Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

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Archive for mars 2022

Le vieux couple d’outardes

Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2022

Denis Thibault (Namun), Le vieux couple d’outardes, 2019.

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Le vieux couple d’outardes
Ne s’épivarde plus
Sur les rives, il s’attarde
Toute philosophie bue.

C’est d’avoir survécu
À tant de saisons de chasse
Et de ces hivers durs et crus
Qui vous strient la carcasse

Que ces outardes en couple
Voient mieux ce qui se joue.
C’est la vie qui leur sert de loupe
Pour distinguer les sages des fous.

Quand ce couple d’outardes
S’envolera vers son dernier soleil
Les petits vieux diront aux petites vieilles:
Notre sagesse s’envole. Regarde! Regarde!

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Tiré de Namun et Ysengrim, L’IMAGIAIRE TSHINANU, Denis Thibault éditeur, 2019.

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LA GUERRE DES BOUTONS ou le choc des enfances

Posted by Ysengrimus sur 15 mars 2022

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Installer Reinardus-le-goupil devant le classique cinématographique français la guerre des boutons fut une expérience parfaitement tempérée et équilibrée. Reinardus-le-goupil n’aime pas le noir et blanc mais une histoire d’enfants l’intrigue encore. Neutralisation des ondes positives et négatives, donc. Il allait regarder, l’œil serein. Et il allait finalement aussi me faire relativiser mon souvenir, vieux, vague, vermoulu, de cette œuvre charmante et m’aider à mieux la comprendre, la dominer. Après tout. J’avais cinq ans de moins que mon fils puîné quand je me suis imprégné, l’œil écarquillé, de cet opus crucial.

Nous sommes à l’automne de 1962, il y a donc de cela soixante ans pile-poil (le roman La guerre des boutons de Louis Pergaud, dont s’inspire le film, se passait, lui, à l’automne de 1912). C’est la rentrée… et les ribambelles d’enfants des villages de Longeverne et de Velrans vont réactiver leurs vieux conflits. C’est le rappel des classes, dans tous les sens du terme. Ceux de Longeverne sont menés par Lebrac (André Treton), grand préadolescent boutefeu et frondeur, enfant battu, graine de racaille, petit dur. Ceux de Velrans sont sous la coupe de L’Aztec (Michel Isella), haut comme trois pommes mais teigneux, autoritaire, vif et pugnace. Nous nous retrouvons littéralement au cœur de la bande de ceux de Longeverne, en compagnie de Lebrac, de Grand Gibus (François Lartigue), de Petit Gibus (Martin Lartigue, l’irrésistible et inoubliable bougonneux de dix ans de l’affiche), de Marie-Tintin (Marie-Catherine Faburel, la seule fille de la bande) et d’une kyrielle de moutards (tous acteurs amateurs et figurants de la région de Saint Hilarion, France). Les chocs de combat des deux armées enfantines ont habituellement lieux dans les sablières s’étendant entre les deux hameaux. On s’y bat avec des épées de bois, non sans une certaine élégance formelle. On y fait des trêves ambivalentes pour soigner tous ensembles une patte cassée à un garenne. Reinardus-le-goupil sourcille déjà et, ce faisant, il capture la principale problématique du film : Ils se battent pour vrai ou c’est un jeu?

En fait, c’est un peu des deux: l’art fielleux et subtil de se prendre au jeu. Après un de ces chocs de combats semi-ludiques, un velransois est capturé par la bande de ceux de Longeverne. On le colle à un arbre et un dilemme apparaît. Lebrac dégaine son couteau de poche et, sous la vindicte de ses troupes, cherche ce qu’il pourrait bien sectionner à sa victime. Oreilles, nez, cheveux, zizi, hmmm… trop abrupt. Un choix déterminant est arrêté. On lui coupera tous ses boutons et on lui tranchera ses bretelles. Il rentrera chez lui piteusement dépenaillé et subira les foudres parentales. Voilà une option appropriée. Le code de la guerre des boutons est alors scellé. Lebrac, capturé lors du choc de combat suivant, verra L’Aztec et ceux de Velrans lui faire subir le même sort. À bon chat, bon rat… Mauvais comme un babouin, vindicatif, le petit chef de ceux de Velrans n’a pas trop d’imagination autonome, mais il sait pister l’ennemi longevernois dans sa logique, s’en inspirer et le serrer. C’est l’escalade. Boutons et bretelles deviennent, dès lors, des objets hautement précieux, quelque chose comme un trésor de guerre. Car l’idée désormais, c’est de disposer d’un flot ininterrompu de boutons de rechange, que Marie-Tintin pourra recoudre, rafistolant au mieux l’apparence vestimentaire des prisonniers de guerre malchanceux avant qu’ils ne rentrent chez leurs parents. Les boutons et les bretelles se stabilisent solidement comme butin, dans les esprits. Cela exacerbe les tensions et favorise une dérive inattendue. Lebrac «emprunte» un cheval de labour et monte au combat devant ses troupes sur son canasson. L’Aztec est en déroute, mais il n’a pas dit son dernier mot. Avec l’appui d’un traître anti-républicain (c’est que la bande des longevernois s’articule ostentatoirement comme la république égalitaire des enfants), L’Aztec repère la cabane que ceux de Longeverne se sont patiemment construit pour planquer leurs boutons et il la boute au tracteur. Après la cavalerie, les tanks, s’exclame le féroce fils de paysan velransois, qui a emprunté le véhicule agricole à son père pour «quinze minutes». Et c’est ici que la machine des guerres fantasques de l’enfance se met à sérieusement grincer pour les deux jeunes chefs. Lebrac fait torturer un peu trop fort le traître «royaliste» qui a causé la perte de leur superbe cabane aux boutons. Celui-ci, plus mort que vif, ses nippes en charpie, traverse le village en larmes et ses parents s’en mêlent. Petit Gibus est capturé et rossé. La bande de ceux de Longeverne est démantelée par les adultes de leur village et Lebrac, qui craint la cuisante brutalité paternelle, fuit se cacher dans la forêt. On le recherchera, par groupes de rabatteurs adultes. Un arbre sera abattu, un garenne sera sacrifié. Tout un monde de petites choses si précieuses en enfance s’effondrera pour ce tout jeune homme, cet été là, sans possibilité de retour. L’autre chef de bande, L’Aztec, en boutant la cabane de l’ennemi, a fait tomber en panne le tracteur flambant neuf de son vieux. La machine ne peut plus bouger. L’Aztec ne peut pas la ramener. Désespoir insondable. Victoire à la Pyrrhus. L’Aztec subira donc aussi les cuisantes conséquences de la petite délinquance en déliquescence. Les deux chefs sont mis en pension par les adultes et, du coup, ce fameux automne là, «les autres se sont mis à grandir», pour reprendre le beau mot de Plume Latraverse.

Une vision tendre, chafouine, grinçante, drolatique du coming of age et de la fin de l’enfance, mise en contraste avec le ridicule bien tempéré d’une joyeuse petite troupe d’acteurs adultes dont le jeu, féroce et dérisoire, supporte celui des enfants avec un brio imparable. Pas trop de rectitude non plus, dans ce temps là… Oh là là. Les gamins, Petit Gibus en tête, boivent du calva et fument des gauloises. La scène de la bande de ceux de Longeverne buvant, fumant et gueulant, dans leur cabane pleine de boucane, vous casse la rectitude sous vous, comme on casserait de bien fines échasses. Elle avait déjà pris un bon coup dans les jarrets au moment des scènes de nus guerriers, toutes classiques désormais… Et, indécence des indécences, l’unique petite fille fait le ménage dans la cabane et raccommode les boutons sectionnés. Son rôle est solide, hiératique, intense, quoique presque muet. Ce n’est plus un Stéréotype, c’est carrément un Type. Le Type Rectitude-oh-pas-cette-fois-ci… Cette fois-ci, c’est la pleine insouciance canaille et garçonne d’autrefois, y compris celle des cinéastes!

Quand j’avais vu tout ce film, vieux maintenant de soixante ans (pile-poil), vers mes douze ans j’en avais gardé un souvenir vif et, l’un dans l’autre, assez terrifiant. Les moments de dissolution du monde enfantin par la rudesse et l’intransigeance adulte m’avaient durablement secoué. Et cette guerre des boutons, c’était purement une vraie de vraie guerre, dans mon regard abasourdi du temps. Aujourd’hui, bien, pour des raisons dont vous prendrez acte au moment de découvrir la toute dernière réplique du film, c’est mon puîné-plus-vieux-que-moi (dix-sept ans, lui, à l’époque) qui s’avère avoir raison au sujet de cette fiction folâtre. Tu vois, ils ne se battaient pas pour vrai, c’était un jeu, dira Reinardus-le-goupil, en épilogue. Et c’est moi qui, à douze ans, m’était, de fait, pris au jeu de l’effritement rageur et minuscule de ma propre enfance perdue.

La guerre des boutons, 1962, Yves Robert, film français avec Martin Lartigue, André Treton, Marie-Catherine Faburel, Michel Isella, François Lartigue, 90 minutes.

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AU BOUT DU QUAI (Francine Allard)

Posted by Ysengrimus sur 7 mars 2022

Aucun regret si ce n’est la mémoire des échecs
Aucune tristesse sauf celle des images simplifiées
Aucune rage aucune rage aucune rage
(XVII. Rage — p. 29)

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Dans le recueil Au bout du quai (2008) de la poétesse québécoise Francine Allard, il y a lieu de retracer une rencontre harmonieuse entre concrétude, prose à thèses et vers libres. Le couple conjugal, serein et observateur, se formule discrètement, en filigrane. Témoin et acteur, subtil cicérone de notre promenade, c’est ledit couple qui se tient justement au bout du quai de la vie, à observer les lambeaux de persistance qui s’effilochent.

LIII. [sans titre]
Nous restons droits et fiers au bout du quai
Et regardons nos amours s’éloigner comme un gotha du passé
Pas d’au revoir encore moins d’adieux dans leurs larmes chaudes
Nous aurons inventé les lupercales et engendré notre avenir
Ils sauront bien voguer seuls à la morte-eau
Et tirer derrière eux la polacre d’où renaissent nos amours
(p. 75)

Au fil du suivi des saisons et des cycles amples de la vie, la rencontre entre apophtegmes et bouts rimés donne à lire une harmonieuse synthèse de sagesse et de musicalité. Nous retrouvons (régulièrement mais pas exclusivement) des thématiques féminines, des hantises féminines. Elles sont de ce temps, égocentrées mais sans excès, angoissées mais sans lourdeur. Subtiles, pour tout dire. Elles sont peut-être même quelque chose comme: éternelles ou universelles, si on peut oser dire.

Mon visage froissé
Ils ne m’ont pas entendue lorsque j’ai chanté des berceuses
M’ont ignorée
Car j’étais faite de pain mie et d’autres choses humides encore
Ont posé leur regard ailleurs
Quand j’étais remplie de joie et de force
Maintenant ils font la moue sur mon désistement
Ils pleurent sur le froissement de mon visage
(p. 27)

Formé, donc, de courts textes en prose rythmée, le recueil manifeste un vif sens de la poésie concrète et ce, en combinaison harmonieuse avec des considérations philosophiques bien tempérées. L’émotion apaisée de cet amour conjugal serein, simple, diaphane dans son omniprésence tranquille, sert donc de toile de fond à une portion importante des émotions poétiques exprimées.

XIV. Matin radieux
Le soleil n’a pas sa raison d’être sans ces longues stries
de noirceur et ces masque hideux qui hantent nos rêves
le soleil n’a aucun sens sans ces larges pans d’ombre
dans lesquels les stryges engagent leur danse macabre
il ne veut rien dire
si je ne le remarque pas entre les vénitiens
et que je ne te dis pas qu’il fait un matin radieux
si tes yeux restent clos sous la couverture
le soleil ne signifie rien à ceux qui ne peuvent le voir
si ce n’est sa lente chaleur sur leur front inquiet
durera-t-il lorsque la nuit s’étendra jusqu’aux aurores
(p. 26)

Francine Allard est une occidentale aisée et ne s’en cache pas. Sa poésie exprime souvent la lancinance d’un monde injuste vu et contemplé du point de vue insatisfait de celui ou celle que ledit monde injuste a conjoncturellement avantagé. Certains des textes s’ouvrent ainsi en direction de l’expression d’une attention soutenue à l’égard des causes sociales. L’ambiance, devenue alors plus dense, plus gorgée de larmes de colère contenue, n’est pas sans rappeler le rendu très intensif et corrosif d’une poétesse internationaliste comme la regrettée Caroline Mongeau, dont le travail de poésie sociale dicte solidement le ton de toute une époque. La solidarité entre femmes continue de solidement s’exprimer ici.

XXXIV. Que comprendre de la guerre?
Que font ces femmes noires qui voient leur pays
Tranché tailladé coupé à la machette
Alors que les mouches boivent ce qu’elles peuvent de suc de larmes de sueur
Puisés sur le visage des enfants vidés de l’inquiétude froide
Que peuvent comprendre alors Béatrice et Rosalie
Avec leur poupée molle sur la poitrine
Quand meurent les nourrissons au bout d’une mamelle asséchée
Dis le moi je t’en prie dis-le moi
(p. 51)

Mais pourtant, pour tout dire, le dosage entre tristesse sourde et gaîté primesautière est une des portions les plus finement ouvragées de tout cet exercice. En effet, le travail de Francine Allard dans ce recueil nous ramène vigoureusement à l’esprit le fameux aphorisme de René Pibroch: L’humour est l’artimon du voilier poétique. Francine Allard a en effet un sens très fin du sardonique bien dosé.

XXVIII. Les philosophes fous
Hier nous avons quitté nos amis qui n’ont pas saisi notre ennui.
La conversation ne peut être que Kierkegaard et son angoisse et son amour et son intériorité
Les enjeux sont trop sérieux pour les confier à Platon qui n’a jamais connu la dureté de la vie qui tourne et les enfants qui naissent
Ils n’ont pas compris que nous étions vissés à la planche
Encastrés dans la réalité sans lien avec les rêves de Joyce
Si loin de l’Irlande de Victor Lévy
(p. 40)

Un fond simplet et mutin affleure alors. Au nombre des talents multiples de Francine Allard (poétesse, romancière, dramaturge, aquarelliste, cuisinières et gastronome, potière — je n’épuise pas la liste) pourrait facilement s’ajouter celui d’humoriste. On sent que son talent se retient à certains moments pour ne pas se vautrer dans le mot d’esprit populaire, qu’elle aurait la tentation d’ouvrir comme le rideau opaque d’un nouveau tréteau (sur lequel nous serions fort tentés de la suivre). Dans ce recueil-ci, notre poétesse qui se mord donc souvent les lèvres pour ne pas ricaner, nous lâche au moins un mot d’esprit. Je m’en voudrais à mort de vous en priver. Le voici, suave:

XLVIII. Pour rire
Les mots que je choisis ne sont pas recherchés
puisqu’ils n’ont rien fait de mal
Mes phrases ne sont pas complètes
parce qu’il leur manque le verbe
(p. 70)

Et, ceci dit et bien dit, il reste que ce recueil n’est ni un texte conjoncturel ni un épisode anecdotique début de siècle. Dix ans après sa parution, ce recueil se lit avec beaucoup de fluidité et n’a rien perdu de ses belles qualités thématiques et émotionnelles. La poésie québécoise du nouveau siècle y trouve indubitablement un de ses honorables fleurons.

Le recueil de poésie Au bout du quai contient 53 poèmes. Il se subdivise en trois petits sous-recueils: La lumière des clairs-obscurs (p 11 à 46), L’ombre qui dissimule (p 47 à 60), et Un trou dans la paroi (p 61 à 75).

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Francine Allard, Au bout du quai, 2008, Éditions Trois-Pistoles, Coll. Poèmes, 79 p.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE (Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 1 mars 2022

Philosophie penseurs ordinaires

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Le développement historique n’est ni linéaire, ni ondulatoire, ni pendulaire, ni cyclique. Il avance par vastes phases, par bonds immenses et d’une manière accidentée et irréversible. Les grands changements qualitatifs s’instaurent et les progrès (reconfigurations sociales, avancées technologiques, affinements intellectuels) mettent en place des états de fait historiques radicalement nouveaux.

Une question se pose alors, inévitablement. Assiste-t-on à une détérioration ou à une amélioration des conditions historiques? Je questionne, entre autres, dans cet ouvrage, l’inadéquation du pessimisme militant. Ce dernier est une tendance velléitaire, qui ne désarme pas facilement. Il croit, en toute bonne foi, dominer l’analyse d’une situation sociologique du simple fait d’en dire du mal, sur un ton revêche ou marri. On n’échappe jamais complétement à une telle propension. Et pour faire tinter au mieux le son d’un militantisme sérieux et vachement impliqué, on s’imagine souvent qu’il faut décrier la situation qu’on combat plutôt que de la décrire. Décrier pour décrire, c’est pas fort. Et c’est là le tout de l’illusion critique que cultive justement le dénigrement, comme méthode d’analyse au rabais. Le pessimisme militant contemporain végète dans un vivier moraliste illusoire. Ses options idéologiques nous forcent à fermement soulever la question de sa pertinence de vérité. Le bougonneux social procède-t-il à une appréhension adéquate du monde? Nous sert-il une sorte d’analyse ardente qu’aurait affiné sa colère, cette version mal dominée de sa révolte ou de son affectation de révolte? Je ressens l’obligation impérative d’en douter fortement.

La prise de parti philosophique que j’avance dans cet ouvrage, au sujet du développement historique, est plutôt celle de faire progresser un optimisme militant, s’appuyant sur une description solide du factuel. Notre combat pour la vérité et l’adéquation des rapports sociaux n’est pas un baroud désespéré. Nous nous battons pour une cause parce que nous misons que cette cause l’emportera. Dans une telle dynamique, le pessimisme militant démoralise et, de ce fait, il ne sert, fondamentalement, que les adversaires de notre vision du monde. Ceux-ci, nombreux et puissants, adorent le désespoir cinglant et la panique feutrée, surtout chez ceux qu’ils cherchent à tenir en sujétion.

Le fait est que le monde s’améliore et qu’il peut s’améliorer encore. Encore mieux. Amplement mieux. En 1870, un bon 70% de la population de Londres (la capitale de l’Empire Victorien d’alors, le premier du monde) vivait sous le seuil de pauvreté. En 1914, il fut parfaitement réalisable d’envoyer des millions d’hommes à la mort pour soutenir des causes nationales dont ils ne tiraient personnellement pas grand-chose, ni pour eux, ni pour leurs enfants. Et ces derniers rempilèrent en 1939. Et on faillit rempiler une troisième fois en 1962, pendant la Guerre Froide, mais une sorte de grand freinage planétaire eut alors lieu. Et je doute fortement qu’on rempilerait aujourd’hui… car l’histoire c’est pas seulement le développement des masses, c’est aussi une mémoire collective. C’est à cela aussi que le philosophe doit penser, quand il pense.

Or justement, on a trop voulu que la philosophie soit une affaire de spécialistes. Cela l’a rendue suspecte de deux façons. Suspecte premièrement, parce que le penseur et la penseuse ordinaires se sont dit que la philosophie ce n’était pas pour eux et ils ont graduellement abandonné l’idée qu’ils étaient, eux aussi, les générateurs de grandes notions cruciales. Suspecte deuxièmement, parce que cette philosophie soi-disant pour spécialistes s’est avérée être ce qu’elle est véritablement, au fond, une force subversive et critique de grande portée qu’on préfère enfermer soigneusement dans les académies plutôt que de la laisser enflammer et éclairer les masses de sa vision et de sa lumière.

En réalité, la philosophie est partout. Nous la pratiquons tous et la mobilisons aussi souvent que nous réfléchissons sur un problème, petit ou grand. Nous recherchons tous le déterminant, le fondamental, le généralisable, la vérité. Mais, les choses de la division du travail intellectuel étant ce qu’elles sont, en notre petit monde social, on se retrouve ni plus ni moins que des sortes de Monsieur Jourdains de la pensée générale: on fait de la philosophie sans le savoir.

Mon objectif, dans cet ouvrage, est de parler de tout cela, ouvertement. J’aspire ainsi à promouvoir une rationalité méthodique, ordinaire, usuelle, pas trop compliquée, pas trop spécialisée, honnête, directe, sans trucage… et qui est déjà bien présente en nous. Observer philosophiquement le monde, c’est mobiliser un type particulier d’abstraction intermédiaire. Il ne faut pas rester trop concret mais il ne faut pas devenir trop général non plus. Il faut se tenir tout juste à bonne distance du réel qu’on entend appréhender. Juste assez haut pour produire des généralisations cohérentes et juste assez bas pour retourner au concret et solidement engager l’action que la pensée appelle et encadre. Abstraction intermédiaire. C’est là quelque chose qui se dose et qui se dégage, au fil des observations, des réflexions et des conversations qui nous définissent.

Cet ouvrage cultive, le plus simplement possible, la forte propension philosophique qui est celles des penseurs et des penseuses de la vie ordinaire. C’est aussi un propos qui assume très explicitement ses prises de parti. La philosophie n’est jamais neutre. Je ne suis pas un penseur désincarné, falot et blême. Je suis avec les philosophes modernes plus qu’avec les philosophes antiques ou médiévaux. Je suis avec les philosophes progressistes plus qu’avec les philosophes réactionnaires. Je suis avec les philosophes matérialistes plus qu’avec les philosophes idéalistes. Je suis avec la Raison plus qu’avec la Mystique, avec la Maïeutique plus qu’avec la Didactique. Je ne suis que le modeste organisateur de courants de pensée qui sont le lot commun de segments importants d‘hommes et de femmes de la société contemporaine.

Aujourd’hui, les gens veulent vivre. Ils veulent que leurs jeunes enfants et leurs vieux parents se portent bien. Les gens veulent que la richesse se répartisse adéquatement, que les pays émergents se stabilisent, que l’eau potable humecte toutes les lèvres, que le sabotage climatique cesse, et que les injustices, les extorsions, les agiotages, les abus de pouvoir de tous tonneaux prennent fin. Aussi, s’il y a indubitablement lieu de questionner l’honnêteté de certains privilégiés, il est peu pertinent de douter de la bonne foi collective. Les masses tendent vers des configurations sociales optimales. Et, comme elles ne se donnent que les problèmes qu’elles peuvent régler, celui desdites configurations sociales optimales aussi, elles le règleront. En temps et heure.

Il faut refaire la vie et un jour viendra.

Paul Laurendeau, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021, formats ePub, Mobi, papier.

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