Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for Mai 2024

De la rationalité comme fait anthropologique et historique

Posted by Ysengrimus sur 21 Mai 2024

Fabrication des pirogues au Mali

Fabrication de grandes pirogues au Mali

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J’ai essayé de mettre en lumière que cette réflexion [au sein de l’organisation des savoirs et des pratiques dans les sociétés traditionnelles] procédait d’un appétit véritablement intellectuel, qu’il n’était pas du tout nécessaire d’introduire des éléments sentimentaux, mystiques ou émotifs, qu’il y avait, dans ce que nous appelons la vie sauvage, un désir de comprendre intellectuellement les choses de l’univers qui ne le cédait en rien, par son ardeur, par ses exigences, à ceux de la science moderne, bien que naturellement les résultats soient tout à fait différents.

Claude Lévi-Strauss, entretiens radiophoniques avec Jean José Marchand, 1972

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La thèse qui est mise de l’avant ici, notamment par Claude Lévi-Strauss, n’est certainement pas anodine. Elle repose sur un postulat fondamental dont le caractère définitoire doit être circonscrit adéquatement. Il s’agit du principe existentiel de la réflexion rationnelle même. On est en train de proposer qu’il existe une manifestation de souche, à la fois intrinsèque et déterminante, de l’approche intellectuelle des choses, chez l’humain historicisé. Le souci d’intellectualiser adéquatement le réel est une caractéristique anthropologique principielle et cela n’est pas un résultat historique tardif. Le service à la rationalité procède d’une configuration mentale et pratique non pas périphérique ou anecdotique mais centrale. Ici fonctionne probablement quelque chose comme la définition essentielle de ce qu’est l’hominisation et le statut de l’humanité, comme collectif. Ceci est capital pour comprendre qu’un bon lot de particularités humaines, présentes d’autre part, sentiments, mysticismes, émotions, impulsions, sont en place, certes, mais qu’elles sont densément imprégnées de ce qui amena l’être humain à passer de l’Afrique au reste du monde, à se déplacer, de rivages en rivages, d’îles en îles, à s’installer partout, à nager, à voler, à stabiliser, perpétuer, relayer, amplifier, troquer, commercer, l’ensemble des découvertes pratiques qui le feront devenir ce qu’il est devenu. Au nombre de ces découvertes pratiques anciennes figure, en bonne position, une conquête mentale et comportementale dialectique et collective. Celle de la rationalité.

Cette idée-force du primat anthropologique du rationnel ne se fera pas que des amis, surtout dans le miasme philosophique contemporain. Elle sera derechef attaquée. Que dire? Tous ceux qui rejettent abstraitement l’oppression, moins par solidarité subversive que par individualisme égomane, tous ceux qui stigmatisent une organisation systématique de l’existence, tous ceux qui ont des problèmes avec les figures d’autorité, tous nos grands et petits bourgeois blasés, qui baillent devant ce qui est industrieux, besogneux, laborieux (tout en en profitant amplement, et parasitairement)… semblent être tributaires d’une propension, d’une fixation, quasi réflexe, les poussant à s’attaquer hargneusement à la rationalité. Dans ce flux pulsionnel, on impute péremptoirement à la rationalité à peu près tous les défauts, intellectuels et matériels, contemporains qu’on peut imaginer. On associe la rationalité, dite parfois «rationalisation», au fric, au calcul mesquin, au profit capitaliste, aux coupures budgétaires, aux transports polluants, aux usines, à l’encabanement urbain docile, à la soumission bureaucratique, au militarisme, au systématisme étroit, à la rigidité mentale et pratique la plus terre-à-terre, aux dispositifs mécanistes de tous tonneaux. On traite dédaigneusement de «rationnel», ou pire de «cartésien», en vrac et de front, à peu près tout ce qui apparaît comme rigide, oppressif, émotionnellement livide, et fondamentalement déplaisant. Dans ce genre de prise de parti hautement intempestive, la rationalité ordinaire réelle sort particulièrement estourbie, déformée, caricaturée. Mais posons la question, ouvertement. Qui est l’irrationnel de qui, dans tout ceci? Vaste programme critique… Nous le ramènerons pour le moment à ses deux paramètres fondamentaux. Arrêtons-nous donc un petit peu aux deux grandes attaques, subies par la rationalité, de la part de ceux qui massivement la dénigrent, dans une perspective irrationaliste ou antiphilosophique. Deux grands corps d’arguments sont présentés par les penseurs, élitaires ou vernaculaires, qui considèrent que la rationalité est un comportement excessif, trop général, trop puissant, trop omnipotent, oppressif, glacial, ennuyeux et insensible.

La première accusation que l’on porte à l’égard de la rationalité ordinaire, c’est de la qualifier de scientisme. On postule alors, sans jamais argumenter la question de façon très détaillée ou intelligible, que quiconque fait la promotion d’une approche rationnelle de l’existence est nécessairement un thuriféraire triomphaliste des sciences de la nature et que ce personnage considère donc que la science institutionnalisée est la panacée de tous les problèmes intellectuels qui peuvent se poser, en tous sens. Donc, ici, on accuse la pensée rationnelle d’être un exercice, explicite ou implicite, de promotion scientiste. Or la chose est beaucoup plus nuancée que ça, surtout à l’époque où on est entré aujourd’hui, celle de l’augmentation exponentielle des arguties en matière d’hégémonie des sciences. Il est fort inadéquat de prétendre qu’une pensée rationnelle est nécessairement une pensée scientiste. Le fait est que des tas de scientistes peuvent être parfaitement irrationnels, surtout quand ils entrent en dérive dogmatique, en matière de détention de vérité, de rigidité des hypothèses et de certitude doctrinaire. La philosophie spontanée des savants et de leurs admirateurs est, bien souvent, tout sauf rationnelle. S’attaquer au scientisme, c’est beaucoup plus affronter, en le sachant ou sans le savoir, le positivisme, c’est-à-dire cette branche fort roide de la philosophie, spécialisée ou ordinaire, qui hypertrophie l’heuristique circonscrite des sciences de la nature et l’érige en un modèle intellectuel absolu et abstrait. Or, on observe, en réalité, qu’une épistémologie rationnelle adéquate des sciences, surtout des sciences contemporaines, préconise plus que jamais le doute méthodique et la prudence sapientale, par rapport à ces dernières. Les sciences fondamentales ne sont pas tout à fait les mêmes que les sciences appliquées et le rayonnement de prestige des sciences ne va pas sans que se manifeste une nette rigidification et dogmatisation du tout de leur dynamique de diffusion. Une sociologie rationnelle des sciences est nécessairement placée dans la position de questionner l’absolu des sciences et le caractère de vérité incontestable de ce que produisent les disciplines de l’analyse de la nature. La diffusion et la vulgarisation (noter ce mot, dans toutes ses implications intellectuelles) des sciences de la nature se fait habituellement au détriment des sciences humaines et sociales, ces dernières étant perçues comme trop critiques et, de ce fait, potentiellement séditieuses, donc dangereuses (notamment pour le capitalisme). Une nette hypertrophie du naturo-biologique (Darwin est partout) au détriment du socio-historique (Marx est nulle part) amplifie souvent cet inquiétant phénomène. Le personnage cyber-guignol d’Einstein, qui dit tout et son contraire en étant automatiquement traité ad personam comme un puit quasi-mystique de savoir et de vérité, confirme si nécessaire qu’il existe bel et bien un scientisme du tout venant, qui se doit d’être fermement remis en question par une rationalité philosophique adéquate. On mentionnera aussi tous ces olibrius contemporains du paranormal qui se donnent intensivement les sciences de la nature comme emballage conceptuel de surface, pour légitimer des notions parfaitement inadéquates, genre création-big-bang, phénomènes surnaturel divers, spiritualisme objectif, angélisme, immatérialisme, particule(s) de Dieu, et autres farfeluteries de ce genre. Tout ça tend à confirmer, si nécessaire, que rationalité n’est pas scientisme.

La seconde accusation à laquelle font face les penseurs qui servent la rationalité ordinaire, c’est qu’on les taxe de simplisme. Ainsi, après leur avoir reproché de trop s’organiser dans le cadre d’une pensée perfectionnée et d’un savoir scientifique élaboré, on fait tout juste le contraire. Dans l’autre angle, on reproche maintenant à la rationalité d’être trop simplette, trop clairette, trop carrée, trop mécaniste, trop étroite, trop charpentée, trop structurée, trop méthodique, et de rater le rendez-vous avec un grand nombre de particularités, relevant notamment du monde de l’imprévu, du pulsionnel, du passionnel, et de l’étrange. Il y a notamment le mythifiant, l’émotionnel, le sentimental, que la rationalité ne verrait pas, réduisant tout à une sorte d’approche insensible du monde. Encore une fois, ce qu’on fustige, dans ce genre de développements, c’est moins une rationalité qu’une caricature de rationalité. C’est ici que l’intervention de Claude Lévi-Strauss, citée en tête de cet article, prend tout son sel et acquiert toute son importance critique. Lévi-Strauss a su prudemment tourner le dos au primitivisme béat, cette croyance, très occidentale et bien ethnocentriste, selon laquelle quand on retourne, ou croit retourner, au fondamental primitif de l’être humain, c’est pour y rencontrer l’émotionnel, l’affectif, le pulsionnel, le mystifiant et le lot bringuebalant de tous les bonheurs de nos infantilismes perdus. Lévi-Strauss nous suggère qu’il est tout à fait possible de retracer, dans les sociétés traditionnelles, le paramétrage principiel de ce qu’a pu être quelque chose comme la révolution néolithique… Une observation et des hypothèses sont exécutées par des peuplades qui vont conquérir des résultats, qui, eux, ne déboucheront pas nécessairement sur des options scientifiques patentées, dans le style occidental. Ces cultures arriveront à adéquatement manier et manipuler la simplicité, en fabriquant des outils, des pirogues, des céramiques et bien d’autres objets astucieux, fonctionnels, esthétiques, dynamiques, transmissible, et fondamentalement significatifs. Il n’y a pas le moindre simplisme dans ceci, mais plutôt une version alternative du perfectionné et du sophistiqué. On se retrouve donc dans une situation où, lorsqu’on se tourne vers les sociétés traditionnelles, c’est pour s’apercevoir que, hors-simplisme, elles sont arrivées à s’organiser sur un mode de rationalité ordinaire qui a produit des résultats aussi perfectionnés que différents de ceux qu’ont pu capter les canaux de la recherche scientifique conventionnelle, tout en continuant de fonctionner, empiriquement et intellectuellement. Nous ne savons pas tout et ceux qui accusent la rationalité de prétendre tout savoir vont devoir envisager de s’ouvrir, en méthode et sans sentimentalisme, aux acquis… des rationalités autres.

Il est non avenu et inadéquat d’opposer, de façon binaire et polarisée, le rationnel, le froid, le radicalement auto-contrôlé et auto-régulé d’un côté, et, de l’autre côté, l’émotionnel, le pulsionnel, les religiosités, l’art. Quand on procède comme ça, en réalité, la critique qu’on prétend produire de la rationalité pêche par une inadéquation de la définition initiale de ce phénomène. La radicalité gnoséologique de la rationalité traverse toutes les démarches, y compris les démarches artistiques, pathétiques ou cathartiques. En encadrant les choses de cette façon, on s’aperçoit que la rationalité est beaucoup plus souple, beaucoup plus dialectique, que voudraient le laisser croire certains objecteurs. Les accusations de scientisme et de simplisme qui ont été formulées envers la gnoséologie rationnelle et l’intelligence de la méthode, procèdent elles-mêmes d’une méthode, celle consistant à dénaturer argumentativement l’adversaire, par avance, pour faciliter l’acheminement des bottes qu’on lui porte, tout en esquivant les subtilités qu’on lui nie implicitement. La rationalité est le modus operandi vernaculaire de la vie ordinaire. Elle a émergé, en nous, collectivement, depuis des millions d’années. De ce fait, elle fait certainement désormais partie de la définition principielle de ce qu’est l’être humain. Ce n’est pas un cadre de représentations exclusif, mais c’est certainement une vision du monde. La rationalité se sert et se conquiert. Et elle mérite certainement mieux que le sort que lui font un certain irrationalisme et une certaine antiphilosophie. Mollo mollo, donc, envers cette halle intellectuelle par excellence où déterminisme anthropologique et historicisation progressive se rejoignent, soit nul autre que le crucial espace pratique et mental de la curiosité rationnelle.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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MÈMES DU MOIS. Ce que fut Gaétan Barrette le pas barré

Posted by Ysengrimus sur 15 Mai 2024

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CAILLOUX ET PERLES (Diane Boudreau)

Posted by Ysengrimus sur 10 Mai 2024

frene-en boise

Car à ce jour, saurait-t-elle écrire autre chose que de la poésie? Un texte à l’allure d’un roman, ou un récit. Elle aimerait tant, elle y aspire… (p. 53)

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Inventée par l’autrice Diane Boudreau, Marie Cadet-Soucy est un personnage de fiction au statut fictionnel… disons… relativement vague et discrètement incertain. Marie est passablement satisfaite de sa vie actuelle. Ses affaires vont plutôt bien. Tout fonctionne comme sur des roulettes. Marie a, l’un dans l’autre, accédé à une sorte de paix intérieure, qui est le résultat d’un cheminement assez ardu, dont l’ouvrage Cailloux et perles est un peu la mise en forme verbale contemporaine et conclusive. La Marie d’aujourd’hui est en vie, heureuse, apaisée, sereine. En fait, on peut dire, comme elle le dit elle-même, que Marie est désormais née.

Marie est née. Elle touche la lumière. Poète, conférencière, animatrice culturelle, nommez-les toutes! En ce moment précis, le petit mouton noir, la si désespérante n’est plus. Jamais elle n’avait ressenti tant de fierté. 

(p. 63)

Mais il fut un temps ou le susdit désespérant petit mouton noir en broyait, justement, du noir. Il a fallu mettre certaines choses en bon ordre, en méthode, pour arriver au point actuel. Le personnage fait donc ici un peu le ménage dans les différentes particularités de ce que furent les petites péripéties cuisantes de sa vie. Et les observations qu’elle en dégage ont une indubitable acuité de langueur, pour ne pas dire une bien durable lancinance. De fait, les choses n’ont pas toujours été aussi simples, dans le menu des interactions sociales de Marie. Idem dans l’organisation de sa vie praxique. En réalité, tout n’était pas au départ rond comme des cailloux, sous le flux liquide du ruisseau. Tout était plutôt hérissé d’arêtes. Et c’est le flot dudit ruisseau temporel qui a fini par transformer les objets raboteux de la vie en cailloux lisses, puis en perles. Mais ces cailloux et perles… il faut encore tirer au net l’ensemble des questions qui les concernent, dans les replis du bilan de vie de Marie. Et de fait, elle espère arriver à dégager tous les cailloux, les anciennes discordes qui font entrave sur le chemin. Défaire ces nœuds, un à un, sur les quelques maillons de chaîne humaine dont elle est redevable (p. 34). Développement textuel en miniature, pour un fort vaste programme.

Le problème principal rencontré par Marie, c’est celui de ce qu’on pourrait appeler… sa maladresse humaine… son impéritie sociale. Elle fonctionne finalement comme quelqu’un qui fait des petites gaffes, en son monde, gaffes qu’elle hypertrophie, en son cœur. Et Marie en vient à se croire un petit peu pataude, désorganisée, mal ammanchée, problématique. Et cet état de fait oblige parfois Marie à procéder à quelques corrections, rectifications, rafistolages… qu’elle ne fait pas toujours, en fait… dans les faits. Les corrections, rectifications et rafistolages auxquels elle doit procéder, surtout ceux qui sont d’ordre social, meurent au feuilleton de son action, littéralement. Le ramanchage en vue se configure souvent après coup. Cela force Marie à formuler toutes sortes d’excuses et ce, un petit peu dans le vide.

Admettre ses torts, offrir ses excuses, regretter amèrement ses gestes, cela n’a rien de confortable et surtout n’effacera rien. On ne peut reculer l’horloge du temps ni reprendre autrement le cours des choses. Pourtant, lorsque Marie exprime ses regrets par la pensée ou l’écriture, quelque chose de bienveillant et d’apaisant vient recouvrir les trous béants de ces cratères et se pose au-dessus… par-dessus… par don…

(p. 33)

Par don… pardon. La propension à demander pardon s’installe, tout doucement. Et on corrigera du comportemental par du scriptural. C’est bien que Marie a à la fois des choses à faire et des choses à dire… dans le même mouvement. Elle a donc en main un grand cahier, un bon vieux cahier ligné, dans lequel elle rédige après coup les manifestations de cet esprit de l’escalier de la rafistole sociale. C’est dans l’espace scriptural qu’elle discute et/ou interagit, très ouvertement, très sincèrement, presque sereinement, avec les personnes à qui, au fil de son existence, elle a, bien involontairement, cassé un verre. La solution interactionnelle, pour Marie, ce sera finalement de confier ex post les différentes difficultés rencontrées et les différents propos apologétiques les concernant à la page d’écriture. L’écriture sortait Marie de la honte, de la disgrâce, et la hissait un peu plus près de la lumière. Tout n’était pas gagné, loin de là… (p. 40). Tout reste ardu, dur, incertain. Mais la production textuelle soulage. Et cela donne à lire un petit nombre de missives sans destinataire, d’épitres sans lecteur, de messages sans cible. Le tout se formule sur le mode d’un regret affiché déguisé en acte de communication surfait, tardif, obsolète. Chère professeure d’histoire, peut-être avez-vous maintenant un peu plus de quatre-vingts ans mais à l’époque du collège, vous me sembliez si jeune… (p. 46). Dire importe plus que communiquer. Le temps et la durée sont des paramètres soigneusement esquivés. On est dans une situation où l’autrice règle ses comptes (aussi au sens comptable du terme) avec ce que fut sa vie, notamment sa vie sociale de femme. Et elle le fait, finalement, in absentia. Elle se blottit dans une situation d’interaction sociale qui n’existe pas, ou plus.

Marie n’est jamais parvenue à s’excuser, à s’expliquer. Elle a pris ses distances, craignant de nouvelles maladresses de sa part et tout fut fait, de part et d’autre, pour qu’elle ne puisse plus blesser l’artiste-peintre, ne plus s’en approcher. Serait-il possible aujourd’hui de réparer la faute? Marie cherche une page vierge enfouie dans son cahier, fidèle confident, pour y coucher ces mots.

(p. 32)

On notera que les personnes ciblées par cette subtile écriture corrective de retour de chariot de vie sont exclusivement des femmes. Ce qui se révèle graduellement, dans le corps des déterminations qui animent Marie de par ces sortes d’échanges-fantômes, sans interlocutrice effective, c’est le fait… crucial… qu’elle a manqué elle-même son rendez-vous avec la position d’interlocutrice effective d’un personnage cardinal. Ce personnage avec lequel les échanges clefs ne se firent pas, cette Arlésienne dialogique, va prendre énormément d’importance, dans le développement du présent propos. Il s’agit du père de Marie. Un jour, Marie arrivera à clarifier, moins pour elle-même que pour une de ses interlocutrices, la lancinante situation de sa problématique père-fille.

À cette dame tout en finesse œuvrant dans le domaine de l’édition, la plus jeune ose se confier: elle lui expose la difficile relation père-fille qu’elle a vécue, sa carence d’amour et l’impression cuisante d’avoir amèrement déçu le premier homme de sa vie.

(p. 51)

On entre alors dans le repli secret des croyances de Marie sur elle-même. Elle sait… ou croit savoir… que son père était déçu d’elle. Qu’il n’était pas satisfait de sa fille, qu’il trouvait que Marie n’était pas à la hauteur. On découvre… ou imagine… un père articulé intellectuellement, un peu austère de port, et pour qui la performance savante a une grande importance. Ladite performance savante chez Marie, enfant, n’est pas au rendez-vous. Si bien que… dans le souvenir ou dans l’imaginaire… la figure paternelle, distante et lointaine, fronce les sourcils. Cela survient notamment, entre autres, devant les résultats scolaires de Marie.

Ses notes plutôt catastrophiques en sciences et en mathématiques incitent ses parents, surtout son père, à considérer qu’il faudrait l’inscrire dans un collège privé de haute renommée, souhaitant le meilleur pour elle. Espère-t-il ainsi relever le standard de la famille en offrant la meilleure option à cette fille cadette qui lui semble si peu brillante et désorganisée?

(p. 42)

Tout se joue en rapport avec une (ou des…) mise au point qui aurait dû être faite avec le père et qui n’a jamais effectivement pris corps. Nous allons donc graduellement, en avançant avec Marie la cadette soucis, télescoper la figure paternelle confinée dans l’abstraction avec des figures paternelles sublimées, transposées, alternatives, intermédiaires. Le sort des armes de la vie filiale amène Marie à aller chercher la confirmation et la corroboration de l’image qu’elle se fait d’elle-même chez des sortes de papas putatifs. Ceux-ci seront ni plus ni moins que des effets d’écho atténués du père originel. Un oncle par exemple.

Et […] cet oncle qui, avant de s’éteindre, lui avait prodigué un seul conseil, tel une sommation affectueuse, Marie s’empresse de le rassurer: Tu vois, cher oncle, j’ai enfin pris ma place, comme tu m’avais exhorté à le faire avant de nous quitter!

(p. 63)

Un personnage masculin qui aura une très grande importance, au sein de cette pulsion de sublimation du père, sera l’illustre chansonnier Félix Leclerc, depuis si longtemps son mentor (p. 66). Marie ne tarira pas d’éloges sur son mentor, son guide, Félix Leclerc (p. 61). Explicitement, elle le remerciera. Merci, cher grand Félix, de m’avoir fait renaître (p. 63). Le tout se formulera très ouvertement, sans que Marie ne nous fournisse vraiment d’indication sur la concrétude empirique ou l’abstraction mirifique de ses relations et échanges, réels ou éventuels, avec l’auteur du roman semi-autobiographique Pieds nus dans l’aube

La dynamique globale de l’ouvrage Cailloux et Perles nous oblige à feuilleter et fureter un petit peu dans notre bibliothèque Diane Boudreau. Cela nous amènera à établir la connexion avec un autre ouvrage de cette prolifique autrice. Et j’ai nommé la collection de miniatures en prose Charly, mon père, parue en 2018. Cet opus aussi chante sur toutes les notes de la lyre, la lire du père déçu, du père jouant les lointains, du père qui nous regarde d’un œil condescendant. Mais cet œil l’est-il vraiment, factuellement, effectivement, condescendant? Ou a-t-on ici affaire à une grande illusion, une diffraction largement subjectivée, façonnée par la fille frissonnante elle-même, si impressionnée par la figure patriarcale d’autrefois. Sur ce point, relisons, et méditons, un passage capital de Charly, mon père. On y sent toute l’ambivalence perceptive… et toute la fluctuation interprétative…  de la situation du père regardant.

Pastel sur jute
Installée à la table de cuisine, je peins avec des craies de pastel gras sur des retailles de jute que j’ai fixé au préalable sur des cartons.
M’inspirant de cartes artisanales conservées avec soin, je retrace, en toute quiétude, des visages d’enfants aux yeux grands et rêveurs, sûrement issus de ces pays imaginaires d’où je viendrais aussi…
Émergeant du sous-sol d’un pas tranquille, papa s’attarde un instant derrière moi pour jeter un regard sur mes dessins.
Sans prononcer un mot, il pose calmement sa main sur mon épaule, signe discret d’approbation et de respect.
Quel baume sur mes quinze ans!
Ta fille, papa, si peu douée pour les mathématiques a, grâce au ciel, plus d’aptitudes pour les arts.

(Charly, mon père, p. 47)

Charly, mon père s’est avéré un remarquable témoignage factuel (d’aucuns diraient «auto-fictionnel»), rédigé… insistons sur ce point… en prose. Ici, avec Cailloux et Perles, Diane Boudreau revendique, ouvertement et explicitement, d’écrire un roman. C’est aussi l’aspiration de Marie Cadet-Soucy elle-même, son personnage (si vous osez en douter, relisez et méditez l’exergue de la présente recension). Mais le roman a-t-il été écrit? Il faut poser la question et la formuler avec le même genre de simplicité qui est celle se déployant dans le discours même de Marie. D’abord, ce texte, bariolé de citations en encarts et de quelques photographies d’art (de la peintre Suzanne Poirier), Cailloux et perles, ben… il est trop court pour être un roman. C’est à la rigueur un novella, mais sans plus. Un roman aurait été plus copieux, plus étoffé, plus diversifié dans ses péripéties. Mais bon, cet enjeu largement quantitatif, ce distinguo sur les volumes et les configurations, est assez secondaire dans notre affaire. Il y a une dimension beaucoup plus cruciale qui apparaîtra sous la plume de Diane Boudreau, le jour où elle l’écrira, son vrai premier roman (et ce jour approche, je pense). Cette dimension, ce sera celle de la fiction, au sens fort et exigeant de ce terme terrible. Marie Cadet-Soucy n’est encore jamais qu’un masque où madame citoyenne Diane Boudreau s’encastre elle-même, sans résidu fictionnel particulier (autre que celui, justement, de la discrétion des masques). D’œuvre en prose en œuvre en prose, nous circulons depuis de l’autobiographique sans déguisement (celui de Charly, mon père) vers de l’autobiographique avec déguisement (celui de Cailloux et perles). L’amplitude fictionnelle requise par l’exercice romanesque (celle du faux effectif, du factice bien tempéré, de l’imaginaire exalté, voire du délire débridé) n’est pas encore atteinte. Mais on en est plus proche que jamais, chez Diane Boudreau. Et ça sera certainement pour la prochaine fois.

Si je suis imparablement optimiste sur ce point, c’est bien que Marie Cadet-Soucy comprend et capture déjà tous les leviers du fictionnel, quand elle se compose des fragments de lettres imaginaires, écrites pour de faux à destination de la version ancienne de personnes vieillissantes ou qui ne sont plus là. Tout s’esquisse. Qu’on nous les raconte donc, maintenant, les histoires pas vrais, punitives ou rectificatrices, de tout ce beau monde voulu, sinon obtenu. Et alors… alors seulement… il sera là, avec nous, le roman qui s’annonce. Vous montrerez bientôt vos mystérieux visages d’encre et de papier, enfants aux yeux grands et rêveurs, sûrement issus de ces pays imaginaires d’où je [Diane Boudreau] viendrais aussi…

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Diane Boudreau, Cailloux et perles, Diane Boudreau, 2023, 84 p.

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Réponses d’Ysengrimus au questionnaire Bernard Pivot

Posted by Ysengrimus sur 6 Mai 2024

L’animateur étoile Bernard Pivot (1935-2024), sur le plateau de l’émission BOUILLON DE CULTURE (circa 1995)

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Bernard Pivot (1935-2024) vient de mourir. C’était pas un gars de gauche, il s’en faut d’une bonne marge, mais il était bien difficile de ne pas céder à son charme chafouin et pince sans rire. On a tu regardé ça, APOSTROPHE puis BOUILLON DE CULTURE. Il parlait de la musique comme un pied, en la sentant pas vraiment, mais les livres, oh, là là, ça c’était son truc et ça se transmettait. Les intellos-albatros du siècle dernier, dont le flot tumultueux assombrissait le ciel, dont les glapissements tonitruants amuïssaient la mer, signalaient haut et fort (et tout à fait a raison, en tout cas pas à tort) que Bernard Pivot faisait de la soupe avec la culture et du brouet avec la pensée… mais ils allaient le plus souvent possible s’épivarder sur son plateau parce que, avant l’internet, c’était un point de contact massif avec le grand public. Alors comment rendre hommage à ce binoclard inclassable qui vient de partir et qui, pour son plus grand mérite, s’est jamais trop pris au sérieux et qui, bon an mal an, nous a fait faire, l’un dans l’autre, un trip pas si mauvais en nous élevant notre niveau culturel des masses pas si pire. On va pas descendre aussi bas que de faire une dictée… Quand on connaîtra mes vues sur l’orthographe, on comprendra que cet aspect francophono-scolaire de Pivot me fasse crucialement bailler. Mais il y avait toujours ce titillant questionnaire, un peu pas mal psy de toc sur les bords, qu’il réservait aux grosses pointures invitées sur le plateau de BOUILLON DE CULTURE. J’ai toujours rêvé d’y répondre, moi aussi, un petit brin, pour mon fun. Je suis pas plus nono que Woody Allen (qui voulait se réincarner en une éponge) ou que Jack Lang (dont, soi-disant, la drogue favorite était le travail – pas étonnant vu qu’il bossait comme un dopey…). Allez, pas de gougounage, le moment est venu d’en faire du pareil, du pas mieux mais du pas pire. Monsieur Pivot, Ysengrimus vous salut. Vous avez vécu, jouit, mangé, bu. Vous ne reviendrez plus, et on vous remplacera pas vraiment. Une cyber-toile planétaire, polymorphe et tutélaire, assume aujourd’hui vos fonctions, en moins folichon, certes, mais, il faut bien l’admettre un petit peu, en moins vieux schnoque aussi, en plus impartial, en plus fatal, en plus objectal. En parka, aime aime pas, trippe trippe pas, voici donc toujours, pour la bonne bouche, les réponses d’Ysengrimus au questionnaire Bernard Pivot.

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1. Votre mot préféré?

Petawawa. C’est le nom d’une rivière en Ontario, au Canada, un des affluents de la Rivière des Outaouais. C’est un mot algonquin qui signifie « l’endroit ou l’on entend un très grand bruit ». Alors, je trouve qu’un mot si beau pour évoquer le bruit que fait justement ce que ledit mot désigne, c’est musical, marrant, et sublime. Prononcez avec moi: Petawawa.

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2. Le mot que vous détestez?

Providence. Notion gentillette, hypocrite, inutile et mensongère qui pue le curé et la bonne sœur à dix mètres. Ce mot, prononcé et/ou conceptualisé, surtout sur cette tonalité typique de fifre exalté des petits nonces d’autrefois, vraiment, j’aime pas.

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3. Votre drogue favorite?

Le Coca-Cola. Tous les jours, je me lève le matin et, avant de faire quoi que ce soit, j’allume mon ordi et me décapsule un bon Coca froid. Les premières gorgées de Coca au réveil sont sans égal gustatif connu. Je déjeune une heure ou deux plus tard.

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4. Le son, le bruit que vous aimez?

Le saxophone de Charlie Parker, dans un quartet ou dans un quintet (c’est-à-dire avec pas plus de quatre instruments l’accompagnant), surtout si Gillespie et/ou Miles Davis tiennent le trompette.

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5. Le son, le bruit que vous détestez?

Un babi qui pleure. Quand un babi pleure, je pleure moi aussi, à l’intérieur. Ça me tord les entrailles, un babi qui pleure. Ça me pique les yeux. Je veux le bercer, le consoler, afin que cette souffrance, toute petite mais si efficacement sonorisée, cesse, mais tout en douceur.

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6. Votre juron, gros mot ou blasphème favori?

Pas évident. Nous québécois l’avont longtemps jouée de notre scintillante batterie de jurons religieux et, cela percole toujours encore un peu en nous. Hostie de calisse de tabarnak de batème de viarge de calvaire de bout de ciboire en étole d’Hérode. Ils percutent joli mais sonnent quand-même un petit peu creux, désormais, pour le sens. J’ai donc emprunté à nos excellents cousins hexagonaux, plus orientés, sur ces questions spécifiques, organes de soubassement et sexualité débridée: Enculade! Ça pète sec, ça sonne juste et, ma foi, ça laisse rêveur…

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7. Homme ou femme pour illustrer un nouveau billet de banque?

Je l’ai déjà. C’est Mao. Mao sur un bifton, c’est un paradoxe contemporain parfaitement savoureux. Oh, il en faut un nouveau, vous voulez dire un qui n’existe pas encore? Ben alors Karl Marx, pour les mêmes raisons sublimes. Il est vachement photogénique en plus. Pour la femme, allons y avec Rosa Luxemburg. Des économistes, sur les biftons, c’est pas un caprice…

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8. Le métier que vous n’auriez pas aimé faire?

Subalterne pour la pègre. Exactement le métier de Paulie ‘Walnuts’ Gualtieri dans les Sopranos. Il est toujours triste, Paulie, et je le comprends, c’est la faute à ce fichu métier de subalterne pégreux. C’est stressant, c’est mortel… Faut toujours courir après le fric des autres qui, qui plus est, nous file entre les doigts pour monter plus haut. Ça m’angoisserait et ça ferait sortir les plus mauvais aspects de ma nature. Et puis, habituellement, ça finit assez mal. Pas certain que le fond de retraite des subalternes de la pègre soit bien garnis… ou spécialement achalandé (ils ne meurent pas tous de vieillesse).

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9. La plante, l’arbre ou l’animal dans lequel vous aimeriez être réincarné?

L’ours polaire. Animal aux grands yeux tendres, superbe, majestueux, décontractos, vivant dans le plus spectaculaire des environnements. Mais surtout, selon certains zoologistes, l’ours polaire n’ayant pas de prédateur, il ne connaît pas la peur. Avoir la peur et tout le lot des inhibitions corollaires remplacés par la curiosité, vivre sans aucune de ces restrictions intérieures associées aux terreurs, aux paniques, aux épouvantes abruptes et aux angoisses larvées, tout en étant un grand mammifère terrestre, donc passablement proche de nous, humains, quand même, ça m’intriguerait vraiment beaucoup, tant physiologiquement que philosophiquement. La carte gastronomique est un peu univoque, par contre, du phoque et du poisson… Mais absence de peur, c’est aussi absence de dédain, hein…

Animal aux grands yeux tendres, superbe, majestueux, décontractos, vivant dans le plus spectaculaire des environnements…

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10. Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire?

Ceci: « Anaxagore, Spinoza, Marx et toi aviez raison: je suis un imposteur. Plus précisément: une imposture, une raclure intellectuelle, une purulence notionnelle, une flatulence mentale éructée via le fondement le plus brun et le plus irrationnel des civilisations. Bonne nouvelle, par contre, la vaste vesse informe, flageolante, vacillante et frémissante que je suis, eh ben, elle touche à sa fin. Tu avais bien vu, sur ce point aussi. Je suis bel et bien en train d’inexorablement et irréversiblement m’évaporer. »

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Mao sur un bifton, un paradoxe contemporain savoureux…

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Bon, à vous maintenant. C’est un blogue ici. C’est pas de l’unilatéral élitaire comme du temps de monsieur Pivot. Copiez-collez moi ça infra, mettez vous en fond sonore la sublime chanson BERNARD PIVOT de Pierre Perret (1986), et lancez-vous…

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1. Votre mot préféré?
2. Le mot que vous détestez?
3. Votre drogue favorite?
4. Le son, le bruit que vous aimez?
5. Le son, le bruit que vous détestez?
6. Votre juron, gros mot ou blasphème favori?
7. Homme ou femme pour illustrer un nouveau billet de banque?
8. Le métier que vous n’auriez pas aimé faire?
9. La plante, l’arbre ou l’animal dans lequel vous aimeriez être réincarné?
10. Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire?

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INVISIBLE(S) (Loana Hoarau)

Posted by Ysengrimus sur 1 Mai 2024

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Nous voici dans les montagnes rocailleuses et escarpées de l’est de la France. On connaît assez bien les hillbillies des Appalaches. On ne savait pas nécessairement qu’il en existait une version franco-française, en bonne et due forme. On la découvre, donc, sur le tas. Le premier de ces bouseux des montagnes qui se présente à nous, c’est le narrateur Lucas. Ses pairs le surnomment le débile car —on le comprend vite à sa façon de se formuler— il appert qu’il souffre d’une déficience mentale légère. Lucas vit, en compagnie de son vieux père acariâtre et impotent et de deux jeunes filles (dont une aveugle), sur une vieille ferme de montagnes, déclassée et largement improductive, de Haute-Saône (région Bourgogne-Franche-Comté) :

La ferme elle est grande et elle a deux étages, un immense grenier et une immense cave. On ne va plus dans la cave, et ni dans plusieurs pièces de l’autre côté de la ferme, trop abîmées et qui risquent de tomber. Il fait froid dans la maison, en hiver, quand la neige elle est là. Il neige beaucoup, dans notre région. Thibault il dit qu’il y a dix mois d’hiver et deux mois d’été, en Haute-Saône. Que c’est pas une région pour les faibles et les pédés. Que c’est pas un endroit pour papa qui est tout malade. Le moindre courant d’air et il tombe encore plus malade.

Ces gens sont sociologiquement invisibles. Leur mode d’existence en vase clos est largement vivrier. Lucas garde et nourrit quelques cochons, auxquels il donne encore des noms personnalisés, selon une pratique ancienne d’élevage artisanal ou alors par simple propension anthropomorphisante de simplet. Tout le monde ici a sa carabine de chasse et le fait d’abattre du gros gibier, pour fins de consommation personnelle directe, est une pratique usuelle. Personne ne monte en ces lieux. C’est trop loin, trop escarpé, trop oublié. Les corps constitués (gendarmerie et autres) ne se manifestent jamais. Par contre, par ici comme partout au monde, on sait parfaitement ce que c’est qu’un caméscope et ce que c’est que la mise en ligne anonyme de vidéos sur internet… Et l’on en joue…

Le fils aîné et le fils puîné de cette petite cellule familiale amputée (amputée notamment de la mère, morte en couches des années auparavant), Noël et Thibault, sont militaires de leur état et ils ne se présentent à la maison de ferme qu’épisodiquement. Lucas, notre narrateur, est à la fois fasciné et terrifié par ces deux vigoureux compères. Ce sont pour lui des tyrans, des titans, des idoles, des hydres et il voit à scrupuleusement ne pas leur désobéir car ils ont la torgnole facile et ils sont beaucoup plus intelligents que Lucas. La période de permission des deux militaires provoque habituellement une grande joie chez leur vieux père et un intense malaise dans le reste de la petite basse-cour. C’est que les deux bidasses du cru ramènent de temps en temps avec eux un invité… habituellement un étranger sans attaches séjournant en France… toujours de sexe masculin.

Et cet étranger, ils se mettent… disons, pour faire sobre… à lui enseigner comment chanter adéquatement La Marseillaise, aux fins justement d’un ensemble de petites vidéos très spéciales qu’on entend placer sur internet… anonymement naturellement (les vidéastes portent même des masques). Il s’agit, en fait, d’agir rondement, de ne pas trop en dire et de ne surtout pas se nommer, attendu qu’on entre assez rapidement dans une dynamique procédant imperturbablement, justement, de l’innommable.

On commence maintenant à graduellement voir apparaître ce qu’on pourrait appeler un roman de Loana Hoarau. Dans la ligné terrible, glaçante et atterrante de ses œuvres antérieures (Mathématiques du chaos, Buczko, Soleil à Vazec), notre maîtresse maison de l’horreur assumé, du cruel fin, et du gore explicite ne se laisse pas prier —derechef— pour nous faire entrer, en douceur mais sans concession, dans les replis rouges comme du sang et incolore comme des larmes de son antre romanesque.

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Loana Hoarau, Invisible(s), Montréal, ÉLP éditeur, 2017, formats ePub ou Mobi.

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