Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for février 2014

«Haine d’Arabe»

Posted by Ysengrimus sur 21 février 2014

Une citation d’Objectif Tintin  — le site interactif des amis de Tintin

Haine d’Arabe: Titre d’un film, en cours de tournage par la firme « Cosmos Pictures » qui a nécessité la reconstitution, en plein désert, d’une ville entière. Ces moyens, considérables, s’expliquent par le fait que « Cosmos Pictures » est une entreprise de l’empire du célèbre milliardaire Rastapopoulos. Tintin, ignorant qu’il s’agissait d’un film, intervient malencontreusement lors du tournage d’une scène.

(Dans « Les cigares du pharaon »).

CMJN de base

De toniques Arabes de mon voisinage, dans la jeune vingtaine, me posent la question en toute spontanéité: l’image négative des Arabes et des musulmans remonte t’elle aux attentats du 11 septembre 2001? Je réponds sans hésiter que non. Et de détailler la chose, pour mes jeunes compatriotes d’origine arabe. Dans le demi-siècle avant le onze septembre, un des principaux vecteurs récurrents de l’image intoxidentale négative des Arabes fut le conflit palestinien. Éléphantesquement hypertrophié dans les médias, ce lancinant abcès de fixation était toujours analysé et décortiqué dans le même sens. Je ne m’étends pas sur cette question archi-connue dont personnellement, par solidarité pour des causes plus graves et moins médiatisées, je ne parle jamais. Passons, donc. L’avant onze septembre vit aussi les belles années du discrédit de l’Irak. Saddam Hussein (1937-2006) s’étant emparé du Koweït (1991), on le démonise subitement, l’accusant de gazer son peuple et de commander «la troisième armée du monde». La légitimation de sa capture, de sa mascarade de procès et de sa pendaison hâtive fut amplifiée par le onze septembre, certes. Le meurtre antérieur de ses fils (les fameux personnages de cartes à jouer recherchés par les forces d’occupation américaines) aussi, indubitablement. Mais, un bon moment avant le détournement de la crise du ci-devant 9/11 par George Bush Junior vers l’Irak, son père, George Bush Senior, ancien vice-président de Ronald Reagan, oeuvra méthodiquement à détruire l’image antérieurement positive de Saddam Hussein. L’enjeu était d’autant plus sensible que, circa 1991, le syndrome vietnamien jouait encore fortement sur la psychologie de masse américaine. Il s’agissait donc, en faisant d’une pierre deux coups, de montrer que Hussein était un mauvais gars, un voyou passablement costaud MAIS AUSSI que le vaincre était jouable. Il fallait de nouveau vendre crédiblement la notion lancinante et peu populaire de guerre de théâtre. Ce fut la grande réalisation belliciste et militariste de George Bush Senior d’imposer, dans la conscience occidentale, cette idée des guerres sectorielles jouables, en guise de substitut conflictuel de la guerre froide. Pour ce faire, on joua à fond les Arabes contre les Kurdes (d’Irak). Antérieure au cap intox mis sur l’Afghanistan/Pakistan (changement de cap intox justement lancé par le onze septembre), on peut dire que la décennie 1990-2000 fut la grande décennie du salissage médiatique (et de la préparation à la destruction matérielle) de l’Irak. L’incident Jessica Lynch (2003) en marqua une sorte de point d’arrêt ou de hoquet temporaire, sans pour autant que l’image des Arabes ne s’en rehausse vraiment durablement.

Alors, poursuivons ce petit recul dans le temps. 1980-1990 fut, elle, la décennie du salissage de l’Iran, donnée comme l’archétype théocratique. Les Iraniens NE SONT PAS Arabes mais Perses, sauf que le confusionnisme sur leur ethnicité est perpétué en permanence dans le discours d’intox, dont l’ethnocentrisme crasse et primaire dans lequel on maintient les masses nord-américaines reste le vivier les plus purulent. L’Iran des ayatollahs du début de la période deviendra d’ailleurs subrepticement, au cours de la décennie, l’Iran des mollahs, de façon à ce que la rhétorique islamoclaste ratisse plus large, plus ample, plus général. Cette période commence en force et en grandeur: révolution iranienne (1979), crise des otages de l’ambassade américaine de Téhéran (1979-1980), passation de Jimmy Carter à Ronald Reagan, avec cette crise internationale majeure en toile de fond. Il y a bien alors encore des continuateurs de la guerre froide qui présentent les étudiants islamistes preneurs d’otages comme des «agents de Moscou» mais cette doctrine déjà vieillissante se résorbe lors du déclenchement compradore de la très meurtrière guerre Iran-Irak (1980-1988). L’image de Saddam Hussein est alors positive et laudative (c’est dans ce temps là qu’on lui remit les clefs de la ville de Détroit, entre autres) et on nous raconte que les irakiens sont des musulmans sunnites (ce qui est un mensonge d’intox) et que les iraniens sont des musulmans shiites (ce qui est vrai). Il y a donc «encore» des bons musulmans et des mauvais. Les iraniens sont les mauvais. La prise d’otage de 444 jours du début de la période et les éructations grossièrement antisémites du président iranien Ahmadinejad de la fin de la période n’arrangent rien pour l’image de l’Iran. Pour mémoire, c’est aussi l’époque où, subitement, on ne dit plus Golfe Persique mais Golfe Arabo-persique pour faire sentir, si possible, que le hautement pétrolier Détroit d’Ormuz est à tout le monde (pas juste aux Perses). Inutile de dire que le Arabo- a derechef disparu de cette désignation depuis le temps… C’est que, de fait, si ces faux Arabes que sont les Perses en prennent pour leur grade pendant cette décennie, les vrais Arabes ne sont pas, eux non plus, en reste. Notamment en France. C’est que ce sont aussi les années Mitterand/Le Pen. Souvenons-nous bien. Soit par électoralisme myope soit par crypto-pétainisme convaincu, soit les deux, le «socialiste» François Mitterand (1916-1996), potentat fétide s’il en fut,  laisse fleurir le Front National de Jean-Marie Le Pen qui, lui, est au zénith de sa xénophobie militante et qui emmerde la droite française, la ratatine et la divise. Ce sont les années de l’évocation en ritournelle de «Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers». Le mouvement Touche pas à mon pote et des franc tireurs pathétiques et émotifs genre Harlem Désir feront tout pour freiner la surchauffe croissante d’un hystérie ethnocentriste qui, on peut le dire avec le recul, fut française avant que de devenir occidentale.

1970-1980. Cette décennie est dominée par le premier (1973) et le second (1979) chocs pétroliers. En 1973, le pétrole brut se vend 1 (UN) dollar le baril. En peu de mois l’OPEP (un sigle qu’on va vite apprendre à connaître) fait passer ce prix de 1 à 3 (TROIS) dollars le baril, en disant très explicitement que ça va faire, l’abus compradore post-colonial en matières énergétiques. Panique inflationniste en Occident. Tout un mode de vie joyeux et folâtre est ouvertement compromis, menacé, condamné. La faute à qui? La faute aux Arabes. L’Arabe devient alors un personnage durablement caricatural. C’est un scheik en tenue ample, genre Saoudien, milliardaire, arrogant, somptuaire et cassant, viscéralement commerçant, qui dit, en roulant les orbites: «Ti vé ti di pétrole… dé tapis…» Je ne plaisante absolument pas. Revoyez les bandes passantes du temps. On lance aussi, dans le discours d’intox, la notion pseudo-économique de pétro-dollars. Les pétro-dollars, c’est des dollars identiques aux miens et aux vôtres, gagnés en suant sang et eau, comme les miens et les vôtres, mais la propagande du temps donne vraiment l’impression que c’est de l’argent de Monopoly. La notion de pétro-monarchie, beaucoup plus pertinente du strict point de vue socio-historique, ne sera mise en circulation que plus tard. Les Arabes, dans ce temps là, «ne vivent pas» dans des monarchies rétrogrades qui freinent le progrès social et oppriment les femmes. Les Arabes, dans ce temps là, bénéficient de la protection des avions AWACS américains. Et surtout, ils «sont riches». Pendant cette période, les Arabes sont tous arrogants, ricanants, faussement obséquieux et riches. Il n’y a que des Arabes cons et riches. On pourrait leur vendre la tour Eiffel. Ils importent même du sable fin (sic) pour les filtres des piscines de leurs palais somptuaires…

1960-1970. La version guerre froide du conflit palestinien culmine dans les très traumatique Guerre des Six Jours (1967) et Guerre du Yom Kippur (1973). L’Arabe est alors un inquiétant Fedayin pro-soviétique avec une mitraillette et un keffieh en nappe de maison de campagne rouge et blanche, genre Arafat. Yasser Arafat (1929-2004) lui-même est évidemment, justement, un fort mauvais gars (pas encore Prix Nobel de la paix, il s’en faut de beaucoup). Il est rien de moins que le Fidel Castro du Moyen-Orient. Les seul bons Arabes sont Abdel Nasser (1918-1970) et son (futur) successeur Anouar el-Sadate (1918-1981) parce qu’ils se fringuent en costards et embrassent ouvertement les valeurs occidentales. Plus tard, de vilains pro-iraniens tueront Sadate, mais pour le moment, moi (né en 1958) je lis des Tintin et je prend pensivement connaissance des inoubliables séquences du film de la Cosmo Pictures du méchant et ricanant millionnaire grec Rastapopoulos, dont le titre, syntaxiquement ambivalent, me laissera longtemps dubitativement rêveur (notamment sur le thème de grande portée contemporaine du malentendu): Haine d’Arabe.

Alors, pour tout dire, en fait, quand je cherche, dans ma trajectoire personnelle ou dans notre histoire intoxico-médiatisée récente, quelque chose de positif qu’on a pu éventuellement me raconter un jour au sujet des Arabes, je ne trouve que quelques pets de nuées philosophiques. Ils ont inventé les mathématiques et ont permis à la sagesse d’Aristote (si tant est) de passer à travers le Moyen-âge. C’est à la fois beaucoup et peu. Et surtout, notez bien que c’est ancien, que c’est vénérable, qu c’est du passé, que ce n’est pas contemporain. Car justement, il y a cette boutade incroyablement probante (et odieuse) au sujet de Star Trek et des Arabes. Vous la connaissez? Elle va comme suit:

— Sais-tu pourquoi il y a pas d’Arabes dans la série télévisée Star Trek?
— Non…

— Parce que c’est un feuilleton qui se passe dans le futur…

«Hilarant» non? Cela me colle dans le visage le rictus crispé de Rastapopoulos, tiens. Et pourtant, c’est tout juste le contraire. Les Arabes et les musulmans, c’est tout ce qu’il leur reste, le futur. Et le futur, eh ben, ça vient vite, de nos jours. Tant et tant qu’à leur sujet, il serait peut-être un peu temps de changer de disque…

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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L’antisémitisme comme indice de détérioration mentale

Posted by Ysengrimus sur 15 février 2014

Antisemitisme

NOTE LIMINAIRE: CECI N’EST PAS UN ARTICLE SUR ISRAËL ET/OU LA PALESTINE. CE CONFLIT RÉGIONAL NE SERA PAS COMMENTÉ ICI.

On partira, si vous le voulez bien, du portrait-robot de deux antisémites ordinaires que j’ai connu personnellement et en lesquels vous devriez arriver à reconnaître assez aisément deux cas-types clairement découpés et aussi navrants, au demeurant, l’un que l’autre.

Mon premier antisémite, c’est Yvan «Jean» Chouvalov (nom fictif). Jean naît en 1904 de parents russes réfugiés en France. Il grandit dans le milieu des intellectuels russes français du quatorzième arrondissement à Paris. Lénine, réfugié à Paris circa 1908-1909 l’aurait fait sauter, enfançon, sur ses genoux, lors d’une rencontre sociale de réfugiés russes (c’est du moins ce que Jean racontera ad nauseam à ses petits-enfants jusqu’à ses vieux jours et, fatalement, de par l’insistance de Jean, la légende restera dans la famille). Bercé à la fois par les rouges et les blancs (un nombre significatif de ces bolchevistes de la première heure étaient en fait des aristocrates), très fier de son nom russe à saveur nobiliaire, Jean ne parle pourtant pas russe et ne se soucie en fait pas trop du brassage des nationalités. Dans une prise de bec restée mémorable avec une parente, il se fit un jour traité de «russe blanc». Cela le vexa beaucoup car il ne comprit pas cette injure, sans doute quelque obscure attaque sur les origines géographiques ou les vues idéologiques d’ancêtres dont il ne savait goutte et auxquels il ne s’identifiait pas spécialement. Jean est bien plus français que russe en fait et, jeune, il ne formule pas ses réflexions en termes ethniques ou nationalistes mais bien en termes universels. Les juifs, pour lui, ce sont des gens comme les autres et il n’en fait pas spécialement une question particulière. Il grandit dans une banlieue rouge des alentours de la capitale. Compagnon de route et électeur de base du Parti Communiste Français, Jean n’exercera jamais de fonctions politiques. Il pratique trente-six métiers prolétariens: cantonnier, outilleur, chauffeur de taxi. Sous l’Occupation, Jean s’occupe moins de résistance que de marché noir. Il fabrique des sandales avec du cuir non enregistré et confectionne du savon de contrebande. À la Libération, il redevient chauffeur de taxi, à Paris. Il lit beaucoup, vote systématiquement PCF et s’associe à toutes les luttes sociales du Parti, en gardant l’œil bien fixé sur la ligne dudit Parti. Froidement anti-américain et sereinement prosoviétique, il pense souvent au jour où les chars conduits par ses «grands frères russes» paraderont sur la place de la Concorde et libéreront Paris du joug du grand Capital. Mai 68 le fera ricaner et les Accords de Grenelle le feront grincer des dents. Jean lit L’Humanité, joue aux boules avec les copains, siffle un petit ballon de rouge de temps en temps et regarde ses enfants puis ses petits-enfants grandir tranquillement. Vers 1980, à l’âge de soixante-seize ans environ, les petits-enfants de Jean lui font un beau cadeau, le genre de cadeau qu’en sa qualité d’intellectuel autodidacte de gauche, il adore: une splendide biographie illustrée de Jean Jaurès. Jean trépide d’enthousiasme et se met à raconter qu’il a sauté sur les genoux de cet homme politique dans sa toute petite enfance. Les petits-fils et les petites-filles de Jean froncent les sourcils et se regardent entre eux, un peu interloquées de voir la légende léninienne familiale se muer subitement en cette fadaise jaurésienne parfaitement ad hoc et que Jean d’ailleurs ne reprendra pas. Il semble assez patent, ce jour là, que notre bon Jean est en train de doucement perdre la boule. Peu de temps après, Jean se met à un nouveau hobby. Il recouvre patiemment une table de bois de ce papier doré que l’on trouvait autrefois dans les paquets de cigarettes. Il œuvre à transformer cette banale table en quelque chose ressemblant à un autel d’église orthodoxe. Non, indubitablement, dans de tels moments, l’entourage de Jean se dit qu’il n’a plus toutes ses facultés. Or c’est justement dans ces années là qu’un peu au milieu de tout et de rien, Jean va se mettre à délaisser la lecture de L’Humanité au profit de celle de France-Soir (qu’il prétendra lire exclusivement pour «prendre connaissance de la version de l’ennemi de classe pour mieux la combattre») mais surtout il va se mettre à tenir des propos ouvertement antisémites qui augmenteront en virulence et en incohérence et ce, jusqu’à sa mort en 1990. Il ressassera les développements obscurantistes usuels sur le contrôle des médias et de la politique par les juifs et sur la grande conspiration sioniste. Il se mettra à noter sur un calepin les noms des personnalités de la télé d’origine juive et se mettra à invectiver au moment de leur apparition sur le petit écran. Ce sera là une surprise catastrophée et hautement désagréable pour ses enfants et petits-enfants, tous des rouges ou des roses de bonne tenue, de voir ainsi le vieux cramoisi se coaguler, se rembrunir et se mettre à basculer, comme spontanément, dans la grosse parano conspiro obscurantiste. Outrés, les descendants et descendantes de Jean lui tiendront fréquemment la dragée haute dans des engueulades familiales qui deviendront de plus en plus épiques et amères à mesure que le poids des années se fera sentir et que l’antisémitisme de Jean prendra une dimension de pesante ritournelle en forme de chant du cygne malsonnant. Même après sa mort, ses enfants et ses petits-enfants n’en reviendront jamais vraiment, de la commotion causée par ce revirement aussi frontal que tardif du vieux coco.

Mon second antisémite, c’est Cyprien Morel (nom fictif). Né dans un village du Québec en 1919 de parents agriculteurs, élevé dans un milieu ethniquement homogène et ouvertement intégriste catholique, Cyprien est l’intellectuel de la famille. On lui fait suivre le cours classique, dans une congrégation de curetons dont nous tairons ici pudiquement le nom (c’est tous les mêmes de toutes façons). Il s’intéresse aux mathématiques et à l’histoire. L’histoire du Québec, telle que racontée par le chanoine Lionel Groulx, l’exalte. Il a aussi des talents de dessinateur et de sculpteur. Certains enseignants de Cyprien lui «expliquent», circa 1935, que la province de Québec est tenue par la juiverie anglophone et que cette dernière est l’ennemie jurée des coopératives agricoles, des caisses mutuelles «populaires» et de la petite entreprise canadienne-française. Cyprien adhère à un mouvement de jeunesses catho proche des Bérets Blancs, distribue de la propagande antisémite, lit Le Goglu, feuille antisémite de l’entre-deux guerre et participe, circa 1942, à la même manifestation qui vit un de nos théâtreux notoires arborer la svastika dans les rues de Montréal. Il soumet certaines de ses caricatures au comité éditorial du Goglu qui en retient deux, mais le journal sera fermé par les autorités canadiennes avant que les œuvres de Cyprien ne rencontrent leur public. Constatant que la ci-devant «cinquième colonne» se fait singulièrement serrer les ouïes, dans nos campagnes, pendant les années de guerre, Cyprien, réformé pour un léger boitillement congénital, décide de s’assagir. Il entre comme commis-comptable dans l’épicerie de son grand-père maternel. Il gravira patiemment les échelons, héritera de l’entreprise après-guerre et la fera fructifier en achetant ou ouvrant des succursales. Cyprien en vient à faire partie d’un solide petit conglomérat de magasins d’alimentation canadien-français. Lui et des compatriotes partageant son messianisme luttent pour empêcher un marché d’alimentation spécifique d’établir un monopole au Québec: le juif montréalais SteinbergLa quête pour la survie du petit commerce de détail et la hantise antisémite fusionnent étroitement en Cyprien. Il se fait remettre un certain nombre d’exemplaires du Protocole des Sages de Sion, imprimés nuitamment, circa 1957, dans une version française très passable, sur une des rotatives d’un petit éditeur catholique montréalais. Cyprien gardera pendant plusieurs années, dans une boite de carton, au grenier de sa grande maison de campagne, l’ouvrage suavement séditieux. Il le distribuera parcimonieusement, sous le manteau, uniquement à des amis fiables, car, c’est bien connu, cet ouvrage secret est si imprégné d’une vérité précieuse et mirifique que la juiverie, qui contrôle la police et la justice, ferait un sort à ceux qu’on pincerait en flagrant délit de le distribuer ou de le lire. L’œcuménisme verra un accrochage sérieux entre Cyprien et le curé de son village. Pendant toutes ses années de dur labeur, Cyprien, maintenant père de sept enfants, a toujours maintenu son violon d’Ingres de sculpteur. Portraitiste compétent, il façonne, moyennant une rétribution strictement symbolique (Cyprien est désormais à l’aise, on l’aura compris), le portrait des notables du village, dans le granit blanc. Un jour, circa 1972, le curé du village lui fait une commande formelle: une madone en pied pour la façade de la nouvelle église du village. Enthousiaste, Cyprien sculpte sa madone en quelques mois, dans le plus grand secret, sans préalablement en soumettre les croquis au curé. Quand l’œuvre est terminée, Cyprien emmène le bon abbé soixantard dans son hangar et lui dévoile privément l’œuvre. Le petit calotin est atterré. La madone de granit blanc est magnifique. Mais elle est aussi tellement sérieuse, austère, roide, pieuse. Elle tient dans ses mains une croix de bonnes proportions qu’elle brandit comme une bannière. La croix et la bannière, tu me le dis… Le curé fait valoir que l’œuvre est un peu rébarbative, passablement pré-vaticane et qu’il aurait mieux valu une madone moderne, souriante, plus amène et tenant, par exemple, un bébé dans ses bras. Cyprien se drape dans sa dignité et tonne: «La croix, c’est le signe de ralliement des chrétiens. Vous m’avez commandé une madone, pas une déesse orientale enjuivée». Le curé proteste, fustige l’antisémitisme carré et explicite de Cyprien et se tire. La madone à la croix restera dans le hangar de Cyprien. Et ce dernier se fera de plus en plus doctrinaire au fil des années. Ses fils deviendront des ingénieurs, des hommes d’affaire, des politiciens municipaux. Ses filles deviendront des avocates, des techniciennes de laboratoire, des médecins. Certains des enfants de Cyprien (mais pas tous…) sont antisémites, comme leur père. Ils ne le disent pas trop fort, naturellement, car la juiverie contrôle tout et a le bras long, enfin, disent-ils… Cyprien Morel meurt en 2000, toujours en pleine harmonie avec ses idées, après de longues années d’une retraite tranquille à causer à voix douce au coin du feu, avec ses vieux amis et ses fils, des hauts et des bas de la foi catholique dans l’exécrable civilisation contemporaine et des victoires et des défaites du mystérieux «clan juif».

Dans mon petit exemple ici, Jean Chouvalov est un antisémite de la onzième heure genre Staline, militant internationaliste perdant la boule sur ses vieux jours, ou Marlon Brando, acteur absorbé par son art, qui se tape souverainement du reste, et ne se met à déconner qu’il y a des juifs à Hollywood qu’au soir de sa vie. D’autre part, Cyprien Morel est un antisémite de la toute première heure, genre Hitler, doctrinaire de souche, ou Mel Gibson, catho intégriste tournant même des films formulant ses élucubrations – autrement dit: fous raides aussi, mais, eux, dès le début. Il y a deux types bien distincts d’antisémitismes. C’est quand même pas anodin, ça. Et, de Louis-Ferdinand Céline (type: Cyprien Morel) à David Ahenakew, (type: Jean Chouvalov), on pourrait assez facilement classer les personnalités antisémites que l’on connaît sous ledit profil Jean Chouvalov ou sous ledit profil Cyprien Morel. Ça tiendrait parfaitement.

Ceci dit, quand on observe la résurgence antisémite actuelle, elle me semble être plus du type de celle de Jean que du type de celle de Cyprien. Cyprien est un antisémite historique, produit précis d’une époque obscurantiste, imprégnée elle-même de religion, de xénophobie ethnocentriste, de régionalisme corporatiste et de protectionnisme nationaliste. Il est un antisémite de doctrine et, même durable, pugnace, cette vision est vouée, l’un dans l’autre, à faire date sans plus, à rester cernée, encagée dans son époque (inique et criminelle, certes, mais limitée dans le temps). Jean, pour sa part, est un antisémite pathologique, récurrent, résurgent, tendanciel, un cinglé de fin de course qui formule sa démence paranoïaque naissante dans un gabarit historique, politique et collectif plutôt que familial, privé ou individuel. C’est le rejet convulsionnaire d’un groupe spécifique se coulant dans une forme historique spécifique. Mais pourquoi les juifs? me dirons les fins-finauds. Réponse: parce que, Cyprien Morel oblige, ce sont les juifs que notre horizon culturel du moment a encodés comme ça, en Jean Chouvalov. Notez d’ailleurs que si Jean s’en prenais aussi abruptement aux lombards, aux maltais, aux roms ou aux cinghalais, vous me demanderiez, sur le même ton biaiseux: «Mais pourquoi les maltais, mais pourquoi les roms?» Il est crucial de comprendre que c’est toujours historiquement déterminé ce genre de pathologie, tant et tant qu’on est toujours dans du «mais pourquoi tel groupe?» en fin de compte. Ces hystéries là ne peuvent pas rouler à vide. Elles se chopent un objet, une cible, au hasard de l’histoire (qui, lui, au demeurant, n’est jamais un hasard). Il n’y a rien de magique, d’essentiel ou de principiel dans le juif ou le lombard le vouant, comme fatalement, à la vindicte, éphémère ou durable, de certains segments des masses. Ce que j’affirme ici, c’est qu’historiquement les Cyprien Morel, qui sont des fous mais des fous durs, articulés, construits, doctrinaires, ont relayé une fixation antisémite multi-centenaire. Elle fait encore dépôt dans notre culture sociopolitique collective. Elle traîne comme un vieux rhume. Elle colle dans l’esprit comme une vieille pube ressassée. Les Jean Chouvalov passent alors par là, ne s’en soucient pas, traversent les émanations intellectuelles de leur temps comme on traverse un fin brouillard humide, n’en sentent pas la pression initialement… mais finalement, quand ils ramollissent intellectuellement et faiblissent mentalement, ils finissent par se les choper, dans leurs versions les plus grossières et stéréotypées imaginables et, redisons-le, à la grande surprise interloquée de leurs pairs.

Je pense vraiment que l’antisémitisme (le primaire comme le doctrinaire) est l’indice d’une détérioration mentale s’exprimant via un modèle intellectuel délabré, gâté, daté, régressant, irrationnel et foutu. On peut d’ailleurs élargir la réflexion en direction de la dimension collective et historico-sociale de cette idée. On peut effectivement faire observer que, dans notre histoire récente, l’antisémitisme comme option collective, comme psychologie de masse, si vous me passez l’expression, se manifesta dans des périodes, justement, de Grande Dépression… noter ce mot, et ceci n’est pas un calembour. Le discours antisémite est la manifestation d’un désordre mental irrationnel, individuel ou collectif, pulsionnel, défoulatoire, sectaire, quasi incantatoire. Lisez les échancrures de lisérés de commentaires parfaitement hystéros de certains blogues à la page que je ne nommerai pas ici (notamment quand ils parlent d’Israël et de la Palestine – ce que je ne fais jamais), à la lumière de cette modeste hypothèse. Vous serez sidérés de constater que l’antisémite est soit un fou doctrinaire (Cyprien Morel) soit un pauvre quidam ordinaire en état de détresse sociale qui déraille et se met subitement à délirer le politique (Jean Chouvalov). Il n’y a là rien, mais absolument rien, de plus.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Plaidoyer pour une Rationalité ordinaire

Posted by Ysengrimus sur 7 février 2014

The-Missing-Puzzle-Piece

Il faut être rationnel. Voilà une valeur que plusieurs d’entre nous endossons ouvertement. Perso, je m’en réclame à fond et en vit, de l’éducation de mes enfants à la mise en place de tous les détails articulés et mobiles de mon armature idéologique. Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement être rationnel? Quand on s’y arrête une minute, c’est pour se rendre compte que c’est moins directement palpable ou formulable qu’on se l’imagine de prime abord, cette affaire là. Oh, on comprend, d’une façon toujours un petit peu impressionniste, que cela signifie de garder la tête froide, de ne pas s’emporter ou s’emballer, de jauger toutes les implications d’une question, de mirer toutes les facettes d’une réalité, d’envisager toutes les avenues, de procéder avec méthode et sens critique, en gardant l’esprit bien ouvert. Mais, bon, la Rationalité ne se restreint pas au calme, au stoïcisme, au doute méthodique et à la saine systématicité contemplative. Il s’en faut de beaucoup. On semble ici énumérer plus les heureux symptômes de la chose Rationalité que procéder à la description de la chose même, dans son essence irréductible (si tant est…). Alors, en plus, pour faveur, évitons ici, si vous le voulez bien, sur une surface si brève et si directe, de nous gargariser triomphalement avec les acquis de la pensée scientifique. Il ne s’agit pas spécialement de les questionner séant, ces louables acquis, ni de dénoncer certains de leurs éventuels provignements irrationnels, positivistes ou autres, mais, plus simplement, d’éviter de s’y enfouir, s’y perdre et, plus prudemment, de voir à ne pas les sacraliser sans contrôle critique. On reparlera éventuellement de science et de scientisme. Pour le moment, laissons là, si vous voulez bien, la susdite science des scientifiques, des naturalistes et des laborantins et concentrons notre attention sur la gnoséologie, c’est-à-dire sur l’observation toute prosaïque de la pensée ordinaire dans les conditions matérielles et intellectuelles de la vie courante. Et, dans cette perspective mondaine, usuelle, regardons un petit peu à quoi peut bien ressembler cette Rationalité ordinaire que nous chantent tous les aèdes de la grande tapisserie polychrome du Bayeux foisonnant de l’argumentation vernaculaire.

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Principes

On va formuler nos principes définitoires ainsi, sans rougir:

(Donné) Empirique: l’ensemble des faits perçus ou perceptibles par les sens. Notion ontologique (procédant de la description de l’être), l’Empirique renvoie à ce qui est effectivement perçu ou directement perceptible. Au sujet du monde immédiat, nos sens sont grossièrement fiables. Ils nous trahissent certes, nous jouent des tours de ci de là assurément, mais en gros, ils tiennent la route. Francis Bacon disait que les sens sont un miroir déformant. Déformant, oui, oui, mais cela reste un miroir. On finit par développer l’aptitude de le redresser mentalement. L’Empirique ne s’oppose d’ailleurs pas au susdit mental mais bien au Non-Empirique (qui, lui, est mental OU matériel — et ce sera le Non-Empirique qui sera le problème central sur lequel la Rationalité aura prise). Il est effectivement capital de noter qu’une portion importante du Non-Empirique existe matériellement, simplement, hors du champ sensoriellement perceptible. La planète Jupiter (trop grosse et trop lointaine pour nos sens), un électron (trop petit pour nos sens), la tombe de Mozart (non localisée), l’original de Roue de bicyclette de Marcel Duchamp (perdu), le bruit de l’arbre tombant dans la forêt quand tu n’y es pas (et qui laisserait une trace sur un appareil enregistreur même en ton absence) sont des objets matériels qui ne sont pas (soit plus soit pas encore) des objets empiriques. Le Non-Empirique est le terrain privilégié sur lequel on se prend à raisonner… Tant que je cherche ma voiture dans le stationnement et ne la trouve pas, elle n’est pas empirique et alors… ouf, qu’est-ce que je gamberge, qu’est-ce que je corrèle. N’est empirique que ce qui est perçu par un ou plusieurs des sens ou immédiatement perceptible. L’Empirique fluctue avec la perception. Il est l’ondoiement tourbillonnant des visions, des sonorités et des odeurs. Jupiter, en pointant le bon télescope au bon moment, devient empirique. Elle n’est alors perçue que partiellement… comme absolument tout ce qui est empirique. Pour résumer, l’Empirique, c’est ce qu’on montre.

Rationalité (d’attitude ou de méthode): Attitude consistant à assoir la connaissance du Non-Empirique sur des démonstrations corrélantes, éventuellement vérifiables. Notion gnoséologique (procédant de la description de la connaissance), préférable à son vieux synonyme plus ambivalent de raison (celui-ci est souvent confondu avec les causes objectives ou les motivations subjectives), la Rationalité est au départ, une méthodologie ordinaire procédant d’un comportement d’ajustement compréhensif aux fluctuations de l’Empirique et ce, avant toutes choses, savoirs, ou connaissances indirectes. C’est là une activité si prosaïque et si courante qu’on la perd involontairement de vue. Tu aperçois ton meilleur ami au bout du chemin. Il te semble petit comme un insecte, pourtant tu ne t’en inquiètes pas. Le voici qui te serre contre lui. Vos visages sont très près. Il te semble un vrai géant, mais cela ne te terrorise pas. Tu ne le vois plus. Il est en retard à votre rendez-vous. Tu ne le crois pas disparu à jamais pour autant, malgré le néant que t’en montre ton œil. Oh, il arrive enfin, mais c’est la nuit noire. Il t’appelle. Tu ne le vois toujours pas, mais tu entends sa voix. Tu conclus à sa présence proche, malgré la finesse plus exagérée de ton oreille. Sa voix ne s’est pas séparée de son corps. Tu effectues la même prise de position implicite s’il te téléphone. Tu ne constates pas ces choses. Sur le coup, tu sembles même constater le contraire mais tu sais, sans doute possible, dans ces deux situations empiriques (arrivée en pleine noirceur ou coup de téléphone), que sa voix et son corps sont restés unis… Dans tous ces cas simples, ta Rationalité t’a fourni une connaissance supérieure à celle de tes sens. Ceux-ci nous guident très grossièrement. Ils nous sondent et nous tâtonnent le monde en première approximation. Mais, fondamentalement ajustante, notre Rationalité ordinaire redresse leurs distorsions inévitables, louables certes, jouissives parfois, mais fallacieuses. La Rationalité est une attitude ou méthode acquise pratiquement et qui apparaît tôt dans notre développement mental et social. Sans elle, on se prendrait vite les pieds dans le monde empirique. Pour résumer: la Rationalité s’approprie ce qu’on démontre.

Irrationalité (d’attitude ou de méthode): Attitude consistant à asseoir la connaissance du Non-Empirique sur des pulsions certifiantes de l’affect, ou des croyances traditionnellement reçues, mais, dans les deux types de cas, irréversiblement invérifiables. Notion gnoséologique, l’Irrationalité trouve sa lointaine origine dans le fait qu’un certain nombre de sensations fugaces mais tangibles n’ont pas d’existence matérielle objective. Ce sont, entre autres et pour ne nommer qu’elles, les images mentales oniriques, éthyliques ou hallucinatoires, souvent très intenses, susceptibles de nous susciter les plus vifs sursauts vespéraux ou nocturnes, mais sans fondement mondain (le monde de l’imperceptible… englobant, sans s’y restreindre, le monde de la fiction et de l’imaginaire intersubjectif). Que je te raconte l’anecdote de mon vieil ami Robert. Robert nous arrive un matin au cégep (c’était circa 1975-1976). Il avait rêvé, la nuit précédente, à une femme adorable qu’il ne connaissait absolument pas et qui lui avait laissé une très profonde impression amoureuse. Il nous jura, corps et âmes, que si jamais il rencontrait cette sublime inconnue, il la marierait. Je me souviens clairement qu’il la chercha même un moment, sur la foi (noter ce mot) de l’interprétation biblique des rêves ou songes comme messages censés servir à nos interprétations du monde. Revu des années plus tard, Robert me confirma n’avoir jamais trouvé sa femme de rêve dans le monde et il admit que son existence empirique était, pour dire la chose pudiquement, irréversiblement invérifiable. Je n’ai pas besoin de m’étaler sans fin au sujet du poids des croyances traditionnelles et des pulsions de l’imaginaire sur la distorsion irrationnelle de notre compréhension du monde. Il fut un temps où nous prenions notre ombre pour un esprit nous suivant partout et où nous en avions peur. Avoir peur de son ombre cristallise aujourd’hui toutes les particularités intellectuelles et émotionnelles de l’Irrationalité. Croire au Père Noël aussi. C’est pour cela que l’enfant devenant adulte n’y renonce pas toujours de bon gré.

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Le débat implicite entre Empirisme et Rationalisme dans la pensée ordinaire

En effet, les objets invisibles et destinés à être saisis par la seule pensée ne peuvent être perçus que par démonstration. Faute de démonstration, à quel regard apparaîtraient-ils?           Baruch de SPINOZA

L’Empirique et le Non-Empirique frappant ou sevrant nos sens (rapport à l’objet), la Rationalité et l’Irrationalité appréhendant et organisant ces perceptions effectives ou illusoires (rapport à la méthode) vont nous mener directement au lancinant débat des ***ISMES. Un ***ISME c’est une doctrine (souvent, mais pas toujours, une école philosophique explicite, localisée historiquement) qui promeut la prépondérance de la catégorie philosophique formulée en lieu et place du ***. Systèmes de philosophies vernaculaires ou institutionnelles, les ***ISMES s’appliquent soit en ontologie (dictant alors le principe fondateur de l’être. Exemple: Atomisme, prépondérance existentielle de l’entité atomique), soit en gnoséologie (dictant alors le principe fondateur de la connaissance. Exemple: Scepticisme, prépondérance méthodique du doute).

La tradition de la philosophie moderne (16ième–21ième siècles) nous a laissé sur les bras, entre autres, une tension assez constante entre Empirisme (doctrine promouvant la prépondérance des données sensibles, le primat de ce qui est montré – le champion en la matière: John Locke) et Rationalisme (doctrine promouvant la prépondérance du raisonnement corrélant, le primat de ce qui est démontré – champion en la matière: Baruch de Spinoza). Comme souvent dans ce genre de débat fondamental, des tendances dites radicales ou unilatérales cherchent à carrément éliminer la catégorie non-retenue (l’Empirisme radical nie tout statut à la démonstration —Trust only what you see— tandis que le Rationalisme radical nie tout statut à la monstration —Think! think! What you see is not what you get—). Mais aussi (surtout…) il s’avère que des versions conséquentes ou dialectiques de ce débat retiennent les deux catégories, tout en cherchant à formuler laquelle des deux dites catégories établit sa dominante sur l’autre. Les deux catégories en causes ici sont: LE MONTRÉ versus LE DÉMONTRÉ. Et, selon cette analyse, le débat fondamental entre Empirisme et Rationalisme se résume comme suit:

Empirisme radical: N’existe que ce qui est perçu, ou montré.

Empirisme conséquent: Ce qui est montré prime sur ce qui est démontré.
Rationalisme conséquent: Ce qui est démontré prime sur ce qui est montré.

Rationalisme radical: N’existe que ce qui est démontré.

S’il est vite loisible de rejeter les extrêmes pour leur unilatéralité excessive, il s’avère vite aussi que le débat central, le débat conséquent, s’articule, lui, de façon beaucoup plus problématiquement complémentaire. Tout en jugeant qu’Empirisme conséquent et Rationalisme conséquent sont appelés en alternance (y compris dans l’histoire de la philosophie) à connaître leur moment de gloire lumineuse, on se doit d’en conclure qu’une saine méthode, analysant même les situations les plus élémentaires, arrive difficilement à se passer de ces deux dimensions compréhensives et/ou de leur articulation motrice.

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Méthodologie critique de la Rationalité ordinaire

Avant d’arrêter notre méthodologie critique de la Rationalité ordinaire, la définition d’un ultime ***ISME s’impose, attendu sa présence indécrottable au sein de nos traditions de pensée.

Irrationalisme: Promotion de l’Irrationalité. Ce qui est cru par la communauté, ou senti intuitivement par l’individu, prime à la fois sur ce qui est montré et sur ce qui est démontré.

Fondement de l’Intuitionnisme d’Henri Bergson (cette fausse troisième voie entre sensation observante et raisonnement corrélant) autant que des différents mysticismes anciens et contemporains, l’Irrationalisme, c’est la doctrine à froidement combattre si on se donne comme objectif une compréhension adéquate du monde naturel et social. Sa résurgence dans le cloaque odoriférant de l’errance intellectuelle présente est formidable et fort corrosive. C’est que la pensée contemporaine dort ouvertement au gaz et ce, d’une façon bien peu compatible avec le flot tonitruant d’informations qu’elle croit dominer mais sur laquelle elle se fait ballotter comme esquif en tempête. En démarcation ferme avec cette débilitante tendance des temps, notre définition de la Rationalité ordinaire dispose maintenant de tous ses postulats et se complète méthodologiquement ainsi:

Rationalité (d’attitude ou de méthode): Attitude consistant à asseoir la connaissance du non-empirique sur des démonstrations corrélantes, éventuellement vérifiables. La méthode habituelle de telles démonstrations vernaculaires consiste à avancer une étape de découverte de l’Empirique procédant d’un Rationalisme conséquent (doute méthodique sur la base critique d’expériences et/ou de connaissances indirectes engrangées – Je vois bien mais…) préférablement complétée d’une étape descriptive procédant d’un Empirisme conséquent (nouvelles observations vérifiantes/falsifiantes permettant de passer d’une démonstration non-empirique à une preuve empirique). En évitant les écueils «vulgaires» du bon sens obtus (Empirisme Radical) et de la ratiocination byzantine (Rationalisme radical), la Rationalité combat avec constance l’Irrationalisme, le contrôle, lui fait face, lui tient tête, le cerne, le circonscrit, mais, dialectique et conséquente en tous ses débats, elle ne se prive en rien de la saveur suave et mystérieuse de l’Irrationalité, en la reléguant respectueusement aux mondes du rêve (au sens onirique ou thérapeutique), de l’hallucination pathologique ou récréative, des grandes et sublimes envolées passionnelles, de la métaphore inspirante, de la fiction et de la production artistique.

Et, surtout, passez le mot, plus que jamais en ces temps de luttes mondiales, de conflagrations informatives et de renouveau social: il nous faut être rationnels.

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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ROUTES ENLACÉES (Jean-Marie Dutey)

Posted by Ysengrimus sur 1 février 2014

Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques: je veux dire une grande création, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique.

Roland Barthes, Mythologies

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La voiture, l’automobile, le char, comme disent les québécois mais aussi les gens de Besançon (pour lesquels, en plus, une mauvaise voiture c’est un char à boeuf), est un être concret, matériel, empirique, bosselé, incurvé, sensuel, ayant accompagné nos vie dans les cent ou cent vingt dernières années. Caisse (de résonance, ou réceptacle) de toutes nos réminiscences, cette entité-chose qu’est l’auto est avec nous et nous imbibe, comme objet symbolique mais aussi, pourquoi le taire, comme valeur d’usage. Ce recueil de dix-huit nouvelles implique, dans son déploiement à la fois radical et (peu) banal, des autos et des véhicules terrestres (char d’assaut, autobus, gros cul), dans un parti pris des choses qui fait jaillir de l’ordinaires, l’extraordinaire, le féerique, l’irrationnel, le surnaturel, le fictif. Un sens incomparable du scénario en miniature et une écriture d’une sobriété et d’une fraîcheur sans égales, font de ce recueil de nouvelles de Jean-Marie Dutey une expérience sensorielle particulièrement inusitée et agréable.

C’est qu’il y a effectivement chez ce prosateur une remarquable aptitude à encapsuler les particularités saillantes de notre vie de tous les jours et à les emporter dans une envolée romanesque toujours tempérée avec une délicate et subtile maestria. La nostalgie est bien présente dans cette succession de tableaux narrés et cela nous fait, entre autres, sentir la dimension profondément vingtiémiste de l’automobile. C’est un vieil instrument qui rappelle les conforts anciens et semi-imaginaires de l’enfance et la pulsion motrice des premières amours, c’est une courbe, une armature qui fait rêver, c’est un métier ou un turbin, c’est un loisir ou une escapade, c’est les vacances. Tout un siècle rendu intemporel défile sous nos yeux. On vit des retrouvailles, des trajectoires, des cheminements, des rencontres, des rajustements interactifs de toutes natures. On fait face à des crises aussi, des chagrins, des terreurs, des colères, des morts subites (accidentelles, entre autres). Le fait est qu’il n’y a pas ici que la matérialité solide et construite des automobiles, il y a aussi –surtout dirait Dutey- la fluidité complexe et labile des lacets de routes qu’elles parcourent, dans tous les sens du terme. L’objet physique, historique, finit toujours fondamentalement par être un précipité congloméré de rapports humains qui roulent, dévalent, déboulent. Bien raboteuse, la névrose de notre temps coule glissandi sur le dos de notre canard routier et routard. L’implacable et doucereuse fin d’une époque se fait sentir aussi, épopée bringuebalante des routards artisanaux, des militants anti-guerre, des travailleurs tertiarisés sempiternellement névrotiques, de la famille monogame stable et cossue, de Bison Futé et de ses millions d’adepte tendus, scintillants et anonymes. Tristesse aussi, langueur radicale, sentiment de manque, de carence ouateuse, de chagrin quasi-dépressif, de révolte atténuée, étouffée, encarcanée, emmitouflée… embouteillée.

Chacun de ces petits récits dispose de sa dynamique autonome et de sa chute particulière, fatale, souvent déroutante, parfois surprenante, toujours colorée du teint pastel poissant les ondoiements de la palette de l’étrange. Mais, par dessus tout, on se prend vite au jeu de la jubilation de la récurrence du sujet (dans les deux sens du terme ici aussi). On va, tirant un plaisir, chafouin mais solide et réel, à saisir et capturer comme coléoptère la si aguicheuse constante thématique, quand elle revient nous voleter sous les yeux. Le plaisir est renouvelé dix-huit fois sur dix-huit, soit cent fois sur cent, comme c’est toujours le cas dans les œuvres sereinement cohérentes. Il n’y a ni longueurs, ni hiatus, ni inconstances. C’est égal en qualité, remarquablement armaturé et lisse.

Cette collection de dix-huit récits courts, je le dis sans malice publicitaire aucune, est la quintessence du recueil de nouvelles tel qu’il devrait de fait se donner à la lecture contemporaine, toujours compulsivement avide, justement, de récurrence thématique, de stabilité conceptuelle et de cette perpétuation indistincte et prégnante du vrai et du beau qui fonde imparablement le pur et simple plaisir de lire.

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Jean-Marie Dutey, Routes enlacées, Montréal, ÉLP éditeur, 2012, formats ePub ou Mobi.

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