Le Carnet d'Ysengrimus

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Archive for janvier 2018

Mon pastiche de LANDRU

Posted by Ysengrimus sur 21 janvier 2018

H-D-Landru

LETTRE D’ACCEPTATION D’HENRI-DÉSIRÉ LANDRU (1869-1922)

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12 février 1919

Chers amis,

C’est avec joie que j’apprends que vous seriez prêts à m’introniser parmi les sommités peuplant votre cénacle, moi, modeste artisan itinérant. Je vois, dans la perspective de cette participation, que fort immodestement j’accepte, une occasion rêvée de nouer de nouveaux contacts et ainsi d’élargir le cercle de mes… connaissances.

Je cogite ici, à la fenêtre de la cuisine de ma petite villa de Gambais, d’où je vous écris, macérant dans les effluves du gros café colonial percolant sur le fourneau du poêle. La tristesse du ciel hivernal et les vieilles bigotes partant pour la messe ne sauraient en rien assombrir le bonheur qui m’étreint à l’idée de devenir membre de DIALOGUS. Je vous prie d’excuser les stries de suie sur ma lettre, mais ma cheminée ayant un mauvais tirage, je me vois contraint d’alimenter mon feu régulièrement. Il parait que, ce faisant, j’alimente aussi mon stéréotype historique… Mais, cela, on me rapporte aussi que c’est à vous de me le dire.

Et ce sera à moi de m’en défendre au mieux.

 À très bientôt, j’espère.

 Cordialement,

Henri-Désiré Landru

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1- LE GRILLON DU FOYER

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On m’a dit que vous aviez refusé l’assistance d’un prêtre pour vos derniers instants; on n’a même pas pu allumer quelques cierges autour de votre cercueil, la fumée de l’encens ne s’est pas élevée vers le ciel. Quelle douleur pour moi de savoir que maintenant vous brûlez en enfer!

Anonyme

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Cher monsieur,

En ce jour un peu gris de 1919, je suis toujours bien en vie. Mais il est déjà clair dans mon esprit que je ne tolérerai pas que la calotte exécrée vienne empuantir ma dernière demeure de ses rituels inanes. Quant à votre enfer, mon petit bonhomme, le flot glacial et tumultueux de mon athéisme méprisant l’a transformé depuis longtemps en un lit fétide et gluant de cendres bien trop palpables.

Comme la majorité de mes «victimes» partageaient mon opinion sur ces questions, elles ne risquent pas, elles non plus, de vous rencontrer dans la géhenne de vos lassantes iconolâtries.

Henri-Désiré Landru

 .

2- QUI ÊTES-VOUS?

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Qui êtes-vous? Savez-vous qui était Désiré Landru?

Alexandrine

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Bien sûr! C’est moi!

Henri-Désiré Landru

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Savez-vous qui il est? Vous aimez ce personnage qui a tué, toute sa vie! qui n’a jamais aimé les femmes et les faire mourir!…

Alexandrine

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Enfin mon amie, vous divaguez. Ressaisissez-vous, que diable. Vous en faites une tartine pour le modeste vendeur de vélocipèdes mécompris de ses pairs que je suis…

Henri-Désiré Landru

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J’aimerais vous connaître Landru. Ne vous moquez pas de moi! Vous m’intriguez, monsieur…

Êtes-vous d’accord pour que l’on se parle?

À très bientôt, Monsieur Landru

Alexandrine

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Bien sûr, Alexandrine. Il n’y a nullement matière à se moquer. Ceci est très sérieux.
Vous avez des avoirs?

Henri-Désiré Landru

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Je ne vous comprends pas… Trouvez-vous cela normal? Comment s’appelaient toutes ces femmes?

Alexandrine

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Oh fondamentalement, elles portaient toutes le même nom: langueur.

Henri-Désiré Landru

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 Cher Landru,

Nous sommes tous bien peu de chose dans ce monde si petit… mais de quoi vous accuse-t-on précisément? Je m’appelle Alexandrine, je n’ai que quinze ans et pourtant, j’aimerais vous comprendre! Que se passe-t-il?

Alexandrine

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Oh, Alexandrine, vraiment, fort peu de chose. On prétendra très bientôt, à ce que je devine, que j’ai embringué quelques douzaines de veuves dans mes salades, que je les ai dévidées (au sens propre et au sens figuré, ce dernier, plus subtil mais moins plaisant que le premier, charriant l’inévitable et si pesante connotation pécuniaire), promptement équarries et subrepticement cramées dans ma cuisinière.

Alors vous comprenez, je proteste quand même un peu.

Henri-Désiré Landru

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3- VOUS RENCONTRER

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Eh! Toi cloporte misérable, as-tu pris du plaisir à tuer ces femmes en les brûlant? J’aimerais bien te rencontrer pour t’infliger la punition que tu aurais dû avoir: la torture perpétuelle; moi je te ferais cramer à feux doux, lentement et je commencerais par ce qui fait de toi un homme, je t’humilierais comme jamais un homme n’en a humilié un autre. Ah oui, j’ai oublié de préciser qu’avant de te faire rissoler, je te couperais des petits morceaux de ton corps, enfin si c’est un corps car de corps il n’a que le nom, cela ressemble plutôt à un ramassis de tout ce qu’on a fait de plus moche sur cette terre.

 Cordialement,

Raphaël

P.S.: J’espère que vous aurez au moins le courage de me répondre et d’affronter quelqu’un de votre gabarit (je ne parle ni de votre taille ni de votre poids, Gringalet!).

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Environ quatre-vingt-dix ans nous séparent, petit paltoquet sans envergure, et, comme vous ne pouvez pas venir me brutaliser dans le passé, j’ai la joie de vous annoncer que je vous conchie copieusement.

Henri-Désiré Landru

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4-DES REGRETS?

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Landru,

Simple question… Avez-vous des regrets? Et si c’était à refaire?

Merci,

Ourasi

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J’ai une infinité de regrets. J’aurais voulu être plus tendre, plus convainquant, mais aussi plus méthodique, plus systématique.

Mais surtout, surtout: ah si j’avais pu disposer de toute cette technologie de communication que vous avez en votre temps. Mais on me rapporte que j’ai de forts astucieux continuateurs…

Henri-Désiré Landru

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5- LA FEMME AU FOYER

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Bonjour Désiré,

Est-ce vous l’inventeur de la «femme au foyer»?

Merci de me répondre

Hemlin

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Oh, je n’ai pas eu cette chance. Mais j’en suis un perpétuateur assez passable. Vous par contre, il n’y a pas à finasser: je vous impute l’invention du calembour fin!

Henri-Désiré Landru

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6- OBJET DE TOUS LES DÉSIRS

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Cher M. Landru,

Ma cuisinière ayant rendu l’âme (l’objet non point la personne) et étant de ce fait obligé d’en changer, je m’adresse à vous en tant qu’expert en la matière. Pourriez-vous me conseiller dans mon futur achat?

Je vous prie, M. Landru, de recevoir mes salutations les plus chaudes.

Henry

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Ah là là, ce n’est pas simple. Les technologies ont bien changé, j’en ai peur. Mais vous avez mille fois raison. Une de mes veuves faisait un garenne au pot remarquable. Elle a un jour changé de cuisinière, eh bien, ses civets n’ont jamais retrouvé le moelleux des belles années. Elle en était bien contrite. Enfin, cette contrariété ne lui pèse plus aujourd’hui, fort heureusement pour elle…

Bref, j’approuve votre prudence mais ne puis vous aider d’avantage. La totalité du havre domestique repose sur une cuisinière adéquate. Bon courage.

Henri-Désiré Landru

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7- À QUI AI-JE L’HONNEUR?

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Landru,

 Votre prénom indique que vous avez dû être désiré par votre mère mais je ne sais vraiment pas qui vous êtes et ce que vous avez fait dans votre vie… mais qui êtes-vous donc? J’ai la vague impression (mais ce n’est que pure déduction) que vous deviez être une espèce de tueur en série maniaque qui attirait les femmes chez vous pour les brûler dans votre cuisinière, je me trompe, je divague ou je brûle?

 RSVP, je brûle de vous lire,

Nathalie, la Québécoise

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Chère Nathalie,

Pour utiliser une expression bien française en réponse à votre question sur qui je suis, je vous répondrai: un cumulard. Je cumule modestement mes devoirs et mes plaisirs. J’ai une famille à nourrir (devoir) et j’aime interagir avec les femmes (plaisir). Je les choisis un peu seules, un peu déprimées et me charge de leur donner de la tendresse et du réconfort (devoir), et en échange elles sont vite gagnées par l’envie inexpugnable de me signer une procuration de transfert de propriété (plaisir). Je leur fais quitter la vie en douceur, par interruption de la respiration habituellement (grand plaisir, d’autant plus tendre et doux qu’elles sont habituellement consentantes), puis je me charge de faire disparaître les tristes preuves de la profondeur de notre entente mutuelle aux yeux de la mesquinerie légaliste ambiante qui la matraquerait de son incompréhension bigleuse (ceci m’est un devoir d’autant plus désagréable que cela lève une suie malodorante qui macule l’horizon déjà bien triste du département 78).

Mais permettez moi, chère Nathalie-qui-brûle-déjà, de vous poser une question à mon tour, car vous m’intriguez beaucoup. Qu’est-ce donc qu’une «québécoise»? Est-ce une sorte de masochiste ou de martyr?

 Vôtre respectueusement,

Henri-Désiré Landru

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8- DÉPARTEMENT 78

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Landru,

J’aimerais bien savoir où est situé le Département 78. Dans quelle ville? En quelle(es) année(s) vos horribles crimes ont-ils été commis? Avant ou après Jack l’Éventreur? Ce dernier vous a-t-il influencé (non pas dans la manière de tuer, ni quel type de femmes mais simplement pour passer aux actes)? Sinon, qui était ou est votre maître à penser, votre modèle ou votre idole? Pourquoi? Avez-vous été arrêté et jugé pour meurtre? Si oui, quel fut le verdict exact et la sentence? Si le verdict a été coupable, avez-vous purgé une peine de prison et si oui où? Vous ne semblez éprouver aucun remord et semblez prêt à recommencer. Si c’était à refaire, le feriez-vous autrement et si oui, quels détails changeriez-vous pour commettre les crimes parfaits? N’ayez pas peur, je ne suis pas une meurtrière, moi! Cependant, j’avoue que quelquefois, les mots peuvent être assassins et j’ai la langue piquante et plutôt «bien pendue»…

D’un brûlot québécois

P.S. Au cas où le français illettré que vous semblez être ne sait pas ce qu’est un brûlot, au Canada, il s’agit d’un moustique dont la piqûre donne une sensation de brûlure et, contrairement à votre propre nom, le mot brûlot figure dans le dictionnaire Larousse!

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Tout beau, tout beau, Nathalie,

Il n’y a bien que les canadiens pour appeler un moustique un brûlot. Un brûlot, pour votre gouverne, c’est un document inflammatoire, un peu comme votre missive là. Elle est d’ailleurs un petit brûlot bien suave, comme tout ce qui est colère légitime de femme.

À propos d’ignorance grossière, vos questions en révèlent un échantillon touchant. Un département n’est pas «dans» une ville, ce serait plutôt le contraire! Ce cher 78 c’est Les Yvelines. Vous avez bien une carte de la France. Avisez-la, et trouvez Paris, ça devrait être assez facile. Glissez le doigt vers le sud-ouest et repérez Versailles. Dessinez une petite pomme penchée dont la ville des Rois de France est le pédoncule et vous venez de circonscrire Les Yvelines, département 78. C’est là que se trouvent mes deux principales communes de résidence: Vernouillet et Gambais, en Ile de France.

Me comparer à cet éventreur londonien violent et misogyne qui frappe la nuit et par surprise de pauvres filles faisant le trottoir est non avenu et bien vexant, mademoiselle. Ah, je suis un parfait incompris. Mon amour respectueux des femmes est bien plus proche de celui du Chevalier Victor Margueritte que de qui que ce soit d’autre. J’ai eu la grande chance de le rencontrer par pur hasard un matin, aux Jardins du Luxembourg. Un homme fascinant, très respectueux de la quête libératrice des femmes, et qui nous prépare des romans qui étonneront.

Je crois que ceci requiert explication. Je suis un quinquagénaire discret et bien peu formidable. Je ne suis pas Casanova, mademoiselle, mais Landru. Comment pensez-vous que j’ai pu convaincre si vite ces dames respectables de quitter la vie à mon avantage? Pensez-y, il n’y a qu’une seule solution. C’est qu’elles étaient consentantes. Leurs procurations m’étaient salaire. Si je finis sur la guillotine pour un tel acte d’abnégation déférente, ce seront elles qui auront, post-mortem, commis un crime. Mais je ne regrette pas d’avoir contribué à les départager de cette vie étouffante pour une femme moderne quand elle croule sous ce carcan ancien de conventions que la guerre a bien trop peu ébranlé. N’ayant pas la verve littéraire du bon Chevalier Margueritte, je suis contraint à… l’action directe.

Pour commettre un crime parfait, il faut encore se vouer à une vocation criminelle. Je ne produis, pour ma part, que du suicide assisté moyennant rétribution. DIALOGUS n’a pas consenti à me révéler ce que sera mon sort. Mais je me doute que des démêlés avec la justice sont à venir. Il parait même qu’ils me prendront par surprise, alors j’attends. Si vous en savez plus, toute information est bienvenue.

Et… je n’ai pas peur de vous, Nathalie. Je vous admire plutôt, avec votre style revêche et survolté. Vous êtes en plein mon «genre», comme disent les petits jeunots démobilisés de ce temps. Je suis corps et âme à votre service.

Respectueusement vôtre,

Henri-Désiré Landru

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9- EN MAL D’INSPIRATION

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Landru, dit-on, gérait avec minutie sa correspondance et écrivait remarquablement bien.

Auriez-vous des extraits de courriers?

Odegivry , un admirateur

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Cher admirateur,

Le maigre monceau de correspondance que j’ai pu entretenir se trouve rangé soigneusement dans un garage dont je fais location, à Clichy. Un plumitif parisien, philosophe bohème qui se nomme, je crois, Botul, m’a écrit trois ou quatre fois en référence insistante à une conversation de troquet que nous eûmes jadis. Rien là pour combler les nuits esseulées de Sophie Volland, comme vous voyez.

Je crois que l’échantillon épistolaire le plus sûr sera encore celui que nous produirons ensemble vous et moi au cours du présent échange. À vous donc.

Respectueusement vôtre,

Henri-Désiré Landru

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10- RACINE

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Monsieur Landru,

Avant sa carrière d’écrivain mondial, le jeune Georges SIMENON, journaliste à La Gazette de Liège, écrivait en 1921 (il n’avait que 18 ans): «(…) Des gens qui critiquent les autres, pour n’être pas soupçonnés d’agir comme eux, clament qu’il est monstrueux de se passionner de la sorte au sujet d’un criminel, d’un assassin, de Landru. (…) Quoi de plus légitimement attirant pour les foules, que la tragédie ou le drame? Or, la tragédie, fut-elle classique et écrite par un Racine austère nous édifie-t-elle toujours en représentant des héros et des saints? Quel est le dénouement de Britannicus, sinon le lâche assassinat par l’hôte, de son convive? Et le sujet de Phèdre oserait-il être conté par le plus hardi feuilletoniste? Parlerai-je d’Iphigénie, où du sang coule encore et où un père est prêt à immoler sa fille? (…) Mais peut-on en vouloir au peuple (…) de s’intéresser aux actions extraordinaires, là où il les rencontre? De quoi est faite l’histoire, sinon de crimes, de luttes, de conspirations, de lâchetés? Quel est le fond de la littérature, sinon des crimes, ou pis, de l’immoralité. (…)»

Mes questions :

– Monsieur Jean Racine mérite-t-il de vous être associé?

– Britannicus, Phèdre et Iphigénie ne seraient-ils pas rien d’autre que des Landru bavards?

– Ne seriez-vous pas plutôt un héros de roman, de littérature ou des temps modernes?

– Quels sont vos liens de filiation avec Son Excellence Lucius Domitius Claudius Nero, dom Tomas de Torquemada, Saint Dominique, Monsieur le Chancelier Adolf Hitler, Son Altesse Jean Bedel Bokassa, Monsieur le Président George Herbert Walker Bush et le bras droit de mon contrôleur d’impôts?

– N’êtes-vous pas irrité de l’ombre que vous fait Marc Dutroux (un Belge, en plus!)?

Joseph-Macchabeus Branlu

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Monsieur,

Britannicus, Phèdre et Iphigénie sont des coupables fictifs. Je suis un innocent réel. Hitler, Saint Dominique, Bush et Dutroux tuent des enfants arabes, juifs ou belges et de jeunes rousses aux yeux verts terrorisés, qui n’ont rien fait. Je libère de la vie des compagnes adultes, consentantes et libres qui en ont plus sur la conscience que vous ne pourriez le croire. Votre percepteur d’impôt et ses sbires vivent décemment, je vis dans une grande maison délabrée, et vais peut-être un de ces jours palper de la paille du cachot et du fil de la guillotine…

Il me semble qu’il y a là un distinguo qui va bien plus loin que l’étrange paronymie entre votre signature et la mienne. Ne trouvez-vous pas, Monsieur Dubois-Branlu? Ajoutons, puisque vous faites un tel cas du drame racinien, que force est de constater que c’est moi qui le vis, dans sa version moderne, pas vous.

Vôtre,

Henri-Désiré Landru

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11- CE TYPE DE CHAUFFAGE

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Monsieur Landru,

Ne soyez point gêné par l’admiration que je voudrais vous témoigner, sachez seulement que votre œuvre peut se flatter de ma plus grande estime: a-t-on déjà vu un tel courage, une telle assiduité dans ce projet (ma foi fort louable!) de mener à terme ce que nous soufflent en secret nos convictions? Quelle inspiration inouïe pour agir de la sorte, sans commune mesure avec l’exiguïté désolante de votre cuisinière… Encore une fois, que de raffinement dans votre dérision! Allons bon, je m’enflamme et je vous sais impassible, ce pourquoi je préfère vous laisser à vos affaires, en vous rappelant cette réalité qui, je l’espère, ne sera pas sans vous conforter dans votre entreprise: les veuves pleurent seulement le plaisir qu’elles avaient à tromper leur mari. Je veux vous quitter sur une question, je vous l’accorde un peu technique, qui me brûle les lèvres. Eu égard au prix du bois qui ne fait qu’augmenter chaque hiver, je conçois facilement l’avantage d’un combustible humain dont le coût défie toute concurrence. Mais je demandais si, du point de vue calorifique, ce type de chauffage (avec ce taux adipeux qu’on connaît à l’organisme féminin) l’emportait doublement.

Je vous remercie d’avance pour vos précisions en vous saluant bien cordialement.

Aurélien Merini

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Cher Aurélien,

Poser la question, surtout comme vous le faites, c’est un peu y répondre. L’être humain est un fort mauvais combustible, et Saint Dominique ne s’y était pas trompé, qui était très pointilleux sur la teneur igniphile des san-benito dont il faisait emballer les victimes innocentes d’une Inquisition aussi sourcilleuse que dévoratrice. C’est —soit dit par aparté— pour me protéger des excès de l’équivalent républicain de ce Moloch autoritaire que je suis bel et bien réduit à empuantir le ciel déjà peu avenant des Yvelines. Mais passons sur ceci…

Je crois détecter un petit filet grivois dans le ton que vous tenez en parlant des veuves. Les veuves souffrent, cher Aurélien, et il n’y a vraiment rien d’humoristique à cela. Le pis de l’affaire est qu’elles souffrent moins d’être veuves que d’avoir été mariées. Cela les engonce dans un jeu de convenances dont les effets grèvent ce veuvage qui les prive désormais des maigres et fugitifs avantages que leur instillait parcimonieusement la maritalité. Et même la fortune héritée ne soulage pas les piqûres incessantes du nid d’oursins paradoxal qu’entretiennent les conventions sociales étriquées de notre temps sur ces matières.

Alors il y a la solution Landru…

Henri-Désiré Landru

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12- LAURE DELATTRE

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Salut Landru,

J’ai ouï-dire que tu aimais les femmes au foyer? Connais-tu Laure Delattre?

Ibozou

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Monsieur,

J’ai consulté tous mes calepins. Ce nom n’y figure pas. Mais si cette demoiselle est en moyens, je ne dirais pas non à l’idée de la rencontrer. Si, qui plus est, elle est prête à rester enfermée un temps dans une espace forclos pour en tirer quelque bénéfice, nous serons certainement compatibles.

Le bénéfice sera pour moi par contre…

Henri-Désiré Landru

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Dis donc Landru,

J’ai l’impression que tu n’as pas saisi mon jeu de mot: Laure de l’âtre, femme au foyer, eh eh eh…

Ibozou

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Vous admettez donc qu’il est légitime de tirer l’or de l’âtre…

Henri-Désiré Landru

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Monsieur Landru,

Quelle belle leçon d’humour vous me faites là. On apprécie encore mieux ce genre d’humour quand on porte des lunettes à double foyer!

Ibozou

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Ou des lunettes fumées…

Vous savez, j’en sais un peu plus sur mon avenir à force de côtoyer tous ces braves gens de DIALOGUS. Imaginez-vous donc que je vais me retrouver à la Cour d’Assises… Et, me dit-on, le public viendra à mon procès pour écouter mes plaisanteries. C’est vous dire combien je prends l’humour au sérieux…

Henri-Désiré Landru

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13- SÉDUIRE QUAND ON EST LANDRU

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Monsieur Landru,

Il est étonnant qu’avec un look pareil vous emballiez tellement. Au 21ième siècle, vous n’auriez aucun succès, et ce serait la ruine pour vous, ce qui serait dommageable à un flambeur tel que vous!

Ibozou

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Le «look» comme vous dites, mon brave, n’est jamais qu’un des paramètres de l’équation complexe de la séduction. Le mystère est bien plus attirant que le «look» dans un grand nombre de cas. L’intelligence, la gentillesse, la délicatesse sont aussi des atouts majeurs, car fondamentalement la femme aime de tête.

Écoutez une femme attentivement. Écoutez-la pour vrai, sans faire semblant et elle finira par vous tomber dans les bras. Négligez-la, ne lui portez pas l’attention qu’elle requiert et, tout Adonis que vous êtes, vous finirez au bazar.

La femme est subtile, articulée, complexe. C’est dans cette horlogerie délicate que palpite tout le potentiel séduisant d’un Landru…

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Monsieur Landru,

Ça vous va bien à vous de donner des leçons de séduction. Je pense que la gent féminine se serait volontiers passée d’un galant homme dans votre genre!

Bien à vous!

Ibozou

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Ne vous érigez donc pas en porte-parole autoproclamé de la gent féminine, jeune freluquet. Laissez-la simplement me juger par elle-même en votre temps, comme elle le fit si bien au mien.

Je ne vous salue pas,

Henri-Désiré Landru

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Monsieur Landru,

Quand je pense à toutes ces femmes qui avaient le feu aux fesses et qui rêvaient de vous rencontrer mais qui ont finalement succombé après de brûlantes étreintes et dont toutes les économies sont parties en fumée, je sens comme un malaise diffus, qui m’envahit et me consume…

Bonne nuit éternelle

Ibozou

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Elles étaient consentantes. C’est leur argent qui leur brûlait les doigts.

Adieu

Henri-Désiré Landru

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Landru,

Je suis extrêmement étonné de voir la dose de mauvais esprit qui s’était réfugié sous votre crâne chauve au nez et à la barbe de votre auguste moustache.

Tant de propos fumeux, je trouve ça sidérant.

Au plaisir,

Ibozou

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14- N’EN FAITES PAS UNE SCÈNE DE MÉNAGE

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Monsieur Landru,

J’espère ne pas vous déranger dans vos lourdes tâches ménagères. Il m’est très agréable de pouvoir vous questionner. En effet d’où je vous écris vous êtes une référence en matière de «gestion domestique des déchets», dirons-nous. Me permettrez-vous, même si comparaison n’est pas raison, d’évoquer un cas actuel pour éclairer vos actes? Voici une dépêche afin de vous mettre au parfum…

Le cannibale de Rothenburg condamné à huit ans et demi de prison.

[agence AFP, le 30.01.2004]

Le cannibale de Rothenburg, Armin Meiwes, jugé pour le meurtre en 2001 d’un ingénieur berlinois qu’il avait dépecé et en grande partie consommé, a été condamné vendredi à huit ans et demi de prison par le tribunal de Cassel (centre). Le tribunal n’a pas suivi les réquisitions du Parquet, qui avait exigé la détention à perpétuité pour «meurtre par plaisir sexuel», ni le plaidoyer de la défense, qui avait estimé que l’accusé n’avait commis qu’un «meurtre sur demande» passible d’un maximum de cinq ans de détention, sa victime étant consentante. Armin Meiwes, 42 ans, avait avoué avoir tué et mangé en mars 2001 l’ingénieur berlinois Bernd Juergen Brandes, 43 ans, une scène qu’il avait enregistrée sur cassette vidéo. Brandes s’était rendu à son domicile de Rotenbourg, près de Cassel, à la suite d’une annonce postée sur internet par Armin Meiwes: «Cherche homme prêt à se faire manger».

Qu’en pensez-vous? Vos motivations personnelles sont-elles pécuniaires ou culinaires?

J David Théodoros

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Du mal. N’importe quel ethnologue sérieux vous dira que l’anthropophagie est un acte rituel et non gastronomique. Ce sont pour des raisons psychologiques que l’on dévore certaines parties spécifiques du corps d’une victime. On bouffe des symboles plus que du nanan…

Je ne suis pas un anthropophage, monsieur. Je suis un simple assassin. Les corps satinés de mes victimes n’avaient une signification pour moi que lorsqu’elles étaient vivantes. Mortes, elles me laissent des écorces encombrantes dont je dois disposer pour me protéger de la mesquinerie ambiante.

Ainsi, ce terme «gestion domestique des déchets» me décrit bien plus adéquatement que cette citation oiseuse et ces références pesantes à des coutumes dont je suis aussi distant que vous.

Vôtre,

Landru

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15- VOS CERTITUDES

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Monsieur Landru,

Je ne sais trop de quelle manière vous aborder; je ne voudrais surtout pas que vous me regardiez venir comme une peste à votre porte, comme tous ceux qui viennent demander des comptes, cherchent dans tous les coins des preuves d’absence de vertu, pillant les secrets comme des truffes; je ne suis pas, monsieur, de cette sorte. Je laisse à d’autres l’étrange plaisir de jouer les juges. Je voudrais que vous mettiez de côté l’univers entier et me parliez comme à une inconnue perdue dans le néant.

Ce sont vos certitudes les plus intimes que je vous demande de me livrer. Vos certitudes sur la nature de la vie, l’essence pure de l’existence à vos yeux. Les émotions qui vous accompagnent à chacune de vos inspirations, les pensées qui vous assaillent dès que le silence s’étend, l’impression que vous avez de ce monde.

Est-ce trop demander? Suis-je trop gourmande de ce qui ne me regarde pas du tout?

Catherine

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La douce, la bonne et honnête question, Catherine, chère, chère Catherine. Cela me change vraiment de tous les cabotins ineptes qui m’écrivent d’ici… Eh bien voici:

Le monde est petit, gris, mesquin, désespérant. Nous sortons d’une guerre mondiale absurde qui a ruiné l’Europe. Les valeurs se déglinguent. La France part en quenouilles. De vieilles fortunes familiales pourrissent et se dévaluent comme le blé rouille dans les champs. Il pleut. J’ai un petit rhume. Quel sale temps!

Je marche dans la ville. J’aperçois soudain la dernière manifestation de la beauté, assise sur un banc de fer. C’est une femme, Catherine, une femme comme vous. Belle, avec son petit chapeau à fleurs en perchoir latéral et ses jambes croisées et bien dessinées sous ses jupes aux gros traits oranges et noir. Je la salue poliment, lui parle d’une voix douce, m’assied auprès d’elle. Mon attitude d’un autre siècle la rassure et la change de tous ces jeunes goujats démobilisés qui lui susurrent des grossièretés à l’oreille. Je ne susurre rien. Je l’écoute. Je l’écoute pour vrai, car elle m’intéresse pour vrai. Et ça, c’est si rare, Catherine: être vraiment écoutée… Et que pensez-vous qu’elle me raconte? De quelle façon vous imaginez-vous qu’elle se vide le cœur?

Croyez-le ou non elle me dit: «Oh Monsieur, le monde est petit, gris, mesquin, désespérant. Nous sortons d’une guerre mondiale absurde qui a ruiné l’Europe. Les valeurs se déglinguent. La France part en quenouilles. De vieilles fortunes familiales pourrissent et se dévaluent comme le blé rouille dans les champs. Il pleut. J’ai un petit rhume. Quel sale temps!»

Quand elle sent à quel point je la comprends, nous franchissons doucement le rideau vaporeux de la confidence. Elle dit alors, l’œil moins sec: «Je suis déprimée. J’en ai tellement marre. Que me reste-t-il à faire de cette fortune en charpie? Me remarier avec un de ces ex-poilus, abrutis par le tonnerre des shrapnells? Mais j’en ai par-dessus la tête de faire la bonniche pour un molosse malodorant qui me boit mon avoir. Ah si j’avais le courage de quitter cette vie inutile, à l’horizon obstrué et borgne.»

Vous comprenez, Catherine, je n’ai pas plus de courage qu’elle, mais je suis tout aussi déprimé. Alors de fil en aiguille nous nous levons, elle prend mon bras, je l’amène faire un petit tour unilatéral à ma villa. Si nous signons quelques papiers, c’est vraiment parce qu’elle insiste. Je vous jure que j’ai souvent agi ainsi sans être dédommagé. La suite de ce minutieux processus, je crois qu’il est bien connu de vos historiens.

Il y a une chose de bien plus déprimante que d’être un homme dans l’Europe croupissante de 1919: être une femme dans l’Europe croupissante de 1919. Elles ne veulent plus de l’ordre ancien et ne peuvent joindre l’ordre moderne. Elles sont vraiment bien piégées. Je fais donc mon petit effort pour éviter un tel piège à certaines de nos belles. Elles sont si tristes de cette platitude de creux de vague de transition historique qui traîne sans fin.

Telle est ma vision de mon monde, chère Catherine. Pardonnez-en l’étroitesse. Je ne suis qu’un homme de ce temps qui respecte le désespoir insondable des femmes de ce temps. Je les aime. Je suis leur féal. Elles sont déprimées. Il faut ce qu’il faut…

Respectueusement,

Henri Désiré Landru

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Je crois bien, cher Henri-Désiré, que je vous aurais suivi moi aussi à une certaine époque de ma vie. On a tous notre petite année 1919, j’imagine.

Mais dites-moi, et gardez bien à l’esprit que je ne juge rien et ne catalogue rien en posant cette question, êtes-vous bien certain que les morts de toutes ces femmes étaient désirées par les femmes en question? Était-ce réellement une sorte de suicide assisté? Vous les aidiez à mourir, mais désiraient-elles vraiment mourir ou voulaient-elles seulement dormir un bon coup et se faire réveiller par un petit café au lit? Car votre tendresse, et vous l’évoquez vous-même, aurait pu illuminer cette Europe croupissante, non?

Je vous remercie de m’avoir livré si poétiquement votre pensée, je vous suis infiniment reconnaissante…

Catherine

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La question que vous posez, Catherine, est terriblement légitime et d’un plausible épais et poisseux qui m’inquiéterait presque si mon cynisme n’était pas là pour faire blindage. Je ne peux vous répondre. Car enfin, ni l’ombre ni l’ectoplasme d’aucune d’entre elles ne sont revenus me hanter pour me réclamer le caoua du bidasse anonyme mort dans l’oubli, dans son trou d’obus boueux et bête.

Il va donc vous falloir spéculer…

Henri Désiré Landru

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Mon cher Henri-Désiré,

Suite à votre invitation à le faire, j’ai spéculé. Mais pas au sujet de ce que vous pourriez croire. J’ai spéculé, imaginez-vous donc, sur les conséquences d’une éventuelle spéculation. En bout de ligne, j’ai préféré m’abstenir. Monsieur, je vous annonce donc que j’abandonne les «si». Pardonnez-moi même de vous avoir suggéré ces hypothétiques cafés au lit.

Parlez-moi plutôt, très cher, de votre relation avec Fernande, dans la mesure où vos confidences ne menaceraient pas la pudeur de votre fiancée.

En passant, savez-vous que mon deuxième nom est Fernande? Je n’en suis pas particulièrement fière, mais bon, on ne choisit pas son nom…

Amicalement,

Catherine

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Il n’y a pas plus saine spéculation que l’investigation empirique, bonne amie. D’avoir spéculé excessivement en spirale, vous vous seriez en effet fort possiblement étourdie et cela vous aurait sans doute fait tomber dans la toile.

Allons-y donc gaiement avec votre propos neuf…

J’ai donc connu six Fernande, une Fernande-Amélie et une Ferdinande. Pour compléter, j’ai connu sept Catherine et quatre Marie-Catherine, dont Madame Marie-Catherine Landru née Rémy, ma cousine et épouse qui m’a fait des enfants qui ont eu des enfants. Nos premiers ébats furent furtifs et vifs tant et tant que j’ai bien peur que nos fiançailles aient été bien courtes, pour de tristes raisons tenant au cintre étriqué de la morale ambiante…

Il faudrait donc me clarifier un peu sur quelle Fernande vous jetez si unilatéralement le dévolu de votre curiosité aussi incisive que légitime.

Vous avez un fort joli prénom, Catherine Fernande. Restez avec moi. Vous me captivez et m’inspirez.

Votre Henri-Désiré

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Cher ami, puis-je me permettre une si familière appellation?

Pardonnez mon délai à vous répondre, mais de grandes transformations chez moi m’ont beaucoup occupée. Je suis certaine que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.

Je parlais bien entendu de Fernande Segret, cette blonde pâle avec qui vous entretenez une relation depuis deux ans, si je ne me trompe pas. Comment est-elle, qu’aimez-vous chez cette femme? Comment vous sentez-vous lorsque vous êtes avec elle, avez-vous des moments d’inconfort?

J’attends votre réponse et j’espère qu’elle ne tardera pas autant que la mienne.

Amicalement,

Catherine

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Fernande, bien sûr, «ma» Fernande. Ah, allez donc donner le change avec ces correspondantes du futur. Il semble qu’il n’y ait pas un traversin de votre alcôve qu’elles n’aient retourné. Forcément, vous n’êtes plus là pour émettre le jet d’encre du poulpe, alors elles en profitent. C’est inexorable. Enfin c’est là le côté sursaut de la gloire historique, je suppose…

Fernande, donc, puisque vous êtes si bien informée, chère Catherine, eh bien figurez-vous que Fernande me fait rire. Nous rions ensemble, nous nous amusons de tout, surtout du dérisoire, du mondain, du moderne. Je me sens joyeux avec elle, badin, folâtre. C’est d’un inhabituel étourdissant qui m’exalte, Elle m’est comme une drogue hilarante. Mon anti-narcotique d’amour et de vie.

Des moments d’inconfort avec Fernande? Que le Rabouin me hante, je n’en ai absolument jamais et je ne comprends pas ce qui vous amène à poser une question si biscornue, vous qui me semblez pourtant ne pas manquer d’astuce. Pourriez-vous vous expliquer sur cette portion insondable de votre interrogation, bonne amie? Vous m’en obligeriez immensément.

Votre Henri Désiré qui, en ce moment, pense bien moins à Fernande qu’à vous…

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Cher Henri-Désiré,

Ainsi donc, Fernande vous fait rire? Et vous trouvez cela inhabituellement délassant… Comment cela se fait-il? Aucune autre femme ne vous avait fait rire avant?

Que faites-vous lorsque vous êtes ensemble? Où allez-vous? De quoi parlez-vous? Que mangez-vous? Que buvez-vous? Combien d’heures dormez-vous?

Je crois que toutes ces questions sauront vous occuper pendant au moins une petite heure, bien assis au coin du feu. J’espère surtout que vous n’y verrez pas une curiosité déplacée.

Votre amie,

Marie Fernande Catherine

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J’y vois surtout une de ces vieilles combines de fuyardes qui me font bâiller ample. En effet, je me languis de vous, Catherine Fernande. Et vous me jetez Fernande dans les jarrets, en vous imaginant je ne sais quoi… me distraire, me meubler l’esprit, me rappeler à mes devoirs, me doucher, me faire lâcher la proie pour l’ombre. Quelle billevesée que l’illusion qu’entretient l’esquive féminine! Sur sa dérisoire capacité à faire déraper nos idées fixes d’ardents foutriquets, avec du bavardage sur nos femmes du moment.

Bon, je m’exécute, puisque vous insistez. Les autres femmes ne me font pas rire surtout quand elles me traitent comme vous me traitez. Nous jouons aux cartes et au tric-trac. Nous allons au Jardin des Tuileries et nous nous asseyons sur des chaises de fer en regardant voguer les petites frégates dans le bassin. Nous parlons du temps qu’il fait et de rubans. Fernande a une fort jolie collection de rubans. Nous mangeons des frites et des moules dans un vaste troquet au coin Saint-Michel et Soufflot qui s’appelle le Maheu. Nous buvons du blanc avec les moules et une petite anisette dans l’après-midi. Nous dormons entre cinq et sept heures par nuits. Et vous avouer ceci m’a occupé pendant exactement quatre interminables et lassantes minutes.

Si on parlait de vous et moi maintenant. Vous aimez les aquarelles de Watteau?

Landru

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Henri-Désiré,

Je vous ai peut-être fait bâiller, mais vous, vous ne m’avez pas ennuyée et j’ai grandement apprécié ces petits détails de votre vie. Et si je me suis divertie à lire votre réponse, cela ne peut que vous apporter plaisir, n’est-ce pas?

Ainsi donc, vous voulez parler de nous? Fort bien. Parlons de nous.

J’aime beaucoup la peinture et justement, je possède quelques tableaux de valeur que je souhaiterais écouler contre de l’argent liquide. Peut-être pourriez-vous m’être utile en la matière? Nous pourrions nous fixer un rendez-vous sur un banc de parc, par exemple, d’où nous irions grignoter un morceau avant de passer chez moi pour l’examen de mes possessions revendables.

Sachez que j’aime les fleurs et les bijoux et que mon anniversaire approche. Sans vouloir mettre de la pression, si vous désirez qu’il y ait un «nous», il vous faudra songer sérieusement à me cajoler avec plus d’application.

Aussi, je déteste les rivales. Êtes-vous prêt à laisser tomber votre blonde lavasseuse et vos promenades aux Tuileries en sa compagnie?

J’attends votre réponse avec impatience,

Marie Fernande Catherine

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Ah chère amie, je suis prêt à éliminer toutes vos rivales de la manière la plus radicale imaginable…

Notre hiatus spatial ne devrait pas poser de problème particulier, quitte à prendre un navire. J’ai bien peur, par contre, d’être prisonnier sous la coupole brumeuse de l’année 1919, comme un mauvais grillon sous un ballon à rouge. J’irais même de plus jusqu’à hasarder que l’année 1922 m’est une muraille chronotopique cruellement infranchissable.

Il va vous falloir trouver, pour mirer vos croûtes et les caser, un vendeur de vélocipèdes placide et hirsute qui vous soit moins anachronique… Croyez que j’en suis suprêmement contrit.

Votre Riri

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Riri,

Vous avez raison, comme toujours. Mais sachez que je ne trouverai pas un autre barbu hirsute. C’est inutile, je n’en connais aucun et je doute qu’il ait votre charme.

Puisque nous devrons nous contenter de nos échanges via DIALOGUS, voudriez-vous passer le temps en me racontant des souvenirs d’enfance peut-être?

Vôtre toujours.

Catherine

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Il y a un souvenir d’enfance particulièrement vivace, qui revient bien souvent me hanter.

Nous sommes aux environs des années 1880, j’ai dix ou onze ans et mon jeu favori est le cerceau. Vous connaissez certainement cette amusette ancienne. Elle consiste banalement à pousser devant soi un grand cerceau métallique en le guidant avec un petit manche. Un pur bonheur. J’adore pousser le cerceau mais aussi, plus originalement, j’affectionne de le lancer comme un grand lasso et d’y capturer des gens.

Surtout des femmes.

Des femmes adultes, élégantes, provinciales, un peu guindées déambulent sur la petite place au kiosque de notre patelin. La majorité connaît mes parents. Je les entoure de mon cerceau par surprise et elles rient aux éclats à chaque fois. Il faut dire que je suis très adroit. Le cerceau vole haut, s’abat joliment et s’entoure autour d’elles sans jamais les toucher. C’est un art. Ah, ces amusements badins auxquels tous et toutes se prêtaient pendant les vertes années!

Il y avait une exception: Madame Du Pas. Une belle dame avec une jolie coiffe praline et une crinoline aussi frémissante que l’écume océanique. Chaque fois que je lançais mon cerceau vers elle, elle le parait adroitement de sa fine ombrelle refermée. Il y avait un petit «cling!» et mon tendre piège retombait dérisoire sur le gazon près de la promenade. Mille fois, j’ai cru capturer Madame Du Pas. Mille et une fois sa diablesse de rapière d’ombrelle m’a frustré de cette proie cardinale, qui aurait bien été le clou de ma collection. J’en pleurais de rage en secret.

Puis un jour, un jour sans aspérité, comme tous les autres jours, un jour d’été au soleil banal, Madame Du Pas se plante devant moi, pointe mon cerceau de son ombrelle refermée et dit:

Jette-le par terre.

J’obéis sans crainte. Madame Du Pas s’avance, majestueuse et… se pose juste au milieu du cerceau. Le choc moral! Je crois en mourir d’ardente jubilation. Elle dit alors:

Capturée! Voilà, Henri-Desiré, tu me tiens! Parfois il faut savoir attendre que femme soit consentante. Mais de femme consentante tu feras tout, absolument et intégralement tout.

Je la revois encore, souriante, radieuse, superbe, avec coiffe et ombrelle dans l’enceinte de mon petit cerceau aussi tenace que fallacieux. Une pure merveille ineffable. Cet extraordinaire consentement, Catherine, je le cherche depuis ce jour fatal. Je n’ai jamais pu en retrouver une version aussi intégrale.

À vous. Un souvenir d’enfance…

Landru

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16- CHANSON DE FRANCIS BLANCHE

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Cher Henri-Désiré,

Je cherche désespérément les paroles de cette ravissante chanson écrite par Francis Blanche qui vous est consacrée. J’en connais une grande partie, ce qui me vaut toujours des grands succès dans les «noces et banquets», mais hélas, il m’en manque un couplet. Savez-vous où l’on peut trouver les paroles de cette bluette?

Amitiés, malgré tout, en reconnaissance du succès que vous me procurez.

Claude Sainte-Cluque

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Monsieur,

La seule chanson émise à mes modestes dépens, à ma connaissance, est de la plume labile d’un monsieur charmant qui est ici en ma compagnie à DIALOGUS, Charles Trenet. En voici toujours infra le texte pour mémoire.

Bien à vous

Landru

 
Monsieur le Procureur, je regrette de n’avoir à vous offrir que ma tête,
Oh!… Silence ou je fais évacuer la salle
Landru, Landru, Landru, vilain barbu
Tu fais peur aux enfants
Tu séduis les mamans
Landru, Landru, ton crâne et ton poil dru
Ont fait tomber bien plus d’un prix d’vertu
C’était, je crois, en mill’ neuf cent vingt-trois
Que ton procès eut le succès qu’l’on sait
Landru, Landru, dommage qu’elles t’aient cru
Tout’s cell’s qui sous ton toit
Brûlèr’nt pour toi
Tu leur parlais si bien lorsque tu leur disais
Venez ma douce amie, allons vite à Gambais
J’ai une petite villa, rien que monter descendre
Hélas elles montaient et descendaient en cendres
Landru, Landru, de quel bois te chauffes-tu
Ton four fait d’la fumée
Sous la verte ramée
Landru, Landru, un ramoneur est v’nu
Il a dans ta ch’minée trouvé un nez
Calciné
Pendant l’verdict, pas un mot, pas un tic
Énigmatique, tu restas hiératique
Landru, Landru en jaquette en bottines
Y a un’ veuve qui t’a eu,
La Guillotine
Landru, Landru, on prétend qu’on t’a vu
En bon p’tit grand-père
Vivant à Buenos-Aires
La barbe rasée et la moustache frisée
Plus rien de l’homme d’alors,
C’est ça la mort
Disons, tout d’suite, qu’en mill’ neuf cent vingt-huit
Ce genre d’histoire était facile à croire
Landru, Landru, tout passe avec le temps
À présent, tu n’fais plus peur aux enfants
Mais tu séduis pourtant bien des grand’mamans
Et d’Plougastel à Tarbes
Elles rêvent de ta barbe
Et de son poil dru, vieux Landru.

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17- PROBLÈMES DE CHAUFFAGE

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Bonjour cher Monsieur!

Connaissant moi aussi des problèmes de chauffage suite à l’augmentation de 3,8%, je vous serais obligé de bien vouloir me faire connaître si votre chaudière a été encrassée et si vous arrivez à avoir 20° dans votre maison.

Chaleureusement vôtre.

Jean-Pierre Sabbadini

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Contrairement à ce qu’un effet biscornu de l’histoire a longuement et pesamment laissé supposer, je ne m’y connais pas beaucoup en matière de chaudières, chauffage & assimilés. Si vous souhaitez que notre interaction se poursuive, il va falloir aborder des questions… disons… moins techniques, thermiques, mécaniques…

Henri-Désiré Landru

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18- QUESTION TECHNIQUE

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Cher Monsieur Landru.

Sans détour, aidez-moi! En combien de temps disparaîtra un corps de 56 kg, dans un honnête fourneau?

Amicalement,

Joel

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Trois jours et quatre nuits. Commencez la nuit, les volutes les plus patents, tant à l’oeil qu’à la narine, se manifestant dans les huit premières heures.

Ceci entre nous, naturellement.

Courage.

Henri-Désiré Landru

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19- GRATTIEZ-VOUS VOS VICTIMES?

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Cher Monsieur,

Est-il exact que vous grattiez vos victimes avant de les mettre dans votre cuisinière, et que vous auriez ainsi inspiré le slogan du Tac-O-Tac: «Une chance au grattage, une chance au tirage?»

Un flambeur

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C’est inexact. Pour tout dire, je ne les gratte pas, je les débite. Je les débite parce que, pour ce qui en est de cramer en un seul morceau, elles n’ont plus aucun crédit. D’où plutôt l’expression: «Votre débit est supérieur à votre crédit»

Henri-Désiré Landru

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20- ADRESSE ACTUELLE

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Cher Monsieur Landru, bien que connaissant votre extrême discrétion, il me serait agréable de savoir où se trouve votre dernière demeure. Où vous cachez-vous depuis le 25 février 1922? Il y a tant de cimetières en France que je ne peux pas les visiter tous!

Une réponse de votre part me serait fort agréable. Recevez, cher Monsieur Landru, mes chaleureuses salutations.

Jean-Paul Vivier (de Versailles, ville qui ne vous est pas indifférente!)

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Monsieur,

J’ai toujours eu l’âme versaillaise, dans tous les sens du terme, ce qui vous confirme que je peux, à mon heure, cultiver l’évocation historique tout autant que l’anachronisme piquant. Mais il faut pour cela que l’heure vienne… et pour ce qu’il en est de répondre à votre interrogation, macabrement suave, l’heure n’est pas venue. Je vous signale ou vous rappelle que je vous écris depuis l’année 1919 et, surtout de vous avoir lu, je m’en porte —holà!— très bien.

C’est qu’il me semble que vous m’enterrez bien vite. Fluxion? Coup de pistolet d’une veuve moins engoncée que les autres? Ou intervention plus intempestive d’une autre veuve, celle qui facilite l’abord des cigares et de nos petits tournants thermidoriens?

Dites-moi tout, surtout. Nous sommes entre nous.

Henri-Désiré Landru

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21- FAN

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Bonsoir!

Je souhaiterais savoir s’il existe un fan club de Landru. Si oui, comment puis-je le contacter?

Merci d’avance,

Claris

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Un…? Ah vous voulez sans doute dire un cercle d’admirateurs. Désolé, mais, à ma connaissance, je n’ai que les ovales de mes admiratrices et j’ai bien peur que leur… contact soit quelque peu… exclusif.

Mais tenez-moi donc au courant de vos recherches, mon brave. Un cercle d’admirateurs futuristes de ma modeste personne aurait toute ma mansuétude.

Vôtre,

Henri-Désiré Landru

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22- ERREUR OU MANIPULATION JUDICIAIRE

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Cher Monsieur Landru,

Il me semble que vous avez toujours clamé votre innocence, en ce qui concerne les onze assassinats dont vous êtes accusé.

Se pourrait-il que ce soit le système judiciaire français qui ait manipulé les preuves et les faits? Tout cela dans le but de créer un procès-spectacle destiné à faire de vous une attraction. Juste pour détourner l’attention du public des vraies questions politiques du moment. Et particulièrement de l’odieux Traité de Versailles conçu pour humilier l’Allemagne vaincue et qui provoquera dans moins de vingt ans ou presque, une nouvelle guerre mondiale?

En effet, vous n’êtes que soupçonné sur des preuves inconsistantes et sur des présomptions pour le moins hasardeuses. Votre procès, qui rassemble tous les médias de votre époque, traite exagérément le moindre détail de l’enquête de votre culpabilité présumée.

Monsieur Landru, la France ne se sert-elle pas de vous comme d’un bouc émissaire?

Gérard Lison

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Holà, holà, holà. En voilà des révélations fracassantes en un seul trait de plume, Monsieur mon bon petit maître!

Disons, pour faire court, que je n’en suis pas encore là. Je n’ai jamais tué personne, d’abord. Tenons cela pour acquis. Ensuite, et bien… pour dire… exploiter des bobards, des petits potins de la mondaine, des ragots de mauvais plumitifs, des mésaventures d’artistes, des histoires de cœur d’actrices, du scandale scabreux, du fait divers grand-guignol pour distraire l’attention du public des enjeux socio-politiques d’une époque, ça… ça ne me paraît pas très sport, pour tout vous avouer.

Vous croyez à cela vous? On pourrait tomber si bas? Il n’y aurait alors vraiment plus de sens moral, plus de… plus de galanterie…

Henri-Désiré Landru

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Oui, j’y crois, ne soyons pas naïf. Enfin, la guerre a fait 17 millions de morts absurdes et inutiles à cause d’enjeux imbéciles et de calculs cyniques. Nicolas Machiavel n’a-t-il pas écrit: «Mieux vaut une petite injustice qu’un grand désordre»? On braque les feux d’actualité sur votre procès tandis qu’en coulisse des enjeux politiques d’importance sont joués et leur diffusion par les médias étouffée. Ils vous sacrifient sur l’autel de la raison d’État…

Gérard Lison

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Abstraitement, et en naviguant parfaitement à vue, je suis obligé de vous dire que vous me voyez peut-être un peu plus enflé que je ne le suis effectivement, dans l’imaginaire populaire ainsi que dans la mignardise combinarde de nos politiques.

Je ne suis flatté par ceci qu’en y mettant la petite dose de cynisme, requise par l’ambiance quand même un peu glauque de ma ci-devant notoriété à venir.

Vôtre,

Henri-Désiré Landru

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23- NOUS SOMMES SUR DES CHARBONS ARDENTS

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Nous savons bien que ce serait directement contraire à vos habitudes, mais vous pouvez nous sauver la vie: notre professeure d’histoire, madame Rose de Gambais, est une dame tellement exécrable que nous deviendrons folles avant la fin de l’année si nous la conservons; on assure d’ailleurs que son mari a préféré mourir plutôt que de devoir la supporter. Mais justement, à cause de cela elle pourrait vous intéresser car elle a hérité de lui une somme coquette et nous la voyons tous les jours au Café du Lycée en train de lire les cours de la Bourse.

Vous pourriez l’aborder sous un prétexte quelconque (ne nous dites pas que vous ne savez pas y faire) et lui proposer de venir se balader avec vous dans l’antique Seine-et-Oise. La difficulté serait évidemment de pouvoir sauter dans notre époque, mais nous sommes sûres que monsieur Dumontais a déjà trouvé le moyen, même s’il ne veut pas le dire. Faites du charme à madame Guélikos et certainement elle vous confiera le secret.

Il est possible que notre professeure se méfie et qu’elle décide brusquement de rompre, mais cela ne fait rien: une fois que vous l’aurez transportée au début du siècle dernier, il suffit de ne pas lui indiquer le chemin du retour; et alors, si un jour nous la revoyons, elle aura largement dépassé l’âge de la retraite. Ne vous inquiétez pas de ses moyens d’existence: il lui suffira de s’établir comme voyante et de prédire les années vingt et les années trente: elle nous en parle comme si elle y avait vécu.

Veuillez croire dès maintenant à toute notre reconnaissance,

Béatrice, Catherine, Claire, Évita, Martine, Mia et Nicole, malheureuses élèves de Seconde Littéraire au Lycée de Jeunes Filles de Romorantin

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Mesdemoiselles, mes hommages,

Je suis transporté par la finesse de votre propos et par votre aptitude cardinale à solliciter, l’un dans l’autre, le bon braque aux fins de la bonne chasse. Je dois cependant, à ma très grande contrition, émettre quelques réserves qui risquent de tempérer radicalement la juvénile astuce de votre subtil programme.

En imaginant que le voyage extra-temporel soit possible, ce qui est un axiome dont nous aurons tous la pudique décence de taire l’énormité, il restera des anicroches insurmontables. J’en dénombre deux. D’abord, j’imagine mal Rose de Gambais (nom sublime, c’est un fait-exprès suave) me tirer sur 1919 une traite opérant sur un compte bancaire de 2005. Nos ronds-de-cuir locaux en auraient des attaques. Surtout si la notion de «franc», solidement nationale, se trouve sur ladite traite magnifiée en «euro». Il y aurait là un internationalisme que nos plisseurs d’assignats locaux jugeraient indubitablement suspect. Or, quand on sait l’importance cruciale de la dimension pécuniaire dans l’intégralité de mon commerce avec le monde féminin, on s’avise imparablement du fait qu’il y a là un os de taille. Que voulez-vous, je suis Landru, pas Casanova. J’ai donc un loyer, des priorités et des contraintes.

Second pépin: à vous lire, Rose apparaît comme «exécrable au point de rendre folle». Ce genre de tempérament est habituellement solidement chevillé à la vie et fort peu enclin au vague à l’âme. Rose n’est certainement pas dépressive, neurasthénique, cafardeuse ou languissante. Je l’imagine tonique, pécore, fougueuse, dragonesque. Vous avez la droiture de le signaler: elle fait des veufs… Or, comme le dit un de mes adages favoris, qui fut veuve le sera. Je suis parfaitement incompétent avec ce genre de personnalité. Je n’écrabouille que la cigale en fin d’été, façon pudique de dire que je ne tue que ce qui consent à mourir. Que voulez-vous, encore une fois, je suis Landru, pas Jack L’Éventreur. J’ai donc une ambiance à maintenir et… encore des contraintes.

Je décline donc ce beau projet, au milieu de la tumultueuse tempête de mes regrets les plus ostentatoires. Merci pour cette fraîcheur et cette beauté qui émanent de vous toutes et qui me font rêver sans trêve.

Henri-Désiré Landru

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24- POLICE SCIENTIFIQUE

Monsieur Landru.

Sachez qu’aujourd’hui, votre poêle aurait parlé et que vous auriez eu à répondre de bon nombres de vos crimes. En effet les progrès ont permis aux enquêteurs de faire appel à ce que nous appelons la police scientifique. Savez-vous qu’aujourd’hui, nous avons découvert la carte d’identité de chaque individu? Savez-vous qu’aujourd’hui, il est possible d’identifier quelqu’un par l’empreinte génétique? De biens curieux mots pour vous sans doute. Monsieur LANDRU, de nos jours vous êtes appelé un «serial killer», un tueur en série. J’ai bien des choses à vous apprendre.

CRIMINELLEMENT VÔTRE.

Vanichoe

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Moi aussi. Et cela se résume en quatre mots: elles étaient toutes consentantes.

Henri-Desiré Landru

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Vous avez des choses à m’apprendre? Sans doute. De là à dire qu’elles étaient toutes consentantes… consentantes pour vivre un moment de leur vie avec un homme sans aucun doute charmant et fort sensible aux yeux d’une femme comme tous les serial killers mais sans doute pas consentantes pour finir dans un poêle. Je vous accuse et vous vous défendez. Ok? Que pensez-vous du commandement: tu ne tueras point. Engageons si vous le voulez bien un procès entre nous deux. Vous avez bien reconnu, face aux preuves accablantes de l’époque, votre culpabilité, non?

À très vite.

Vanichoe

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Que les calotins et leurs ci-devant commandements bénéficient en abondance de mon mépris le plus copieux. Ils ont eux-mêmes suffisamment égorgé, massacré et mis au bûcher pour ne pas trop pouvoir faire la leçon à la petite population laïque en ces matières.

Pour le reste, en cet an de grâce 1919, je n’ai aucune idée de ce que peut bien être ce procès dont vous me parlez. Mettez-moi donc un peu au parfum.

Henri-Désiré Landru

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Vous mettre au parfum! Un bien sublime mot pour vous que le mot parfum. Je pense plutôt que vous êtes empli de l’odeur de la mort, de la mort brûlée. Que cette odeur ne vous ait jamais quitté, quelle tristesse! Lorsque vous allez être exécuté, vous n’en mènerez pas large. En demandant lors de votre procès; «montrez-moi les cadavres», vous avez signé votre condamnation, et vous le savez maintenant, monsieur Tartempion! Il est vrai qu’aujourd’hui Internet vous aurait permis de chatter aisément avec bon nombre de victimes potentielles, quel dommage d’être en l’an 1919, n’est ce pas. Aujourd’hui un rapide historique de vos e-mails nous aurait permis de boucler votre dossier, bien que plus rapide au niveau procès criminel, ce n’est pas donné. Sachez que vous n’êtes qu’une faible référence aujourd’hui et que seuls quelques pointillistes vous nomment et vous n’intéressez pas la génération actuelle.

Allez sans rancune, Henri Désiré, votre procès est en cours. Tenez-vous bien aux poignées, vous aurez droit à la dernière cigarette, mais pas d’allumettes de grâce!

Vanichoe

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Si vous le prenez sur ce ton là, peu me chaut de vous rendre des comptes. Sachez simplement que les petites annonces des journaux du bon vieux temps sont aussi efficaces que vos tonitruants électro-plis et bien plus indétectables…

Henri-Désiré Landru

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Je suis tout de même surpris que tu n’aies pas la curiosité de savoir qui je suis. Que tu ne m’as pas demandé ce que je pouvais faire dans mon existence. J’aime me retrouver devant des sujets de ton acabit. C’est mon métier, avec ses outils, les interprétations de chaque mouvement, le raisonnement de toute constatation. Landru, je vais te faire la peau car tu as violé la loi pénale et les législateurs ont prévu tes actes, et des hommes ont été nommés pour te présenter devant la loi.

Par contre, quand ton procès sera terminé, promets-moi de me filer un petit coup de fil, juste un petit coup de fil que l’on puisse désamorcer cette situation, un petit coup de fil à part de DIALOGUS, juste pour que le jour où comme toi, j’irai glisser de l’autre côté et où chacun de tes crimes te fera frémir, je puisse me souvenir de ces instants passés avec toi et qu’ils me fassent sourire, juste sourire.

Bien le bonsoir monsieur LANDRU

Vanichoe

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C’est un rendez-vous. Bonsoir petit constable.

Henri-Désiré Landru

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25- ADMIRATEUR

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Bravo Riton, c’est toi le meilleur! Vive la femme au foyer!

Ton plus grand fan,

Antoine Chapelle

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Mon brave Chapelle,

Votre générosité pétulante envers mon humble œuvre me rappelle celle (de générosité) du bon Docteur Guillotin. Républicain bon teint, il déplorait que la décapitation, exécution expéditive, soit réservée aux nobles. Il exigea et obtint un instrument permettant de démocratiser l’abrègement des souffrances d’un condamné. Le tout partait naturellement d’un excellent sentiment.

Il en est autant de ce que vous appelez fort pudiquement «la femme au foyer». La différence est que votre bruyante admiration ici présente ne vous coûte rien, alors que mon action, amplifiée ainsi par vous et vos semblables, risque de finir par m’amener à tâter de la générosité du bon médecin conventionnel évoqué supra…

Henri-Désiré Landru

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26- DEMANDE DE RENSEIGNEMENT

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Cher maître Henri,

Avez-vous, comme Lacenaire, nuisible divin et remarquable, publié quelque ouvrage vous concernant? Ou bien quelqu’un d’autre, peut-être? Merci de me renseigner. Étant écrivain à mes heures sous le pseudonyme de Markus Selder, je cherche évidemment des sources d’inspiration qui me seraient très utiles, je l’avoue.

Très respectueusement.

Antoine Chapelle

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Mon brave,

Ces gaillards du futur ont fini par me concéder qu’on avait publié en plaquette une portion de ma correspondance (future, elle aussi!) avec cet hurluberlu de métaphysicien de troquet de Jean-Baptiste Botul (1). Il semble bien qu’on laisse entendre dans l’édition critique de ladite publication tout le bien que je souhaite authentiquement et sans artifice aux femmes de notre triste monde.

Juste retour des choses.

Salutations,

Henri-Désiré Landru

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(1) Note de DIALOGUS: Monsieur Landru fait référence à l’ouvrage suivant: Henri-Désiré Landru; Jean-Baptiste Botul (2001), LANDRU, PRÉCURSEUR DU FÉMINISME – CORRESPONDANCE INÉDITE, Éditions Mille et une nuits, 103 p.

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27- DEMANDE DE PHOTOGRAPHIE

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Cher maître Henri:

Vous serait-il possible de m’envoyer quelques portraits de vous? J’ai celui où vous êtes au tribunal et où la grande Colette vous a décrit avec talent. Vous aviez, je cite: «l’oeil de l’oiseau». Saisissant.

Très respectueusement,

Antoine Chapelle

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Désolé, mon bon Chapelle, mais je suis exempt de la moindre ressource picturale ou photographique.

 Vôtre,

Henri-Désiré Landru

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28- EN RÉPONSE À VOTRE ANNONCE

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Bonjour Monsieur,

Ce matin, je lisais comme chaque jour les petites annonces, et par hasard, je suis tombée sur la vôtre. Tout de suite, elle m’a charmée. Vous me semblez être un homme attirant et un parti intéressant.

Mais je vais commencer par me présenter (je suis tellement excitée que j’en oublie de dire qui je suis!). Je m’appelle Florence, j’ai 23 ans, je suis célibataire, et je recherche un homme avec qui je puisse passer de bons moments, et plus si entente. Je manque de chaleur humaine, et je suis sûre que nous trouverons un terrain d’entente… Peut-être rirez-vous, mais je fais partie de ces femmes qui aiment jouer avec le feu. C’est la raison pour laquelle je me suis aussi inscrite depuis deux mois dans l’agence matrimoniale de notre ville, ce qui ne m’empêche pas également de consulter aussi quelques annonces. On ne se défait pas de ses bonnes habitudes… Ce serait dommage de passer à côté de l’âme sœur…

Seriez-vous d’accord pour une rencontre avec moi? Que diriez-vous de demain, vers les 11 heures au café du Commerce? J’ai cependant oublié de vous préciser que je suis indépendante financièrement, et cela, grâce à un héritage que ma vieille grand-mère m’a légué avant de mourir. Inutile de vous dire que je n’aurai pas besoin de vous pour m’entretenir, au cas où mutuellement nous nous plairions et déciderions de passer aux étapes suivantes.

Au plaisir vous lire.

Je brûle de vous connaître.

Florence

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Captivant, Florence, captivant; le fait que votre missive me parvienne via DIALOGUS m’oblige, oh, ah, hélas, à une petite vérification d’usage de trois fois rien. Vous… habitez en quelle époque, belle jeune dame? Moi je suis de 1919.

Henri-Désiré Landru

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Moi de même cher Monsieur… Je suis du 4 novembre 1896… Alors, ce rendez-vous? Intéressé?

 Florence

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Partant.

Henri-Désiré Landru

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Vous ne me semblez guère un homme causant… Vous voulez me parler un peu de vous?

Florence

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J’évite de causer par trop avec une femme charmante quand je la soupçonne ouvertement d’être… une indicatrice de la Brigade Mondaine. Vous êtes trop parfaite, trop irréelle. Des rencontres comme cela n’arrivent pas dans notre petite vie de grisaille. Jamais. Alors vous me comprendrez d’avoir mes petits doutes.

Vous allez devoir présenter patte blanche, douce Florence.

Henri-Désiré Landru

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En voici un homme direct. J’aime les gens tels que vous. On évite de prendre un mauvais départ…

De la même manière que vous l’avez été avec moi, je vais être franche avec vous. Mon père est le policier qui vous a arrêté. Je sais donc parfaitement à qui j’ai affaire, mais je trouvais beaucoup plus «classe» de me présenter ainsi en inventant cette histoire de petite annonce. Je connais votre histoire, les procès qui ont eu lieu, les reproches qui vous ont été adressés.

Je n’ai pas la prétention de vouloir vous changer, ni même de vous tendre un piège. Vous savez, j’ai toujours aimé le risque… Quand je dis que vous m’intéressez, c’est vraiment le cas. Même si je sais pertinemment comment finissent vos maîtresses et amantes, pour ma part, moi, je suis partante.

Alors?

Florence

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Tiens! Je le savais bien que cela fleurait la Mondaine! Vous étiez trop ficelée, trop parfaite, trop belle d’entre les belles. Une vraie veuve en maraude est plus frémissante, plus intermittente, plus couperosée de ces petits états d’âme en aporie qui crépitent… Belle prestation, mais… je ne vous sentais pas complètement.

J’ai dit «Brigade Mondaine», c’était, j’en suis contrit, vous complimenter trop et me surestimer sinistrement du même souffle. Si on me met la main au paletot, ce sera probablement ce foutriquet de Jules Belin qui procédera à la chose. Il s’agite passablement ces temps-ci, non avec la Brigade Mondaine, vieillotte, périmée et agioteuse, mais avec ces nouvelles Brigades Mobiles, dites «du Tigre». Je sens qu’il va faire mousser sa minuscule carrière à mes dépens, ce bougre d’âne bâté de constable mesquin de décrotteur de chiottes préfectorales. Si vous m’excusez ce ton vif, je vous épargnerai, en échange, la logorrhée vénéneuse et contrite que me suscite intérieurement le fait que nous revoici entre petites gens. Vous y gagnerez. Enfin… Ah, peste fétide de ce Jules Belin.

Je ne sais rien de tout cela, évidemment, Mademoiselle. Je suis dans le noir cardinal. Ces événements sont futurs pour moi. Je gamberge dans la mélasse spéculative. J’éructe un triste bouillonnement verbal qui tombe à plat en barbotant.

Ah, l’aubaine que vous me donneriez! Je pourrais vous prendre en otage et faire s’asticoter ce Jules Belin de tortillements vermiculaires au bout de son bâton merdeux de constable obtus. Mais hélas, il y a cette barrière extra-temporelle. Enfin, n’y pensons plus et… causons sans remords.

Vous êtes suicidaire en plus? Je puis concevoir qu’être la progéniture de Jules Belin, cela doit faire rouler à un petit cercle familial son lot de fantasmes auto-génocidaires. Je vois parfaitement le topo. Vous avez besoin de conseils éclairés sur la matière, ou vous êtes du genre à qui il faut Landru et rien d’autre?

Landru (… et rien d’autre)

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Quel véhémence, mon cher, quelle franchise! Votre prose est appréciée à sa juste valeur. Trève de plaisanterie. J’espère que vous m’aurez pardonné mon entrée un peu particulière… Je vois avec joie que vous ne refusez pas le dialogue. Alors… causons, vous me tuerez plus tard.

Vous avez su deviner qui était mon paternel… bravo. Il m’a raconté avec beaucoup d’enthousiasme tous vos exploits, et, contrairement à ce que vous pourriez penser, je n’ai eu aucun sentiment de peur ou de rejet vis-à-vis de ses propos. Peut-être une légère excitation à la pensée que je pourrais un jour côtoyer de plus près un homme tel que vous, mais rien d’autre. Je ne suis pas une femme gouvernée et dirigée par la peur. Ma vie m’est à la fois chère, tout aussi bien qu’elle m’indiffère. Vous me comprenez, Landru? Je peux aimer, et détester quelques minutes plus tard.

Vous me demandez si je suis suicidaire. Je suppose que mes propos précédents répondront clairement à cette question. Mais j’ai très envie de retourner la question dans l’autre sens, et j’ose espérer de votre part une franchise réelle. Auriez-vous le même plaisir à me tuer, sachant que cela m’indiffère et que je suis consentante? Ah ah. Je suis curieuse de vous lire à ce sujet.

Et puis, concernant ce qu’il me faut, je dirai: Landru. Dans toute sa pudeur, sa folie, sa vision de la vie. Je vous ferai part de la mienne par la suite. Vous n’avez rien à craindre, je ne vous trahirai pas.

Florence

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Florence,

Je vous tuerais sans plaisir. Vous êtes bien trop captivante vivante. Je tue comme on va au charbon, pour arrondir le malingre pécule de la vie. C’est mesquin, mais c’est moi. Pour les grands élans sanguinolents, il faut vous adresser à l’autre là, l’Éventreur de jeunes innocents…

Henri-Désiré Landru

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Eh bien, mon cher Landru,

Je prendrai votre réponse comme le plus beau des compliments que l’on pouvait me faire. Vous êtes un homme franc, puissiez-vous le rester encore longtemps…

Bye cher ami, je vous souhaite longue vie.

Florence

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Vous ironisez, mais je m’en accommode. Tout de vous a un goût plus doux.

Bons baisers de Gambais,

Henri-Désiré Landru

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Mon cher Landru…

Ironie de ma part? Voyons… Je n’oserai pas! Dites-moi… un goût plus doux par rapport à quoi?

Florence

P.S. Et puis, je mettrai ma main au feu (plus, si affinités!) que vous appréciez mon ironie… n’est-ce pas? Elle est toujours très agréable cette sensation de jouer au chat et à la souris

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Un goût plus doux par rapport à la vie, Florence, ma petite grisette, ma petite souris…

Henri-Désiré Landru

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Voyons Landru, vous pensez sincèrement que dans notre aimable conversation, c’est moi la souris?

Florence

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Il serait bien trop cru de vous traiter comme si vous étiez la chatte…

Henri-Désiré Landru

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Vous pensez me faire croire que vous prendriez des gants avec moi? Et comment me traiteriez-vous si effectivement j’étais la chatte? J’en suis bien curieuse…

Allez Landru, nous sommes entre nous, exprimez-vous, personne ici n’a peur des mots, et au vu des accusations portées contre vous, je crois que vous pouvez envoyer la sauce, j’assumerai.

Florence

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Simple.

Je vous tue et je vous crame. Antérieurement, vous mettez ce que vous pouvez dans le chapeau. Et si vous vous dégonflez, ce que vous me semblez bien le genre à faire à tout moment, eh bien on laisse tomber et je vous laisse devenir invisible à votre guise. Je ne suis pas une brute, Florence, juste un modeste artisan très très servile.

Henri-Désiré Landru

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Je vous demande pardon pour tout ça, Landru. Mais parfois, la seule solution, est de se rayer soi-même de la carte, pour éviter trop de souffrance. Je m’en veux déjà suffisamment de toujours tout gâcher, mais qu’y puis-je?

Êtes-vous médecin? Avez-vous une potion magique? Vous savez bien que non. Et il ne suffit pas de mettre en pratique certains dires pour effacer les cicatrices et les blessures qui meurtrissent l’âme.

À votre égard, j’aurai à jamais d’éternels regrets, croyez-moi, je ne mens pas.

Florence

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Je ne pardonne jamais, c’est bien ce qui fait que je pardonne toujours.

Adieu, Florence.

Henri-Désiré Landru

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29- ENFIN, JE PEUX PRESQUE VOUS RENCONTRER

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Bonjour Mr Landru,

Je me permets de vous écrire… enfin j’essaie d’y croire! J’ai travaillé des années sur votre histoire, et j’ai effectué tellement de recherches à votre sujet, Versailles, Vernouillet, Gambais, Paris, que cette lettre sera la touche finale à un travail de longue haleine.

Je me souviens d’un certain mardi d’hiver à Gambais, les premiers pas à l’intérieur de celle qui fut votre maison (encore mille mercis Mr et Mme Chicha), il y planait encore une ambiance quelque peu pesante.

J’ai toujours essayé de vous comprendre, et quand le doute m’envahissait quant à votre culpabilité, je me mettais à penser à Fernande Segret, quel Amour il y a eu entre vous, Monsieur… donc quand on est capable d’aimer comme cela, on ne peut faire preuve de manque de sentiments avec les femmes.

Voilà, je termine sur ces mots, en espérant une réponse de votre part.

Cordialement.

Cécile Mozart

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Mais Cécile, chère Cécile,

Quelle petite conformité bourgeoise vous instille l’idée fallacieuse voulant que je puisse avoir manqué d’égard envers toutes les femmes que j’ai connues? Mais le fait est que je fus leur féal. Tout ce qui leur arriva de par moi fut le résultat de leur volonté sourde. Absolument tout.

J’aurai donc donné ma vie sur l’autel de leur compulsion à abréger la leur!

Ne doutez pas de ma droiture et parlons.

Henri-Désiré Landru

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30- TUER

Tuer… Dites-moi Landru, pouvez-vous me parler de ce sentiment qui s’est emparé de vous à chaque fois que vous avez tué vos victimes? Est-ce possible que ce soit également un sentiment de jouissance de donner la mort, ou n’était-ce seulement que par appât du gain?

Florence

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Une jouissance sublime, Florence, une sensation et une émotion enivrante, orgastique, exaltante, une indescriptible pâmoison à la fois si folle et si calme, si bestiale et si humaine, une extase inégalée. Le venin du cobra se change en nectar dans votre bouche tremblante au moment suprême. Et rendue là, vous chercherez à en retrouver le goût encore et encore, pour toujours.

Henri-Désiré Landru

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La pression de mes doigts sur sa gorge Le sang qui bat dans mes veines Tel un aliéné que l’action perd L’étreinte qui peu à peu se resserre. Impitoyable, bestial. Ce sentiment de plaisir fou qui envahit l’être. Cette lave qui coule et qui ravage ce qui, en nous, reste d’humain. Cette vie qui s’évapore sous nos yeux. Cette respiration qui n’est plus que râle. L’existence dès lors n’est plus qu’un jeu. Où se distinguent le bien et le mal. Jouissance infinie du maître qui donne la mort ou épargne la vie. La main qui tue peut être celle qui caresse. Ou abat, la seconde qui suit.

Peut-être vous y reconnaîtrez-vous Landru….

Florence

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Du baratin, Florence, de la phrasidote difficultueuse et creuse. Tuez quelqu’un pour vrai. Vivez pour vrai. Et vous verrez combien votre rimaillage sur cette question, comme sur tout autre, n’est que fade flatulence.

Henri-Désiré Landru

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31- DESCRIPTION

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Monsieur Landru,

Je voudrais savoir si le fait de découper des corps ne vous écœurait pas trop et par quelle partie commenciez-vous?

Au plaisir de vous lire,

Johana Brunel, une jeune demoiselle

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C’est répugnant et horripilant. J’ai toujours abordé ce pensum d’équarrisseur avec la plus haute révulsion. Je commence en séparant la tête, les bras et les jambes du tronc. Vous… vous tenez vraiment à lire la suite? Si c’est le cas, c’est que vous fixez vraiment trop sur la portion inerte et bassement légaliste du processus, celle de l’escamotage du cadavre…

Il me serait pourtant tellement plus doux et suave de vous décrire comment je tue.

Henri-Désiré Landru

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32- ALCOOL ET TABAC

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Cher Monsieur Landru,

Je crois qu’avant que l’on ne vous coupe la tête, vous avez refusé le traditionnel verre de rhum et la cigarette. Je pense que vous avez eu raison de cette bêtise humaine. Est-ce que le bonheur sur notre planète Terre ne dépend que de l’alcool et des cigarettes de tabac?

Et, de votre temps, il n’y avait pas de Sécurité Sociale, laquelle nous met constamment en garde contre le tabac et l’alcool. Tristes époques!

J’espère qu’on vous pardonne là où vous êtes.

Terrien Djed Ramose

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Je suis à Gambais en 1919 et on n’a absolument rien à me pardonner. Et, comme le dira Picasso dans cinquante-quatre ans qui sonnent (ce seront ses dernières paroles): buvez à ma santé.

Henri-Désiré Landru

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33- JACK L’ÉVENTREUR EN PERSONNE!

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Cher Monsieur Landru

Je trouve que ce que vous avez fait est tout simplement sidérant! Vous êtes Jack l’Éventreur en personne!

 Bien à vous,

Déborah Vaissac

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En voilà une giclée de venin vexatoire!

Ce malotru londonien méconnu étripait en pleine nuit de pauvres filles de vie hagardes qu’il capturait comme des proies terrorisées. Au grand jour et sans le moindre coup fourré, j’ai guidé modestement et respectueusement un certain nombre de suicidaires endémiques vers le culminement serein de la conclusion de leurs objectifs. Si vous ne voyez pas la différence, jeune foutriquet, c’est que vous ne comprenez strictement rien à ce qu’est une femme.

Henri-Désiré Landru

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Mon cher Landru,

Vous pouvez dire que vous avez plus d’expérience en ce qui concerne la gente féminine de 1919 qui est plus naïve qu’aujourd’hui mais soyez réaliste et voyez la vérité en face: vous avez tué des femmes qui, je suppose, n’étaient pas consentantes pour être dépecées et brûlées dans un four alors je vous prie de faire réfléchir votre conscience.

D’une part, sachez que je suis une femme et que je ne suis pas dupe et non un jeune foutriquet, je vous prie d’avoir plus de respect envers moi, comme moi j’en ai envers vous.

Déborah Vaissac

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Déborah, vous voilà moins rétive et mieux disposée, comme on l’est toujours quand on dévoile finalement son sexe à Landru. Déborah, chère Déborah, mes victimes consentantes étaient des françaises bien modernes et bien cartésiennes. Du haut de votre insolent vingt-et-unième siècle, ne mésestimez pas la sagacité de ces respectables dames d’après-guerre. Vous me trouveriez sur votre chemin. Athées, rationalistes, déprimées et indifférentes, elles se souciaient comme d’une guigne du sort post-mortem de leur frêle et roide cadavre. Elles revendiquaient fermement une mort douce et me laissaient me dépatouiller avec le reste. Docile, j’obéissais et tout était dit.

Pour faveur, renseignez-vous d’abord. Pérorez ensuite.

Henri-Désiré Landru

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Je vous en prie, mon cher Landru, sachez que du haut de mes 16 ans, je ne suis pas ce que vous vous représentez de notre XXIe siècle, d’une part les mentalités ont évolué et la justice aussi.

Sachez que si j’avais été juge de votre temps, donc du temps de mes arrières-grands-parents, vous auriez eu le même traitement de faveur que vos victimes. Sachez que je respecte toutes les personnes de quelque époque qu’elles soient et je vous prie de parler autrement de notre XXIe siècle et de modérer vos ardeurs concernant certains termes. Je ne doute certes pas de votre intelligence et de la ruse dont vous avez fait preuve, mais jamais je ne vous pardonnerai d’avoir entaché cette partie de l’histoire de France, vous auriez bien pu tuer quelqu’un de ma famille!

Déborah Vaissac

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Votre siècle, mademoiselle, je le roule dans la farine et le jette aux ratons du caniveau fétide où l’Histoire de France croupit déjà.

Ça vous va comme ça?

Henri-Désiré Landru

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34- L’HONNEUR, SAVEZ-VOUS CE QUE C’EST?

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Mon cher Landru,

Vous devez être heureux, vous êtes désormais aussi célèbre que la personne dont nous avons parlé au début de notre correspondance. Je tiens à vous dire que le châtiment que vous avez subi n’est à ma conscience pas assez douloureux. Vous qui étiez un honnête père de famille, vous avez entaché l’honneur de vos enfants et de votre propre famille. Comment vous sentez-vous après avoir fait cela?

Déborah Vaissac

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Mademoiselle Vaissac,

Disons la chose comme elle est, je me sens inexorablement voué à l’enquiquinade sempiternelle des péronnelles dans votre genre, ce qui est fort loin d’être un sort bien enviable.

Henri-Désiré Landru

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35- LES FEMMES

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Tu as aimé les femmes que tu as tuées?

Gérard Leboulch

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Je les ai respecté et admiré. Je ne les ai jamais ni méprisé ni honni. Je leur ai toute trouvé un charme indéfinissable, une beauté flétrie, une ardeur déprimée. Chacune des femmes que j’ai aidées à quitter la vie devint et resta une amie.

Mais aimer d’amour, non. Tuer ce qu’on aime, c’est bon pour les meurtriers en série de basses ruelles, animaux sauvages hirsutes qui éventrent leurs victimes dans des pulsions irrépressibles d’amour fou et de luxure féroce, plutôt que de doucement les introniser dans le cénacle de la mort. Ce n’est là ni mon genre ni ma manière.

Henri-Désiré Landru

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36- MON CHER COLLÈGUE

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Modeste employé de bureau de son état et escroc à la petite semaine, Henri-Désiré n’employait en aucune manière le ton ampoulé que vous lui prêtez. Il convient de na pas confondre le 18ième siècle avec le 19ième… Je vous félicite néanmoins de votre initiative de faire perdurer sa mémoire.

Bien à vous

Dhilou-Lespes

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Oh saperlotte!

Vous êtes terriblement mal renseigné à mon sujet, bon bougre. Lisez un chouia de ma correspondance au lieu de faire le butor. Cela vous édifiera un brin sur la culture des modestes employés de bureau et le rayonnement intellectuel inattendu des escrocs à la petite semaine…

Henri-Désiré Landru

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Ventrebleu!

Justement là est le problème, de construction trop elliptiques, vos phrases nuisent à l’information de la population de ce siècle. Oserais-je vous suggérer de vous consacrer par exemple à des descriptifs plus complets des lieux et conditions de vie de l’auguste personnage?

bien à vous,

Dhilou-Lespes

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Mais mon tout petit monsieur, je ne suis pas un folliculaire. Si vous êtes si fasciné par les autobiographies, tartinez-nous toujours la vôtre. Ça vous fera au moins un lecteur, qui ne sera pas moi, et ça me laissera le loisir de me consacrer à la partie cruciale de mon artisanat, exempte de verbiage.

Je ne vous salue pas,

Henri-Désiré Landru

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37- QU’AIMERIEZ-VOUS?

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Très cher monsieur Landru,

Je m’appelle Julie, je suis en quatrième. En ce moment, j’ai une recherche à faire sur vous; je voudrais savoir ce que vous voudriez que j’y mette?

Merci,

Julie Giuly

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La vérité, Julie, la vérité pure sur mon compte! Que je suis un innocent livide et un grand incompris. Tout m’a échappé, tout, tout. Et s’il y a une chose qui m’échappe plus que le tout du tout, c’est bien que les petites écolières du 21ième siècle fassent des recherches sur moi!

Amicalement,

Votre Landru

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38- ROLANDE A-T-ELLE EXISTÉ

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Monsieur Landru,

Dernièrement, un téléfilm a été diffusé à la télévision où l’on relatait vos macabres entreprises; vous n’étiez guère présenté sous un jour très glorieux et pourtant votre personnage reste ambigu. Peut-être grâce au duo que vous composez avec la douce Rolande, cette jeune fille que vous avez séduite et qui semblait avoir touché votre cœur, puisque dans ce portrait, vous disiez qu’elle était votre unique amour.

Rolande a-t-elle vraiment existé, et l’avez-vous vraiment aimée? En plus, elle semblait être la seule à vous croire innocent, pourquoi l’avoir trompée à ce point, son amour ne vous suffisait-il point? N’auriez-vous pas pu vivre auprès d’elle ou est-ce que l’appât du gain était plus fort que son amour?

Avez-vous des regrets vis-à-vis de cette jeune femme qui vous aimait pour ce que vous étiez?

Christelle François

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Enfin ma douce, de qui parlons-nous ici? J’ai connu sept Rolande, une Yolande et trois Marie-Rolande. Et, pour l’amour de tous les mécréant que je respecte (et ils sont légion), qu’est-ce donc qu’un «téléfilm»? Une de ces nouvelles esbroufes de folliculaire gazetier pour me discréditer? Je vous préviens que je ne vais pas me laisser beurrer au noir comme cela sans parer. Il y a quand même encore des lois.

Henri-Désiré Landru

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39- RÉPONDEZ-MOI, S’IL-VOUS-PLAIT

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Bonjour,

Je suis en train de faire une rédaction sur Henri Désiré Landru et je voudrais si possible avoir une réponse au plus vite, je voudrais poser des questions, pourquoi s’est-il lancé à tuer des femmes et pas des hommes? Pourquoi avec une cuisinière? Comment s’est passée son enfance?

Merci de répondre à ce petit message au plus vite si possible.

Au revoir!

CeNdRiLLOn

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Ah, ma petite bonne-femme, il va falloir marcher la longue route. Vous documenter, potasser, faire des fiches. Je ne suis pas votre secrétaire, que diable.

L’histoire de ma vie est suffisamment morose pour que je ressente un grand ennui à la seule idée de la raconter. Je vais donc avoir séant le joie de m’épargner ce pensum à moi-même. Pourquoi des femmes? Mais parce que les femmes sont merveilleuses et que je ne peux qu’accéder à leur requête de suicide assisté. Pourquoi une cuisinière? Quoi. Après tout le mal que je me suis donné, vous auriez voulu en plus que je les évapore à la chandelle?

Ah, mais…

Henri-Désiré Landru

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40- SALUT DÉSIRÉ

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Je veux me marier avec toi! Et aussi aller dans la cuisinière.

Écris-moi!

Marianne

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Non Marianne, non. Vous vous insinuez comme une petite aiguille crochue dans le mécanisme délicat de mon paradoxe. Pas de cela entre nous, en un si sain et si vif départ. Il faut OU BIEN qu’on se marie OU BIEN que vous alliez dans la cuisinière. Je ne suis pas un conjuncticide, voyons.

Il vous faut choisir. J’attends.

Votre Réré

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Quel cruel dilemme m’imposez-vous, cher Désiré! Me marier avec vous ou visiter la chaudière? Et si je m’unissais à vous, qu’attendriez-vous de moi? Que seulement je mitonne pour vous de bons petits plats sur ladite cuisinière, ou que je vous aide avec application dans vos combustibles desseins? Car sachez que j’excelle dans la découpe de poulets et autres dindes. Voudriez-vous m’initier à la chasse d’un gibier plus imposant, mais ô combien plus excitant? Pardonnez ma hâte, mais je brûle de vous rencontrer, cher Désiré.

Chaleureusement,

Marianne

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Merci, Marianne. Merci d’exemplifier brillamment ici qui est ce pauvre petit moi de Landru et la provenance du fourneau de forge qui me chauffe à blanc dans le crime: Vous! Vous et la multitude des aigres-douces de votre calibre. Le fait est que les femmes les plus fascinantes de ce triste petit monde se synthétisent en Vous.

Henri-Désiré Landru

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41- UN SIMPLE SERVICE

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Cher monsieur Landru,

Feriez-vous dans la grillade de jeunes filles? En effet, quelques demoiselles de mon lycée en ont fort besoin, je le crains.

Cordialement,

Aymeric

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Jeune homme,

Je ne fais pas dans la grillade abrupte, intempestive, indésirée et surtout non commanditée. De plus, je ne calcine que des chairs majeures, éclairée, consentantes.

Adressez vos prières à Saint Laurent, patron des rôtisseurs. Légendaire et vaporeux, ambivalent, fumeux et mal étayé, il est pourtant bien plus susceptible de se rendre à vos petites requêtes misogynes de circonstances que moi.

Henri-Désiré Landru

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42- ÊTES-VOUS LANDRU?

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Êtes-vous véritablement Landru? Répondez-moi.

Worms the warrior

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Oui, c’est moi Landru. Que puis-je faire pour vous, mon brave?

Henri-Désiré Landru

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43- UNE JEUNE VICTIME

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Bonjour Désiré,

Veuillez excuser la hardiesse de ma question, mais j’aurais voulu savoir, avez-vous ouï du téléfilm retraçant votre destin? Interprété par: Patrick Timsit (bluffant), le réalisateur vous décrit comme un être sensible, doux, affectueux et pardonnez-moi «érotique»! Vous me troublez Désiré! Encore une petite question: pourquoi vous qui aviez pour mission d’écouter des femmes plutôt proches de la quarantaine, cinquantaine… pourquoi votre présumée deuxième victime en avait 19?

Je vous adresse mon respect et mes salutations cordiales!

Rim

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Rim,

J’ignore ce qu’est un «téléfilm» mais les qualités que vous semblez en dégager me correspondent assez. Sinon, ce n’est pas une question de nombre d’années. Si la demoiselle est déprimée, langoureuse et consentante, nous avons notre affaire…

Henri-Désiré Landru

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44- UNE QUESTION ME BRÛLE LES LÈVRES

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Bonjour cher Monsieur,

Permettez-moi de vous poser une question qui me brûle les lèvres, au sujet de votre arrestation. Je ne pense pas qu’à votre époque l’individu était moins intelligent qu’aujourd’hui, cependant je n’arrive pas à expliquer que vous ayez commis vos actes au même endroit durant tout ce temps sans vous méfier du cocher qui vous déposait à la porte ni des relations de vos «compagnes».

Il semblait évident qu’en réfléchissant un peu, vous auriez eu la possibilité d’intervenir dans des endroits différents et surtout si votre motivation première était l’argent et non le meurtre (ce que je ne pense pas).

Il était vraisemblablement possible de penser à une arnaque tout autre sans pour autant tuer des gens. En résumé, je ne pense pas, cher Monsieur, que votre intelligence soit particulièrement brillante mais je reste persuadé de votre perversité morbide.

Puisse-t-il subsister dans les limbes un policier tel Vidocq ou un sadique pervers susceptible de vous couper en tranches de façon définitive.

Cordialement,

Jean-Michel (20 septembre 2005)

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L’abnégation, Jean-Michel. L’abnégation sans mélange expliqua et expliquera toujours mes menues maladresses de criminel. Je n’ai que glandouiller du crime parfait et autres strangulations en arabesques considérées comme un des beaux-arts. Je veux libérer une jolie veuve aux yeux si doux de la vie qui l’opprime, comme on crève un abcès ou étanche une petite soif. Elle recherche un complice docile de son suicide. J’interviens, j’intercède entre la lourdeur de sa vie et son espoir. Elle quitte ce monde dont elle ne veut plus, le cœur léger… en me laissant les plâtres de la radicalité de son option à torcher.

Vous le voyez bien, votre diatribe du moment le prouve, je ne suis pas fait pour le crime (vous prouvez aussi, par les différentes astuces, combines et esbroufes que vous décrivez ici, que, de fait, vous l’êtes bien plus que moi!). Mon abnégation à débarrasser la petite bourgeoise française déprimée de 1919 de la vie me perdra.

Mais je suis un précurseur car un jour, mon ami, le suicide sera légal et mon artisanat malingre, ma besogne souffreteuse, mon apostolat difficultueux deviendront un noble et modeste métier.

Salut,

Henri-Désiré Landru

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45- VOS MOTS

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Cher Monsieur Landru,

Comme vous parlez bien des femmes, mon cher Monsieur. Je suis presque étonnée de savoir que vous avez pu prendre tant de plaisir à en faire mourir certaines. Dites-moi Monsieur Landru, le plaisir de tuer résidait-il dans celui de pouvoir les délivrer de leurs souffrances ou était-ce un plaisir égoïste de votre part? Votre réponse m’intéresse, car voyez-vous, vous m’intriguez.

J’ai pris le temps cette nuit pour lire toute votre correspondance sur DIALOGUS, et les seuls sentiments qui me viennent sont la fascination et la crainte. J’avoue que vous avez de l’esprit, cher Monsieur, et que même parfois, vous m’avez fait rire de bon cœur. Si vous aviez été homme de mon temps, je pense que je ne serais pas restée indifférente à votre charme suave et à vos mots.

Soyez honnête avec moi, je vous en prie, Monsieur Landru, et décrivez-moi en détail ce que vous ressentez lorsque vous libérez une femme de sa triste vie. Est-ce un sentiment différent chaque fois? Est-ce comme vous le dites pour «retrouver le goût encore et encore» ou est-ce plutôt pour peaufiner votre recherche sensuelle du plaisir absolu?

Je suis impatiente de vous lire sur ce sujet, Monsieur.

Axelle, une insomniaque aux yeux verts

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Mademoiselle l’insomniaque aux yeux les plus beaux de monde,

Le principe fondamental pour la bonne compréhension de l’immense plaisir de tuer —de tuer selon le modus Landru entendons-nous— réside dans le consentement de la victime. La susdite victime, que nous nommerons pour la commodité du propos Adèle, est en fait victime de la vie. Elle se barbe de fond en comble, plus rien ne signifie rien mais le suicide lui fait peur, pour deux raisons bien petites mais qui deviennent cardinales à quiconque entend vraiment s’évader du cachot humide de la vie.

Elle a peur d’avoir mal et elle a peur de se rater… C’est aussi toc que ça, mais voici les deux petites émotions de suicidaire qui m’ont ouvert le portail de l’Histoire.

Les heures de conversation que j’ai pu dépenser à «démontrer», alors que je n’en sais rien en fait, à Adèle et à ses semblables que le tout serait indolore. Adèle me fixe intensément de ses beaux yeux brillants, comme on contemple l’apothicaire qui va vous fourguer ce narcotique qu’il ne palperait pas lui-même. Je vois bien à retirer mes gants, pour qu’elle voit mes mains menues et douces. Je lui décris d’une voix feutrée et sereine la nature prévue de son agonie, en lui faisant infuser une minuscule tasse de camomille (une seule, sinon cela fait une tache trop grande au moment de la lâchée d’urine). Les petites plaisanteries légères sont de bon ton aussi. Adèle se détend. Les femmes aiment tellement rire et les traits spirituels leur manque si cruellement, surtout de la part des hommes. Puis, de fil en aiguille, nous abordons délicatement la question du choix de sa mort. Étouffement par oreiller, étranglement avec une sangle en torsion, poison. C’est Adèle qui va devoir choisir. Sur un ton de nonce, je décris par le menu les avantages et les inconvénients des trois formules. Si Adèle s’est rendue si loin, c’est que la fascination que nous ressentons tous pour notre propre mort culmine indubitablement chez elle. Elle a toujours apprécié la force contenue, chez un homme, me dit-elle. Elle choisit donc l’étranglement. Choix de vie, choix de mort. Nous continuons ensuite de converser doucement, sur des sujets badins.

Puis Adèle se lève et se rassoit sur la chaise où elle sait que l’étranglement se fera. Son corps mollit doucement et elle me murmure qu’elle est prête. Il faut alors agir promptement, mais sans précipitation visible. Le consentement ponctuel à la mort est toujours bien évanescent pour les primates vivaces que nous sommes. Je me place derrière elle. Ses beaux cheveux pie sont coiffés en toque, laissant son fin cou, veiné de bleu, bien visible. Elle étire légèrement ledit cou. J’y arrime doucement la sangle de cuir cylindrique que je m’apprête à tordre contre sa nuque à l’aide d’un petit manche. J’amorce promptement la torsion. Adèle a un sursaut vif. Évidemment, elle s’imaginait que je lui demanderais une autorisation ultime. Oh, oh, pourquoi prendre le risque qu’elle tergiverse subitement, maintenant qu’elle est dans le piège. Je tords trois ou quatre coups bien secs, tout est en ordre. La respiration est désormais interrompue. Adèle trépigne légèrement, se tortille un peu même peut-être. Elle est fichue. C’est le moment où la jouissance culmine. Je me sens comme si j’avais fumé de l’opium et ma verge durcit. C’est lui le signal du point d’orgue de l’agonie de ma partenaire, ce durcissement incongru et inattendu de ma verge. Mystérieux raccord entre pulsion de vie et pulsion de mort. Les bras d’Adèle montent, ses mains se crispent sur son cou, elle cherche subitement à capturer la sangle qui la tue. Je ne lui en tiens aucunement rigueur. Ce mouvement réflexe ne procède déjà plus de son bon vouloir. Il me sert même. C’est lorsque ces bras retomberont, flasques comme des linges, que la mort sera confirmée. Comme plus rien ne résiste, je donne encore un coup à ma torsade fatale. Et je me donne deux bonnes minutes pour laisser à l’agonie le temps de bien se confirmer.

Je pousse ensuite Adèle sur le sol. Une chute au sol est la meilleure façon imaginable de confirmer l’inertie cadavérique d’un corps. Elle croule sur le plancher sans se protéger. Toujours debout derrière la chaise strangulatoire, je reprends doucement mes sens. Mon cœur se remet à battre normalement.

Il va maintenant falloir escamoter celle-là… et en trouver une autre.

Henri-Désiré Landru

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46- CONNAISSANCE

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Bonjour,

Je souhaiterais vivement faire votre connaissance.

Bien à vous,

Estelle

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Que dire Estelle mais que dire? Sinon: moi aussi.

Henri-Désiré Landru

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Qui êtes-vous exactement? Aurais-je aussi le droit de brûler dans votre cheminée?

Estelle

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Je suis Landru.

Oui vous en auriez le droit, à condition d’en payer le prix trébuchant et fatal.

Henri-Désiré Landru

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47- JEUNE FEMME À LA RECHERCHE DE L’ÂME SŒUR

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Jeune femme originaire d’Afrique du Nord, 24 ans, cultivée, aimant les balades à la campagne, la littérature classique et le théâtre, recherche désespérément compagnon, qui ne soit pas pingre en amour, et qui est cultivé, romantique et charismatique.

Est-ce vous? J’attends votre réponse avec impatience,

Rim

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Avez-vous des biens, Rim? Des avoirs fonciers dans une palmeraie populeuse, des champs d’agrumes fertiles, une demeure de pierre blanche sur Rabat?

Henri-Désiré Landru

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En effet, mon père possède des terres d’oliviers, ainsi que plusieurs orangeraies. Quant à un avoir, j’ai reçu ma dot de mon premier époux qui n’eut pas le choix de verser cette somme substantielle après ma répudiation. Il ne me manque plus qu’un compagnon! J’ai une propriété à la Goulette au port de Tunis. Pour y couler des jours heureux. À mon nom bien sûr; je la loue à des fonctionnaires parisiens au mois. Ce qui met du «caviar» dans mes épinards.

Une précision, j’habite à Lausanne en ce moment, et une question me brûle les lèvres: recherchez-vous l’âme sœur? Où êtes-vous un de ces gigolos qui courent les salons de thé pour se faire des héritières terriennes ou de la rombière… Mais je ne pense pas que vous soyez vénal, n’est-ce pas? Vous recherchez aussi votre moitié!

Bien à vous,

Rim

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Je recherche ce que je recherche, Rim. Mon nom est Landru, pas Pierrot La Lune… Et… euh… aimez-vous la vie tant que cela? Je veux dire, êtes-vous plutôt du type pétulant ou plutôt du type las?

Henri-Désiré Landru

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Mon cher Landru,

Si vous saviez comme la rapidité de vos réponses me rassure; je crois avoir éveillé votre curiosité à mon égard. Je suis, depuis ma répudiation d’avec mon ex-époux, aussi basse que terre; je ne me sens plus aussi féminine qu’auparavant, je me sens seule, très seule, mes distractions onéreuses, mon entourage extraverti, tout me paraît parfois si désuet, si ennuyeux… lasse de cette vie où il faut paraître à son avantage sans cesse et sans broncher devant sa famille et ses proches, faire fi des cancans. Bref, cette vie d’hypocrite ne me convient plus, je veux un prince intrigant. Un Prince Noir qui m’amènerait dans ses ténèbres et m’aimerait pour la vie.

Rim

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Que c’est intéressant. Ultime question avant que je ne me prononce. Quelle date sommes-nous aujourd’hui, douce Rim?

Henri-Désiré Landru

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Nous sommes le 6 novembre 1916, en ces temps malheureusement troubles. Permettez-moi, mon cher Landru, de vous poser une question à mon tour. Ma réponse pourrait-elle avoir une incidence sur notre éventuelle rencontre? Mon cœur s’emballe et j’angoisse à l’idée que vous ne soyez plus intéressé à ma personne. J’imagine notre rencontre au port d’Ouchy à Lausanne; la Suisse est un pays magnifique, l’avez-vous déjà visité? Je me ferais un honneur d’être votre guide. Dans l’attente de vos nouvelles, je vous adresse, Désiré, mes pensées les plus émues.

Comme le temps me paraît long, ou est-ce la vie? Je brûle tellement de faire votre connaissance, je me languis de vous. Délivrez-moi Désiré! Je vous en prie! J’attends votre missive et, en attendant, je me délecte de chaque mot que vous avez adressé à mon attention.

Je pense à vous,

Rim

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Rim,

La Suisse me refroidit et m’essouffle en même temps. Trop de montagnes aux neiges éternelles par là-bas. Je préférerais de beaucoup vous inviter pour un bref mais intense séjour en ma petite propriété de Gambais… J’ai des rosiers magnifiques et ma table est frugale, mais habituellement fort appréciée…

Henri-Désiré Landru

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Cher Landru,

Donc, tout comme moi, vous brûlez de me rencontrer? Je sais, je m’avance, je m’imagine déjà me promenant à votre bras dans votre propriété, je vous mitonnerai une spécialité tunisienne rien que pour vous. Nous discuterons de tout et de rien, au fond j’espère que vous me ferez la cour pour enfin arriver au corps à corps ultime qui me délivrera de cette torpeur qu’est la vie.

Je pense fort à vous!

Amoureusement,

Rim

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Rim,

Vous êtes de 1916 et je suis de 1919. Il va donc vous falloir m’attendre trois ans. C’est comme ça. Spatio-temporalité oblige. Touchez-moi dans trois ans. À votre retour, racontez-moi comment elles se déroulèrent. Sachez, pour votre soulagement, qu’il ne vous reste plus que deux ans de guerre.

Henri-Désiré Landru

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Cher Landru,

Jolie feinte pour prendre congé de ma personne et de mes missives, je n’ai pas lu comme il faut votre lettre d’acceptation. Mauvais anachronisme… Moi, je ne veux pas attendre, je ne peux pas.

Bien à vous,

Rim

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Reprenons sereinement, sans idées préconçues: vous êtes de quelle année, Rim?

Henri-Désiré Landru

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Je suis née le 21 mai 1892. Même si c’est l’année de ma naissance qui prime apparemment pour vous, je présume que votre invitation à Gambais n’est plus valable, mais pourtant, du haut de mes 24 ans, je vous aime. Je ne veux pas insister, car je ne veux pas vous importuner, mon cher Désiré. Ce prénom vous sied à merveille.

Cordialement,

Rim

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Rim, comprenez-moi. Votre âge n’a aucune importance si je suis ému de vous. Mais nous communiquons à travers un canal extra-temporel. Des femmes m’ont écrit via DIALOGUS depuis aussi loin que l’année 2132. Elles me demandaient de les épouser, ce n’est pas bien sérieux. Je ne peux vous inviter à Gambais que si nous sommes DU MÊME TEMPS, vous comprenez? Cette fichue quatrième dimension a aussi son jeu de contraintes matérielles qui s’imposent à nous… Je vous recommande de me contacter via mes petites annonces folliculaires de 1919. C’est bien plus fiable que DIALOGUS pour la suite torride de notre amour. Ferez-vous cela pour moi? L’histoire enregistre qu’une de mes victimes avait environ votre âge. C’est peut-être vous, dans notre futur commun. J’ose admettre frémir à cette idée. Je vous étreins tendrement.

Henri-Désiré

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Je ne suis pas une enfant, je ne peux correspondre avec vous que par le biais de DIALOGUS. Je ne suis pas née à la bonne époque: je suis un anachronisme à moi toute seule. Merci pour votre compassion… il ne me reste plus que ce monde onirique pour caresser ce doux rêve de vous rencontrer. Cela doit vous paraître redondant, mais recevez tout mon amour, et ma dévotion.

Bien à vous,

Rim

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Très bien Rim. Laissons tomber ces extravagants espoirs de rencontres et causons. Vous êtes donc sarrasine?

Henri-Désiré Landru

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Oui, je suis tunisienne, mais mes parents ont émigré en Suisse, à Lausanne plus exactement. Donc, je suis toujours tiraillée entre les deux cultures occidentale et orientale. Actuellement, je ne suis pas très appréciée par mes compatriotes, une répudiée qui, pour fuir et surtout ne pas affronter les angoisses de ma vie, voyage beaucoup à travers l’Europe avec une prédilection pour les Pays-Bas, le royaume de Belgique et Paris… Ce ne sont pas les lieux qui m’enthousiasment, au contraire, c’est que l’on dit souvent que «l’herbe est toujours plus verte ailleurs», alors je fuis, j’observe mes contemporains, c’est distrayant. Je suis dans mon monde, et à part vous, personne n’a su y pénétrer. Enfin, j’ai décidé de vous y faire entrer…

Rim

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Mais —si vous me permettez— que me trouvez-vous donc tant? Je ne suis qu’un modeste détaillant en vélocipèdes, quinquagénaire et sans grand éclat.

Henri-Désiré Landru

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Cher Landru,

Vous pensez vous fondre dans la masse, mais au contraire vous avez tout d’un diamant brut: vos yeux sont magnifiques, votre regard sent les plaisirs de la chair. Je suis et j’ai toujours été troublée par les hommes ayant plus du double de mon âge; les jeunes freluquets sont plein de bonnes attentions à mon égard, mais ils m’ennuient à mourir, je préfère mourir de plaisir dans vos bras. Vous n’avez pas besoin de me conter fleurette, votre regard fait tout le travail; c’est plutôt vous qui n’avez plus qu’à vous laissez faire, tellement j’aimerais vous offrir tant de «choses». Demandez et je m’exécuterai sans mot dire.

Bien à vous,

Rim

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Ah Rim,

Je vois que vous avez aussi pris contact avec moi via les journaux de 1919. Je viens de recevoir votre petite traite, ce que vous appelez pudiquement vos arrhes… Tout bon, tout bon. Cela met mes yeux dans les meilleures dispositions envers votre remarquable personne.

Henri-Désiré Landru

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Où êtes-vous mon aimé? En train de conter fleurette à la douce et délicate mademoiselle Fernande Segret? Je n’ai aucune chance à côté de cette beauté blonde à la peau diaphane. Pourquoi suis-je attirée vers vous comme une abeille par le miel? C’est à me rendre folle, je veux vraiment mourir, vous êtes l’Allégorie que j’ai de la mort, je n’ai pas peur de celle-ci, car elle me délivrera de mes maux terrestres.

Recevez mon dévouement le plus profond,

Rim

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Viens à moi, Rim. Viens à moi que je te tue. Nous en tirerons ensemble une extase inégalée dont Fernande ne saura rien, car elle est condamnée à vivre. Je ne tue que ce qui veut mourir et —parole de témoin oculaire— mourir est la suprême jouissance volontaire à vivre dans les bras de son homme.

Henri-Désiré Landru

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Mon cher Landru,

Fernande n’est pas condamnée à vivre, je vous l’assure: l’histoire vous le rapportera bien assez vite sur DIALOGUS. Pourquoi l’aimez-vous tant? Qu’a-t-elle de plus pour avoir le privilège de partager votre couche et vos assauts (Ma foi, l’histoire rapporte que vous êtes un amant hors pair) sans y laisser sa vie. Pis! Elle sera condamnée à une vie d’errance, ignorée et laissée pour compte. COUPABLE DE VOUS AVOIR AIMÉ et de vous avoir été fidèle jusqu’au bout. Je la déteste! Je la hais pour l’amour que vous lui portez à elle et pas à moi.

Je vous aime Henri-Désiré Landru, j’en souffre, moi je veux mourir sans vous, mais vivre à vos côtés telle Lilith aux côtés de Lucifer.

Rim

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Fernande m’amuse et est sans fortune. Ces deux traits ont assuré sa survie à mon contact. Vous la valez mille fois, Rim.

Henri-Désiré Landru

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Alors pourquoi votre regard s’est arrêté exclusivement sur elle, alors que vous saviez pertinemment qu’elle n’avait rien, aucun bien? Elle vous amuse, en quoi est-elle si bonne? Moi, par contre, je vendrais tous mes biens, et mon âme au Diable! Je ne veux pas être libellée dans votre carnet noir comme toutes les autres greluches qui sont passées sous votre lame experte. Je ne sais pas qui de nous deux est le plus dangereux, tellement je brûle d’amour pour vous. Amour et Haine n’ont-ils pas le même sens? Je tuerais toutes celles qui vous approchent; j’ai hérité de mon pays d’origine des pratiques qui, pour une femme cartésienne comme moi, m’ont maintes fois glacé le sang. Je vous laisse imaginer la suite, l’amour décuple les forces, et si vous ne m’aimez pas, moi je vous aime. Vous hantez mes rêves au point que mes sous-vêtements s’en souviennent. Pardonnez mes paroles qui n’ont rien de métaphores, mais je me meurs et je vous veux. Vous n’avez qu’un mot à dire et je serai obéissante, mais si vous ne voulez plus entendre parler de moi, je m’évaporerai de suite.

Votre esclave dévouée,

Rim

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Mais présente-toi à moi, Rim, que je te regarde. En voilà un ordre simple, pourtant. Sors un peu de ton Vaud contrasté et viens un peu te montrer dans le plat 78. Allons, obéis-moi, si tant est…

Henri-Désiré Landru

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Me regarder? Moi? Je pourrais vous envoyer un portrait? Lorsque vous reviendrez de votre ballade romantique aux Tuileries avec Fernande, cette femme aux traits si délicats, vous pourrez enfin découvrir les miens et peut-être succomberez-vous à mon charme… C’est utopique, mais je suis sûrement trop exotique pour vous, vous préférez la peau laiteuse et la blondeur angélique de votre Fernande. Je veux me montrer et me donner à vous entière, peut-être renoncerez-vous à me tuer… mais au moins j’aurai eu le doux privilège de converser avec vous en dégustant une glace au Parc pour enfin m’attirer dans votre lit. Où pouvons-nous nous voir?

Rim

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Ta compréhension de mes fantasmes me paraît fort lacunaire, douce Rim. Meurs donc de te languir si tu ne consens à être tuée.

Henri-Désiré Landru

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48- DEMANDE DE RENSEIGNEMENT PRIVÉ

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Puis-je vous voir et où? J’ai un renseignement à vous demander. Donnez-moi le numéro d’une cabine téléphonique, je vous joindrai de la sorte. Merci.

Christophe Ziane

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Au moment où le tortillard de Gambais entre en gare, signalez le 4791.

Henri-Désiré Landru

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49- UN MONSTRE!

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Je voulais savoir pourquoi vous avez tué toutes ces femmes. Je trouve ça abominable de les endormir puis de les découper avec une scie. Pour moi, vous êtes un monstre, Landru!

Carob95

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Et, pour moi, vous êtes une péronnelle intempestive. Sachez que la seule scie dont vous parlez est celle de l’ennui mortel et macabre que me suscitent ces accusations sempiternelles et superfétatoires et élucubrantes et… ah, saperlotte! Sachez, pour votre virulente petite gouverne, que je suis un modeste détaillant en vélocipèdes et que les dames que j’ai l’insigne honneur de rencontrer ne s’endorment jamais en ma compagnie.

Et tenez-vous-le pour dit. Sans salutation,

Henri-Désiré Landru

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50- VOUS LES CHOISISSIEZ BELLES ET GRASSES!

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Et pas n’importe lesquelles. Il faut dire qu’au sortir de la grande guerre, il y avait le choix. Vous avez scrupuleusement noté dans votre petit carnet 283 rencontres à telle enseigne que vous avez rétorqué votre accusateur «mais, monsieur le Président, vous devriez dire que je suis fiancé de profession». Plus que pour leur charme intrinsèque, vous jetiez votre dévolu sur les plus grasses et les plus opulentes, en dépit de vos déclamations désintéressées sur la Féminité. À l’exception peut-être de la plus jeune, épargnée de la cuisinière et qui s’est consumée de chagrin des décennies après votre départ.

Bien à vous

Odegivry

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Calomnies mesquines, médisances de jaloux, accusations fallacieuses, bobards folliculaires, confirmation patente de mon statut de grand incompris devant l’Histoire.

Sachez, pour la bonne chronique, que bien plus d’une se languiront de me voir partir de leur vie…

Henri-Désiré Landru

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Je vous l’accorde bien volontiers, même si en vous sommeille un escroc invétéré, les rapines grignotées auprès de celles qui vous faisaient confiance ne représentaient pas toujours des sommes fabuleuses et ne justifiaient pas les volutes de fumées qui planaient dans le ciel de Seine et Oise. Et puis votre «double vie», si j’ose dire, vos efforts de mythomane pour donner des illusions à vos conquêtes vous contraignaient à des dépenses qui allaient au-delà de vos gains de gagne-petit. D’ailleurs, tout était bon à prendre et même à vendre: des bons du trésor aux sous-vêtements de vos victimes (consentantes bien sûr) et vous deviez même emprunter pour faire plus de deux pas.

En fait, le petit carnet sur lequel vous notiez scrupuleusement vos plus petits débours et rentrées de fonds ne faisait que renvoyer l’illusion d’un personnage méthodique et ordonné mais d’un ordre sans finalité, tel un maniaque ou un fonctionnaire du crime!

Signé:

Je vous connais mieux que vous-même.

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Vous me connaissez un peu, rabouin du futur, mais me comprenez-vous seulement? La source de toute cette capilotade besogneuse, la comprenez-vous vraiment? Si je vous dis que seule l’abnégation féale envers mes victimes m’anima et m’animera toujours, cela mettra-t-il mes brouillonnades dans une perspective autre?

Henri-Désiré Landru

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51- VOTRE MANIÈRE D’OPÉRER

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Je vous écris pour en connaître d’avantage sur vous. J’aimerais savoir s’il y a quelques-unes des victimes de votre «passe-temps» favori qui vous ont marqué, s’il y en a, bien sûr, et savoir votre manière d’opérer. Je ne vous en voudrais pas si vous ne désirez pas me divulguer cela, car tous les grands maîtres ont leurs secrets!

Effroyables salutations et peut-être à bientôt.

Sky, une admiratrice

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Lisez ma correspondance séant, vous y trouverez certains de mes «secrets». Mes victimes m’ont toutes profondément marqué, surtout les vivantes…

Henri-Désiré Landru

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52- DES PETITS RENSEIGNEMENTS

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Bonjour Monsieur Landru,

Je vous écris ce mail de Bruxelles, comme vous voyez votre popularité a dépassée les frontières! Vous l’êtes tellement devenu que plusieurs films ont retracé votre vie et votre itinéraire. Justement hier à la télévision belge une fiction sur vous a été diffusée, l’acteur qui joue votre rôle était parfait, votre sang-froid qui y était décrit me glaça les os!

Je crois savoir qu’on vous a reproché le meurtre d’un jeune garçon, or, dans ce film il n’en est nullement fait mention, pouvez-vous me renseigner? Vous auriez également assassiné une ancienne prostituée devenue très riche, elle possédait deux chiens qui la suivaient partout, qu’avez-vous fait de ces pauvres bêtes? Enfin savez-vous que votre Rolande se suicida au cinquantième anniversaire de votre exécution en se jetant du toit d’un château et que pendant ces cinquante ans elle fit faire chaque année une messe à votre mémoire!?

Bien à vous Monsieur Landru,

Michel Colson

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Monsieur,

Je suis parfaitement innocent de toutes les perfidies dont vous m’accusez ici. Le bouteur de cinématographe auquel vous faites référence aura erré et vous aura entraîné dans ses turpitudes. Cela ne m’étonne pas trop, car voilà un art fort frivole et soumis, je le crains, à un avenir bien courtichet.

Je ne sais pas qui est cette Rolande dont vous parlez. Mais voilà, l’un dans l’autre, une fichue sotte, quand on s’avise du fait que je suis un mécréant ostentatoire et que je ne rate aucune occasion de hacher du calotin menu.

Vous vous doutez conséquemment que ses incantations larmoyantes me laissent de glace.

Salut,

Henri-Désiré Landru

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53- CARESSIEZ-VOUS VOTRE MYTHE

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Monsieur,

Vous me trouvez enchanté de pouvoir vous écrire. Votre destinée exerce sur moi une fascination qu’il me faut expliquer. Les actes extrêmes ont des vertus universelles: ils touchent chaque humain au plus intime; désignant à tous une de ses limites, ils ajoutent un détail vrai à son impossible portrait. Si la société récompense ses athlètes en tous genres, honorant ses sportifs, glorifiant ses scientifiques, couvrant de lauriers ses artistes et tous ceux qui approchent ou repoussent les confins du possible dans une discipline établie, elle condamne le criminel qui rend cependant le même service à l’humanité.

Incontestablement, vous œuvrez pour l’autre versant, pas moins humain mais tellement plus dangereux pour l’édifice social! Vous éclairez crûment la part qu’il est convenu de laisser dans l’ombre, en enfer et entre les griffes du Diable!

Sentez-vous que vous êtes un mythe? Mesurez-vous la portée de votre destin? Comment comprenez-vous votre rôle social? À quel moment précis vous êtes-vous avisé de votre stature? Quelle part prenaient ces idées dans votre projet, avant-guerre?

Somme toute, les hommes qui vous ont condamné ne vous oublient pas: ils sentent une obscure fraternité. Et vous avez rejoint leur Panthéon. J’ai bien d’autres questions à adresser, mais j’ai peur de vous importuner dans votre retraite heureuse où vous vous trouvez j’en suis sûr, en excellente compagnie.

J’ai bien l’honneur, Monsieur, de vous saluer.

David Cazals

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En ce jour frileux et chafouin de 1919, je ne me sens ni mythique, ni socialement significatif ni bien formidable. Peut-être que si je passe aux Assises un jour aurai-je l’occasion de diffuser mes vues aux masses. Mais pour le moment, il pleut, ma toiture fuit et je me barbe.

Henri-Désiré Landru

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54- UN RENSEIGNEMENT

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Bonjour,

Pourriez-vous me dire à quelles dates vous avez passé vos petites annonces (c’était, il me semble dans l’Écho de Paris?) En effet, je suis collectionneur de journaux et aimerais retrouver votre annonce…

Bien cordialement,

Patrice Solans

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Je trouve, mon brave, que votre petite question a un peu les pieds plats. Vous êtes bien certain que vous n’êtes pas de la Mondaine?

Henri-Désiré Landru

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55- SE TRAVESTIR POUR MIEUX VOUS HAÏR

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Quelle joie aurais-je pu avoir si j’avais été le dernier amant d’une des très respectables femmes que vous avez enfournées sans frémir, si j’avais eu alors ouï dire des agissements ignobles dont vous avez été l’abominable instigateur et qui ont coûté la vie à mon dernier amour (je ne puis imaginer que cet amour fusse également réellement le vôtre, l’amour ne peut pas décemment se terminer sur une scène si cruelle, seule Médée a des circonstances atténuantes, vous n’en avez absolument aucune).

Et si, enfin, j’avais eu la possibilité de me déguiser en une de vos ultimes conquêtes pour mieux vous tromper et vous poignarder, les yeux dans les yeux, pour une vengeance salvatrice qui aurait rendu justice à ma dulcinée et à toutes ces autres femmes désoeuvrées, en quête de tendresse, pour une vengeance méritée que m’auraient criée et commandée ces innocentes à travers l’au-delà vers lequel vous les avez plongées à jamais.

Vous ne pouvez pas, non, vous ne pourrez jamais imaginer, Monsieur Landru, la joie dont j’aurais pu jouir afin de calmer mon incommensurable colère et permettre aux âmes de ces si frêles victimes de reposer enfin en paix.

Comte Xavier de la Sodobria.

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Un autre prince charmant en maraude… Vous dormez, petit Prince. Les femmes ont horreur de se faire sauver. Cela les barbe au possible. Elle veulent au contraire être prises, conquises, écartelées. Et alors, pantelantes, démantibulées, elles en redemandent.

C’est comme cela et ce sont elles et nulles autres, mes circonstances atténuantes…

Henri-Désiré Landru

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Comment diantre, vous le plus féroce machiste et opportuniste de 14-18 sous vos airs faux et hypocrites d’officier gentleman et enjôleur, pouvez-vous imaginer raisonnablement que ces femmes tombèrent dans vos bras pour mieux être dépecées et décortiquées? Vous êtes l’ignominie incarnée, brûlez pour l’éternité non pas dans les flammes de la géhenne (car ces flammes ne seront jamais autant persécutantes que celles de votre cuisinière), mais brûlez dans les larmes tranchantes de vos victimes, des larmes remplies d’immenses colères foudroyantes qui vous consumeront et vous rongeront à jamais. À jamais… à jamais! Vous souffrirez tellement que nul ne peut concevoir ces souffrances atroces dans ses cauchemars les plus délirants.

Comte Xavier de la Sodobria

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C’est cela, c’est cela. Ferraille, mirliflore emplumé, pérore. Exemplifie magistralement notre pauvre masculinité héroïque et déclinante.

Henri-Désiré Landru

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56- RÉHABILITATION

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Monsieur Landru,

Par la présente, sachez que je suis convaincu de votre innocence et que vous avez été victime d’une justice bâclée. Comment faire pour vous réhabiliter, Monsieur Landru?

Scoryjuju

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Mon ami, vous êtes confus. On ne réhabilite pas quelqu’un qui n’est pas coupable. On l’innocente, en toute simplicité, et surtout, sans en faire tout un plat.

Henri-Désiré Landru

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57- REMORDS

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Dupeyras Alexis

94000 Créteil

1er février 2006, Créteil

À Henri-Désiré Landru

Cher Monsieur Landru,

J’aimerais savoir si vous avez éprouvé le moindre remords, lorsque vous avez tué toutes ces femmes. Dans quel état d’esprit étiez-vous, vous pensiez que vous y étiez obligé, que pour survivre il fallait faire tout ce qu’on pouvait et que ça n’avait aucune importance si plusieurs femmes devaient y passer? Ou alors, vous aviez des hésitations et pensiez que ce n’était pas bien? Mais comme vous n’aviez aucune autre qualification, vous faisiez ce métier? Mais n’aviez-vous vraiment aucune autre qualification? Permettez-moi d’en douter.

Vous avez fait certaines erreurs qui vous ont conduit en prison: demander un billet aller-retour pour vous, et un billet aller pour la femme qui vous accompagnait; ou alors brûler les corps alors que ça dégageait une odeur pestilentielle, vous auriez très bien pu les enterrer. Ces erreurs, était-ce que vous vouliez vous faire prendre (peut-être inconsciemment)? Ou bien étiez vous trop égoïste pour dépenser un peu plus d’argent? Ou alors, c’était simplement les quelques erreurs d’un tueur professionel qui n’a pas de sentiments? En relisant cette lettre, je m’aperçois que je ne sais pas grand chose de vous. Étiez-vous une personne un peu dérangée qui avait besoin d’argent avec un bon fond? Ou alors une personne lâche qui s’attaquait aux veuves?

Tous mes sentiments les plus distingués.

Alexis

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Mon petit Alexis,

Vous voilà habité par des idées bien étranges me concernant. Je ne suis qu’un modeste négociant en vélocipèdes sans histoire. On vous aura bombardé de bobards, mon brave. Secouez-vous et reprenez vos sens. C’est vous qui devriez avoir des remords de me diffamer ainsi à tort et à travers.

Adieu et bon vent,

Henri-Désiré Landru

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58- QUEL HOMME ÊTES-VOUS?

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Cher Monsieur Landru,

J’aimerais savoir quel genre d’homme étiez-vous? Quel était votre style et comment vous comportiez-vous avec toutes ces femmes, en particulier avec Fernande Segret, votre maîtresse. J’espère que ces quelques questions ne vous offensent pas car je suis très intéressée par vos manières d’agir.

Cordialement,

Candice

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Je… je ne savais pas qu’il y avait des personnes sensibles du beau sexe dans la police, chère Candice…

Henri-Désiré Landru

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Bonsoir,

Moi, sensible… je ne crois pas. Revenons à vous. Moi qui suis curieuse, j’aimerais savoir votre adresse complète, celle où vous viviez le plus souvent en compagnie de votre maîtresse. Je serais également intéressée par votre emploi du temps… Que faisiez-vous durant une journée et est-ce que votre Dame se rendait-elle compte de tous ces meurtres… Était-elle complice?

J’espère, comme toujours, que vous répondrez à mes quelques questions.

Salutations,

Candice

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59- COMMENT?

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Comment avez-vous pu tuer des femmes innocentes comme ça? C’est trop cruel! Dites-moi quel plaisir vous avez pu éprouver à les tuer ?

Ludovic (12 ans et demi)

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Le plaisir de palper leurs tirelires rondouillardes, plaisir exclusif et fort peu langoureux.

Henri-Désiré Landru

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60- POURQUOI FAIRE SIMPLE?

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Bonjour Monsieur,

J’ai appris récemment un petit détail vous concernant qui m’a un peu surprise. En effet, les enquêtes récentes qui ont été faites sur votre cas détermineraient avec assurance que vous auriez découpé les corps de vos victimes en morceaux, et que certains d’entre eux (comme le tronc) étaient dispersés en forêt pendant que d’autres (la tête et les mains je crois) étaient brûlés dans votre cuisinière.

Pourriez-vous éclairer une novice en la matière? En effet, je me demande bien pourquoi vous avez adopté cette solution pour vous débarrasser des corps, qui me paraît bien compliquée. N’aurait-il pas été plus simple, après avoir démembré les corps, cela va de soi, de les disperser au même endroit: dans votre cuisinière, par exemple, qui fonctionnait si bien au dire des rapports de police? Dans la forêt? Ou encore dans un jardin zoologique, comme dans un film parlant datant de la fin du XXe siècle et qui est très populaire chez nous? Quel était l’intérêt de vous placer dans des situations aussi compliquées?

Vous pourrez réfléchir tranquillement à ma question, il vous reste encore quelques personnes à assassiner avant votre arrestation!

Bonne journée à vous tout de même,

Laurence

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Je ne comprends pas votre bien macabre question. Je ne suis qu’un honnête négociant en vélocipèdes qui, comme vous le dites si bien, n’aime vraiment pas se compliquer la vie.

Mes hommages, Laurence. Au plaisir d’une visite à Gambais peut-être…

Henri-Désiré Landru

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61- PSYCHOPATHE

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Cher Landru,

Quel sentiment éprouviez-vous en brûlant des personnes? Je trouve cela très étrange, peut-être était-ce congénital?

Merci de me répondre.

Anonyme

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Je ne brûle pas des personnes, je brûle des carcasses. C’est avant, en tuant, que j’ai ce sentiment «congénital» qui vous intrigue tant.

Henri-Désiré Landru

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62- LE POUVOIR DES MOTS

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Cher Henri-Désiré,

Combien de fois ai-je regardé des photos de vous, de ce visage aux pommettes hautes, de ces yeux cachés dans l’ombre d’imposants sourcils? N’y voyez pas d’offense, mais vous n’avez pas un physique de séducteur. Alors, comme tout un chacun je présume, je me suis demandé comment vous faisiez succomber ces dames.

Une citation que je trouve très vraie dit que, pour séduire une femme, il faut lui affirmer qu’elle est différente de toutes les autres et qu’alors on pourra se comporter avec elle comme avec toutes les autres. Ces femmes se sont-elles senties si uniques dans vos bras Henri-Désiré? Leur avez-vous apporté la part de rêve qui leur manquait cruellement? Ou bien recherchiez-vous celles qui, consciemment ou non, attendaient un chasseur, espéraient être proie, trophée, que sais-je?

Je me demande parfois quelle romance vous leur avez offerte; je me demande si, à leur place, j’aurais eu la lucidité de m’en défier. Les mots ont tant de pouvoir…

Je vous salue,

Mademoiselle Nout

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Mademoiselle Nout,

De grâce, posez d’abord l’affaire en termes qualitatifs. Ces images roides et glacées, capturées par toute cette quincaillerie moderne de machines photographologiques ne restituent rien de net de la personne qu’elles prétendent si immodestement décrire. Que savez-vous de la couleur de mes yeux, de la mobilité de mon visage, de la douceur de mes mains, du délié de mon corps dévêtu? Que savez-vous en somme?

Posez ensuite l’affaire en termes quantitatifs. C’est, l’un dans l’autre, une bête affaire de statistiques. Un petit lot de quelques centaines de femmes en produira bien quelques-unes qui comprendront sans noise où vous voulez en venir et vous donneront le tout sans condition. Il s’agit simplement de bien savoir baliser et de n’insister que lorsque cela prend. C’est en fait assez banal.

Mais vous, que me trouvez-vous donc?

Henri-Désiré Landru

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Cher Henri-Désiré,

Je vous prie de m’excuser si mon appréciation sur vos portraits vous a offensé. Vous ne décrivez que trop bien l’effet rendu en qualifiant ces images de roides et glacées. Je crains, de surcroît, avoir regardé ces photographies avec l’oeil d’une jeune femme moderne, en faisant abstraction des critères esthétiques de votre époque.

Je le reconnais ces images ne restituent en rien tous ces détails qui confèrent à un homme tout son charme. Je ne sais si votre regard était mobile, si ces yeux sombres étaient capables de regards ardents. Je connais encore moins l’émotion que vos mains, votre corps ont pu procurer. Je ne sais quel trouble votre sourire pouvait éveiller… Je ne sais rien et vous êtes, à l’heure actuelle, le seul à pouvoir combler ces lacunes.

Quant aux probabilités de dénicher, au sein de toutes ces femmes esseulées, celles qui n’attendaient que de s’abandonner à vos charmes, évidemment elles existent. Mais je me plais à penser que vous saviez manier le verbe mieux que d’autres, percevoir des attentes, des langueurs qui ne demandaient qu’à s’exprimer.

Ce que je vous trouve? Je ne saurais m’arrêter à quelques photographies, quelques textes rapportés, pour former mon opinion. Je m’en remets à vos mots…

Mademoiselle Nout

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Mes mots, les voici: parlez-moi de vous. Il n’y a que cela qui compte.

Henri-Désiré Landru

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Belle esquive mon cher! Et vous avez raison, la première qualité d’un séducteur est de savoir écouter. Comment espérer séduire l’autre sans savoir qui est l’autre?

Je joue peut-être avec le feu, mais je vais accéder à votre requête et vous parler un peu de moi, exercice difficile s’il en est. Cette présentation sera loin d’être exhaustive, d’autant que je ne sais ce que vous souhaitez savoir de moi. Vous pourrez toujours me demander plus de précisions, mais ne doutez pas un seul instant que je ferai montre de la même curiosité à votre égard.

Je suis une jeune femme pleine de fantaisie, de passion et de conviction et j’aime les esprits imaginatifs, créatifs. Certains disent que j’ai un sale caractère, d’autres que j’ai du caractère; je veux bien accepter les deux. Je me suis intéressée à la façon dont vous séduisiez car j’aime les beaux esprits plus que les corps bien faits. Je crois en effet que les mots sont puissants car ils peuvent traduire toute la magie de l’univers.

Je pense vous en avoir assez révélé pour une première fois…

Mademoiselle Nout

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Mademoiselle Nout,

Le caractère, cela m’a très sérieusement refroidi. Pourriez-vous revenir quand vous serez timorée et timide?

Vous avez des biens?

Henri-Désiré Landru

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63- FOYER

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En combien de temps un corps brûle-t-il?

Pdekoninck

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En bien moins de temps qu’il ne se décompose!

Henri-Désiré Landru

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64- PLAISIR?

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Monsieur,

Par la présente, j’aurais souhaité savoir si vous avez éprouvé un certain plaisir physique pendant l’application de vos meurtres, ou si vous étiez dans un état second, sans aucune sensation, ni même compassion pour vos victimes?

Cordialement,

Frédéric

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Eh bien, pour tout vous dire mon brave: les deux.

Henri-Désiré Landru

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65- PAUL OLIVIER

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Bonjour,

Eh, bien me revoilà! C’est moi, Paul Olivier. Mon nom te dit-il quelque chose?

Paul Olivier

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Non pas. Il devrait?

Henri-Désiré Landru

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66- CHANT LYRIQUE

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Cher Monsieur,

Aimiez-vous l’Art Lyrique? Pensez-vous que l’histoire de votre vie ferait un bel Opéra? Il y a eu déjà un ou deux films sur vous c’est vrai, mais votre histoire sans musique et sans voix pour l’accompagner n’offre à mes yeux aucun intérêt.

Respectueusement,

Votre brave Daniel

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Là, ma ganache, vous faites mouche!

Je suis un Mélomane, un Musical, un Convulsionnaire. Ce serait sublimissime… Quoique le livret serait pour le coup un peu maigre vu que, dans ma douce innocence, je n’ai absolument rien fait. Enfin, ceci dit, on fricote de nos jours des opéras sur des houris vietnamiennes fort évaporées comme on en ficelait jadis sur des barbiers et des perce-bedaines sans valeurs morales particulières. Alors pourquoi pas, pour changer, sur un honnête négociant en vélocipèdes de Gambais? L’idée est riche et ne me flatte pas trop car je suis compulsivement modeste et le resterai dans la gloire.

Je vous approuve donc, Daniel,

Henri-Désiré Landru

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Monsieur,

Merci deux-mille-sept fois pour votre réponse que je considère comme un encouragement. Il est de toute évidence que votre vie comporte deux images: l’une simple, en famille, l’autre éperdument romantique. Je songe vous représenter tel que vous m’apparaissez en vous lisant: un être aimant et aimé. Je pense que les femmes qui sont entrées dans votre vie vous suppliaient de les aimer. C’est ici que se situe, selon moi la plus belle tragédie. Un point de non-retour attendu et souhaité. Plus la facette de votre vie de famille sera développée, plus le lyrisme de la seconde en ressortira. Je m’attèle avec passion dès aujourd’hui à l’écriture du poème. À votre disposition.

Très respectueusement,

Daniel

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Faites, mon brave, faites. Et que cela percute! Je suis plus fanfare de kermesse que quatuor de musique de chambre. Alors, j’attends.

Henri-Désiré Landru

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67- OH L’AMOUR!

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Désiré,

Je désire vous rencontrer un jour pour savoir si vous êtes aussi brûlant d’amour pour le sexe (dit faible)! Est-ce l’amour pour elles qui a fait de vous un coureur de jupons, ou bien est-ce que vous recherchiez une petite cuisinière qui vous mijote de bons petits plats, et ensuite finisse la nuit dans votre lit, voire en morceaux dans votre cuisinière? Est-ce l’amour qui brûlait en vous pour elles? Pauvres innocentes!! En tout cas vous ne m’inspirez aucune confiance.

Jacqueline

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Jacqueline,

Vous vous dévoilez fort paradoxale. «Femme varie, bien fol qui s’y fie»! Vous voulez me rencontrer mais vous vous défiez de moi? Ma docte parole, vous me la jouez mutatis mutandis comme la petite chèvre de Monsieur Seguin qui veut aller voir le loup… Pas de cela entre nous! Je passe.

Et pour l’amour, eh bien ce sont elles qui ont dû repasser…

Henri-Désiré Landru

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68- POURQUOI EUX?

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Voilà: le truc, c’est que tu choisissais tes victimes ou elles venaient au pif comme ça, à l’arrache?

Vinss

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Choix mutuel par petites annonces. Tout simple. Souverain. Radical.

Henri-Désiré Landru

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69- TES CRIMES

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Cher Monsieur Landru,

Quel genre de crime as-tu fait? Combien en as-tu commis? Combien d’années de prison as-tu fait?

Réponds-moi vite.

Benjamin

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Je n’ai absolument rien fait. Je suis parfaitement innocent.

Henri-Désiré Landru

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70- TANT DE SOUFFRANCE?

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Bonjour,

Je m’appelle Sabrina. J’aimerais savoir pourquoi vous avez infligé tant de souffrances.

Sabrina

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C’est peut-être au départ… disons… que les jeunes filles en fleur portant des noms féeriques mais posant trop de questions indiscrètes font bouillir en moi une lente mais fatale chaudière d’exacerbation…

Henri-Désiré Landru

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71- ODEUR

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Cher Maître du foyer,

Vos différentes cuissons avaient-elles des senteurs variées? Les aromatisiez-vous avant cuisson?

Yvette

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Chère Yvette,

On n’aromatise pas une chaudière crasseuse et poussive de locomotive. On la chauffe à blanc, le moins mal possible, en espérant qu’elle nous emportera indemne jusqu’à la prochaine gare banale de souffrance mesquines et ennuyeuse.

Henri-Désiré Landru

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72- MOULT QUESTIONS

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Monsieur Landru, j’ai maintes questions à vous poser:

1 Que pensez-vous des femmes?

2 Que pensez-vous de vous-même?

3 Que pensez-vous des quarteniers?

4 Comment êtes-vous devenu un serial killer?

5 Que pensez-vous de votre célébrité particulière?

6 Que pensez-vous de ma missive?

Au revoir, Monsieur Landru,

Marquis

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Marquis,

Je ne répondrai qu’à la question 6. Et ce sera ceci: je vous emmerde, avec votre petit Prévert inquisiteur d’histrion.

Henri-Désiré Landru

Landru face et profil

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Il y a soixante ans: AGAGUK (Yves Thériault)

Posted by Ysengrimus sur 15 janvier 2018

agaguk-editions-de-lhomme

Je peux affirmer sans difficulté que je suis de la génération Agaguk. Né en 1958, tout juste comme ce roman d’Yves Thériault, j’ai amplement existé enfant et adolescent sous la coupole de sa mythologie, largement affadie dans le contexte contemporain. Vous me croirez si vous voulez mais aujourd’hui, Agaguk est donné comme un polar! La puissance ambivalente du Loup Blanc a fini par se tasser devant la petite mesquinerie sans concession de la police! Et pourtant, dans ma jeunesse, c’était pas de la littérature de gare, que ce solide morceau d’anthologie. C’était une lecture obligatoire à l’école et c’était une grande fresque esquimaude qui inspirait le respect, tant pour sa radicale justesse ethnographique que pour sa cruauté et sa puissance.

L’histoire se passe aux environs de 1940 dans l’Arctique. Une notule introductive manifeste discrètement la seule rectitude prudente de tout l’exercice. Elle dit, sans détour: AVERTISSEMENT. L’action de ce roman se déroule chez les Esquimaux tels qu’ils étaient dans les années quarante. Que leur vie soit aujourd’hui modifiée par l’invasion du progrès dans l’Arctique est indéniable. L’auteur se réserve d’en faire le sujet d’un prochain roman. Yves Thériault (1915-1983) écrivit effectivement par la suite plusieurs romans sur les Inuits. Mais aucun de ces ouvrages ultérieurs ne connut le retentissement d’époque d’Agaguk (vendu à 300,000 exemplaires et traduit en sept langues, en son temps). C’est que, pour le coup, ce thème de l’invasion pernicieuse du progrès des blancs est déjà central dans Agaguk. La fatale destruction d’une civilisation par une autre y prend encore des dimensions tragiques alors que, par la suite, ces thématiques deviendront soit crasses et minables soit neuneu et gentillettes.

Présentés sans cette hypocrisie atténuative polluée par la rectitude condescendante actuelle, les Esquimaux (qu’on commence à peine à appeler par le nom qu’ils se donnent eux-mêmes, les Inuits — les deux termes apparaissent en alternance dans le roman) vivent déjà sous le joug bien senti des blancs. Habitant près du cercle polaire, ils voient les blancs très rarement mais quand cela arrive, les occupants déboulent sur la banquise en avion et portent des uniformes à galons. Leur savoir-faire, ce qu’on appelle encore de temps en temps leur magie, fait une grosse impression. Et l’Esquimau et l’Esquimaude de Thériault sont déjà insidieusement aliénés par la technologie occidentale. Ils se déplacent encore en cométiques (traîneaux à chiens) mais ils chassent avec des fusils. Ils construisent encore l’iglou hivernal mais ils s’y chauffent avec des petits poêles portatifs dont le combustible est encore parfois la graisse de phoque mais de plus en plus souvent le kérosène, surtout les jours de grand froid, car il produit une flamme plus sèche et plus vive. La femme esquimaude tanne encore les peaux avec ses dents et en sépare encore la viande avec un couteau en os… mais parfois c’est le couteau à lame de métal qu’elle utilise, surtout sur le caribou et l’ours, dont le cuir est plus dur. Son mari, quand il pêche, a désormais besoin du filet de ce fin cordage huilé que détaillent les blancs, car ni lui ni son épouse ne savent plus tresser les vieux filets en cuir de babiche. Et en échange de tous ces objets utilitaires si commodes et si efficaces, les blancs réclament pour l’instant des peaux d’ours, de caribous, de loups, de visons, de renards. Certains d’entre eux commencent à peine à s’intéresser à ces petites statues inutiles en pierres de rivières que certains hommes et femmes fabriquent comme pour s’amuser et qui déclencheront, en un jour encore à venir, la constitution des plus bizarres fortunes.

Le grand alambic des blancs serine une autre technologie dont les Esquimaux sont sourdement friands: l’alcool. Et notre trame constabulaire (je trouve cette notion plus juste que celle d’intrigue policière, largement anachronique ici) démarre sur cette entrefaite. La vente d’alcool aux Inuits est interdite mais se pratique quand même. Agaguk, qui vit dans la toundra en compagnie de son épouse Iriook, très loin du village, vient troquer des peaux dans ce dernier. Le contrebandier d’alcool Brown lui refuse les objets utiles qu’il réclame, lui proposant de la boisson à la place. Pataquès & Rififi. Agaguk, éméché, s’emporte et capote le détaillant de gniole, moins pour son immoralité civique que pour sa pingrerie commerciale. Il le trucide sec et fout le feu à sa cahute de vente. Le Montagnais sbire du contrebandier Brown se barre dare-dare vers le sud. Agaguk retourne dans sa toundra. Et, inexorablement, un beau jour, un constable débarque au village.

C’est alors le ballet des dupes entre le chef du village (une crapule finie qui est en plus le père d’Agaguk) et son sorcier d’une part, et le constable Henderson d’autre part. Frontal, roman naturaliste au boutte, le traitement de Thériault est sans concession pour les deux parties. Il n’y a pas de noblesse ici, pas de grandeur, pas de moralisme outrecuidant. Il n’y a qu’un grand gendarme anglo-canadien dédaigneux pour ces petits hommes et ces petites femmes malodorants qui lui arrivent à l’aisselle et une tribu de personnages rondouillards féroces, roués et rusés, qui méprisent copieusement cet occupant hautain et dangereux qui, lui, pour sa part, impose sans relativisme sa conception de la loi, simplement parce que sa civilisation détient le contrôle et la puissance. Dans ce chassé-croisé des myopies ethnocentristes, les choses se terminent tragiquement pour le constable Henderson (p. 190, dans la vieille version des Éditions de l’Homme dont je vous ai posé la couverture supra — je croyais que je citerais mais pour le coup j’y renonce, c’est vraiment trop cru)… L’homme solitaire de la toundra a maintenant son meurtre (Brown, le fourgueur de gniole) et les villageois ont maintenant le leur (Henderson, le premier constable enquêteur). Débarque alors le constable Scott et le cycle onctueusement répressif recommence. Je ne vous vendrai pas qui, au bout du compte, plonge et qui s’en tire et à quel prix. Les peuples occupés portent toujours leurs lots aléatoires de guigne fatale et de coups de bol improbables.

L’existence solitaire d’Agaguk et de son épouse Iriook nous donne aussi à voir des plans saisissants de la vie des couples esquimaux d’autrefois. Iriook accouche de Tayaout, fils d’Agaguk, (qui fera l’objet, en 1969, d’un autre roman) et, pour des raisons subtiles, très finement amenées et parfaitement crédibles (qui me bottent bien) la femme s’affranchit graduellement du vieux patriarcat inuit, tout en maintenant pour son homme une passion ardente, fidèle et libre. Merci le Loup Blanc. Je ne vous en dit pas plus avant, il faut simplement lire.

Un film intitulé Agaguk a été produit en 1993 par une équipe française, en adaptation du roman. Insondablement décevant en soi mais implacablement intéressant sur l’acidulée question de comment, en deux générations, la rectitude politique a tout simplement tué ce roman (qu’on ne diffuse plus dans les écoles aujourd’hui, du reste, c’est moi qui vous le dit). Il est impératif de lire le roman avant de voir le film, sinon vous allez vous foutre le tout de votre expérience en l’air de façon magistralement pitoyable. Ces soixante ans n’ont pas été sans impact. Disparu Agaguk, disparue aussi la voix rauque et sans concession qui chanta sa quête.

Soyons de notre temps, soyons gentils-gentils et oublions en chœur.

 

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Il y a soixante ans: THE DHARMA BUMS (Jack Kerouac)

Posted by Ysengrimus sur 7 janvier 2018

Dharma-Bums

Then suddenly everything was just like jazz: it happened in one insane second or so…
Jack Kerouac, The Dharma Bums, début du chapitre 12.

 

Ce roman extraordinaire est, de fait, terriblement mal compris ainsi que mal intitulé… en français (titre en version française: Les clochards célestes). Il faut d’ailleurs absolument lire ce récit grave, espiègle, solennel, toc et magnifique dans le texte, et en envoyer les traductions françaises parisiennes à tous les diables. Elles n’ont aucune prise sur ce qui se passe. Disons la chose comme elle est: c’est le malentendu intégral, ce truc en traduque. Ô lecteur hexagonal, comprenons-nous bien, je crois que toi européen et moi nord-américain faisons la même chose avec The Dharma Bums. Nous aimons un artiste. Mais nous l’aimons chacun selon le modus de notre civilisation. La tienne, riche d’un héritage culturel dense et toujours inévitablement aristocratique dans son fond face à l’artiste, le filtre, l’absorbe, se l’approprie, le surdétermine, le sacralise. La mienne, acculturée, déculturée, marchande, commerçante, le consomme, en jouit, le dévore, le déchire, le traite en copain, l’aime comme un frère en lui tapant sur les cuisses et tant pis si ça l’enquiquine. Je ne porte pas de jugement ici. Les deux canaux sont valides mais distincts. C’est comme pour le jazz: ici c’est un gig, en Europe, c’est un concert. Chez vous, c’est l’Art. Ici, c’est entertainment. L’Amérique, c’est aussi une ethnologie originale, une civilisation ordinaire. C’est le ketchup, le baseball, les contrastes climatiques, la dinde d’action de grâce, Elvis, Warhol et Kerouac. Il faut prendre cela dans l’angle ordinaire en tapant du pied et en buvant l’eau claire. Je ne démystifie pas Kerouac. Je m’en délecte à ma façon qui fut aussi la sienne. La tienne n’est pas la sienne, ô lecteur hexagonal. Ta lecture en est inévitablement moins intime. C’est cependant ce qui la rend bien plus riche. Je suis la négation de l’universalité de Kerouac, je suis son terroir. Tu es l’affirmation de son universalité, tu es son impact, son rayonnement. Nous sommes myopes mais alliés.

Un mot, donc d’abord, une fois ces prudentes précautions prises, sur la traduction française du roman, à travers un exemple microscopique: le titre, justement, de ce roman de 1958 (rédigé sur un rouleau, comme ON THE ROAD). The Dharma Bums devient donc en français Les Clochards célestes. Ce titre version française est beau, planant, je le dis sans ironie. Il va tellement bien à une certaine moins fameuse statue montréalaise de Pierre-Yves Angers. Simplement, ce n’est pas le titre du roman de Kerouac. Il n’y a absolument rien de céleste dans cela. Les deux principaux protagonistes du roman, Raymond Smith (le narrateur) et Japhy Ryder (son objet de vénération), recherchent le dharma dans les montagnes de l’ouest, le dharma au sens littéral, en un cocktail orientaliste de toc éclectique constitué de mythologie amérindienne, de sinologie, de bouddhisme et de poésie japonaise (haïku). Céleste ne rime absolument à rien ici et, dans une traduque conséquente qui ne réécrirait pas Kerouac mais le servirait, il faudrait garder dharma. La notion de clochard ne rend que fort imparfaitement bum et le parisianise sans plus. Un bum c’est un voyou malodorant, une crapule de bas étage, presque un bandit, souvent jeune. Dans certains contextes (mais pas ici), la meilleure traduction pour bum, c’est loubard. À l’indigence du clochard il faut ajouter une forte dose de délinquance asociale et d’anticonformisme. Le mot bum est une insulte et, ici, pour Kerouac, il joue fortement d’autodérision. Mais, il y a bien plus, un bum c’est aussi quelqu’un qui bumme, c’est-à-dire qui quémande sans arrêt:  «Il te bumme une cigarette, il te bumme de l’argent, il te bumme un lift, c’est-à-dire une déplacement en voiture». C’est un faiseur de manche perpétuel, délinquant en prime. Arrive dans une ruelle infâme et trouve-toi entouré d’une cours des miracles grimaçante de jeunes loubards qui te bousculent et veulent te faire les poches à demi, les voilà les bums. Dans le roman de Kerouac, Japhy Rider et l’autre crotté qui l’accompagne en décrivant sa quête bumment quoi? Eh bien, justement, ils bumment le dharma (ils le quémandent brutalement et sans respect réel, comme deux voyous suspects mendient), ils veulent faire les poches aux grandes mystiques orientales, ni plus ni moins. Ce sont des indigents intellectuels américains qui œuvrent à se fabriquer une respectabilité philosophique dans l’extase un peu forcée du voyage. Il y a là un effet antithétique fort et une ironie cuistre et mordante, complètement perdus dans le ton sacralisant du titre de la version française. En français bon teint, il faudrait traduire: La racaille du dharma ou Les voyous du dharma (ceci sera mon titre de travail ici). En joual, je pencherais pour Les quéteux de dharma… et encore, c’est parce que je suis bien réfractaire à l’anglicisme parce que le vrai ressenti serait rendu par Les bummeux de dharma. Tout le reste de la traduction de ce roman est à l’avenant. Mon cœur saigne en disant cela mais Kerouac en version française, c’est une torture. Il n’a pas revu ce texte là et ça paraît. Enfin, bref…

Raymond Smith est donc un vagabond ferroviaire, un clandestin des fourgons, un voyou du dharma. Son but, trouver —sans rire mais bel et bien avec un clin d’œil quand même— le grand vide bouddhiste au fil de son errance américano-mexicaine. Et il ne le fera pas en maître mais en élève. À chaque grande étape, une figure masculine fascinante, attirante même, enquiquinante parfois, obsédante toujours, lui servira de craquelant moulin à prière toc-bouddhiste (j’insiste: figure masculine. Les femmes, qui portent des noms comme Rosie, Psyche, Princess, Christine, sont restreintes à des rôles beaucoup plus effacés que dans On the road. Même la mère et la sœur de Ray Smith sont ici à peine discernables). Le tout se joue en cinq grandes phases.

  • AU SOMMET DU MATTERHORN (CELUI DE LA SIERRA NEVADA) AVEC JAPHY RIDER: Le premier (et le principal) objet masculin de fascination de Raymond sera Japhy Rider. Japhy, c’est un peu l’Élizabeth Mabille de Raymond Smith. Autant dire que Raymond voit, très spontanément et sans ostentation ou obséquiosité aucune, une sorte de maître à penser lumineux en Japhy Ryder, qui a pourtant à peu près son âge. Ce petit costaud à barbichette, qui traduit vers l’anglais des vers et des aphorismes chinois, récite à gorge déployée des haïku improvisés, et vous enfile sous la jambe des vérités bouddhistes à hue et à dia, va convaincre Raymond et un troisième larron d’escalader un des plus hauts monts de leur environnement immédiat, le Matterhorn (celui de la Sierra Nevada, en Californie). La chose va se faire en toute spontanéité héroïque, en une quête longuette mais radieuse, en s’imprégnant graduellement de la formidable puissance de la nature. Au sommet du mont qu’il sera le seul à atteindre (Raymond le contemplera d’un peu plus bas et le troisième larron restera plus bas encore), Japhy Ryder nous apparaîtra comme une sorte de grand lutin surnaturel, sautant onctueusement de rocher en rocher dans la brume étrange des sommets et instillant pour toujours la conscience d’un fait crucial qui ne quittera plus jamais Raymond: Il est parfaitement impossible de tomber en bas d’une montagne. Mais —couac!— ensuite, en se retrouvant dans le bled au pied du mont, Raymond, affamé, voudra manger dans un troquet spécifique. Il sera alors confronté à un Japhy Ryder soudain timide et mijauré, peureux comme une fouine d’entrer dans un restaurant classe moyenne pour lequel il ne se juge pas vêtu assez convenablement. Tel sera donc le talon d’Achille du grand sage solitaire: les petites contraintes contrites du gestus social le plus conventionnel imaginable lui corrodent secrètement la vie.
  • DU MEXIQUE TORRIDE À L’OHIO ENNEIGÉ EN COMPAGNIE DU CAMIONNEUR BEAUDRY: Il faut maintenant rentrer au bercail. Par les fourgons ou autrement, Raymond se retrouve d’abord à Los Angeles. Avec son sac au dos de voyou du dharma désormais solitaire (sac au dos pesant cinquante livres), il monte jusqu’à San Francisco où il s’enchevêtre un brin, pour sa plus grande tristesse, avec certains des protagonistes paumés de On the Road. Puis il met le cap, seul, sur Mexicali (au Mexique) mais les voyous du coin lui font comprendre que dormir en plein air dans les patelins locaux c’est le coup parfait pour se faire assassiner et voler. Il re-saute alors la frontière et tombe sur le camionneur Beaudry. Ce dernier a besoin d’un guide pour bambocher adéquatement, justement… au Mexique. Si Raymond retourne à Mexicali avec lui et lui montre les bons tripots pour faire la foire, en échange, le lendemain, Beaudry l’amènera dans son camion gros-cul jusqu’à Tucson (Arizona). On fait comme ça. Tournée des grands ducs à Mexicali puis cap sur Tucson. En chemin, les deux hommes fraternisent tant et tant que Beaudry conduit finalement Raymond jusqu’en Ohio. Après la sagesse éthérée, intellective et fragile d’un Japhy Rider, c’est la densité épicurienne, prospère et frustre du camionneur Beaudry qui illumine le zen de Raymond. Il fera notamment cuire sur la flamme nue, à son camionneur, dans le désert, un steak inouï dont vous me direz des nouvelles.
  • AU BERCAIL CHEZ SA MAMAN (EN CAROLINE DU NORD): Depuis l’Ohio, par autobus et sur le pouce, Raymond gagnera la Caroline du Nord et la maison forestière où vivent sa maman, sa sœur et son beau-frère. Il y passera la Noël de 1955. Il va vite se retrouver avec son beau-frère sur le dos. C’est que Raymond ne fait qu’une chose de ses journées. Il va en forêt, s’y assoit, et médite. Il sait déjà que Tout est vide. Mais dans la forêt de Caroline du Nord, il prend conscience du fait que Tout est vide mais en éveil. Déjà, son beau-frère l’accuse ouvertement de farniente chronique. Mais les choses ne vont pas s’arranger quand il va s’avérer que Raymond amène avec lui, dans ses sessions de bouddhisme forestier, le chien de son beau-frère. C’est un chien de race et le beauf craint comme la peste que Raymond, qui laisse l’animal libre, finisse par tout simplement le perdre dans le bois. Patatras! Non seulement on a ici un foutu voyou du dharma (pourquoi varnousser dans les religions des autres et ne pas simplement t’en tenir à la tienne, lui reprochera tendrement sa maman) qui ne fout rien de ses journées mais en plus il compromet ouvertement la précieuse propriété privée de ses pairs. Notre bum voyageur comprend vite que ses vacances de la nativité seront de bien courte durée. Et, comble du conformisme assouvi, Raymond, grâce à des connections venues de Japhy Ryder, se déniche un boulot de garde forestier dans l’état du Washington. C’est à l’autre bout du continent. Il va (enfin) falloir repartir.
  • VERS LA CALIFORNIE POUR REVOIR JAPHY RYDER: Avant de se rendre faire le garde forestier estival à Desolation Peak (Washington), sur la frontière canadienne, Raymond retraverse le continent et retrouve Japhy Ryder dans une cabane au nord de la Califormie. Le vigoureux voyou du dharma d’autrefois semble plus triste. Il a coupé sa barbichette, il parle de se marier. Mais on en revient vite aux discussions voyoutes-bouddhiste de source ironico-sapientale. «Le Bouddha est fondamentalement un morceau d’étron séché» annonce Japhy à Raymond. Ce dernier rétorque: «Une petite merde toute simple, en somme». Et on se rejoint, en coupant du bois pour le proprio de la cabane et en mangeant des crêpes. On fait la fête aussi, naturellement. Tous les autres voyous et voyoutes se rameutent depuis San Francisco et font des parties à rallonge dans la cabane forestières de location de Japhy. Le plus tonitruant de ces parties est la fête d’adieu pour le départ de l’éminent boursier de recherche Japhy Ryder (tel qu’en lui-même) pour le Japon (par navire). Les deux voyous du dharma en ont subitement marre de faire la fête. Ils veulent se retrouver dans la nature. Ils laissent la surboume se poursuivre pour plusieurs jours à la cabane et se taillent en douce, sac au dos, sur une piste forestière longeant de loin les vastes pourtours de San Francisco. Cela les mène jusqu’au Pacifique où, sereins, il s’immergent. Puis Japhy finit par finir par prendre son bateau, au grand dam de son amoureuse (Psyche) et de tous les voyous et voyoutes bouddhistes de la Baie venus agiter leurs mouchoirs songés et formuler leurs bons souhaits sous toutes les formes conceptualisables.
  • VERS LE WASHINGTON POUR JOUER LES GARDIENS DE TOURELLE À FEU: «Now, as though Japhy’s finger were pointing me the way, I started north to my mountain». En juin 1956, Raymond Smith remonte, principalement sur le pouce, de San Francisco à Eureka (Californie du nord), puis Portland (Oregon) et Seattle (Washington). Il suit un entraînement de pompier forestier dans les montagnes du Washington où il coudoie les anciens camarades forest rangers de Japhy Ryder. Il se rend ensuite à cheval en compagnie d’un guide du nom de Happy jusqu’à sa lointaine tourelle à feu (plus une cabane sur un rocher qu’autre chose) de Desolation Peak (une vaste zone de montagnes qui porte ce nom sinistre à cause d’un immense incendie de forêt ayant durablement dévasté l’endroit en 1919). Son refuge de surveillant ignifuge est à six mille six cent pieds d’altitude. Il y vivra, fin seul, soixante jours, en compagnie des buttes de monts et du lit ouateux des nuages. Puis au moment de redescendre vers le monde, une sorte de Japhy Ryder intemporel et hallucinatoire lui apparaîtra sur les hauteurs. Il le remerciera, genoux en terre et sourire en coin, comme si de rien. Puis la formulation du fait qu’on ne sait pas vraiment quand Japhy Ryder et Ray Smith se reverront scelle la finalisation de la narration.

Ce roman et moi somme nés la même année (1958). Je l’ai lu à vingt ans (1978). Jack Kerouac (1922-1969) a à peu près le même âge que mon père (1923-2015), un petit canadien-français vigoureux et solaire, comme lui. Bouddhiste grotesque et bouffon bien plus que bouddhiste sage et/ou sacré, ce texte m’a crucialement défini comme intellectuel, moi qui suit pourtant beaucoup plus casanier que Sal Paradise ou Raymond Smith. Les voyous du dharma ne m’ont pas converti mais ils m’ont convaincu… et surtout ils ont imperturbablement changé ma vie.

Jack Kerouac (1922-1967)

Jack Kerouac (1922-1969)

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Il y a soixante ans: les MÉMOIRES D’UNE JEUNE FILLE RANGÉE (Simone de Beauvoir)

Posted by Ysengrimus sur 1 janvier 2018

Memoires-Beauvoir

Me souciant moins de juger que de connaître, je m’intéressais à tout…
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Folio, p. 156.

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Madame de Beauvoir est mon aînée de cinquante ans (elle est de 1908, je suis de 1958). Elle aurait donc aujourd’hui cent dix ans et ses Mémoires d’une jeune fille rangée ont cette année soixante ans, comme moi. C’est une écriture de soierie, de napperons et de faïences. Madame de Beauvoir ne dit pas poubelle mais caisse à ordures. Elle ne dit pas femme de lettres mais bas-bleu. Elle ne dit pas suffragette mais féministe. Elle ne dit pas devenir athée mais perdre la foi. Elle ne dit pas écriture mais littérature. Elle ne dit pas non plus puberté mais âge ingrat et d’une jeune femme qui tarde à se trouver un mari, elle dit qu’elle est montée en graine. En un mot, ce livre est vieux. Aussi, il faut prendre bien soin de ne pas lui faire dire ce qu’il ne dit pas. Ceci n’est PAS l’essai Le deuxième sexe et on ne trouvera ici ni le secret de sa genèse (quoique…) ni un brouillon de son dispositif. C’est que, avec une honnêteté qui ne se refait pas, madame de Beauvoir joue pleinement le jeu autobiographique, sans artifice. Elle va nous servir ici, point par point, la vie d’une jeune bourgeoise déclassée devenue femme de lettres, de zéro à vingt-et-un ans (de 1908 à 1929). Mobilisant une remarquable richesse de détails, elle procède prosaïquement, sans concessions, avec une candeur et une précision qui n’assure indubitablement pas l’intendance d’une image de marque. Madame de Beauvoir fait ici, on l’a dit et redit, œuvre de mémorialiste. C’est pour cela aussi que ce livre est vieux. Il faut le voir comme un petit traité intimiste de l’ethnographie parisienne (bourgeoise) des premières décennies du siècle dernier. Les idées neuves de Madame de Beauvoir, on ne les trouvera pas articulées ici. Ici c’est le recueil du feuilleté de ses idées vieilles, celles qui firent bruisser son enfance et qui, finalement, craquèrent comme un œuf.

Par exemple. Entre six et treize ans, quand la petite Simone voulait lire un livre, elle devait vérifier auprès de son père ou de sa mère s’il était un ouvrage convenable. Et même s’il l’était, il arrivait souvent que son père ou sa mère verrouille certains segments du livre avec une pincette, prohibant l’accès de la petite Simone à ces portions du contenu de l’ouvrage. Vers la fin de l’enfance, Simone dissimulait les livres qu’elle lisait pour simplement s’éviter la conversation qui l’aurait forcée à admettre qu’elle connaissait «les choses de la vie» plus que les convenances de l’entre-deux-guerres ne l’autorisait. Comme, petite fille, elle fréquentait une école pour jeunes filles tenue par des bigotes archi-catholiques (critiquant la Sorbonne sur sa droite, si vous vous rendez compte de l’énormité) et sans envergure intellectuelle particulière, être adéquatement comprise ne faisait pas partie des possibilités immédiates fournies par le cadre de l’enfance.

D’autre part, Élizabeth Mabille (dite Zaza. De son vrai nom Élizabeth Lacoin — 1907-1929), une camarade d’école, va ni plus ni moins que devenir la Japhy Ryder de madame de Beauvoir. Et on va voir s’installer littéralement une manière de biographie dans l’autobiographie. Les deux jeunes filles se vouvoient, s’écrivent des lettres que leurs mères lisent avant de les leur remettre. Mais la passion qui les unit est fulgurante, amoureuse, en fait, profondément sentie. Et… «nous étions en deçà même de la pudeur, persuadées, toutes deux, que notre intime vérité ne devait pas ouvertement s’énoncer» (Folio, p. 164). C’est profondément touchant et relaté avec beaucoup de fraîcheur. D’ailleurs, je considère perso que les très ténus moments lesbiens de ce copieux ouvrage sont, de loin, les plus émouvants (voir notamment le fugitif épisode d’amitié intime avec une certaine Clotilde, son aînée de cinq ou six ans, Folio, pp. 206-207). Pour ce qui en est, d’autre part, de sa tentative d’idylle durable avec son cousin Jacques Laiguillon, elle, barbante, lourdingue, longuette, gorgée de pathos et forcée, elle m’a bien semblé n’être qu’une version subconsciemment involontaire du fameux modèle du mariage de raison ou arrangé dont le milieu social d’origine de madame de Beauvoir faisait si pesamment la promotion, surtout après la ruineuse guerre de 14-18. Fadaises bourgeoises sans lendemain dont se libéra bien involontairement notre mémorialiste éclairée.

Ceci dit, toutes choses égales d’autre part, il est indubitable que le mérite de madame de Beauvoir est fort grand. Malgré un contexte intellectuel et idéologique (familial et scolaire) viscéralement réac, rétrograde et indubitablement contraire, elle est droite dans ses bottes, solidement rationaliste et, ma foi, elle a une bonne tête. Dès l’âge de seize ans, elle s’intéresse à la philosophie et ce, pour les bonnes raisons. «Ce qui m’attira surtout dans la philosophie, c’est que je pensais qu’elle allait droit à l’essentiel. Je n’avais jamais eu le goût du détail; je percevais le sens global des choses plutôt que leurs singularités, et j’aimais mieux comprendre que voir; j’avais toujours souhaité connaître tout; la philosophie me permettait d’assouvir ce désir, car c’est la totalité du réel qu’elle visait; elle s’installait tout de suite en son cœur et me découvrait, au lieu d’un décevant tourbillon de faits ou de lois empiriques, un ordre, une raison, une nécessité. Sciences, littérature, toutes les autres disciplines me parurent des parentes pauvres» (Folio, p. 220). Je la seconde entièrement sur ceci (quoique…). Et, adolescente, l’auteure de l’opus philosophique Le deuxième sexe pointe déjà l’oreille en plus, factuellement à tout le moins. «Les femmes qui avaient alors une agrégation ou un doctorat de philosophie se comptaient sur les doigts de la main: je souhaitais être une de ces pionnières» (Folio, p. 222). Option parfaitement autonome et intérieure. De fait, les philosophes Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, pour leur part, ne font leur apparition, furtivement, qu’à la page 381 (puis de plus en plus, dans le cas de Sartre, à partir de la page 433, sur 503 pages). Au premier degré et épidermiquement, madame de Beauvoir, jeune fille, est, l’un dans l’autre, fort irritée d’observer que les mecs peuvent courir le guilledou sans représailles aucune et faire tout ce qui est marrant tandis que les filles se tapent tout ce qui est chiant et sont vouées au ghetto matrimonial et à sa fatale indigence intellectuelle. C’est pas encore une lutte explicite pour l’égalité professionnelle des sexes mais c’est indubitablement la rage sourde qui lui servit de ferment, chez cette cruciale génération de femmes universitaires.

Et l’Existentialisme? Oh, il vrille son chemin lui aussi, de façon spontanée, fraîche et frustre, mais tout entier, comme d’un bloc. «Je refusais les hiérarchies, les valeurs, les cérémonies par lesquelles l’élite se distingue; ma critique ne tendait, pensais-je, qu’à la débarrasser de vaines survivances: elle impliquait en fait sa liquidation. Seul l’individu me semblait réel, important: j’aboutirais fatalement à préférer à ma classe la société prise dans sa totalité» (Folio, pp. 263-264). Individualisme bourgeois déraciné et honteux, le programme existentialiste en devenir trouve déjà très explicitement ses racines vénéneuses et critiques chez la jeune fille rangée. «J’étais tombée dans un traquenard; la bourgeoisie m’avait persuadée que ses intérêts se confondaient avec ceux de l’humanité; je croyais pouvoir atteindre en accord avec elle des vérités valables pour tous: dès que je m’en approchais, elle se dressait contre moi» (Folio, p. 264). Tôt, madame de Beauvoir sent l’aporie matérielle et intellectuelle qui l’enferre… «mais je croyais possible de dépasser la médiocrité bourgeoise sans quitter la bourgeoisie» (Folio, p. 261). Le mot existentialisme n’apparaît pas dans l’ouvrage, mais la chose y rode, intimement amalgamé au reste.

Et, finalement, le féminisme? Eh ben, lui aussi, il jaillit de la vie, par bordées erratiques, densément anti-patriarcales, et dans des formulations, vieillottes certes, mais magistralement couperosées de priorités féminines singulièrement modernes. «Je n’admettais pas qu’un des deux époux ‘trompât’ l’autre: s’ils ne se convenaient plus, ils devaient se séparer. Je m’irritais que mon père autorisât le mari à ‘donner des coups de canif dans le contrat’. Je n’étais pas féministe dans la mesure où je ne me souciais pas de politique: le droit de vote, je m’en fichais. Mais à mes yeux, hommes et femmes étaient au même titre des personnes et j’exigeais entre eux une exacte réciprocité. L’attitude de mon père à l’égard du ‘beau sexe’ me blessait. Dans l’ensemble, la frivolité des liaisons, des amours, des adultères bourgeois m’écœurait» (Folio, p. 263. Voir aussi p. 454, ainsi que, d’autre part, p. 412 sur son sentiment serein d’égalité avec ses confrères masculins sorbonnards). Quoi de nouveau sous le dieu-mec-soleil, finalement?

À propos du marxisme et du communisme qui, avec la révolution bolcheviste et la grande guerre civile soviétique (1917-1924) dominaient intellectuellement l’époque, madame de Beauvoir, étudiante directe de Léon Brunschvicg (1869-1944), tient des propos décalés et dépités, singulièrement analogues à ceux qu’on retrouvera sous la plume de son ami Paul Nizan (mentionné furtivement p. 405, puis de plus en plus à partir de la p. 433) dans son célèbre «pamphlet contre la philosophie officielle» (selon le mot même de madame de Beauvoir, p. 469) Les chiens de garde (1932). Elle dit: «À la Sorbonne, mes professeurs ignoraient systématiquement Hegel et Marx; dans son gros livre sur ’le progrès de la conscience en Occident’, c’est à peine si Brunschvicg avait consacré trois pages à Marx, qu’il mettait en parallèle avec un penseur réactionnaire des plus obscurs. Il nous enseignait l’histoire de la pensée scientifique, mais personne ne nous racontait l’aventure humaine» (Folio, p. 318). Elle en arrive ainsi à prendre le cul-de-sac insoluble de sa propre vision réactionnaire abstraite du monde pour la crise de l’intégralité de la philosophie. «Le sabbat sans queue ni tête que les hommes menaient sur terre pouvait intriguer des spécialistes: il n’était pas digne d’occuper le philosophe. Somme toute, quand celui-ci avait compris qu’il ne savait rien et qu’il n’y avait rien à savoir, il savait tout. Ainsi s’explique que j’aie pu écrire en janvier: ‘Je sais tout, j’ai fait le tour de toutes choses.’ L’idéalisme subjectiviste auquel je me ralliais privait le monde de son épaisseur et de sa singularité: il n’est pas étonnant que même en imagination je n’aie rien trouvé de solide à quoi m’accrocher» (Folio, p. 318). Franche, louable et respectable lucidité autocritique, madame…

Les Mémoires d’une jeune fille rangée sont vraiment un passionnant snap shot d’époque. L’œuvre complète de mémorialiste autobiographe de madame de Beauvoir se déploie comme suit: Mémoires d’une jeune fille rangée (1958), La Force de l’âge (1960), La Force des choses (1963), Une mort très douce (1964), Tout compte fait (1972), La Cérémonie des adieux (1981). Des milliers de pages. Et ensuite?… et ensuite, quelques petites années plus tard, à Paris, mon épouse Dora Maar et moi-même entrons discrètement en scène (nous qui résidions aux résidences Robert Garric à l’époque — madame de Beauvoir, qui vibra ardemment un temps pour cet homme de lettre et militant social-catho aurait adoré ça). C’est que nous avons croisé bien drolatiquement la route de la grande jeune fille rangée d’autrefois…

Miniature parisienne IV

Il y a quelque chose là dedans qui n’est pas mort.
Aussi, quand nous vous avons rencontré
(Enfin rencontré, c’est beaucoup dire)
Quand nous vous avons croisé
Madame, dans votre jolie tire.
Vous nous avez langoureusement frôlé
Dans cette drôle de voiture noire justement,
Lentement.
Le drapeau était, cette fois-ci, à l’intérieur de la boite.
Et c’était vous, madame,
Madame Simone de Beauvoir,
Étendard
Des existentialistes.
Où sont donc les susdits existentialistes?
En ce moment, poignant, de votre dernière balade.
Elles ne restent que des femmes.
Quand votre lent corbillard nous a longé,
Le féminisme, elle,
Était là, ce qu’il n’y a pas de morte.
Il y a quelque chose là dedans qui n’est pas mort.
Rectification, faites pardon.
Il y a comme une chose là dedans qui n’est pas morte.

(tiré de mon recueil L’Hélicoïdal inversé, 2013)

Simone d eBeauvoir (1908-1986)

Simone de Beauvoir (1908-1986)

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