujet le veuille ou non– ou d’une cause interne et par le choix du dit sujet. Par exemple, noircir, être malade, grandir et autres choses semblables sont dus chez l’homme à des causes externes; et ceci contre la volonté du sujet ou au contraire selon son désir; mais vouloir se promener, être en colère, etc., sont dus à des causes internes.

DIEU N’EST PAS CHANGÉ PAR UN AUTRE ÊTRE – Les changements de la première sorte qui dépendent de causes externes n’ont point de place en Dieu, car il est seule cause de toutes choses et n’est passif vis-à-vis de personne. En outre, aucune chose créée n’a en elle-même la force d’exister et donc encore moins la force d’exercer une action en dehors d’elle-même ou sur sa propre cause. Et si l’on trouve souvent dans l’Écriture sainte que Dieu a éprouvé de la colère ou de la tristesse à cause des péchés des hommes et autres choses semblables, c’est qu’on a pris l’effet pour la cause; comme quand nous disons que le soleil est plus fort et plus haut en été qu’en hiver, bien qu’il n’ait pas changé de place ni acquis de nouvelles forces. Et l’Écriture sainte nous l’enseigne souvent comme on peut le voir dans Isaïe; il dit en effet (chapitre LIX, verset 2) adressant au peuple des reproches: Vos crimes vous ont séparé de votre Dieu.

DIEU N’EST PAS CHANGÉ NON PLUS PAR LUI-MÊME – Continuons donc et demandons-nous s’il peut y avoir en Dieu un changement qui vienne de Dieu. Or nous n’accordons pas que ce soit possible et même nous le nions absolument; car tout changement qui dépend de la volonté du sujet a pour but de rendre son état meilleur, ce qui ne peut être dans l’Être souverainement parfait. De plus, un tel changement ne se fait que pour éviter quelque dommage ou pour acquérir quelque bien qui fait défaut; or l’un et l’autre ne peut avoir lieu en Dieu. D’où nous concluons que Dieu est un être immuable. »

(SPINOZA 1954: 188-189)

Les conditions historiques qui sous-tendent le programme spinoziste sont connues. Bourgeoisies commerçantes en ascension, montée en force des arts et des métiers manufacturiers, déclin des pouvoirs et des cadres de représentation féodaux. La nature de la lutte des classes révélée par les tendances de doctrines nous montre conséquemment un rationalisme causaliste où la théologie déjà en crise est soumise à l’exercice d’une réflexion dont l’origine mondaine n’échappe pas aux historiens obligatoires que nous sommes nécessairement ici, par faute et vertu de la distance. On est passé de la mécanique à la pensée mécaniste. Hydraulique, construction navale, horlogerie, astronomie, optique (le métier de Spinoza), mécanique automate sont de facto sinon de jure les principales sources d’inspirations méthodologiques d’où Spinoza soutire l’appareillage conceptuel lui permettant de traiter un problème qui ne nous interpelle plus, celui de la sui-causalité divine. Or il est quasi assuré que les penseurs du futur jetteront sur la catégorie langage vingtiémiste le même regard distant que nous jetons ici sur le dieu hors-cause de Spinoza. La philosophie vieillit. Elle encapsule les enjeux et les crises matérielles d’une époque sur le modus operandi de l’hypostase (Laurendeau 1990g). L’étiologie et sa catégorie centrale, la cause, sont une doctrine et une catégorie d’époque. Il n’est pas étonnant que le terme qui la désigne (qui fut un jour le quasi-synonyme idéal pour ontologie, de par le statut fondamental qui lui était imparti) sert aujourd’hui à faire référence à un sous-ensemble fort modeste de la description du réel: les symptômes médicaux. Aujourd’hui cause et effet ont encore leur présence dans la réflexion philosophique (il est proprement impossible d’évacuer une catégorie philosophique) mais toute tentative de les replacer au centre de l’ontologie serait perçue comme une dangereuse déviation mécaniste. La doctrine des causes n’a pas été évincée, elle a été sursumée (AufhebtLaurendeau 1990g)

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Le linguisticisme au 20ième siècle

Le 20ième siècle sera, de la même façon, le siècle qui aura posé les problèmes ontologiques en les engluant dans le caramel linguisticiste. Le contraste entre le glottocentrisme d’un Wittgenstein et l’ontocentrisme d’un Saint Augustin est particulièrement saillant, autour de l’analyse de la catégorie de temps. Le premier cherche, non sans un certain fatalisme agnostique (au sens philosophique du terme), a formuler une définition pour «temps» et «mesure» là où le second cherchait à stabiliser une praxie (Laurendeau 1990i), celle de la mesure du temps.

« Nous sommes à l’évidence incapables de préciser et de circonscrire les concepts dont nous nous servons, non pas du fait que nous ignorons leur définition réelle, mais du fait qu’ils ne comportent pas de «définition» réelle. Supposer qu’il est indispensable qu’il y en ait une, cela reviendrait à supposer que des enfants qui jouent à la balle appliquent toujours dans leur jeu des règles strictes.

Quand nous parlons du langage comme d’une symbolisation qui se conforme à des règles, on peut découvrir ce que nous entendons par là par référence à la science et aux mathématiques, mais il est assez rare que dans son usage ordinaire le langage concorde avec ces modèles d’exacte précision. Alors pourquoi, dans ces recherches, confrontons-nous toujours l’usage des mots avec un usage qui se conformerait à des règles strictes? La réponse ne serait-elle pas que nous essayons ainsi de résoudre des énigmes qui proviennent justement de notre façon de considérer le langage?

Prenons par exemple la question: «Qu’est-ce que le temps?» Celle que se sont posée Saint Augustin et divers autres auteurs. À première vue, on demande simplement ainsi une définition; mais une question se pose aussitôt: «Que peut nous apporter une définition qui ne peut que renvoyer à d’autres termes non définis?» Et pourquoi s’étonner de l’absence d’une définition du temps si l’on ne s’étonne pas de manquer d’une définition du mot «chaise»? Pourquoi ne pas manifester la même curiosité dans tous les cas où nous utilisons des termes qui n’ont pas été définis? La définition précise en effet la logique d’emploi d’un mot dans la phrase. Et en fait c’est cette logique grammaticale du mot temps qui aura de quoi nous surprendre. Nous ne faisons qu’exprimer cet étonnement en posant la question un tant soit peu incongrue: «Qu’est-ce que?» C’est là le symptôme d’un malaise que nous éprouvons parce que tout n’est pas clair autour de nous, c’est à peu près l’équivalent des «pourquoi?» que les enfants répètent sans cesse. Ils dénotent eux aussi un certain malaise de la pensée et ne se préoccupent pas nécessairement de découvrir une cause ou une raison. (Hertz, Principes de mécanique). Mais ce qui nous étonne dans les usages logiques du terme «temps», ce sont ce que nous pourrions appeler leurs contradictions apparentes. Saint Augustin s’étonnait d’une de ces contradictions lorsqu’il posait la question: «Comment peut-on mesurer le temps?» Car on ne saurait mesurer le temps écoulé qui se trouve dans le passé, ni le temps futur qui n’existe pas encore, et comment mesurerait-on le présent qui est privé d’étendue?

La contradiction qui parait ici évidente, nous pouvons dire qu’elle provient d’une confusion entre deux usages d’un même terme. Il s’agit dans ce cas du terme «mesurer». »

(WITTGENSTEIN 1965 : 79-80)

Tout antique qu’il est, Saint Augustin préserve, sur la question qu’il traite, une fraîcheur, une intimité avec la praxis que le scientisme verbaliste perd. L’origine mondaine de la situation exposée ici n’échappe pas plus à l’entendement, quand on y regarde avec l’attention requise: la culture de masse des services (fort mythiquement et improprement désignée civilisation post-industrielle) accentue l’importance des communications, de l’information, de l’argumentation, de la publicité, de la propagande. Les lutte de classes et de doctrines vont dans le sens d’une promotion de vues techniciennes, bureaucratiques, pragmatiques, médiatiques et populaires (démocratiques-démagogiques). La spéculation est désormais une activité plus économique qu’intellectuelle et toute pensées des profondeurs est suspecte d’élitisme et de confusionnisme. Avec le néo-nominalisme qui se met en place dans les représentations philosophiques, c’est la noologie qui est en crise. Les sciences de l’esprit (psychologie, philosophie) sont en faillite. Le philosophe ne peut plus échafauder le système du monde. Il se contentera donc de faire la sémantique des termes désignant ledit monde dans d’autres sciences… Le domaine du savoir mécaniste issu de l’atelier manufacturier a produit un Spinoza, le fondateur les plus achevé de la pensée rationaliste dans son conflit avec la théologie scolastique. Le domaine du savoir glottocentriste issu de la civilisation des services produira un Wittgenstein, le formateur à la fois le plus explicite et le plus échancré de la crise intellectuelle du langage, entre technicité et vie vernaculaire. Wittgenstein passera d’un néo-positivisme triomphaliste reprenant tambour battant le projet leibnizien d’une langue distillée, univoque, propre (Tractacus logico-philosophicus) à une adoration débridé et ludique envers la glottognoséologie (Laurendeau 1997d, 2000b, 2000d) la plus échevelée (Investigations philosophiques). Spinoza construit son dieu en le privant de tous les attributs théologiques. Wittgenstein renonce au langage clair qu’il entendait dicter, en s’avisant du fait que la seule façon de dire le langage est de le montrer brouillon tel qu’il est. Il sera dit que le philosophe gagne ses cocardes en perdant son temps mais surtout en reflétant son époque.

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La fonction récupérante et crypto-réactionnaire du glottocentrisme

Sauf qu’il va aussi falloir dire nos lignes et prendre parti. L’apparent progressisme du glottocentrisme philosophique, quand on le compare à la spéculation des profondeurs, est un leurre navrant. La lutte fondamentale de la philosophie reste celle entre idéalisme et matérialisme. Nominalisme et glottocentrisme se donnent l’apparence d’un passage du premier au second. Illusion. On peut bien remplacer la noologie fumeuse par une sémantique, pointilleuse ou mollassonne, on n’en sera pas moins mentaliste, donc idéaliste. La philosophie herméneutique de Gadamer fournit un bon résumé du glottocentrisme philosophique encore ambiant (tout y est: monde médiatisé par le langage, récupération linguisticiste d’Aristote et de Bacon, Chomsky, Piaget et la philologie). Mais surtout Gadamer montre bien la fonction récupérante et crypto-réactionnaire du glottocentrisme

« Qu’est-ce qui ne fait pas partie de notre orientation linguistique dans le monde? Toute connaissance humaine du monde se trouve médiatisée par le langage. Une première orientation dans le monde s’effectue à travers l’apprentissage de la langue. Mais ce n’est pas tout. La linguisticité de notre être-dans-le-monde articule en fin de compte tout le domaine de l’expérience. La logique de l’induction décrite par Aristote et que F. Bacon a développé dans sa fondation des nouvelles sciences expérimentales a beau apparaître insatisfaisante du point de vue d’une théorie logique de la connaissance scientifique et avoir besoin de corrections – elle n’en laisse pas moins apparaître de façon éclatante ce qui la rapproche de l’articulation linguistique du monde. Dans son commentaire, Thémistius a d’ailleurs illustré ce chapitre d’Aristote (An. Post., II, 19) en faisant appel à l’apprentissage de la langue, domaine dans lequel la linguistique moderne (Chomsky) et la psychologie (Piaget) ont ouvert de nouveaux horizons. Mais il faut reconnaître en un sens encore plus large que toute expérience se fait par l’élargissement communicatif constant de notre connaissance du monde. Elle est elle-même la connaissance du déjà connu, mais en un sens beaucoup plus profond et plus général que n’a pu le penser la devise formée par A. Boeckh pour définir le travail du philologue. C’est que la tradition dans laquelle nous vivons n’est pas simplement une soi-disant tradition culturelle qui se composerait strictement de textes et de monuments et qui transmettrait un sens constitué linguistiquement ou historiquement documenté, tandis que les déterminants réels de notre vie, les conditions de production, etc., resteraient «dehors»: bien au contraire, le monde qui est lui-même éprouvé sur un mode communicatif nous est toujours transmis, traditur, comme une totalité ouverte. Ceci n’est rien d’autre que l’expérience. Elle se trouve partout où le monde est éprouvé, où une étrangeté a été levée, où se produit l’illumination, l’intuition, l’appropriation. »

(GADAMER 1996: 111-112)

Nous voici donc avec deux jeux d’acquisition des connaissances. Gadamer les embrume mais ils sont là tout de même. La connaissance directe, praxique, tactile, empirique, corporelle, limitative mais intime, secrète, profonde, averbale et la connaissance indirecte, héritage intellectuel par le texte, l’objet et l’image des connaissances reçues et endossées sans vérification sur la base de la crédibilité des instances qui en sont les dépositaires. Contestons un peu la ci-devant articulation linguistique du monde. Qu’en est-il tant de la connaissance directe et de la connaissance indirecte face au langage? Bon, la seconde n’est pas exclusivement langagière mais elle implique inévitablement du langagier. Moi, qui ne suis jamais allé à Tokyo, je suis parfaitement prêt à admettre que j’ai besoin du mot Tokyo pour me représenter la plus grande ville du monde. Faute de la chose, j’ai toujours le mot, mais de là à basculer dans le nominalisme… C’est que Tokyo n’est pas qu’un mot. C’est un capteur sous lequel j’amplifie Toronto, New York, Paris et Sao Paulo (villes dont j’ai une connaissance directe) pour me représenter la susdite plus grande ville du monde, en praxis. Dire donc que la connaissance indirecte serait strictement philologique ou langagière c’est prendre le contenant pour le contenu ou, en quelque esbroufe pathétiquement MacLuhanesque, le médium pour le message. Le glottocentrisme philosophique prend ici sons premier coup dans l’aile. Rien ne s’améliore lorsqu’on se tourne vers la connaissance directe. Quiconque a la naïveté de tonner que toute connaissance humaine du monde se trouve médiatisée par le langage n’a jamais joué au tennis, croqué une pomme ou pris un bain. Gadamer voudrait que le monde qui [serait] lui-même éprouvé sur un mode communicatif nous [soit] toujours transmis, traditur, comme une totalité ouverte. Ceci n’est rien d’autre que l’expérience. dit-il encore. Ceci est bien moins que l’expérience en fait. Ceci est la transmission doxale, scholastique, typée de la connaissance du monde. En plein celle dont Descartes et Galilée se méfiant le plus. Le linguisticisme est ici nettement un instrument de récupération engluant l’expérience dans la philologie, la doxa, la tradition. Ici, il n’y a pas à dire: la philosophie régresse. Elle régresse sur les premiers modernes, sur la Bacon de l’expérimentation, sur le Descartes de la méthode, sur le Galilée de la lunette, sur le Spinoza de la lecture rationnelle des Écritures.

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Bibliographie

GADAMER, H.G. (1996), La philosophie herméneutique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée – Essais philosophiques, 259 p.

HABERMAS, J. (1976), Connaissance et intérêt, Gallimard, coll. Tel, 386 p.

HABERMAS, J. (1987), Logique des sciences sociales et autres essais, Presses Universitaires de France, Coll. Philosophie d’Aujourd’hui, p 459 p.

HOTTOIS, G. (1979), L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, Éditions de l’Université de Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, LXIX, 391 p.

LAURENDEAU, P. (1990a), « Theory of Emergence: toward a historical-materialistic approach to the history of linguistics (chapter 11) », JOSEPH, J.E.; TAYLOR, T.J. dir., Ideologies of language, Routledge, Londres et New York, pp 206-220.

LAURENDEAU, P. (1990e), « La gnoséologie et son influence sur la théorie linguistique chez Gustave Guillaume », Histoire, Épistémologie, Langage, tome 12, fascicule I, pp 153-168.

LAURENDEAU, P. (1990g), « Perspectives matérialistes en histoire de la linguistique », Cahiers de linguistique sociale – Linguistique et matérialisme (Actes des rencontres de Rouen), vol. 2, n° 17, Université de Rouen et SUDLA, pp 41-52.

LAURENDEAU, P. (1990i), « Percept, Praxie et langage », SIBLOT, P.; MADRAY-LESIGNE, F. dir., Langage et Praxis, Publications de la Recherche, Université de Montpellier, pp 99-109.

LAURENDEAU, P. (1997d), « Helvétius et le langage », Proceedings of the 16th International Congress of Linguists, Pergamon, Oxford, Article n° 0033 [Publication sur CD-ROM, texte non-paginé de 22 pages].

LAURENDEAU, P. (1997b), « Contre la trichotomie Syntaxe/sémantique/pragmatique », Revue de Sémantique et de Pragmatique, n° 1, Université Paris VIII et Université d’Orléans (France), pp 115-131.

LAURENDEAU, P. (2000b), « Condillac contre Spinoza: une critique nominaliste des glottognoses », Histoire, Épistémologie, Langage, tome 22, fascicule 2, pp 41-80.

LAURENDEAU, P. (2000d), « La crise énonciative des glottognoses », BHATT, P.; FITCH, B.T.; LEBLANC, J. dir. Texte – L’énonciation, la pensée dans le texte, n° 27/28, pp 25-86.

SPINOZA, B. de (1954), « Appendice contenant les pensées métaphysiques », dans Traité de la réforme de l’entendement, Gallimard, Collection Folio-Essais, pp 160-216.

WITTGENSTEIN, L. (1961), Tractacus logico-philosophicus, Gallimard, Coll. TEL, 365 p.

WITTGENSTEIN, L. (1965), Le cahier bleu et le cahier brun, Gallimard, Coll. TEL, 425 p.

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JENS de la montagne, tome quatre (par Nicolas de la Sablonnière dit Delasablo)

Posted by Ysengrimus sur 1 janvier 2023

Jens de la montagne-image-2

Voilà ce que j’ai pu dire du monde. (p. 564)

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Note liminaire: afin de faciliter la lecture de la présente recension, les citations du corpus de JENS (qui sont introduites ici en italiques et sans guillemets) sont présentées de façon linéaire (disparition de la mise en forme versifiée d’origine et notamment de la majuscule de début de vers, ajustements de la ponctuation à l’avenant, retrait aussi des majuscules placées aléatoirement en début de noms communs). Les quelques coquilles venant du texte cité sont corrigées d’office, sans indication particulière (de type [sic] ou mises entre crochets). Toutes les éventuelles fautes typographiques qui perdurent sont donc les miennes et non celles de JENS.

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JENS, LE DIOGÈNE DESSINATEUR

Une philosophie des nuances, pour un esprit avide de nuances, nous évite de tomber dans les pièges de la grossièreté. (p. 71)

Le tome quatre de la quadrilogie JENS de la montagne de l’auteur québécois Nicolas de la Sablonnière dit Delasablo nous fait entrer, en douceur mais sans ambages, dans les replis de la vision philosophique d’un certain JENS, personnage semi-fictif et semi-autobiographique qui, depuis le sommet d’une montagne aussi tangible que métaphorique, fait descendre en ce monde les éléments de sa vision des choses. Le tout est exprimé sous forme d’aphorismes versifiées ou de poème philosophiques, selon l’angle de traitement que l’on veut bien en dégager. Mais JENS n’est pas un prophète à la noix ou un grand sage altier avec toge éthérée et barbichette désincarnée. Non, non, JENS tient son bout du manche, sans se faire de complexes et sans s’empêtrer de modestie d’estrade, mais c’est avec une clarté d’eau de roche, une originalité indubitable et une générosité peu commune qu’il laisse ruisseler, de haut en bas, sa pensée, subtile et scintillante. Pas trop empesée, pas trop docte, celle-ci descend, depuis le sommet de sa chère montagne, jusqu’à nous. Mes pensées sont devenues à l’image des filets d’eau qui dévalent des montagnes. Elles n’ont jamais deux fois le même parcours et leur tracé constitue la forme de leur expression. Elles rigolent de diversités tout en sachant qu’elles retournent se perdre dans l’unicité de la mer. Chacune d’elles tend à se fondre dans un océan de possibilités (p. 351). Il y a effectivement chez JENS un indubitable sens de la synthèse. Et cette vive aptitude à construire des monades articulées ne se restreint pas, chez lui, aux affaires de l’ontos, du gnoseos et de l’ethos. JENS de la montagne est un homme à carcasse. Amplement intériorisé, il est à l’écoute de son être émotif intérieur et il se sait explicitement conscient tant de ses besoins intellectifs que de ses inquiétudes sapientales. Si je suis monté sur cette montagne, c’est pour me prouver quelque chose. Étant un homme de doutes, j’ai évidemment toujours besoin de preuves. J’ai vaincu une peur. Maintenant que c’est fait, je ne trouve plus rien à dire (p. 441). Ah, tiens donc. Que se passerait-il donc s’il devenait disert, alors? Admettons-le, la formulation libre et échancrée de la présentation du texte de JENS n’en fait pas pour autant le jeu de vocalisations de quelqu’un qui n’aurait… hum… rien à dire. Il parle du monde, il parle de soi et, ce faisant, il capte parfaitement le caractère non-contraignant et non-essentiel de l’actualité temporaire de sa solitude cogitante et scriptante. Seul, complètement seul, en ce moment. Et pourtant, c’est l’humanité en moi qui témoigne (p. 165). Nous sommes ici bel et bien en philosophie et JENS est un philosophe (les guillemets qu’il accroche aux pourtours de ce mot ne changent rien à l’affaire). Qui plus est, JENS juge, en conscience, que la philosophie, c’est pour tout le monde. Pan, dans le flanc des maitres penseurs. Université populaire. Pour arriver à retrouver l’élan primordial de la philosophie, nous devons fuir les sombres cachots des universités où on se plaît à l’enfermer depuis deux millénaires (p. 488). Loin de la cuistrerie et du ruminement dans la philosophie, la pensée fondamentale, selon JENS, est donc quelque chose de net, de direct, de naturel, de dépouillé, de primordial et de si simplement universel. Il n’y a aucun problème philosophique fondamental dans l’humain qui demande une grande érudition. L’essentiel est à portée de main de la grande majorité (p. 55). Imbibée en notre vie intellectuelle et mentale comme l’air est imbibé en nos poumon, la philosophie est la compagne de route ordinaire et vive de l’acte créateur. Ce dernier, pourtant, reste voué à largement échapper à la philosophie qui, intellective, observe mais n’agit pas. La main et l’œil. La philosophie est par essence un accompagnement. Elle supporte, conseille, invective, rassure, encourage, investigue. Par contre, l’action lui échappe toujours, de même que l’acte créateur. Unis ensemble, philosophe et créateur sont nés pour s’entendre, comme le cœur et la tête. La main et l’œil (p. 104). Le créateur verbal, le poète, compagnon de route en retour de la philosophie, se doit, aux vues de JENS, de la rehausser de son sel, de lui rendre le piquant gustatif qu’une saine rigueur de la pensée risque de parfois atténuer sinon éteindre. Le verbe se doit donc primordialement à la philosophie. Alchimie du verbe. Trouver des formules pour un langage qui frappe l’imaginaire. Trouver des formules enrobées d’une robe de mystère derrière laquelle nous pouvons pressentir les promesses de grandes vérités (p. 384). Ce compagnonnage obligé entre le penseur et le créateur instaure une tension permanente entre poésie et cogitation. Créatrice, selon le mot de JENS, la poésie se libère du dénotatif dont la philosophie dépend tant. La poésie est une tentative pour extraire les mots de la pensée afin que ceux-ci regagnent le territoire des sens (p. 643). Quand, épisodiquement lyrique, JENS s’exclame… Maintenant retire cette épée de mon genou et j’irai de nouveau faire resplendir mes déserts! (p. 105)… fatalement le cogitatif passe en dubitatif. Artiste (poète, cinéaste, peintre, dessinateur), JENS comprend intimement l’impact sur le dispositif chambranlant de sa vision du monde que portent les coups de butoir de son œuvre artistique. Refusant boudeusement les ruses convenues de la rencontre entre philosophie et art, il ne cherche certainement pas à se prendre pour le Socrate musicien. Non, que non. JENS, lui, ce serait plutôt le Diogène dessinateur. D’abord, en bon locataire du tonneau des grands petits savoirs, la philosophie conventionnelle en lui, c’est non. On a bien essayé de me convaincre que j’étais un philosophe, mais je dois admettre que je préfère que le philosophe soit à mes côtés et qu’il travaille pour moi (p. 622). Et cette autre philosophe qui voudrait possiblement travailler pour notre Diogène montagnard a besoin de se lever de bien bonne heure. C’est que, oh, oh, la confiance ne règne pas, en JENS. Aujourd’hui, je me méfie de tout et presque toute mon intelligence retraite dans la méfiance. En fait, j’ai fait de la méfiance ma seule valeur sûre (p. 582). Méfiant comme un chien mouillé, notre Diogène dépenaillé au tonneau, en plus, ne fait, selon ses dires, pas trop souvent le ménage dans sa cabane mentale. Un bordel sans nom. L’essentiel de ma pensée est d’ordre irrationnel. Ce que l’on appelle le rationnel, c’est uniquement le moment où l’on met de l’ordre dans nos pensées. Dieu sait que je ne fais pas souvent le ménage (p. 460). Il faut prendre JENS comme il est. Le Diogène dessinateur grogne sur la vie et, à l’emporte-pièce, il vous dessine ses textes. Mes textes sont comme mes dessins. Ils jaillissent d’un seul jet, découpés en quelques coups d’épée (p. 616). JENS est, ce faisant, dans l’action, plus soucieux de processus dynamique que de résultats fixes. Ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on dessine. Ce qui compte, c’est l’acte de dessiner (p. 576). Les philosophes, les maitres penseurs, les doctes larbins de la sagesse reçue ne font pas percoler notre Diogène dessinateur. Le maitre apophtegme, le dernier mot ne se dit pas, il se dessine. Un cercle en guise de mot de la fin. Mon écriture première a toujours été le dessin. Lorsque les mots ne sortent plus et qu’aucun des concepts du vieux scribe ne sont en mesure de traduire ce que je vis et ce que je ressens, alors le dessin prend le relais et complète le cercle. Cet art rattache le vieillard impuissant au soleil de la jeunesse éternelle de l’humanité (p. 286). Les vieux penseurs qui barbouillent beaucoup mais dessinent peu ne sont pas vraiment invités en la montagne de JENS. Aussi on reparlera plus tard du peu que JENS fait des autres philosophes, les traditionnels, les conventionnels, les vieux, les lourds. S’il fallait lui citer une source d’inspiration philosophique, d’ailleurs bien plus formelle que conceptuelle, bien plus stylistique que problématique, ce serait Emil Cioran (1911-1995), philosophe obscur, larmoyant, pessimiste et inclassable, avec lequel JENS est en discrète coquetterie, au point d’insidieusement s’autodésigner Le Cioran du Nord. Cioran est un drôle de type. Il est un peu comme un Nietzsche renversé, échoué du côté des malades et des faibles, isolé dans la déprime et les vices (p. 401). On peut suggérer que JENS écrit un peu comme ce Cioran d’outre-tombe, qu’il nous mentionne bien ostensiblement (comme si c’était Aristote) alors que personne sait c’est qui. Par contre, JENS ne pense pas vraiment beaucoup comme le Cioran en question. Emil Cioran est un philosophe du passé, de la nostalgie, du regret, de l’amertume, du manque. JENS, qu’il l’admette ou non, est, au contraire, un de ces philosophes de l’avenir, dont il anticipe froidement le programme. Les philosophes de l’avenir devront apprendre à faire très court et à être efficaces, percutants et incisifs. S’ils désirent être entendus, ils devront être de grands artistes et de véritables entertainers tragiques (p. 574). Et vlan. Alors regardons un petit peu ce qu’ils devront tant nous dire, aux vues de JENS de la montagne, ces ci-devant philosophes de l’avenir qui, naturellement, sont déjà avec nous, notamment en JENS et de par JENS.

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ONTOLOGIE DE JENS (OU JENS EN SA DOCTRINE DE L’ÊTRE)

Ce n’est pas le fruit de nos réflexions que l’on doit laisser parler, mais l’arbre de notre être. (p. 546)

Le seul problème avec l’objectivité, c’est qu’elle est toujours d’ordre impersonnel. (p. 143)

JENS a indubitablement une bonne tête ontologique. Il ne chipote pas dans les arguties sibyllines autour de la question de l’être. Penser, pour lui, c’est aller chercher, par les pensées, un monde extérieur à ces dernières et que l’on aspire à adéquatement saisir. Je veux mes pensées à l’image du monde (p. 335). JENS est implicitement conscient qu’il y a des philosophies qui, à contrario, se consacrent fort énergiquement à la fuite hors de la réalité. Il ne les suivra pas. La réalité, c’est ce qui reste une fois que tu as tout fait pour y échapper (p. 291). Ontologue solide, JENS ne marche pas dans la combine de la pensée qui déborderait le réel. Il est plutôt favorable à l’aséité de l’intégralité de l’univers et de la soumission du savoir humain devant ce dernier. Il n’y a aucun savoir humain qui a existé en dehors des limites de l’univers. Tout ce qui fut pensé et tout ce qui a été ressenti a fait partie du développement intime de l’univers (p. 449). Pas question de jouer le jeu d’un soi-disant savoir transcendant. Le savoir est entier dans la matière (p. 462). La pensée cherche l’être, le rencontre, s’y subordonne et en fait partie, en fait, modestement, lentement. La pensée est un ralentissement de la matière (p. 556). Et, d’ailleurs, qu’on le connaisse ou qu’on ne le connaisse pas, l’être, autonome en ses confins, n’en altèrera pas son déploiement pour autant. Peu importe nos connaissances sur le temps, rien ne l’arrêtera (p. 474). Parlant du temps, justement, ce phénomène crucial nous permet d’observer que l’ontologie de JENS ne se ramène en rien à un empirisme vulgaire. Certaines réalités existent solidement tout en étant vouées à ne pas être perçues directement. C’est le cas du temps, justement. Le temps se résume à la connaissance que nous avons de tout ce qu’il n’est pas (p. 472). De fait, JENS est très sensible au ressac ontologique ferme, percutant les limitations de l’humain percevant. L’homme est tout, sauf simple. Notre humanité intérieure, c’est aussi le monde en soi (p. 253). Cette proximité à l’humain au cours de la mise en forme de sa doctrine de l’être fait de JENS un promoteur explicite d’une philosophie et d’une ontologie d’action et de devenir. Le devenir procède de plain-pied de l’être. Modestement, la comprenure le suit. Dur de comprenure. Comprendre, c’est devenir une forme. Comprendre, c’est devenir insecte. Comprendre, c’est devenir. Celui qui devient ne peut comprendre qu’en devinant ce qu’il ne devient pas (p. 508). Conséquemment, mon petit observateur du monde, les détails fins de ton observation suivront et se restreindront aux spécificités ontologiques de ton action, sans plus. Les catégories philosophiques ne naissent pas autrement. Couleurs de la philosophie. Si tu te détaches du monde, ta philosophie deviendra celle du détachement. Si tu t’attaches au monde, ta philosophie deviendra, peu à peu, celle de l’attachement. Si tu cherches à créer dans le monde, ta philosophie deviendra celle du créateur. Si tu cherches à savoir, ta philosophie deviendra celle de la connaissance. Si tu cherches à aimer, ta philosophie deviendra celle de l’amour (p. 216). Les portions d’être en devenir que l’on retient prioritairement dans notre pensée d’action s’installent et se déposent en notre philosophie, qui, elle, suit et épouse la courbure de notre être. Aucun esprit n’échappe à ce fait incontournable, pas même les esprits scientifiques, eux qui forcent tellement du nez et de partout ailleurs pour s’extirper de l’être qu’ils analysent. Chose certaine, les scientifiques ne pourront pas toujours se positionner à l’extérieur de ce qu’ils observent sans inclure, un jour, leur corps dans l’équation (p. 502). Les scientifiques, en leur ontologie, n’échappent pas à la philosophie d’action qu’a su percevoir JENS. Les scientifiques se battent principalement pour la survie de l’esprit scientifique. Pour cela, ils doivent trouver une ou plusieurs issues dans la matière, afin de pouvoir poursuivre leur chemin (p. 504). On suggèrera peut-être qu’il y a ici un paradoxe… que le scientifique, même celui qui lutte nerveusement pour la perpétuation de sa propre discipline, ne peut en devenir l’objet. C’est un paradoxe, c’est un paradoxe… le scientifique ne peut pas se placer des deux côtés du microscope à la fois. C’est un paradoxe… L’avantage du paradoxe, c’est qu’il permet d’abolir la notion de contraire. On peut lui faire dire TOUT et son CONTRAIRE. Si j’étais un scientifique, j’essayerais de mettre le paradoxe en équation (p. 650). La doctrine de l’être place le savoir en action devant un paradoxe dont JENS suggère qu’il faudrait chercher à le monter en équation. Oh, oh, notre JENS ontologue est-il en train de basculer dans le mathématisme? Hautement improbable. Les personnes qui disent que tout est mathématique me sidèrent. Comment tout pourrait être mathématique quand tout ne peut même pas être connaissance? (p. 562). Il est ardu de capter l’être, celui-ci est ondoyant, fuyant, labile. JENS opte donc pour une genèse enfouie de l’être. Si tu captures un secret de la nature et que tu parviens à lui prodiguer une forme visible et solide, sache qu’aussitôt la nature changera secrètement de forme et ce, uniquement pour échapper aux griffes de ta raison. La seule chose qui pourra l’emporter sur elle sera la nature intime de l’univers (p. 416). JENS apparait ici un petit peu comme un vitaliste. Agacé, il se comporte comme si une nature volontaire faisait exprès pour s’étaler ainsi hors de notre conscience, comme un poulet qui se sauve quand on veut le plumer. Ne nous trompons pas pour autant sur l’inertie ontologique de l’être, sur sa profondeur, creuse, inouïe, hors-vie, et lointaine, qui continue de s’étaler sans nous, hors de nous, comme il le fit de tout temps. Une question de temps. Les vérités les plus profondes nous échapperont toujours, car elles appartiennent à un autre temps que le nôtre. C’est uniquement en cela qu’elles sont plus «profondes». Même si on peut parfois les entrevoir, elles ne peuvent s’imposer en notre temps, faute de force, faute de preuves, faute d’assises, faute de réalité, faute de corps dans lesquels elle puisse s’incarner (p. 444). Dans ce maudit cosmos immense, magma inextricable qui dure sans fin, notre pensée ne peut que modestement hoqueter devant l’amplitude gargantuesque de l’être naturel. La pensée humaine est un moustique qui pique le corps du taureau cosmologique, tout en étant entrainée dans son galop immense. La pensée agit sur le corps comme une provocation. Elle agit comme un trouble (p. 417). L’ancien, l’atavique, le pulsionnel imposent leurs poids et assoient la puissance de leurs réalités «profondes», pour reprendre le mot de JENS, sur nos déterminations actuelles. Les exemples sont légion. On a qu’à se pencher. Voyez… disons… l’amour maternel. L’amour maternel tire sa férocité et sa force d’une incroyable insécurité primitive, où sa vie et celle du petit était continuellement menacées (p. 332). Il y a un infini ancien, rétrospectif, d’où notre pensée d’action et notre amour d’action émergent, malgré nous. Et aussi, il y a un infini durable, prospectif, qui annonce l’être qui sera, malgré nous et au-delà de nous. En définitive, la notion de l’infini est la seule chose qui soit véritablement logique. Mais cela dépasse l’entendement (p. 562). Seul je ne sais quel nono-nihilo ne saisit pas cela. Le nihiliste aime à croire que la vie s’arrête aux limites de sa connaissance. Généralement, c’est à ce moment que la vie commence réellement (p. 483). La vie et l’existence commencent au-delà de nous et malgré nous. Aussi, de ne pas pouvoir saisir l’être, trop fort pour notre petite tête, on glissera et dérapera fréquemment dans le recours aux réalités et concepts imaginaires. Le désavantage avec les concepts imaginaires, c’est qu’ils nous rendent captifs de leur logique interne sans pouvoir créer une connexion viable avec le monde réel (p. 627). L’exemple de Dieu est incontestablement le plus éloquent. Nos mystiques prennent Dieu pour une catégorie d’être… et JENS ne les suit pas. Astuce du mystique. Il a d’abord imaginé Dieu par lui-même. Ensuite, il a raffiné son imagination jusqu’à ce qu’il en vienne à croire que Dieu n’était pas uniquement le fruit de son imagination. Il est alors parvenu à se convaincre d’être lui-même un des fruits, dans le jardin de Dieu. Voilà comment l’idée de Dieu a réussi à rouler l’esprit du mystique dans la poussière divine (p. 232). L’exemple est simple et parfaitement incontestable. Mais il y a plus subtil et plus pervers, en matière d’ontologie imaginaire. Partons de la peur. Là où l’on trouve de la peur, là aussi se trouve une forme de conscience. La peur est la première preuve de la conscience (p. 447). La peur pourrait donc apparaitre comme un vecteur d’action fiable dans la construction motrice de nos ontologies ordinaire. Mais JENS flaire ici un danger. Les gens peureux essaient toujours de nous faire croire en la réalité de ce qu’ils craignent (p. 341). La peur peut donc devenir la compagne déroutante d’une ontologie imaginée, fantasmée, anticipée sans connaissance effectrice… comme on le fait, par exemple, avec la mort. Le cœur battant, tout le monde anticipe la mort que personne n’a pourtant empiriquement vécu. Quatre battements de cœur. C’est parce que la mort se présente à nous de manière irréelle que l’on accepte de s’y abandonner plus facilement. Après tout, c’est l’idée de la réalité de la mort qui pétrifie la conscience d’effrois. La mort est la déesse de l’irréel. Toutes formes de réalités solides s’évaporent à son contact. La mort est imaginaire. Seul le corps lui donne une réalité (p. 249). Il n’y a pas de mort (comme catégorie ontologique). Il n’y a que des agonisants et des cadavres. Et le hasard? Le hasard existe-t-il? Uniquement dans ta tête (p. 484). Et la liberté? La liberté, c’est un papillon qui voltige à l’intérieur d’une prison (p. 560). Notre vive et fort ancienne capacité à formuler nos abstractions intermédiaires sous forme de mots-concepts (PEUR, MORT, HASARD, LIBERTÉ), nous guide pour de vrai… mais aussi pour de faux. Oh là là, partez moi pas sur la crise ontologique du langage. Un nœud dans la langue. L’homme moderne confond souvent ce qu’il EST avec la fonction de PARLER. Comme si tout ce que nous étions se retrouvait condensé dans la parole et les articulations mentales du langage menant à la parole. Bien que la parole soit l’une des principales choses qui distinguent notre espèce des autres, la faculté magique de la langue est, paradoxalement, ce qui peut bloquer l’accès direct à toute une mer d’expériences et de connaissances qui foisonnent sous les murs de nos constructions linguistiques (p. 146). JENS reste ici parfaitement cohérent. Il opte sereinement et solidement pour le primat de l’être sur le connaitre. Saut dans l’espace. La matière échappe en permanence à l’esprit. Elle est comme une flamme éjectée dans l’abysse de l’univers, un spermatozoïde voyageant dans le col de l’utérus. L’esprit reste dans l’ombre tel un combustible inépuisable, toujours un pas derrière la matière. Il en est peut-être la tête ou la queue, car il en est seulement un autre état. Il possède une mémoire phénoménale, si bien qu’en lui se trouve tout ce qui est et tout ce qui sera dans la FORME à laquelle il correspond. Sans yeux, sans bouche, sans mains, pas à pas, il doit suivre la flamme de la matière qui le relie à sa mémoire intrinsèque (p. 636). Et sur cette vérité ontologique qu’il est si bon et rafraichissant de redire dans le style heureux de JENS… Ce qu’on appelle la connaissance fut d’abord le grand déballage de la matière (p. 609)… nous entrons en gnoséologie.

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GNOSÉOLOGIE DE JENS (OU JENS EN SA DOCTRINE DE LA CONNAISSANCE)

Une doctrine qui ne vise pas à ce qu’on la dépasse est une doctrine fondamentalement erronée. (p. 551)

Le savoir est une caricature de l’existence. (p. 310)

La gnoséologie de JENS est originale, pétillante, subtile et lumineuse. Il est particulièrement rafraichissant et stimulant de se sortir enfin de l’individu connaissant isolé, songeur et stagnant et d’assumer, sans fanfreluche, le caractère collectif et historique de la connaissance. Tout s’amorce, plutôt joyeusement, dans le dispositif de la vie sociale ordinaire en notre monde mondain. Il n’y a pas de connaissance possible sans rencontre. Faire connaissance, c’est apprendre (p. 153). Il n’y a pas d’ego cogitant isolé. Il y a avant tout un bouillonnement social permanent de la cogitation comme empathie. Penser, c’est d’abord écouter. C’est avoir de bonnes dispositions intérieures afin que les impressions subjectives et les divers moments emmagasinés par les sens puissent se révéler sans heurts (p. 97). Du coup, JENS renoue tout naturellement avec l’origine sensorielle de la connaissance (connaissance directe) tout autant qu’avec la vieille dialectique conversationnelle des Grecs (connaissance indirecte), dont tout le monde se gargarise mais dont personne n’assume vraiment les puissantes implications intellectives. Toute la philosophie pourrait tenir dans la conversation. Que ce soit dans une conversation avec soi-même, ou une conversation avec les autres, cela importe peu. Elle implique toujours un échange de points de vue. Fondamentalement, elle s’attaque à des problématiques de sens et de langage. En pleine solitude, l’état d’esprit philosophique se transforme en une poésie peuplée de chants et de visions (p. 84). Le jeu incisif de l’échange, et de l’estoc verbal poétisé, ne transforme pas pour autant l’individu connaissant, quand il daigne redescendre de sa temporaire montagne, en suiveux pantelant qui se laisserait barouetter par la pression intellective des pairs. Car celui qui apprend par la conversation et par le verbe finit éventuellement par frapper le conseil finement dialectique de ce vieux radoteux de JENS, celui recommandant de faire primer la connaissance directe sur la connaissance indirecte. Le conseil d’un vieux radoteux. Ne base pas tes jugements sur l’expérience des autres. Juge selon ton expérience intime, sans jamais renier celle des autres. Car la connaissance des autres fait aussi partie de tes expériences intimes (p. 429). Nous produisons ensemble notre connaissance sur la base d’une perception collective de notre monde et il est important de bien discerner le savoir fin et fiable, dans le fatras rhétorique qui l’accompagne inévitablement… car il nous revient. Nous le méritons. Il est à nous, ce savoir. Le savoir est aussi notre œuvre. Comme pour le peintre qui doit apprendre à faire la distinction entre lui-même et ce qu’il peint, le penseur doit aussi apprendre à ne pas se confondre avec ses pensées, car il pourrait finir par croire que tout son corps est la création de son esprit (p. 78). Ce genre de beau risque de la fausse création renversante nous pend au bout du nez en permanence car le fait est que notre connaissance ordinaire procède et procèdera toujours d’une inévitable dimension d’abstraction conceptuelle. Et de ce fait, à la table d’hôte du royaume du concept, la connaissance amaigrit le si riche réel dont elle se nourrit. Au royaume du concept. Là-bas, on aime à désincarner. On aime à vider les corps de leurs substances. Au royaume du concept, on rêve de prendre le pouvoir. Pourtant, on est fait pour servir (p. 50). C’est un biais mental tout naturel qui s’installe insidieusement, quand on apprend et quand on pense. Le pouvoir des abstractions supplante insidieusement le service qu’elles nous rendent. C’est là une déviance permanente. Peu à peu, sans nous en rendre compte, nous glissons dans l’abstraction des idées, alors tout devient vide, sans réelle teneur, vaporeux, diffus, sans chair. Sans vie! (p. 610) Aussi, il faut se watcher en permanence, comme on dit chez nous, parce que c’est pas long que, entre la pression mondaine, conversationnelle et autre, et les tics traditionnels de l’abstraction, on s’expose assez rapidement à se faire rattraper par la vieille camelote des lambeaux notionnels du tout-venant. Vieilles idées recyclées. Désormais, les plus grandes valeurs sont attribuées aux savoirs qui ont le pouvoir de recycler les déchets intellectuels du passé et du présent (p. 140). Et JENS continue de prudemment nous prévenir. Il faut apprendre, il faut penser, il faut même philosopher… mais il faut faire attention de ne pas se mettre à ruminer dans la philosophie, car le doux monde du sapiental est un petit carré de sable étroitement forclos. Le cœur de la philosophie ne se trouve jamais derrière les portails de son domaine, car tout chez elle lui rappelle ce qu’elle sait déjà (p. 486). Restons poètes, restons artistes, restons coupant. Ne faisons pas trop confiance aux vieux textes. Lisons fluide. Pour celui dont la pensée est en mouvement, l’essentiel se trouve entre les lignes (p. 250). Le vide conceptuel de la philosophie n’engluera pas un JENS qui pense, s’il est aussi un JENS qui chante. Dans cet univers d’idées et de concepts entrelacés de faux-semblants et d’illusions, c’est l’invention de la puissance d’évocation qui nous tire en avant (p. 600). La joie du chanteur c’est aussi la modestie du penseur. Et de la modestie, il faut en avoir, en matière de gnoséologie, car on ne sait pas tout, qu’est ce qu’on ne sait pas tout! Et, de fait, il est vraiment très important de ne pas tout savoir. Si l’inconscience et l’ignorance n’existaient pas, en quoi la conscience et la raison pourraient-elles bien se reposer? (p. 145) C’est effectivement le fait de ne pas savoir qui nous pousse vers la recherche de nouvelles connaissances, comme un creux, comme un manque. Nous sommes en lutte permanente contre ce qu’on ne sait pas. Et au sein de ce qu’on ne sait pas… ou plus… figurera crucialement tout ce qu’on oublie. La mémoire du monde n’arrive jamais totalement à rattraper l’étendue de son oubli (p. 73). Il suffit, pour confirmer cet aphorisme de sagesse de penser un moment, même abstraitement, à nos ancêtres paléolithiques et néolithiques, de laisser notre imaginaire s’imbiber et s’enrichir de la gnoséologie implicite séculaire qu’ils nous ont fatalement léguée. A-t-on idée de ce que nos ancêtres ont traversé? A-t-on idée des mystères qu’ils ont embrassés? Leur esprit était tel des forêts vierges, pétri de courage et de révélations. Se souvient-on des premières manifestations nocturnes de la parole et du langage écrit? Comment la nature a-t-elle enfin réussi à prendre la parole et à entrer de pleins pieds dans l’âge de son humanité? (p. 317) Il y a, dans cet héritage ordinaire oublié (noter ce mot), une fraicheur et une candeur du rapport aux savoirs que nous fait redécouvrir JENS et ce, du seul fait qu’il sait finement les valoriser. Savoir et innocence. Développer les astuces nécessaires afin de toujours retrouver notre ignorance, car le savant, l’homme de savoir, est un homme qui a perdu son innocence et qui réussit toujours à retrouver l’innocence du devenir (p. 661). Et cette innocence du devenir du savoir et de l’être, c’est, entre autres, celle qui se méfie des dogmes rigides et qui s’alloue tranquillement le droit tout simple au doute méthodique, au flagossage, au louvoiement. Le savoir ne plonge pas sur nous comme une cascade ou le jet de la douche du matin. Non, non, car le savoir est torve et nous le sommes pas mal aussi. De fait, nous en dévions ou en esquivons constamment le jet brulant, pour ne pas s’y cuire le cuir. Nous prenons rarement conscience de notre propre savoir de manière frontale. Nous préférons éviter les chocs trop violents. Voilà pourquoi nous avons pris l’habitude d’accéder à notre savoir de biais, comme par l’entremise d’un tiers. Un peu comme si l’on abordait notre savoir par l’intermédiaire d’un miroir (p. 645). Ce que JENS nous explique ici ne concerne pas seulement le jeu complémentaire des connaissances directes et des connaissance indirectes. JENS nous parle ici aussi de nos doutes, de nos inquiétudes, de nos résistances instinctives face au savoir qui, pourtant, s’impose à nous. Dans l’instinct de survie. Instinctivement, nous combattons autant la vérité que nous la recherchons. Nous aimons à la dissimuler, à la camoufler. Nous n’hésitons pas à la rendre compliquée afin de brouiller les regards, et surtout afin de prolonger notre vie, question d’avoir le luxe de nous divertir à ses dépens (p. 89). Nous voulons vivres dans nos idées reçues, nos savoirs établis, nos amusettes logiques, nos sophismes, dans le confort de nos schémas villageois, dans l’enfance de notre pensée. Nous ne voulons pas vraiment mourir à nos vieilles valeurs. Or, s’il faut apprendre le vrai, il faut inévitablement tuer un petit peu de tout cela, en nous. Apprendre, c’est mourir un peu (p. 439). Et le doute ne se réduit pas à la résistance de nos idées reçues, de nos préjugés, comme on dit principiellement. JENS, gnoséologue, nous redit une des grandes vérités de la philosophie moderne. Le doute méthodique est une des inhérences profondes du savoir humain. On apprend depuis la surface et c’est bien vite que le gnoséologue averti se doit de douter de toutes les surfaces. L’apparence est partout trompeuse. Les vérités ne se révèlent qu’en apparence (p. 143). Le vacillement de nos savoirs ne se restreint pas au simple doute méthodique des réflexions construites tardives. Le doute est une pulsion, saillante et constitutive, de l’intégralité de la pensée cogitante et connaissante. Cela fait du doute un trait mental terriblement fondamental, ontologique de l’humain, en fait. La nature du doute. La nature des hommes est trompeuse. Voilà pourquoi l’attitude sceptique est nécessaire à la survie de l’esprit libre (p. 80). C’est cette crise permanente de l’être et du connaitre qui fait qu’on ne pourra pas toujours montrer (l’apparence peut être trompeuse) ou démontrer (la ratiocination peut être fallacieuse). Il arrive donc un moment où il faut cesser de s’expliquer ad nauseam et de prétendre refléter un monde prosaïquement vérifiable. Il arrive un temps ou il faut assumer froidement sa prise de parti dans la connaissance. Prise de parti, prise de parti, prise de parti… Voici, nous sommes tous des ensembles humains distincts et nous embrassons tous un monde aux inextricables facettes et ce, dans une infinité d’angles différents. Ces angles d’approche sont déterminés tant par nos trajectoires de vie que par la configuration de nos affects. Vous comprendrez que la vérité du dépressif n’est pas du tout la même que celle d’un enfant qui joue (p. 176). On ne sait pas tout. On sait ce dont on détient finement la perspective. Nos conclusions de groupe, nos jugements collectifs sur les savoirs adoptent eux aussi la courbe de la perspective par laquelle on s’oriente vers les cibles de notre monde… qui sont aussi les cibles de notre temps. Cible en vue. Si on se trompe souvent dans notre jugement, c’est principalement en raison d’un «défaut» de perspective. Nous avons tort, par rapport à un angle d’attaque défaillant, une cible ratée. Notre point de vue, aussi aiguisé et large soit-il, n’en reste pas moins un point de vue ancré dans notre époque. Alors comment posséder la vision juste sans aussi avoir la distance nécessaire pour bien en percevoir les contours et les desseins? Ici, ou dans le futur, les problèmes ne seront plus perçus sous le même angle. Et, par le fait même, ils ne seront plus sous le même éclairage de véracité (p. 148). On prend donc position au mieux, et en soumission envers les déterminations de notre coefficient espace-temps, rétrospectif et prospectif. On peut uniquement prédire l’avenir de ce que l’on connaît (p. 237). On la stabilise, cette seule prospective que l’on puisse se payer. Puis on articule notre vision doctrinale, on la formule, on la saisit, on l’armature. Et une fois qu’elle est mise en forme, ma foi, on ne peut plus la flagosser, la tordre et la faire flageoler sans fin. Et ça aussi, JENS le sait. Degrés d’expression. Arrivé à un certain niveau de vérité, on ne peut plus prouver quoi que ce soit et ce, même si on essaie de décrire la chose dans un maximum de détails. On croira ou on ne croira pas. On devinera ou on ne devinera pas. On vivra ces choses ou on ne les vivra pas (p. 107). Et pourtant, riches et déterminés par ces vues stabilisées, on n’en cessera pas pour autant de chercher, d’écornifler, d’investiguer, d’apprendre. La dive curiosité ne pourra tout simplement jamais arrêter de nous tenir au corps. La déesse oubliée. La curiosité, mère de tous les courages, mère des intelligences les plus fines, mère, aussi, de la folie, de l’aventure et des découvertes les plus géniales. Je me demande bien pourquoi les Grecs n’en ont pas fait une déesse (p. 417). Nous continuons de tout écornifler sans fin parce que nous savons que nous vivons dans un monde éminemment et fondamentalement connaissable. Et nous savons que l’élastique de notre connaissance peut parvenir à s’étirer et à cerner, au moins schématiquement, le couvercle du bocal de l’être. Aussi, notre saisie de l’être par la connaissance n’est jamais vraiment une affaire bizounée, foireuse, niaiseuse, éperdue, hasardeuse. En toute raison, nous pouvons comprendre. Rupture du hasard. Comprendre jusqu’à ce que les choses et les événements s’accordent à notre vie et résonnent vers nous comme des échos de notre propre raison. Voilà ce qui devient pour nous comme une preuve de notre savoir (p. 325). La visée de notre connaissance, c’est de saisir notre être. Et… bon… modulo quelques pépins séculaires dont nous avons aussi pris connaissance… le fait est que savoir notre monde, c’est faisable. Il n’y a aucune vérité nous concernant qui soit hors de notre portée (p. 264). Notre monde est immense. Nous pouvons, malgré tout, le connaitre. Et maintenant nous savons ce que nous nous devons d’être et ce que nous nous devons de faire. Et comme JENS ne parle pas seulement de ce qui est mais parle aussi de ce qui se doit d’être, je me dois, moi aussi, d’en parler.

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AXIOLOGIE DE JENS (OU JENS EN SA PERSPECTIVE ÉTHIQUE)

Je suis un modèle sans plan, sans forme précise. (p. 215)

Un peu comme sa gnoséologie, l’axiologie de JENS s’enracine avant tout dans la vie sociale, méthodiquement abstraite, du philosophe. La sincérité du penseur est ouvertement exigée. Sa crédibilité intellectuelle en dépend. Le meilleur moyen d’attirer sur soi le discrédit est de ne pas assumer le fond de sa pensée (p. 599). Mais cette honnêteté du bon gars qui pense droit et parle sec ne suffit pas, il s’en faut de beaucoup. Il ne s’agit pas ici seulement d’incarner la morale… mais aussi de la comprendre adéquatement. Or, la part entre ce-qui-doit-être et ce-qui-ne-doit-pas-être se démarque, sèchement, tout d’abord au sein de nos tiraillements intellectuels avec l’agora. Il y a de constants rapports de forces dans l’éthique intellectuelle des zélateurs et de leurs adversaires. Et là, ouf, c’est la guerre. Tactique de guerre. L’une des armes préférées des sophistes est l’excès de zèle. Plusieurs d’entre eux savent d’instinct qu’un dégluti de connaissances livresques peut aisément parasiter la pensée d’une personne moins bien nantie intellectuellement. Une logorrhée de mots et de concepts agit alors comme une muraille infranchissable. Briques, canons, flèches de tout bois, boucliers, remparts, huile bouillante. Si la forteresse du savoir sophistique semble imprenable, c’est qu’ils ont tout à gagner à démontrer leur supériorité intellectuelle, car c’est par la puissance de leurs défenses qu’ils en viennent à vaincre leurs adversaires (p. 107). D’une part, JENS réprouve l’abus belliqueux et auto-protecteur du savoir livresque, mais, d’autre part, cela ne le rend pas nécessairement favorable à l’humain inculte et vulgaire, ce pseudo-fier, à l’éthique tout aussi faussée que celle des ci-devant sophistes. Lorsqu’on le complimente, l’homme vulgaire, aime à croire qu’on le jalouse (p. 483). Le problème éthique qui se pose ici, en toute concrétude, est que chaque rencontre sociale est obligatoirement quelque chose qui vous confronte à quelqu’un qui, sans arrêt, vous juge. Ami ou ennemi, l’individu lambda qui vient obligatoirement partager conversationnellement les savoir est un agresseur potentiel. Dans chacun de mes amis, j’ai aussi découvert un ennemi intime qui me disait «C’est moi! C’est MOI, l’ami qui est en toi! Moi qui commande!» L’amitié se crée dans l’adversité. Le respect de l’adversaire est un premier pas vers l’amitié. Lorsque je dis «Voici ma vérité», je ne dis rien d’autre que «Voici ce que je retiens de mon vécu. Voici mon histoire, mon mensonge plus vrai que nature» (p. 24). Cette douloureuse dialectique de l’amitié aux vérités biaisées confirme, si nécessaire, qu’on n’interagit pas avec des purs esprits connaissants. On interagit avec des pour ou des contres, des babounes potentielles perpétuelles qui approuvent ou qui réprouvent. Et, justement parce qu’il se démarque, l’humain qui agit ou l’humain qui pense s’expose fatalement à se faire traiter de prétentieux et, incidemment, à se faire couler comme tel. Ouvertement, et fort librement, JENS s’en afflige. Aveux d’un petit homme. On le juge prétentieux, mais on ne se donne jamais la peine de lire ce qu’il écrit ou même d’entendre ce qu’il a à dire. Cela nous importe peu. Nous voyons seulement qu’il essaie de s’élever au-dessus de nous. C’est pour cette raison que nous le haïssons d’emblée. Sans lui dans les hauteurs, jamais nous n’aurions pris conscience de notre médiocrité. Savoir qu’un tel homme existe jette sur nous opprobre et déshonneur. Voilà pourquoi nous avons tout intérêt à ruiner sa réputation et ternir l’éclat de son image. Si c’est pour s’élever au-dessus de la médiocrité, je serai toujours favorable aux prétentieux et à ceux qui osent, surtout s’ils évitent d’alimenter la médiocrité (p. 90). Sur cette question, toujours assez sensible, le choix éthique de JENS est clair. Il pousse contre la masse. Il rame contre le courant. Avant de juger sommairement le prétentieux, il le décode ontologiquement, dans son effort, sa lutte, sa quête. Le soi-disant prétentieux est largement autoporteur. Il se suffit à lui-même, pour ce qui en est des jugements de valeur. Et cela fait bien l’affaire de JENS, qui n’est pas trop chaud envers ceux et celles qui, insécures et frileux, recherchent constamment l’approbation de la gallérie. Un maître sans corps et sans chair. Il est toujours étonnant pour moi de constater à quel point la majorité des gens a besoin d’une approbation extérieure, en ce qui concerne leur pensée individuelle. Je suis toujours étonné de voir à quel point ils se battent pour l’uniformisation de la pensée à un niveau collectif, comme si cela validait la puissance de leur raison individuelle. Il faut pour cela posséder une féroce volonté de docilité et un fort besoin d’être dompté par la force du nombre (p. 499). JENS voit clair dans les incidences philosophiques de la fausse modestie qui se fricote des petites alliances. Il y décode une uniformisation insidieuse des savoirs et une docilité sociale suspecte. Pour JENS, l’estime de soi est une valeur. Ceux qui en manquent sont, eux aussi, aux toutes premières loges, comme suspects éthiques. Les gens sans grands pouvoirs doivent souvent se surestimer afin de masquer leur insignifiance. Ils déploient alors de grandes quantités d’énergie pour arriver à se convaincre du contraire (p. 459). Ces gérants d’estrades ratent le rendez-vous ontologique de la pensée. Ils se fichent de tout, sauf si tout permet aux autres de ne pas se ficher d’eux. Gérants d’estrades. Il y a des gens qui ne prennent rien au sérieux, qui ne s’intéresse à rien, ni à la politique, ni à l’art, ni à la culture en général, ni à la philosophie. Mais ils arrivent tout de même à prendre au sérieux l’opinion qu’ils ont sur tous ces sujets (p. 190). JENS juge, en conscience, qu’il faut cesser de compétitionner, de se démarquer compulsivement, de se comparer maladivement. L’incomparable solitude. Le jour où tu ne te compareras plus à personne sera aussi celui où tu seras le plus incomparable. Ce sera aussi le jour où tu seras le plus seul (p. 32). JENS réprouve fermement l’ego insécure et cela l’amène, par effet de rebond, à ouvertement fustiger nos vanités, aussi creuses que dogmatiques. Nous vivons à une époque où beaucoup de gens croient tout savoir. Ils sont convaincus d’avoir tout compris et qu’ils sont entrés en possession du dernier mot. Voilà pourquoi ils voient tous leur FIN arriver. Ils n’ont plus de rêves, ils n’ont plus suffisamment de fertilité dans l’imagination pour engendrer un avenir… rosé (p. 656). Tout se joue donc entre nos vaniteux et nos humbles. Et JENS a, osons le mot, la sagesse de les renvoyer dos a dos… et il le fait parce qu’il voit clair dans leur jeu. Vaniteux et prétentieux, celui qui est plein de son savoir. Humble, celui qui s’en vide. Comment ne pas être humble devant l’étendue infinie de ce que nous ne connaissons pas et de ce que nous ne maîtrisons pas? L’humilité n’est jamais un des buts de la connaissance, car elle est souvent un obstacle pour celui qui veut connaître. Elle se présente ou elle ne se présente pas. On peut la feindre ou pas. Au fond, elle n’a que très peu d’importance. Elle vient naturellement avec la connaissance… de nos limites (p. 182). Cette connaissance de nos limites se retrouve, dans les replis de notre vie sociale contemporaine, en situation constante de manque éthique. JENS voit clairement le mal éthique du siècle. On n’apprend plus, on ne s’informe plus… on juge. Juge et bourreau. Chaque individu se fait le juge du monde et de l’humanité en général. Chacun considère son jugement comme celui qui prévaut sur tous les autres. Personnellement, je suivrai ceux qui douteront de la grande pertinence de leurs jugements (p. 533). JENS gnoséologue nous le disait plus tôt, il faut savoir douter. Il n’y a aucune amélioration morale à débiter sans fins des certitudes, comme je ne sais quelle usine à saucisses sapientales. C’est un fait. Même si nous avions la faculté d’exposer des faits et des vérités jusqu’à la fin des temps, cela ne nous rendrait pas meilleur. Ni notre bonheur, ni notre qualité de vie ne s’en trouveraient augmentés. Nous serions tous rapetissés dans le monde infini de notre savoir. Ce qui compte finalement, c’est ce que l’on cultive, ce que l’on fait et ce que l’on crée. Collectivement et individuellement (p. 120). Devenir sage n’est pas la clef du devoir-être. Conséquemment, dans les vues de JENS, la sagesse n’est pas un objectif particulier. Tu veux devenir sage? Pourquoi donc? Cela est encore de la vanité et de la prétention. Tous les vrais sages le sont par défaut. La sagesse leur tombe dessus bien malgré eux. De plus, ils aimeraient bien pouvoir lui échapper (p. 41). Pour JENS, le devoir-être vaut, du simple fait de se rapprocher de l’être. Le vrai sage ne cherche pas à l’être, mais simplement… il l’est. Quant à l’imposteur, il est, par contraste, celui qui dévie de son être. L’imposteur est celui qui croit être quelque chose tout en ne faisant absolument rien pour le devenir (p. 653). De ce fait, l’axiologie de JENS, ce n’est pas de chercher à se grandir (vaniteux, donc raté) ni à se rapetisser (humble, tout aussi raté), ou de chercher présomptueusement les défauts des uns et des autres (juge, encore plus raté), en souhaitant les ramener à un idéal. La forme idéale. On trouve des défauts uniquement face à un idéal et nous n’avons qu’un pas à faire pour que l’idéal ne devienne un défaut. (p. 471). Trop abstraire est fautif. Trop s’aimer ou se dénigrer est aussi fautif. Trop juger est encore tout aussi fautif. Il faut d’abord commencer par se calmer le pompon. JENS considère qu’il y a nettement une contrainte morale sur les affects. Pogner les nerfs, sur les gens ou sur le monde, est nuisible à une saine philosophie. Impossible d’atteindre certains degrés de connaissance si nous sommes habités par des sentiments haineux ou colériques. En altitude, la colère est un aveu d’impuissance (p. 507). Pourtant la pulsion qui associe la sagesse aux affects est forte et ancienne. J’aime à faire parler la douleur car c’est par sa voix que l’on s’en libère. Toutes les morales aiment à faire la guerre. Est-ce bien moral? (p. 167) Le bien, le mal, la morale… comment les séparer de la souffrance, de la peur et de la colère. C’est pas évident. Il le faut pourtant. JENS ne procède pas autrement quand il décrit objectivement la morale. Notre caractère influence plus le cours de notre destin que les notions de bien et de mal (p. 323). Prenons un émotif, mettons une déprimé, un pessimiste. En fera-t-on un philosophe de bonne tenue? JENS en doute fortement. Coup de barre. Aurait-on vu un pessimiste à la barre de la caravelle de Christophe Colomb? Je crois qu’une mutinerie serait survenue après une semaine de voyage. Dans ce sens, je ne crois pas que ce soit les philosophes les plus pessimistes qui pourront mener la barre des idées de l’avenir de l’humanité (p. 259). Redisons-le, il faut se calmer le pompon. Le moraliste au ras des mottes ne sera jamais celui qui comprendra le mieux le barouettage passionnel des morales. C’est de comprendre cela adéquatement que JENS nous livre une remarquable description amorale des morales. Mœurs morales des civilisations. Une grande partie de ce que l’on considère comme des vérités morales sont en fait des modalités d’adaptation qui, à la longue, en viennent à être considérées comme des faits naturels et des acquis culturels (p. 571). La morale est corrélée aux déploiements historiques. Elle n’est pas une transcendance. Rien de ce qui est éthique ne procède des éternités. JENS voit clairement la corrélation entre morale et conjoncture… aventure… Dialogue avec l’aventurier. Une morale apparaîtra généralement à la suite d’une aventure. Que celle-ci soit personnelle où collective, qu’elle soit issue d’une guerre ou d’une quête, cela importe peu. (p. 545) Les moralités, y compris les moralités soi-disant divines, ne seraient rien sans les durs aléas physiques et psychologiques de la vie concrète et effective. Si nous supprimions la peur, quelle serait la nécessité des religions et des dieux? (p. 342) Inspirés par ce genre de vision, on est bien obligés de s’aviser du fait que, froidement, la morale pourrait aller jusqu’à se quantifier. Peu de peurs, beaucoup de petits dieux sans grande puissance imaginaire. Beaucoup de peurs, un seul grand dieu avec beaucoup de puissance imaginaire. La morale se dose. Tant et tant que JENS ne se gêne pas pour en mesurer les modalités… quantitativement. Tueur en gages. Psychologiquement, je préfère l’assassin au soldat. Avec lui comme franc-tireur, il y a toujours moins de pertes humaines et peu de sang (p. 245). Voilà qui est passablement atterrant. Attention de ne pas basculer de l’autre côté, celui du cynisme, ou, encore pire, du réalisme… Sache ceci, mon ami. Le réalisme, poussé dans ses derniers retranchements, prend toujours les traits du fatalisme, de la rupture du conflit et de la guerre. Il marque toujours la fin d’une époque (p. 44). On adoptera la morale qu’on adoptera, celle-ci n’échappera pas à la globalité de son être d’époque, c’est-à-dire au dense lot de ses déterminations historiques. L’axiologie est gigogne de la gnoséologie, elle-même gigogne de l’ontologie. Tout s’emboite. Pas de quoi devenir dingue mais de quoi devenir fou. Comme le génie, la sagesse a toujours eu de la sympathie pour la folie (p. 399). Cohérent, JENS n’échappe pas à l’armature de son cadre éthique. Son œuvre non plus, du reste. La moralité de JENS, dans l’œuvre de JENS, suit, elle aussi, la courbe des cônes onto-gnoséologiques emboîtés. Gestation. D’abord, une œuvre qui parle, qui évoque quelque chose, qui éveille les sens. Ensuite, peut-être il pourra être intéressant de connaître l’histoire de sa gestation (p. 301). Et le dharma personnel de JENS rencontre lui aussi, en toute droiture, les priorités de son cadre éthique.

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DHARMA PERSONNEL DE JENS (OU CE QUE JENS ENTEND FAIRE DE SA PETITE VIE)

Celui qui force n’est pas encore mûr pour son œuvre. (p. 141)

Dans le cours de sa vie ordinaire (qu’il évoque, de ci de là, pour nous, ses lecteurs et lectrices amis), JENS fait sa petite affaire. Autonome et altier, il ne cède pas aux modes, attendu que ce sont elles qui dictent implicitement la pensée d’un temps. Modalités d’une époque. La mode est faite pour passer, comme les époques. Pour celui qui veut traverser les modes et les époques, il vaut mieux ne pas miser sur ce qui est à la mode (p. 593). Par conséquent, JENS ne cultive pas les philosophes à la page non plus. Outre Emil Cioran (1911-1995), déjà commenté, et, bien sûr, Diogène, JENS fait explicitement mention, en tout et pour tout, des philosophes suivants: Descartes, Hegel, Heidegger, Kant, Nietzsche, Platon, Rousseau, Sartre, Schopenhauer, Socrate et Voltaire. Il s’agit-là de l’aréopage peu original, droitier, convenu et ordinaire que traite habituellement un cours d’introduction à la philosophie moderne. JENS nous livre d’ailleurs, sous formes de commentaires épars et, fort heureusement, peu fréquents, le lot des idées ronron sur ces penseurs. Hegel est le dernier constructeur de systèmes. Kant a la meule de la chose en soi qui lui pend autour du cou. Voltaire se crêpe avec Rousseau. Platon est (soi-disant) toujours d’actualité. Descartes…. Oh mais matez-moi la seule observation de JENS impliquant Descartes. Je souffre donc je suis. Voilà qui me semble un peu plus universel que la maxime de Descartes qui, finalement, ne s’adresse qu’aux penseurs (p. 369). Voilà. Comme si les souffreteux n’étaient pas, eux aussi, inévitablement, des penseurs… De l’universel à petit tarif, en veux-tu, en voilà. Aveu implicite de JENS… J’ai pas lu le Discours de la Méthode mais je parle quand même du cogito devenu maxime (noter ce mot) et ce, en dehors de tout contexte textuel, donc, parce que ça fait vachement philo, quelque part. Eh oui. Essayez au mieux, en suant à grosses gouttes, d’être profond, en forçant du nez dans la philo de la basoche, et vous en paierez le prix. À la sueur du front. Si tu cherches à écrire quelque chose de profond, tu peux être certain que tu creuseras longtemps. Au bout d’un moment, tu réaliseras que ton œuvre est la profondeur de la peine que tu t’es donnée (p. 360). Ici, soyons candide (avec un C minuscule). L’intertexte philosophique de JENS est banal, peu enlevant, peu savant et sans grand intérêt. De fait, le seul philosophe vraiment crucial chez JENS… c’est JENS, lui-même. C’est dans sa propre cogitation, produite en toute autonomie et en toute fraicheur, qu’il déploie, devant nous et devant soi, sa magnifique puissance réflexive. Comment avons-nous pu nous abîmer à ce point dans la réflexion? Depuis l’invention du miroir (p. 444). Aussi, si JENS barbotte tant notre chère philo-philo du tout venant, c’est du fait, justement, de ne pas s’y être miré, comme en un miroir. Ce qu’il raconte de la philosophie conventionnelle est donc scolaire et neuneu. Même si c’est soigneusement disposé et présenté avec flair et un indubitable sens du tour dramatique, ça sent la lampe et le désir un peu hocus-pocus de bien faire philosophe, en agitant, de temps en temps, les grigris requis. Sur ce point du rapport au corpus philosophique, il est assez patent que JENS joue. En fait. Je suis quelqu’un qui joue. Je joue au philosophe, je joue à l’écrivain, je joue au peintre, je joue au penseur, je joue au cinéaste (p. 628). Voilà. Ne cherchez pas votre vieux prof de philo en JENS. Il n’y est pas. Cherchez plutôt en lui un penseur original, cru, vif et qui coupe, tout naturellement, dans le gras de la culture universitaire. Les banalités que JENS saupoudre sur la philo des collèges confirme magistralement ce qu’il promeut clairement et lumineusement d’autre part, et à contrario. Philosopher, c’est pour tout le monde, pas spécialement pour les maitres penseurs. Et les spécialistes de philosophie sont loin d’être les meilleurs philosophes. En ceci, on retrouve, par un autre chemin, la fameuse crypto-humilité de JENS. Chat sauvage. Je m’arrange toujours pour que ma véritable humilité soit invisible et inconnue, car mon humilité est un animal nocturne qui aime passer inaperçu. C’est seulement dans l’ombre qu’elle peut vraiment agir à sa guise, sans avoir à justifier son existence (p. 201). JENS philosophe fait parler, par moments, ses références livresques, en se cachant un petit peu derrière elles. Celles-ci comptent d’ailleurs beaucoup moins, en lui, que sa vraie douleur intérieure. C’est en sadien, ou même en sadique, qu’il pense vraiment. Le Marquis de Sade. Un certain sadisme m’a assurément servi philosophiquement. C’est sous l’effet d’innombrables tortures que j’en suis venu à m’avouer certaines vérités obscures protégées par les murailles de la morale (p. 632). C’est que JENS, c’est pas un petit gentil-gentil qui s’autoproclame dépositaire ordinaire du souverain bien. L’homme JENS est tourmenté et, lucide, il le sait et il en tire toute sa force. Le lubrifiant. Je ne me suis jamais senti plus fort et plus en santé que lorsque je dis OUI à tout ce que j’ai d’obscur, de narcissique et d’étrange, de magique, de lubrique et de pervers en moi. Il serait absurde de nier ces choses qui font partie intégrante de celui que je SUIS, car je souhaite que chaque partie de mon être soit la bienvenue lors de mon anniversaire de naissance (p. 22). Dans le cours actif de sa petite vie, JENS est à l’écoute de ses souffrances et ce sont elles, avant toutes choses, qui président ouvertement tant à l’organisation intellectuelle de son œuvre qu’à sa vision des arts. Théâtre mental. Il y a tout un pan de nos souffrances qui provient des représentations mentales que nous nous faisons des événements de notre vie. Nous recréons intérieurement un théâtre dans lequel nous organisons nos sensations et nos pensées. Une fois que nous croyons à l’histoire que nous avons conçue, il sera très difficile de ne pas se faire prendre au jeu de notre propre tragédie. En ce sens, la pensée elle-même a quelque chose de très théâtral avec ses voix, ses chœurs, ses drames et ses histoires plus loufoques les unes que les autres. Voilà pourquoi je ne suis pas un grand fan de théâtre. Comme je suis un «philosophe» moderne, la problématique de ma pensée est intimement liée au cinéma… dans le sens où je suis le metteur en scène du film de ma vie, dans lequel je suis l’acteur principal (p. 363). Acteur trépidant de sa petite vie, JENS pratique, avec brio, et en parallèle, trois arts… peinture (et dessin), écriture philosophique, cinéma. Manque de définition. Dans le domaine de la peinture, je suis un corps orgiaque et tribal. Dans le domaine de la philosophie, je suis un espace-temps chargé de mémoire. Dans le domaine du cinéma, je suis un corps vide, empli d’idées physiques (p. 623). Et sa vie d’artiste étant ce qu’elle est, soyez assurés que JENS ne plantera pas sa tente sur le terrain, tondu et ratissé, d’un de ces modes d’expression, au détriment des deux autres. Toute ma vie, j’aurai sauté d’une œuvre à une autre (p. 600). Le dharma personnel de JENS est serein et explicite, c’est celui du don de soi dans l’œuvre. D’ailleurs, il s’y engage si profondément qu’il finit même par en faire un petit peu le tour. Le don de soi. Dans la création d’une œuvre, je me donne en entier corps et âme. Enfin, c’est ce que j’aime à croire. Toutefois, il n’en est rien car à chaque fois que je termine une œuvre, je m’étonne d’y avoir survécu. Alors je lui dis, «Moi qui croyais m’être livré à toi corps et âme, de toute évidence, tu n’es pas si puissante que ça, chère œuvre, car tu n’as même pas réussi à abattre le grand JENS (p. 409). Même en son œuvre, même caméra en main ou devant son écritoire ou son chevalet, JENS, conséquent, philosophiquement cohérent, continue de douter de tout. En sa vie ordinaire, il se méfie… comme le chien mouillé de mon introduction. N’empêche que c’est ma méfiance naturelle qui m’aura aussi prévenu contre les pièges de la méfiance. Ah bordel, je suis devenu un méfiant inversé! (p. 582) Et, Diogène dessinateur jusqu’au bout de ses ongles tachés de couleur, il ne fait toujours pas le ménage… ni dans son ethos, ni dans sa cabane. Si la moralité est relative à une notion d’ordre et de propreté, alors autant le dire, je suis très peu moral (p. 292). Ceci dit, JENS, le philosophe, nous prouve sa sagesse à tous bouts d’aphorisme, en son écriture. Et JENS, le gars ordinaire, nous prouve son humanité à tous bouts de sa petite vie. Pour preuve. Il domine avec brio une grande attitude ordinaire, en son dharma personnel, une attitude dont nous devrions tous savoir tirer exemple. Il sait magistralement remercier. Remerciements. Je voudrais remercier tous ceux qui ont cru en moi, tous ceux qui m’ont fait obstacle, ainsi que tous ceux qui m’ont ignoré. Merci (p. 467). Merci, cher JENS de la montagne. Et bravo pour cette remarquable réalisation de pensée et d’écriture.

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Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo), JENS de la montagne — Livre 4, Été, Éditions de l’Oiseau-Mouche, 2020, 665 p.

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La nostalgie est une déficience tant de la pensée que de la mémoire

Posted by Ysengrimus sur 1 septembre 2022

Voici qu’on me questionne sur mes nostalgies. Le problème est plus complexe qu’il n’y parait. Il ne s’agit pas, pour répondre à la question, de simplement chercher à me rappeler de mes bons souvenirs et de les relater, les seriner, en chapelets, les yeux au plafond et en poussant de longs soupirs entendus. La nostalgie est un état d’esprit très particulier. Elle mobilise quelque chose comme une version sélective du vieux mythe du voyage extra-temporel. Être nostalgique, au sens fort, c’est surtout dire de tel ou tel moment heureux de notre passé: Ah, si seulement on pouvait retourner dans ce temps-là… le bon vieux temps. Je dois avouer que je suis assez réfractaire à cette attitude de l’esprit, qui me semble réac, stérile et non avenue. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, avait écrit autrefois Simone Signoret. Je crois surtout que la nostalgie n’est pas ce qu’elle s’imagine être.

Les anglophones ont une notion, formulée en un terme assez difficile à traduite, celui de treasuring. Cela fait référence à un état d’esprit qui conserve les souvenirs précieusement, comme dans une sorte de coffre au trésor. On ouvre le coffre de temps en temps et on se les repasse, comme on relirait un vieux livre, écouterait un vieux disque ou visionnerait derechef un vieux film. Le rapport attendri et doucereux au souvenir est certes présent, senti, dense… mais il ne s’accompagne pas de ce souhait fallacieux de retour extra-temporel au bon vieux temps d’antan, si caractéristique de la nostalgie, stricto sensu. Je valorise plutôt cette attitude générale en matière d’intendance des bons souvenirs. Le treasuring me semble joyeux et sain. Il cultive cette dimension de synthèse heureuse qui nous gagne doucement quand on vient de se faire plomber une dent et que la douleur qui imposa cette option se résorbe en douce.

Ainsi donc, il y a des moments de ma vie que je thésaurise (si on me permet ce nouveau monstre de traduction, pas plus malheureux qu’un autre). J’y repense joyeusement, j’en reparle, j’écris même à leur sujet. Mais, la réussite impromptue de cette joie langoureuse, elle, elle tient toujours au fait que je me souviens mal (plus précisément: improprement) de l’événement retenu, que je l’extirpe artificiellement de son cadre de fonctionnement effectif, que je l’arrache brutalement à son contexte adéquat, oui, oui… cela se fait de façon abrupte et parfaitement non systématisée. Ma mémoire se prend elle-même en flagrant délit de déficience. Un beau souvenir, c’est un peu comme de l’eau distillée. Sa pureté est garantie par une activité secrète mais systémique et implacable. Celle du filtrage. L’eau distillée n’est pas un objet de la nature. C’est le résultat de notre action historique. La mémoire est une passoire, disait un de mes vieux profs de collège. Et c’est ce qu’elle passe qui compte.

On va prendre un vrai exemple de petit gars foufou d’autrefois. En 1972, j’ai quatorze ans. Ce sera l’année de la toute première, et extraordinaire, série de hockey Canada-URSS, la ci-devant série du siècle. Une exaltation pure pour le Canada tout entier. Je vous coupe les détails. Je n’étais pas spécialement un amateur de hockey… sauf que la poussée passionnelle était généralisée. Tout s’était joué en septembre. Les terribles Soviétiques nous (si vous m’autorisez ce nous) avaient fermement aplatis dans les premières parties de ce 4 de 7 tonitruant, puis on avait remonté graduellement la côte pour remporter le tournoi in extremis. Ce fut une incroyable victoire à la Pyrrhus pour le Canada outrecuidant et naïf qui avait initialement cru planter au hockey l’épormyable machine collective soviétique. Les tikus apportaient des transistors dans les classes du collège, pour suivre les matchs. Le soulagement indicible de la victoire s’imprima en moi en se surajoutant au fait biscornu mais jouissif que l’auteur du but gagnant de la dernière partie avait pour prénom Paul. Quand je repense, cinquante ans plus tard, à ces moments merveilleux et planants, il ne m’en reste qu’une joie sans mélange de fin d’enfance. Une lumière crue, sans ombres. Eau distillée. La mémoire comme passoire. Déficience tant de la pensée que de ladite mémoire.

Car, bon, si on replace cet événement dans son dense contexte d’époque, force est de se souvenir qu’il nageait, en fait, dans une bouillonnante soupière de terreur contenue. Nous sommes à la fin des Trente Glorieuses et le choc pétrolier de 1973 percole et se prépare. L’obsédante guerre du Vietnam fait toujours rage (elle ne se terminera qu’en 1975). Les Soviétiques nous terrorisent littéralement et le fait que le magnifique cerbère de vingt printemps Vladislav Tretiak signe des autographes au Forum de Montréal pour les tikus qui admirent intensément son jeu impeccable ne change pas grand chose à l’ambiance de peur feutrée généralisée. En 1979, les Soviétiques vont envahir l’Afghanistan et nous faire passer à deux doigts de croire que la guerre mondiale est déclenchée. En 1972 déjà, leurs deux équipes de hockey au chandail frappé de l’épouvantable CCCP s’appellent L’Armée Rouge et Les Ailes du Soviet. Les hockeyeurs musculeux qui se présentent au Canada pour cette série historique sont des militaires en service spécial. Le Chœur de l’Armée Rouge au complet les accompagne, pour chanter l’obsédant et majestueux hymne national soviétique, au début des parties. Nous vivons, dans ce temps là, la tête rentrée dans les épaules, en attente de la Bombe H et de l’hiver nucléaire que toute la saloperie de propagande des Américains nous fait miroiter, en permanence. C’est la Guerre Froide et l’angoisse qu’elle suscite nous tient aux tripes. Tels sont les faits effectifs du temps et la condition de psychose collective qui en émane.

C’est ici qu’elle s’installe, la fameuse déficience de la pensée et de la mémoire. Quand, en 2022, je me remémore 1972, ma réminiscence repose sur le socle, rétrospectivement armaturé et fatalement rasséréné, des cinquante dernières année. Le Vietnam est aujourd’hui prospère, il n’y a plus de guerre froide au sens classique du terme, plus d’URSS, et tout va pas si mal, au fin fond des choses. Les éléments les plus anxiogènes du souvenir tombent donc tout naturellement, dans le déploiement même de la démarche réminiscente. Aussi, du simple fait de ne pas avoir perduré historiquement, eh bien ces points de terreur se contractent, s’amenuisent. Leur importance, localisée, n’a plus l’ampleur qui fondait leur stature d’époque. La nostalgie est par trop sélective. Elle réécrit inconsciemment l’histoire et, de ce fait, installe la mémoire et la pensée bien confortablement, au cœur de sa principale déficience. Le filtre opère.

Comprenons-nous bien, ladite déficience a des vertus absolument cruciales, pour fonder, en confiance, la qualité onctueuse du treasuring. Quand je pense à l’enfance de mes fils, ce sont les beaux moments qui me reviennent. Les plages estivales, les Noëls hivernaux, les repas en famille, les joies sans mélanges, quand nous étions tous ensemble, si simplement. Tout les tiraillements, les agacements, les inquiétudes, les conflits, les terreurs et les horreurs d’époque paraissent plus petits, plus riquiqui, plus locaux, plus lointains. Ce qui est la déficience majeure de la nostalgie est la qualité intangible de treasuring. Un filtre mnésique qui transforme la nostalgie bien bue en un philtre onctueux. Mémoire sélective perpétuant, comme thérapeutiquement, nos petites joies de vivre actuelles.

Il est important de noter que la déficience de la pensée et de la mémoire en cause ici gagne fortement en acuité quand on se met à patauger dans la nostalgie de ce qu’on n’a pas vécu. Aussi, quand j’entends des petits folliculaires qui n’ont pas trente-cinq ans se gargariser à propos de la soi-disant prospérité des années 1970-1980, je décroche, vieux, silencieux et boudeur. Je me remémore alors l’inflation galopante (environ 12% en 1973-1975), le marché du travail sursaturé, la fin raboteuse des glorieuses, la Révolution Iranienne, le pétrole-roi, Richard Nixon et Ronald Reagan… et je me dis qu’il y a certains enfançons qui devraient potasser un petit peu leurs livres d’histoire avant de se lancer à babiller de tout et de rien à la radio au sujet de leurs nostalgies de carton peint, sur le bon vieux temps méconnu, prospère et rieur d’autrefois. Oh mais, c’est pas seulement la mémoire individuelle qui filtre un max. La mémoire collective le fait aussi.

Vouloir retourner dans le passé est une compulsion boiteuse s’appuyant lourdement sur une faute d’analyse. Bon, celle-ci est à demi-perdonnée à des babis élucubrants qui n’ont pas vécu le chrono qu’ils prétendent évoquer. Je me rappelle qu’en 1977 je fantasmais copieusement sur le rock’n’roll de 1957. Ce n’était pas de la nostalgie (nostalgie de ce que je n’ai pas vécu, je vous demande un peu). C’était plutôt, justement, une forme d’élucubration passéiste semi-fictionnelle dont la signification sociologique n’était pas négligeable en soi, en dépit de sa flagrante ineptie. Les ci-devant tendances rétro sont des pulsions intellectuelles collectives qui ont toujours à dire ce qu’elles ont à dire. Il faut simplement garder prudemment à l’esprit que ce n’est pas là, à proprement parler, de la mémoire.

La vraie nostalgie, c’est celle de ceux qui se souviennent de leur passé empirique et effectif et qui regrettent de ne pas pouvoir le revivre ou y retourner. Il faut soigneusement se méfier de cette nostalgie-là. Elle repose sur une mémoire largement déficiente et cela vous mène directement à la faute doctrinale. Tiens, pour le coup, je me souviens (!). C’est ça que ça veut dire CCCP, finalement…

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Nietzsche: le chameau, le lion, l’enfant

Posted by Ysengrimus sur 25 août 2020

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Il y a cent vingt ans mourrait Friedrich Nietzsche (1844-1900), d’une pneumonie, à cinquante-six ans. Une vie douloureuse et tragique, s’il en fut. Dans un segment célèbre de l’ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra (écrit entre 1883 et 1885), Nietzsche nous fait découvrir un des sermons de son Zarathoustra fictif (très différent du vrai Zarathoustra). Ce sermon, intitulé Les trois métamorphoses, est une manière d’essai-fiction gnoséologique en forme de prose rythmée. Les métamorphoses en question, ce sont celles dites de l’esprit, c’est-à-dire, en fait, de la subjectivité connaissante, au cours du déploiement d’une vie. Je vais me permettre de surnommer cette instance particulière Gnoséos.

Gnoséos est donc d’abord un chameau. Il baraque et dit: allez-y chargez-moi, je suis capable d’en prendre. Je suis costaud, robuste et je vais vous le montrer. Je me lève et je marche. Ma force se déploie. J’ai pas peur de me mettre modestement à genoux pour prendre les charges de la connaissance. J’ai pas peur de foncer, de bouffer de la petite merde, de me priver d’amour, de grimper dans des montagnes, de plonger dans des cloaques pleins de bouette et de crapottes. Parce que cette petite bouffe, ces montagnes, ces cloaques bouetteux et ces crapottes sont le vrai, le réel. Chameau, je me charge ledit chameau et je fonce vers mon désert. Au désert, Gnoséos connaît alors sa seconde métamorphose. Il devient un lion. Il est le lion qui en veut, qui aspire à assumer son arbitraire et à faire son trip dans son désert en créant de nouveaux systèmes de valeurs. Mais Gnoséos devenu lion va rencontrer un ennemi redoutable. Ce sera le dragon Devoir. Le dragon Devoir va écoeurer à la planche le lion avide de liberté. Il va se battre avec, en lui montrant ses écailles scintillantes formées de toutes les petites volitions des autres qui ont fini étampées sur lui, pour devenir sa carapace de cliquetant Devoir. Le lion ne se laisse pas faire. Il entend conquérir griffes au clair le droit de créer des valeurs nouvelles. Fauve, bête de proie, il est parfaitement armé pour affronter férocement cet enquiquineur déontique dragonesque. On ne nous précise pas l’issu de ce combat aux amplitudes éternelles entre Vouloir et Devoir. Surtout que Gnoséos entre derechef en métamorphose. Il devient un enfant. Mais que peut donc faire de plus au désert un modeste babi que ne firent déjà un chameau besogneux et un lion rageur? L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Mais surtout, par-dessus tout, le babi Gnoséos est une volonté pleinement subjectivée. Il aspire à ce que le monde devienne son propre monde. Ainsi parla, cette fois-là sur cette question là, Zarathoustra.

La première chose qui frappe dans cette allégorie originale, c’est sa saisissante similitude avec la trajectoire de vie et de connaissance de Nietzsche même. Les trois étapes de la métamorphose allégorique se découpent avec une remarquable limpidité dans la vie tragique du philosophe aux grosses moustaches en personne.

Chameau (1858-1879): Collégien et universitaire, Nietzsche étudie intensément la théologie, la philologie et la musique. Il s’intéresse de surcroît à un tas d’autres sujets (géologie, astronomie, latin, hébreu, science militaire, philosophie). À partir de vingt-quatre ans, il est professeur extraordinaire de philologie à l’université de Bâle (Suisse).

Lion (1879-1889): Il obtient un congé pour raisons de santé. Il voyage en Allemagne, en Italie, en Suisse et en France, seul ou avec des amis. Il produit alors une œuvre totalement inclassable aux yeux des représentations intellectuelles et académiques conventionnelles de son temps.

Enfant (1889-1900): Atteint de la maladie de Binswanger, il retourne vivre chez sa maman et reste assis tranquillement dans le jardin, à ne rien dire et à ne rien faire, comme le plus inoffensif des babis, tandis que la renommé européenne et mondiale de son œuvre ne cesse de croître.

Trajectoire effective et/ou anticipée de son propre Gnoséos, l’allégorie nietzschéenne du chameau, du lion et de l’enfant se centre incontestablement sur un cheminement tourmenté de la subjectivité connaissante. Le sujet pensant est ici la star et la lutte pour son individualité (ou liberté individuelle) est la trame tressée solide de l’allégorie. Croyant perso à la dimension implacablement collective de la connaissance et au fait qu’il n’y a pas vraiment de désert en matière de vie sociale, je vais faire ici le trip de compléter les trois métamorphoses de l’individu connaissant nietzschéen en trois étapes de la mouvance du collectif connaissant qui l’enveloppe.

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La Caravane, la Prédation et le Jardinage.

La Caravane. Devenu d’abord chameau, Gnoséos, robuste et capable d’en prendre, est vite impliqué dans la circulation des caravanes. On le couvre de lourdes marchandises et, en équipe avec des chameaux toniques, de son calibre, de sa puissance et souvent de sa génération aussi, il circule à travers d’immenses espaces désertiques et ne fait pause pour manger et boire que dans de grandes villes multicolores et industrieuses. Le poids et le volume des marchandises qu’il transporte varient fonction des fluctuations du transport et du commerce. Ce sont les chameliers, servants de méhari et caravaniers, qui décident cela. Gnoséos n’a, à toute fin pratique, aucun droit de regard sur les contenus qu’il porte sur son dos. Ce sont des réalités du lot commun, des notions reçues, des idées en demande. Gnoséos le chameau n’est d’ailleurs là que pour les faire transiter, sans apport, altération ou enrichissement. Et, en fait, il apprend bien plus de ce qu’il découvre collectivement dans les villes, de par ses yeux et de par ses sens, que de ce qu’il porte individuellement sur son dos, avec les copains, au désert.

La Prédation. Après sa transformation en lion, Gnoséos se trouve tributaire d’une toute autre dynamique. Lui qui, autrefois, était soigneusement nourri et abreuvé par le personnel caravanier doit maintenant chasser pour vivre. La prédation est un exercice complexe, subtil et hautement interactif. En effet, on ne capture vraiment que les proies qui se donnent. L’interaction est implicite, secrète, nuancée. Ce n’est pas du plagiat, c’est de l’inspiration. Gnoséos lion n’est en plus un fauve solitaire qu’en apparence. Il fait en fait partie d’une distante tribu de lions dont le code est feutré, complexe mais très articulé. On s’échange des viandes et des savoirs et on ne se bat que lorsque cela est strictement nécessaire. Il y a aussi les charognards, canidés et oiseaux rapaces, qui volent une partie non négligeable de la production de Gnoséos. Ce lion est effectivement dans la phase de sa vie qui impliquera les plus épiques combats. Nombreux seront celles et ceux, toujours agressifs, qui chercheront à le faire rentrer dans le rang. Force tranquille et originalité vive seront les deux atouts majeurs de Gnoséos.

Le jardinage. En tant qu’enfant, Gnoséos ne pourra plus rester dans le désert. Il rentrera au bercail. Heureux qui comme Ulysse… etc… etc… et aussi: Il faut cultiver notre jardin… etc… etc… Redevenu petit babi, Gnoséos veillera jalousement et attentivement au jardin. Mais il ne fera strictement rien. Comme Nietzsche dans sa chaise d’osier, il laissera sa maman s’occuper du jardinage. Gnoséos sera alors tout à sa pureté existentielle, sa candeur, son mystère. Monade apparente, isolat illusoire, il est alors plus dépendant que jamais de la vaste dimension collective des connaissances et des reconnaissances. Sa maman est pensionnée par le tout du dispositif civique et Gnoséos est redevenu intégralement dépendant de sa maman. Cela a inévitablement un coût gnoséologique. Les idées sont plus convenues, moins incisives, calmes, assagies, un petit peu retardataires même parfois. La muséologie du bercail les guette un peu. Mais l’ardeur des héritiers sapientiaux, leur enthousiasme, leur angle d’approche, coupant et vif, compensent largement, par leur intensité juvénile, les lenteurs du vieil enfant.

La raison humaine qui, pour se former et s’exercer, demande des expériences et des réflexions multipliées et réitérées, ne peut être l’effet que de la Vie Sociale. En vivant avec les hommes, nous sommes à portée de cultiver notre esprit et notre cœur, d’apprendre à distinguer le vrai du faux, l’utile du nuisible, l’ordre du désordre. L’homme isolé n’acquiert que très peu d’idées; il est à tout moment exposé sans défense à mille dangers auxquels il ne peut se soustraire. L’homme en société s’électrise; son activité se déploie, son esprit se remplit d’une foule d’idées, son cœur apprend à sentir; la conversation l’enrichit des pensées et lui découvre les sentiments des autres; s’agit-il de repousser un danger ou d’exécuter une entreprise? il se trouve bientôt fortifié de l’industrie, de l’expérience, des secours de ses associés. Plus une société est nombreuse, plus elle a d’activité, de lumières, d’industrie, de vices et de vertus, et plus l’homme y trouve d’appuis.

Paul-Henri Thiry Baron d’Holbach, Système social ou Principes naturels de la Morale et de la Politique, 1773 (Fayard, p.214).

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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L’oignon comme modèle ontologique

Posted by Ysengrimus sur 5 août 2018

Il ne s’agit aucunement de devenir ici un sectateur des ADORATEURS DE L’OIGNON, micro-culte franco-français du siècle dernier qui cultiva un certain nombre de corrélations sauvages entre Jouvence, la castration et les pratiques horticoles, en misant sur le fait de tailler les plans d’oignons d’une certaine manière pour leur assurer une sorte de jeunesse perpétuelle, réelle ou illusoire (cette bizarrerie est authentique). Castration et horticulture à part, la question soulevée par ce genre de secte matérialiste et modélisante est d’une validité philosophique incongrue mais somme toute assez méritoire. La question qui nous interpelle ici est, très prosaïquement: certains objets matériels spécifiques peuvent-ils devenir des modèles ontologiques?

On s’efforcera d’abord de faire la distinction entre un modèle ontologique et un modèle cosmologique. Un modèle cosmologique prendrait position de façon physique ou matérielle sur ce que le cosmos revêt, en principe, comme forme effective. Assez simplement, dans un style un petit peu héraclitéen, on peut suggérer que le fleuve ou la flamme sont des modèles cosmologiques élémentaires, puisque le cosmos est possiblement une grande entité mouvante et flacotante contenue dans un dispositif plus vaste qu’elle intègre et fuit en permanence (fleuve) et dont, en même temps, l’existence est une avancée fugitive et hâtive vers sa finalité de destruction (flamme). Un modèle ontologique est moins concret ou tangible que cela, dans la réflexion qu’il propose. Une sorte de jeu d’abstractions simplettes s’y manifeste. Il s’agit moins d’imiter le cosmos, comme un globe terrestre imite la Terre effective, que de formuler une réflexion ontologique généralisable, de nature solidement métaphorique ou analogique, entre le modèle ontologique et les catégories principielles qu’il aspire à mettre en saillie. Un modèle cosmologique schématise une configuration matérielle. Un modèle ontologique fait penser sur un ensemble de problèmes corrélés concernant l’être. On va regarder comment cela fonctionne avec l’oignon.

Et, dans cette réflexion sur l’oignon comme modèle ontologique, nous partirons… d’un abricot. L’abricot est binarisé. Il nous donne, lorsque tranché, l’image nette et démarquée d’une chair molle et d’un noyau dur. La chair molle représente son présent (comestible, putrescible, transitoire), le noyau représente son avenir (dur, rébarbatif, immangeable, il faudra le planter pour en tirer quelque chose). Fatalement, et assez directement, le modèle ontologique de l’abricot nous ramène à la vieille dyade d’idées aristotéliciennes de l’essence et de l’accident. L’abricot conjoncturel est ce qu’on mange, l’abricot essentiel est ce qu’on plantera pour qu’il nous revienne. Le raisonnement implicite ici mise sur un avenir linéaire, une continuité agraire, un ordre convenu. Il y a un avant et un après. Tout, dans ce modèle ontologique, opère comme un binarisme.

Le modèle binariste (modèle de l’abricot) est, de fait, encore largement dominant, notamment dans la pensée occidentale. Toujours un peu prétentiarde, même en matière de philosophie vernaculaire, la pensée commune aime peler ce qu’elle décrète trivial et inviter ostensiblement à la recherche du ci-devant noyau dur. Noyau dur, radicalité, essence secrète de la chose, superficialité des scories aussi. On est souvent, en pensée ordinaire, dans le modèle de l’abricot. On cherche les chefs, les éminences grises, les forces motrices secrètes, les abri anti-nucléaires, les trésors cachés, les clefs de lecture, le centre de la terre.

C’est donc souvent avec le modèle ontologique de l’abricot à l’esprit qu’on aborde l’oignon. L’oignon se pèle facilement. Dorée, superficielle et d’une finesse éminemment craquelante, sa peau de surface ressemble à du papier friable. Il n’y a rien à tirer de cette fine surface de l’oignon. On va donc se mettre à le peler rapidement. La peau, à mesure que l’on pèle, s’humidifie et elle s’épaissit un petit peu. Mais qu’importe, elle reste peau, surface, accident. On a bien hâte de le trouver, le noyau, et de voir de quelle manière éclatante il s’imposera à notre conscience. Or, il n’y a pas de noyau. Il n’y a que la peau de l’oignon et ce, jusqu’au fond, jusqu’au centre, jusqu’à l’autre pourtour. L’oignon est un modèle moniste. Il ne contient que lui. Il ne cultive pas la distinction entre le dur et le mou, le radical et le superficiel, l’essence et l’accident, le pourtour et la substance. Tout est radical dans l’oignon ET tout y est superficiel aussi.

L’oignon, c’est comme un peuple ou comme un concerto. Cherchez l’élément essentiel d’un concerto, vous chercherez longtemps. Un concerto n’est pas un noyau dans son emballage de nutriments. C’est un déploiement unitaire, unaire. Il est une entité où chaque note compte, ni plus ni moins que l’autre. Pour appréhender le concerto, il faut l’approcher dans son intégralité. Pour manger l’oignon, vous devrez mettre à frire presque tous les différents feuilletés de peau que vous aviez cru initialement négligeables. Un peuple n’a pas pour noyau ses rois, ses chefs, ses rupins ou ses classes dominantes. Traitez le peuple comme peau négligeable et flagossez avec les chefs et les rupins, vous raterez totalement votre rendez-vous avec un grand peuple au profit de mondanités inutiles avec des petits tocs. La rencontre cruciale se vit au troquet et non au palais. On sait cela depuis Voltaire, et même avant.

Nous voici donc avec, face à face, deux modèle ontologiques: l’abricot binariste et l’oignon moniste. Pourquoi en valoriser un plutôt qu’un autre? N’est-ce pas de leur confrontation que jaillira une pensée féconde? Absolument. Jouons le jeu, donc. Procédons, par exemple, par la négative. Cherchons la faille idéologique de chaque modèle. Cela se fait assez aisément (tout modèle étant, par définition, à la fois sommaire, gauchi et orienté, il est inévitablement criblé de failles). L’abricot donne à conceptualiser une modélisation où il y aurait du superficiel, du négligeable qui s’opposerait à un essentiel dur et radical. Or des fautes tactiques et stratégiques immenses ont été commises en négligeant le scorie, la pelure, l’élément social insignifiant en apparence. Le sens de la globalité contemporaine se dirige de plus en plus vers une conception selon laquelle, comme tout est connecté, tout est essentiel. C’est, entre autres, ce que nous dit l’objet fractal. La faille idéologique de l’oignon, pour sa part, est celle des objets monistes. L’oignon nous donne à envisager l’idée que tout est identique à soi et au reste, et que rien ne se distingue radicalement. On a une impression de lisse, de monotonie, d’unité blême, de raplapla unitaire, de bulle globale. Les hiatus, les crises, les explosions, les altérités radicales ne semblent pas prévus dans ce modèle. Cela semble faire un sort assez hâtif à toutes les facettes —pourtant cruciales— du changement qualitatif.

Mais le monisme sans surprise de l’oignon est-il si certain? Car enfin, il nous reste encore à intégrer à notre petit dispositif réflexif l’une des particularités les plus originales de l’oignon. Quand on pèle ou coupe un abricot, il ne se passe rien de bien terrible. On sent son odeur et sa texture un petit peu, et tout est dit. Quand on pèle ou émince un oignon, on sent son odeur et sa texture aussi, comme condiment, comme légume… et en plus on se met à chialer intensément. Voilà un fait aussi incongru qu’archiconnu qu’il faut absolument adjoindre dans la modélisation. On a donc un objet qui semble ne pas avoir de radicalité interne particulière, pas de noyau, pas de centre dur, pas de souterrain secret. Mais plus on avance en lui, plus son impact, disons, intersubjectif s’amplifie singulièrement sur nous et ce, au point de troubler le tout de notre métabolisme actif. Nous pleurons comme une petite madeleine. Nous devons marquer une pause pour reprendre notre souffle. L’oignon, dans son monisme plat, dispose donc de l’équivalent évanescent de la radicalité inattendue symbolisée, chez l’abricot, par un noyau raboteux et temporairement inerte. C’est cet effet lacrymal, issu de la masse ouverte de l’oignon plutôt que de son centre spatial, qui tire radicalement notre subjectivité au cœur de l’action. La négation du dualisme par l’oignon va jusque dans le fait que nous ne pouvons peler l’oignon dans l’indifférence de notre physiologie en action. Elle en pleure…

Conceptualisons donc ces deux radicalités intérieures. L’abricot nous donne à voir et à palper un noyau que nos sens boudeurs continuent de dominer, sans mésaventure particulière. L’abricot confirme son petit dualisme en restant autre par rapport à nous qui agissons dessus. L’oignon, pour sa part, nie sciemment sa monotonie moniste initiale, attendu que plus on entre en lui, plus cette radicale crise lacrymale s’impose en nous. Le noyau de l’oignon est là, lui aussi. Simplement, invisible, empiriquement problématique, subversif, il contredit la dualité l’opposant à lui sur le mode simplet d’un objet cédant sous la force de l’action d’un sujet. Il se saisit de nous et nous tire des larmes objectales, bien exemptes de sentiments subjectifs. L’oignon nous impose d’office la force de son rapport à la totalité. Il dicte son unicité au point de compromettre notre action sur lui. Une force semble l’habiter. On comprend certains mystiques (fatalement anthropomorphisants) de s’être sentis interpellés.

Le monisme de l’oignon incorpore dialectiquement le dualisme, justement de par ce flux lacrymal émanant de lui vers nous. L’oignon remplace le noyau dur par le noyau fluide et nous force à incorporer la dimension objectale de l’intersubjectif (l’homme est un coupeur d’oignon larmoyant) au cœur même du modèle. Le modèle de l’abricot, face à cela, est plus trado, plus ordinaire, et il invite à réitérer un corpus de pensées beaucoup plus conventionnelles. Ces faits indéniables font de l’oignon un modèle ontologique à la fois plus riche dialectiquement et plus purulent de questionnements critiques que le modèle de l’abricot.

On notera, en conclusion, que si les modèles ontologiques basés sur des objets ordinaires sont des étapes cruciales, en gnoséologie vernaculaire, il faut rester sensible aux importantes limitations de ce genre d’appareillage intellectuel. Le génie d’Héraclite a été d’avoir su exploiter ce mode de réflexion en miniature, qui lui permettait de surmonter les limitations des temps d’Héraclite. Nous voulons croire que les limitations historico-sociales de ce vieux philosophes présocratique ne sont plus les nôtres… Ou alors c’est qu’il faut prudemment apprendre à renouer, notamment dans nos cuisines, avec notre présocratique intérieur et les insatisfactions qu’il continue de faire poindre dans la densité du monde.

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Des concepts unilatéraux et faux comme difficulté inévitable à dépasser

Posted by Ysengrimus sur 21 juillet 2018

Dans l’avant-propos de Histoire et conscience de classe (1923), Georg Lukács, comme si de rien était (Puisqu’il est fait mention de tels défauts, que l’attention du lecteur non habitué à la dialectique soit seulement attirée encore sur une difficulté inévitable…), en parlant de son travail et des limitations de sa méthode d’exposition, signale ce qui apparaît comme une contrainte gnoséologique majeure.

Des développements du genre de ceux de ces pages ont l’inévitable défaut de ne pas répondre à l’exigence —justifiée— d’être scientifiquement complets et systématiques, sans faire pour autant en échange de la vulgarisation. Je suis parfaitement conscient de ce défaut. Mais la description de la façon dont ces essais sont nés et de ce qu’ils visent ne doit pas tant servir d’excuse qu’inciter, ce qui est le but réel de ces travaux, à faire de la question de la méthode dialectique —en tant que question vivante et actuelle— l’objet d’une discussion. Si ces essais fournissent le commencement, ou même seulement l’occasion, d’une discussion réellement fructueuse de la méthode dialectique, d’une discussion qui fasse à nouveau prendre universellement conscience de l’essence de cette méthode, ils auront entièrement accompli leur tâche.

Puisqu’il est fait mention de tels défauts, que l’attention du lecteur non habitué à la dialectique soit seulement attirée encore sur une difficulté inévitable, inhérente à l’essence de la méthode dialectique. Il s’agit de la question de la définition des concepts et de la terminologie. Il est de l’essence de la méthode dialectique qu’en elle les concepts faux dans leur unilatéralité abstraite soient dépassés. Pourtant ce processus de dépassement oblige en même temps à opérer constamment avec ces concepts unilatéraux, abstraits et faux, à donner aux concepts leur signification correcte, moins par une définition que par la fonction méthodologique qu’ils remplissent dans la totalité en tant que moments dépassés. Il est cependant encore moins facile de fixer terminologiquement cette transformation des signi­fica­tions dans la dialectique corrigée par Marx que dans la dialectique hégélienne elle-même. Car si les concepts ne sont que les figures en pensée (gedankliche Gestalten) de réalités historiques, leur figure unilatérale, abstraite et fausse fait aussi partie, en tant que moment de l’unité vraie, de cette unité vraie. Les développements de Hegel sur cette difficulté de terminologie dans la Préface à la Phénoménologie sont donc encore plus justes qu’Hegel lui-même ne le pense, quand il dit: «De la même façon les expressions: unité du sujet et de l’objet, du fini et de l’infini, de l’être et de la pensée, etc., présentent cet inconvénient que les termes d’objet et de sujet, etc., désignent ce qu’ils sont en dehors de leur unité; dans leur unité ils n’ont plus le sens que leur expression énonce; c’est justement ainsi que le faux n’est plus en tant que faux un moment de la vérité». Dans la pure historicisation de la dialectique, cette constatation se dialectise encore une fois: le «faux» est un moment du «vrai» à la fois en tant que «faux» et en tant que «non-faux». Quand donc ceux qui font profession de «dépasser Marx» parlent d’un «manque de précision conceptuelle», chez Marx, de simples «images» tenant lieu de «définitions», etc., ils offrent un spectacle aussi désolant que la «critique de Hegel» par Schopenhauer et la tentative pour faire apparaître chez Hegel des «bévues logiques»: le spectacle de leur incapacité totale à comprendre ne fût-ce que l’a b c de la méthode dialectique. Mais un dialecticien conséquent n’apercevra pas tant dans cette incapacité l’opposition entre des méthodes scientifiques différentes, qu’un phénomène social qu’il a dialectiquement réfuté et dépassé, tout en le comprenant comme phénomène social et historique.

LUKACS, Georg (1960), Histoire et conscience de classe, Minuit, Coll. Arguments, pp 14-15.

On va simplement opposer derechef ces deux catégories philosophiques classiques que sont OBJET et SUJET. Voilà deux concepts unilatéraux et faux qui ne valent pas grand-chose si on les isole abstraitement l’un de l’autre. Ils ne rencontrent leur flux dialectique, intellectuellement exploitable, que lorsqu’on les compénètre adéquatement. L’OBJET existe en dehors de notre conscience mais son acquisition et son appréhension est fatalement subjectivisée. Le monde objectif ne s’intériorise gnoséologiquement que lors d’une subversion du halo empirique par la rationalité ordinaire. La rationalité ordinaire est elle-même un produit subjectif, intersubjectif, collectif, historique, hérité, perfectible et, surtout, solidement ancré dans la pratique vernaculaire. Que je vous raconte comment j’ai découvert ce fait extraordinaire mais tellement tant tellement ordinaire. Il y a cinquante ans environ, j’avais huit ou neuf ans et, vivant dans un beau pays nordique, je rentre de jouer dehors et j’ai les mains complètement gelées. Rouges et douloureuses, mes petites menottes crispées sont comme un Objet autonome au bout de mes bras tremblants mais le Sujet transit et démuni que je suis souffre profondément de la douleur due à la morsure du froid. La gardienne d’enfant, ma cousine, me dit: Va à la salle de bain et fais-toi couler de l’eau froide sur les mains. Surtout pas de l’eau chaude, Paul, de l’eau FROIDE. Cette information, connaissance héritée, collective, indirecte, subitement imposée intersubjectivement en moi par une figure disposant à la fois de ma confiance et de ma reconnaissance comme instance d’autorité, m’apparaît, sur le coup, fugitivement, comme une aporie assez abrupte. On s’imagine, en effet, dans ce type d’empirisme sommaire, linéaire et simplet qui attend toujours son premier choc dialectique, qu’il y a lieu de faire couler de l’eau chaude pour réchauffer des mains ayant eu froid. Vrai? Faux! Ma docilité intersubjectivisée ne sera pas déçue cette fois-là. Je n’oublierai jamais la chaude et soulageante sensation de l’eau FROIDE coulant sur la surface de mes mains glacées qui, pourtant, dialectiquement, étaient comme brûlées par le très grand froid hivernal. Le bien-être fut immédiat, souverain, durable, mémorable. Passage au plan intime d’un savoir culturel intersubjectif dont la dimension vivement héraclitéenne m’inspire encore crucialement aujourd’hui.

C’est que l’OBJET s’installe en nous par des canaux subjectivisés et collectifs (faisant notamment passer la connaissance indirecte en connaissance directe, argumentativement notamment). Or, conversement, il faut aussi faire observer que le SUJET est profondément objectivisé. Le Sujet individuel égo-mono-singleton est largement une vue de l’esprit (de l’esprit bourgeois notamment). Non seulement notre existence subjective est fondamentalement collective (et historicisée) mais elle est aussi objectale. J’y pense à chaque fois que je suis debout entre deux wagons du train de banlieue, quand je me prépare à en descendre. Le train fonce. Il est comme perché sur un pont. Je vois la rivière dévaler par les deux rangées de fenêtres et, vraiment, on a un petit peu l’air de voler raboteusement au dessus de tout ça. Je regarde distraitement le point de jonction des deux wagons, qui tressaute et oscille, parfois assez fortement, le tout se déroulant à fort bonne vitesse. Devant ce dynamique ensemble qui fonce et fonce, je me dis parfois que si Galilée ou Voltaire se trouvaient à ma place en ce moment, le corps tressautant objectivement comme le reste du contenu humain du convoi, ils seraient pris d’une irrépressible terreur panique, eux, deux des plus grands esprits de leurs temps respectifs. La notion d’habitus couvre justement les réalités implicites, intériorisées subjectivement mais qui sont d’origine socio-historique. Ainsi, j’ai l’habitus du train, du métro, de l’avion, de l’automobile. M’y faire ballotter est intimement intégré par moi, psychologiquement et corporellement, depuis l’enfance. Cet habitus, Galilée et Voltaire ne l’ont pas. Force est de conclure que mon corps et ma psyché sont des Objets largement indépendants de ma conscience individuelle active et entraînés tant dans un mouvement physique, mécanique que socio-historique. Le Sujet que je suis ne peut que suivre, capter, saisir, intérioriser, refléter, analyser, méditer, pratiquer.

L’OBJET est possiblement subjectivisé (c’est par la connaissance qu’on l’appréhende. La connaissance humaine ne pourra jamais s’extraire du lot de distorsions ajustables de son cercle subjectivisé). Le SUJET est obligatoirement objectivisé (je suis tant un organisme involontairement palpitant qu’une entité physico-culturelle collectivement historicisée, au je strictement transitoire). Le concept de Sujet qu’on priverait de sa dimension objectale deviendrait unilatéral et faux, biaisé, détaché, simpliste, métaphysique (pour utiliser le terme hégélien puis léninien consacré). De façon dissymétrique et non réversible, le concept d’Objet peut, lui, parfaitement se passer de sa compénétration avec le moindre Sujet. J’en veux pour attestation fatale et imparablement recevable la cruciale ouverture du Nô de Saint-Denis de Pierre Gripari (je cite de mémoire): Qui peut dire à quoi ressemblait le cri du Tyrannosaure? Pourtant, il a vécu et crié, le Tyrannosaure, lorsque, se balançant sur ses pattes musclées, il se jetait sur sa femelle ou sur sa proie…  C’est que, oui, l’arbre oublié qui tombe dans la forêt lointaine fait un bruit objectif, objectal, percussif, ondulatoire (et éventuellement enregistrable sur un appareil) même en l’absence de toute oreille subjective, humaine ou animale, pour l’entendre.

L’idée de COMPÉNÉTRATION MUTUELLE du Sujet et de l’Objet est, elle aussi, unilatérale et fausse, si on la fait jouer mécaniquement, égalitairement, abstraitement, en la privant de la dissymétrie objectiviste qui la tord et le fait pencher en faveur du primat déterministe du mondain sur l’individuel. Ce qui s’oppose s’accorde; de ce qui diffère résulte la plus belle harmonie; tout devient par discorde (Héraclite). Objet, Sujet, unité, compénétration dialectique cela ne se ramène en rien à de simples problèmes de terminologie, même en philosophie vernaculaire. Les chicanes de mots sont des débats d’idées… toujours… Tant et si bien que le tout de ce face à face initialement binarisé entre OBJET et SUJET, se dit le modeste penseur ordinaire qui se théorise dans l’action, n’est qu’un phénomène social qu’il a dialectiquement réfuté et dépassé, tout en le comprenant comme phénomène social et historique (Lukács).

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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Pourtant, il a vécu et crié, le Tyrannosaure…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Des limites de l’empirique

Posted by Ysengrimus sur 1 juillet 2018


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Dans le Livre II de De rerum natura (De la Nature), le philosophe matérialiste romain Lucrèce écrit:

Quoique tous les éléments se meuvent, on ne doit pas être surpris de ce que la masse semble demeurer immobile, sauf les corps qui ont un mouvement propre. Car la nature des éléments est enfouie dans les ténèbres, hors de la portée des sens; et, si leur essence échappe à ta vue, il faut bien qu’ils te dérobent aussi leurs agitations, puisque les corps visibles nous cachent eux-mêmes leurs mouvements à travers la distance qui nous en sépare. Souvent, en effet, les brebis qui paissent dans les gras pâturages se traînent où les appellent, où les attirent les herbes brillantes des perles de la fraîche rosée, tandis que les agneaux rassasiés jouent et bondissent avec grâce; mais on ne découvre de loin que des masses confuses, immobiles, et comme des taches blanches sur une verte colline. De même, lorsque de vastes légions inondent la campagne de leurs manœuvres et feignent de se livrer bataille, les armes jettent des éclairs dans le ciel; le sol étincelle de fer, et gémit sous la marche retentissante de cet amas de guerriers; les montagnes, frappées de leurs cris, les renvoient aux astres; les escadrons voltigent de toutes parts, et franchissent soudain les plaines ébranlées de leur poids et de leur course rapide: cependant, à les voir de certains endroits, au sommet des montagnes, on les croirait immobiles, et leur éclat semble dormir sur la terre.

On appelle réalité empirique la portion du réel perçue ou perceptible par un ou plusieurs des cinq sens. L’empirique est grossier, limité, mal découpé et soumis à force critiques, dès que la plus spontanée des impulsions philosophiques se fait jour. Nos sens nous trompent dit assez vite la ratiocination sourcilleuse qu’on produit à leur sujet. Une solution ancienne, du petit penseur élitaire étroit, consistait donc à fuir le monde des sens, à s’enfermer dans le mental, le cogitatif, le limpide, le confirmatif. On y voyait une sorte de résistance monastique à cette tromperie permanente issue du réel et une option permettant d’asseoir dans la certitude de la pensée subjective l’option des connaissances circonscrites… terriblement circonscrites, pour tout dire. Et aussi: terriblement restreintes dans l’enceinte durablement biaisée du petit collectif scolastique.

Mais, notamment au cours des siècles de la philosophie moderne (seizième au vingt-et-unième siècles), les lois du monde matériel en sont venues à s’imposer à la pensée. On a fini par implacablement s’aviser du fait que la connaissance passe par le canal des sens. Les sens nous transmettent le réel de façon faussée… pas de façon fausse mais de façon faussée. La nuance est capitale. Elle fonde ce qui fonctionne mal mais tient le coup tout de même. On a tous un jour rencontré le fameux panier d’épicerie qui dévie. Vous avancez dans le centre de l’allée du supermarché mais le foutu panier à roulettes a quelque chose de niqué dans les moyeux et il dévie, toujours dans le même sens. Comme il n’est pas question de traverser tout le magasin pour en changer (au risque d’en choper un qui dévie dans l’autres sens ou dont les roulettes sont bloquées), vous décidez, sur le tas, de compenser cette déviation tendancielle à la force des poignets. Vous vous développez, à la volée, des procédures. Vous les implémentez, à la dure. Soit vous forcez contre, soit vous replacez les roues arrières en bonne position par à coups, périodiquement, soit vous alternez aléatoirement une combinaison de ces deux solutions. Le panier d’épicerie, ce sont vos sens en cours de perception. Votre action rectificatrice, c’est l’intervention de votre rationalité apprenante. Vos courses, ce sont les connaissances que vous parvenez malgré tout à entasser en l’enceinte de ce véhicule qui roule mal mais roule tout de même. Dans ces conditions clopinantes, l’ensemble va de guingois mais il parvient, l’un dans l’autre, à vous permettre de vous traîner jusqu’à la caisse, avec vos courses. Après? Bien après, vous rangez ce véhicule déficient parmi ses semblables et ce sera aux générations suivantes de se démerder avec le panier aux roues faussées. Advienne que pourra, votre temps à vous sera révolu. Qui sait, quelqu’un finira peut-être même par tout simplement réparer cet instrument valide malgré tout et par en révolutionner tout doucement la pensée biaiseuse.

Arrivons-en aux brebis et aux agneaux de Lucrèce et installons nous dans la concrétude de la situation dont il nous parle. Vous voici au sommet d’une montagne et, dans la vallée, vous apercevez les brebis et les agneaux arpentant silencieusement le pâturage. On dirait une masse blanche crûment distincte du vert de la vallée mais compacte, unifiée et fixe. Les chances sont pourtant faibles que vous vous imaginiez que le fond de la vallée s’est couvert d’une manière de mousse polluante immobile. Vous savez que ce sont des moutons, qu’ils sont des entités discrètes, vivantes, mobiles, que vos sens vous trahissent et que ce que vous voyez d’ici diffère de ce qui est, et qu’il n’y a pas de quoi en faire une affaire, la chose étant si fréquente, dans le cours de la vie pratique. Les connaissances empiriques antérieures, solidement accumulées en vous et en vos pairs, jouent un rôle capital dans la sérénité de votre conclusion. Avant de monter sur le sommet, vous êtes passé par cette bergerie. Vous y avez retrouvé le berger Isaac, qui vous accompagne en ce moment même dans votre promenade. Vous avez circulé au milieu des moutons, bien entiers, bien bêlant, bien séparés les uns des autres, et bien empiriques. Il y en avait à perte de vue, qui trottinaient sur le terrain avoisinant, tel une vague. Vous avez aussi longé la bergerie, pour constater, d’en bas, qu’elle avait des murs et un toit rouge. Vous la voyez maintenant du haut du sommet, rectangle imprécis mais dont la teinte cramoisi perfaitement perceptible est toujours un peu là. Vous faites tout naturellement la transposition entre ces deux scènes de votre vécu récent. La masse blanche des moutons est à la tache rouge du toit de la bergerie ce que les moutons réels étaient à la bergerie en trois dimensions, quelques heures auparavant. Vous corrélez les deux expériences et, presque sans le vouloir, vous décidez de les hiérarchiser. Vous en faites tout naturellement primer une sur l’autre. Une grande distance restreint la qualité empirique. Vous le savez, pour l’avoir observé mille fois sur la route, en montagne, et dans les villages. L’information la plus fiable, venue des yeux et des oreilles, c’est souvent celle qui se capture d’assez prêt. En bas, vous perceviez l’individualité de chaque brebis, de chaque agneau, vous les voyiez frémir, vous les entendiez bêler et leurs clochettes étaient audibles aussi. Vous sentiez même leur odeur. Ici, sur le sommet, tout est atténué, tout semble comme schématique. Pas de son, pas d’odeur, et le troupeau en masse compacte ou semi-compacte. Non, il n’y a rien à y faire, les sens mentent plus ici qu’en bas… tout en vous faisant aussi comprendre, ici, combien le mouvement des bêtes est dérisoire et minimal face à l’immensité de la montagne (moins perceptible d’en bas, elle, par contre — s’il fallait esquisser une carte de la vallée, on serait mieux placé ici qu’en bas, pour le faire). La ratiocination sommaire vous amenant à prioriser vos différentes expériences empiriques est un comportement tellement ordinaire que vous n’en sentez plus se déployer la mécanique permanente, pourtant très sophistiquée, chèrement acquise, constamment rajustée, et aussi lancinante que l’activité compensatrice sur les roues du panier d’épicerie de tout à l’heure. Ceci est le monde raboteux et concret aux petites victoires mille fois renouvelées de la connaissance directe.

Mais imaginons que votre ignorance et votre hauteur touristique vous placent dans une situation encore moins articulée empiriquement. Imaginons que vous descendez directement sur le sommet depuis un hélicoptère qui vient de se poser et qui vous y dépose. Vous n’avez rien vu de proche, au fond de la vallée, et vous voici apparaissant, sans transition, sur le sommet. Vous y rencontrez le berger Isaac, qui sera votre guide de montagne. Vous apercevez alors le rectangle de couleur rouge et la grande masse blanche, au fond de la vallée. En paix avec votre ignorance, vous demandez: Qu’est-ce que c’est que cette immense masse mousseuse, au fond de la vallée? C’est pas de la pollution, j’espère. Le berger Isaac éclate d’un rire franc et il vous explique que non, que c’est un troupeau de brebis et d’agneaux et que, d’ici quelques heures, vous irez-vous balader au milieu d’eux. La chose vous parait parfaitement incroyable, tant cette masse est blanche, lisse, figée et compacte. Mais cet homme est un berger du pays. Vous le payez pour ses services. Il a très bonne réputation et il passe pour quelqu’un qui donne l’heure juste, en toute simplicité, et qui ne mène pas ses visiteurs en bateau. C’est un travailleur spontanément sincère, vous le savez. Vos amis touristes vous l’ont dit. Toute une configuration sociale complexe fonde votre assurance de classe et votre confiance en cet homme. Isaac parle juste. Son intimité avec le monde des pâturages est obligatoirement une solide vérité pour vous. Vous faites donc primer sa certitude tranquille et amusée (ce sont des brebis et des  agneaux qui paissent) sur votre supputation un peu intempestive (c’est une masse de mousse polluante). Vous gardez votre expectative en éveil, certes, mais, même si les confirmations empiriques manquent, vous recevez les dires du berger Isaac comme intégralement vrais. L’argumentation d’autorité dudit berger Isaac vous satisfait pleinement et ce, hors constat. C’est la connaissance indirecte.

Directe (basée sur une corrélation de l’observation présente depuis le sommet avec une promenade antérieure parmi les brebis et les agneaux) ou indirecte (basée sur la parole fiable du berger Isaac qui n’affabule pas et connaît bien son petit monde), la connaissance fondant la conclusion que vous tirez sur cette vaste tache blanche sur fond vert près d’un rectangle rouge est fatalement qu’elle n’est… PAS qu’un simple jeu de taches de couleurs blanche, verte et rouge. Vous ne faites pas une lecture picturale de cette situation (sauf fugitivement, le temps d’une émotion esthétique). Le fait est que cette masse blanche est autre chose que ce que votre perception limitée vous en transmet. Le fait est aussi que s’il y a un débat à formuler, ce sera au sujet de la nature de cet autre chose. Et, de fait, ce stare pro aliquo (standing for something else) de la grande tache blanche sur fond vert EST la réponse de votre praxis, justement quand vos sens torves et votre rationalité compensatrice travaillent de concert. Ce qu’on perçoit n’est pas trivialement ce qu’on perçoit mais autre chose, se donnant obligatoirement à la recherche individuelle et, surtout, collective. Car il est important de comprendre qu’on observe ici aussi la réponse de la praxis, plus riche et plus concrète, du berger Isaac et, l’un dans l’autre, à travers lui, la réponse de la praxis cumulative de la totalité contemporaine et historique de l’humanité, face aux limites de l’empirique.

Tous ensemble, depuis les tout débuts de leur existence historique, les humains sont arrivés à dominer ces limites de l’empirique et à se transmettre la connaissance de ce que le halo perceptible recèle en lui: le monde matériel. Et si la nature des éléments est enfouie dans les ténèbres, hors de la portée des sens; et, si leur essence échappe à ta vue, il faut bien qu’ils te dérobent aussi leurs agitations, puisque les corps visibles nous cachent eux-mêmes leurs mouvements à travers la distance qui nous en sépare (Lucrèce). Il reste que le cumul des connaissances directes et indirectes, dont dispose notre rationalité ordinaire, finit par percer cette essence agitée au jour, la harnacher et la saisir au vif. Cela s’effectue au cours des longs processus historiques de connaissance et d’action collective… de connaissance PAR l’action collective.

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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QUELLE EST LA SOURCE DE TOUTES CONNAISSANCES? (Débat entre Ysengrimus et un pastiche du philosophe antique PYRRHON)

Posted by Ysengrimus sur 21 mai 2016

Paradoxe-de-Pyrrhon

Mon cher Pyrrhon,

C’est un grand plaisir que de vous connaître. Je brûle de vous poser une question depuis des lustres. Que pensez-vous, depuis votre position antique mais fraîche et tranchée, des vues des grands sceptiques modernes. Je pense à l’empirisme anti-spéculatif de Hume, et à l’agnosticisme de Kant. Je suis tout à fait conscient de commettre ici un anachronisme multimillénaire et j’en fais in petto amende honorable. Mais en tant que rédacteur en chef de DIALOGUS, je suis honoré de vous annoncer que si ces dignes héritiers de votre lumineux baguenaudage ontologique échappent à votre connaissance, nous nous ferons un honneur et un plaisir de vous tuyauter à leur sujet et de recueillir à chaud les gemmes de vos réactions.

René Pibroch, dit Chapeau-Bas

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Chapeau bas, Chapeau-Bas!

Kant sceptique! Pourquoi pas Hegel, tant que vous y êtes! Si Kant est sceptique, je suis dogmatique, assurément!

Mais, me direz-vous, laissons là toutes ces pages, écrites par distraction. Ce qui compte, c’est qu’il ait savouré la vie, qu’il ait atteint l’ataraxie. Voilà un homme qui a su oublier toute ligne de conduite, tout devoir, toute morale: un homme qui s’est laissé aller à l’arbitraire de ses impulsions! Sans foi, ni loi, ni heure, il se levait quand bon lui semblait et courait le guilledou si l’envie lui en venait. Et heureux qui comme Emmanuel a fait de longs voyages! Ses élèves et ses disciples ne se sont-ils pas révélés sans jugement, sans inclination d’aucun côté, inébranlables comme de bons sceptiques?

Vous parlez de son agnosticisme. Ouais. Saint Anselme et Descartes aussi étaient agnostiques, puisque, pour prouver l’existence de Dieu, ils ont dû opter pour une attitude de recherche et de doute (C’est le «dubito, ergo Deus est» de Descartes.), cette pose «zététique» (qui est aussi une pause) que l’on attribue souvent —hélas— aux sceptiques. Et lorsque Kant affirme que la preuve physico-téléologique nous guide vers un auteur intelligent du monde dont la preuve morale produit la conviction de l’existence, il atteste qu’il a d’abord dû adopter une posture agnostique (ce dont témoigne La critique de la raison pure). Mais à ce compte là, même les catholiques les plus fervents qui récitent le credo pendant la messe sont agnostiques, puisqu’ils proclament continûment leur foi en raison de l’hypothèse qu’à tout moment ils pourraient la perdre.

Pour ce qui est de Hume, c’est différent. À certains égards, il mérite probablement d’être appelé sceptique. Mais de quel scepticisme s’agit-il? Je serais tenté de le rapprocher de Sextus Empiricus, évidemment (le club des empiristes!). Lorsque Hume énonce que «les relations sont extérieures à leurs termes», ne serait-il pas en train de remuer la même idée que Sextus quand celui-ci écrit que, «puisque nous avons montré que toutes choses sont relatives, de toute évidence nous ne pouvons dire ce qu’est chaque objet par sa propre nature et absolument, mais ce qu’il apparaît en relation avec quelque chose»?

Seulement voilà: ce scepticisme là que Sextus m’attribue n’est pas le mien. Il y est question d’apparences des étants, de l’évidence de ces apparences et d’un doute qui plane sur les étants. Or, j’admets volontiers les apparences, mais rien de plus: ni étants, ni doute à leur propos.

Bref, laissez-moi vous détromper: ces deux-là, Hume et Kant, ne sont pas mes héritiers. D’ailleurs, pour avoir des héritiers, encore faut-il avoir quelque chose à léguer. Et je n’ai rien à léguer, surtout pas les dogmes d’une quelconque sagesse. Je laisse ça au jeune Épicure. Et, pour tout vous dire, j’enrage qu’Épicure ait tenté de convaincre mon bon Nausiphane lorsque celui-ci est allé l’écouter à Téos.

Quant à mon «lumineux baguenaudage ontologique», je trouve l’éloge hardi. Qu’en savez-vous? Qui vous a raconté que je baguenaudais, de manière lumineuse de surcroît? Si je n’ai pas pris la peine d’écrire quoi que ce soit, ce n’est pas pour m’entendre accuser de frivolité, fusse-t-elle lumineuse. Ironie? Bon sang, mais c’est bien sûr! Chapeau bas, Chapeau-Bas!

Pyrrhon

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Monsieur Pyrrhon,

J’aimerais voler au secours du rédacteur en chef. de DIALOGUS. Il s’exprime comme un fat, mais n’a pas toujours tort. Je voudrais d’abord soumettre à votre attention soutenue le fragment suivant de la cinquième section, du second chapitre, du Livre 2, de la Deuxième Division de la CRITIQUE DE LA RAISON PURE de Kant Cette section est intitulée for opinément Représentation sceptique des questions cosmologiques par les quatre idées transcendantales:

Nous nous passerions volontiers qu’on fit à nos questions une réponse dogmatique, si nous comprenions bien d’avance que, quelle que fût la réponse, elle ne ferait qu’augmenter notre ignorance, nous précipiter d’une incompréhensibilité dans une autre, d’une obscurité dans une plus grande encore, et peut-être en des contradictions. Si notre question comporte simplement une affirmation ou une négation, c’est agir avec prudence que de laisser là provisoirement les raisons apparentes de la réponse et de considérer ce que l’on gagnerait, si la réponse était dans un sens ou dans l’autre. Or, s’il se trouve que, dans les deux cas, on aboutit à un pur non-sens, nous avons alors un juste motif d’examiner notre question elle-même critiquement et de voir si elle ne repose pas elle-même sur une supposition sans fondement et si elle ne joue pas avec une idée, qui trahit mieux sa fausseté dans son application et dans ses conséquences que dans sa représentation abstraite. Telle est la grande utilité qui résulte de la manière sceptique de traiter les questions que la raison pure adresse à la raison pure, et par ce moyens on peut, à peu de frais, se débarrasser d’un grand fatras dogmatique pour y substituer une critique modeste qui, comme un vrai catharticon, fera disparaître facilement la présomption, en même temps que sa compagne, la polymathie.

Vous admettrez que si cela n’est pas le scepticisme chevillé dans les tréfonds les plus intimes de la doctrine de la connaissance, c’est rudement bien imité… Mais, comme vous diriez peut-être: qui sait?…

Sur l’agnosticisme de Kant, il y a aussi maldonne. Le bon Pibroch ne fait pas ici référence à l’incurie cultuelle du mécréant, mais bien à l’agnosticisme philosophique, celui qui conclut non pas de dieu, ce mythe vulgaire, mais de la totalité de l’existence, qu’elle est inconnaissable. George NoëL, LA LOGIQUE DE HEGEL, Paris, 1897:

Chez Kant, nous avons le réalisme agnosticiste […]. C’est du point de vue de l’agnosticisme que Kant définit le dogmatisme. Est dogmatique quiconque prétend déterminer la chose en soi, connaître l’inconnaissable.

Pour vous, bon philosophe antique, il s’agit moins pour l’instant de connaître que de reconnaître. Ne reconnaissez vous pas ici, Pyrrhon, dans ce Kant lestement cité et glosé, l’un de vos dignes héritiers?

Ysengrimus

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Monsieur Ysengrimus,

Je m’en voudrais d’apparaître comme un contempteur de Kant. Imaginez la difficulté que représente pour moi la lecture d’une œuvre aussi complexe, si éloignée de mon époque! Il serait bien présomptueux de ma part de prétendre en détenir le fin mot. Reste que la lecture posthume que j’en ai faite m’a souvent réjoui par l’astuce raisonneuse qu’elle exhibe. Sans me convaincre, bien sûr. Mais ce n’est pas «nécessaire», pour reprendre un mot qui lui est cher.

Vous avez bien sûr raison de dire que les quatre idées transcendantales dont il est question dans le chapitre de La critique de la raison pure consacré à l’antinomie de la raison pure sont de nature sceptique. Le commencement du monde, la grandeur du monde, la causalité première, la nécessité absolue, voilà bien des questions évidemment indécidables. Mais concédez-moi que ce scepticisme ne concerne que ce qui est en défaut d’expérience. Et il vise à mieux asseoir l’idéalisme transcendantal aux termes duquel «les objets de l’intuition extérieure existent réellement». Chez Kant, la scission (scission que le langage réitère «par son seul fait», d’où mon goût non tu pour le silence) de l’être et du paraître est plus forte que jamais, même s’il laisse la chose en soi hors des prises de la faculté de connaître. Mon scepticisme est un scepticisme de l’indivision: rien n’est derrière l’apparence.

Il m’était demandé ce que je pensais de Kant, un philosophe qui aurait eu l’heur de me plaire (non de me convaincre) sur bien des points s’il n’avait écrit que La critique de la raison pure. Mais il ne s’est pas arrêté là. Et plus vous insistez sur l’anti-dogmatisme de la première critique, plus vous laissez supposer quelque chose comme de la duplicité par rapport aux autres critiques, lesquelles ressuscitent (une fois de plus) un dieu unique bien plus encombrant que nos chers Dieux olympiens (et infernaux). Je pose la question: à quoi bon baptiser agnostique le chantre de certaines «inconnaissabilités», si celui-ci se ménage l’occasion de proclamer une foi qui – soit dit en passant – n’a rien de vulgaire? Par contre, parler de réalisme agnosticiste à propos de l’anti-dogmatisme de La critique de la raison pure comme le fait George Noël, pourquoi pas?

Pyrrhon

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Pyrrhon,

Grand merci. Nous nous comprenons mieux. Et notre opinion de Kant est fort semblable. Je trouve que vous percez très bien à jour son objectivisme (d’autres ont même dit: son matérialisme honteux). Si donc vous affirmez que rien n’est derrière l’apparence, je ne résiste pas à l’envie de vous entendre commenter sur un autre moderne: un certain «fellow» de Trinity College (Dublin), l’immatérialiste George Berkeley. En voilà un champion de l’indivision de la perception et du perçu!

Est-il, lui, votre héritier?

Ysengrimus

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Monsieur Ysengrimus,

Berkeley! En voilà un qui a dû forcer sur l’eau de goudron! Je vous trouve intrépide de tenter un rapprochement entre son immatérialisme et mon scepticisme de l’indivision.

L’indivision dont je parle n’est pas celle du moniste —matérialiste ou immatérialiste— qui, face à l’être et au paraître, choisit résolument l’un des deux termes. C’est plutôt celle qui, n’inclinant pas plus pour l’un que pour l’autre, se borne à constater le rien, unique et universel, et à l’appeler «apparence». Et cette apparence n’est en rien l’apparence de quelque chose, pas plus qu’elle n’est apparence pour quelqu’un. Elle n’est pas réductible à un terme extérieur à elle-même.

Même si j’éprouve bien des difficultés à me faire une idée claire des conceptions philosophiques de Berkeley (qui oscille entre le sensualisme et le nominalisme d’abord, entre l’immatérialisme et un idéalisme spiritualiste ensuite), je crois bien n’avoir rien de commun avec celui que Philippe Devaux a fort joliment appelé le «nouveau cosmographe de l’être et du néant».

La seule trace de scepticisme que l’on trouve chez lui tient dans une disposition testamentaire: cet immatérialiste —peu conséquent, en l’occurrence— avait prescrit qu’il soit sursis à l’inhumation de sa dépouille mortelle pendant cinq jours au moins. On ne sait jamais!

Pyrrhon

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Remarquable. Mais prétendre que vous rejetez le PARAÎTRE pour désigner le néant ainsi dégagé APPARENCE, cela me semble un distinguo plus verbaliste que conceptuel, pour parler crûment. Prenons donc l’affaire à la racine. Comment définissez-vous ce RIEN que vous vous «bornez» (une notion fort ontologique, admettez-le) à «constater» (un concept bien gnoséologique, reconnaissez-le), en renvoyant ainsi dos a dos l’être et le paraître?

Respectueusement,

Ysengrimus

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Monsieur Ysengrimus,

Qu’elle est belle, l’occasion que vous me donnez de préciser mon rapport à la parole et au silence!

Une notion ontologique m’a échappé? Un concept gnoséologique s’est glissé dans mon discours? Damnation, je suis fait? Que nenni!

Mi-sérieux, mi-ironique, je pourrais commencer par vous dire que les contradictions ne m’émeuvent pas. Repartons d’Aristote contre la pensée de qui j’ai dû vivre. De quelle façon peut-on connaître la vérité? Par les sens? Par la raison? Ou par les deux? En schématisant, on pourrait distinguer quatre conceptions:

À celle qui tient compte des deux; c’est la position d’Aristote;

À celle qui ne tient compte que de la raison; c’est la position de Parménide;

À celle qui ne tient compte que des sens; c’est la position de Protagoras;

À enfin celle qui rejette tant les sens que la raison; c’est ma position.

La position d’Aristote figure pour l’essentiel dans l’argumentation dialectique développée dans la Métaphysique, particulièrement dans les livres Gamma et Kappa. C’est là qu’il pose les principes de la pensée, les règles d’une pensée qui pense, c’est-à-dire qui ne pense pas rien, mais qui pense ce qui est: le principe de contradiction et le principe du tiers exclu. «Il n’est pas possible», écrit-il, «que la même chose soit et ne soit pas, en un seul et même temps, et il en est de même pour tout autre couple semblable d’opposés.» «A est», «A n’est pas» ne peuvent être vrais en même temps. Pas plus d’ailleurs que «A est B» et «A n’est pas B». Mais remarquons d’emblée deux choses. La première, c’est que pour énoncer le principe de contradiction, je suis obligé de dire «est» ou «n’est pas». Il s’agit donc d’un principe ontologique qui concerne ce qui est et que la pensée aura à respecter pour penser ce qui est, c’est-à-dire pour penser. La deuxième, qui en découle, c’est que ce principe n’est pas démontrable. Aristote lui-même en convient. «De telles vérités», écrit-il, «ne comportent pas de démonstration proprement dite, mais seulement une preuve ad hominem.» Autrement dit, elles peuvent tout au plus être défendues contre leurs négateurs. Dans une certaine mesure, on en revient donc, même chez Aristote, à l’évidence: est vrai ce qui est évident, ce qui n’est somme toute rien d’autre que l’argument des stoïciens et aussi, plus tard, celui de Descartes. (Voyez donc Marcel CONCHE, Pyrrhon ou l’apparence, Ed. de Mégare, 1973, PUF, Perspectives critiques, 1994. à qui j’emprunte sur ce sujet certaines formules tant il me paraît qu’il pense bien mieux encore ma pensée que je ne la pense).

Pour être franc, je dois néanmoins dire que, LORSQUE JE PARLE, les contradictions m’émeuvent, puisque la parole (le logos) n’est rien d’autre que l’effort fait, au mépris du vrai, pour les exclure. La contradiction première est donc bien que je doive passer par la parole pour dire qu’il faut se taire. Et, ce faisant, je m’expose continûment à proférer des assertions ou, à tout le moins, des choses qui y ressemblent. Mais comme l’ont rapporté Diogène Laërce et Sextus Empiricus, ces paroles et ces pseudo assertions doivent —à l’instar d’un purgatif qui est lui-même évacué avec ce qu’il a mission d’évacuer— être abandonnées avec ce qu’elles permettent d’abandonner, au profit de l’indifférence et de l’inébranlabilité.

Si j’ai eu des élèves —et j’en ai eu—, c’est pour qu’ils me voient vivre et non pour qu’ils professent ce qu’ils m’entendent dire. Ce brave Timon a cru bien faire en mettant par écrit tant de ces éloges du silence, mais ses écrits ont été ultérieurement perdus: le temps est plus convaincant que moi.

Le «rien» sur lequel vous vous interrogez —vous l’avez probablement compris— n’est pas le néant. C’est ce qui reste lorsque vous n’avez pas plus de raisons d’admettre l’être que d’admettre le non-être. Ce «rien» est donc ce qui est opposé aux prédicats des philosophes. Et s’il faut s’opposer aux prédicats (plutôt que se borner à «constater» leur inanité), c’est aussi parce que les prédicats sont des massues qui blessent et qui tuent.

Haro sur les prédicateurs!

Haro sur les prédicateurs en religion et en philosophie!

Haro, deux fois haro sur les prédicateurs en politique!

Haro, trois fois haro sur les prédicateurs en science!

Haro, mille fois haro sur nos propres prédications, celles qui nous «échappent», que nous infligeons aux autres et à nous-mêmes par la magie d’une pensée qui n’a de cesse de dire que «ceci est cela»!

Telle la chair qui n’est jamais si saine que lorsqu’elle apparaît souple et tendre, exempte de ces indurations suspectes de malignité, telle l’esprit devrait rester souple et tendre, sans points durs, sans ces durillons de certitude sur lesquels la pensée se fixe, s’entête, s’obsède et dévore peu à peu tout ce que les parties moelleuses et malléables contenaient de sincérité balbutiante, de richesses obscures, de «rapiècement et bigarrure» comme a si bien dit Montaigne.

Alors vous, à votre époque, vous que la science, l’idéologie, la publicité matraquent de leurs prédicats. Plutôt que d’avaler tout cela, ne vaudrait-il pas encore mieux que vous ayez l’esprit en capilotade? Vous accepter tel quel, avec rapiècement et bigarrure? Si ce n’est pas la garantie absolue de l’ataraxie, c’est au moins celle d’un plaisir à vivre qui n’est pas négligeable. Du bonheur, je suis porté à croire qu’on peut tout au plus dire qu’il n’est pas plus qu’il n’est pas, ou qu’il est et n’est pas, ou qu’il n’est ni n’est pas. Chercher à être heureux, n’est-ce pas s’avouer qu’on ne l’est pas? Et se dire heureux, n’est-ce pas une parole paradoxale en quelque sorte qui détruit un peu ce qu’elle énonce? Mais lorsqu’on jouit de vivre, encore devrait-on peut-être se garder de flétrir sa jouissance de certitudes vaines et vaniteuses.

Pyrrhon

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Alors Pyrrhon,

Soit une figure tracée sur un mur de plâtre au noir de charbon, et difficile à distinguer dans la pénombre. Il se présentera bien au portillon:

Ceux qui disent que ce n’est ni un cercle ni un carré

Ceux qui disent que c’est un cercle

Ceux qui disent que c’est un carré

Ceux qui disent que c’est un cercle carré

Voilà le brelan logique que vous nous imposez dans votre raisonnement sur la lutte entre les doctrines rationaliste et sensualiste de la genèse de connaissance. Dans mon analogie votre position sur le débat gnoséologique fondamental ressemble à la quatrième option, comme si ici, vous optiez pour le cercle carré. C’est-à-dire, pour la doctrine de l’astucieux sophiste qui construit tapageusement une voie nouvelle, mais qui esquive le fait que cette voie nouvelle, si subversive en apparence, propose en fait à notre problème FACTUEL une solution strictement VERBALE. «Cercle carré» ici. «Ni sensation ni raison» chez vous, voilà qui est plus poétique que prosaïque. On comprend le ton durement glottophilosohique dans lequel vous vous réfugiez soudain (sujet-prédicat, blablabla. On croirait lire une sorte de Wittgenstein de troquet…) Pour échapper à l’accusation de sophisme qui vous pend au bout du nez ici, il faudrait que vous fassiez ce qu’il est impossible de faire pour un cercle carré. Que vous fournissiez une description positive de la source de toutes connaissances. Ni sens, ni raison, dites-vous. Tout bon. Alors quoi?

Ysengrimus

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Monsieur Ysengrimus,

L’hypothèse de votre théorème contient un élément savoureux: c’est le «difficile à distinguer dans la pénombre». Permettez-moi de ne pas opter pour le cercle carré, pas plus d’ailleurs que pour une autre des quatre assertions (curieux brelan!) que vous proposez. Ma position en pareille hypothèse est que je vois une figure difficile à distinguer dans la pénombre et que je ne sais pas plus s’il s’agit d’un cercle que je ne sais s’il s’agit d’un carré.

Ce qui ressemble à un cercle, par contre, c’est votre façon de revenir au point de départ de la discussion, comme si je n’avais rien dit jusqu’à présent de ce que je pense des sources de la connaissance. Que vous me trouviez plus poétique que prosaïque, voilà qui m’enchante! Encore qu’à s’attarder sur de pareils propos, on finirait par se donner bien de l’importance.

Wittgenstein, le sophisme, voilà des thèmes qui ne sont pas dénués d’intérêt. Mais je répugne à les aborder sur la défensive, alors qu’ils ont été introduits sous forme d’accusation. D’autant que si j’ai accepté de répondre à des questions sur ce site «extra temporel», ce n’est pas pour y faire mine de détenir une parcelle de ce savoir dont je suis enclin à croire qu’il n’a pas d’objet.

Il est bien probable que je n’ai pas toujours été clair dans les réponses que je vous ai faites jusqu’à présent. Et je reste prêt à m’expliquer sur les aspects de mon attitude qui vous paraissent faibles. J’ajoute que je n’ai nulle prétention à avoir raison —bien entendu— et que mes propos ne s’adressent qu’à ceux qui en sont curieux.

Cela dit, votre dernier courrier me donne l’envie de citer Sextus (Esquisses pyrrhoniennes, Livre I, 19): «Ceux qui disent que les sceptiques rejettent les choses apparentes me semble ne pas avoir écouté ce que nous disons.»

Pyrrhon

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Je vois,

La formule de la prise de parti pyrrhonnienne se formalise donc comme suit:

Donnez à Pyrrhon un nombre d’options n, et demandez-lui laquelle est celle qu’il retient. Il vous répondra, avec un remarquable esprit de système, qu’il promeut (n+1) ou ~(n), en niant l’identité autant que le caractère mécaniquement formaliste de ces deux solutions, et aussi, on ne se méfie jamais assez, en niant l’avoir fait. Voilà certainement qui aide à mieux saisir la notion cartésienne de «doute méthodique»!

Ô grand et respecté penseur, que je ne continue à solliciter que par admiration pour sa pensée autant que pour sa faconde, je me dois ici de vous signaler que si je suis circulaire, vous êtes pour votre part fort elliptique! Je reformule donc ma question demeurée inassouvie, et je vous fiche ensuite la paix, quelle que soit la réponse.

Quelle est la source de toutes connaissances?

Respectueusement,

Ysengrimus

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Cher Monsieur Ysengrimus,

Quelle est la source de toutes connaissances?

Voilà une question qui, peut-être, ne sera jamais épuisée. Elle fut posée déjà par Héraclite et reste très présente dans la philosophie, dans la sémiologie et dans la linguistique de votre époque, par exemple. Cela signifie-t-il pour autant qu’elle corresponde en tout temps à la même interrogation? Peut-être bien que non; peut-être bien que oui.

Ce que Timon a recueilli de mes propos témoigne de mon opposition aux conceptions d’Aristote et, plus tard, aux assertions dogmatiques de Zénon et d’Épicure. Ai-je besoin de vous dire que le combat que j’ai mené contre les péripatéticiens lorsque j’ouvrais mon école, peu de temps après mon retour d’Asie, fut bien différent de celui que je menai cinq olympiades plus tard contre les épicuriens et les stoïciens? La question du savoir occupe une place toute différente chez Aristote, où elle sert de fondement à une recherche qu’on appellerait sans doute scientifique à votre époque, et chez Épicure, par exemple, où elle représente principalement un moyen d’écarter les craintes superstitieuses.

Ainsi, s’il ne peut être reproché au premier maître du Lycée d’avoir ménagé sa peine pour accumuler ce qu’on appelle des connaissances, il est par contre «frappant» —surtout pour quelqu’un comme moi qui ai accompagné Alexandre— que son savoir l’ait porté à conseiller à son élève «de conduire les Grecs en roi, et les Barbares en maître, de traiter les premiers comme des proches ou des amis, et les autres, comme des animaux ou des plantes» (Cf. Plutarque, «Sur la fortune ou la vertu d’Alexandre», I, 6, 329b). Et croyez bien que je ne cherche nullement ici à jeter le discrédit sur Aristote en me conciliant les bien-pensants de votre époque. Il s’agit simplement de soulever une question: n’est-ce pas tout le savoir d’Aristote —et le fondement même de ce savoir— qui s’écroule, lorsque Alexandre cesse d’écouter les conseils de Callisthène (le neveu d’Aristote) et lui préfère ceux d’Anaxarque qui conforte sa vision cosmopolite du monde? Question: que vaut un savoir qui s’écroule devant un conquérant?

À l’inverse, le savoir d’Épicure est un savoir qui n’écrase pas, mais qui, au contraire, veut apaiser et rassurer. Davantage encore que dire ce que les choses sont, il dit surtout ce qu’elles ne sont pas. Il énumère des hypothèses pour mieux en évacuer d’autres. Son but n’est pas vraiment le savoir: son but est moral. D’où un savoir simple —simpliste diront certains— qui est censé permettre de placer le rapport que l’homme entretient avec la nature sous le signe de la sérénité. À l’instar en somme d’un certain christianisme qui —à partir d’une foi qui se veut savoir— placera le rapport de l’homme avec Dieu sous le signe du salut. Question: que vaut un savoir auquel la santé serait plus redevable que la vérité?

Lorsque Énésidème a écrit ses Discours pyrrhoniens, quelques dizaines d’années après Jésus-Christ, le contexte (dans lequel il a tenté de transcrire mes propos) avait bien changé. Et que dire alors des circonstances dans lesquelles Sextus Empiricus et Diogène Laërce parlèrent de moi? Permettez-moi d’être bref et de ne pas accumuler les motifs de douter, non seulement du savoir, mais surtout du sens que la question de la source des connaissances a pu avoir au fil de l’histoire.

Seulement voilà: si votre époque pose encore la question —et elle ne cesse de la poser— dans un contexte encore bien plus étranger à celui que j’ai connu (notamment en raison des caractéristiques de cette nouvelle forme de savoir qu’on a progressivement appelé «savoir scientifique»), elle le fait aussi, me semble-t-il, d’une manière qui rappelle au moins un aspect de la «question pyrrhonienne» (excusez l’expression qui «me» problématise!), je veux parler de sa dimension morale. De même que le Grec que je suis recherche cette puissance qu’on appelle vertu et qui devrait me donner la force de supporter le bonheur s’il advenait, de même l’homme de votre époque semble rechercher cette puissance qu’il appelle le savoir et qui devrait lui donner la force de vaincre la mort. Nous ne recherchons pas du tout la même chose, mais nous cherchons peut-être pour des raisons assez similaires et qui, en tout cas, sont bien éloignées de la connaissance pour la connaissance. Je cherche hors de la connaissance —à l’abri de ses illusions— «d’où vient pour l’homme la vie la plus égale». Les savants de votre époque cherchent dans la connaissance d’où vient l’homme… et où il va.

Alors, me direz-vous, quelle est la source de toutes connaissances? Je vous parais probablement de plus en plus elliptique. c’est qu’il importe de vous faire comprendre que la question de la connaissance, autour de laquelle tourne ce qu’on a appelé le pyrrhonisme, n’est pas —et de loin— la question la plus importante. Sauf à considérer qu’il convient de s’en libérer.

La connaissance est-elle possible? Sans entrer dans le dédale des théories cognitives, on peut —me semble-t-il— distinguer deux sortes de connaissances: d’une part, celle qui coïncide avec un affect et dont la pertinence se traduit dans les savoir-faire (elle me permet de faire la soupe au miel et elle permet à certains de vos contemporains de construire des bombes atomiques); d’autre part, celle qui répondrait au besoin de savoir de l’homme et qui ne peut contenir une vérité ou un sens que si elle reposait sur un savoir de la totalité. Seulement voilà: il n’y a pas de totalité; il n’y a rien qui ne soit plus qu’il ne soit pas. Vis-à-vis de ce type de connaissance, il n’y a rien à connaître, rien qui ne mérite d’être dit «être». Quant aux connaissances du premier type, elles ne nous apprennent rien. Tout au plus nous bercent-elles de l’illusion que nous savons — un peu à la manière de fourmis qui s’enorgueilliraient de découvrir qu’elles connaissent la manière de construire une fourmilière.

Quelle est la source de toutes connaissances? Aucune. La connaissance n’a pas d’objet et ne peut donc avoir de source.

Mais, cher Ysengrimus, vous qui vous apprêtez à «me ficher la paix» (insinuant par là, bien à tort, que vous m’importunez), puis-je vous retourner la question? Selon vous, dont l’avis vaut bien le mien et celui de toutes les célébrités que le monde a compté (s’il ne fallait qu’une seule raison de se taire, ce serait certes d’éviter la célébrité!), quelle est la source des connaissances? Et aussi: qu’est-ce qu’une connaissance?

Pyrrhon

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Disons…

La connaissance est le reflet dans notre conscience des caractéristiques mondaines. Avant d’être une entéléchie philosophique, la connaissance est un phénomène ordinaire, pratique, domestique. C’est un GNOSÉOS avant d’être un EPISTÈME, si j’ose dire. La connaissance implique une conscience, subjective mais toujours collective, et une réalité objective extérieure à cette, ou ces, conscience(s) et existant indépendamment d’elles. Cette réalité objective est intégralement connaissable mais jamais intégralement connue, vu son caractère infiniment polymorphe. La connaissance est donc une tendance dynamique du sujet vers l’objet.

La source de toute connaissance est la PRAXIS, et son canal initial est l’ensemble combiné des perceptions sensorielles. Ce canal des sens, opératoire exclusivement quand la praxis transforme l’objet (la connaissance n’est JAMAIS passivement contemplative), se complexifie d’une PRAXIS COGNITIVE qui manipule, détache, combine, associe, dissocie mentalement les éléments d’origine sensorielle, autorisant des réorganisations pouvant inclure la fiction. La tradition des philosophies de l’entendement parle souvent ici d’abstraction, mais ce terme est réducteur. Conceptualisation serait plus exact.

Rappelons que la conscience opérant la connaissance étant toujours collective (penser la subjectivité connaissante comme individuelle est un sophisme hautement nuisible menant à l’aporie solipsiste, et à une foule d’autres contresens gnoséologiques dont notre tradition philosophique est tristement jonchée), il résulte qu’une bonne partie des connaissances d’un sous-groupe donné sont indirectes, c’est-à-dire, simplement issues de la praxis d’autres groupes et transmises, historiquement ou synchroniquement, à travers des canaux symboliques, directement langagiers, ou relevant de sémiologies plus larges.

Signalons encore, pour rester bref, que le sort de la soi-disant connaissance hypothético-déductive qui serait indépendante de toute praxis initialement appréhendée par les canaux sensoriels, et dont un certain (pseudo) rationalisme, étroitement cartésianiste, a fait son sel, ce sort, dis-je, est fermement scellé par Étienne Bonnot de Condillac, qui affirme dans sa LOGIQUE (1780): «Parce que les idées que nous nommons abstraites, cessent de tomber sous les sens, nous croirons qu’elles n’en viennent pas; et parce qu’alors nous ne verrons pas ce qu’elles peuvent avoir de commun avec nos sensations, nous nous imaginons qu’elles sont quelque autre chose. Préoccupés de cette erreur, nous nous aveuglons sur leur origine et leur génération…» Je souscris entièrement à cet aphorisme de Condillac, mais je rejette les éléments empiristes et nominalistes de sa pensée. Une fois détachés de la gangue de leur origine praxique, les concepts non empiriques sont lancés dans l’exercice spéculatif avec toute la joie et la décontraction de la saine rationalité.

Concluons que toutes tentatives de troisième voie, type intuitionnisme bergsonien et autres transes égotistes, comme canaux de connaissance, sont à mes yeux pure foutaise. Ce qui ne réduit en rien leur statut de révélateurs ethnoculturels utiles à la réflexion philosophique.

Respectueusement,

Ysengrimus

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Cher Monsieur Ysengrimus,

Fichtre! Vous semblez en savoir des choses!

La connaissance IMPLIQUE donc, dites-vous, une conscience et une réalité objective extérieure. Cette copule —implique— est admirable. Ce serait donc parce qu’il y a connaissance qu’il y a aussi «réalité objective extérieure». Ai-je bien compris?

Et cette réalité —juste retour des choses— est intégralement connaissable, même si elle n’est jamais intégralement connue! Dites-moi donc, entre nous: comment avez-vous su que cette partie de la réalité qui n’est jamais connue est néanmoins intégralement connaissable? La partie connaissable et connue fournirait-elle sur la partie inconnue de quoi en inférer qu’elle est connaissable? J’en suis ébloui!

La «praxis», j’avoue que ça me plaît. Chez moi (dans la Grèce antique), on opposait la praxis (l’action) à la connaissance et à l’être. Pour vous, ce serait la source de la connaissance. Je suis prêt à admettre qu’elle nous forge probablement l’esprit et que ce que nous pensons, disons et faisons doit beaucoup à l’influence de ce qui nous entoure et de ce qui nous a entouré. Mais je ne vois pas de connaissance dans tout cela, si ce n’est ce «savoir-faire» dont je parlais dans mon dernier courrier. (Votre époque appréhende facilement le savoir comme quelque chose qui a trait à la technique. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’à mon époque, il s’agissait de tout autre chose. À praxis différentes, conceptions différentes…) C’est plutôt de l’opinion, de la doxa, des faux savoirs…

Quant à la conscience collective, la preuve de son existence mérite peut-être plus qu’un simple rappel! «Rappelons que la conscience opérant la connaissance étant toujours collective…», écrivez-vous. Tout doux, cher Monsieur Ysengrimus! À moi qui l’ignore, ne le rappelez pas: prouvez-le! Votre «rappelons» laisse abusivement entendre que si l’on avait omis de prendre en compte la conscience collective (et le caractère indirect des connaissances), ce serait par simple distraction, tant il s’agirait là d’évidences.

Permettez-moi d’admirer votre façon de proclamer vos certitudes et de renvoyer les certitudes d’autrui au rayon des foutaises, voire au rayon des curiosités exotiques. N’y aurait-il pas là un de ces effets de lucidité et d’aveuglement croisés, caractéristique de l’estime bien peu critique que l’on porte si volontiers à nos propres opinions?

Pyrrhon

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Excellent Pyrrhon,

La fumée implique du feu; un arbre implique un sol fécond; nous pensons, cela implique que nous sommes. Et ces trois aphorismes, qui sont de fait non de logos, ne sont pas réversibles. Vous jouez de la possibilité —toute verbale— d’une ambivalence dans la direction du mouvement implicatif. Pas de cela entre nous! D’où découle la présente glose de ma position depuis votre formulation: c’est parce qu’il y a réalité objective extérieure à notre conscience (sans guillemets!), qu’il y a connaissance. Cet aphorisme, encore une fois non réversible, fonde une dissymétrie entre être et connaître, au profit du premier terme. Pas de lumière sans source de lumière. Mais la lanterne peut rester éteinte…

«Comment avez vous su?…» Je formule ici moins un savoir empirique direct qu’une prise de parti axiomatisée. Le caractère intégralement connaissable du réel est mon hypothèse de départ. Et certes, la partie connaissable et connue fournit sur la partie inconnue de quoi inférer qu’elle est connaissable. C’est superbement formulé. Vous êtes un Maître. La chose en soi kantienne figure dans mon organon, mais l’agnosticisme kantien demeure au vestiaire.

Ce «rappel» du caractère collectif de la connaissance, de la «conscience collective» dans votre formulation, reprenait simplement son énoncé initial dans ma propre formulation. L’idée est novatrice, j’en suis fort avisé (et fier de l’être!). La prouver? Savez-vous que le héros Achille court plus vite qu’une tortue, que l’eau humecte, que la poussière du chemin vole au vent les jours de soleil? Je le sais aussi, comme des millions d’autres. Voilà notre collectif connaissant…

La formulation «curiosité exotique» est vôtre. Pour ma part, je ne connais pas meilleure stimulation gnoséologique qu’une belle foutaise bien ficelée. Croyez-vous que notre présente action mutuelle prouve autre chose? Tant et bien que, pour continuer sur cette lancée, je vous renvoie le refrain: comment savez-vous, vous, qu’il n’y a rien?

Respectueusement,

Ysengrimus

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Cher Monsieur Ysengrimus,

Je prends bonne note du sens dans lequel doit s’entendre l’implication dont vous parlez: c’est donc —selon vous— parce qu’il y a «réalité objective» qu’il y a connaissance.

«La fumée implique du feu; un arbre implique un sol fécond; nous pensons, cela implique que nous sommes», ajoutez-vous… avec la tranquille assurance de celui qu’aucun doute n’effleure. Et d’affirmer en passant que ces trois aphorismes «sont de fait non de logos». En langage courant, on a l’habitude de distinguer les jugements de fait et les jugements de valeur. Selon ce critère, vos deux premiers aphorismes sont des jugements de fait. (Laissons provisoirement le troisième de côté; j’y reviendrai peut-être dans un prochain courrier.) Mais lorsque vous dites qu’ils sont «de fait non de logos», vous paraissez dire que ces aphorismes sont à ce point de l’ordre du simple constat qu’ils échappent en quelque sorte au langage pour adhérer indissolublement à la réalité objective dont ils témoignent. Or, «la fumée implique du feu» n’est pas un constat capté par les sens, mais bien plutôt l’affirmation d’un rapport de causalité qui peut se traduire comme suit: s’il advenait que je constate de la fumée, je serais EN DROIT de penser qu’il y a du feu.

La question qui se pose ici est de savoir DE QUEL DROIT penser qu’il y a du feu. Autrement dit, lorsque je désigne la cause d’un événement, le fais-je en vertu d’une nécessité dont je comprends les impératifs ou simplement pour tenir compte de la constance que j’ai cru déceler entre cette cause et son effet? Cause et effet, qu’est-ce que cela veut dire? Le principe de causalité —sur lequel repose la démarche scientifique— est-il approprié au réel?

Retournons à Kant (celui de La Critique de la raison pure, bien sûr) puisque vous vous en revendiquez. Kant écrit que le concept de cause «exige absolument qu’une chose A soit telle qu’une autre B en dérive «nécessairement» et suivant une «règle absolument universelle» (Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues-Pacaud, 10e éd., PUF, Quadrige, 1984, p. 104). Or, en y réfléchissant bien (Si je dis «en y réfléchissant bien», ce n’est pas pour laisser entendre que les difficultés dont je vais parler échappent à ceux qui ne réfléchissent pas —ou pas suffisamment—, mais bien pour marquer à quel point vous êtes tous tentés —à l’époque où vous vivez— d’ignorer ces difficultés, tant le principe de causalité apparaît fécond, et donc fondé, à ceux qui assimilent la démarche scientifique à la voie vers la vérité), on est amené à constater que cette définition se heurte à deux difficultés fondamentales.

Première difficulté: une chose A d’où dérive une chose B. Comment une chose B, qui n’est pas A, peut-elle dériver de A? Il faudrait pour cela qu’il y ait «plus» dans l’effet que dans la cause. Et d’où vient ce «plus»? Pas de A. Car, s’il s’y trouvait, A mériterait d’être appelé B. De rien, alors. Si quelque chose naissait de rien, ce quelque chose serait sans cause. Parménide déjà allait dans ce sens. Lucrèce aussi qui a écrit: «Le principe qui nous servira de point de départ, c’est que rien ne peut être engendré de rien par l’effet d’une puissance divine» (De la nature, trad. H. Clouard, Garnier-Flammarion, GF 30, 1964, p. 22). Descartes ne dit pas autre chose: «…si nous supposons qu’il se trouve quelque chose dans l’idée, qui ne se trouve pas dans la cause, il faut donc qu’elle tienne cela du néant» (Méditation troisième, Aubier, 1951, p. 162). Il y aurait donc autant dans l’effet que dans la cause. Et le principe de causalité serait donc un principe d’identité (Les principes « premiers » de la science post-cartésienne sont d’ailleurs tous des principes de conservation: conservation du mouvement, conservation de la masse, conservation de l’énergie, etc). Somme toute, chaque chose restant ce qu’elle EST, quoi que révèlent les apparences, il ne se passe rien. Et puisque l’effet ne diffère pas de la cause, il n’y a pas de cause. Et rien ne bouge… Et pourtant, tout bouge!

Deuxième difficulté: nécessairement. Si une chose B, qui n’est pas A, dérive de A, elle est différente de A. Cette différence exclut qu’il soit possible d’expliquer en quoi et comment B dérive de A. J’entends par «expliquer» donner à comprendre pourquoi B dérive de A. Tout au plus puis-je constater que B dérive de A. l’aurais-je constaté un nombre très élevé de fois, je ne puis cependant exclure qu’il advienne une occurrence où B dérive de Z. Sommes-nous des millions à «savoir» «que le héros Achille court plus vite qu’une tortue, que l’eau humecte, que la poussière du chemin vole au vent les jours de soleil» que je ne sais pas si cela restera vrai, puisque je ne sais pas pourquoi cela s’est ainsi produit jusqu’aujourd’hui. Ce savoir ne contient pas de vérité. L’effet n’est donc pas nécessaire; il est contingent.

«Tout s’écoule» selon Héraclite. Et Montaigne d’insister: «Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse: la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte […]. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant.» («Essais», textes établis par Thibaudet et Rat, Gallimard, La Pléiade, 1962, p. 782) Voilà peut-être ce que l’ÊTRE nous empêche de voir (Voilà pourquoi surtout j’ose dire que, là où certains placent l’ÊTRE (derrière l’apparence), je ne vois RIEN. Ce qui ne veut évidemment pas dire que je SAIS qu’il n’y a rien). Voilà peut-être ce que le langage masque. Voilà peut-être à côté de quoi l’on passe lorsqu’on parle d’une chose A et d’une chose B, inventant des choses qui SONT, qui restent ce qu’elles sont, en dépit du «continuum» qu’évoque Nietzsche. «Un intellect qui verrait la cause et l’effet comme un « continuum », non pas à notre manière comme une division et un morcellement arbitraires, qui verrait le fleuve des événements, rejetterait le concept de cause et d’effet, et nierait toute conditionnalité» (Cité par Marcel Conche in L’aléatoire», PUF, Perspectives critiques, 1999, p. 188) Dire que tout est déterminé, à la manière des stoïciens, ou dire que tout est aléatoire, n’est-ce pas dire la même chose: «nous n’avons aucune communication à l’estre…» (Montaigne, op. cit., p. 586) c’est dire de la même façon que nous ne pouvons dire l’un plus que l’autre.

Le principe de causalité, qui nous aide tant à faire du pain et à construire notre maison, ne nous est d’aucun secours pour atteindre la vérité tragique de l’homme. Nous nous berçons pourtant facilement de l’illusion qu’il peut nous guider jusque là. qu’il est difficile de «dépouiller l’homme»!

Cher Monsieur Ysengrimus, polémiquer en philosophie est à certains égards plus violent que polémiquer en politique ou en affaires. Car si nous voulons discuter philosophiquement, il faut mettre «en jeu» ce qui nous relie à la vérité. Et l’ardeur que nous pouvons mettre à défendre nos vues ressemble alors parfois à l’ardeur que nous pouvons mettre à sauver notre vie. Tant la vérité et la vie ne font qu’un.

Voilà pourquoi je suis porté à croire que la philosophie ne conduit pas à la sagesse, mais plutôt qu’elle postule la sagesse. Pour accepter de mettre «en jeu» le rapport qu’on entretient avec la vérité, il faut accepter de mettre en suspens le rapport qu’on entretient avec ses intérêts contingents (familiaux, professionnels, sociaux, etc.). Pour accepter d’explorer nos désaccords sur ce qui fonde notre rapport à la vérité —exploration épique s’il en est— il faut s’armer, de sagesse à tout le moins. Car peut venir le moment où l’un de nous —tel Achille répondant à Lycaon— dira à l’autre:

«Va, mon ami, meurs à ton tour. Pourquoi gémir ainsi? Patrocle aussi est mort, qui était bien meilleur que toi.» («Iliade», XXI, 106-107)

Pyrrhon

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À Ysengrimus, salut!

Réflexions faites, je voudrais revenir sur les propos que je vous ai tenus au sujet du caractère violent de la polémique philosophique. Je crains qu’ils soient mal compris.

Lorsque je dis que polémiquer en philosophie est à certains égards plus violent que polémiquer en politique ou en affaires, je veux dire que la polémique philosophique nous expose au «franc parler» (parhèsia) cher à Diogène et réclame de «blesser» sans ménagement l’autre pour ne pas taire ce que nous pensons vrai. Voilà d’ailleurs pourquoi il n’est pas opportun de philosopher avec n’importe qui (contrairement à ce que faisait Diogène).

Mais loin de moi l’idée que la polémique philosophique serait source de malheurs comme peuvent l’être la guerre, le pouvoir ou l’argent. Et ce disant, j’inclus dans le pouvoir cet ascendant que confère l’orthodoxie idéologique, laquelle n’a pas fini de répandre la mort et la misère.

Lorsque j’ai cité Homère («Va, mon ami, meurs à ton tour…»), il s’agissait d’insister tant sur le fait que, en philosophie, il ne sied pas de s’épargner que sur le caractère universel et inéluctable de la mort. L’Iliade illustre admirablement le rôle du politique dans les malheurs du monde. Imaginez simplement que les dieux qui y figurent tiennent le rôle des politiciens et vous découvrirez qu’Homère avait compris le politique bien avant Machiavel. Zeus y est un symbole de justice et de loyauté, mais c’est lui qui manigance la rupture du pacte (dont il était le garant) pour que, après le duel entre Pâris et Ménélas, la guerre reprenne. Le Prince n’aurait pas agi autrement.

Pyrrhon

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«Et pourtant, tout bouge!» Y compris notre connaissance de ce qui bouge. Grand merci de m’avoir instruit, y compris par l’anti-exemple scolastique (cette pluie de citations pour nier la connaissance indirecte qu’on mobilise pourtant si intensément) et la (re)découverte de la superficialité empirique de tous paradoxes.

Ysengrimus

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Tiré de l’officine (du pastiche anonyme) de Pyrrhon dans l’ancien site interactif (non wiki) DIALOGUS (échanges intitulés Les sceptiques modernes et Kant, sceptique?). René Podular Pibroch est un des pseudonymes de Paul Laurendeau et Ysengrimus (Paul Laurendeau) s’appelle là-bas, Éloi Morin.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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La Fondation Cloporte

Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2016

Tableau de blattes
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Le docteur Cégismond Lajoie-Boniface, docteur ès lettres du Collège de Suspicion. Chevalier de l’Ordre de Diafoirus, 7ième Cercle du Grand Universel, Patalinguisticiste en l’Université Lancastre, de Fort Rouillé, dit, redit, rapporte:

Au Collège de Suspicion,
Le Professeur Cloporte
Explicitait avec passion
L’organigramme des nations
Et familles cloportes.
Blattes, cancrelats, coquerelles,
Tous reliés par les ficelles
Du grand schéma Cloporte,
Étaient épinglés sur la planche
Encyclopédiquement blanche
De l’éminent Cloporte.
Science complète et ramifiée
Que la cloportie classifiée.
Et, que le diable emporte
Toute objection inamicale
Au classement grammatical,
Achevé, du Cloporte.

Au Collège de Suspicion
Se glissa sous la porte,
Attiré par la pestilence
Dans la salle de conférence
Du professeur Cloporte,
Un de ces cancrelats dorés,
Banal, mais non répertorié
Qu’un vent taquin apporte
Toujours au moment fatidique.
Vif le prof le voit, cille, et tique…
L’impertinence est forte.
Ce sot boulet de moins d’un gramme
Anéantit l’organigramme
Qui croule, lettre morte…

Le docteur procède ici au jeu de pied approprié, pulvérisant quelque insecte importun

Discret, notre émule de Mendel
Sauve d’un frottis de semelle
La Fondation Cloporte.

Tableau de blattes

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Xavier Dolan, penseur du savoir critique et de l’action dans l’art

Posted by Ysengrimus sur 15 septembre 2015

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J’entends exprimer ici mon enthousiasme artistique et philosophique pour le cinéaste Xavier Dolan (né en 1989). D’abord, bon, j’aime beaucoup ce qu’il fait. Celui de ses film m’ayant pour le moment suscité la plus grande satisfaction c’est Les Amours Imaginaires (2010). C’est une œuvre magnifique, achevée, profondément émouvante. Quand on a miré ce petit bijoux, en famille, mon fils Tibert-le-chat (qui est né à Toronto un an après Xavier Dolan) m’a dit: «Souviens toi de nos discussions sur les hipsters. Toutes les difficultés que tu avais à adéquatement circonscrire le phénomène. Eh ben visionne et re-visionne bien ce film. Il y a là un compendium de la culture hipster. Les attitudes, les tenues vestimentaires, la sensibilité émotionnelle, les priorités intellectuelles, les affectations, les intérieurs, le décors urbain, la configuration sociale, l’enfermement de classe, la vision du monde. Tout y est». Ce qu’on me dit ici sur Les Amours Imaginaires, c’est qu’à l’œuvre d’art globalisante déjà remarquable en soi s’ajoute la peinture de moeurs adéquatement circonscrite, qu’on se repassera un jour comme fleuron d’une époque. Donc: chapeau bas. Que demande la jubilation? Et, bon sang de bonsoir, quelle merveille que d’apprendre de mon fils et de Xavier Dolan. Il y a bien une Génération Dolan et j’ai la joie d’en être, pas comme participant direct évidemment… mais comme barbon ami et père déférent.

Je veux m’arrêter brièvement ici non pas sur Xavier Dolan cinéaste, largement commenté, dans un sens comme dans l’autre, mais bel et bien sur Xavier Dolan penseur ordinaire, philosophe concret, plus précisément gnoséologue (théoricien de la connaissance usuelle). Les observations que je propose ici sont, bien ouvertement, admiratives sans mièvrerie et enthousiastes sans béatitude. Elles me sont venues suite à l’audition d’un entretien (en anglais) ayant eu lieu en 2012 entre Jian Ghomeshi et Xavier Dolan sur le plateau de l’émission magazine torontoise Q. Xavier Dolan nous prouve là (et ailleurs aussi du reste), en toute simplicité, sans chercher à le faire, que ce n’est, l’un dans l’autre, pas si sorcier d’être un intellectuel déterminant. Il s’agit simplement de toucher les choses vives dans leur essence dialectique, sans plus. Regardons notre affaire de plus près, dans tout son dépouillement radical.

VOULOIR TOUT SAVOIR SUR L’IMPACT INTELLECTUEL ET ÉMOTIONNEL DE SON TRAVAIL ARTISTIQUE. Xavier Dolan, contrairement à maints artistes de tour d’ivoire, lit la plus grande quantité possible de documentation critique concernant son travail. Solide dans ses bottes, il considère que c’est là une façon indispensable de prendre adéquatement la mesure d’un impact artistique et intellectuel. Cela m’instruit, dit-il, gardant ainsi l’attitude fondamentale du sage vernaculaire en quête permanente de savoir vif. Dolan s’imprègne librement du discours critique sur son art. Il ne se laisse pas barouetter, pour autant. Il a toute la force de caractère pour ne pas se laisser faire cela. Il soumet les avancées critiques sur son art à son propre jugement critique en retour et se rend intérieurement aux arguments des commentateurs, quand ceux-ci manifestent une imprégnation adéquate de son travail et arrivent à le convaincre. Modeste au bon endroit, attentif seulement si c’est strictement nécessaire, il apprend énormément des artistes cinématographiques qu’il côtoie et il garde leur apport bien installée au bon endroit dans sa tête encyclopédique. Je dois savoir, dit-il. C’est important pour moi. Et les critiques haineuses ou arrogantes? Elle le font pleurer, au sens littéral, bien sûr. Qui ne pleurerait pas à chaudes larmes de se faire équarrir par des commentateurs explicites ayant pignons sur rue. C’est un fait, la réception d’une œuvre par les critiques et les commentateurs passe aussi par des canaux émotionnels. Ces canaux émotionnels sont eux aussi, de plain pied, objets de connaissance. Il faut donc sonder là-dedans, même si ça brasse souvent pas mal. Dolan s’informe de tout ce qu’on dit sur son œuvre mais certainement pas en tacticien (qui chercherait à «faire mieux la prochaine fois» ou quelque chose dans le genre). Il le fait, de fait, en philosophe. Prendre le pouls d’un temps c’est aussi prendre le pouls de l’impact de son art sur ce temps. Attention, prudence cependant. Xavier Dolan n’est pas un étudiant, un stagiaire, un disciple ou un pupille. Comme chez Art Tatum, son art est formulé en lui depuis le tout début. Dolan ne lit pas les critiques pour faire l’apprentissage de son art mais, plus fondamentalement, parce qu’il faut connaître, tout connaître si possible. Et, pour l’artiste, connaître passe par une appréhension sans concession de la rétroaction sociétale de son art. Je me fous pas mal des critiques, ce sont des ratés sympathiques… le fameux aphorisme de Robert Charlebois n’est pas celui de Xavier Dolan. Dolan, ce serait plutôt: si son discours n’est pas trop vaseux ou trop cuistre, j’ai quelque chose à aller chercher à l’intérieur de l’émotion d’un critique parce qu’un critique est avant tout un observateur qui a vu, entendu, senti et qui, ce faisant, me fait toucher une parcelle de moi et du monde.

FAIRE LE PLUS POSSIBLE TOUT SON TRAVAIL ARTISTIQUE PAR SOI-MÊME. Au moins six artistes opèrent en Xavier Dolan: un auteur de scripts, un metteur en scène, un acteur, un dessinateur de costumes, un concepteur de lieux et de décors, un monteur. Ces six artistes en un (au moins…) revendiquent puissamment leur équilibre. Ils exigent tous de prendre leur place, sans concessions, dans l’équipe et dans l’équipée. Et moi, cela me fait penser à qui? Eh ben, cela me fait tellement penser à Charlie Chaplin, qui, lui aussi, tendait à tout faire sur un de ses films, pour notre plus grand bonheur. Xavier Dolan explique son soucis de tout faire de cette façon par la pure et cruciale passion. Je veux faire ce que j’aime et ce qui me stimule. Il adore le design de costumes, il adore les histoires et quand il écrit un script, le montage filmique se place simultanément dans son esprit. C’est une question de cohérence de l’œuvre, certes, mais c’est aussi une question de jubilation. Souvenons-nous de Camille Claudel. Pourquoi faire charpenter les configurations de glaise par des assistants-sculpteurs si on jouis tant soi-même de triturer la glaise? Un film, comme tout autre art de l’expression, est pulsion artistique d’abord, production concertée d’un objet marchand ensuite. Il est assez captivant d’observer que la surprise sourcilleuse que l’on sert si souvent au cinéaste Dolan devant le jeu en solo de son travail dans l’œuvre, il ne viendrait à personne de la servir, par exemple, à un écrivain. Pourtant la question de la division du travail se pose aussi en écriture. L’anti-Chaplin ici c’est Alexandre Dumas. Le gars avait une basoche de plumitifs. Un atelier d’écrivains bossait pour lui, ni plus ni moins. Certains de ces plumitifs s’occupaient des descriptions, d’autres des paysages, d’autres de la recherche exotique ou historique, d’autres de certains segments de péripéties. Alexandre Dumas cousait tout le roman ensemble au bout du compte, relisait et reformulait. Cette division du travail, dont on se surprend tant chez Alexandre Dumas, on voudrait, ouvertement ou en sous-main, l’imposer à Dolan? Pourquoi? Y a-t’il à cela une raison principielle tant que ça? N’y a-t-il pas là plutôt une motivation qui ne serait que celle ancrée dans le conformisme de nos habitudes de (mé)connaissance en matière de production artistique? Cliché: on est habitués à l’écrivain travaillant seul et au cinéaste travaillant par équipes modularisées. Et quand un Alexandre Dumas ou un Charlie Chaplin osent, chacun de leur bord, inverser cette dynamique, on s’étonne? Mais s’enrichir d’influences dans l’action ne vient pas nécessairement avec l’obligation de déléguer l’action. Il compte souvent bien plus de s’imprégner mentalement du regard critique que ladite action engendre. Or voilà justement la première passion intellectuelle de Dolan, celle décrite ci-haut.

DIALECTIQUE DE LA CONNAISSANCE ET DE L’ACTION. Alors résumons-nous, ici. On laisse entendre à Dolan, de ci de là qu’en tenant en main le tout de sa démarche de création artistique, il s’isolerait de l’apport issu du point de vue des autres. Mais comment peut-on s’isoler du point de vue des autres quand on est justement si curieux de comment les autres sont traversés et interpelés par notre art? Xavier Dolan, penseur du savoir et de l’action dans l’art, ne tourne pas en rond dans ce cercle-là. Il est cohérent intellectuellement. En toute simplicité et radicalité, il place la connaissance et l’action au bon endroit. La connaissance indirecte guide, à fort bonne distance, l’action, elle-même impulsée par la connaissance directe et ce splendide sociologue subconscient qu’est le désir. Et elle est justement ici, la radicalité dialectique dont je parlais plus haut. On ne peut pas dire de Xavier Dolan qu’il se laisse barouetter par les autres s’il a la force de caractère et l’autonomie artistique de tendre à tout faire par lui-même dans sa production cinématographique. On ne peut pas non plus dire de Xavier Dolan qu’il travaille comme un soliste imperméable à toute influence s’il est si radicalement attentif à l’intégralité des observations critiques le concernant. On ne va quand même pas aller lui reprocher de restreindre les critiques à son espace intellectuel, de façon à assurer une concentration maximale de la fulgurance de son action dans l’art. Ce serait lui reprocher d’exister, humain, en cogitant son existence. On a affaire ici à un cinéaste majeur, pas à une troupe de pleureuses romaines qui livre à la demande. Soyons dialecticiens ici, bondance, pas paradoxaux. Une dévorante curiosité envers les vues des observateurs n’interdit pas l’autonomie d’action.

Xavier Dolan frappe où il doit frapper et écoute attentivement le roulement puis l’écho du tonnerre qu’il déclenche. Il se comporte, ce faisant, comme un penseur avisé, le compagnon de route idéal d’un artiste inspiré.

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Paru aussi (en version remaniée) dans Les 7 du Québec

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