Le Carnet d'Ysengrimus

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Archive for avril 2012

Y a-t-il eu des Rose DeWitt Bukater parmi les vraies passagères du Titanic?

Posted by Ysengrimus sur 15 avril 2012

Rose DeWitt Bukater (jouée par Kate Winslet) – 17 ans en 1912, 103 ans en 1997…

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I would rather be his whore than your wife
[Je préfèrerais devenir sa pute que ta femme…]

Rose DeWitt Bukater

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Il y a cent ans, pile-poil, coulait donc le légendaire Titanic. Ma hantise du personnage féminin en fiction ne pouvait m’empêcher de capter cet hommage obligé dans l’angle qui est le mien: celui de la quête libératrice de la femme, d’ailleurs un thème majeur du tout aussi mythique film TITANIC (1997) de mon respecté compatriote James Cameron. Rose DeWitt Bukater (jouée par Kate Winslet) est ce personnage de femme, que l’on donne souvent comme intégralement imaginaire, que la croisière jettera dans les rets de sa passion, fulgurante et romanesque, pour le dessinateur fauché Jack Dawson (Leonardo DiCaprio). Elle survivra au naufrage, pour se couler dans la roture et se sortir du carcan social que lui imposait un mariage arrangé par sa mère, bourgeoise autoritaire et déclassée, avec un petit nabab puant, égocentrique et ploutolâtre (joué par Billy Zane). Ce que je voudrais simplement mentionner ici, souvenirs historiques des titanicologues à l’appui, c’est le fait que Rose DeWitt Bukater n’est ni une pure fiction, ni une adaptation/transposition qui serait basée directement sur un personnage historique effectif. Elle cumule plutôt un ensemble de traits qui caractérisaient une douzaine de femmes bien réelles, sans qu’aucune ne les détienne effectivement tous. Allons, allons, décortiquons un petit peu cette captivante affaire.

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Des survivantes du naufrage vivant jusqu’à un très grand âge. Je vous épargne tout d’abord les survivantes du naufrage du Titanic qui étaient des tous petits nourrissons inconscients lors du naufrage et qui vécurent fort vieilles. Tenons nous en à des femmes qui sont à peu près dans la fourchette d’âge de Rose DeWitt Bukater (17 ans en 1912, 103 ans en 1997, année de sa mort). C’est pour s’apercevoir que, sur ce point déjà, la réalité rejoint étonnamment la fiction. On a donc les trajectoires suivantes:

Edith Eileen Brown (15 ans en 1912, 100 ans en 1997, année de sa mort) voyageait en compagnie de son père qui a coulé avec le navire. Elle s’est plus tard mariée en Afrique du sud, a eu dix enfants et trente petits enfants. Ses âges de naissance et de mort, ainsi que les années, sont presque parfaitement identiques à ceux de Rose DeWitt Bukater.

Marjorie Ann Newell (23 ans en 1912, 103 ans en 1992, année de sa mort) revenait du Moyen-Orient avec sa sœur et son père. Ce dernier fut perdu dans le naufrage. En son honneur, Madame Newell se mit, vers 1986, à faire des conférences publiques sur le naufrage du Titanic. Son évocation du souvenir resté tangible des cris de la masse des naufragés émouvait l’auditoire de ces présentations, un peu comme s’émurent les mariniers explorateurs quand Rose DeWitt Bukater âgée leur relata sa vision des événements.

Ruth Elizabeth Becker (12 ans en 1912, 90 ans en 1990, année de sa mort) monta dans une chaloupe différente de celle de sa mère (comme Rose DeWitt Bukater donc, mais pas pour les mêmes raisons) mais la retrouva plus tard sur le Carpathia. Quand on questionna sa mère sur le naufrage, elle donna la parole à Ruth. Fut enseignante et maria un dénommé Blanchard. Comme dans le cas de Rose DeWitt Bukater, ses proches ne surent qu’elle était une survivante du Titanic que sur ses vieux jours.

Robertha Josephine « Bertha » Watt (12 ans en 1912, 93 ans en 1993, année de sa mort) était une écossaise qui allait rejoindre son père en Oregon. Sa maman, dans la chaloupe, lui aurait dit qu’elle ne mourrait pas noyée mais pendue (ce qui n’arriva pas non plus). Dans un témoignage rédigé dans un journal scolaire du temps, elle mentionne les coups de flingues ayant été tirés sur le pont du Titanic.

Anna « Annie » McGowan (14 ou 15 ans en 1912, 92 ans en 1990 année de sa mort) voyageait en troisième classe avec sa tante qui périt dans le naufrage. Retenue plusieurs jours dans une hôpital de New York après le sauvetage, elle le quitta en robe de nuit et prit le train pour Chicago avec une autre rescapée, Anna Kelly, âgée de vingt-et-un ans qui, elle, devint plus tard nonne et mourut dans les années 1970…

Winnifred Vera Quick (8 ans en 1912, 98 ans en 2002, année de sa mort) fut sauvée avec toute sa famille, tous passagers de seconde classe. Elle maria un dénommé Van Tongerloo et mena ensuite une vie sans histoire. Elle bossa dans une usine de chocolat puis une boulangerie.

Lillian Gertrud Asplund (5 ans en 1912,  99 ans en 2006, année de sa mort). Enfant d’une famille suédoise ruinée par le naufrage, Madame Asplund a gardé le souvenir, tangible ou magnifié, de son père et de ses frères sur le pont du Titanic coulant. N’a jamais eu trop envie d’évoquer ses souvenirs du naufrage.

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Des femmes vivant des développements de carrière significatifs après le naufrage. Pour Rose DeWitt Bukater, le naufrage du Titanic fut une rupture radicale entraînant une redéfinition intégrale de son être, une ouverture à la modernité qui s’annonçait (notamment pour les femmes) et la possibilité, pour jacter tertiaire, d’embrasser un potentiel professionnel inattendu. On peut suggérer qu’au moins deux femmes ont bénéficié (n’ayons pas peur des mots) d’une trajectoire similaire.

Elsie Edith Bowerman avait vingt-deux ans au moment du naufrage et était déjà une suffragette active, comme sa mère, qui survécut le naufrage avec elle. Elle devint infirmière de guerre en Europe Centrale et, dans le cadre de ces fonction, fut un des témoins visuels de la Révolution Bolcheviste. Elle fut ensuite avocate, travailla pour le ministère des communications britannique, puis la BBC, puis la Commission des Nations Unies à la condition féminine. Impossible de dire si le naufrage du Titanic influença une telle trajectoire mais on peut suggérer que ladite trajectoire inspira celle de Rose DeWitt Bukater.

Dorothy Gibson était déjà, à vingt-deux ans, actrice et danseuse. Le naufrage donna à sa carrière une visibilité inattendue. Elle joua notamment dans le film muet Saved from the Titanic tourné seulement quelques semaines après le drame. On notera qu’au nombre des photos souvenirs disposées sur la commode de Rose DeWitt Bukater figurent des photos dédicacées d’elle-même, laissant deviner qu’une carrière de music hall ou de cinéma fut une des cordes à l’arc de sa trajectoire de vie. Les mariniers explorateurs se présenteront d’ailleurs entre eux la mystérieuse vieille dame qui les approchera en 1997 comme une « ancienne actrice ».

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Une femme et deux hommes que le naufrage a possiblement libérés d’un carcan social, familial ou matrimonial. Les conditions sociales (et la contrainte matrimoniale exécrée) corsetant Rose DeWitt Bukater ont donc volé en éclat et, à travers une redéfinition, et une reformulation, de son identité (après son sauvetage, elle se fait passer pour une des méconnues des ponts inférieurs et s’assigne spontanément le nom Rose Dawson), notre héroïne aux multiples facettes échappe aux contraintes de conformité mondaine qui l’attendaient après la traversée. Il semble qu’au moins deux ou trois personnes aient bénéficié de conditions libératrices ou émancipatrices similaires.

Madeleine Astor née Talmage-Force était la jeune épouse de dix-neuf ans du multimillionnaire John Jacob Astor, quatrième du nom. Tant pour la tenue vestimentaire que pour les comportements à bord, il est indubitable que ce couple prestigieux, flamboyant et tapageur inspira les personnages de Rose DeWitt Bukater et de son nabab, fiancé forcé. Il y a trois ou quatre différences notables cependant. D’abord Madeleine Astor était enceinte et elle mit au monde, après son sauvetage, le petit Astor cinquième (ou sixième, c’est pas clair) du nom, qui fut aussi frappé et évaporé que feu son père. Ensuite, elle hérita d’une portion rondelette de la galette du Astor resté à bord, ladite portion paquetée bien dur dans un fond en fiducie (trust fund) auquel elle perderait cependant accès si elle se remariait. Or (conclueurs, concluez), elle se remaria, justement, deux fois, divorça le même nombre de fois, et bambocha pas mal. Finalement, elle mourut à l’âge fort tendre de quarante-sept ans, au bout de son rouleau, après avoir mené une vie bien différente, certainement moins rangée, que ce qui l’aurait normalement initialement attendue.

Edmond et Michel Navratil, âgés de deux et trois ans, étaient tout simplement en train de se faire enlever par leur père, un coiffeur français récemment divorcé. L’homme en question sombra avec le navire. Les deux enfants, devenus les orphelins du Titanic, furent hébergés par des new-yorkais. Il fut relativement difficile de les identifier, vu que leur père et kidnappeur voyageait avec eux sous une fausse identité (Il est important de noter que nombre de ces gens changeaient leur identité en entrant dans un navire comme d’autres le feront plus tard, disons, en allant à l’hôtel – Rose DeWitt Bukater ne sera pas en reste). On démêla éventuellement l’écheveau et les deux enfants furent ramenés en France par leur mère. L’un devint architecte, l’autre prof de fac. Inutile de dire que, en un cheminement antinomiquement inverse de celui de Rose DeWitt Bukater, ces gamins se dirigeaient vers un corps de contraintes de vie inconnues, auquel le naufrage du Titanic les fit échapper, pour les ramener grosso modo à leur destiné d’origine. La petite-fille de Michel Navratil (mort en 2001, le dernier homme survivant du Titanic) tirera de leur aventure un roman-jeunesse intitulé: Les enfants du Titanic.

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Une femme que le naufrage a laissée particulièrement amère et révoltée. Naturellement, nous le savons tous, cette libération intérieure et sociale a engagé un coût terrible, celui de la perte du grand, du très grand amour. Rose DeWitt Bukater garde donc, en elle, ces séquelles durables, cette amertume lancinante, que la chasse au trésor des mariniers explorateurs, guillerets et tonitruants, de 1997 irrite encore plus. Truisme: la totalité des survivants du Titanic ont subit des pertes douloureuses, irréparables (c’est pas pour rien que James Cameron, en palpant son Oscar, en 1997, demanda, sans rire, aux parterres et balcons du gratin hollywoodien, une minute de silence pour les disparus du Titanic). Il faut cependant mentionner une femme spécifique dont la douleur lancinante a pu aussi inspirer la conception du personnage de Rose DeWitt Bukater.

Eva Miriam Hart (7 ans en 1912, 91 ans en 1996, année de sa mort) n’a jamais accepté la perte de son père, qui la posa dans une chaloupe de sauvetage avec sa mère en la priant de rester calme, et disparut pour toujours. Madame Hart fut une des plus jeunes survivantes du Titanic pouvant explicitement raconter les souvenirs terrifiants de cette nuit tragique. Et elle ne se gêna pas pour le faire, tout au cours de sa vie, mettant explicitement en relief la négligence foutaisière et l’incurie ignarde qui fut la cause de tant de pertes de vie. La virulence et la lucidité de son autobiographie Shadow of the Titanic – a survivor’s story, écrite en 1994, font incontestablement d’Eva Hart la pasionaria révoltée des survivant(e)s du Titanic. La nette contrariété qu’elle exprima quand, vers 1987, on commença à aller fouiller dans ce qu’elle considérait comme une tombe sous-marine inspira certainement la gravité peu badine du personnage de Rose DeWitt Bukater âgée. Notons aussi que James Cameron fit son film un an après la mort de Madame Hart, possiblement pour éviter de l’avoir sur le dos, car elle n’aurait certainement pas apprécié et ne se serait certainement pas gênée pour le dire, dans les médias et ailleurs.

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Rose Dawson (jouée par Kate Winslet), quelques années après le naufrage du Titanic

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Maintenant, si on cherche une différence radicale entre ce faisceau de femmes réelles survivantes du naufrage du Titanic et le personnage de Rose DeWitt Bukater, c’est justement sur la question du deuil du père qu’on la trouvera. La majorité des naufragées réelles du Titanic perdent leur père au cours du naufrage, et cela fait dudit Titanic la tombe, ou le cénotaphe, du père perdu. Pour sa part, au moment de s’embarquer, Rose DeWitt Bukater est déjà orpheline de père et c’est plus un matriarcat en banqueroute, transitoire, mal affirmé et aux abois qui guide ses pas rétifs vers un mariage arrangé qui remettra les choses (et les finances) en ordre. La mère de Rose, on le sait, monte sur une chaloupe différente et son fiancé forcé, par une astuce aussi veule que, de fait, peu crédible, s’en tire aussi. Envers sa mère, c’est un adieu radical et définitif (Goodbye mother, dit froidement Rose depuis le pont) mais ce n’est pas un deuil. Secrètement reformatée, Rose Dawson ne sera pas une enfant ayant vécu la perte d’un adulte, contrairement à bon nombre de ses modèles du Titanic réel. Son bovarysme à rebours s’est pleinement assumé dans le ventre du navire, avant que l’iceberg ne soit percuté. Les choix de Rose sont déjà arrêtés. Le naufrage les symbolise plus qu’il ne les concrétise. Sa mère et son ex-fiancé sont voués à poursuivre leur vie sans elle, de toute façon. Ils vivront dans leur monde et Rose Dawson dans le sien. Il y a dans ces deux survies là (surtout celle de l’homme, hautement irréaliste) bien plus qu’une astuce de script visant à ménager l’exclusivité romanesque du deuil amoureux de Rose Dawson. Il y a là aussi un choix thématique. On peut en effet dire que, pour elle, ce n’est pas un père effectif mais bien le patriarcat archaïque, comme trajectoire de vie contrainte mais encore abstraite et, surtout, déjà foutue, qui coule avec le navire. On ne va certainement pas pleurer… En renonçant au réalisme de la perte du père ou du mari (pourtant solidement attestée de la poupe à la proue de par la contrainte classique les femmes et les enfants d’abord), notre bon Cameron fait de la tragédie du naufrage un affranchissement, pour son personnage féminin en mutation. C’est quelque chose comme une éclosion. Rose Dawson vivra le deuil émancipateur de la passion libre et non celui, rancunier, renfrogné, de la tradition flétrie. C’est certainement cela qui fait d’elle, eu égard à la réalité titanicologique bête et froide de 1912, un être aussi fondamentalement fictif (voire délirant) que le fameux pendentif-culte Le cœur de la mer

Il reste que, comme tant de personnages de fiction, Rose DeWitt Bukater requiert le treillis de son armature figurative. Dans cet angle, elle est et demeure une sorte de Frankenstein, collage-capteur synthétique de plusieurs êtres se canalisant et se polarisant en elle. Ce n’est pas que la réalité dépasse la fiction, c’est plus que la fiction esquisse la réalité, la pille méthodiquement, la bidouille et la brouille sélectivement, s’en extrait abstraitement, l’enjolive toujours un brin, et en tire goulûment cette jouissance des formes et des harmonies construites d’où émergeront tous nos plaisirs, les plus subversifs comme les plus sirupeux, mais aussi le lot chatoyant et polymorphe de nos sourcillements esthétiques, nos atermoiments sur le véridique, et le baluchon bien encombrant de nos doutes en fiction, ces derniers toujours si indéracinablement figuratifs…

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CENSURER, verbe… Ne dites pas «censurer dans»…

Posted by Ysengrimus sur 1 avril 2012

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Dans le monde entier, le tout kafkaien boulot tertiaire rend irrémédiablement et inénarrablement fou. Et, je vous le jure, ce n’est pas si nouveau que ça. Le texte suivant remonte à l’époque lointaine où je travaillais comme lexicographe (faiseur de dictionnaires). Écrit il y a un quart de siècle, il n’a pourtant, hélas, pas pris une ride. Pour rendre hommage, joyeusement mais hargneusement, à la pétulante liberté d’expression (cyber-anonyme ou non) cartactérisant tous les intervenants et intervenantes impliqué(e)s dans les quelques 400,000 (quatre-cent mille) visites uniques ou multiples, à ce jour, sur le Carnet d’Ysengrimus, je vous le présente au jour d’aujourd’hui (et non, non, non… ce n’est pas un poisson d’avril – de fait, ce n’est même pas une fiction)…

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Moi, je travaille dans le lexical. Je suis assistant rédacteur d’articles de dictionnaire. Au début de mon mois, je prends un mot et je m’efforce de caser en dessous une définition, des exemples et une étymologie… sans oublier la catégorie grammaticale (la plus traditionnelle possible) et surtout surtout NE RIEN INVENTER. C’est un métier qui existe. À la fin du mois, je montre mon article à mon supérieur hiérarchique immédiat qui s’empresse de le démolir et de m’envoyer le refaire.

Mon supérieur hiérarchique immédiat est un homme jeune et dans le vent. Il est délicat, bien coiffé et sent très bon. Même si on le verrait plutôt en peintre ou en décorateur, il est lexicographe. Il prend son métier très à cœur. Je crois qu’il ne le fait pas seulement pour la paye. Il barbouille mon article en rouge avec tant de ferveur, refait mes définitions et bousille mes classifications avec tant de bonne foi que je peux difficilement croire qu’il s’adonne à tout ce mesquin gestus uniquement pour m’écœurer. La paranoïa est un solipsisme qui s’ignore, et je ne suis pas solipsiste, c’est contraire à ma sensibilité matérialiste. Bref, mon supérieur hiérarchique immédiat est probablement malgré tout sincère.

Singulier climat que celui des rapports entre un assistant rédacteur de dictionnaire et son supérieur hiérarchique immédiat. Ce n’est pas là du boulot de bureau tout à fait comme les autres. Parenthèse historique: Émile Littré est mort fou et Walter von Wartburg faisait des fiches le jour de son mariage (plus tard, il allait en faire faire à sa femme et à sa belle mère…). Certes, pas de ces grandeurs, pas de ces envolées entre moi et mon supérieur hiérarchique immédiat. Ce furent des Hugo… nous ne sommes que de modestes Kafka…

Hier, mon supérieur hiérarchique immédiat, ce personnage moderne et libéré, ce militant de tous les ex-militantismes, a censuré mon article. C’est-à-dire qu’il a biffé en rouge deux exemples de journaux (ne rien inventer!) à cause du contenu qu’ils véhiculaient. Le premier de ces exemples faisait allusion à l’allure de con que se payait le pauvre radiocanadeux qui a lu le Manifeste F.L.Q. en 1970 et le second rapportait les jérémiades d’un ex-péquiste-de-la-première-heure à propos du gouvernement péquiste-de-la-dernière-heure qui aurait laissé s’affaiblir notre beau Kébec. Deux bien fades et insignifiants contenus en vérité. Deux mauvais petits poissons, glissants à souhait, qui se sont empêtrés malgré tout dans le filet suffisamment étriqué des théories sociales de mon supérieur hiérarchique immédiat.

Il a censuré cela. Dans un des douze milles articles (prévus) de son dictionnaire.

Il s’est révérencieusement excusé. Il m’a expliqué qu’en vieillissant je comprendrais, que lui aussi on lui avait censuré ses articles de dictionnaire dans sa jeunesse d’assistant rédacteur, et que maintenant il avait compris que les idées véhiculées par un article de dictionnaire sont très importantes…

Je n’ai pas bronché. J’étais trop conscient de la mesure des enjeux en cause et de la portée sociale de deux exemples vieillots et sans intérêt dans un gros dictionnaire que personne ne lira parce qu’il sortira trop tard et coûtera trop cher. J’ai donc fait subir à mon supérieur hiérarchique immédiat un traitement à la mesure du problème soulevé.

J’ai censuré son nom dans mon bottin téléphonique…

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Paru initialement dans Moebius, n° 32, La Censure, Montréal, printemps 1987, pp. 34-35.

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