
Henry Gondorff (Paul Newman) et Johnny Hooker (Robert Redford) dans THE STING
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J’ai vu cette splendeur à quinze ans, l’année de sa sortie nord-américaine. Je suis encore sous le charme quarante ans plus tard. Ce que les Américains appellent communément un con artist c’est quelqu’un qui vous jouera un confidence trick, c’est-à-dire un type particulier d’«arnaque amicale», du genre de celles évoquées dans l’archi-fameux film américain The Sting (traduit en francais: L’Arnaque). Le principe de fonctionnement de ces arnaques est variable à l’infini dans ses applications mais il repose sur un fondement qui, lui, est stable. Il s’agit de faire croire à une victime dont vous devenez faussement l’allié que le gain que vous vous préparez à faire à ses dépends sera «en fait» réalisé par elle à vos dépends ou aux dépends d’une fausse victime qui est secrètement votre véritable allié. C’est l’arnaque aux alouettes. The Sting est le film de la confiance acquise en un éclair puis trahie aussi vite. C’est aussi un spectacle-surprise, un déroulement à revirements, une machinerie d’illusions, un incroyable contre-jour du récit. La force motrice du scénario repose en effet sur ces arnaques en miroir et leurs sidérantes découvertes en cascades. Il est conséquemment difficile de synthétiser la trame de ce charmant chef-d’œuvre du siècle dernier sans risquer de l’éventer. Oh, oh, pas de ça entre nous. On me pardonnera donc un ton volontairement allusif et un propos sciemment périphérique visant exclusivement à préserver une partie importante du plaisir de l’auditoire: celle qui repose sur les incroyables rebondissements et imprévus de cette petite merveille.
Chicago, 1936, Luther Coleman (Robert Earl Jones) et Johnny Hooker (Robert Redford) sont des petits arnaqueurs des rues, des tire-laines à la petite semaine. Luther est un noir, génie de l’arnaque, mais, dans l’Amérique ségréguée des années 1930, il n’a jamais pu monter et accéder aux échelons supérieurs de la grande escroquerie luxueuse. Johnny Hooker est une sorte de paria social, flambeur impénitent et, lui aussi, un surdoué de l’arnaque de charme. Un jour, leur vie va basculer. Ils font les poches d’un des convoyeurs d’argent d’une maison de jeu voisine, sans se douter qu’ils viennent subitement de mettre les deux pieds sur les plates-bandes du grand crime organisé. La somme crochetée est mirobolante et Luther comprend soudain qu’il y a danger. Il annonce alors à son jeune comparse et ami qu’il se retire de l’escroquerie à la pige et lui recommande de poursuivre son apprentissage auprès d’un certain Henri Gondorff (Paul Newman). Très loin de là, dans une luxueuse salle de jeu du beau monde new-yorkais, on annonce sur un ton feutré à Doyle Lonnegan (Robert Shaw) que deux petits tire-laines des rues chicagoanes ont escamoté dix mille dollars à un des convoyeurs d’une de ses nombreuses salles de jeu. Les grands chefs pégreux ne peuvent pas tolérer ce genre de frelons bourdonnant autour de leurs opérations. Cela risquerait de les faire paraître faibles et démunis face à des concurrents de leur calibre qui n’attendent qu’un moment de faiblesse, justement, pour les surclasser. On décide que les petits arnaqueurs seront éliminés. Johnny Hooker échappe à ses assaillants en prenant ses jambes à son cou (littéralement: Robert Redford court beaucoup dans ce film). Luther Coleman a moins de chance. On le retrouve défenestré.
Le souhait de venger son ami Luther motive Johnny Hooker à finalement prendre contact avec Henri Gondorff. Ce dernier, suite à une grande arnaque financière ayant un peu foiré et l’ayant laissé avec le F.B.I. à ses trousses, vit reclus, en semi-retraité, sous l’aile de sa conjointe Billie (Eileen Brennan), une discrète tenancière de maison close. La rencontre entre Hooker et Gondorff est aussi mémorable que peu glorieuse. Gondorff apparaît comme un cheval de retour amoindri et ramolli par la soulographie, qui se fait mener par le bout du nez par sa patronnesse et qui ne sait plus trop sur quel pied danser. La scène de la rencontre, très ironique et dévastatrice aux vues de la culture intime masculine, apparaît nettement comme un exercice de dévirilisation du personnage joué par Newman. C’est une illusion de plus, naturellement. On découvrira graduellement en fait que c’est lui qui mène son ménage et que le prince n’a rien perdu de sa splendeur. Cela m’amène à dire un mot des personnages féminins de ce petit exercice. Billie, c’est la mégère vite assagie de monsieur Gondorff. Crystal, c’est, selon le titre du thème musical associé à sa personne, la Hooker’s hooker (la pute à Hooker). Elle n’a pas grand-chose à dire et ne le dit pas très gentiment. Reste Loretta, trop esquissée aussi, mais d’une autre manière. Mais oh, pas un mot de plus sur Loretta. Ce serait vendre une autre mèche. The Sting, c’est triste mais c’est comme ça, se fonde sur la misogynie principielle et tranquille des histoires de mauvais garçons pour garçons. Les seuls personnages féminins ayant un minimum de densité, ce sont les remarquables figures maternelles et sororales afro-américaines de l’entourage de Luther Coleman. Ces actrices de soutien, particulièrement convaincantes, n’ont pas beaucoup de glace pour patiner mais ce sont encore elles qui nous soutirent les émotions les plus tangibles.
Tableau suivant (je me dois d’opérer par tableaux – on ne donne pas, non pas, oh non pas, le scénario de The Sting). Voici Henry Gondorff et Doyle Lonnegan jouant au poker dans le rapide New-York Chicago et trichant comme des éperdus. Inutile de dire que la force des acteurs principaux et des acteurs de soutien qui forment cette compagnie crispée de joueurs pleins aux as ne peut qu’en ressortir amplifiée. Il est clair que ce metteur en scène sait filmer les hommes et aime le faire. Laissons-les jouer en se toisant hargneusement et attardons nous à un autre rôle de soutien irrésistible: Kid Twist (campé, à crever l’écran, par Harold Gould). Twist, renard argenté élégant et matois, est un des artistes arnaqueurs charmeurs de la bande à Gondorff. Le port altier, pur et distingué de l’escroc grande classe. C’est Twist qui hérite de deux de mes répliques favorites du film. Recrutant dans un tripot de vieux amis, au moment de la mise en place de la grande arnaque, il se fait rappeler, par le patron de l’établissement, que la police fédérale est aux trousses de Gondorff et que si le coup foire (If this fails…), il ne pourrait pas être protégé des autorités par ses anciens comparses. Twist a alors ce mot, suave: If this fails, the Feds will be the least of our problems («Si le coup foire, la police fédérale sera le cadet de nos soucis»). Plus tard, Hooker est forcé de prier Twist d’improviser et de dévier du plan d’arnaque initiale. Twist répond, stoïque: We’ll have to play it on the fly («Il va falloir la jouer sous la jambe»). Cela ne rend pas, comme cela, mais il faut voir les acteurs à l’action au moment de l’émission de ces lignes de dentelle fine. C’est du sublime. Aux chapitres des lignes savoureuses, ma troisième favorite est dite à Twist par le charmant petit proprio afro-américain qui leur loue le matériel qu’ils utiliseront pour leur grande arnaque. Twist demande au proprio s’il tient à être payé au pourcentage des gains sur arnaque ou à taux fixe. La mâchoire un peu crispée, le proprio demande à Twist Who’s the mark? («Qui sera la victime» ou «la cible»). Twist répond: Doyle Lonnegan et l’autre d’enchaîner, imperturbable: Flat rate («taux fixe»). Inutile de dire que la copie DVD avec les sous-titre pour les malentendants est une recommandation expresse pour goûter les irrésistibles subtilités de ce délice.
Fin, élégant, charmant, surprenant, dosant parfaitement densité et légèreté, The Sting n’a pas pris une ride et poursuit, en la bonifiant, toute cette traditions américaine de films de mauvais garçons. Insistons pour dire qu’en plus si vous aimez les beaux hommes classes bien filmés, la recommandation s’en trouve alors maximalement amplifiée. La trame sonore, basée sur l’extraordinaire musique de ragtime du compositeur afro-américain Scott Joplin (1867-1917) est irrésistible aussi. Mais il y a un conseil impératif: il ne faut pas regarder ce film distraitement ou d’un œil somnolent. Ce serait le foutre en l’air et ce serait vraiment dommage. C’est presque un test d’intelligence, ce truc. Chaque détail compte, comme dans le plus complexe des polars et en rater des segments c’est tout simplement saborder le plaisir. C’est que l’irascible caïd irlando-américain Doyle Lonnegan n’est pas le seul à être confronté à la machine à illusions de l’arnaque. L’auditoire du film l’est aussi, graduellement, inexorablement, de plus en plus emberlificoté et invité à se laisser embringuer en cette étonnante opportunité de perdre le sens des réalités et de se faire truquer comme aux tout premiers jours des salles obscures. De tous les points de vue imaginables: du grand cinéma…
The Sting, 1973, George Roy Hill, film américain avec Paul Newman, Robert Redford, Robert Shaw, Eileen Brennan, Harold Gould, Robert Earl Jones, 129 minutes.
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