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Premier tableau. La Mecque, an 595 de l’ère chrétienne.
Khadîdja bint Khuwaylid n’est pas la première venue. Il s’en faut de beaucoup. À quarante ans, cette patricienne de souche est la plus prospère des commerçantes et commerçants de La Mecque. L’empire caravanier qu’elle contrôle s’étend sur tout le Hedjaz, jusqu’en Syrie Romaine au nord, jusque dans l’Arabie Heureuse (Yémen) au sud. Elle est la mère de plusieurs jeunes filles issues de deux précédents mariages. L’un de ces mariages s’est ouvertement soldé par un divorce (incompatibilités irréconciliables, diront les hagiographes), l’autre par un abrupt veuvage (l’homme est mort dans la force de l’âge, au cours d’une escarmouche intertribale). Khadîdja en a, au jour d’aujourd’hui, plein les bras avec son entreprise commerciale et l’éducation de ses filles. Elle s’imagine en avoir fini avec les émotions amoureuses. Et pourtant, sa plus grande explosion passionnelle est encore devant elle. Son rendez-vous, douloureux mais flamboyant, avec l’histoire universelle aussi.
Il y a cette grande caravane qui revient justement de Syrie Romaine chargée d’argent, d’épices et de soieries. Maisara, le vieux et fidèle esclave de Khadîdja, vient faire à sa patronne un rapport circonstancié des détails de l’expédition, qui a été un franc succès commercial. Cette réussite est largement imputable à un tonique et talentueux intendant commercial que Khadîdja a récemment embauché sans vraiment le connaître, sur la recommandation enthousiaste d’un allié tribal fiable. Le jeune Mahomet, fils d’Abdallah, n’est pas un gars ordinaire, explique Maisara, qui pourtant en a vu d’autres. Il traite tout le monde, les gérants commerciaux, les chefs de vigies, les cavaliers patrouilleurs, les débardeurs caravaniers et jusqu’au dernier des servants de méhari avec un respect profond et une déférence directe et cordiale. Intelligent, il marchande sec mais sans embrouille. Il ne truque ni les quantités, ni les proportions, ni les engagements. Sa langue est claire et belle. Il a déjà une solide réputation de fiabilité contractuelle dans tous nos comptoirs syriens et palestiniens. Il se comporte ouvertement comme si le commerce ne valait que s’il servait, en méthode, rien de moins que le bénéfice universel. De tête strictement, la curiosité de Khadîdja est interpelée. Elle s’enquiert d’où se trouve en ce moment cette merveille de vingt-cinq printemps. L’homme est sur le souk, explique Maisara, à préparer les trocs pour les marchandises du retour. Khadîdja remercie son vieil esclave et fait appeler celle que, faute du mot approprié dans une langue occidentale, on est bien obligé d’appeler sa première suivante.
Nafisah bint Manbah est une esclave affranchie devenue, au fil des années, la meilleure amie de Khadîdja. C’est la fouineuse parfaite. Elle connaît le souk à fond et est au courant de tout ce qui s’y tambouille. Les deux femmes se drapent, se voilent et descendent au centre-ville. Khadîdja est, elle-même, parfaitement accoutumée au grand marché de La Mecque où elle mène régulièrement, en personne, ses affaires de négoce. Elle tient par contre à voir son nouvel intentant de caravane sans être vue, pour ce tout premier contact. L’incognito, y a que ça de vrai pour une patronne matoise qui veut observer un employé au naturel, en contexte réel, sans que les artifices de la déférence obligée ne s’interposent. Les deux femmes voilées trouvent, puis observent assez longuement, en devisant doucement entre elles, l’intendant Mahomet en tractations au souk. Sa cordialité et sa stature à la fois solide, assurée et modeste frappent et étonnent chez un tel jeunot. Je peux pas vous le décrire physiquement et c’est bien dommage… Mais je peux vous dire explicitement ce qui se passe en Khadîdja. Elle est immédiatement irrémédiablement fascinée. Submergée par une émotion aussi puissante qu’inattendue, elle attrape éventuellement Nafisah par un bras et les deux promeneuses voilées se débinent sans demander leur reste.
Khadîdja rencontrera ensuite Mahomet, dans des conditions formelles, en compagnie de vieux Maisara et des autres membres du haut personnel caravanier. Le sentiment secret de Khadîdja ne fera que croître et s’amplifier. Elle fera parvenir à Mahomet son paiement: vingt chameaux. Les jours et les semaines vont passer et le trait qui a frappé le cœur de Khadîdja débouchera sur des sensations et des émotions de plus en plus cuisantes et intenses. Et elle passera de longs moments par la suite à comploter avec Nafisah.
Si bien qu’un mois plus tard, Mahomet reçoit la visite d’une charmante dame de compagnie aux yeux en amandes, Nafisah bint Manbah. Le dialogue s’engage sur ce ton cordial et direct qui deviendra la marque de commerce du futur prophète de dieu.
- Mahomet
- Oui, Nafisah.
- As-tu déjà envisagé le mariage?
- Pas encore, non. Je ne suis pas assez fortuné pour ça.
- Et si je te disais qu’un parti fortuné se languit de toi, ici même à La Mecque.
- Je te demanderais de me préciser son identité.
- Il s’agit de Khadîdja bint Khuwaylid.
- Ma patronne?
- Oui.
- Elle… elle se languit de moi?
- Oui, et, directe et sincère sur tout ce qui concerne les affaires du cœur, elle m’envoie te le dire.
- Khadîdja est bien trop élevée socialement pour moi. Elle a des biens en abondance, des esclaves en quantité. Nous ne sommes pas du même rang.
- Mais cela n’altère en rien la nature de ses sentiments.
- Serait-elle prête à affranchir des esclaves, à distribuer le gros de ses avoirs aux indigents de notre ville? À rapprocher quelque peu son niveau de vie du mien?
- Ce serait là ta condition pour éventuellement consentir à un mariage?
- Oui, car il n’est de sain mariage qu’entre gens qui s’entendent fondamentalement sur la nature des choses de la vie sociale et du devoir.
Et Nafisah de se retirer, sur ces paroles. Le mariage eut lieu la même année. Khadîdja affranchit un grand nombre d’esclaves et distribua une portion importante de ses biens aux indigents de La Mecque. Zayd ibn Harithah, un des tout jeunes esclaves de Khadîdja, refusa de partir, si bien qu’éventuellement Mahomet et Khadîdja l’adoptèrent comme leur fils. Comme la mère de Mahomet était morte depuis des années, ce fut Halimah As-Sa’diyyah, nourrice de Mahomet, qui eut l’honneur de se voir remettre les cadeaux réservés à la mère du marié, lors de la cérémonie des noces.
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Second tableau. La Mecque, an 610 de l’ère chrétienne.
Mahomet a maintenant quarante ans. Khadîdja en a cinquante-cinq. Ce jour là, Mahomet revient chez lui très perturbé par sa promenade habituelle à la grotte de Hira. Il se comporte littéralement comme s’il avait reçu un coup de bâton sur la tête. Il a l’impression de perdre la boule. Il est en déroute complète. C’est qu’il a vu, dans la grotte, une apparition, une sorte d’ombre ou de silhouette qui lui dictait du texte, dans un excellent arabe, et le priait instamment de redire le texte, de le répéter, de le réciter, de le mémoriser. Mahomet se croit possédé. Il tremble comme une feuille. Khadîdja ne se démonte pas. Elle le fait assoir, l’enveloppe d’une grande couverture, s’assoit près de lui, sa main sur l’épaule de son homme, ses yeux dans les siens. Elle lui demande de dire et de redire les paroles que cette apparition lui a imposé de réciter. Récite, au nom d’Allah, le créateur… Mahomet continue de trembler comme un fiévreux. Il ne se sent vraiment pas fier. Il mentionne ces poètes forains un peu foufous qui parcourent l’Arabie en dégoisant des vers qu’ils donnent comme ouvertement inspirés du démon. Il a passablement la trouille et se croit habité par un djinn. Khadîdja ne panique pas. Elle le rassure, le conforte. Elle insiste sur la légitimité et la validité de cette expérience, de par son caractère subit, soudain, spontané, authentique, inouï, sincère. Khadîdja et Mahomet, ensemble, vont stabiliser d’abord et avant tout en eux-mêmes la priorité absolue et cuisante, abrupte, radicale, de la nouvelle unification des Arabes en dieu. Il est crucial d’insister sur le fait que Mahomet est le seul fondateur de religion majeur ayant donné assise à la formulation de sa foi dans les replis les plus profonds de sa dynamique de couple.
Il y avait déjà, de ci de là, des monothéistes parmi les patriciens mecquois. Khadîdja elle-même avait dans sa famille un certain nombre de chrétiens, issus des courants dits nestoriens ou encore nazaréens, traces nettes de l’ascendant encore présent sur l’Arabie de la culture de Byzance. Ces monothéistes abrahamiques étaient reconnus comme hommes de savoir et de foi. Sans niaiser face à cette situation, Khadîdja amène dare-dare Mahomet voir l’un d’eux: Waraqa bin Nawfal, cousin de Khadîdja, moine chrétien (nestorien ou nazaréen, les historiens hésitent). Le digne monsieur prend l’affaire très au sérieux. Il s’assoit avec Khadîdja et Mahomet et se fait relater en détail l’expérience vécue par l’intendant caravanier. Il se fait réciter les passages révélés ce jour-là (qui, dans la tradition coranique, forment aujourd’hui la sourate 96, donnée comme la toute première sourate révélée). Waraqa conclut, sans sourciller ni blêmir, que ce qui est apparu à Mahomet fils d’Abdallah ce jour là, c’est un ange, le même ange qui était apparu à Moussa (Moïse): Gabriel. Le rôle maïeutique capital de Khadîdja dans la stabilisation émotionnelle et intellectuelle de la toute première pulsion fidéiste de Mahomet lui a valu, dans la culture musulmane, le surnom exclusif de Mère de l’Islam.
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Troisième tableau. La Mecque, an 619 de l’ère chrétienne.
Les patriciens mecquois ont très mal réagis à la conversion de leurs premiers concitoyens à la croyance au dieu intangible, dont le culte dicte implacablement de détruire les idoles. Depuis presque dix ans maintenant, dans le plus pur style Allemagne de l’Est 1961, les autorités municipales font de gros efforts pour que ces quelques sectateurs ne franchissent pas les murs de la ville… pour en sortir. On procède ainsi, selon une coutume toute mecquoise, pour soigneusement éviter que cette poignée de séditieux cultuels ne se débine et parte répandre leur foi pernicieuse dans toute l’Arabie. L’Hégire, qui surviendra dans quelques années (en 622), sera une fuite discrète et méthodique des sectateurs de Mahomet vers des lieux sociologiquement plus cléments. Mais pour le moment, c’est le confinement. Les quelques douzaines de personnes, toutes classes confondues, ayant embrassé l’Islam, vivent dans l’enceinte de la ville, en des installations recluses appartenant à Abû Tâlib, oncle paternel de Mahomet. Khadîdja est au côté de son homme. Les filles, les demi-filles et le fils adoptif de Mahomet sont avec eux aussi, tenant le coup dans ce peu reluisant ghetto. Khadîdja, soixante-cinq ans, a tout perdu, tout sacrifié d’avoir embrassé l’Islam. Elle ne détient plus, en souvenir de sa grandeur révolue, qu’un mince réseau d’influences, en ville. L’oncle de Mahomet qui les héberge, meurt, sans embrasser l’Islam. Khadîdja, épuisée, au bout du rouleau mais toujours amoureuse, meurt aussi. La mort de ces deux figures, surtout celle de Khadîdja, va marquer la grande fracture de Mahomet avec cette ville et ses édiles. Perte de son oncle protecteur, perte du reste de réseau d’influences de son épouse, disparition de tout ce qui avait constitué l’amour marital, la tranquillité cossue et le bonheur béat à La Mecque. Il ne reste plus que les devoirs impérieux du culte, de la guerre, de l’unification et de la paix. À l’épicentre de ce qui mènera fatalement les premiers musulmans vers l’Hégire, on retrouve donc Khadîdja. Sa mort marque la disparition durable de tout ce qui signifiait joie, innocence et tranquillité en Islam.
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Quatrième tableau. Médine, an 631 de l’ère chrétienne.
L’Islam a triomphé. Mahomet est aujourd’hui son saint prophète. Maintenant, il est aussi polygame, ce qu’il n‘avait pas été du temps de son doux mariage avec Khadîdja. Certains de ses mariages actuels sont des mariages d’amour, d’autres sont des mariages formels, mariages de raison, de charité protectrice ou encore unions maritales définies par des motivations politiques ou politico-religieuses (alliances, traités, amnisties, immunités, etc). Un hagiographe rapporte l’anecdote suivante, qui serait survenue un an avant la mort (en 632) de Mahomet. Le saint prophète est assis et devise avec certains des plus éminents sahaba (compagnons) de son désormais industrieux et vaste entourage. Une voix de femme se fait entendre, au milieu du placotage. Mahomet interrompt subitement sa conversation et se lève aussitôt. Il va retrouver la femme et lui prend tendrement les mains. C’est Hâla bint Khuwaylid, la sœur de Khadîdja, qui vient le saluer et s’enquérir de lui. Le son de la voix sororale lui avait rappelé automatiquement la voix de son aimée sublime, même après toutes ces tumultueuses péripéties et de si longues années.
Mahomet meurt un an plus tard, d’une courte maladie (632). Il a alors soixante-cinq ans, le même âge qu’avait justement Khadîdja quand elle le quitta pour toujours.
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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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Réflexion sur les fondements interactifs et informatifs du cyber-journalisme
Posted by Ysengrimus sur 15 février 2016
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Il y a quelques temps, lors d’un débat sur Les 7 du Québec, deux de nos plus assidus collaborateurs ont eu l’estoc suivant, parmi bien d’autres. C’était au cœur d’un de ces grands élans digressifs dont je me tiens bien loin désormais comme participant mais que je lis toujours très attentivement, car la sagesse y percole souvent. Après que Lambda ait déploré la sempiternelle rudesse des échanges, Epsilon lui dit ceci:
Réponse de Lambda:
Ces deux interventions, surtout la seconde, synthétisent toute la problématique actuelle du journalisme citoyen. Le problème journalistique se formule désormais comme suit, c’est inévitable. Comme suit, je dis bien, c’est à dire dans les termes fort peu anodins d’une crise existentielle. Le journalisme est-il un corps de comportements communicatifs normés, fatalement aseptisés, reçus, stabilisés historiquement, avec une certaine façon ritualisée de colliger l’information, de la synthétiser, de la disposer, de la desservir, qui serait constante. Est-il un comportement produisant un corpus circonscrit?… un peu comme la poésie en vers ou les recettes de cuisine sont constantes et à peu près stabilisables à travers le temps.
Ou alors le journalisme n’est-il pas lui-même rien d’autre qu’une vaste manifestation perfectionnée (une parmi d’autres), justement, de mondanité et de formulation d’opinion, dont les cyber-ressources actuelles ne révèlent jamais que la profonde mutation contemporaine. Le journalisme, malgré ce qu’il voudrait bien faire croire, c’est pas une discipline rigoureuse comme, disons, la géométrie. Cela implique d’importantes questions. Le caractère «professionnel» ou «informé» du journalisme traditionnel est-il jamais autre chose qu’une illusion un peu parcheminée de classe élitaire (bien entretenue par la frilosité classique de l’esprit de corps, lui-même effarouché par le progrès que l’explosion actuelle impose). Les divers journalismes jaunes, la presse poubelle ou potineuse ne sont pas des inventions très récentes. Les élucubrations bobardeuses journalistiques, les diffamations de personnalités politiciennes et les relations de rencontres d’OVNI, sont vieilles comme le journalisme. L’internet est loin, très loin, d’avoir inventé tout ça. L’internet n’a pas inventé non plus le discours polémique, dont en retrouve des traces virulentes jusque chez les Grecs et les Romains.
L’élément nouveau des conditions journalistiques contemporaines ne réside pas vraiment non plus dans le fait que n’importe quel ahuri peut s’improviser diffuseur d’information de presse. Rappelons-nous, un petit peu, de l’époque pas si lointaine où celui qui contrôlait le chantier de coupe de bois contrôlait la pulpe, que celui qui contrôlait la pulpe contrôlait le papier, et que celui qui contrôlait le papier contrôlait à peu près tout ce qui s’écrivait dessus. Le journalisme n’a JAMAIS existé dans un espace intellocratique serein et éthéré. Cela n’est pas. Et l’objectivité de la presse, depuis sa conformité au factuel jusqu’à l’équilibre des opinions qu’elle véhicule, a toujours été un leurre de classe, dont l’unique bonne foi, toute épisodique, fut de se laisser aller parfois à croire à sa propre propagande.
L’opposition entre mes deux intervenants ici pose de facto une triade critique Facebook/média citoyen/média élitaire et, nul ne peux le nier, c’est l’espace intermédiaire, celui du média citoyen, qui se cherche le plus et ce, à cause du poids des deux autres. Un mot sur ces trois facettes du tripode.
Médias journalistiques élitaires. Ils sont foutus en terme de crédibilité fondamentale et plus personne de sérieux ne cultive la moindre illusion au sujet de leur partialité de classe. En plus, ils se détériorent qualitativement, en misant de plus en plus sur des pigistes et des gloses et traductions-gloses d’agences de presse. L’électronique les tue lentement comme distributeurs d’un objet (commercial) matériel traditionnel, ce qui les compromet avec une portion significative de leurs lecteurs d’antan. L’éditorial d’autrefois, donnant péremptoirement la ligne d’un quotidien ou d’un hebdomadaire, n’est plus. Il a été remplacé par des chroniques de francs-tireurs vedettes portés plus par leur succès d’audimat que par une base doctrinale effective. À cause de tout cela, un temps, on croyait vraiment les journaux conventionnels condamnés. Mais ils ont manifesté une notable résilience. Mobilisant leurs ressources, ils se sont adaptés, étape par étape, aux différents cyber-dispositifs et, en s’appuyant sur des ressorts empiriques (apprentissage collectif graduel du fonctionnement des blogues journalistiques, menant à leur noyautage) et juridiques (intimidation de plus en plus virulente des formes de discours et de commerce alternatif), ils on refermé un par un les différents verrous de la liberté d’expression et d’action, tout en restant de solides instruments de diffusion de la pensée mi-propagandiste mi-soporifique de la classe bourgeoise. Une fois de plus on observe qu’une solution technique ne règlera jamais une crise sociale, elle s’y coulera comme instrument et la crise continuera de se déployer, dans ses contradictions motrices, sans moins, sans plus. Les médias élitaires n’ont donc pas perdu tant que ça leur aptitude à tout simplement faire taire. Ceci est la confirmation du fait que la qualité intrinsèque, l’adéquation factuelle ou la cohérence intellectuelle, ne sont pas du tout des obligations très nettes quand ton journal est le bras de la classe dominante.
Facebook (et tous ses équivalents tendanciels). L’immense espace où le discours citoyen se vautre dans les mondanités et l’opinion avec bien entendu les accrochages d’usage n’est pas déplorable à cause de l’empoigne qui y règne mais bien à cause de sa dimension de vaste soupe de plus en plus gargantuesque et inorganisée. Qui relit du stock émanant de ces dispositifs? Qui prend la mesure de la censure mécanique par mots-clés qui y sévit de plus en plus nettement. Et, malgré cette dernière, c’est fou l’information qui nous attend, en percolant, dans un corpus de type Facebook (ou équivalents). In magma veritas, si vous me passez le latin culinaire! Sauf que, allez la pêcher… Je me prends parfois à fantasmer une sorte de gros agrégateur hyper-fin (car il serait tributaire de la fulgurance de cette intelligence artificielle authentique qui est encore à être). J’entrerais, mettons «Croyance aux OVNI» ou «Arguments dénonçant la corruption politique» et mon super-agrégateur plongerait dans Facebook (et équivalents) et y pêcherait ces développements et les organiserait, les convoquerait, les corderait, par pays, par époques, par tendances politiques ou philosophiques. Le corpus informatif magnifique que ça donnerait. On s’en fiche un peu pas mal que ces gens se chamaillent entre eux. Ils parlent, ils s’informent, ils amènent des nouvelles, comme autrefois sur les places des villages et dans les grands chemins. Molière a appris la mort de Descartes d’un vagabond venant de Paris monté temporairement sur l’arrière d’un des charriots de son théâtre ambulant. Je peux parfaitement me faire enseigner les prémisses de la dissolution effective du capitalisme pas un gogo méconnu dont le texte dort en ce moment sur Facebook, MySpace ou myobscurewittyblog.com. Ne médisons pas trop des ci-devant médias sociaux. Ils sont la tapisserie du Bayeux de notre époque. Les historiens ne les jugeront absolument pas aussi sévèrement que nous le faisons.
Médias journalistiques citoyens. Entre les deux, il y a les médias citoyens. Un cadre présentatif journalistique un peu à l’ancienne, quoique «pour tous» (commentateurs et auteurs) sur lequel se déverse la tempête interactive, sabrée du cinglant blizzard de toutes les digressions, redites et empoignes. De fait, entre la redite-télex et l’édito de choc, les médias journalistiques citoyens cherchent encore leur formule, et maintes figures d’hier ont jeté la serviette, les concernant. Ces médias alternatifs, où tout est encore â faire, sont principalement cybernétiques bien évidemment. Et ils s’alimentent de deux héritages. Ce sont justement les deux héritages, complémentaires et interpénétrés, qui, bon an mal an, se rencontrent et se confrontent ici, dans mes deux citations d’ouverture: l’interactif et l’informatif. Il ne faut pas se mentir sur les médias citoyens, dont l’exaltation des débuts s’estompe. Les manifestations verbales et conversationnelles de la lutte des classes la plus aigüe y font rage. Rien n’est badin ici, rien n’est formel, rien n’est comportemental (courtois ou discourtois). Tout concerne la lutte des forces progressistes et des forces réactionnaires de notre société pour se positionner et se maintenir dans l’espace, secondaire certes, subordonné mais toujours sensible, de le communication de masse.
La lutte des classes se bridait pesamment, sous les piles de papier encré du journalisme conventionnel. Dans le journalisme citoyen, elle se débride allègrement dans les pixels. Pour le moment, cela ne rend pas la susdite lutte des classes nécessairement plus méthodique, avisée ou systématique mais subitement, ouf, quelle visibilité solaire!
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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