Le Carnet d'Ysengrimus

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LES CENT-TRENTE-HUITARDS — CHRONIQUES DU COLLÈGE DE L’ASSOMPTION (par Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2023

Cent-trente-huitards

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Fondé en 1832, le vénérable collège de L’Assomption sur L’Assomption, Québec, Canada) numérota pieusement ses promotions estudiantines. Moi (né en 1958, âgé de douze ans en 1970) et la bande de drilles et de drillettes évoquée dans cet ouvrage sommes donc de la cent-trente-huitième promotion du collège de L’Assomption (1832 + 138 = 1970). Et cela fait de nous, comme irrésistiblement, de fervents promoteurs du nombre aléatoirement chanceux de 138…

Notre monde collégien est un monde largement révolu, ancien, vermoulu, vénérable. Déjà amplement perdu dans les brumes du temps, ce petit univers, translucide et fendillé comme un vieux bibelot, est pourtant si profondément inscrit au fond de nous que bon, le moment est venu pour lui de se dire, un petit peu, comme ça, à la ronde… avant de totalement et définitivement se griffonner sur le papier à musique, bruissant et fluide, de l’Histoire. Notre univers estudiantin de fin d’enfance se raconte donc dans cet ouvrage, un petit peu pour les autres et beaucoup pour nous-mêmes. Je remercie chaleureusement tous mes confrères et consœurs de collège qui fabriquent et configurent, littéralement et textuellement, la trame serrée de ce petit recueil de chroniques. Les identités des protagonistes, les farfelu(e)s comme les austères, les sibyllin(e)s comme les univoques, les tondu(e)s comme les hirsutes, ont été subtilement altérées dans ce livre, de façon à soigneusement préserver le droit inaliénable de tous et de toutes à la discrétion la plus élémentaire. Mais autrement, de ce foisonnant monde collégien d’autrefois, tout se dit ici, tout se contemple par le petit bout de la lorgnette, ou presque.

Segment concret de notre patrimoine collectif, portion briquetée de la petite histoire comme de la grande, le collège de L’Assomption se doit fatalement d’assumer… un peu beaucoup… son chaloupeux héritage. Il est partiellement relayé via les tessons anecdotiques, les émoussés comme les acérés, les doux comme les aigre-doux, qui gisent… notamment… entre ces modestes pages. Les voix qui se rameutent ici, au petit bonheur la chance, ahanent l’énormité des petites choses anciennes, en tournoyant, un peu aléatoirement, comme dans une vieille danse contrite. C’est le tango du collège qui prend les rêves au piège et dont il est sacrilège de ne pas sortir malin (Jacques Brel, 1929-1978)…

La distance du temps est effectivement une invitation implicite à reprendre un peu en main notre place dans l’Histoire. Cela suscite un certain nombre d’observations, tant factuelles que fondamentales. Les observations factuelles, d’abord. Première année de secondaire: 1970. Les cent-trente-huitards sont entrés au collège de L’Assomption exactement quatre ans après la fin de la Révolution Tranquille, au sens strict du terme (1960-1966). Dernière année de cégep: 1977. Nous avons terminé notre formation au collège de L’Assomption moins d’un an après l’élection du premier Parti Québécois (novembre 1976) et l’année de la proclamation de la Loi 101 (1977). Cela nous localise dans ce fameux espace historique très spécial des années 1970.

Les observations fondamentales, maintenant. D’abord, quiconque se souviendra de cette époque-là aura ce qui suit aussi en mémoire. Nous sommes arrivés au collège tout juste après la tempête des années 1960. Le cours classique venait de s’effondrer. Et toutes sortes de bizarreries hybrides se manifestaient, un peu partout, dans la vie ordinaire du collège. Ces intrigantes curiosités montraient assez bien que la génération antérieure, la génération des baby-boomers 1.0. (nés entre 1945 et 1955), était passé par là, charriant sa tempête historique. On pourrait avancer de nombreux exemples. Je n’en citerai qu’un seul, suavement insolite. On entre dans une vieille et vaste chapelle intérieure, avec des colonnades imposantes, qui visiblement exerça jadis des fonctions cérémonielles et religieuses. Or cette immense chapelle s’appelle «la grande discothèque». Alors, c’est très bizarre, pour notre regard et nos oreilles de douze ans, de voir l’architecture surannée de cet espace monumental, avec les décorations pieuses, et tout et tout… et ça s’appelle «la grande discothèque». Le cardinal Paul-Émile Léger (1904-1991) est même venu nous haranguer, en 1970, dans cette ci-devant grande discothèque. Et tout le monde s’en foutait. Les plus vieux le niaisaient à voix basse, en évoquant son fantasme raté d’être le premier pape canadien-français. Surréaliste. Ambiance sociale de transition, je vous en file mon carton. Le cardinal Léger à la grande discothèque du collège, bonjour le choc abrupt de deux époques. C’est seulement après un certain temps qu’on se rend finalement compte que cet espace a été fraîchement renommé, entendre débaptisé-yéyé dans les années 1960, «grande discothèque». Tout cela pour dire que notre arrivée au collège a pris corps sur les ruines d’une tempête sociale historiquement récente, dont on pouvait encore voir certains branchages cassés pendouiller.

Mais il y a plus, bien plus. Maintenant qu’on dispose de la distance historique, on se doit de faire observer que les années 1960 ne furent pas seulement une période d’effervescence et d’émancipation de la jeunesse. Ce fut aussi, au Québec, Révolution Tranquille oblige, l’époque de la mise en place d’un vaste système scolaire public, laïc. Réforme du cours primaire, du cours secondaire, instauration des cégeps. Et ce qu’on doit comprendre, c’est que cet immense système d’instruction publique, allant du primaire au cégep, était tout nouveau, tout beau, tout neuf, lorsque nous sommes entrés au collège de L’Assomption, en 1970. Il n’était donc, à ce moment-là, plus vraiment possible d’aller stagner dans un collège privé, comme ça… sur l’erre d’aller… Désormais, c’était un choix à faire. Le collège privé était maintenant en compétition avec un système public efficace, performant, novateur, intellectuellement progressiste et gratuit.

On avait beau dénigrer ledit système public, on ne pouvait pas vraiment s’empêcher de sentir sa puissance, toute fraiche. «Chez nous, c’est différent, tout ce qu’y a ailleurs, on l’a pas icitte»… c’est surtout cette situation nouvelle que ce slogan détourné commentait… Ils avaient les ressources que nous n’avions pas, ou plus. Et tout cela a eu une forte incidence sur la nature et la dynamique de l’enseignement auquel nous avons été confrontés, au collège. Les curés n’étaient plus triomphants. Ils étaient aux abois. Ils se devaient de se mettre à la page, pour continuer d’attirer leur clientèle payante, aspirant désormais à un enseignement moderne, pour leurs enfants (le tout débouchant sur autre choses que des carrières traditionnelles et vieillottes). Sans ce renouvellement, les enfants des temps nouveaux seraient tout simplement partis dans le système public. Subite émulation par la compétition, si vous voyez le topo en action. Cela a créé une espèce d’effervescence de modernisation, au collège. C’était… faire pop ou mourir. Nous en avons, je pense, amplement bénéficié.

Un autre élément, absolument crucial pour le 138ième cours très spécifiquement, c’est celui que, pour parler moderne, on appellera la double cohorte. Il y a des gens qui avaient fait la septième année du vieux système primaire, il y a des gens qui ne l’avaient pas fait. J’étais du second groupe. Le 138ième cours fut donc le premier cours où, au moment de la sélection, la cohorte était double. Autrement dit, se mélangeaient ensemble des gens ayant fait la vieille septième et des gens n’ayant pas fait la vieille septième. Alors, vous commencez par couper de votre cohorte ceux qui n’ont pas les moyens (le collège privé, ça reste, hélas, un privilège de classe). Et, même quand vous ne gardez que les riches, vous vous apercevez que vous avez un plus grand cheptel étudiant que d’habitude, dans lequel vous pouvez appliquer votre tyrannique dynamique sélective. C’est à mon avis ce qui fait que la 138ième promotion ressort pour ses qualités intellectuelles (si c’est le cas… il faudrait voir ce que les autres promotions en disent). Elle a tiré les atouts involontaires d’une situation de double cohorte et ce, dans un contexte social où s’imposait une modernisation forcée et forcenée de l’enseignement privé, au beau risque d’une dynamique scolaire désormais progressiste et compétitive.

De telles conditions historiques ont transformé notre aptitude collective à faire reculer le pouvoir abusif des curés, même au sein des institutions qu’ils contrôlaient, en nécessité de survie pour le fourgage de la camelote desdits curés. Ajoutons, en saupoudre, les autres éléments circonstanciels. La Crise d’Octobre, les alertes à la bombe (dont une au collège), la montée du nationalisme, la québécisation avancée de la culture, la solidification de l’art de masse. Et cela nous amène à nous dire que le 138ième cours, qui est, en fait, un cours s’étant déployé pendant les cruciales années 1970, a émergé d’une conjoncture historique exemplaire et extraordinaire. L’impact progressiste de cette époque charnière a, je pense, encore énormément d’influence sur l’intégralité de nos sensibilités et de nos intellects d’ex-collégiennes et d’ex-collégiens contemporains. Je parle et reparle de tout cela, sans nostalgie aucune mais avec beaucoup de tendresse, dans ce petit ouvrage. Bonne lecture.

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Paul Laurendeau, Les cent-trente-huitards (Chroniques du Collège de l’Assomption), Montréal, ÉLP éditeur, 2023, formats ePub, Mobi, papier.

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JOURNAL D’UN BIBLIOTHÉCAIRE DE SURVIE (par Charles Sagalane). AMÉRICANITÉ DU TERRITOIRE ET JAPON CATALAUNIQUE

Posted by Ysengrimus sur 15 mars 2023

sagalane-survie

Cette petite flamme en moi que je nomme survie, qu’éclairera-t-elle? Le goût de l’aventure. L’appel du territoire. L’amour des livres. Le compagnonnage littéraire. Voilà de quoi se chauffe un poète promeneur. N’allons pas plus loin. (p. 368)

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L’ouvrage de plus de 400 pages que l’on découvre aujourd’hui est d’une singulière originalité. D’abord, ce qu’il faut absolument comprendre, c’est qu’il s’agit d’un journal de voyage. Ne cherchons pas les filaments filandreux de je ne sais quelle intrique. Ne cherchons surtout pas des vols, des meurtres et autres POLARisations éparses et tant tellement de vogue. N’y cherchons surtout pas un mystère trivial à dénouer attendu que le profond mystère qui s’y déploie est tout, sauf trivial. Nous sommes dans ce que Bertolt Brecht aurait appelé un récit épique. Tout ce qu’on observera et découvrira, tout ce à quoi l’on assistera, dans cet opus, est, tout simplement, la démarche ordinaire du bibliothécaire de survie qui a le temps et qui le prend. J’ai tout le temps de ruminer. En surface, au gré de mes pérégrinations, je pose des bibliothèques et me nourris du territoire. Je trappe des lecteurs, rencontre des écrivains. Mais sous ma croûte personnelle, n’y aurait-il pas quelque lave qui sommeille? (p. 292) Le bouillonnant bibliothécaire de survie, dont nous lisons donc ici le dense journal de voyage, opère surtout dans la nature immémoriale de l’Amérique du Nord continentale. Bon, je vous épargne les subtils détails géographiques et topographiques. Complexes, précises, méthodiques, ses trajectoires sur le territoire sont partiellement assumées, partiellement fantasmées, par le bibliothécaire de survie. Vous découvrirez ce dense feuilleté de nuances ès espaces, à la lecture. Pour rester simple, disons que deux mondes des surfaces se démarquent, celui de la sylve et celui de la ville. Il est effectivement fort intéressant de constater que les contraintes de la mise en place intempestive de bibliothèques de survie… disons… sur l’ile de Montréal (pp 165-168) ne sont pas les mêmes que les contraintes de la construction de petites bibliothèques de survie dans les vastes espaces forestiers et lacustres de notre immense territoire. Que voulez-vous, dans la nature, ce sont les forces… bien… naturelles qui compromettent la frêle pérennité de l’étagère aux littératures. Dans l’espace urbain, ce sont plutôt les forces… disons… sociologiques, bureaucratiques, règlementaires. Je ne vous en chuchote pas plus. Vous découvrirez, à la lecture, ce mystère fondamental de la trajectoire sociale des voyageurs. On peut dire… conséquemment… sans trop de risques de se tromper, que le scripteur ici présent en est venu à faire son choix. Il a balancé un temps entre la bibliothèque de survie urbaine, portée sur le dos chambranlant du ou de la factotum de service, dans le contexte fatal du tapage des rues agitées de l’Urb, et la bibliothèque de survie naturelle, enfoncée profondément à l’intérieur de paysages titanesques où ne repasseront fatalement que quelques improbables privilégiés du portageage et du voyageage, aux profils très analogues à celui du géopoète lui-même. Oh… Le choix est fait, le choix est fait, le choix est fait… Ce sera le petit espace intérieur, épinglé dans les grandes iles et les grandes sylves. Qui sait ce que les tamias joueurs, les chouettes malicieuses, et les géopoètes auront glissé à l’intérieur? (p. 244)

Walking library

L’improbable bibliothèque de survie de l’Urb a vécu

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Les bibliothèques de survies de Charles Sagalane seront donc principalement des tablettes de livres dressées sur des îles, lacustres ou fluviales, et dans le bois. Une portion cruciale de la démarche consistera conséquemment à renouer avec l’esprit spécifique des aborigènes nord-américains. Sans ambivalence, il faut absolument altérer notre compréhension et notre perception du monde, de façon à donner au voyage terrestre, fluvial et lacustre la grande dimension d’intimité globalisante qu’il requiert. Cela doit se faire tant pour la survie du voyageur que pour la nôtre. Pour survivre, l’humain du 21e siècle devra apprendre à retrouver ce contact salutaire avec les forces qui l’entourent (p. 245). Il y a d’ailleurs, chez notre scripteur, cette aptitude très profonde, et très indigène justement, à densément s’imprégner du paysage. Établir la fusion fondamentale entre textes, textualités, et réalités de l’espace que l’on traverse, dans l’intimité du voyage canotier ou pédestre. L’univers forestier, notamment hivernal, ne transige pas, dans la force de son esprit. Ému par cet esprit sûr, en profonde communion avec les lieux, je m’abandonne au trajet et voit poindre l’inukshuk enneigé. Qu’a-t-il besoin de nos lettres, cet être aux prises avec les paragraphes de branches (p. 216). L’inukshuk dit tout, mais toujours en silence… entre les branches. Et une distance critique obligatoire s’installe évidemment, en rapport avec la façon dont la culture contemporaine, occidentale, assure l’intendance de la dynamique aborigène. Le scripteur ne se gênera pas pour signaler les bizarreries, les incongruités et même les éléments révoltants pouvant émerger dans l’univers drolatique et sardonique des ci-devant réserves indiennes. Ce qui porte aujourd’hui le statut et le nom peu glorieux de «réserve» n’en a même plus l’ambition: au bord du fleuve, le territoire de la Première Nation malécite de Viger est réduit au terrain d’un bungalow… Je m’y recueille un moment. J’aimerais tant que le cours des peuples soit réversible, comme le mascaret. Qu’une immense vague de bon sens remonte le flot des erreurs humaines et que l’on redonne les bords de Cacouna au Peuple de l’aube (pp 108-109). Rendons donc, une bonne fois si possible, à Anthropos ce qui est à Anthropos.

Mais empruntons à Anthropos aussi. Osons. Sans flagosser. Ainsi un élément définitoire de tout cet exercice sera la constance tranquille et la stabilité onctueuse de ce que j’appellerai l’analogon japonais. Charles Sagalane est fou de Japon. Il est imprégné très profondément de cette culture et de cette réalité, tant dans la dimension littéraire que dans la dimension historique, voire ethnologique de cette dernière. Notre scripteur se veut très ouvertement un occidental culturellement nipponisé. Et pourtant, il est très conscient du fait que, oh mon ami, ce n’est pas là une chose simple. N’est pas Japonais qui veut. Pour être parfait, restez simple professerait Sensei (p. 313). Qui est donc ce susdit sensei? On y revient dans une seconde. Pour le moment avisons-nous simplement du fait que ce fou de Japon, perdu à l’intérieur d’une dynamique profondément nord-américaine de voyage, fait infuser au fond de soi la densité de ses références japonaises. Ce faisant, il en valorise les éléments à la fois les plus fondamentaux et les plus simples, les plus usuels, les plus dépouillés. Mais les Japonais ont l’art de ritualiser l’ordinaire (p. 245). Il y aura, donc, à l’intérieur de cette œuvre journalière, un filigrane, profond, senti, tissé dans un ensemble très explicite et très précis de références, à la façon japonaise. Cela déterminera radicalement l’art de ressentir les réalités, de les lire, de les dire. Il se manifestera même une sorte de transposition nipponisée de la réalité canadienne. Il en est ainsi, par exemple, sans rire, de la feuille d’érable canadienne. Je comprends qu’au drapeau canadien flotte une feuille rouge d’érable. C’est le symbole le plus fertile de notre territoire. Notre kôyô à nous. Dans l’œil des coureurs des bois que nous avons été, ces grandes mains tendues, rouges, ont plus de sens que les délicats pétales roses des cerisiers tardifs (p. 163). Tout le journal de voyage sagalanien sera émaillé de ce type particulier d’analogon. Tout, dans l’émotion fondamentale vécue, au cours des différentes étapes du voyage, est imprégnée de Japon, ce grand absent du présent voyage empirique. Chez un gastronome subtil comme Charles Sagalane, cela inclut évidemment la nourriture. Je vis mon Japon comme je le peux. Souvent par le ventre (p. 165). Et cela inclut aussi, évidemment, un certain nombre de détails de la topographie. La chose japonaise se joue tant dans la profondeur immémoriale la plus intime des vastitudes naturelles que… en ville… où on se fait annoncer, ce jour-là, que le mont Royal reçoit cinq millions de visiteurs par année. Parce que le mont Royal est notre Fuji. Sa puissance tellurique nous défend de l’urbanité envahissante (p. 176). L’autre mont Fuji intellectuel et textuel ne quittant jamais l’horizon imaginaire de Charles Sagalane, ce sera le grand maître à penser de tout l’exercice. Et le spécialiste, intemporel et inconditionnel, du haïku, le sensei de tout à l’heure, nul autre que le poète Matsuo Bashô (1644-1694). Littéralement, il accompagne intellectuellement et flotte au-dessus de notre bibliothécaire de survie, comme une sorte de mâne ou de petit saint lige. Quel incroyable moment de poésie! Bashô doit en rigoler sur son nuage (p. 183). Est-ce parce que ce poète du Grand Siècle a quitté notre monde l’année même de la publication de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), lui-même si intempestivement élagué en certaines de nos instances vermoulues? En tout cas, ce maitre du haïku est avec nous. Il nous survole, à chaque instant de cette traversée des espaces. Et il sera toujours mobilisé au service d’une émotion intense et calme. Et, pour le coup, toute cette dynamique japonaise cruciale, s’avère, en fait, un des thèmes centraux de l’ouvrage. Ce rapport au Japon, donc à la langue japonaise, va d’ailleurs nous amener à toucher, imparablement aussi, aux délicates questions de traduction littéraire, très importantes pour l’auteur. Et là, on nous restitue, en toute spontanéité et comme fatalement, la bonne vieille hypothèse ethnolinguistique de Sapir et Whorf (chaque langue découpe son propre costume dans l’étoffe du réel). On rêve toujours implicitement de cette douçâtre hypothèse, dont on voudrait tant qu’elle nous apporte les plus suaves délectations. Ajoutons à mes délectations le concept de komorebi. L’un de ces termes intraduisibles: preuve que chaque langue découpe son propre costume dans l’étoffe du réel. On pourrait parler de «soleil filtrant à travers les feuilles des arbres». Plus généralement, le mot désigne l’interaction de la lumière et de la feuillaison qui filtre sous les arbres… (pp 245-246) Ma foi, le syntagme soleil filtrant à travers les feuilles des arbres, c’est aussi pétant qu’un mot unique et, bon, qui jugera de la radicale profondeur des mots et des syntagmes, dans le sein du fond des choses textuelles? Mais, enfin, laissons là messieurs Sapir et Whorf, que Charles Sagalane n’a pas explicitement inclus dans son aréopage d’inspiratrices et d’inspirateurs (pp 409-413). Touchons plutôt du doigt les personnages et complices (p. 416) qui entrent dans cette nippo-danse avec lui. Effectivement, les différents écrivains et écrivaines avec lesquels Charles Sagalane entre en interaction pour configurer son grand-œuvre bibliothécaire jouent, eux aussi, le jeu Japon. Tout ce qui se passe ici fonctionne un petit peu comme une sorte de bataille des Champs Catalauniques du Japon. Au-dessus du monde réel, biblio-colporteur, voyageur et nord-américain, flotte l’âme japonaise, qui poursuit et amplifie le mouvement et ses émotions, dans le monde aléatoire des brumes aériennes, tout comme l’avaient fait autrefois les belligérants magnifiés des Champs Catalauniques… Ainsi, une des autrices, comparse de Charles Sagalane, a bien capté cette affaire d’analogon nippon catalaunisant. Elle propose même de créer un équivalent du hanami japonais, période où la vie quotidienne se suspend à contempler la floraison rose des cerisiers. «Nous pourrions l’appeler notre Pommami» (p. 192). Pourquoi pas, au point où on en est, parmi nos pommiers en fleurs… Cette stable fascination pour le Japon et pour la chose japonaise se manifestera même dans le cas des objets ordinaires manipulés par l’écrivain, au cours de son travail et de sa quête. Cela nous donne à découvrir un certain nombre de petites réalités concrètes, délicieusement prosaïques, comme par exemple, bien, les calepins d’écriture de marque Midori. Le propos s’amuse alors chafouinement à devenir quasi-promotionnel.  Étonnamment, les Midori sont les seuls carnets qui n’ont jamais perdu de feuilles sous mon usage. Ils endurent le canot, les temps humides, le froid et les voyagements sans se détériorer. Je les ouvre à répétition, totalement, sans jamais leur rompre le dos. Sur le granit des îles, ils me servent d’oreiller et de bateau de thé. Comme si leur concepteur avait deviné qu’un bibliothécaire de survie était un rude esthète. Les Japonais, qui ont l’art de l’emballage, ne peuvent s’empêcher de leur adjoindre une couverture de papier paraffiné que je m’empresse de mettre au recyclage. Je me suis plutôt procuré un protège-carnet cartonné qui recueille les souvenirs du Plaza Hôtel et du Hungry Sumo. À mon arrivée, une couverture de cuir prendra le relai — sa couleur d’ambre extraite au fil des jours (p. 315). Pas à dire, on entre bel et bien ici dans une sorte de relation ironique avec le discours publicitaire. Cela prend toute sa dimension bouffonne lorsque, sans sourciller et sans transitionner, l’écrivain nous parle de l’automobile avec laquelle il assure, en méthode, un certain nombre de ses relais de transition entre les périodes de voyages intimes dans la nature. Et évidemment, l’automobile en question, elle est implacablement de marque japonaise et j’ai été frappé par l’évidence: je conduis un véhicule japonais. La Subaru —puisqu’il faut bien l’appeler par son nom— ne se limite pas à son intelligence électronique, ses fluides hydrauliques et sa mobilité à explosion. Il faut lui reconnaître une aisance tenace, une fidélité sans défaut. Quand nous faisons corps sur les voies droites et sans fin des Prairies, elle m’apprend un bonheur de survie inédit: la transe quasi immobile de rouler (p. 295). Japon littéraire, Japon publicitaire, Japon moderne, Japon ancien, tout se rejoint.

Ce savoureux effet Japon nous amène à un autre point extrêmement intéressant et solidement exprimé dans l’ouvrage, celui du profil social du scripteur même. Ce qui est est. Il a voyagé. Il a vu le monde (dont le Japon). Et surtout, notre voyageur se connait. Il connait ses grandeurs, il connait ses limites et il les assume. Il sait d’où il vient, il l’exprime et il se dit. Il est écrivain. Il est poète. Il est communicateur. Il est tertiarisé. Et il ne s’explique pas. Ses justifications, eh bien elles se déploient, par elles-mêmes, dans son œuvre écrite, d’ailleurs superbement maitrisée. Notre scripteur ne cultive pas de velléités pseudo-populaires. Il ne joue pas à être ce qu’il n’est pas. Au contraire, il assume sa position de classe sereinement et ce, avec les conséquences que cela implique. Par exemple, cette fameuse automobile japonaise justement, qu’il doit inévitablement utiliser de temps en temps pour compléter certains des segments de ses voyages… revoyons la bourdonner sur l’horizon clair, un petit peu. C’est une automobile qui fonctionne à la gazoline. Cela porte son lot de conséquences. Elle toussote et crache un peu, je l’avoue, mais je compenserai ses crachats en crédits carbone (p. 294). Tout est dit, ici, sans trop ostensiblement se dire. Partez-moi pas sur les crédits carbones… Ce qui compte surtout ici, c’est la présence diffuse de cette conscience du fait que, oui, il y a des particularités de classes. Elles sont dans le scripteur même. Et elles sont répercutées et très honnêtement répertoriés. Lorsque le bibliothécaire de survie fait référence à certaines de ses rencontres, il est donc très explicite sur le fait que tous les braves gens qui participent à son exercice héroïque de diffusion livresque sont un peu coulés dans le même métal que lui. On aura remarqué que les gens de lettres que je rencontre se ressemblent. Ils défendent un fonds commun de liberté créative (p. 319). Notre scripteur ne se définit pas ouvertement comme un commerçant, mais… il y pense un petit peu. L’idée de vendre des livres… beaucoup de livres… vient parfois voleter dans sa réflexion. La chose pécuniaire ou subventionnaire se rumine discrètement, de temps en temps et ce, tout en restant très explicite sur le fait qu’on a de l’idéal. L’idéal n’est pas de vendre un millier d’exemplaires (p. 247). Oh, oh… La conscience autocritique de classe se manifeste de façon particulièrement aiguë et réussie, chez notre scripteur, lorsqu’il prend intimement contact avec cette mystérieuse mine de granit cachée quelque part au fin fond de son pays d’origine. Il pense alors à feu son grand-père, Jean-Charles, le tailleur de granit. Et c’est là que, tout simplement et de façon fidèlement figurative, il exprime la conscience du fait que, oui, il y a bel et bien eu accession de classe sur trois générations. Et s’est bel et bien opérée là, une appropriation du confort, dans le passage de ce que fut son grand-père vers ce qu’il est, lui, devenu. Une occupation de luxe, où je traite la survie avec la nonchalance d’un enfant comblé. Je suis poète, cher Jean-Charles. Et je navigue parmi les choses sans trop m’y enfoncer. Le granit n’est pas si lourd quand on le fréquente où il dort, dos arrondi, embelli de lichens et veiné de petits atocas. Il n’empoussière pas l’intérieur. Ce n’est qu’un outil de plus dans la patiente révélation du monde. Gâté, je reste lucide. C’est grâce à votre labeur de journalier que je suis ici (pp 201-202). Tout est dit, dur comme la pierre, franc comme l’or.

On est donc ici franco dans un exercice d’écrivain, un exercice de poésie, un exercice qui ne rougit pas de cette gratuité, en son originalité. Et, journalerie journalière du journal, l’exercice se déploie, se décrit. Il se dit, se donne… mais sans bassement rendre des comptes. Or, qui dit poéticité, dit sonorités. Ne suivant pas la cadence, je m’imprègne simplement des sonorités de l’inuktitut. C’est la langue d’un pays sans arbres (p. 227). Notons, ou rappelons… et c’est hautement intéressant… que le rapport établi par Charles Sagalane à la sonorité ne va pas jusqu’au rapport établi à la musique. L’unique manifestation de cette dernière, dans tout l’opus, apparaît sous la forme incongrue d’un tintamarre curieux. Et ce dernier donne nettement le sentiment insolite que l’auteur préfère les sons naturels du silence des vastités aux sons… disons… artificiels. Quand Nietzsche affirme que sans la musique la vie serait une erreur, il n’avait pas songé à la radio tonitruante d’un équipage à plein gaz… Par bonheur, les humains contemplent, lisent, écrivent; sinon, ils produisent du bruit. Le hors-bord se perd au loin. L’eau achève de remuer (pp 204-205). Foin des effets de bastringue nietzschéens, donc. Tout ceci, finalement, porte sur l’écriture textuelle, ses ficelles, sa dentelle… ses silences aussi. Et si on se pose la question de ce que fait ce livre, la réponse coule de source. En réalité, fondamentalement, il nous parle de lui, de lui le livre. II nous parle de l’écriture de nul autre que de lui-même. On notera, par exemple, toute l’énergie avec laquelle le scripteur configure le moment cardinal et ultime de se mettre à l’écriture du livre (pp 335-336). Et on finit par évoluer dans un espace, un dispositif où tout écrit. Tout le monde écrit, tous les êtres écrivent. Même les chevreuils, sibolaque. J’ai appris que les chevreuils écrivent d’un trait direct et sans ratures. À qui entend leur syntaxe de sabots, ils relatent la forêt avec une justesse infaillible. On ne les verra pas se perdre à fouiller le coin (p. 217). L’objet d’écriture le plus fondamental et le plus crucial est évidemment un objet d’écriture japonais. C’est-à-dire le haïku, au sujet duquel on produit une réflexion très articulée et très développée, qui n’est pas sans rappeler celle que nous avait déjà livré Jack Kerouac, en compagnie de Ray Smith et de Japhy Ryder dans son célèbre ouvrage The Dharma Bums (1958). Nous revoici donc en la lancinante compagnie de ces petits poèmes de 17 syllabes qui en ont tant à dire. Quand il faut tenir le monde en. 17 syllabes, le kigo se charge du décor. Toile de fond. Perspective qui campe le tableau. Un seul mot, distillé à dessein, et l’exacte fragrance embaume toute la pièce. La première familiarité que le lecteur prend avec les haïkus, c’est de les voir regroupées par saison. C’est à cela aussi que servent les kigo. Découvrant Bashô au gré des florilèges, j’ai réalisé bien plus tard que ses haïkus étaient inscrits dans le déroulement d’un journal ou d’une suite poétique. C’est dire si le haïku, même dans une trame serrée, conserve son autonomie. Il voyage seul, comme une île. Aux lectrices et lecteurs de survoler la prose de mes Relations pour accoster sur quelques vers, selon les jours et les saisons (pp 379-380). Descripteur très explicite sur sa réflexion, très sensible et très senti sur sa démarche, notre scripteur écrit des haïkus en boucles et, aussi, il revient en boucles sur les problèmes de traduction littéraire. Bon, en termes de traduction, je me sens un petit peu obligé de lui rappeler quand même un fameux aphorisme que l’on doit au grand linguiste français Émile Benveniste. Je glose ici librement. La défaite de la traduction, c’est le mot et le texte court. La victoire de la traduction, c’est la phrase et le texte long. Effectivement, la traduction des petits mots et des textes courts ne gagnera jamais complètement. Alors que la traduction texte à texte, sur la longueur, gagnera toujours. Absolument tout se joue dans les volumes, en traduction. C’est que, comme le disait si bien Hegel, s’il nous manque des mots, nous forgerons des tournures pour le dire… et cela, fatalement, requiert du temps et de la surface. C’est cette problématique du volume des textes qui fait que l’on se doit de dominer délicatement les problèmes de traduction, quand on travaille sur des poèmes orientaux de 17 syllabes. Charles Sagalane nous présente, avec brio, un solide échantillon de ses problèmes de traduction de textes courts (pp 100-103). C’est encore et toujours l’effet Japon qui flotte sur l’exercice ciselé où il a fait ses armes de poète et de traducteur. Et, justement, sur les obsédantes micro-questions de précision linguistique et lexicale, je vais devoir poser une petite crotte (ce que je ne fais habituellement jamais en recension. Mais ici le plaisir ami est vraiment trop vif. Je suis certain qu’on me la pardonnera). Comme cet ouvrage est superbement écrit, ciselé, impeccable… Comme il est rédigé dans une langue qui est de la soierie… Et… surtout… comme je n’y ai trouvé qu’une erreur lexicale unique… Je ne me priverai pas du plaisir chafouin de la partager avec vous, invitant respectueusement l’auteur à remplacer ce mot, abruptement fautif mais totalement isolé dans l’intégralité de son opus, lors d’une réédition. Cherchez ici l’erreur. La discernez-vous? On évoque un patelin qui s’appelle Cap Éternité. Ça ne s’invente pas. Attention, action. Le symbole a de l’ampleur. La formule, du panache. Ce patronyme de cinq syllabes est imparable dans un haïku. Cap Éternité (p. 363). Eh, bien, il s’agit ici en fait d’un toponyme, pas d’un patronyme. Un patronyme, c’est pour les noms de personnes. Oh, oh… machigaï… Mais, ceci dit, bon, on va pas en faire une fondue non plus, hein… L’ouvrage est d’autre part parfaitement impeccable, du point de vue de notre sacro-sainte conformité scribe, orthographique et toutim. Il se lit merveilleusement, en plus. Suavement, aisément. Donc, plus un mot-lexème sur cette petite défaite de mot-lexème, comme aurait pu le dire autrefois sensei Benveniste.

Et puis revenons, pour conclure, si vous le voulez bien, à cet exercice du journal de voyage, dans ce qu’il a de fondamental. Ce que l’on rencontre très intimement, très profondément, dans cet ouvrage extrêmement original, c’est, tout simplement et tout prosaïquement, une version moderne et rafraichie des particularités de la survie. Il s’agit là d’une réalité qu’on connaît beaucoup moins qu’avant. On en perd la touche, alors que nos ancêtres sont censés être des voyageurs, des coureurs de bois et des gens ayant tapissé comme ça toute l’Amérique de leur savoir-faire polymorphe et de leur curiosité sagace. Or, justement, Charles Sagalane, pour avoir sué sang et eau à suivre les pistes ardues et tortueuses de ces mythiques escogriffes que rien n’arrêtait, connait solidement son affaire. Et il est très explicite sur l’admiration qu’il a envers ses prédécesseurs voyageurs. Qu’elle me paraît incroyable, l’endurance des ouvreurs de pistes, voyageurs et trailblazers de notre continent! Ils faisaient en canot ce que je peine à réaliser en auto (p. 328). Toujours lucide et toujours serein, notre bibliothécaire de survie connaît les grandeurs et les limites de son exercice. Il sait qu’il besogne dans l’éphémère. Il sait que ses livres vont finir aux quatre vents, bizounés, éparpillés tout partout, déchirés par la tempête, submergés par les saisons, congelés par la neige, équarris par l’étouffante chaleur estivale, altérés par les inondations et… lus quelque peu. Nous sommes ici dans la beauté cruciale et incontournable de la miniature d’action et du résultat précaire. Une telle aventure possède une essence précaire qui en fait la valeur (p. 50). Fatalement, la matérialité des faits nous rattrape. Et le scripteur déploie subtilement cette aptitude à bien faire sentir l’effet corporel et intime du voyage. Il se blesse un pied, au tout début de sa trajectoire. Et graduellement, il imprime en nous l’intensité rocailleuse de la survie. Elle se manifeste tant en matière de nourriture, que de transport, que de belles lettres. En survie, même le livre a un poids. Les grands bourlingueurs le savent, qui privilégient la lecture en papier bible, les éditions de poche dont on se déleste et les formats numériques (p. 66).

Et alors, bon, puisque l’auteur émaille le tout de son ample démarche biblio-portageuse des haïkus (de lui ou de ses pairs) que le voyage et la survie lui rappellent ou lui inspirent, je crois que, de ma modeste personne, après avoir longuement médité moi-même l’intégralité de ce texte somptuaire, je me dois de faire le plus grand des petits choix, à mon tour. Aussi, je me suis demandé… lequel est le haïku sagalanesque qui nous fait le coup subtil de résumer, en quelques syllabes senties, l’intégralité de l’aventure, tant matérielle qu’intellectuelle, du ci-devant bibliothécaire de survie. Et, catalaunique jusqu’au bout des tifs, j’opte finalement pour celui-ci: étagère pleine chaque théière possède la forme du thé (p. 169, disposition modifiée). Et ici, c’est toujours moi qui cite, mais, cette-fois-ci c’est aussi moi qui parle… pour dire… Pas un de mes haïkus ne peut rivaliser avec cela (p. 163).

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Charles Sagalane, Journal d’un bibliothécaire de survie, Éditions la Peuplade, coll. Récit, 2021, 421 p.

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POÉSIE ET JEUX LITTÉRAIRES DE SIORIS

Posted by Ysengrimus sur 7 mars 2023

 
De tes vécus, tu as franchi
Plus qu’une vie à l’image
De tes passions et fantaisies
Sioris

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L’architecte, scénariste et poète Paul Henri Denis Sirois [dit Sioris] fait circuler, ces temps-ci (2020-2021), sous le manteau, dans les Basses-Laurentides, le recueil de ses Poésie & jeux littéraires. Déjà, en partant, il y a ceux qui en seront et ceux qui n’en seront pas car, mutin et matois comme un singe, selon sa manière, Sioris procède à une distribution sélective et hautement parcimonieuse de son œuvre, artisanalement éditée. Cette fois-ci, j’ai eu droit à mon exemplaire avec dédicace personnalisée. J’en ai tiré un plaisir indubitable. Sioris est un poète très libre, labile, moiré, qui assume la variation des formes de notre patrimoine poétique avec souplesse, décontraction, originalité et bonheur.

Ainsi, d’abord, notre bon ami de la chose verbale n’hésite pas une seconde, quand cela lui chante (et quand cela rencontre la cohérence thématique exigée) à mobiliser une facture de versification toute classique. Quand la tristesse, la lassitude intérieure et le deuil doivent parler, rien ne vaut la petite touche baudelairienne, qui est toujours un peu avec nous.

LETTRE POSTUME À LISE MARCEAU

J’étais tenaillée de mes fatigues physiques
Assise au fauteuil lourd de mes rêves absents
Un minet à mon cou ronronnant doucement
Sous les lueurs du soir et pensées nostalgiques
J’aimais m’inoculer de bizarres musiques

J’ai toujours adoré plein de silence à vivre
En des appartements devenant un ilot,
Où parfois mon cœur seul s’abreuvait de sanglots
Refermant ma vie, comme celle d’un vieux livre,
En plongeant dans l’honneur des vertus à poursuivre

Que m’importaient l’amour, la plèbe, les chagrins
Ils vivaient tous en moi et cela m’attristait,
Noyant mon existence triste dans la paix,
Pour voir se dérouler mes ennuis assassins
Dans la pénombre où chantait l’âme, son refrain.

J’étais celle dont la vie fut une prière
J’étais celle qui voulait rire sans mentir
Apprenant lentement à ne pas dépérir
Mais mon âme lassée, comme sous une pierre,
Appelait vainement une ombre familière.
(p. 72, dans Portraits d’amitié)

Admettez avec moi que Nelligan n’aurait pas fait mieux que ça. Même quand il évoque le malheur, Sioris est indubitablement heureux de versifier. Et il va, de surcroit, ne pas hésiter à solidement forcer la poéticité dans l’angle du répétitif, du récursif et de l’incantatoire. Il y a, chez ce versificateur, une aspiration sentie à dominer la redite bien tempérée et à lui faire expurger cette dimension de lancinance ondoyante qui tire infailliblement la richesse de la pauvreté.

ÊTES-VOUS SI PAUVRES?

Est-elle si pauvre
Votre existence,
Qu’il ne vous reste plus
Qu’un goût rance
De souvenance?

Est-elle si pauvre
Votre souvenance
Que vous en avez oublié
Même l’enfance…
Son innocence?

Est-elle si pauvre
Votre innocence
Que vous n’en gardez plus
Que l’aberrance
Ou l’ignorance?

Est-elle si pauvre
Votre ignorance,
Que vous ne savez même plus
Sa provenance…
Son existence?

Êtes-vous si pauvre?
(p. 48, dans Les jeux littéraires de Sioris)

Voilà qui est volontairement redondant, méthodiquement étagé, limpide et parlant. La redite peut donc bel et bien se concentrer et buriner, marteler la question sociale et l’interrogation acide. La redite peut aussi s’ouvrir en éventail ou en ombelle et aller chercher toutes les facettes, physico-culturelles et socio-historiques, de l’objet d’inspiration. Il n’est pas dit que la disposition du vers ne rencontrera pas la diversité du fait.

LES MAINS

Graveur et peintre allemand
Mains jointes en prières
Comme celle de Dürer

Érigeant des bâtiments
Mains de charpentiers
Édifiant des cités

Pour réparer nos souliers
Mains des cordonniers
Pour aider les pauvres gens

De leurs gestes en excès
Mains des sourds-muets
Dans leurs signes non verbaux

De ses doigts au bout des mains
Mains d’un musicien
Sur les touches d’un piano

Dans les paumes d’un artiste
Mains d’un ébéniste
Caressant le bois ouvré

Sous le joug des policiers
Mains du délinquant
Lorsqu’elles sont menottées

Dans les bras de sa maman
Mains d’un nouveau-né
Agrippant un doigt aimant

Pour la solidarité
Mains au poing levé
Refusant l’abnégation

Comme celles des docteurs
Mains des spécialistes
Coiffeurs ou décorateurs

Enlaçant leurs cœurs joyeux
Mains des amoureux
En marchant main dans la main
(pp. 126-127, dans Textes variés au fil des années)

Un fait s’impose alors, graduellement, à la lecture: Sioris chante, en fait. Aussi, on ne se surprendra pas du fait qu’il a mis en forme un certain nombre de… chansons, justement. D’ailleurs, dans le cas de ces dernières, il ne se contente pas de les mettre en forme. Il les met aussi en scène. Dans la chanson parlée et chantée qu’il dédie tendrement à son fils, Sioris dicte une tonalité du jeu (du jeu d’un acteur-chanteur). Pour chacune des strophes de la ballade suivante, un peu comme dans la musique italienne de la Renaissance, un ton est dicté. Dans l’ordre: moment parlé, chant doux, chant fort, moment parlé derechef, chant doux derechef…

À MON FILS

Mon fils! N’écoute pas les gens parler
Lorsqu’ils ne savent pas te consoler,
Écoute plutôt parler ton cœur,
Car lui seul connait ton bonheur.

Mon fils! Ne pleure pas le temps passé,
Car on ne peut vraiment pas le changer,
Sèche les larmes dans ton cœur,
Pour ne pas noyer ton bonheur.

Mon fils! Crois en l’amour, ta liberté,
Même si parfois tu sembles enchainé,
Tu as les talents de ton cœur,
Ceux de tes passions et bonheurs.

Mon fils! Crois en demain, ta destinée
Et ne doute pas qu’on puisse t’aimer.
Sème en toi les élans du cœur,
Ils sont les fruits de ton bonheur.

Mon fils! Marche toujours avec fierté,
La tête haute dans l’adversité,
Mais n’oublie jamais ton bonheur,
Sur les longs chemins de ton cœur.
(p. 81, dans Chansonnettes, Contes et comptines)

Bonheur, cœur… il suffit ensuite d’avoir un enfant et le texte se construit. Et on observera, par la suite, de plus en plus, qu’à la fascination ludique du versifié et, voire, du rimaillé, oui ou non scandé, s’ajoute, chez Sioris, un indubitable bonheur des images. Je ne vais pas tout vous livrer. Simplement, dans les deux fragments suivants, pistez attentivement les anges qui déploient leur feuilleté bruissant, immaculé et ailé, tout en s’associant à des animaux et aussi à de petites aventures gastronomiques et gustatives, au sein desquelles on ne les attendait pas nécessairement. Gâteau des anges?

Au beau jardin des ailes d’anges,
Leurs flammes d’or fleuries d’orange,
Près d’un marais, dans sa margelle
Et d’un bassin où l’eau ruisselle.
Et puis soudain, le vent s’affole,
Et des oiseaux, soudain, s’envolent.
Un bruit confus… presque diffus,
Un vent malin… d’ombre qui tue.
(p. 103, extrait, dans Textes variés au fil des années)

Ces mondes parfois étranges
Où les chevaux sont des anges
Et les fraises ont goût d’orange,
Où les chats sont des oiseaux
(p. 22, extrait, dans Poèmes d’inspiration ou Poésie d’influence)

La longueur des textes de ce recueil varie amplement. Si Sioris sait faire couler sinueusement le poème long, il a aussi une particulière aptitude à faire triompher le texte court. Ami fidèle des haïkus et des sonnets, il sait mobiliser toutes les formes poétiques dans certains textes brefs et fulgurants qui s’amusent à scintiller devant l’œil, en une mystérieuse verroterie lumineuse, bien jalouse du secret de sa propre valeur.

SOLEIL EN FLEURS

Le grisant soleil
Explosant en parcelles
Sa fleur d’étincelles
Étiole, ensorcelle
En neige de perles
Sa féerique ombelle
En pleurs de soleil
(p. 54, dans Les jeux littéraires de Sioris)

Après ses remerciements (p. 4), son avant-propos (p. 9), un texte d’ouverture intitulé Le chant du cygne (p. 11), et un prologue en forme d’entretien avec soi-même (p. 13), Sioris nous livre ses quasi-pastiches dans Poèmes d’inspiration ou Poésie d’influence (p. 16), ses astuces de constructions littéraires (sonnets inversés, versifications aléatoirement ou méthodiquement réversibles, etc) dans Les jeux littéraires de Sioris (p. 42), l’évocation de ses amitiés, acquises ou perdues, dans Portraits d’amitié (p. 70), son rapport éminemment textuel à la musique et à la mélopée dans Chansonnettes, Contes et comptines (p. 78), et finalement le trop plein que lui livrèrent les muses dans Textes variés au fil des années (p. 100). Le recueil est parsemé de discrets petits dessins, d’inspiration parfois animalière, parfois humaine, parfois architecturale, parfois formaliste, qui font subtilement sentir un net compagnonnage du poète avec les autres formes d’art.

À lire indubitablement… si possible… car ne passera pas entre toutes les mains…

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Paul Henri Denis Sirois, Poésie & jeux littéraires de Sioris, in-plano avec reliure spirale, Saint-Eustache, chez l’auteur, 2020, 130 p.

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LE ROI DE MIGUASHA (Isabelle Larouche)

Posted by Ysengrimus sur 7 février 2023

Elle a bien ri quand je lui ai raconté les rêves dans lesquels je me transforme en poisson. Toujours dans l’eau, à traverser lacs et rivières, à la nage ou en apnée, sans jamais m’épuiser. Angèle m’a initiée aux siens, ses rêves à tire-d’aile, m’a-t-elle décrit, où elle est légère dans des cieux changeants, Ang’ailes d’oiseaux n’a jamais peur de tomber dans ses songes aériens.
(Tallulah, chapitre 12, pp 130-131)

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L’autrice québécoise Isabelle Larouche se consacre depuis plusieurs années à la littérature jeunesse. Son volumineux corpus est un excellent terrain d’exploration pour nous faire découvrir que les ouvrages destinés à la jeunesse ne font pas réfléchir que les jeunes. Cela se manifeste surtout quand des questions sociales et sociétales sont abordées. Dans deux villages limitrophes de Gaspésie, vivent deux jeunes filles de treize ou quatorze ans. L’une est Québécoise (de souche Acadienne), l’autre est de la nation Micmaque. Les deux jeunes filles ne se sont jamais rencontrées. Nous sommes de plain-pied dans une autre de ces dynamiques des deux solitudes, ce trait si typiquement canadien.

Les deux jeunes filles sont scolarisées, chacun de son côté, et leurs passions naturelles les dirigent tout doucement vers le haut savoir. Angèle est une ornithologue en herbe très compétente. Tallulah se passionne pour la plongée (en apnée, faute de moyens) et s’intéresse aux mystères de la géologie et de la paléontologie sous-marines. Chacune dans leur institution scolaire respective, elles remportent le prix couronnant leurs projets scientifiques de fin d’année. Et quel prix! Il s’agit d’une grande tournée en autocar, muséologique et touristique, de la province de Nouvelle-Écosse, en compagnie d’une bande allègre et tonique de jeunes bidouilleurs et bidouilleuses de projets scientifiques, dans leur genre. Surprise sidérée. Redéfinition imprévue d’un été. Révolution des tranquillités.

C’est que les deux jeunes filles vivent chacune dans leur petit monde. Elles sont intimement pétries de leur riche héritage ancestral, l’un acadien, l’autre micmac (des héritages qui se rejoignent en plusieurs points, d’ailleurs). Jusqu’à nouvel ordre, elles vivent amplement dans leur tête. Angèle, qui a des nausées récurrentes dans tous les véhicules de transport (au point de ne pas prendre l’autobus scolaire pour se rendre à l’école), ne s’imagine vraiment pas faire le tour d’une grande province maritime en autocar et d’aller, en prime, en point d’orgue, voguer sur une goélette de course, le Bluenose II. Tallulah lutte timidement avec son si problématique trilinguisme. Elle parle peu le micmac, la cruciale langue de ses ancêtres qu’elle ne voudrait pourtant pas perdre, elle parle peu le français, langue de communication fort présente dans le grand espace gaspésien. Elle s’exprime surtout en anglais et, de fait, elle ne s’exprime pas tellement. Tallulah a, en effet, tendance à rester silencieuse, en attendant que ça passe. Elle ne s’imagine vraiment pas partir en voyage avec une bande de verbo-moteurs hypervitaminés, tous très contents d’avoir gagné un prix scientifique et d’en jacasser sans fin. Ainsi, chacune dans son coin, les deux jeunes filles vont passer à deux doigts de décliner cette aventure. C’est leurs parents qui vont les forcer à se redresser un petit peu tout de même sous le licou de la vie.

L’alternance des sensibilités et des émotions intérieures de ces deux jeunes filles est judicieusement exposé par Isabelle Larouche, notamment grâce à un procédé d’écriture simple, quoique hautement original, et d’un efficace esthétique très satisfaisant. Jugez-en. L’ouvrage est formé de dix-huit chapitres et il est intégralement écrit en JE. Entendre: les deux jeunes filles écrivent, chacune à son tour, en JE. Elles disent toutes les deux JE, dans le coin de leur être, c’est-à-dire chacune dans leur espace textuel strict. L’espace d’Angèle, ce sont les chapitres portant la numérotation impaire. L’espace de Tallulah, ce sont les chapitres portant la numérotation paire. À la lecture, on s’installe très promptement dans cette dynamique pendulaire des points de vue, et elle nous fait avancer avec subtilité, sagacité et sagesse dans l’alternance de ces deux regards spécifiques, à la fois si différents et si semblables. La dynamique  et le rythme du récit étant ce qu’ils sont, on détecte vite qu’on se dirige tout doucement vers une rencontre. Sentant l’avancée vers ladite rencontre, je me souviens de m’être (futilement) inquiété en me demandant qui donc détiendrait le JE au moment du télescopage des deux sensibilités de nos deux protagonistes? Inquiétude non avenue attendu que la réponse en est: tout le monde. Les deux personnages ont continué de dire JE, chacune dans son sous-ensemble de chapitres spécifiques. Le parallélisme des deux discours répondra tout tranquillement, et jusqu’au bout, à l’inexorable perpendicularisation des deux destinées. Angèle et Tallulah partent donc pour ce voyage estival, combinant éducation et tourisme. Solitaires dans la foule, au début, elles en viennent graduellement à se trouver, se rencontrer, se découvrir. Angèle entretient initialement (notamment aux pp 50-51)  des préjugés assez tenaces au sujets des gagnants de prix scientifiques scolaires… et pourtant…

Tallulah n’est pas une fille comme les autres. En tout cas, elle balaie tous les préjugés que je me faisais sur les gagnants de concours scientifiques! C’est une rebelle au cœur tendre, avec un air légèrement mystérieux que j’aime bien. Recluse, elle observe le monde, comme si elle vivait dans sa tête. J’en suis certaine, son imagination regorge d’histoires aussi farfelues et fantastiques que celles qui se cachent dans la mienne. Elle est comme un poisson au fond de son bocal. Et si on s’approche trop près d’elle, elle file comme une anguille! Pourtant, dès le premier jour, et malgré nos différences langagières, j’ai tout de suite été attirée vers elle, comme si j’avais deviné qu’on était faites pour s’entendre, C’est fou! Elle habite dans le village voisin du mien. Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais rencontrées auparavant?
(Angèle, chapitre 11, p. 117)

Tallulah appréhende, plus que tout, les contraintes inextricables du blablabla social sans fin. Et cependant… et justement…

Angèle commence à connaître ma routine matinale et elle s’en accommode sans rechigner. Elle se contente de me sourire avant de faire ses ablutions. Elle n’est pas une fille compliquée et cela me va très bien. La preuve, nous avons besoin de peu de mots pour nous comprendre. J’imagine que c’est ainsi, avoir des affinités avec quelqu’un. Une chose est certaine, elle est la seule personne du groupe qui me plaît et avec qui j’aimerais peut-être devenir amie. Je suis de nature solitaire et secrète, mais avec Angèle, je me sens de moins en mois farouche. C’est pour cela qu’en entrant dans l’autocar, je lui fais un petit sourire et un signe pour l’inviter à partager ma banquette.
(Tallulah, chapitre 10,  p. 103)

Les deux jeunes filles deviennent donc tout doucement amies, pendant le voyage. On observera donc que l’autrice, l’illustratrice, et les deux principales protagonistes de cet ouvrage sont des femmes. Cela nous donne à entrer dans l’univers, de plus en plus formulé et tangible, de la culture intime féminine. De fait, les garçons sont assez périphériques dans cette aventure. Ce sont les deux frères turbulents et enquiquineurs d’Angèle. C’est le grand demi-frère charmant mais évaporé de Tallulah. C’est le mystérieux amoureux, très éventuel et très arlésienne, qu’Angèle nie fermement avoir (p. 18). C’est le grand-père conteur de peurs de Tallulah et les persos inquiétants qu’il fait danser devant ses yeux. Ce sont les papas bien tempérés des deux jeunes filles. Ce sont finalement les garçons du voyage de tourisme scientifique qui se barbent sur les vieilles pierres et le fatras historique, justement exactement l’univers de recherche et de réflexion au sein duquel Angèle et Tallulah se rejoignent (pp 122-123). Ceci est un livre fille, bénéficiant d’une écriture et d’illustrations fille. Cela n’en fait pas pour autant un livre juste pour filles, car les garçons et les hommes apprennent et s’enrichissent beaucoup en le lisant. Féminisation ordinaire de nos espaces mentaux, mes beaux.

Et le roi de Miguasha, dans tout ça, c’est pas un homme, lui, alors?  Même pas. C’est un poisson. Et pas la première friture venue, encore. Un seigneur. Une référence. Un poiscaille préhistorique de conséquences, vu qu’il semble bien qu’il soit nul autre que celui qui, des centaines de millions d’années avant ses descendants (dont nous sommes), a commencé à prendre des petits respires dans l’atmosphère et à se faire des os de bras et de jambes en devenir, en tendant à ramper sur les plages (pp 109-110). Tant et tant que, à la fois d’eau et d’air, le susdit roi de Miguasha sera, lui, crucialement, ce point d’intersection paléontologique entre la fille-poisson (Tallulah) et le fille-oiseau (Angèle). C’est effectivement ce fossile intermédiaire indubitable qui scellera l’amitié des deux jeunes filles, non sans une rencontre imprévue et commune avec une petite aventure incorporant un très grand danger.

L’ouvrage est agrémenté de huit illustrations, une en couleur (page couverture) et sept en noir et blanc, de l’illustratrice Jocelyne Bouchard. Certaines de ces illustrations d’intérieur de livre font écho à la passion ornithologique du personnage d’Angèle et, de ce fait, elles donnent à découvrir le solide travail de dessinatrice animalière de Jocelyne Bouchard.

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Fiche descriptive de l’éditeur:
À la suite d’un concours de sciences à l’école, Tallulah fait la rencontre d’Angèle. Elles gagnent toutes les deux le premier prix dans leur école: un voyage. Au fil des kilomètres, les deux jeunes filles découvriront que leurs ancêtres à toutes les deux ont une histoire commune: en 1755, la famille d’Angèle habitait à Grand-Pré, en Nouvelle-Écosse. Mais lors du Grand dérangement, la déportation des Acadiens, ceux-ci ont cherché à se cacher dans la forêt. C’est alors qu’une famille micmaque les aurait aidées…  et Tallulah est une descendante directe de cette Nation.

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Isabelle Larouche (2018), Le roi de Miguasha, Éditions du Phœnix, Coll. Premières Nations, Montréal, 190 p [Illustrations: Jocelyne Bouchard].

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PERMANENCE DE L’INSTANT — QUE FAIS-TU DE TA VIE? (Jeannine Pioger)

Posted by Ysengrimus sur 7 janvier 2023

Agate-Turquoise

Laisse-moi dériver avec toi
Vers ce présent sans futur
Cette source limpide et pure
Ne lâche surtout pas mes doigts…
(p. 88)

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La poésie et la prose de Jeannine Pioger se présentent comme une suite de courts textes jouant de sobriété et de dépouillement. Les thèmes abordés touchent les émotions fondamentales, la vie perceptive, les causes sociales. Ce sont des poèmes calmes. Une sorte de souffrance inhérente les caractérise. Il s’en dégage une solide harmonie entre poéticité et écriture ordinaire. Mille femmes habitent sereinement cette poétesse. La richesse de leur poésie et de leur philosophie chuinte intensément du texte. Pour ouvrir chacune des sous-sections de ce recueil, la poétesse place un court texte en prose qui opère un petit peu comme une sorte de prologue de la sous-section. Dans l’un de ces textes, justement, elle formule explicitement ses vues sur son art poétique.

Écrire c’est essayer de se comprendre, de comprendre les autres et la vie en général. Pour cela, je regarde d’abord en moi et autour de moi, pour ensuite mettre sur papier, sous forme de mots, mes sentiments et mes émotions. C’est alors que j’ai l’impression d’exister plus intensément parce que je revis l’événement relaté à l’infini.

Écrire, c’est aussi se laisser aller dans un autre monde non visible mais qui n’en est pas moins réel. C’est voyager par l’esprit où l’on veut, rencontrer qui l’on veut, vivre ce que l’on veut. C’est une liberté que personne ne peut nous enlever et qu’on conserve jusqu’à notre dernier souffle.

Par l’écriture, je désire aider le monde à voir l’essentiel. J’aimerais qu’après avoir lu mon livre la vie du lecteur en soit un peu transformée, qu’il ait l’impression d’avoir redécouvert en ma compagnie la nature, l’amour, la création, l’amitié, le travail et la mort.
(p. 55)

L’un des thèmes récurrents de l’œuvre, ce sera le deuil, dans sa dimension lancinante, permanente, presque tranquille. La lutte pour surmonter le deuil se fait en douceur et opère au mieux… mais ça vire un petit peu dans la mélasse aussi, inévitablement, cruellement. Il n’est pas si facile de retrouver le chemin après une si puissante et si douloureuse dérive.

Le chemin du destin

J’ai voulu reprendre le chemin
Juste avant que s’envole ton âme
Le chemin de ton destin

Le temps m’a pris par la main
Pour m’emmener vers le passé
Quand ton âme s’est envolée

Un chemin de roses fanées
Le temps a une couleur rosée
Qu’il est vaste ce ciel embrasé
Me vois-tu de là-haut rouler?

Le moteur est allumé
Entends-tu les oiseaux chanter?
Pourtant le silence est invitant
Dans un monde près de s’effondrer

Mais tu es toujours là
Entre vie et néant
Je suis venue me réconcilier
Dans un instant d’éternité
Avec notre passé.
(p. 82)

Tout —tout simplement tout— dans l’existence ordinaire ramène l’orphelande blessée à la dimension endeuillée de son corps d’émotions. Absolument rien, aucun moment, aucun instant, aucune sensation, aucun petit plaisir, n’échappe à ce cadre d’existence atténué, assombri, condamné désormais à revêtir un caractère densément éternel. Il procède d’une récurrence fatale, ce constant rappel de l’absence. 

Absence

Jamais plus le lac
Ne sera aussi bleu
Jamais le soleil aussi caressant
Jamais plus mon cœur ne chantera
Comme ce jour-là

Insouciante du temps qui vole
La présence
Je riais au ciel, aux fleurs, aux oiseaux
À cet instant d’éternité
Toi à mes côtés

Ignorante de l’absence, du vide
De l’immense cri sans écho
Cette soif insupportable de toi
Mon âme erre incomplète

À la recherche du visage aimé
Des bras faits pour serrer
Des maisons pour caresser
Du sourire frondeur
Où s’accrochait ma joie

Ne me répondent que vents furieux
Soleil brillant ma peau tirée
Silence des cieux à mes prières
Tu ne reviendras pas

Cette paix que je réclamais tant
Est devenue l’enfer
(p. 50)

Le recueil de Jeannine Pioger se présente comme une sorte de collection de souvenirs poétiques, comme un cahier de poèmes dont on tiendra à bien documenter et convoyer la genèse ordinaire. Chaque poème est donc suivi d’une courte notule explicative qui —au moins— le date et en résume souvent, fugitivement, les conditions concrètes d’engendrement. La notule explicative du poème À mes amis poètes nous aide à comprendre l’origine tragique de la récurrence du thème du deuil.

Ce texte voit le jour sous le magnifique prunier en fleurs de notre maison de Deux-Montagnes le 19 juin 2001. Mon aîné, Alexandre, est dans la maison et je crois bien le lui avoir fait lire. J’apprécie sa présence sans savoir qu’environ un mois plus tard, elle me sera brutalement retirée. Chaque fois que je relis ce poème il est là, non loin.
(p. 71)

Le deuil fonctionne donc comme un scotome chez Jeannine Pioger. La voici sur un quai au bord de l’eau dans un de nos beaux petits village des Basses Laurentides. Elle avance et formule une capture du moment, gorgée de concrétude et de langueur… c’est pour se faire rattraper et sinueusement envelopper par l’âme de l’être cher perdu qui la hantera toujours. Le terrible scotome qui couve est derechef dévoilé.

Dévoilé

Glisse sur l’eau
Une voile se gonfle
Blanche minuscule
À l’horizon

L’oiseau survole
L’eau frissonnante
Comme une peau
S’étirant vers la mer

Battent les ailes
Vers une terre lointaine
Comme un hymen à l’amour
Que chante l’homme

Sur son voilier léger
Monte en lui
La vague du mystère
À quel port accoster?

Demain sera-t-il là
Ou bien son âme émergera
Dans un monde parallèle
Où vivent les esprits?
(p. 92)

Le travail poétique de Jeannine Pioger est, de fait, amplement gorgé de concrétude. Son passage vers la poésie concrète sait —en toute simplicité— maintenir une touche symboliste élémentaire qui rejoint assez librement la pensée vernaculaire. Un torrent perçu par les sens de la poétesse rappelle ainsi le génie impétueux qui ne transige pas, dans la quête de son cheminement. Le raccord métaphorique s’établit, sans complication.

Génie impétueux

Le torrent dévale la montagne
Tourbillonne, écume, gronde
Sur les pierres, les troncs, les épaves
Tous ces écueils sur son chemin

Rien ne doit l’arrêter
Dans son désir impérieux
De connaître d’autres rives
De couler jusqu’en bas

Sa fougue le propulse
Sur la pente abrupte
Indifférent même à la biche
Qui brave ses eaux tumultueuses

Superbe et infernal rebelle
Son destin lui fut assigné
Et de tous temps gravé
Dans la roche montagnaise

Génie impétueux
Solitaire et impulsif
Force glacée de la nature
Admiré mais craint de tous.
(p. 60)

Autre cas de poésie symboliste en concrétude: un merveilleux paysage d’hiver canadien imprègne les perceptions de l’artiste. On l’évoquera… mais ce sera non sans faire flotter une petite touche thanatique sur l’ensemble du tableau empirique, teintant ainsi de cette insondable touche de tristesse contenue, la majestueuse présentation de l’expérience sensorielle.

Blancheur matinale

Le soleil courtise la neige
S’allonge vers l’infini
Se prélasse
Sur les branches des conifères

Ma pensée s’étire
Dans le blanc silence où je m’enfonce

La froideur
M’ouvre ses bras immaculés.
(p. 32)

La tristesse contenue est une thématique majeure, dans tout cet exercice. Le drame tranquille mais fatal de la petite tragédie des étapes de vie s’impose comme autant de dalles sur un trottoir, d’ornières dans une route, de nuages dans un ciel. Toute bonne chose a une fin.

Fin d’un amour

Notre amour, tu es mort!
Je ne le voulais pas, mais tu gis là
Je ne savais pas qu’un amour
C’est comme du cristal:
Fragile

Mon gros cœur d’homme
N’a pas su te traiter
Avec la délicatesse
Qu’on apporte aux plus fins joyaux

Quand tu étais là
Tout doux, tout chaud,
Mes nuits étaient des rêves éveillés
Qui débordaient sur mes journées

Je ne savais pas que c’était toi
La brillance des étoiles
La neige bleutée
La renaissance des matins

Maintenant que tu n’es plus
Mon soleil est froid
Mon air, irrespirable
Ma nourriture, sans saveur

Ma vie, un dernier soupir.
(p. 44)

Ou encore: si un jeune, un enfant, un petit bleu est poète. Il n’est pas heureux. C’est la souffrance, la douleur et la frustration qui chez lui sera suprêmement logogène. La poésie de Jeannine Pioger est souvent une parole contrariée. Elle est comme une petite douleur insidieuse, une écharde au doigt de l’existence humaine, autour de laquelle on ne peut que composer sa vie.

L’étudiant-poète

Il en pleure le jour
Il en rêve la nuit
L’étudiant incompris
Qui veut rimer toujours

Un démon enchanteur
Emmène son esprit
Sur des chemins rieurs
Empreints de poésie

Mais la vie est cruelle
Son âme délaissée
Erre dans l’irréel
Pourrait-il être aimé?

Une voix éternelle
Lui souffle ses écrits
Et, inspiré par elle,
Il compose sa vie
(p. 18)

L’évocation de ces étapes nocturne de la vie va voir éclore un autre thème fortement senti chez Jeannine Pioger: la maternité. La maternité est vécue et ressentie ici avant tout comme une expérience organique, intime, charnelle, pulsionnelle. Elle est une de ces étapes de vie mais, elle, on la sent nettement passer.

Nuits de ma vie

Nuit noire
De quand j’étais petite
À couper au couteau
J’ai peur, je crie
Personne ne me répond!

Nuit blanche de mon adolescence
Ma conscience s’élargit
Remplit la nuit
Mais je suis toujours seule
Et j’ai peur du noir

Nuit de plaisir
Où s’épanche l’infini
Je caresse le bonheur
À cœur de nuit
J’ai trouvé un paradis
Dans mes nuits

Nuits d’enfantement
Douleurs rythmées
Au diapason de la joie
Nuit extatique où j’entends
Le premier cri de mon enfant

Nuit de tristesse
Où j’appelle à la tendresse
Me love dans les ténèbres
Jusqu’en plein cœur de la nuit

Nuit d’où je suis issue
Et qui m’appelle à l’infini
Je viens, je viens
Ce ne sera plus très long
Dernière nuit de ma vie
(p. 80)

Et c’est la maternité qui nous ramène directement à l’enfance, notre enfance. C’est comme si l’enfant oublié nous remontait dans les sangs, nous prenait au corps, nous infectait de son triomphe réminiscent. Les entrailles investies de l’invasion fœtale de l’enfant en germe réactivent le cœur d’enfant.

Mon cœur d’enfant

Où t’avais-je perdu mon cœur d’enfant
Toi qui savait jeter sur la vie
Un regard pur,
Qui s’émouvait devant la beauté
Et voulait la chanter

Mon cœur d’enfant savait pleurer
D’un vrai chagrin
Mais rien non plus n’arrêtait
Son rire cristallin

T’avais-je enterré
Dans un recoin obscur
Pour ne plus être dérangé [sic]
Par ta pitié?

Tu as cessé de parler
Quand l’avion et le train
T’ont emmené
Loin de ta source

Comme un arbre déraciné
Un cours d’eau détourné
Tu ne pouvais plus t’égayer

Tu en as vu des pays
Des gens, des continents
Ce n’était pas important

Tu ne savais plus rire ou pleurer
Et je t’avais presque oublié
Jusqu’au moment où dans mon ventre
Un cœur d’enfant s’est mis à battre

Alors je t’ai senti mon cœur d’enfant
De nouveau tu as vu la beauté
Et voulu la chanter
Pour retrouver ce que tu avais perdu
Un pays, un amour.
(p. 63)

L’enfant nous amène inexorablement vers cette portion de la vie qui se configure comme un devoir. Et comme la vie vaut plus qu’une idée dans la tête des autorités (p. 91) un certain nombre des textes de la compagne de vie du Poète Prolétaire revêtent une dimension militante. On évoque par exemple la Journée des sans abris:

La ville s’endort

Dans l’air câlin de ce soir d’octobre
J’attends que mon étoile se lève

Complice de mon destin
Elle m’accompagne ces nuits
Où je n’ai pas de toit.

Repue, la ville s’endort
Et moi je veille…

Où vais-je errant ainsi
Cette planète grain de sable
Dans le cosmos

M’a engendré, être fragile
Qui doit manger et dormir
Pour pouvoir l’habiter
Droit des plus démunis

Repue, la ville s’endort
Et moi je veille…

Demain j’aurai droit à mon soleil

J’emplis mes poumons d’air frais
Car c’est encore gratuit
Je vais boire à la fontaine
Car cette eau est sans prix

Repue, la ville s’endort
Et moi je veille…
(p. 73)

Au moment de l’évocation du Jour de la terre, la poésie mobilise subitement aussi des ressorts militants qui ne se démentirait aucunement en lecture publique. La poétesse intimiste se fait alors pasionaria des causes cruciales de notre temps.

Jour de la terre

Terre qui m’a fait naître
Aujourd’hui je te fête

J’arrête de te faire souffrir
J’arrête de te faire mourir

Halte aux fumées indisciplinées
Qui encrassent tes poumons
Et les miens

Halte aux tueries injustifiées
De tes animaux si sages
Tes arbres si généreux

Sans eux, sans toi, plus d’avenir
Nos enfants meurent

Nous ne pouvons survivre seuls
Sans ton air pur
Ton eau vivifiante
Tes plaintes nourrissantes

Avec trois cent mille autres
Sur la rue De Maisonneuve
Je te promets…

Un avenir.
(p. 30)

Le deuil personnel, invocation inévitable du passé, cède alors un peu le pas devant la priorité collective cardinale de l’avenir. C’est ça aussi, l’appréhension assagie du présent critique (Laisse-moi dériver avec toi vers ce présent sans futur). On va bien finir par en faire quelque chose de notre vie, vu qu’elle continue de se vivre, elle, imparablement. Le magnifique recueil de poésie Permanence de l’instant — Que fais-tu de ta vie? contient 63 textes (7 miniatures en prose et 56 poèmes). Il se subdivise en six petits sous-recueils: Questionnement (p 15 à 26), Nature (p 27 à 36), Amour (p 37 à 52), Création (p 53 à 66), Amitié (p 67 à 76), et Voyage en soi (p 77 à 93). Les textes sont précédés de remerciements (p 5), d’une dédicace (p 7), d’une citation d’exergue (p 9), d’une courte préface en vers de John Mallette, le Poète Prolétaire (p 11 à 12), et d’une introduction de l’auteure  (p 13 à 14). Ils sont suivis d’une table des matières (p 95-98). Le recueil est illustré de deux photographies paysagères en couleur et la page couverture est une très belle photographie en couleur de l’auteure en train de lire Les testaments trahis de Milan Kundera.

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Jeannine Pioger, Permanence de l’instant — Que fais-tu de ta vie?, Jeannine Pioger, 2013, 98 p.

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Extrait de la quatrième de couverture:

L’auteure nous invite à une promenade dans les dédales de son existence car «chacun de nous crée son propre monde». Quand elle lance une plume poétique et philosophique sur ses sentiments et ses émotions, de la puberté à l’âge mur, nous la suivons intrigués de redécouvrir avec elle l’univers où nous baignons. L’essentiel de sa réflexion: éclairer le côté exaltant et miraculeux de toute vie, sans en occulter le côté sombre, parce que «le regard à terre», nous sommes trop souvent «oublieux de l’infini firmament».

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PENSÉES ENVOLÉES (par SIORIS)

Posted by Ysengrimus sur 15 décembre 2022

Sans la liberté de blâmer, il n’y a point d’éloges flatteurs
Sioris

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L’architecte, scénariste et poète Sioris [Paul Henri Denis Sirois] fait circuler, ces temps-ci (2019), sous le manteau, dans les Basses-Laurentides, le recueil de ses Pensées envolées. Déjà, en partant, il y a ceux qui en seront et ceux qui n’en seront pas car, mutin et matois comme un singe, Sioris procède à une distribution sélective et hautement parcimonieuse de son œuvre, artisanalement éditée. Moi-même, laurentidois de verte souche, je ne suis parvenu à mettre la patte sur un exemplaire que grâce à la générosité pure, méthodique et exotérique de la Salonnière des Basses-Laurentides qui me l’a gentiment prêté. Une portion de la dédicace paraphée de Sioris à icelle se lit d’ailleurs comme suit:

À une rare messagère
Tel un ange venu sur terre
Des Pensées envolées
Et autres textes variés

Merci de ta belle amitié…

L’ouvrage est une collection d’aphorismes, de saillies et d’apophtegmes classifiés soigneusement et alphabétiquement par catégories, comme en une sorte de glossaire ironique et farfelu. Cet exposé échancré contient quelques poèmes épars, miniatures en prose diverses et illustrations en noir et blanc (que l’on doit à l’illustrateur Joé), mais surtout il décline plusieurs centaines d’aphorismes, de saillies et d’apophtegmes. L’appréhension de ce corpus savoureux, aussi massif que biscornu, nous permet justement de mieux stabiliser, dans notre esprit, la distinction entre ces trois types de brèves maximes. L’APHORISME est une courte formulation philosophique groupée, serrées et mobilisant impérativement les efforts de la pensée rationnelle et les priorités de la sagesse (Exemple, digne d’Héraclite: Quand on a un doute, on peut au moins avoir une certitude). La SAILLIE est une joke, une plaisanterie brève qui fait rire et sourire mais qui, par-dessus tout, surprend pour son incongruité et son adresse à dérouter par l’amusette (Le comble du ridicule, ce n’est pas de vouloir être aussi bon tireur que Lucky Luke mais de se faire tuer par son ombre). L’APOPHTEGME, pour sa part, est une phrase mémorable, brève aussi, et qui restera imprimée dans notre mémoire pour son originalité lancinante ou sa force de frappe imagée (Lorsque le mensonge en entraîne un autre, le rouge devient une couleur froide dans le brasier d’un iceberg). Ces trois types de maximes ne sont évidemment pas des compartiments étanches. Elles se compénètrent intimement, plus souvent qu’à leur tour, se mixant aussi joyeusement avec paradoxes, proverbes, et lambeaux poétiques. Sioris nous prouve ce fait, clef en main, à maintes reprises.

Original autant que mûri dans sa formulation (l’auteur a travaillé à partir de carnets de notes qu’il collige depuis des années), l’ouvrage se complète d’un jeux d’astucieuses exergues. De Bourgault et Coluche à Voltaire et Mallarmé en passant par Roosevelt et Gandhi, on nous fait découvrir la sagesse des amitiés intellectuelles de Sioris, qui en ont un petit bout à nous dire sur le monde et la vie, elles aussi (La joie est en tout, il faut savoir l’extraire. — Confucius, p. 68). Finalement, notre farfadet de la pensée vernaculaire dédie littéralement certains de ces aphorismes à certaines de ses connaissances proches. Cela fait que les lecteurs de son entourage rapproché auront la joie de découvrir quelle facette de sa pensée en émulsion lui rappelle quelle figure de la jolie maison de poupée de son petit village intérieur.

Voici le florilège en vrac (disposé tout simplement en ordre chronologique de lecture) des trente-six (36) aphorismes, saillies et apophtegmes (sur plusieurs centaines) que j’ai retenu ici, en guise d’exemplification du travail de Sioris, pour le bénéfice de mes lecteurs et lectrices qui n’ont pas la chance d’être dans le secret de la sinuosité confidentielle de sa discrète promenade éditoriale:

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Trente-six (36) aphorismes, saillies et apophtegmes de Sioris (2019)

1- Les gens détestables sont nos meilleurs amis, quand ils nous ignorent.
(p. 21)

2- La meilleure façon de rater un amour n’est-elle pas d’en imaginer la fin?
(p. 22)

3- Avez-vous remarqué que les plus beaux monstres sont toujours ceux qui sont les plus laids?
(p. 30)

4- Youp c’est la vie et Youpi, la mascotte; mais les deux sont joyeux.
(p. 34)

5- Quand on cache sa célébrité derrière des verres fumés, ce n’est pas en sortant d’une limousine qu’on passe inaperçu.
(p. 36a)

6- Une chanteuse country est tombée de la scène en chantant la chanson de Ginette Reno: Les yeux fermés.
(p. 36b)

7- N’essayez pas d’oublier le passé… car il déteste rester en arrière.
(p. 38)

8- Quand on a un doute, on peut au moins avoir une certitude.
(p. 49)

9- Écrire, c’est se souvenir.
(p. 54)

10- Ne perdez pas de temps à avouer vos faiblesses, elles se remarqueront bien assez vite.
(p. 56)

11- Le hasard ne croise jamais le chemin de nos certitudes. Car le hasard serait ridicule s’il s’annonçait avant d’arriver.
(p. 62)

12- Le comble du ridicule, ce n’est pas de vouloir être aussi bon tireur que Lucky Luke mais de se faire tuer par son ombre.
Nota Bene — Pourtant le ridicule ne tue pas.
(p. 64)

13- Avant votre décès, si vous voulez vous faire incinérer, assurez-vous d’avoir une bonne police d’assurance contre le feu.
(p. 65a)

14- Une personne est vraiment âgée ou maigre lorsque son âge est supérieur à son poids.
(p. 65b)

15- Vivre sa jeunesse trop tard, c’est commencer sa vieillesse trop tôt.
(p. 67)

16- Un éléphant albinos, ce n’est pas comme un éléphant blanc.
(p. 68)

17- Sans la liberté de blâmer, il n’y a point d’éloges flatteurs.
(p. 74)

18- Lorsque le mensonge en entraîne un autre, le rouge devient une couleur froide dans le brasier d’un iceberg.
(p. 81)

19- Je n’ai rien contre la vérité, c’est ce qu’elle ne dit pas qui m’agace.
(p. 82a)

20- La vérité est parfois grisâtre dans l’ombrage de ses aveux.
(p. 82b)

21- C’est dans le miroir de nos yeux qu’un enfant puise en nous les reflets de son existence.
(p. 83)

22- Depuis que les soucoupes volantes on fait leur apparition, c’est bizarre on dirait qu’elles ont disparu.
(p. 85)

23- L’orgueil met l’égo entre guillemets.
(p. 87)

24- La mode est dans les valeurs d’une pensée commune.
(p. 91)

25- Les voisins sont ceux qui vivent près de nous, mais demeurent souvent des étrangers. Et lorsqu’ils font du bruit tard dans la nuit, c’est toujours bizarre. Ils sont les étrangers qui dérangent le calme de notre solitude en nous rappelant qu’on est rarement seuls.
(p. 92)

26- Paroles et actions d’un politicien
— Je cesserai de parler pour mieux vous écouter.
— Je cesserai d’écouter pour mieux réfléchir.
— Je cesserai de réfléchir pour mieux agir.
— Et je cesserai d’agir pour mieux parler.
(p. 97)

27- En politique, les meilleures réponses sont souvent dans la question.
(p. 98)

28- Est-ce notre destin qui décide de nos choix ou nos choix qui décident de notre destin?
(p. 101)

29- Ne lisez pas cette phrase si vous ne savez pas lire.
(p. 102)

30- À trop de questionnement, on finit par inventer les réponses.
(p. 104a)

31- Le bien pensant est un conformiste qui n’a pas d’opinion personnelle sauf celle des autres…
(p. 104b)

32- Le mépris est la dignité de la colère.
(p. 104c)

33- Le désir est impudique lorsque l’ironie y prend plaisir.
(p. 109)

34- La NATATION ce n’est pas un sport pour les poissons.
(p. 111)

35- Ce que l’esprit est capable de concevoir, il est capable de l’accomplir.
(p. 114)

36- Vaut mieux mourir incompris que de passer sa vie à s’expliquer.
(p. 123)

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Spirituel, incisif et sardonique, tout l’ouvrage respire une sorte de joie de vivre grinçante et ironique qui fait sourdement sentir la présence d’un esprit particulièrement intelligent, sagace et industrieux. Cultivant un second degré fin et matois, Sioris parvient, en plus, à nous faire admettre qu’il ne se prend pas spécialement au sérieux et que l’humour n’est pas nécessairement ce fameux grand banquet du mythique village gaulois de nos enfances… il peut aussi être une petite tasse de thé bue discrètement, dans une officine de salonnière, en riant confidentiellement des autres fous et des autres folles de notre monde fatalement bichrome.

À lire impérativement… si possible… car ne passera pas entre toutes les mains…

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Sioris [Paul Henri Denis Sirois], Pensées envolées — Poésie, citations et autres textes variés, in-plano avec reliure spirale, Saint-Eustache, chez l’auteur, 2019, 128 p.

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Namun et Ysengrim

Posted by Ysengrimus sur 15 novembre 2022

Namun et Ysengrim 0

Depuis un moment, j’ai l’immense joie d’écrire de la pictopoésie pour le peintre et musicien autochtone Namun (Denis Thibault). On peut contempler et lire un certain nombre de nos œuvres de rencontre ICI. Notre travail de peinture (Namun) et d’écriture (Ysengrim) se complète de performances musicales et verbales devant public. Notre protocole de présentation, empreint d’une modeste gravité, est désormais bien établi. Au début d’une de nos performances, le peintre et musicien aborigène remet le bâton de parole au pictopoète occidental. Dans un contexte de réconciliation, le bâton de parole est déposé respectueusement près du premier tableau et Ysengrim est désormais autorisé à réciter de la pictopoésie française versifiée. Namun est en tenue traditionnelle (avec peintures faciales) et il joue des instruments autochtones. La tenue d’Ysengrim (décidée par Namun), notamment avec le tricorne à plume, le campe comme faire-valoir occidental de la performance. Le manteau de laine polychrome que porte Ysengrim s’appelle un capot. Ce vêtement que porte Ysengrim est authentique. Il a été troqué contre des pelleteries chez la Compagnie de la Baie d’Hudson par le grand-père de Namun, dans la première moitié du siècle dernier. Cette tenue distinctive et ostensible permettait aux gens de la HBC de discerner «leurs» aborigènes, sur les vastes surfaces de neige. Par un juste retour de la chose historique, il permet aujourd’hui à l’artiste autochtone de démarquer «son» occidental. Tout ici, tableaux, musique, psalmodies, costumes, séquences narratives des lectures, sélection des textes, dramaturgie générale, résulte de la décision de l’artiste aborigène. Après la prestation, Ysengrim rend le bâton de parole à Namun, et se tait. Le bâton est mis en circulation par Namun dans le public qui entre alors en interaction avec lui.

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Namun, Saint-Eustache, 2020

Le nom Namun, signifie «celui qui existe avec le vent» (autrement dit: celui qui vole), dans un idiome innu. Peintre, sculpteur, conteur, dramaturge et musicien, Namun est intimement imprégné de la nature, et notamment des oiseaux. Il s’inspire effectivement souvent de la dimension aviaire dans ses tableaux et dans sa réflexion musicale et philosophique. Namun est un personnage scénique fin et délié. Il a un sens naturel de l’art corporel et musical improvisés. Comme chanteur et comme musicien, il vit et fait vivre ce qu’il communique par son art. Namun est un membre de la nation Innu montagnaise et il pratique l’art pictural selon le style de la peinture Woodlands ou peinture médecine ou peinture légende. Il m’a approché, il y a un certain nombre d’années, et m’a suggéré de placer des pictopoèmes sur son œuvre picturale. Le résultat fut particulièrement intéressant et émouvant, et une belle collaboration s’instaura. Il s’en dégage aussi —crucialement— une réflexion critique permanente, implicite et explicite, sur la dimension artistique des questions de réconciliation entre allochtones et autochtones.

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Ysengrim, Saint-Eustache, 2020

Le nom Ysengrim signifie «celui qui porte un casque de fer» (autrement dit: tête dure), dans un idiome tudesque. Je me définis comme un homme du logos. Je suis un auteur québécois, très intéressé par la pictopoésie, dont j’ai la modeste prétention d’avoir affiné, sinon défini, les principales caractéristiques. Les tableaux de Namun m’ont particulièrement inspiré à cause de leur force thématique et de leur façon merveilleuse d’organiser et de segmenter les couleurs en perpétuant avec brio la vision de sagesse et les beautés extraordinaires de l’art pictural autochtone. Quand Namun m’a fait l’intense compliment de me proposer de faire de la pictopoésie sur son travail, l’envie de la lire en public m’est venue à l’esprit assez tôt et Namun a réagi très positivement à l’idée. La chose s’est ensuite mise en place en toute simplicité, tant et si bien qu’il nous est devenu possible de mettre en forme un exercice commun fin, efficace, élégant et original.

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Namun et Ysengrim-1

Namun et Ysengrim, Saint-Eustache, 2020

Notre première présentation publique a eu lieu à Saint-Eustache (Basses-Laurentides, Québec), dans un petit centre d’art particulièrement charmant installé dans une ancienne chapelle de poche presbytérienne, et qui s’appelle justement La petite église. Namun y avait fait une exposition de sa série de tableaux sur les oiseaux. Et comme cette exposition se terminait, Namun a décidé de faire ce qu’il appelle un décrochage de tableaux ou encore un dévernissage, c’est-à-dire une rencontre devant public pour contempler les tableaux une dernière fois avant que le peintre ne les range. Dans ce cas-ci, la rencontre devant public se fit sous la forme d’une lecture de pictopoésie, avec psalmodies et musique autochtone. Nous avons investi scénographiquement un espace initialement configuré comme une exposition murale de tableaux, toute conventionnelle. Nous sommes donc passés d’un tableau à l’autre en présentant un pictopoème par tableau, en alternance avec la musique (improvisation sur flute) et les psalmodies autochtones. La salle était rectangulaire et les murs étaient en lattes de bois verni. Le public (une trentaine de personnes) était assis au centre de la salle et nous circulions lentement autour d’eux, en longeant les murs où étaient accrochés les tableaux. Nous avons ainsi suivi cursivement… tout simplement… la forme du dispositif qu’imposait la salle d’exposition. La lumière tenait à un éclairage de tableaux et non à un éclairage de théâtre. Tant et si bien que l’expérience fut aussi particulièrement intéressante au plan du résultat visuel sur les acteurs mêmes. Six pictopoèmes ont été lus ainsi, sur six tableaux distincts

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Namun et Ysengrim-2

Namun et Ysengrim, Saint-Simeon, 2022

Après la pause-pandémie, nous anticipions avec joie le retour de Namun et Ysengrim, cette fois-ci sur le Centre d’exposition Inouï de Saint-Siméon (Charlevoix, Québec), dans le cadre d’une présentation sur le thème de la relation entre l’humain et l’animal. Nous n’avons pas été déçus. Sur Saint-Siméon, les choses ont fonctionné d’une façon un peu différente, plus originale, en fait. Namun était alors en exposition en compagnie de deux autres artistes autochtones, une peintre et un taxidermiste. Comme le thème était donc celui de la relation entre l’humain et l’animal, Namun avait sélectionné des toiles qui s’articulaient entre elles et formaient une petite narration présentant une progression de l’idée du rapprochement entre les humains et les animaux, en référence à la sensibilité de proximité avec la nature qui fut jadis celle de tout le genre humain. Le petit centre d’exposition de Saint-Siméon (monté fort astucieusement dans une ancienne épicerie de village) fut un espace très intéressant à investir. Exploratoire, immaculé, modularisé, séparé et découpé de différentes façons, le dispositif imposait sa petite loi aléatoire en conformité avec laquelle nous avons construit notre propre parcours. Cela nous a permis de passer d’un tableau à l’autre, encore une fois, en produisant les récitatifs, les psalmodies et la musique, en conformité avec cette thématique précise. Ici, le public nous suivait, d’un espace modulaire à l’autre, de façon à pouvoir bien discerner notre action et entendre les instruments et les voix. Ce que nous faisions, tout doucement, attendu que la salle était constitutivement tributaire de séparations dont nous avions préalablement maximalisé la logique, sans en altérer la disposition, c’était de nous couler dans cet espace et de fluidement nous regrouper devant les différents tableaux de Namun. Tout de suite après le segment musical, je disais au public (une trentaine de personnes dont une dizaine d’enfants): «Suis Namun». Namun se dirigeait alors, à travers les modules et paravents de l’exposition, vers le tableau suivant (prévu dans notre parcours) et le public le suivait, tout doucement. La même séquence avait alors lieu, mais avec un autre texte et ponctuée sur un autre instrument de musique (tambour, flute ou maracas autochtone). Dix pictopoèmes ont été lus ainsi, sur dix tableaux distincts.

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Namun et Bagatelle

Namun et Bagatelle

Namun est un communicateur naturel, solide et attachant. Il partage sa culture avec une générosité et une bonhomie tout à fait exemplaire. C’est un shaman. Ici, on voit Namun, autochtone de Baie-Saint-Paul (Québec), en train de faire l’accolade à Bagatelle, qui, elle-même, est une ainée autochtone originaire du vieux District de Keewatin (Manitoba). Namun est très respectueux des aînés et des jeunes. Il est vraiment un personnage total et un extraordinaire ambassadeur de sa culture de souche. C’est de l’or fin de travailler avec cet artiste aborigène. Un grand honneur pour moi.

Le public, lors de ces deux rencontres, a magnifiquement réagi. Pour tout dire, je dirais qu’ils étaient tous littéralement subjugués. Sur Saint-Eustache, ce fut l’enthousiasme et les échanges furent riches et débordants. «Nous sommes restés sur notre faim» fut alors le maitre mot. C’est ce commentaire qui fit que nous sommes passés de six pictopoèmes à dix. Sur Saint-Siméon, la jeune vidéaste chargée par Namun de nous filmer a parlé de performance «extraordinaire» et de «jamais vu». C’est vrai que la combinaison tableau, pictopoésie, musique, c’est comme l’œuf de Christophe Colomb mais personne ne fait jamais ça.

Namun a eu ce mot: «Paul, on vient d’inventer le vernissage dynamique. Je ne ferai plus jamais de vernissages conventionnels pour mes tableaux».

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De l’harmonie des oiseaux

Namun et Ysengrim ont vécu cette extase
Avec une modestie qui sait ce qu’elle vous doit
Grâce à vous tous, nos mots sont devenus des phrases
Nos ingrédients épars ont formé un repas.
Ysengrim et Namun sont fort contents. Il semble
Que ces oiseaux nous aient transmis
Leur harmonie.
Vivre c’est se rejoindre, c’est exister ensemble…
Pour ces moments soyeux, nous vous disons…

Merci.

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CHARLY MON PÈRE (Diane Boudreau)

Posted by Ysengrimus sur 7 novembre 2022

De le sentir si vrai, si solidement ancré,
me permettait, à moi aussi, de mieux m’enraciner

(p. 59)

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Que savons nous de nos pères et mères? Que connaissons-nous vraiment de la validité des présomptions que nous dégageons au sujet de l’opinion que nos parents se font sur eux-mêmes et sur nous? Le regard enfantin est, presque par définition, une diffraction, une distorsion. Mais c’est justement cela qui fait sa force, sa durabilité, sa vigueur, et permet de le formuler comme un enjeu. La poétesse Diane Boudreau nous sert aujourd’hui ce qu’elle appelle discrètement un récit. Il s’agit en fait d’une petite série de miniatures en prose portant sur la relation qu’elle a établi depuis son enfance avec son père.

La propension autobiographique se manifeste dans cette série de textes mais —fait capital— elle est adéquatement dominée par une pertinente option de présentation en de fines vignettes textuelles bien synthétisées. Un bref résumé autobiographique ouvre la marche mais on ne s’y enlise pas. Les miniatures en prose sont avancées selon l’ordre chronologique mais cela ne nuit pas à l’autonomie constitutive de chacun des textes. L’ouvrage, particulièrement remarquable pour la qualité de son écriture, apparaît aussi comme une intéressante tranche de la vie socio-historique et sociopolitique des années 1950-2000, au Québec. Sans trop en dire, expliquons que le père de la narratrice a raté une carrière d’ingénieur pour avoir trop ouvertement exprimé des vues libérales sous le duplessisme. Cela lui laisse un traumatisme social de vie qu’il transmettra fatalement à ses filles.

Afficher ses couleurs

Énorme déception pour les deux jeunes filles que nous sommes. Papa nous interdit, ma sœur et moi, de nous rendre à une soirée partisane, péquiste, bien que la J.E.C. (jeunesse étudiante catholique) nous y invite fortement.

«— Voyons papa! Pourquoi?»

«—Je n’veux pas vous voir là!»

Le ton est sans réplique, le sujet clos. Ses yeux fulminent. Pas d’autres explications, aucune négociation possible.

Lui qui n’a pu réaliser son rêve de devenir ingénieur, il sait ce qu’on peut perdre en affichant trop ses couleurs: il suffirait d’une simple photo, croquée parmi la foule, pour prouver la présence de ses filles à une assemblée clamant haut et fort l’indépendance du Québec, reniant ainsi ce pouvoir fédéral, son employeur, qui lui permet de vivre honorablement, lui est les siens…

Mais il ne dira rien, du moins pas ce jour-là. Plus tard, il glissera, à travers quelques bribes, comment certains de ses collègues ont tout perdu —maison, auto, standard de vie enviable— après avoir été mis à la porte sans motif valable, entraînant dans leur chute épouse et enfants.

(p. 49)

La compréhension que la narratrice produit au sujet de notre oppression coloniale collective ainsi que du traumatisme historique ayant perturbé la vie professionnelle de son père ne manque pas de pertinence (et d’utilité pour l’historien autant que pour l’ethnographe). Mais, bon, la vision que la poétesse se fait des vues de son papa est-elle toujours aussi précise? Rien n’est moins certain. Le fait est qu’une sorte de malaise diffus semble exister entre le père et la fille. Tout se passe comme si l’harmonie n’était pas intégrale, comme si quelque chose faisait dépôt, langueur ou comédon. C’est comme si une sorte de blocage compromettait de façon diffuse mais cuisante et permanente l’harmonie rêvée des interactions père-fille. Pourtant, la richesse précise du tableau, que la narratrice nous peint par petites touches, sur ces fait boitilleurs semble ne déboucher que sur des questions infimes, des miettes de problèmes, des malentendus sans conséquences, de l’anodin monté en épingle… En un mot, on nage ici dans le verre d’eau océanique des traumatismes enfantins, dans toute leur immense petite ampleur définitoire.

Pastel sur jute

Installée à la table de cuisine, je peins avec des craies de pastel gras sur des retailles de jute que j’ai fixé au préalable sur des cartons.

M’inspirant de cartes artisanales conservées avec soin, je retrace, en toute quiétude, des visages d’enfants aux yeux grands et rêveurs, sûrement issus de ces pays imaginaires d’où je viendrais aussi…

Émergeant du sous-sol d’un pas tranquille, papa s’attarde un instant derrière moi pour jeter un regard sur mes dessins.

Sans prononcer un mot, il pose calmement sa main sur mon épaule, signe discret d’approbation et de respect.

Quel baume sur mes quinze ans!

Ta fille, papa, si peu douée pour les mathématiques a, grâce au ciel, plus d’aptitudes pour les arts.

(p. 47)

On comprend, au fil des étapes de la lecture, que rien de terrible ne s’est passé, que rien d’insoutenable ou d’insupportable ne se manifestera, dans ces récits. Ce seront de simples peintures de la vie ordinaire qui nous permettront —de ce fait, encore plus vivement— de faire ou de refaire la fameuse promenade dans le petit musée de papier des constants et multiples malentendus inoubliables-oubliables entre parents et enfants.

Les miniatures en prose de Diane Boudreau, toutes plus belles les unes que les autres, finissent par littéralement fasciner. Et, ce faisant, elles mettent en place rien de moins qu’une sorte de grammaire d’engendrement. On a donc une situation d’écriture où la capsule autobiographique, circonscrite et ciselée, rapporte par le menu une situation où l’enfant reste avec le sentiment d’avoir porté à son papa une sorte de coup solide, une manière d’estafilade affective, qui semble avoir eu je ne sais quel impact durable (mais toujours tu). Le tout se joue avec une indubitable intensité, alors que ledit impact durable n’est peut-être jamais qu’une sorte de pli bizarre, réversible et incongru, dans le cellophane de la bulle du souvenir de l’enfant même, sans plus. Un facteur clef, constant et stable, finit par s’imposer. C’est que tout cela est tout petit et pourtant rendu immense par le fait que l’enfant aussi était bien petit, au moment de la manifestation de toutes ces grandes petites choses.

Inspiré et stimulé par la très dynamisante logique d’engendrement des miniatures en prose de Diane Boudreau dans Charly mon père, j’ai décidé, presque sans m’en rendre compte, de m’essayer ponctuellement à l’exercice (et ce, malgré le fait que je suis, de ma personne, assez réfractaire à la propension autobiographique). Goûtons la grandeur et la dérision de ce genre d’émotions enfantines mises en vignette. Voici l’histoire vraie de ma modeste miniature en prose, portant sur un de ces moments d’impact affectif que j’ai cru avoir eu sur mon père.

Winston Churchill et les petits oiseaux

Nous sommes le samedi 30 janvier 1965 et le premier ministre britannique Winston Spencer Leonard Churchill vient de mourir, une semaine auparavant. Mon père, ancien combattant de la marine marchande canadienne réquisitionnée et héro ordinaire de la Bataille de l’Atlantique, en est très abattu. Pour lui, Churchill est une figure. On pourrait même dire que c’est nul autre que ce warmonger au chapeau haut-de-forme qui a défini et configuré mon père, jeune homme. On dirait qu’il a perdu un second papa, ou quelque chose dans le genre. Il est assis dans un des fauteuils du salon, la tête penchée, et il regarde dans le vide.

Pour ma part, j’ai sept ans et je ne suis pas trop interpellé par le souvenir grave et ému que semble susciter, en ce petit samedi matin d’hiver, dans notre maisonnée repentignoise, Winnie le bouledogue anglais qui vient de casser son cigare. Le journal La Presse du temps enchâssait dans sa copie du samedi un magazine tabloïde qui s’intitulait Perspectives. Une portion importante de l’espace du Perspectives de ce samedi matin est consacrée à la mort de Winston Churchill. J’en tourne les pages gravement et en découvre la faconde austère et empesée. Franchement, ça ne présente pas un bien grand intérêt.

Derrière la dernière page du long et interminable reportage photo sur Churchill, il y a de magnifiques oiseaux multicolores perchés ensemble dans des branches d’arbre. L’idée me vient tout de suite de les découper pour les disposer dans un cahier d’images en collages (scrap book) que je suis en train de me constituer sur le monde merveilleux des animaux. Sans transition, je m’empare d’une grande paire de ciseaux pour récupérer les petits oiseaux. Au moment où je vais me mettre à l’œuvre, ma mère me dit discrètement: «Tu devrais attendre que ton père ait lu le reportage sur la mort de Winston Churchill avant de faire ça.»

L’idée est contrariante mais, hélas, fort valide. J’attends donc quelque temps et, dans cette expectative, j’entreprends d’observer mon père, le pistant et l’espionnant, de ci de là, dans la maison. Il est toujours très affaissé. Il vaque, maintenant. Il essaie de foutre quelque chose de son triste petit samedi. Son vrai de vrai premier petit samedi d’après-guerre.

Après ce qui me semble avoir été des heures, j’approche frontalement mon père et lui demande: «Bon, as-tu lu sur la mort de Winston Churchill dans le Perspectives? Est-ce que je peux enfin y découper mes petits oiseaux?»  Il me répond, d’un ton aigre et peu amène: «Oui, oui, fais-ce que tu veux, avec ce journal. Prends-le, déchire-le, je m’en sacre.» La formule est crue et le ton est pour le moins vif. J’y interprète une manière de refus implicite, ainsi qu’une assez dense agressivité dirigée contre moi… alors qu’il ne s’agissait peut-être que de l’expression cuisante du deuil ultime d’un siècle. Chacun son ton, dans le renoncement, n’est-ce pas…

Enfin, pour éviter de contrarier plus avant mon père ainsi endeuillé et crispé, je ne lui reparle plus de la chose oiseuse des petits oiseaux. Aussi, au bout du compte, je n’ai rien découpé dans le magazine Perspectives ni ce jour-là, ni les autres jours. Il est disparu dans le néant, parfaitement intact. Et Winston Spencer Leonard Churchill, pour sa part, est réapparu, lui, de temps en temps, épisodiquement, dans la conversation, comme stricte figure historique. Par contre, je n’ai jamais revu mes mirifiques petits oiseaux multicolores.

(Paul Laurendeau, écrit selon la grammaire d’engendrement du recueil de récits, de Diane Boudreau, Charly mon père, 2018)

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Des textes de ce type sont parfaitement passionnants et le recueil que nous en sert Diane Boudreau se lit comme on boit calmement un cognac capiteux après le grand banquet de l’enfance et de la jeunesse. On y découvre, ou redécouvre, que les gens qui s’aiment se déchirent même s’ils s’aiment et que cela est terrible et en même temps terriblement (peu) important et si (extra)ordinaire. Diane Boudreau nous démontre elle aussi, ici, la puissance textuelle du travail sur miniatures. Elle nous donne et nous livre le crucial historique autant que la beauté intemporelle des petites choses de la vie. Et, par-dessus tout, oh qu’elle est suavement indéfinissable et magnifique et si touchante et émouvante, cette intense relation affective entre une fille et son père.

Le recueil de textes Charly mon père contient 34 miniatures en prose. Il se subdivise en quatre petits sous-recueils, disposés chronologiquement: Premiers souvenirs à Hull (p 17 à 21), Enfance à Pont-Viau (p 22 à 49), La fille à Charles à Jos (p 50 à 66), et Après lui… (p 67 à 73). Ces textes sont suivis d’une annexe de cinq pages intitulée En annexe (p 75-79 — on y découvre notamment les chansons folkloriques ou populaires que Charly chantait à ses enfants) et d’une page de remerciements (p. 80). Le recueil est précédé d’un exergue, d’une préface de l’autrice intitulée Pourquoi parler de lui (p 6 à 7) et de deux textes liminaires, l’un intitulé Avant moi… (p 9 à 11), l’autre intitulé Mon arrivée dans la vie de papa (p 12 à 15). L’ouvrage est illustré d’une photographie paysagère (première de couverture, en couleurs) et de quatre photos de famille en noir et blanc.

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Diane Boudreau, Charly mon père, Diane Boudreau, 2018, 84 p.

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Extrait de la quatrième de couverture:

Après son récit Ne reste que l’amour, où l’auteure Diane Boudreau nous a partagé le lien qu’elle a vécu avec sa mère, voilà qu’elle ressent le besoin d’écrire Charly mon père.

«Tous les secrets de la vie de mon père demeurent camouflés dans ces murs alors que j’aurais tant aimé en savoir davantage sur son enfance, son adolescence…

Trop de détails m’ont échappé: aurais-je raté une occasion, loupé un rendez-vous?

Depuis, je n’ai de cesse de vouloir m’approcher de son mystère. Et j’entreprends de retracer, de décrypter chacun des moindres souvenirs qui me parlent de lui. Mince récolte, qui m’amènera sur une terre insoupçonnée…»

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LA PLAIE DU PASSÉ (Adam Mira)

Posted by Ysengrimus sur 15 octobre 2022

Mira-Plaie du passe

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Dans ce recueil de seize nouvelles réalistes et intimistes, on nous invite à voir le monde contemporain à travers le regard d’un palestinien ayant vécu dans un camp de réfugiés jusqu’à l’âge de quarante ans puis ayant subitement immigré, lourdement lacéré des plaies du passé, au Québec et ce, avant d’avoir appris ne fut-ce que les rudiments les plus minimaux de la langue française. L’écriture dépouillée et directe d’Adam Mira nous fait entrer en toute simplicité dans un univers mental et social étonnant, déroutant, à la fois tragique et crucial. D’un récit à l’autre, on rencontre un homme (ou des hommes) ayant vu sa famille massacrée sous ses yeux… ou ayant vu le laitier d’un quartier d’Alger froidement abattu par la soldatesque juste parce qu’il commençait à bosser avant l’aube… ou côtoyant une mère atteinte de quasi-mutisme à cause des cruautés et des privations des camps et de la guerre. La souffrance aiguë, l’arrachement et le profond manque affectif sont omniprésents dans ces récits, à mi-chemin entre fiction et témoignage.

Malgré le fait que ma mère et mon père m’aient rendu visite pendant plusieurs années, ils ne m’ont jamais pris dans leurs bras, ils ne m’ont jamais fait de câlin. Chaque fois que je voyais quelqu’un devant moi qui recevais une tendresse ou un câlin, la jalousie envahissait mon cœur. J’avais soif d’amour, j’avais besoin de vivre le reste de ma vie entre les câlins et les tendresses!

La dimension cuisante et poignante des drames évoqués dans cet ouvrage est donc subtilement équilibrée par le ton prosaïque, tranquille et limpide du traitement. Le résultat est à la fois très authentique et d’une étrangeté presque décalée, le tout restant solidement installé dans l’ordinaire et le quotidien (même le quotidien bizarre des camps). Un autre facteur particulièrement savoureux et insondablement sympathique entre en ligne de compte au fil de ces historiettes en forme de miniatures. C’est celui de la langue. Le (ou les) personnage(s) mis en scène doit avancer pas à pas dans l’apprentissage de la langue française. Et, par moment, il nous en parle, il en fait le sujet direct et explicite de certains de ses récits. Apprendre consciencieusement le français lui suscite d’ailleurs un mal inattendu à… la langue, justement… la langue l’organe, on s’entend. En travaillant méthodiquement son français, entre autres devant le miroir, notre personnage doit tellement ajuster son appareil phonateur qu’une douleur linguale assez durable se met en place (la nouvelle s’intitule: La langue me faisait mal). Comme quoi, oui, il faut souffrir de la bouche aux pieds, pour s’intégrer. Mais on a ici une petite lancinance bien bénigne va, comparée à celle de ces plaies du passé qui vous rendent presque suicidaire. L’intégration et l’ajustement culturel sont, avec le déracinement et le fardeau durable qu’imprime en nous la Storia, les principaux thèmes de cette suite d’attachants récits. Le monde ordinaire, surtout le contexte quotidien occidental, y est regardé avec un sourire mi-serein mi-taquin mais aussi à travers une singulière lentille, une dense lentille de larmes, en fait. Titre des seize textes: Un automne lugubre. Lutter en français. Mes tentatives de suicide! La langue me faisait mal. J’ai déniché un travail. La femme suspecte et les deux samaritains. La Blanche! Je suis tombé amoureux d’une japonaise. À la recherche de Nadia. Histoire d’une maison. Bénévole indésirable. République bananière. La plaie du passé. Un voyage à travers le temps. De la part d’une princesse célibataire. Chez les frères Castro.

Écrivain réaliste donc, sorte de mémorialiste émotionnel, Adam Mira ne néglige cependant pas la dimension symbolique dans certains de ses récits. Parfois c’est une maison qui parle de son passé (Histoire d’une maison), parfois c’est nulle autre que la Mémoire de l’Humanité qui disserte sur elle-même (Un voyage à travers le temps). Une autre de ces nouvelles (De la part d’une princesse célibataire) est un véritable conte oriental. La reine d’un petit oasis se cherche un mari. Pour attirer vers elle les hommes ayant le plus de prestance, de stature, de noblesse d’âme et de conversation, elle va organiser un grand concours de composition et de récitation de poésie. Tous les apprentis baladins de l’horizon vont se rameuter.  Mais…

Je ne vous en dis pas plus… sauf pour dire que le monde est si beau et que le monde est si cruel. Tel est le message fondamental du recueil de nouvelles La plaie du passé.

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Adam Mira, La plaie du passé, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

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Le Parti Libéral du Québec et son passif compradore

Posted by Ysengrimus sur 7 octobre 2022

PLQ

Affiche électorale de Dominique Anglade (2022)

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Québec. Octobre 2022. Ron-ron-ron petit patapon, une autre élection. Bon. Alors, une fois de plus la bourgeoisie québécoise assure la permanence du spectacle et elle nous présente son petit ballet pseudo-démocratique. La Coalition Avenir Québec (les caquistes) a remporté assez facilement l’élection, mais avec seulement 26% des voix, c’est-à-dire 40% du 66% de campions qui sont allés voter (dont je suis. J’ai voté, selon mon habitude, pour ce que le directeur des 7 du Québec appelle la gau-gauche et que j’appelle, plus descriptivement, le centre-gauche parlementaire). Attention, gare à la poudre aux yeux journalistique, ici. Il ne faut jamais rater ce calcul implicite (que les folliculaires bourgeois occultent habituellement)… Il n’y a que 66% des québécois ayant le droit de vote qui se sont présentés aux urnes. Il faut donc voir à constamment rabattre les pourcentages de votes, en tenant scrupuleusement compte du poids, graduellement croissant, des non-votants. Une fois les perdants (quatre fois 10%, pour les partis perdants) et les inertes (34%) cumulés, c’est donc 74% des électeurs québécois (effectifs ou potentiels) qui, de fait, n’ont pas voté pour la Coalition Avenir Québec. Ce problème de décompte des haricots électoraux est d’ailleurs inhérent à toutes les pseudo-démocraties occidentales contemporaines. Et il explique superbement, entre autres, pourquoi le monde part à chialer si tôt après les votes et que les états de grâce, cent jours, et autres lunes de miel se racotillent si vite, par les temps qui courent.

La capacité absorbante de la Coalition Avenir Québec vient de confirmer toutes les apparences de son succès, par ces résultats de surface. Le trait de génie politicien de François Legault a consisté à aller piger dans les deux partis historiques de notre bon terreau québécois, c’est-à-dire le Parti Libéral du Québec et le Parti Québécois, des éléments opportunistes susceptibles de gagner des élections dans leurs comtés, s’ils pouvaient agir sans être prisonniers du passif historique de leurs formations d’origine. C’est que, désormais, le Parti Libéral du Québec et le Parti Québécois sont profondément marqués, burinés, tatoués, par ce qu’avaient été les grandes luttes nationales du siècle dernier. Or le flair calculateur de François Legault lui a fait comprendre, vers 2010-2011 environ, qu’il fallait désormais s’approprier les personnages gâgneux d’élections, dans ces deux formations, tout en les débarrassant des déterminations de leur passé historique. Il a ensuite su les coller ensemble, dans une nouvelle coalition. Mutandis mutatis, ce procédé est néo-duplessiste en son principe, car Duplessis avait un peu procédé de la même manière, vers 1931-1936, quoique dans des conditions socio-historiques fort différentes… Lévesque aussi, du reste, vers 1968-1973, aussi en fonction de son contexte d’époque. Ce petit jeu de la création de nouveaux partis politiques tous les quarante ans environ consiste donc à rebrasser les cartes et à chercher à amener les vieux chiens mouillés du bipartisme Westminster à se secouer, en se débarrassant des gouttelettes boueuses de leur passé politicien du moment. Un tel ensemble de procédés instaure, généralise et institutionnalise le maraudage permanent de transfuges politiques, de tous bords tous côtés, au mépris ouvert des lambeaux d’idéologie politique flottant encore de ci de là ainsi que des choix électoraux initiaux de la petite populace votante.

Un phénomène spécifique se met en place. C’est que les partis politiques dans lesquels François Legault (lui-même un ancien ministre du Parti Québécois) a procédé à sa petite pêche aux transfuges, eh bien, ils continuent d’exister, eux, de surnager, de donner le change. Et le passif historique de ces partis politiques, désormais amplement éviscérés et décérébrés, se discerne beaucoup plus nettement, maintenant que, le vieillissement aidant, la distance historique s’imprime en eux. Tant et tant que la formation politique le plus intéressante à analyser, en ces lendemains d’élections québécoises d’octobre 2022, c’est pas tellement le parti gagnant, mais un des partis perdants, le ci-devant Parti Libéral du Québec. Le Parti Libéral du Québec est un vieil appareil manœuvrier de la bourgeoisie canadienne. Sa fonction de base est celle d’assurer, au Québec, le rôle de capitaine de milice du gouvernement fédéral post-colonial. C’est comme ça au moins depuis la Confédération (1867). Le Parti Libéral du Québec est en fait une enclave néocoloniale. Je dirais presque un sabot de Denver politique pinçant soigneusement la roue de la guimbarde québécoise. Enchâssé de force à l’intérieur de la culture politique du Québec, ce parti fondamentalement fédéraliste a pour vertu de prendre corps et de se densifier, sous l’inflexion du gouvernement d’Ottawa, aussitôt que des velléités nationalistes ou souverainistes ou séparatistes un peu trop bruyantes se manifestent dans la dernière province du Canada qui reste encore de souche française. Donc, le Parti Libéral du Québec, c’est ni plus ni moins que le collier et la laisse au cou du gros chien bleu poudre. Évidemment, son rôle ne prend corps que lorsque le danger trublion se manifeste. Ce corps étranger politique est un objet strictement compradore qui a pour rôle quasi-exclusif de combattre ouvertement les anti-fédéralistes, si anti-fédéralistes il y a. Sauf que, attention, gare au choc, suivez bien le mouvement, ici. Dans les temps contemporains, un autre des traits astucieux de François Legault a consisté à débarrasser aussi les collaborateurs caquistes issus de son propre parti d’origine, le Parti Québécois, des éléments de leur propre passif, qui est celui de la fameuse quête asymptotique de la souveraineté du Québec. En gros, François Legault est allé chercher des libéraux qui n’étaient pas des anti-souverainistes trop virulents. Il est allé chercher des péquistes qui n’étaient pas des pro-souverainistes trop messianiques. Et il s’est donné ainsi une troupe de politiciens aussi électoralement aguerris qu’idéologiquement édulcorés. Et il s’est lancé dans une nouvelle aventure politicienne, dans un autre angle, sur un autre axe. Ronron, il appelle cela, sans trop pousser le bouchon, du nationalisme ou de l’autonomisme, mobilisant, encore une fois, une rhétorique ouvertement post-duplessiste. Tout ceci fait de François Legault rien de moins que le fossoyeur objectif du débat national bourgeois québécois, dans sa version siècle dernier.

Et pourtant, clopin-clopant, le Parti Libéral du Québec perdure. Il vivote. Il se maintient. En fait, il est tout simplement, en ce moment, une eau dormante. Il est entré un petit peu dans une sorte de léthargie onctueuse. On dirait qu’elle n’est plus vraiment là, l’immense machine électorale qui lui permettait de gagner élections sur élections, sans fin, de prendre le pouvoir en redites, au point de devenir presque un appareil ordinaire de l’intendance générale, éventuellement taraudé par la pègre et la corruption affairiste. On se souviendra de l’interminable ère Taschereau, des glauques années Bourassa ou du cauchemar Charest. Cette fameuse machine électorale trans-historique est désormais atténuée, retirée, repliée, contractée, racotillée. Elle n’opère pas, ces temps-ci, attendu que le gouvernement québécois de la Coalition Avenir Québec ne cultive plus de velléités souverainistes, dans ce qui fut le vieil axe séparatiste. Nos caquistes, ce sont maintenant des bons petits fédéralistes ronrons, qui assument que quoi qu’ils fassent et s’efforcent de bidouiller, ils le feront et le bidouilleront, au mieux, dans le cadre de la fédération canadienne. La fédération canadienne n’a donc pas besoin d’activer le passif compradore du Parti Libéral du Québec. Et ce dernier reste assoupi… pour le moment.

Il reste qu’avec 10% (15% de 66%) du vote effectif, les libéraux québécois sont allés chercher vingt-et-un (21) députés. C’est qu’ils disposent d’une base serrée et solide, se trouvant notamment sur l’île de Montréal. Et cette base, c’est tout simplement l’ancienne enceinte coloniale, agglutinée principalement autour des bourgeois anglophones de souche du West Island. Ajoutons à cela un certain nombre d’anciens suppôts libéraux véreux qui ne se sont pas encore mis à encadrer la Coalition Avenir Québec (mais cela viendra, dans le second mandat), la pègre, les grandes entreprises d’infrastructures et, bien sûr, le gouvernement fédéral. Et le fait est que même lorsque inopérant, parce que mis ainsi en veilleuse étant donné le ralentissement des pulsions souverainistes, le Parti Libéral du Québec continue d’entretenir son petit vivier compradore, en tirant une bien bonne moyenne électorale, pour un parti sans assises sociales effectives. Ainsi, si jamais le besoin s’en fait sentir, on pourra le réactiver. La roue de la vie étant ce qu’elle est, son leadership actuel cultive des illusions différentes, s’imaginant qu’il pourrait extirper la formation de ce genre de déterminismes, sans comprendre que les fuyards politiciens des susdits déterminismes sont déjà partis chez François Legault. La bonne foi un peu candide (faussement naïve, en fait, plus probablement) de madame Dominique Anglade, cheffe actuelle du Parti Libéral du Québec, est parfois touchante, mais bien plus souvent navrante. On a envie de lui dire, vous êtes là en train de vous réclamer de Jean Lesage et de cet héritage vieillot et toujours un petit peu clinquant que cherche à cultiver le Parti Libéral du Québec, sans comprendre, en réalité, que vous êtes objectivement et factuellement une femme d’appareil. Vous êtes un rouage bien éphémère, au service d’une instance temporairement passive… pour l’instant, mais qui, lorsqu’il faudra la réactiver, pourra très facilement raccorder ses vieux tuyaux centenaires avec le fédéral, redémarrer sa machine plouto-électorale, et reprendre le pouvoir pour stabiliser les choses dans le sens de la grande bourgeoisie canadienne, si jamais des pulsions frondeuses, pures laines ou autres, s’énervent un peu trop, en ce racoin de fédération.

Ce qu’on a ici, fondamentalement, c’est une lutte compétitive de la bourgeoisie contre la bourgeoisie. La bourgeoisie coloniale contre la bourgeoisie colonisée. Les rouges contre les bleus. Et, dans ce genre de situation, il n’y a pas vraiment de fonctionnement démocratique. Nous sommes dans le cadre, discrètement mais fermement maintenu, de l’occupation coloniale bourgeoise d’une petite société tertiarisée fortement sui-centrée. Cette dernière a pu, un temps, s’illusionner, en s’imaginant qu’elle pourrait sortir de sa cage continentale et en casser le cadenas non-démocratique, en utilisant des mécanismes oui-démocratiques de type référendum et toutim. C’est une illusion maintenant disparue. François Legault incarne la ligne politique qui a laissé tomber cette quête. Et il gouverne. Tous ces champions du renoncement sont maintenant rien d’autre que les petites gens qui assurent l’intendance circonscrite du Québec, en s’occupant de ce que la grande bourgeoisie considère comme ces bricoles d’éléments de gouvernance qu’on concède, au provincial, à un gouvernement provincial sagement provincialisé… éducation, santé, bien-être, culture et autres cossins sociétaux gentils-gentils qui ne dérangent personne, dans le vaste monde.

Même privé de sa cohorte de transfuges caquistes, le Parti Libéral du Québec ne disparaîtra pas, non pas… N’importe quand, il faut pouvoir saisir la laisse du gros chien bleu et tirer sur le collier, si jamais des velléités de résistance étaient susceptibles de réapparaître. Avec trois (3) députés survivants, le Parti Québécois aussi est en train graduellement de rendre tristement saillant le squelette de son passif historique. Dans son cas, c’est tout simplement le déclin de l’impulsion souverainiste, qui n’est pas le déclin d’une fantasmatique nationale, elle toujours éventuellement énervée, mais plutôt le renoncement du plus faible ayant été frontalement vaincu par le plus fort et qui devra un jour comprendre que la roue de l’histoire ne tourne pas, sur le court terme électoral, en direction des peuples colonisés mais en direction des instances colonisatrices. Tous les affaissements historiques de ces grands rapports de forces colonisateurs peuvent possiblement, sur le très long terme, porter une très éventuelle dynamique libératrice. Le tout de la chose impliquant une complexité du développement historique (et de la lutte des classes) dont l’élection québécoise de 2022 n’est certainement pas l’exemple le plus probant ou le plus mémorable. Combien de fois faudra-t-il répéter qu’il n’y a strictement rien à attendre d’historiquement déterminant d’une élection bourgeoise.

Aux jours d’aujourd’hui, ce qui pendouille ici devant nous, c’est, entre autres, ce vieux Parti Libéral du Québec, hautement symptomatique. Il est toujours aussi nuisible qu’autrefois mais le voici, éclopé et squelettique. Regardez-le bien aller, dans les prochaines années. C’est une charpente, insidieusement flexible, dont on discerne moins mal les jointures, les articulations, les points d’appui et le mode de fonctionnement effectif. Cette bête urbaine léthargique qui boite est, d’une certaine façon, beaucoup plus facile à comprendre en ce moment, car elle n’exerce plus, pour un temps, la fascination que risque éventuellement de se remettre à susciter la même bête provincialiste, éveillée cette fois, quand elle reviendra ouvertement nous montrer qu’on est pas du tout arrivés à se débarrasser d’elle et de ceux qui en tirent les souples ficelles de fer, depuis les belles rives automnales de la Rivière des Outaouais.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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