Le Carnet d'Ysengrimus

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Archive for juillet 2016

Mon «pastiche» de l’australopithèque LUCY

Posted by Ysengrimus sur 21 juillet 2016

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Nous présentons ici trente échanges épistolaires entre l’australopithèque LUCY et les correspondants et correspondantes du site pré-Wiki DIALOGUS.

LETTRE D’ACCEPTATION DE LUCY

Je ne sais pas si c’est intellectuel ou simplement éthique de faire ça, mais je sens qu’il va bien falloir que je m’extirpe de mon tumulus éthiopien —tumulus naturel, il va sans dire— pour contribuer à leur faire comprendre que leur belle histoire de pithécanthrope, c’est de la foutaise. Holà, pithécanthrope, vous imaginez, le chaînon manquant: l’homme-singe, il n’y a que ces pauvres sapiens pour élucubrer une légende pareille. Oh mais moi, je n’ai pas de religion à saborder, moi, pas d’anges à congédier, pas de thèse évolutionniste à vendre. Ça permet de garder les idées claires, nettes, natures. Alors pourquoi les taire?

Je vais donc devoir payer de ma modeste personne et les amener patiemment à conceptualiser que si nous avons un lointain ancêtre commun, je ne suis pas cet ancêtre. Car je ne suis qu’une petite guenon du sud, une australopithèque contemplative qui confirme, avec sa mâchoire prognathe et ses hanches graciles de bipède, que le singe n’est pas obligatoirement quadrumane, que le primate bipède n’est pas obligatoirement humain et surtout, bon sang de bonsoir, que l’homme et la femme ne jailliront jamais du singe et de la guenon.

En un mot, qui d’autre que moi pour leur faire piger que la bêtise est humaine?

Lucy

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2- OÙ ÉTAIS-TU PARTIE?

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Eh bien Lucy,

Où étais-tu partie, pendant si longtemps?

Nicolas Weinberg

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Pas dans un arbre en tout cas, car je ne suis pas arboricole. Pas dans un temple ou au pied d’un dolmen car la religiosité ne me pollue pas encore la vie. Pas sur les épaules de mon mâle, car il est trop grand, ça me donne le vertige. Pas au lagon, j’ai peur de l’eau. Pas dans une grotte, car je ne suis pas encore troglodyte.

J’étais peut-être perdue dans mon monde intérieur. J’en ai déjà un. Il est doux comme un fruit. Sauf quand le smilodon aux dents longues guette. Mon monde est alors épouvante et hideur… J’y étais. J’en suis sûre.

Mais je suis revenue maintenant. À nous deux donc, sapien…

Lucy

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3- LUCY IN THE SKY…

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Bonjour Lucy!

Tu as fait le bonheur des mes premiers cours d’histoire…. et aussi mon malheur…! Je t’explique…

On pense bien que c’est toi le premier Homme (en l’occurence, là, tu es une femme) et donc c’est passionnant d’apprendre de telles choses. Comble du bonheur ou du malheur, au moment où on t’a découvert, les Beatles passaient en boucle avec leur titre «Lucy…» et donc tu as pris le doux prénom de Lucy (à l’anglaise). Pourtant j’ai été un peu charriée à l’école primaire et aussi un peu au collège à cause de ton prénom. Moi Lucie. Toi Lucy. Il y a quelque chose de ressemblant non? Donc j’étais la fille «préhistorique». Les gens sont bêtes n’est-ce pas?

Enfin, tu sais, je t’en veux un peu mais presque pas. Portes-toi bien. La vie et les hommes sont déchaînés ici-bas!

Lucie Turiot

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Chère Lucie,

C’est triste ce que tu m’apprends là, mais console-toi en te disant que tu es toujours une femme alors que je suis encore une guenon. C’est pas que ça me dérange, au contraire. C’est toi qui souffres. Ce que tu as ressenti à mon égard, je ne le ressens que pour les prédateurs de la jungle. Chacun ses emmerdements.

Console-toi en te disant aussi que notre nom signifie «lumière». Tes confrères et consœurs de classe n’en étaient pas une en te comparant à moi, et je vais te confier un secret: moi aussi j’en suis vexée, mais pour des raisons différentes…

Amicalement,

Lucy

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4- MALINS LES SAPIENS!

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Chère Lucy,

Je voulais savoir comment vous viviez à cette époque. Je m’appelle Lucie aussi et je suis très intéressée par la préhistoire.

Chez nous, tout le monde dit que nous sommes plus intelligents et débrouillards que vous, car les machines et autres outils évolués ont envahi la planète…

Je ne suis pas d’accord! J’ai bien réfléchi et je pense que ceux qui fabriquent ces choses sont plus débrouillards, certes, mais pas ceux qui s’en servent! Nous ne pourrions pas vivre sans téléphone, Internet, etc…

Une dernière question: que mangiez-vous (viandes et autres)?

Lucie Simonnet

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Bonjour Lucie,

Je vis dans la savane, mais une savane où il y a de grands arbres, où je peux grimper pour cueillir des fruits ou me cacher des prédateurs. J’aime aussi les insectes, et les petits animaux, surtout sur un lieu où la foudre a frappé, car ils sont alors chauds, tendres et appétissants. Nous vivons en fratries et nous nous déplaçons en groupe pour cueillir et chasser. Les mecs au pourtour, les femmes et les enfants au centre. Nos mecs sont deux fois plus grands que nous, ce qui en fait des estafettes et des sentinelles fort utiles. Ils sont bêtes mais ils sont gentils. Ils aiment tendrement et sont vachement fidèles pour des mecs. Ils se tiennent debout très droit, les bras ballants, et quand on les séduit, ils ont les yeux qui brillent. À mon sens, ce sont les plus beaux bipèdes imaginables.

Nous vivons très bien, Lucie. Nous sommes nus et libres. La vaste savane résonne de nos cris d’appel qui sont aussi doux que le vent et aussi frais que les averses venues du ciel. Notre chance, notre vraie chance est que nous ne sommes pas encore sapiens. Notre absence d’outillage est parfaitement compensée par nos talents naturels. Nous n’avons peut-être pas autant d’avenir que vous, mais nous avons un présent vraiment extraordinairement joyeux.

Lucy

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Chère Lucy,

Je suis ravie de voir à quel point vous aimez les mecs.

Ceux de nos jours sont un peu moins cools que les vôtres mais bon… on peut pas tout avoir! Déjà nous avons Internet, et on ne peut pas demander grand-chose de plus de nos jours…

À ce propos, comment se fait-il que vous ayez Internet? Quand j’ai étudié la préhistoire en 6ième je n’avait pas appris cela…. Mais bon, peut- être bien que les Historiens… ont quelquefois tort!

Bon, au revoir, je vous quitte car l’ordi est au collège et donc….

BISES,

Lucie Simonnet

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Voici. Cela m’intimide un peu, parce que c’est encore une histoire d’arbre.

Je ne vis pas dans les arbres, Lucie, en ce sens que je ne suis pas du tout arboricole. J’ai horreur de la jungle, je ne passe pas d’arbre en arbre pour exister et me définir moi-même et… oh frémissement d’horreur… je ne suis pas quadrumane. Je suis bimane, bipède, mes hanches sont droites et grêles et j’en suis très fière.

C’est important, vois-tu, parce que les quadrumanes de la jungle forniquent et ne reconnaissent pas leurs partenaires d’une fois à l’autre. Je ne sais pas où vous en êtes sur ces questions parmi les sapiens, mais nous nous avons un mec unique et nous n’en changeons que lorsque le léopard ou le smilodon nous a arraché le premier. Nous sommes très pointilleuses sur ces matières. Je ne t’en dis pas plus car c’est aussi une question hautement secrète que celle du sentiment d’amour.

J’insiste donc, chère amie, je ne vis pas dans les branches. Mais, avec mes excuses pour la grossièreté de ce que je m’apprête à dire, je dois admettre que de temps en temps je ne peux résister à l’envie de grimper lestement dans un de ces gros arbres puissants et noueux de la savane où pendent de beaux fruits et qui sont autant de citadelles imprenables face aux fauves qui se cachent dans la longue broussaille ondoyante et me cherchent. C’est… c’est extrêmement vulgaire de grimper aux arbres, je le sais, et je contrôle cette pulsion du mieux que je peux. Je te supplie de me croire que je ne le fais pas trop souvent.

L’un des arbres de notre territoire auquel je reviens de temps en temps contient entre ses plus grosses branches une sorte de petit caillou cubique qui émet des sons. Ces sons sont souvent stridents et inélégants, mais parfois ce sont de joli cris bien modulés qui me susurrent tes messages et ceux d’autres sapiens. J’y réponds sur le même ton, en approchant ma bouche de la boite. Je le fais justement en ce moment même et… c’est tout ce que je sais sur notre canal d’échange.

Il parait —selon une voix de la boite qui se désigne DIALOGUS— que je suis une sorte de personnage historique auprès des sapiens qui sont très curieux de filiations et de chaînes évolutives. Trois millions de passages de la grande saison stable de pluies nous sépare toi et moi. C’est touchant, n’est ce pas. C’est tout ce que je sais sur moi et sur ce que je signifie pour toi, et les autres sapiens du futur.

Si tu m’en disais plus long, je dresserais l’oreille avec une curiosité qui ne serait pas exclusivement bestiale…

Ton amie,

Lucy

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5- SOLITUDE

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Bonjour petite Lucy…

J’espère que tu vas bien et que la survie n’est pas trop pénible. Encourage-toi, la survie est beaucoup plus difficile lorsqu’on vit, comme moi, parmi un peuple décadent.

Je voudrais savoir s’il existe des êtres solitaires parmi ceux de ton espèce. Est-il possible dans le monde où tu évolues, de survivre seul, sans appartenir à un groupe?

Amicalement,

Catherine

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Non, Catherine, pas nous.

Je sais que certains quadrumanes arrivent à accomplir ce que tu décris. Ils vivent seuls pendus sur un arbre et ne se rencontrent qu’une ou deux fois par année pour copuler. La notion de phratrie est inexistante pour eux. Leur mode de vie secret et opulent fait qu’ils ne craignent ni la disette ni les prédateurs, mais surtout, misère Catherine, ils ne craignent pas l’ennui!

Nous, on vit en savane. Pour cueillir, pour chasser, pour se protéger des fauves, il faut infailliblement faire équipe. Même lorsque nous nous perdons momentanément de vue, nous sommes toujours reliés par nos cris, nos chants, nos psalmodies. J’ai toujours nos sentinelles, mon mec, plusieurs de mes copines, et nos petits dans mon coeur et dans ma tête en permanence. Et la plupart du temps je suis en leur compagnie physique. Je suis grégaire, Catherine, et le gros de ma joie de vivre réside dans mon grégarisme.

Je ne pourrais pas vivre autrement. Je doute d’ailleurs que vous les sapiens y arriviez. Il faut être une bête pour valoriser ce genre de programme de vie solitaire.

Lucy

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Ma chère petite Lucy…

Considères-tu cela comme une bonne chose que de craindre l’ennui? Et si ton mec mourrait dans une périlleuse sortie de chasse, en ressentirais-tu un trouble profond ou laisserais-tu un autre prendre sa place et coucher à tes côtés? Est-ce chose naturelle que de s’associer pleinement à un être du sexe opposé et pas seulement en vue d’une reproduction?

D’ailleurs, comment il est ton mec? Comment il te traite? Et tes copines? Et tes enfants? Mais que voilà un bel interrogatoire.

Pardonne ma vive curiosité, c’est que je suis plus chat que femme.

Catherine

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Mon mec est grand et fort. Il est de deux fois ma taille, c’est comme ça chez mon espèce. Il est bête, mais il est gentil. Il me traite avec douceur et il est toujours avec moi, même quand il n’y est pas. La reproduction n’est pas notre seul objectif, voyons Catherine… Le compagnonnage de mon mec est, pour moi, une valeur. Quand il va mourir, car il va mourir de mort violente, c’est comme ça pour nous, je vais hurler ma tristesse aux quatre horizons de la savane. Je vais ensuite attendre deux ou trois saisons avant de me laisser approcher par un autre mec. Quand je vais mourir, de mort violente aussi, mon mec sera moins triste, mais il sera quand même affecté. Il sera affecté en mec…

Mes copines sont bien. Elles sont industrieuses et généreuses. Nous nous aimons autant qu’avec les mecs. Les enfants sont fouineurs et indisciplinés. Ils attirent les fauves avec leurs bêtises. Nous en perdons trop souvent aux fauves, et pourtant je te jure que nous veillons. Toute notre énergie grégaire est investie à notre protection…

En un mot, nos conceptions des sentiments mutuels sont beaucoup plus raffinées que celles des quadrumanes arboricoles…

Lucy

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Lucy,

C’est vrai que de s’asseoir dans un arbre éloigne des autres; c’est peut-être parce qu’alors on est entre ciel et terre. Il faut avoir les deux pieds bien ancrés sur terre pour avoir envie d’être avec les autres. N’y montes-tu jamais pour cueillir un fruit ou regarder au loin?

Ta vie semble bien mouvementée et pourtant, tu trouves le temps de me répondre rapidement, merci, j’apprécie énormément.

Combien as-tu eu d’enfants et combien ont survécu? Cela doit être bien pénible de perdre un enfant. Qu’est-il d’après toi plus ardu, perdre son mec ou son enfant?

Prends soin de toi,

Catherine

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Catherine,

Ça me gêne un peu de parler de mes aventures dans les arbres. Tu poses des questions bien crues à leur sujet. Va découvrir l’échange intitulé MALINS LES SAPIENS avec mon homonyme Lucie, tu y découvriras mes histoires d’arbres…

J’ai déjà eu quatre enfants et deux mecs. Ils sont tous morts de mort violente sauf un enfant, une fille. C’est toujours douloureux de perdre un membre de la phratrie, bien sûr. Mais cela ne se compare en rien à la joie que représentent ceux et celles qui vivent. Je les entends chanter en ce moment même. Je les adore.

Moi aussi je vais mourir de mort violente. Je serai frappée à la hanche par un léopard. Il n’aura pas le temps de me dévorer parce que la phratrie va trouver moyen de leur soustraire mon corps, à lui et aux chiens de la savane rongeurs d’os. Tu vas mourir toi aussi Catherine. Mais pour le moment vivons, chantons, amusons-nous.

Lucy

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Lucy,

Mais qu’est-ce qui te gêne tant dans l’évocation de tes aventures dans les arbres…? Explique-moi. Je suis allée lire le message comme tu me l’avais recommandé, mais je ne suis pas plus éclairée.

Comment est ta fille? Est-elle toute petite? Comment est son caractère? Vive et emportée ou douce et soumise?

Quelle est ta nourriture préférée? Regardes-tu la lune parfois? As-tu des insomnies? Aimes-tu la pluie?

Je ne sais pas pourquoi tu me fascines. Peut-être parce que quelque part entre toi et moi, quelque chose s’est brisé, perdu. La chaîne est plus lourde que jamais, Lucy, apprécies bien ton monde et ta vie.

Catherine

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Catherine, voici.

Me faire traiter d’arboricole c’est un peu comme quand vous, on vous traite de singes. Tu dois bien de temps en temps faire la guenon comme nous toutes, mais tu ne t’en vantes pas et c’est normal, c’est légitime. Il en est autant pour moi quand je grimpe aux arbres…

Ma fille est frivole, mais elle n’est pas bête. Elle est vive et railleuse. Elle se gausse des fauves, en sotte et en écervelée, mais elle vivra, car elle a des ressources. Quand je plante mes yeux dans les siens, il y a comme une grande joie lumineuse qui irradie en tout mon être. Elle n’est ni plus grande ni plus petite que les autres petiots et petiotes. Je vais hurler très fort quand elle mourra.

Ma nourriture préférée est un gros fruit jaune et oblong qui éclate quand on le crève et me barbouille la frimousse de ses tessons savoureux. La lune est très importante car elle vibre quand nous chantons. C’est sur elle que nos psalmodies rebondissent et portent si loin la nuit. La lune est conséquemment un objet fort glauque mais fort utile.

Je ne dors que d’un œil, à cause des fauves, si bien que je me réveille souvent en sursaut, mais quand je dors je dors. La pluie nous abreuve et effarouche les prédateurs. Elle est belle, sauf si la savane rouille. Il faut savoir tout doser.

Je suis très heureuse de cette rupture de la chaîne et que le côté bestial me reste. Il est sain, libre, simple et écru.

Ton amie Lucy

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Lucy

De cette belle vie, libre et saine, nous laisseras-tu quelques dessins pour en témoigner? Toi et les tiens vous amusez-vous à tracer sur les roches des images de ce que vous connaissez et aimez?

Que crois-tu qu’est la lune? Si j’ai bien compris, tu ne vénères pas un être suprême, mais si tu avais à en reconnaître un, est-ce que ça pourrait être la lune?

Catherine

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Catherine,

Je vois mon image dans la mare mais elle me terrorise. Je sais que c’est un autre moi parce que mes oreilles ont une forme unique et l’image a exactement la même forme d’oreilles et elle fait tout ce que je fais. J’ai peur de la mare et j’ai peur de mon image. Quand elle me suit sous le soleil, j’en ai moins peur. Il faut dire qu’elle est alors plus familière et plus esquissée. Enfin le sentiment dominant que me suscite cette image est une grande inquiétude. L’idée de la reproduire me semble donc peu attrayante et, en plus, je ne saurais pas comment le faire.

La lune est un grand disque qui fait résonner les sons de nos voix. C’est un objet pratique, sans plus. Elle nous permet de psalmodier à plus grande distance, la nuit. C’est commode et c’est joli.

Il n’y a pas d’être suprême, Catherine. C’est de la calembredaine pour sapiens ces histoires-là. Les miens et moi, on ne s’y frotte pas.

Ta Lucy

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Lucy,

Alors, pas de dessin sur les murs? Mais peut-être graves-tu des formes imprécises dans la terre à l’aide de tes doigts ou d’une pierre? Pas de fabrication inutile?

Excuse-moi, je dois te paraître terriblement sotte, mais en quoi la lune vous est-elle utile? Jolie, d’accord, mais commode? Vraiment?

Je suis bien contente que tu n’aies pas d’être suprême. C’est une bonne chose. Je suis triste que les hommes aient créé les dieux! Ils devaient trouver ça joli et commode…

En terminant, une dernière petite demande: décris-moi ton dernier repas de fête.

Bien à toi,

Catherine

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Quand la lune est visible la nuit nos psalmodies sont audibles à plus grande distance. C’est la lune qui fait que les sons portent loin. C’est très commode.

Mon dernier repas de fête fut mon dernier repas. J’ai cueilli une poignée de baies et me les suis fourrées dans la bouche tout ensemble. C’était sublime.

Ta Lucy

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Mais dis-moi, petite Lucy, est-ce que tu te déplaces la nuit? En fait, te déplaces-tu beaucoup tout court?

Je suis très brève aujourd’hui.

Merci pour l’image des baies, très rafraîchissante!

Catherine

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Nous occupons un territoire de cueillette pendant la saison des fruits et nous relocalisons dans la savane pendant la saison de la chasse. Nous allons ensuite occuper un autre territoire de cueillette, puis à la saison suivante un autre territoire de chasse. Je crois que les sapiens diraient de nous que nous menons une vie de transhumance. Les promenades solitaires étant bien trop dangereuses, la phratrie se déplace toujours collectivement.

Autrement, quand nous sommes à demeure, nos cueillons ou chassons la nuit, dormons le jour et copulons n’importe quand car nous ne sommes pas restreints à une saison de rut spécifique comme ces tartes de quadrumanes arboricoles.

Lucy

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Tu me fais rire Lucy, merci.

Dans ma grange, une bande de chats sauvages se sont, avec les années, installés. Je les nourris et leur procure de la chaleur l’hiver. Ils ne se laissent pas approcher, à part une vieille chatte un peu sénile, mais ils me tolèrent et je peux ainsi mieux les observer. Je dois te dire au départ que l’être que je suis qui se croit humaine était un peu choquée par leur attitude, leurs lois, leur hiérarchie, mais je suis à présent tout à fait confortable. Ce que je me demande, pour finalement en venir à ma question, c’est si, comme les chattes, tu te nourris avant de procurer de la bouffe à tes petits, des très petits qui n’arrivent pas encore à le faire eux-mêmes? Disons que tu tombes sur une superbe carcasse encore fraîche, mais qu’il n’y en a que pour une personne. Que feras-tu?

Catherine

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Je mange d’abord et en donne à un enfant quand je suis rassasiée. Y a-t-il une autre posture concevable? Si oui, je ne vois pas ce que ça pourrait être.

Lucy

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6- SALUT LE MACAQUE!

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Chère Lucy, je ne pense pas que tu existes. N’as-tu pas honte de faire de l’ombre à cette malheureuse Ève? Sais-tu qu’Adam te cherche pour te tabasser? Non, franchement avoue que t’es qu’une guenon et que t’as rien d’humaine, ça arrangera tout le monde.

Amicalement,

Dylan

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Je suis une guenon, Dylan, je ne l’ai jamais nié. Mais je suis une guenon qui vous pose un problème particulier à vous, les sapiens. Et, pour parler cru comme toi, je te dirai que le problème c’est pas ma tête. C’est mon cul. Guenon, je suis pourtant bipède, j’ai les jambes sveltes et les hanches galbées. Pour me rabaisser à ton niveau polisson je dirai simplement que je suis Cheetah pour la gueule, le cerveau et la hauteur, mais avec les pieds, les hanches et les organes génitaux d’Ève. Alors tu comprends ça fait intensément fantasmer les évolutionnistes…

Mais j’existe, ça il n’y a pas à gamberger. Et j’ai mes limitations. Par exemple je ne comprends rien à tes légendes inanes et m’en fiche souverainement.

Lucy

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7- PETITE…

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Bijour !

Nous voudrions te poser une question: pourquoi es-tu aussi petite?

Anjou Demon

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Euh… je ne suis pas spécialement petite. Je suis juste de la taille qu’il faut. C’est vous les sapiens qui êtes un peu longilignes, là, pour le coup, puisqu’on en parle. Et vos femelles sont presque aussi grandes que vos mâles. Étranges caractéristiques qui doivent vous imposer une vie sexuelle et amoureuse bien insolite…

Lucy

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8- CHAÎNON MANQUANT

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Où est le chaînon manquant?

Fraise4

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Il est en Afrique, ça c’est certain. Et l’Afrique c’est grand. Il est aussi saupoudré dans des strates géologiques qui se sont fait sacrément fricasser entre ton époque et la mienne. Alors il a les os un peu pulvérisés depuis le temps. Il est surtout un peu plus compliqué que tu ne te l’imagines. Ce n’est pas qu’un petit chaînon tout con, c’est probablement tout un maillage de chaînons enchevêtrés.

Ce… ce n’est pas moi, si tu te le demandes. Moi je suis une guenon, je suis en deçà et je m’en félicite. Il n’est donc pas dans mon entourage immédiat.

Mais il est là pour sûr, quelque part…

Lucy

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Je vous ai posé une question auparavant pour vous demander où était le chaînon manquant et, suite à votre réponse, j’aimerais vous faire part d’une interrogation. Vous avez dit: «Il a les os un peu pulvérisés depuis le temps…», vous parlez également d’un maillage de chaînons enchevêtrés, mais le considérez-vous le chaînon au sens propre comme étant un objet ou comme un phénomène ou une créature? Comment pouvez-vous réellement me dire que pour sûr il est quelque part, peut-être n’est-ce qu’une illusion… On ne sait pas s’il nous manque des informations sur l’être venu après ou avant le «chaînon», si ce n’est qu’un malentendu de l’histoire humaine? Toi qui as vécu tout près de cet événement, tu devrais m’éclairer un peu.

Fraise4

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Je dis et je ne me dédis point. Le sapien provient d’un autre primate. Les étapes intermédiaires ont donc toutes existé. Que ce soit un chaînon, un glissement, un saut de puce, un toron ou une cascade, il y a eu transition et les traces paléontologiques de cette transition te manquent. Ce n’est pas que l’histoire est malentendue, c’est que votre recherche est malentendante…

Mais un jour viendra.

Lucy

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9- RELIGION

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Bonjour Lucy! Voilà, j’ai une question pour toi. Est-ce que tu crois en Dieu? Où plutôt as-tu une religion ou crois-tu en une divinité quelconque?

Merci d’avance pour ta réponse.

Caroline

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Non, non, Caroline. Aucunement. Il n’y a que les sapiens qui sont assez prétentiards pour se fabriquer des dieux. Moi, disons que… quand je vois mon ombre, avec ses pieds collés à mes pieds, je roule une petite angoisse, quand même. Je me demande un petit peu pourquoi elle me suit toujours partout, celle là. Mais mes pulsions mystiques s’arrêtent là. Dieu merci (si j’ose dire)…

Lucy

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10- L’ANCÊTRE COMMUN

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Salut Lucy,

Je voulais te demander si tu ne pourrais pas te renseigner autour de toi, et demander le nom de l’ancêtre commun des Australopithèques et des Homo Sapiens. Parce qu’ici, tous les scientifiques bûchent, et mon prof de bio ça le rend fou…

Merci du tuyau.

Osenna

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Osenna,

Voici que je gueule cette question aux quatre coins de la savane depuis des semaines maintenant. Et je ne reçois en guise de réponse que des cris interrogatifs et inarticulés. J’ai bien peur de ne rien pouvoir faire pour toi.

Je suis la guenon que je suis, mais je n’ai aucun moyen de me transformer en ma propre anthropologue… J’ai fait ce que j’ai pu avec les moyens que j’ai… Désolée…

Amicalement,

Lucy

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11- AS-TU DES ÉMOTIONS?

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Bonjour Lucy,

Je t’ai déjà écrit mais j’ai une autre question pour toi. J’aimerais savoir si toi, qui es une australopithèque, es capable de ressentir de l’amour. Je parle de l’amour envers un être du sexe opposé, de l’amour maternel envers tes enfants, de l’amitié envers quelques-uns de ta tribu. Ressens-tu une affection exclusive et particulière envers certains membres de ton groupe? Est-ce que des ancêtres des humains comme les australopithèques avaient des émotions ou des sentiments?

Merci de ta réponse.

Caroline

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Je dirais que oui. Par contre elles sont moins durables que chez la «sapienne» qui chouchoute son mec et ses enfants pendant de longues années. Que veux-tu, Caroline, je suis déjà deux fois veuve, quatre fois orphelande (tu vois, je suis même obligée d’inventer un mot pour décrire une mère perdant ses enfants). J’ai vu mes meilleures copines se faire déchirer par des fauves. Il faut bien comprendre que cette conjoncture violente, ce statut de proie constante, m’obligent à limiter mon investissement émotionnel dans ces membres de mon entourage qui seront morts demain.

Mais je les distingue, les reconnais et les aime, absolument… à ma mesure, qui est la mesure de la démesure des contraintes de l’état de nature.

Lucy

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12- CRÉATIONISME

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Chère Lucy,

Que pensez-vous de cette doctrine pseudo-scientifique appelée «créationnisme» (selon laquelle l’évolution n’existerait pas et c’est Dieu qui aurait créé ex nihilo l’humanité Sapiens Sapiens d’un coup de baguette magique)?

Je pense que l’individu qui vous a dit «salut le macaque» est créationniste.

Gérard Lison

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Je crois que ce n’est pas vrai. Nier l’évolution, c’est nier la vie.

Lucy

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13- CROYANCES ET VIE QUOTIDIENNE

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Bonjour!

Ma question est de savoir quelles étaient tes croyances, ta religion et ta vie quotidienne…

À quoi se résumaient tes journées?

Merci de me répondre.

Marie Trommer

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Je suis une guenon. Je laisse donc les histoires de religion aux sapiens et ne m’en porte pas plus mal. Je passe le clair de mes journées à dormir et le clair de mes nuits à cueillir et à protéger des prédateurs les petits de la fratrie. C’est bien plus commode de se déplacer la nuit parce que je ne vois pas cette inquiétante silhouette sombre qui me suit sans arrêt et dont les pieds se collent aux miens, les jours de grand soleil. Elle m’angoisse car on dirait qu’elle veut me voler mon esprit. La nuit, la silhouette est toujours là, mais elle devient abstraite et c’est plus tolérable.

Lucy

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14- LE CHAÎNON MANQUANT

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J’insiste. Où est le chaînon manquant?

Fraise4

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Où est le chaînon manquant entre la carriole chevaline et la voiture automobile? Une sorte de véhicule mystérieux avec un cheval sur le devant et un moteur derrière?

Où est le chaînon manquant entre l’appareil photo et la caméra?

Où est le chaînon manquant entre le rasoir lame et le rasoir électrique?

Où est le chaînon manquant entre la chaussure et la botte?

On se comprend?

Lucy

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15- MON CŒUR

Lucy,

Je ne sais pas comment te dire ces choses. J’y ai longtemps réfléchi, ça m’a un peu torturé. J’avais pensé t’inviter à «y’a que la vérité qui compte» mais ils ne m’ont pas sélectionné. J’ai passé des petites annonces, j’ai eu plein de réponses sauf la tienne.

Alors finalement je te l’écris. Lucy, je crois que rarement une personne ne m’aura plu autant que toi. Certes physiquement je ne suis pas ton style, pas assez poilu m’ont dit les amis chers à qui j’en ai parlé, mais Lucy, je repose ma question:

«Voudrais-tu de moi, Lucy?»

Vincent Debard

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Je suis très flattée de cet aveu passionnel, vraiment. Mais du fond du cœur: je ne sais pas.

Voyez-vous, je suis une guenon, Vincent. Pensez-y très sérieusement. La frontière entre humanité et animalité nous sépare. Dans plusieurs États de votre monde moderne vous seriez un zoophile, un dénaturé, un pervers. Du côté de mes pairs, ce ne serait guère plus brillant. Ils ont une forte propension à mordre, à brutaliser, à tabasser du sapiens. Ce serait dur, cruel. Et puis, il y a les prédateurs, les maladies, la sécheresse.

Vraiment, je ne sais pas. Il faut en parler plus avant… Que me trouvez-vous donc tant, à moi si peu humaine?

Lucy

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Lucy,

Votre message me désole par le peu d’espoir qu’il nous laisse.

Pensez-vous vraiment que les différences qui nous séparent constituent une barrière insurmontable? Heureusement que le monde n’est pas ainsi fait. Je suis prêt à briser toutes les barrières sociales pour vous, Lucy. Et je constate que vous avez atteint un niveau de réflexion, toute guenon que vous êtes, qui devrait vous le permettre également. On ne vous a pas donné un prénom humain pour rien.

Faites-moi confiance, Lucy. Mon entourage proche a pris l’habitude des situations inédites. Et ils seront peut être surpris de me voir leur présenter une guenon, comme vous dites. Mais ils oublieront vite cette différence lorsqu’ils vous connaîtront mieux. Quant aux créatures qui vous entourent, je suis persuadé, Lucy, que la force de votre amour peut m’en protéger jusqu’à m’en faire accepter.

Je vous trouve si peu et éternellement humaine en même temps, Lucy. Vous connaissant depuis plusieurs dizaines d’années, nous avons pris l’habitude de vous considérer comme une des nôtres. Seuls quelques intellectuels grisonnants pourront y trouver à redire au titre de votre animalité. Mais nous n’avons que faire des convenances sociales. La différence d’âge? Certes, vous pourriez être mon arrière… puissance 10000… grand-mère. Et après?

Soyons à la fois Harold et Maude, Greg FOCKER et Pam BYRNES, Lolita et Frank LANGUELLA. Je vous raconterai l’histoire de ces personnages.

Vincent Debard

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Vous me trouvez peut-être humaine, Vincent. Mais je… je ne vous trouve pas simiesque du tout, voyez-vous. Ce serait très difficile pour moi moralement de me trimballer dans la savane avec un petit moche rosâtre et désherbé dans votre genre. Pardonnez ma franchise, mais j’ai bien peur de ne pas vouloir ce dont vous m’offrez: l’humanité, cette faillite meurtrière. Non, vraiment. Sans façon… Pas de cela ni pour moi ni pour les rejetons étranges que vous me feriez. Je ne suis pas du tout attirée par l’idée. Désolée.

Lucy

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16- AS-TU AIMÉ, LUCY?

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Très chère Lucy,

As-tu aimé? As-tu été aimée? Moi, je t’embrasse tendrement.

Wilcomb Bunce of Brockenborings

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Oui, dans les deux cas. Passionnément, bestialement.

Lucy

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17- DURANT LA PRÉHISTOIRE

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Très chère Lucy,

Est-il vrai que tu ne serais pas notre ancêtre?

Peux-tu nous dire comment était la vie durant la préhistoire, comment se formaient les couples?

En t’embrassant bien affectueusement

Xavier & Odile

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Bonjour Xavier et Odile,

Il semble bien que, malgré le fait que je marche en me tenant droite, je sois une guenon. Tes petits copains sapiens m’ont rangée au nombre des Grands Singes du Sud. Je ne suis donc pas ton ancêtre, Odile, mais nous avons, toi et moi, une aïeule commune, une primate.

Les couples de la savane se forment en toute simplicité. Un cri d’appel poignant et langoureux, un regard tendre, quelques moments doux et joyeux en pose coïtale au pied d’un grand arbre ombrageant, et tout est dit.

Nous vivons simplement et sans arguties.

Lucy

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18- HOMO SAPIENS SAPIENS

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Salut maman!

Nous, les Homo Sapiens Sapiens sommes sur le point de détruire la planète. La technologie et la soif de pouvoir auront fini par avoir raison de nous. Si tu avais su cela, aurais-tu changé ton mode de vie?

Vincent Leclerc, ton arrière-arrière-arrière-… (je pense qu’on a saisi le message)…-fils

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Non, j’aurais vécu ce que je me dois de vivre dans une insouciance identique.

Lucy

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19- QUE FAIS-TU DE BEAU?

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Bonjour Lucy,

Comment vas-tu? Moi, je vais très bien. J’espère que tu vas bien, mais enfin, que fais-tu de beau? Moi, en général, je vais à l’école, je vais me promener (faire les magasins…). Bon, je vais te laisser, réponds-moi vite.

Sévigne

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Je me promène dans la savane, je fais l’amour avec mon mec, je mange de gros fruits jaunes et appétissants et je me cache des prédateurs. Toute ma horde est avec moi et nous nous crions en permanence les indications essentielles de la survie et de la vie.

Je te salue de si loin, mais avec tout mon amour,

Lucy

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Tu es super même si on ne te connaît pas. Tu es admirable.

Sévigne

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Tu n’es pas mal non plus, dans ton genre.

Lucy

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20- ET SI C’ÉTAIT NOUS?

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Bonjour Lucy,

«Bonjour», c’est notre salut à nous, qui nous nommons «humains» aujourd’hui, cette habitude maintenant vidée de sens de souhaiter à l’humain que l’on rencontre une bonne journée, jusqu’au coucher du soleil, ce même soleil qui le soir chez toi aussi se couche, laissant l’Homo aux ombres de la nuit.

Plusieurs de ces humains te titillent avec ce chaînon manquant… sans prendre la peine auparavant de décliner leur lien de parenté avec toi! Cela aurait déjà permis d’éclaircir quelques malentendus… puisque tu es surtout une grand-tante pour nous. Il m’est venu cette question à ce propos: et si c’était nous, le chaînon manquant? Entre le singe et l’homme.

À te regarder depuis notre temps, on te parle comme à une créature limitée, pas finie, presque avec de la condescendance… quelle pitié! Que savons-nous de ta vie? Qui de nous peut dire qu’il aurait survécu et su faire les choix que tu as eu à faire? Nous avons certes tellement progressé avec nos outils pour conquérir le monde… nous oubliant nous-mêmes… En aurions-nous oublié que si l’univers dévale la pente du temps depuis ces milliards d’années sans que rien ne puisse ébranler sa course et l’évolution de la vie, il n’est pas d’humain aujourd’hui qui puisse se prétendre étape ultime de cette évolution?

Peut-être sommes-nous les plus évolués de ce que l’on connaît de l’histoire de la vie… sauf pour nos arrières-arrières-arrières-… petits-enfants! Ne l’oublions pas…

Avec toi à travers le temps.

Rodolphe, humain

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Ah, si tous les plantigrades avaient ta sagesse!

Lucy, primate

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21- OÙ ÊTES-VOUS?

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Chère Lucy,

Je me pose, aujourd’hui une question comme tant d’autres. Vous m’intriguez extrêmement, car vous êtes «le premier homme» (femme)! Je connais très peu votre histoire. Je sais seulement que vous mourûtes en traversant un fleuve, emportée par le courant. Récemment, (un siècle environ), un scientifique vous a découverte. Je voudrais savoir: où êtes-vous? Où se trouve votre squelette? Cela m’intrigue énormément.

Répondez-moi au plus vite.

Mes salutations distinguées.

Maximilien Ami

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Mon squelette est dans mon corps et mon corps est dans la nature…

Lucy

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22- DIALOGUE D’INTELLECTUELS

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Chère Lucy,

Tu dis, dans ta lettre d’acceptation, que tu es là pour «interroger en nous tous le devenir de ta famille, c’est-à-dire l’homme, dans la nature et dans sa civilisation, qui est elle-même devenue une sorte de milieu naturel à part entière».

Ma question est la suivante. Comment peux-tu tenir des dialogues d’intellectuelle avec tes correspondants de DIALOGUS, alors qu’à l’époque où tu vivais, vous étiez tous plus proches des animaux que des humains actuels? De plus, étiez-vous conscients…. d’avoir une conscience? Pratiquiez-vous les rites funéraires? La mort avait-elle un sens pour toi et les tiens?

Au plaisir de pouvoir te lire.

Florence

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Je suis une guenon. Fin de citation.

Lucy

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23- MOI AUSSI

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Chère Lucy,

Je voudrais savoir si tu étais morte. Tu es mon actrice préférée, surtout dans le film «Seul au monde» car tu es l’actrice principale. Moi aussi je m’appelle Lucie. J’ai 12 ans. Il y a 27 élèves dans ma classe et je suis la vingt-septième et je suis une sans-amis, mais je ne comprends pas pourquoi.

J’espère que tu me répondras.

Gros bisous,

Lucie, de Paris

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Mais Lucie, c’est quoi une «actrice»?

Lucy

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Chère Lucy,

C’est quelqu’un qui joue dans un film.

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Lucie

Et un film, c’est quoi?

Lucy

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24- VOUS SOIGNER

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Bonjour (je ne sais pas comment ça se dit en langage préhistorique). J’ai 9 ans. Je m’appelle Oriane.

Ma question est la suivante: à votre époque, vous n’avez pas de chauffage, donc vous devez souvent être malade. Comment faîtes-vous pour vous soigner?                    

Merci,          

Oriane

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Malade? Hum.

Il arrive que l’un de nous ne puisse plus creuser à la recherche de bonnes racines ou cueillir les fruits jaunes. On le garde avec nous, et je me souviens même d’une grand-mère pas beaucoup plus vieille que toi qui connaissait quelques herbes. Même que ça marchait pas toujours. Voilà.

Nous sommes plutôt du genre à nous serrer les coudes, mais si un smilodon ou un léopard attaque… C’est le moins rapide à la course qui y passe. Et il n’aura plus jamais ni rhume, ni bronchite! Au fait, je n’ai pas très bien compris ton histoire de chauffage, mais ça a l’air vraiment important pour toi. Dire qu’on a réussi à s’en passer pendant 170 000 générations! Ah la saine chaleur animale.

En tout cas, je te rassure, je suis en pleine forme.

Porte-toi pour le mieux,

Ta Lucy

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25- EST-CE VRAI?

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Bonjour, Être qui n’a pas connu les problèmes du XXIe siècle.

Dans le film l’Odyssée de l’espèce j’apprends, à ma grande déception, que vous n’étiez pas notre ancêtre car, enceinte de quelques mois, vous vous êtes noyée dans un cours d’eau.

Est-ce vrai?

J’attends votre réponse avec hâte!

Un Homo Sapiens Sapiens

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Bonjour,

Tu sais, les problèmes de mon temps ne sont pas folichons non plus. Ils se résument, en ce qui me concerne, à un seul impératif: survivre!

Tu m’annonces d’ailleurs que je vais mourir noyée dans le grand torrent. Pourquoi pas? Je préfère ce sort à la griffe et la dent d’un fauve. Pour l’heure, je suis accroupie sur la colline et le torrent coule à mes pieds. Il court vers son destin comme chacun de nous.

Il est vrai que j’attends un petit. Va-t-il transmettre mon sang aux générations futures et à toi, étonnant sapiens? Je n’en sais rien et peu importe. De toute façon, notre arbre généalogique est bien trop compliqué pour que je puisse affirmer être la grand-mère, la tante ou la petite sœur de ce que vous appelez si optimistement l’humanité.

Ce dont je suis certaine en revanche, c’est que nous sommes en train d’inventer une nouvelle façon de vivre et de prospérer dans la nature. La savane résonne des cris d’êtres mieux adaptés que moi à leur milieu. Ils sentent, ils voient, ils volent, ils courent comme le vent et certains peuvent m’arracher la tête d’un simple coup de patte. Nous n’avons rien de tout cela, mais nous sommes malins et surtout solidaires. Les autres animaux forment des meutes ou des hordes, nous nous vivons en communauté. Si nous oublions le groupe, nous mourrons parce que la nature reprendra ses droits et la vie cherchera d’autres voies.

Tes « problèmes du XXIe siècle » auraient-ils un rapport avec ça, la souvenance ou l’oubli de la communauté humaine? Si c’est le cas, c’est grave. Accroupie sur ma colline, j’en frémis pour vous.

Comme le soleil est haut maintenant! Je vais peut-être aller me baigner.

Bien à toi,

Lucy

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26- CLAIR DE LUNE

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Chère Lucy,

Le monde a changé depuis ton temps. Les hommes ont évolué au point qu’aujourd’hui, le plus grand prédateur de l’homme, c’est l’homme.

Toi tu as connu une époque où il fallait composer avec la nature, une époque où la nuit était bien plus effrayante qu’aujourd’hui. Récemment, alors qu’il faisait nuit et que j’étais assise dans mon jardin, je me suis dit que nous partagions encore quelque chose. Là-haut dans le ciel brillait une lune magnifique et, en la contemplant, j’ai ressenti une émotion particulière, qui me prenait les tripes, quelque chose qui m’a semblé ancien, instinctif…

Alors, je me suis demandé si tu contemplais la lune et ce que tu ressentais en la voyant s’arrondir et estomper les ténèbres.

Affectueusement,

Nout

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Bonjour Nout

L’homme est un rêve que j’ai fait et, s’il est devenu un prédateur pour ses semblables, alors il reste à inventer. Mais un jour il existera car il balbutie déjà dans cette esquisse qui s’agite aujourd’hui sur la terre, cet homoncule vagissant né de mes instincts, de mes espérances, de mon désir de vie et d’autres choses encore que je ne sais pas nommer.

Je les trouve bien pessimistes les singes de ton temps, et bien définitifs aussi dans leurs jugements. Tu écris « les hommes ont évolué » comme si on était tous déjà au bout du voyage… Or il y a probablement moins de différences entre toi et moi qu’entre toi et le premier homme digne de ce nom. Et le voyage, et l’évolution, continuent: tu peux leur faire confiance.

La nuit. La nuit est une chose terrible mais grandiose: c’est le temps des prédateurs. Et quand la lune est grosse, c’est le grand sabbat des fauves, l’apogée de la curée aux quatre coins de ma grande plaine. On entend des souffles lourds, des piétinements frénétiques. Les mâchoires claquent: c’est la pleine lune. Elle excite les carnivores au point qu’ils se dévorent parfois entre eux et je me fais toute petite au creux d’une grosse anfractuosité, serrée contre mes congénères. Certes c’est très joli, cette sphère rougeoyante, sur la plaine éclairée presque comme en plein jour. Mais comment se cacher? Comment leur échapper? L’émotion « instinctive » que tu décris confirme le début de ton message: on dirait que les hommes ont changé de camp depuis très longtemps…

Ah quand je n’aurai plus peur… Ils verront bien, les soirs de pleine lune, je ne me cacherai plus, je danserai en dépeçant mes proies…

Ce que tu ressens, c’est un peu un mélange de tout cela. Ou ce qu’il en reste.

Ta Lucy

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Ha Lucy,

Je partage tes rêves, lorsque lovée dans mon monde intérieur, je caresse l’idée d’une humanité consciente de la part de magie qu’elle recèle: la vie.

Les singes de mon temps sont bien compliqués, peut-être parce qu’ils ont cru maîtriser leur univers en le construisant au gré de leurs besoins.

J’ai parfois l’impression qu’ils oublient qu’ils appartiennent au règne animal et que cela les prive de tant d’émotions, que cela les ampute d’une part de leur sensibilité, celle-là même qui transpire de tes mots, chère Lucy. Et lorsque je te lis, je me dis en effet qu’il y a peu de différence entre toi et moi, si peu…

Il n’y a que la nuit qui nous différencie réellement, cette nuit qui a cessé de me faire peur, même si parfois mon estomac se serre sous la lune, sans que je sache pourquoi. Et il y a ces soirs où je danse sous la lune en dépeçant mes mauvais souvenirs. Ce soir je sortirai et je marcherai sur l’herbe en fixant l’astre nocturne; je penserai à toi et à toutes ces peurs que la nuit lâche sur toi. Comme j’aimerais pouvoir te tendre la main et t’offrir un refuge pour qu’enfin tu goûtes la beauté de la lune sans aucune crainte.

Reste bien blottie contre les tiens, ma Lucy; je suis près de toi, tout près, en pensée.

Nout

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Mazette!

Je ne suis qu’une frustre guenon, mais à te lire, j’ai l’impression que le bipède n’a pas fait que progresser depuis mon joyeux temps.

Quels que soient les rêves que tu caresses, je t’accepte volontiers sous mon arbre.

Mais sommes-nous vraiment du même genre?

Ta Lucy

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Ma Lucy,

Si nous sommes du même genre? Toutes les questions que nous pourrions nous poser sur ton humanité ne m’empêcheraient pas de partager ta branche. Et si tu souhaites me classer, alors on pourrait dire que je suis une guenon pas bien poilue et moyennement douée pour grimper aux arbres… il faudra que tu m’aides un peu à rejoindre le tien! Mais mes doigts sont agiles, ce qui est bien pratique pour épouiller!

Ta Nout

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Les spécialistes te répondraient que nous ne sommes pas sur la même branche de l’arbre, mais peu importe… Je veux bien grimper d’un ou deux niveaux si c’est pour me soumettre à tes expertes menottes de sapiens. Nous autres pithèques sommes très tactiles et volontiers taquins. Et qui sait si ces petites séances de papouilles en groupes ne sont pas le secret de notre réussite?

J’ai l’impression que le goût de la chatouille a perduré chez vous, sapiens… Tant mieux, continuez comme ça et l’évolution vous sourira!

Je te gratte affectueusement sous l’omoplate gauche,

Lucy

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27- VOUS NE POUVEZ QUE CROIRE EN DIEU, IMPOSTEUR

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Lucy,

Comment pouvez-vous dire que vous ne croyez pas en Dieu?

L’homme, depuis sa création, a en lui le désir de vivre après la mort, ou au moins de savoir ce qu’il y a après la mort. Cela s’appelle le désir d’éternité. Et l’éternité, c’est la petite graine que VOTRE CRÉATEUR a mis en vous.

Vous connaissez Dieu, Lucy, puisque vous avez vécu il y a longtemps. Seul un être encore vivant sur terre peut ne pas connaître Dieu… qui êtes-vous donc?

Audrey,

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Audrey,

Vous savez, nous les préhominiens vivons surtout dans le présent. Or le présent, c’est pour moi une colline couverte d’arbustes et de hautes herbes, au pied de laquelle coule un torrent au cours imprévisible. Jusqu’à preuve du contraire, je ne suis pas morte [selon le principe de base dialogusien qui se fonde sur le voyage extra-temporel] et si les fauves m’épargnent, j’ai encore de belles années à donner à mes petits et à mon clan.

Je ne comprends pas des mots comme dieu et éternité et j’en suis désolée car ils ont l’air très importants pour vous. Ce qui me désole aussi, c’est que vous semblez savoir mieux que moi-même qui je connais et ce que je ressens! Vous parlez aussi de créateur et là je veux bien essayer d’imaginer ce que vous voulez dire, mais j’ai bien du mal. Qu’a-t-il créé, au juste, une Lucy ou une Audrey?

Peu importe au fond. La saison sèche a été courte et les arbres donnent cette année beaucoup de fruits bien lourds et bien jaunes.

Bien à vous,

Lucy

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28- TA FILLE

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Bonjour,

Savez-vous que l’on a retrouvé votre fille dans une caverne? Que mangez-vous?

Merci de me répondre au revoir.

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Au revoir?

C’est dommage, j’aurais pu t’adresser une réponse un peu plus civilisée, en te disant que ma fille va très bien, merci, et que je mange des fruits, des racines, des insectes, de la viande quand les hyènes m’en laissent quelques morceaux pas trop faisandés… en fait tout ce que je trouve un tant soit peu appétissant. Mais bon, si tu y tiens vraiment, je peux aussi te répondre: Au revoir.

Bien à toi quand même,

Lucy

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29- PARLER ET LIRE

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Comment peux-tu savoir parler et lire?

Chtimi

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C’est un jeu, Chtimi. Juste un jeu, ne t’en fais pas.

Ta Lucy

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30- MÊME PRÉNOM QUE TOI

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Bonjour,

Tu étais petite et moche mais pourtant tu as été utile à la progression de l’homme; maintenant je prends le relais… j’ai eu énormément honte en CE1 quand j’ai appris la préhistoire: ma maîtresse parlait de toi et mes camarades se moquaient de moi à cause de toi car nous portons le même prénom.

Maintenant je ne t’en veux plus, c’est pour cela que je t’écris.

Au revoir,

Lucy

.

Bonjour Lucy, luciole,

La honte, c’était parce qu’on me qualifiait de petite et de moche dans tes cours? J’espère que tes enseignants et tes camarades auront quand même retenu d’autres aspects de ma vie. Une existence de lutte, de solidarité pré-humaine et d’éveil à la vie communautaire. C’est vrai que je n’ai rien d’une anthropo-midinette, mais de votre côté vous êtes complètement piégées dans votre élégance un peu puériles et surtout, par trop mondaine. Pour moi, la seule beauté qui vaille, c’est la vitalité d’un être en santé, capable d’assurer sa sécurité et le confort des siens. C’est mon talent pour la vie. Et me voici, si belle et si fragile dans ma savane impitoyable, qui me rend désirable aux yeux de tel ou tel mâle. Et je défie les grandes blondes pulpeuses qui gloussaient autrefois dans tes classes de survivre plus d’une heure dans le monde qui est le mien.

C’est quand même gentil de ne plus m’en vouloir.

Affectueusement,

Lucy

Lucy-bones

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LE CYCLE DOMANIAL (Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 15 juillet 2016

Le Cycle Domanial, paru chez ÉLP en 2013, vit en fait en moi depuis plusieurs années maintenant. Créer un monde, un univers ethnologique et social, c’est le faire comme on veut qu’il lutte pour se mettre en place lui-même, selon son propre ordre de justice et de splendeur. La seule chose qu’il me reste à faire maintenant c’est de laisser cette emprise sociopolitique de fantaisie figurative et de réalisme insolite se déployer en vous et vous parler, comme il a notamment parlé à Allan Erwan Berger qui en parle justement ici. Et voici toujours un petit aperçu de ce qui vous attends en République Domaniale.

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Tome 1: Le thaumaturge et le comédien. Le Domaine, vieille contrés fictive, est sur le point de faire éclater la révolution qui le verra se transformer en la République Domaniale. Deux femmes de la haute aristocratie déclinante, la Rainette Dulciane et sa première dame de compagnie, la vicomtesse Rosèle Paléologue, s’aiment d’un amour interdit, fort et indissoluble que rien, pas même la conflagration sociale qui approche, ne détruira. Mais la Rainette du Domaine a aussi un amant, torride et terrible, Cégismond Novice, dit le thaumaturge, personnage trouble, vif et brutal. La cruelle et cuisante soif de cet homme étrange est consommée tandis que la passion envers la suivante reste pudiquement cérébrale et verbale. Mais alors, où donc est l’amour? Quelle est la nature des sentiments qui motivent des trajectoires et des choix si torves? Huit décennies plus tard, une des descendantes de la suivante aimée, une cinéaste du Ministère des Arts Visuels qui s’appelle elle aussi Rosèle Paléologue, cherche à reconstituer, pour un film, ce que fut le contexte social, sentimental et émotionnel de cette torrentielle passion saphique blessée, de portée historique. Il faudra, entre autres, dénicher le comédien trempé qui pourra jouer le fameux thaumaturge, cette épine au pied, cet insondable mystère masculin. Cela ne se fera pas sans de nouvelles et parfois douloureuses explosions émotionnelles. La compréhension et la perpétuation du drame ambivalent de l’amour peuvent-ils survivre aux changements d’époques?

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Tome 2: Édith et Atalante. Le tabellion Eutrope Tarbe, esprit systématique et peu impressionnable, juge en conscience que la Firme de Diffusion des Traditions Historiques Domaniales raconte l’histoire de la République Domaniale n’importe comment. Cette institution à péage fausse ouvertement le savoir collectif et ce, notamment, en ce qui concerne le rôle que jouèrent dans l’Histoire la Rainette Dulciane et sa suivante, la vicomtesse Rosèle Paléologue. Eutrope Tarbe se met à rectifier les choses dans de grandes conférences publiques et, ce faisant, il se fait tirer dessus à la carabine par des séides indéterminés. S’interpose alors la chasseuse Édith, célibataire endurcie et fonctionnaire intègre, qui deviendra vite sa garde du corps attitrée. On se lance alors dans une incroyable cavale terrestre, aérienne et maritime visant à protéger de la méthodologie froidement destructrice des historiens privés un précieux document historique, écrit du temps de la Révolution Domaniale par une noble chroniqueuse qui s’appelle, elle aussi, Édith. La tonique factionnaire et son protégé s’embarqueront sur la Rebuffeuse, un caboteur à voile et à vapeur à bord duquel le tabellion Tarbe ne trouvera rien de moins que le sens de son existence. Entraînée jusque dans la mystérieuse Île Arabesque, pour protéger le tabellion dont elle a la charge, la chasseuse Édith, pour sa part, fera, hors de toute attente, la connaissance de la débardeuse arabesquoise Atalante et, là, tout volera en éclats.

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Tome 3: Le Brelan d’Arc. Clio Tarbe, la timonière du caboteur la Rebuffeuse, va aider, le tabellion Eutrope Tarbe à résoudre le mystère historique ayant la plus grande importance émotionnelle pour tous les citoyens et citoyennes de la République Domaniale. La quatrième dame de compagnie de la Reinette Dulciane, la baronnette Cordula d’Arc, est une héroïne révolutionnaire révérée dont, pourtant, la trajectoire effective de vie reste obscure et mal documentée. Pour des raisons qui s’avéreront peu reluisantes, la Firme de Diffusion des Traditions Historiques Domaniales donne Cordula d’Arc comme morte sans progéniture, lors des premières journées de la Révolution Domaniale. Mais pourtant, une des actrices ayant joué dans les deux films historiques Le Thaumaturge et la Chronique d’Édith se nomme justement… Cordula d’Arc. Il est indubitable, pour le tabellion Tarbe, que cette actrice cinématographique est la dernière descendante de l’héroïne révolutionnaire dont la propagande privée a fait une icône inféconde. En retraçant le fatal brelan des descendant(e)s de la baronnette d’Arc, les historiens de la Rebuffeuse feront remonter à la surface les secrets historiques les plus émotionnellement chargés et les plus subversifs de toute l’histoire domaniale. C’est une chose que de dire l’histoire des hommes et des femmes, c’est une autre chose que de mieux comprendre qu’il n’y a pas que des hommes et des femmes dans l’Histoire…

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Paul Laurendeau (Ysengrimus), Le Cycle Domanial, tome 1: Le thaumaturge et le comédien ; tome 2: Édith et Atalante ; tome 3: Le Brelan d’Arc, Montréal, ÉLP éditeur, 2013, formats ePub ou Mobi.

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La «démocratie» électorale américaine comme obstruction bourgeoise systématique

Posted by Ysengrimus sur 4 juillet 2016

Sur les questions électorales, la constitution américaine fonctionne comme une horlogerie abstraite implacable. Tout y est organisé de façon à ce que la classe politique ne puisse pas faire dépôt, comédon, caillot, et, ainsi, coller, se déposer, perdurer. Les élections sont à dates fixes (si un président meurt ou est destitué, son vice-président termine le mandat — impossible, donc, soit d’étirer un mandat pour affronter une conjoncture contraire, soit de déclencher des élections anticipées pour profiter d’une conjoncture favorable), les mandats présidentiels sont restreints à deux (Franklin Delano Roosevelt tira sur la corde un peu trop dans les années de guerre et on vit, par le 22ième amendement, à ce que ça ne se reproduise pas), le dispositif bicaméral est intégralement électif (pas de sénat nommé et inamovible, donc), le bipartisme est solidement institutionnalisé (fausse alternance politique, centre-droitisme et continuité de fait). Tout, dans ce dispositif, semble conçu pour assurer un roulement bien huilée de la classe politique. À cela s’ajoute, et la notion n’est pas banale, le fait que le président, un civil, est le commandant en chef des armées (ce rôle ne revient à un militaire que si ce dernier troque la gabardine galonnée pour le costard présidentiel — notons d’ailleurs qu’il y a eu un bon lot de bidasses gradés devenus de non-négligeables présidents: George Washington, Andrew Jackson, Ulysse Grant, Dwight D. Eisenhower, pour ne nommer que les plus éminents). La constitution américaine est un automate transcendant, hautement perfectionné, visant, sans malice apparente, à protéger la république des putchs, des juntes, des grands guides politiques inamovibles, des patriciens non-élus, des politburos de sarcophages sempiternels, des dictateurs parano et tentaculaires genre Richard Nixon… On veut que le personnel politique roule, change, se renouvelle. Et il le fait effectivement. C’est que la machine le broie, le concasse, le remplace, le redeem, le reconfigure.

Fondamentalement bourgeoise, affairiste, yankee trader et toutim, la culture politique américaine véhicule une longue tradition de rejet convulsionnaire face à tout ce qui est appareil étatique, classe politique, carcan gouvernemental. Les stentors du mouvement de droite du TEA PARTY sont très explicites et très ostensibles sur cette question. Leur pesante référence au fameux BOSTON TEA PARTY (équivalent américain de la Prise de la Bastille ou de la mutinerie du cuirassé Potemkine) est particulièrement malhonnête, au demeurant. En 1773, du thé anglais en ballots arrive par navires dans le havre de Boston. Ce thé, provenant des Indes en passant par le centre de l’Empire, est déjà taxé. Tu l’achètes, la taxe est automatiquement intégrée dans le prix de vente et c’est non négociable. Les bostonnais du temps sont hautement réfractaires à l’idée de payer des taxes à des personnages qu’ils n’ont pas élu. Ils exigent —comme d’autres ports coloniaux du continent l’avaient fait auparavant avec succès d’ailleurs— que ce thé pré-taxé soit tout simplement rembarqué pour l’Angleterre. Devant le refus des autorités coloniales, un commando jette nuitamment les ballots de thé dans la rade de Boston. On préfère détruire le produit de consommation plutôt que de payer dessus une taxe implicite à une puissance (déjà perçue comme) étrangère. Sauf que les bostonnais de 1773 ne refusaient aucunement de payer la taxe si les avoirs financiers allaient aux personnages qu’ils avaient élu ou allaient élire. En se référant abusivement à cet incident historique symbolique, la grosse droite ronflante contemporaine fait donc passer une appropriation du pouvoir de taxation par un état républicain naissant pour un rejet sans alternative ET de la taxation ET de l’état. C’est du bricolage historique médiocre et de la calomnie pure. En un mot, les tea-partiers contemporains transforment le fameux slogan, tonitruant mais malgré tout subtil, NO TAXATION WITHOUT REPRESENTATION en NO TAXATION tout court, biaisant totalement, de ce fait, l’idée d’organisation et de répartition des richesses fondant leur si chère république… Inutile de redire que, ce faisant, ils mettent leur rejet hargneux et égoïste des responsabilités les plus élémentaires de la vie civile au service, encore une fois, de la sempiternelle bastonnade à l’américaine du politique, de l’étatique, du gouvernemental.

Culture politique de l’anti-politique, donc… on ne se refait pas. Et on a bel et bien une situation où une machinerie constitutionnelle précise et perfectionnée, conçue au départ pour protéger les institutions électives du dépôt encrassant et freinant d’une classe politique nomenklaturesque, finit par basculer dans un autre type d’obstruction, bien plus lourd et nuisible: celui de la classe bourgeoise même. Il est d’abord assez évident, quand on regarde la facture électorale (grosso-modo un milliard de dollars par candidat présidentiel en 2012, le chiffre montant à six milliards quand on inclut les diverses aventures électorales de représentants et de sénateurs, lors du même scrutin), que l’électoralisme américain est désormais profondément et durablement ploutocratisé. Ce qu’il faut bien voir, c’est combien la structure fondamentale du dispositif constitutionnel, conçu initialement pour protéger la bourgeoisie coloniale de jadis du frein du politique, s’inverse et sert aujourd’hui à la bourgeoisie même pour contrôler les leviers politiques. Il faut du fric, et conséquemment des amis puissants, pour arriver à émerger dans un système constitutionnel si glissant, si fluide, ne donnant prise à aucune assise politicienne durable, se présentant devant l’électorat tout les vingt-quatre mois, sans faute (une législative, une présidentielle, une législative, une présidentielle – même les guerres mondiales n’ont pas empêché cette clepsydre de continuer de palpiter sans heurt). La constitution américaine, dans son intendance électorale permanentisée, se protège bel et bien d’un Tito ou d’un Perón, mais c’est au prix de rendre un Barack Obama, élu puis réélu tout à fait dans les formes, totalement inopérant. Il est bloqué, certes, par l’électorat sudiste crétin, qui roule pour le Parti Républicain en confondant niaisement conservatisme social et conservatisme fiscal. Il est coincé, certes, par l’obstruction systématisée émanant du bras de fer bicaméral (sénat démocrate, chambre républicaine – cohabitation à rallonge, souque à la corde sempiternel). Mais ne vous y trompez pas. Ce qui rend le plus sciemment un président de la trempe d’Obama totalement inopérant, c’est la collusion fondamentale de l’Horloge (le temps) et de l’Horlogerie (la machine constitutionnelle américaine abstraite servant, sans délai et sans répit, le constant plouto-recyclage des cadres politiques).

Avez vous dit Constitution Bourgeoise? Je réponds: passage de l’anti-monarchisme méthodique des pères fondateurs au court-circuitage affairiste de l’état, par certains de leurs impudents héritiers… Et notez finalement que, comme tous les dispositifs bien-pensant à autolégitimation translucide, ce système politique pervers se protège parfaitement des objecteurs superficiels. Personne de sérieux ne voudrait qu’on revienne à un sénat nommé, que le président soit élu à vie, ou que sa camarilla de laquais colle au pouvoir pour une décennie, comme en Chine! La «protection de la constitution» (une des ci-devant cruciales responsabilités présidentielles) est donc un enjeu faisant massivement consensus, du simple fait qu’il est impossible de s’y objecter sans sortir de la roue. Et c’est justement cela qui fait de la «démocratie» électorale américaine une obstruction bourgeoise systématique. Tout le caramel que la bourgeoisie fait passer dans la structure pour bien l’engluer à son avantage exclusif (action feutrée des intérêts spéciaux, ploutocratisation électorale, obstruction camérale, philibuster médiatique) n’a pas d’existence constitutionnelle. Tout ce qu’on a devant soi, c’est une classe politique, obligée constitutionnellement de se glisser dans le dispositif, en dansant la gigue sur un parquet toujours penché et bien luisant, devant une bourgeoisie à qui rien n’interdit de coller, elle, au susdit dispositif. La solution de cet immense problème structurel sera peut-être politique (socio-politique) mais elle ne sera certainement pas politicienne ou «démocratique» (au sens truqué, électoral et bourgeois de ce terme chausse-trappe).

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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La Méthode Coué. Le simplisme triomphaliste de l’autosuggestion jovialiste d’un autre temps

Posted by Ysengrimus sur 2 juillet 2016

Émile Coué

Il y a quatre-vingt dix ans pilepoil mourrait un petit pharmacien tonique et chafouin du nom de Émile Coué (1857-1926). Il fut en son temps le champion de l’autosuggestion consciente, dans la joie, la candeur et la ferveur. Le simplisme triomphaliste de l’autosuggestion jovialiste au pouvoir, rien de moins. Mais lisons plutôt l’ouverture de son triomphal La Maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente (1922).

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MESDAMES, MESSIEURS,

La suggestion ou plutôt l’autosuggestion est un sujet tout à fait nouveau, en même temps qu’il est aussi vieux que le monde.

Il est nouveau en ce sens que, jusqu’à présent, il a été mal étudié et, par conséquent, mal connu; il est ancien parce qu’il date de l’apparition de l’homme sur la terre. En effet, l’autosuggestion est un instrument que nous possédons en naissant et cet instrument, ou mieux cette force, est doué d’une puissance inouïe, incalculable, qui, suivant les circonstances, produit les meilleurs ou les plus mauvais effets. La connaissance de cette force est utile à chacun de nous, mais elle est plus particulièrement indispensable aux médecins, aux magistrats, aux avocats, aux éducateurs de la jeunesse.

Lorsqu’on sait la mettre en pratique d’une façon consciente, on évite d’abord de provoquer chez les autres des autosuggestions mauvaises dont les conséquences peuvent être désastreuses, et ensuite l’on en provoque consciemment de bonnes qui ramènent la santé physique chez les malades, la santé morale chez les névrosés, les dévoyés, victimes inconscientes d’autosuggestions antérieures, et aiguillent dans la bonne voie des esprits qui avaient tendance à s’engager dans la mauvaise.

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L’ÊTRE CONSCIENT ET L’ÊTRE INCONSCIENT

Pour bien comprendre les phénomènes de la suggestion, ou pour parler plus justement, de l’autosuggestion, il est nécessaire de savoir qu’il existe en nous deux individus absolument distincts l’un de l’autre. Tous deux sont intelligents; mais, tandis que l’un est conscient, l’autre est inconscient. C’est la raison pour laquelle son existence passe généralement inaperçue.

Et cependant cette existence est facile à constater, pour peu qu’on se donne la peine d’examiner certains phénomènes et qu’on veuille bien y réfléchir quelques instants. En voici des exemples:

Tout le monde connaît le somnambulisme, tout le monde sait qu’un somnambule se lève la nuit, sans être éveillé, qu’il sort de sa chambre après s’être habillé ou non, qu’il descend des escaliers, traverse des corridors et que, après avoir exécuté certains actes ou accompli certain travail, il revient à sa chambre, se recouche, et montre le lendemain le plus grand étonnement en trouvant terminé un travail qu’il avait laissé inachevé la veille.

Cependant c’est lui qui l’a fait, bien qu’il n’en sache rien. À quelle force son corps a-t-il obéi, si ce n’est à une force inconsciente, à son être inconscient?

Considérons maintenant, si vous le voulez bien, le cas trop fréquent, hélas, d’un alcoolique atteint de delirium tremens. Comme pris d’un accès de démence, il s’empare d’une arme quelconque, couteau, marteau, hachette, et frappe, frappe furieusement ceux qui ont le malheur d’être dans son voisinage. Quand, l’accès terminé, l’homme recouvre ses sens, il contemple avec horreur la scène de carnage qui s’offre à sa vue, ignorant que c’est lui-même qui en est l’auteur. Ici encore, n’est-ce pas l’inconscient qui a conduit ce malheureux?

Si nous comparons l’être conscient à l’être inconscient, nous constatons que, tandis que le conscient est doué souvent d’une mémoire très infidèle, l’inconscient, au contraire, est pourvu d’une mémoire merveilleuse, impeccable, qui enregistre, à notre insu, les moindres événements, les moindres faits de notre existence. De plus, il est crédule et accepte, sans raisonner, ce qu’on lui dit. Et, comme c’est lui qui préside au fonctionnement de tous nos organes par l’intermédiaire du cerveau, il se produit ce fait, qui vous semble plutôt paradoxal, que s’il croit que tel ou tel organe fonctionne bien ou mal, que nous ressentons telle ou telle impression, cet organe, en effet, fonctionne bien ou mal, ou bien nous ressentons telle ou telle impression.

Non seulement l’inconscient préside aux fonctions de notre organisme, mais il préside aussi à l’accomplissement de toutes nos actions, quelles qu’elles soient.

C’est lui que nous appelons imagination et qui, contrairement à ce qui est admis, nous fait toujours agir, même et surtout contre notre volonté, lorsqu’il y a antagonisme entre ces deux forces.

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VOLONTÉ ET IMAGINATION

Si nous ouvrons un dictionnaire et que nous cherchions le sens du mot volonté, nous trouverons cette définition: «Faculté de se déterminer librement à certains actes». Nous accepterons cette définition comme vraie, inattaquable. Or, rien n’est plus faux, et cette volonté, que nous revendiquons si fièrement, cède toujours le pas à l’imagination. C’est une règle absolue, qui ne souffre aucune exception.

Blasphème! Paradoxe! vous écrierez-vous. Nullement. Vérité, pure vérité, vous répondrai-je.

Et pour vous en convaincre, ouvrez les yeux, regardez autour de vous, et sachez comprendre ce que vous voyez. Vous vous rendrez compte alors que ce que je vous dis n’est pas une théorie en l’air, enfantée par un cerveau malade, mais la simple expression de ce qui est.

Supposons que nous placions sur le sol une planche de 10 mètres de long sur 0 m. 25 de large, il est évident que tout le monde sera capable d’aller d’un bout à l’autre de cette planche sans mettre le pied à côté. Changeons les conditions de l’expérience et supposons cette planche placée à la hauteur des tours d’une cathédrale, quelle est donc la personne qui sera capable de s’avancer, seulement d’un mètre, sur cet étroit chemin? Est-ce vous qui m’écoutez? Non, sans doute. Vous n’auriez pas fait deux pas que vous vous mettriez à trembler et que, malgré tous vos efforts de volonté, vous tomberiez infailliblement sur le sol.

Pourquoi donc ne tomberez-vous pas si la planche est à terre et pourquoi tomberez-vous si elle est élevée? Tout simplement parce que, dans le premier cas, vous vous imaginez qu’il vous est facile d’aller jusqu’au bout de cette planche, tandis que, dans le second, vous vous imaginez que vous ne le pouvez pas.

Remarquez que vous avez beau vouloir avancer: si vous vous imaginez que vous ne le pouvez pas, vous êtes dans l’impossibilité absolue de le faire.

Si des couvreurs, des charpentiers, sont capables d’accomplir cette action, c’est qu’ils s’imaginent qu’ils le peuvent.

Le vertige n’a pas d’autre cause que l’image que nous nous faisons que nous allons tomber; cette image se transforme immédiatement en acte, malgré tous nos efforts de volonté, d’autant plus vite même que ces efforts sont plus violents.

Considérons une personne atteinte d’insomnie. Si elle ne fait pas d’efforts pour dormir, elle restera tranquille dans son lit. Si, au contraire, elle veut dormir, plus elle fait d’efforts, plus elle est agitée.

N’avez-vous pas remarqué que plus vous voulez trouver le nom d’une personne que vous croyez avoir oublié, plus il vous fuit, jusqu’au moment où substituant dans votre esprit l’idée «ça va revenir» à l’idée «j’ai oublié» le nom vous revient tout seul, sans le moindre effort?

Que ceux qui font de la bicyclette se rappellent leurs débuts. Ils étaient sur la route, se cramponnant à leur guidon, dans la crainte de tomber. Tout à coup, apercevant au milieu du chemin un simple petit caillou ou un cheval, ils cherchaient à éviter l’obstacle, plus droit ils se dirigeaient sur lui.

À qui n’est-il pas arrivé d’avoir le fou rire, c’est-à-dire un rire qui éclatait d’autant plus violemment que l’on faisait plus d’efforts pour le retenir?

Que était l’état d’esprit de chacun dans ces différentes circonstances? Je veux ne pas tomber, mais je ne peux pas m’en empêcher; je veux dormir, mais je ne peux pas; je veux trouver le nom de Madame Chose, mais je ne peux pas; je veux éviter l’obstacle, mais je ne peux pas; je veux contenir mon rire, mais je ne peux pas.

Comme on le voit, dans chacun de ces conflits, c’est toujours l’imagination qui l’emporte sur la volonté, sans aucune exception.

Dans le même ordre d’idées, ne voyons-nous pas qu’un chef qui se précipite en avant, à la tête de ses troupes, les entraîne toujours après lui, tandis que le cri: «Sauve qui peut!» détermine presque fatalement une déroute? Pourquoi? C’est que, dans le premier cas, les hommes s’imaginent qu’ils doivent marcher en avant et que, dans le second, ils s’imaginent qu’ils sont vaincus et qu’il leur faut fuir pour échapper à la mort.

Panurge n’ignorait pas la contagion de l’exemple, c’est-à-dire l’action de l’imagination, quand, pour se venger d’un marchand avec lequel il naviguait, il lui achetait son plus gros mouton et le jetait à la mer, certain d’avance que le troupeau suivrait tout entier, ce qui eut lieu, du reste.

Nous autres, hommes, nous ressemblons plus ou moins à la gent moutonnière et, contre notre gré, nous suivons irrésistiblement l’exemple d’autrui, nous imaginant que nous ne pouvons faire autrement.

Je pourrais citer encore mille autres exemples, mais je craindrais que cette énumération ne devînt fastidieuse. Je ne puis cependant passer sous silence ce fait qui montre la puissance énorme de l’imagination, autrement dit, de l’inconscient dans sa lutte contre la volonté.

Il y a des ivrognes qui voudraient bien ne plus boire, mais qui ne peuvent s’empêcher de le faire. Interrogez-les, ils vous répondront, en toute sincérité, qu’ils voudraient être sobres, que la boisson les dégoûte, mais qu’ils sont irrésistiblement poussés à boire, malgré leur volonté, malgré le mal qu’ils savent que cela leur fera…

De même, certains criminels commettent des crimes malgré eux, et quand on leur demande pourquoi ils ont agi ainsi, ils répondent: «Je n’ai pas pu m’en empêcher, cela me poussait, c’était plus fort que moi.»

Et l’ivrogne et le criminel disent vrai; ils sont forcés de faire ce qu’ils font, par la seule raison qu’ils s’imaginent ne pas pouvoir s’en empêcher.

Ainsi donc, nous qui sommes si fiers de notre volonté, nous qui croyons faire librement ce que nous faisons, nous ne sommes en réalité que pauvres fantoches dont notre imagination tient tous les fils. Nous se cessons d’être ces fantoches que lorsque nous avons appris à la conduire.

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SUGGESTION ET AUTOSUGGESTION

D’après ce qui précède, nous pouvons assimiler l’imagination à un torrent qui entraîne fatalement le malheureux qui s’y est laissé tomber, malgré sa volonté de gagner la rive. Ce torrent semble indomptable; cependant si vous savez vous y prendre, vous le détournerez de son cours, vous le conduirez à l’usine, et là vous transformerez sa force en mouvement, en chaleur, en électricité.

Si cette comparaison ne vous semble pas suffisante, nous assimilerons l’imagination (la folle du logis, comme on s’est plu à l’appeler) à un cheval sauvage qui n’a ni guides, ni rênes. Que peut faire le cavalier qui le monte, sinon se laisser aller où il plaît au cheval de le conduire? Et, souvent alors, si ce dernier s’emporte, c’est dans le fossé que s’arrête sa course. Que le cavalier vienne à mettre des rênes à ce cheval, et les rôles sont changés. Ce n’est plus lui qui va où il veut, c’est le cavalier qui fait suivre au cheval la route qu’il désire.

Maintenant que nous nous sommes rendu compte de la force énorme de l’être inconscient ou imaginatif, je vais montrer que cet être, considéré comme indomptable, peut être aussi facilement dompté qu’un torrent ou un cheval sauvage.

Mais avant d’aller plus loin, il est nécessaire de définir soigneusement deux mots que l’on emploie souvent, sans qu’ils soient toujours bien compris. Ce sont les mots suggestion et autosuggestion.

Qu’est-ce donc que la suggestion? On peut la définir «l’action d’imposer une idée au cerveau d’une personne». Cette action existe-t-elle réellement? À proprement parler, non. La suggestion n’existe pas en effet par elle-même; elle n’existe et ne peut exister qu’à la condition sine qua non de se transformer chez le sujet en autosuggestion. Et ce mot, nous définirons «l’implantation d’une idée en soi-même par soi-même». Vous pouvez suggérer quelque chose à quelqu’un; si l’inconscient de ce dernier n’a pas accepté cette suggestion, s’il ne l’a pas digérée, pour ainsi dire, afin de la transformer en autosuggestion, elle ne produit aucun effet.

Il m’est arrivé quelquefois de suggérer une chose plus ou moins banale à des sujets très obéissants d’ordinaire, et de voir ma suggestion échouer. La raison en est que l’inconscient de ces sujets s’était refusé à l’accepter et ne l’avait pas transformée en autosuggestion.

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EMPLOI DE L’AUTOSUGGESTION

Je reviens à l’endroit où je disais que nous pouvons dompter et conduire notre imagination, comme on dompte un torrent ou un cheval sauvage. Il suffit pour cela, d’abord de savoir que cela est possible (ce que presque tout le monde ignore), et ensuite d’en connaître le moyen. Eh bien! ce moyen est fort simple; c’est celui que, sans le vouloir, sans le savoir, d’une façon absolument inconsciente de notre part, nous employons chaque jour depuis que nous sommes au monde, mais que, malheureusement pour nous, nous employons souvent mal et pour notre plus grand dam. Ce moyen c’est l’autosuggestion.

Tandis que, habituellement, on s’autosuggère (sic) inconsciemment, il suffit de s’autosuggérer consciemment et le procédé consiste en ceci: d’abord, bien peser avec sa raison les choses qui doivent faire l’objet de l’autosuggestion et, selon que celle-ci répond oui ou non, se répéter plusieurs fois, sans penser à autre chose: «Ceci vient ou ceci se passe; ceci sera ou ne sera pas, etc. etc.,» et si l’inconscient accepte cette suggestion, s’il s’autosuggère, on voit la ou les choses se réaliser de point en point.

Ainsi entendue, l’autosuggestion n’est autre chose que l’hypnotisme tel que je le comprends et que je définis par ces simples mots: Influence de l’imagination sur l’être moral et l’être physique de l’homme.

Or, cette action est indéniable et, sans revenir aux exemples précédents, j’en citerai quelques autres.

Si vous vous persuadez à vous-même que vous pouvez faire une chose quelconque, pourvu qu’elle soit possible, vous la ferez, si difficile qu’elle puisse être. Si, au contraire, vous vous imaginez ne pas pouvoir faire la chose la plus simple du monde, il vous est impossible de la faire et les taupinières deviennent pour vous des montagnes infranchissables.

Tel est le cas des neurasthéniques qui, se croyant incapable du moindre effort, se trouvent souvent dans l’impossibilité de faire seulement quelques pas sans ressentir une extrême fatigue. Et ces mêmes neurasthéniques, quand ils font des efforts pour sortir de leur tristesse, s’y enfoncent de plus en plus, semblables au malheureux qui s’enlise et qui s’enfonce d’autant plus vite qu’il fait plus d’efforts pour se sauver.

De même il suffit de penser qu’une douleur s’en va pour sentir en effet cette douleur disparaître peu à peu, et, inversement, il suffit de penser que l’on souffre pour que l’on sente immédiatement venir la souffrance.

Je connais certaines personnes qui prédisent à l’avance qu’elles auront la migraine tel jour, dans telles circonstances, et, en effet, au jour dit, dans les circonstances données elles la ressentent. Elles se sont elles-mêmes donné leur mal, de même que d’autres se guérissent leur par autosuggestion consciente.

Je sais que, généralement, on passe pour fou aux yeux du monde, quand on ose émettre des idées qu’il n’est pas habitué à entendre. Eh bien, au risque de passer pour fou, je dirai que, si nombre de personnes sont malades moralement et physiquement, c’est qu’elles s’imaginent être malades, soit au moral, soit au physique; si certaines personnes sont paralytiques, sans qu’il y ait aucune lésion chez elles, c’est qu’elles s’imaginent être paralysées, et c’est parmi ces personnes que se produisent les guérisons les plus extraordinaires.

Si certains sont heureux ou malheureux, c’est qu’ils s’imaginent être heureux ou malheureux, car deux personnes, placées exactement dans les mêmes conditions, peuvent se trouver, l’une parfaitement heureuse, l’autre absolument malheureuse.

La neurasthénie, le bégaiement, les phobies, la kleptomanie, certaines paralysies, etc., ne sont autre chose que le résultat de l’action de l’inconscient sur l’être physique ou moral.

Mais si notre inconscient est la source de beaucoup de nos maux, il peut aussi amener la guérison de nos affections morales et physiques. Il peut, non seulement réparer le mal qu’il a fait, mais encore guérir des maladies réelles, si grande est son action sur notre organisme.

Isolez-vous dans une chambre, asseyez-vous dans un fauteuil, fermez les yeux pour éviter toute distraction, et pensez uniquement pendant quelques instants: «Telle chose est en train de disparaître », « telle chose est en train de venir.»

Si vous vous êtes fait réellement de l’autosuggestion, c’est-à-dire si votre inconscient a fait sienne l’idée que vous lui avez offerte, vous êtes tout étonné de voir se produire la chose que vous avez pensée. (Il est à noter que le propre des idées autosuggérées est d’exister en nous à notre insu et que nous ne pouvons savoir qu’elles y existent que par les effets qu’elles produisent.) Mais surtout, et cette recommandation est essentielle, que la volonté n’intervienne pas dans la pratique de l’autosuggestion; car, si elle n’est pas d’accord avec l’imagination, si l’on pense: «Je veux que telle ou telle chose se produise,» et que l’imagination dise: «Tu le veux, mais cela ne sera pas, » non seulement on n’obtient pas ce que l’on veut, mais encore on obtient exactement le contraire.

Cette observation est capitale, et elle explique pourquoi les résultats sont si peu satisfaisants quand, dans le traitement des affections morales, on s’efforce de faire la rééducation de la volonté. C’est à l’éducation de l’imagination qu’il faut s’attacher, et c’est grâce à cette nuance que ma méthode a souvent réussi là où d’autres, et non des moindres, avaient échoué.

Des nombreuses expériences que je fais journellement depuis vingt ans et que j’ai observées avec un soin minutieux, j’ai pu tirer les conclusions qui suivent et que j’ai résumées sous forme de lois:

1° Quand la volonté et l’imagination sont en lutte, c’est toujours l’imagination qui l’emporte, sans aucune exception;

2° Dans le conflit entre la volonté et l’imagination, la force de l’imagination est en raison directe du carré de la volonté;

3° Quand la volonté et l’imagination sont d’accord, l’une ne s’ajoute pas à l’autre, mais l’une se multiplie par l’autre;

4° L’imagination peut être conduite.

(Les expressions «en raison directe du carré de la volonté» et «se multiplie» ne sont pas rigoureusement exactes. C’est simplement une image destinée à faire comprendre ma pensée.)

D’après ce qui vient d’être dit, il semblerait que personne ne dût jamais être malade. Cela est vrai. Toute maladie, presque sans exception, peut céder à l’autosuggestion, si hardie et si invraisemblable que puisse paraître mon affirmation; je ne dis pas cède toujours, mais peut céder, ce qui est différent.

Mais pour amener les gens à pratiquer l’autosuggestion consciente, il faut leur enseigner comment faire, de même qu’on leur apprend à lire ou à écrire, qu’on leur enseigne la musique, etc.

L’autosuggestion est, comme je l’ai dit plus haut, un instrument que nous portons en nous en naissant, et avec lequel nous jouons inconsciemment toute notre vie, comme un bébé joue avec son hochet. Mais c’est un instrument dangereux; il peut vous blesser, vous tuer même, si vous le maniez imprudemment et inconsciemment. Il vous sauve, au contraire, quand vous savez l’employer d’une façon consciente. On peut dire de lui ce qu’Ésope disait de la langue: «C’est meilleure, et en même temps la plus mauvaise chose du monde.»

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Émile Coué, La Maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente (1922), Introduction.

Grand ancêtre de tout un courant tonitruant de psychologie populaire, Émile Coué est aujourd’hui un illustre inconnu doublé d’un remarquable oublié, alors qu’il faisait tout un tabac en son époque. Il bascula par la suite dans le ridicule un peu niaiseux de la grande naïveté populaire. Les lecteurs de Pif le chien du temps de ma douce enfance se souviendront des constantes références de Pif et d’Hercule à la «Méthode Coué ou Méthode d’Autosuggestion» pour se convaincre, par exemple, qu’il fait un temps radieux quand en fait il pleut à verse. Ils ont essayé ça à Woodstock d’ailleurs, avec un résultat fort moyen, m’enfin. Nous n’irons pas plus loin, sinon je serais gagné par le paradoxal sentiment que je cherche à suggérer (ceci NB) une conclusion (ou une autre) en vous sur la ci-devant Méthode Coué. C’est à vous de juger. Moi je vous laisse simplement ici avec ce magnifique slogan de Mai 68 (entre autres)…

Et conclueurs, concluez, sur Papy Coué…

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