Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for juillet 2014

Entretien avec Allan Erwan Berger sur son recueil de nouvelles TROIS GRANDES FIGURES DE L’OUEST

Posted by Ysengrimus sur 21 juillet 2014

Trois figures de l'ouest

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Allan Erwan Berger, vous nous parlez aujourd’hui de votre recueil de nouvelles ou de novellas (longues nouvelles) Intitulé Trois grandes figures de l’Ouest. L’héritage des contes bretons vous y sert de principale source d’inspiration. Dites-nous d’abord un peu. La Bretagne (la Petite Bretagne d’autrefois), pourquoi on dit que c’est l’Ouest et pas le Nord-Ouest (de l’hexagone français)?

Allan Erwan Berger: La Bretagne est un bras, que lance la France dans l’Atlantique. L’Ouest est ce bras, depuis l’aisselle, où repose la ville de Nantes, jusqu’au Finistère griffu qui veut saisir l’horizon, jusqu’à l’épaule calme de la grande baie du Mont saint-Michel où l’on passe en territoire normand. C’est un pays qui est complètement dominé par l’eau: les nuages qui le traversent sont nés juste au large, le soleil et la pluie y sont généreux. Les rivières y sont donc à leur aise, les étangs innombrables, et la terre est riche d’une profusion de forêts grasses et profondes. En outre, la sauvagerie générale du pays l’a longtemps isolé du reste du royaume. Songez que madame de Sévigné, la marquise des Lettres, quand elle venait en son domaine – que l’on prononce Chevigneu, en bon gallo qui se respecte – ne venait pas par la route, qui n’était qu’une suite d’abominables fondrières où, l’hiver venu, les carrosses pouvaient disparaître jusqu’au toit; elle descendait de Paris jusqu’à la Loire, prenait le bateau à Nantes, remontait la Vilaine jusqu’à Rennes, débarquait au pied du Parlement et faisait seulement les dernières lieues dans une voiture; en somme, pour aller en Bretagne, ça n’allait pas du tout comme sur des roulettes, il fallait faire une grande boucle pour en contourner les marches. Longtemps ce fut un pays impraticable.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Et c’est donc une terre crucialement maritime. Prenons la chose d’abord dans cet angle maritime, justement. Un de vos trois contes traite des Morgan. Ce sont des mammifères marins tout en étant, de plain pied, des roseaux pensants océanides. En vous lisant, je les vois comme de puissants lamantins mais on pense aussi aux sirènes. Alors Morgan, plus zoomorphes, plus anthropomorphes, ou médiation 50/50 entre bêtes marines en quête de survie et humain(e)s assoiffé(e)s de justice ?

Allan Erwan Berger: Les Morgan se déguisent en phoques pour sortir le nez hors de l’eau. Ce sont là leurs scaphandres. Quant à ce qu’ils sont, libre à nous d’imaginer la forme. Les habitants de l’archipel d’Ouessant, au large duquel vivent les Morgan, n’avaient pas d’idées précises à ce sujet; tout au plus concéderons-nous que tel fils du roi des eaux, venu chercher à terre une fille pour se marier avec elle, devait avoir, tout de même, une forme correctement humaine. Cependant, l’essentiel dans ces histoires ne s’appuie pas sur l’apparence physique des êtres, mais sur leur caractère, et sur l’interaction entre les deux espèces, humains et morgans… Encore plus précisément, ça se passe entre les Îliens et les Morgan en tant que peuples. Les histoires de l’archipel s’étendent, pour ce que j’en ai lu, sur les accrocs, les alliances et les chocs de voisinage, phénomènes qui sont traités comme des frictions d’ordre culturel.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Absolument. Vous relayez d’ailleurs magistralement ce pan de la geste. De fait, des trois figures légendaires que vous mobilisez, celle-ci est la seule à former un collectif, une multitude, une cohorte active et organisée (les deux autres, dont on va reparler, sont de grandes instances individuelles). Vous avez donc dû, inévitablement, même schématiquement, leur imaginer une société, des lois, des règles, un sens de l’éthique ou de l’honneur. Ce dernier semble d’ailleurs jouer un rôle déterminant dans leur action sociale au sein de la trame de votre conte. Alors, ça ressemble à quoi la civilisation morgane? Monarchie? République? Phalanstère utopique?

Allan Erwan Berger: Même si on ne lui découvre pas un régime politique aussi pointu et explicitement formulé que ceux que vous énumérez ici, il est important, comme vous le soulignez, de retenir que la civilisation morgane attache une importante capitale à l’honneur – cependant, pas n’importe lequel… Car il y a deux sortes d’honneur. Il y a d’abord l’honneur de tout un chacun, citoyen poli, appliqué à vivre avec les autres. Cet honneur-ci est celui des mères, qui nous l’enseignent; il surplombe les vertus, qu’il sacralise. Vous êtes honnêtes, décents, gentils, serviables, secourables, vous voilà gorgés de ce bel et bon honneur qui permet à la société de vivre, et dont tout dépend. Vous mentez peu. Puis il y a l’autre: l’honneur du mafieux, l’honneur du prince. Il exige ce genre de déférence qu’on doit à l’évêque, dont on baise la bague. Il est la marque du danger. Est alors honorable celui qui est capable d’ôter tout honneur à plus faible que lui. Cet honneur-là domine le monde des humains; spontanément, on l’utilise comme monnaie de survie et d’oppression: «Je m’humilie devant toi Seigneur». C’est le mauvais honneur, qui se nourrit du bon. «Approche, Gaetano, n’aie pas peur. Ce soir j’ai un invité. J’ai besoin que ta femme, qui est belle comme la Lune, vienne faire le service. Ne me refuse pas, et je prendrai ton fils sous ma protection.» Cet honneur maudit, il se trouve des gens suffisamment mal finis pour bander devant. On les retrouve aux postes élevés. Alors, puisque vous avez amené la conversation sur ce point, on pourra envisager Les Océanides comme un récit de la confrontation des deux honneurs. Les humains sortiront gagnants de cette guerre, même si elle aura été remportée par les aquatiques. Je signale aux lecteurs éventuels qui passent par ici que Le clocher des tourmentes, une nouvelle écrite en 2013, s’attarde sur cette question: comment survivre à une intempestive manifestation de moralité, dans un milieu où le jeu est biaisé? Ces clochers très spéciaux n’existent pas en vain. Ils signalent un havre.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Exactement, absolument. Arrivons-en maintenant à votre Merlin. Tout un perce-neige, ce Merlin. Et la neige dans mon image ici, c’est la stratification des phases de mythe et/ou des époques historiques, qu’il semble traverser sans trop sourciller. On peut supposer (n’hésitez pas à me rectifier si j’erre) qu’il était déjà vénérable et amplement bricolé du temps de Chrétien de Troyes. Vous thématisez d’ailleurs Merlin comme une sorte de discret champion de la survivance tranquille, à la présence calme mais durable et tenace. Votre Merlin me rappelle d’ailleurs singulièrement l’image du quêteux québécois, ce mendiant semi-surnaturel qui fait la manche et te menace implicitement d’une magie mystérieuse, vaguement malveillante ou inquiétante, si tu te montres par trop pingre. Venez-vous d’inventer le Merlin mendiant?

Allan Erwan Berger: Ha ha! Non, mon Merlin ne mendie quand même pas, mais bon sang, voilà une belle idée! J’avais justement l’envie de reprendre le personnage pour une nouvelle aventure: vous lui donnez là un beau rôle. Cependant, vous ne passez pas loin: un type comme Merlin ne pourrait tout simplement pas être accepté, intégré à notre société paperassière et archi normée. Il serait rejeté, marginalisé, donc marginal, et si par malheur il débarquait dépourvu d’assez de magie pour compenser notre technique épuisante, il finirait, effectivement, mendiant, roi des quêteux. On peut donc, en effet, considérer mon Merlin au Diable comme la souche possible d’un semblable destin. Merlin perce-neige: oui! Les siècles l’ont recouvert d’un empilement de strates qui l’ont à peu près complètement dépossédé de ses attributs majeurs, du temps où il était une puissance surnaturelle un peu dans le genre d’un manitou tel que le conçoivent les Algonquins. Arrive Geoffroy de Monmouth, qui donne au mage de hauts rôles dans la légende arthurienne (Vita Merlini, 1149, fondée sur de plus anciennes bases normandes et galloises). Puis Chrétien de Troyes s’empare du personnage, qui passe carrément du mythe au roman, et commence à être lu en françois et non plus en latin. Les Bretons continentaux ont par la suite incorporé ce Merlin civilisé à leur fonds miraculo-campagnard pour en faire un héros complètement vernaculaire. Donc, du Merlin des origines, il ne reste pour ainsi dire rien. Par conséquent, il débarque dans mon histoire à peu près nu, et tout juste pourvu des vertus nécessaires pour briller auprès des gens de bien, et faire chier les cons. C’est déjà beaucoup.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Oui, Merlin arrive nu. Mais il n’arrive pas muet. Vous le faite dégoiser d’une façon qui allie magistralement le comique macaroni et l’intelligence sagace. Cette aventure interlectale que vous faites vivre à votre Merlin d’autrefois en notre temps, qu’en dire? S’agit-il d’une jouissance idiosyncrasique un peu fofolle et libre ou est-ce le résultat d’un dur et ciselé labeur philologique? Dites-nous…

Allan Erwan Berger: Merlin parle latin, gallois, calédonien. Comment pourrait-il, dans ces conditions, se faire comprendre des Français du vingt-et-unième siècle? Il apprend donc tous les mots qu’il peut, en les piochant là où ça se trouve: dans la bouche des gens qu’il rencontre, lesquels ne sont pas tous de la même nationalité, et n’ont pas forcément une élocution très fine. C’est, pour l’auteur, un joli défi: où trouver des mots qu’un humain d’ancienne culture puisse intégrer facilement? Dans les langues romanes prioritairement: espagnol, italien, français. D’autre part, les apports anglais sont incontournables, puisque c’est la langue de l’envahisseur, dans le monde occidental. Ceci fait un mélange assez pertinent, évidemment très aléatoire grammaticalement, bâtardifié jusqu’au trognon, mais utilisable. En tout cas, je me suis régalé, mais ce n’était pas dur, non… Et cela ne devait surtout pas paraître ciselé, même si j’ai finement travaillé quelques passages, pour le plaisir subtil des amateurs qu’éventuellement ce texte pourrait rencontrer. Le gros défi étant de rester à peu près compréhensible de tous, mais de surprendre les spécialistes: écoutez, j’ai même glissé du corse! Ceci serait pratiquement improbable dans cette réalité, mais pourquoi se priver de beaux sons pour bien pimenter la tambouille? Donc: de la théorie, un système, puis de la folie.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Excellent. Et ça passe superbement. Arrivons-en à votre dernier conte. Celui-là est le plus densément imbibé de Romance, au vieux sens baladin du terme. Dites voir un peu, Allan Erwan Berger, avec une Faucheuse comme celle que vous nous amenez ici, ouf, vivement le frisson passionnel de la mort qu’on s’exalte un peu dans la vie  Êtes-vous en train de nous psalmodier tout doucement, sur votre harpe bretonne, que le grand moment en compagnie d’Amour survient en présence de Mort?

Allan Erwan Berger: Il y a un roman de Connie Willis qui s’intitule Passage, 2001, écrit tout juste après le spectaculaire et délicieux To say nothing of the dog, 1998. Le sujet de ce roman est l’exploration et la description des abords de la mort, par l’intermédiaire de ce que l’on nomme des near-death experiences. Une équipe de médecins s’adonne à ce passe-temps douteux, et le lecteur, qui suit leurs aventures, finit par saisir que les grandes visions de l’agonisant (lumière au bout du tunnel, salles immenses éclairées, coursives inquiétantes, portes qu’on essaie d’ouvrir) sont des constructions oniriques qui expriment la cruciale et désespérée recherche, par le cerveau, d’une solution chimique et totalement biologique pour que le cerveau et le Moi puissent s’en sortir, avec la plus grande partie possible du corps. C’est une thèse intéressante, complètement athéiste et donc idéale pour des lecteurs courageux et sans espoir. Partant de cette hypothèse, j’envisage l’Ankoù comme un programme tiers, dont le rôle est finalement assez toxique: inciter le cerveau, par l’intermédiaire d’autres illusions lancées au Moi, à abandonner la recherche d’une solution, pour se laisser glisser dans ce qui est inéluctable. Mon Ankoù est alors une extension hautement travaillée de la mort douce. Il endosse ainsi de très vieux rôles, qu’on lui avait enlevés faute de s’en souvenir. Pourtant, il est le psychopompe qu’on retrouve en tous lieux, à toutes les époques. En Europe, la source de ce personnage vient du nord froid. Il y est un passeur d’âmes à l’aller comme au retour. Il a de bien étranges outils.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Mais c’est aussi une prise de parti très formulée sur la teneur de cet atterrissage en douceur de l’acceptation de la mort. Car l’Ankoù, dans votre version modernisée, est un(e) inconnu(e) jouant de douceur, certes, mais aussi de l’attrait du mystère imprévu, quand des cultures plus traditionnelles auraient fait assumer ce rôle par un passeur moins étonnant, un ancêtre bonhommisé ou un proche disparu. Est-ce-à-dire que le mourant d’autrefois devait être rassuré sur le caractère non effrayant de la mort et de ce qu’elle annonce, tandis que le mourant contemporain doit plutôt se faire signifier que cela ne sera pas ennuyeux (d’un ennui mortel)… se faire séduire par le piquant de la nouveauté thanatique, en quelque sorte?

Allan Erwan Berger: Non, non, aucunement. Dans mon conte, le mourant ne demande rien d’autre que ce qu’ils demandent tous: être rassurés. Les quelques personnes qui meurent dans mon texte ne veulent pas de surprises particulièrement, et vous remarquerez que toutes, peu à peu, sont amenées à se concentrer sur leur famille. Quant à la forme de l’Ankoù, elle reste celle de toujours: l’ancêtre ou le proche. Vous avez fantasmé vos propres pulsions thanatiques ici, et j’ai bien peur que vous allez devoir relire ce conte, mon bon ami !

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Ah, ah, ah, entendu, je vais le faire! De fait, comptez sur moi pour les relire tous les trois. Et pas seulement pour rajuster mon imaginaire torve au sujet de l’Ankoù, mais aussi pour m’imprégner de votre remarquable écriture, cher Allan Erwan Berger, car elle est un délice de chaque instant. Grand merci à vous.

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Allan Erwan Berger (2012), Trois grandes figures de l’Ouest, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.

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La paternité sans le patriarcat

Posted by Ysengrimus sur 15 juillet 2014

La masculinité sans le machisme et la paternité sans le patriarcat

La masculinité sans le machisme et la paternité sans le patriarcat

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Ton enfant n’est pas ton enfant, il est l’enfant de son temps.
(vieil aphorisme parental)

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En matière de parentalité, ma souplesse et ma décontraction personnelles et interpersonnelles ne font pas de moi pour autant quelqu’un qui serait molasse, tremblotant ou girouetteux. Ès parentalité, je suis rien de moins qu’un ferme doctrinaire. Sauf que je suis une doctrinaire à ma manière et je ne transige pas sur l’originalité et la radicalité de mes principes parentaux. J’inverse la paternité tout en ne l’abdiquant pas. Une gageure de tous les instants. L’envers de la paternité retournée mais préservée, c’est la lutte, sereine mais pugnace, pour être père tout en œuvrant à l’indispensable destruction du patriarcat traditionnel. Instaurer l’autre paternité, c’est ça et c’est pas tous les jours facile. Mais sur ce, c’est pas tes enfants qui te font chier (eux, ils t’aiment, te comprennent et te prennent tel que tu es), non, non, c’est le conformisme social, puant et autoritaire. Dans le cercle, hautement commenté, de la parentalité, on exige, constamment, implicitement, comme si de rien, de vous que vous embrassiez des valeurs que vous ne retiendriez pas et que vous ne transmettriez pas. Pas de ça avec moi. Il faut avoir la tête dure pour moderniser la paternité. Et, pour tout dire et bien le dire… il n’y a rien de rose là dedans, au demeurant. Si cela porte une couleur, c’est celle du cramoisi de la rage et de la ferveur.  L’homme rouge, c’est moi, tant de par la couleur de mon sang que de par celle de mon drapeau, et honni soit qui mal y pense.

Voyons d’abord d’où nous sortons, si difficultueusement. Le père tend encore fortement, de nos jours, à dire: «Je suis le chef ou je joue plus». Comme il est plus le chef, parce que, peu impressionnés par elle, sa chefferie on s’en branle souverainement, lui, peu amène, il s’emporte. Il se casse ensuite, disparaît, et laisse la mère monoparentale chambranlante s’improviser père putatif (effort héroïque, louable mais voué au sort hautement hasardeux de ses limitations dans les encoignures). Bel agneau pascal, la mère seule au créneau fait alors les frais de sa mauvaise idée à lui: celle de sa fuite devant la réforme radicale de son être paternant. De ne pas avoir pu paterner à l’ancienne, sans s’assouplir ou se moderniser, le géniteur contemporain, trop souvent, abdique. Et l’agora de jeter les hauts cris. Le père abdique et la crise de la masculinité ne s’en résorbe pas pour autant. Il s’en faut de beaucoup. Le patriarcat, vieux, ancien, vermoulu, ayant été ce qu’il a été et ayant imprégné la masculinité aussi lourdement qu’il l’a fait, il s’avère, jusqu’à nouvel ordre, progressiste de s’éloigner des deux et régressant de s’en rapprocher. J’y peux rien, c’est une situation transitoire mais cela ne la rend pas moins fatale. Il n’y a pas de jugement axiologique là dedans, du reste, et il faut voir la chose un peu comme une rivière. Nager dans le courant et à contre-courant, sont deux démarches attestées mais engageant inévitablement deux investissements distincts en efforts… Nageons dans le sens de nos options fondamentales, donc. Sans faillir.

L’abdication du père, ce constat masculin, paniqué et désordre de la mort prochaine du patriarcat à l’ancienne, on nous bassine sans fins avec ses «effets néfastes». Il faudrait, chiale t’on dans les cénacles, mettre un frein à cette tendance. Elle hypothéquerait cruellement la valeur de la famille.… Pourtant, ce qu’on observe vraiment, c’est que quand le couple la joue vraiment 50/50, votre «valeur famille» entre en une saine mutation moderniste et les «effets néfastes» n’y sont tout simplement plus… Il faut donc séparer radicalement la paternité du patriarcat, tout en maintenant le père en place. Déchirante mais salutaire option. Il faut œuvrer à faire revenir la première (la paternité: qui a fui temporairement parce que justement paniquée, comme je ne sais quel rebelle sans cause), et bien caser le second dans son cénotaphe (le patriarcat: c’est une futile myopie réactionnaire que de confondre maladroitement et niaiseusement ces deux facettes-papas). Cela (maintenir la paternité, abolir le patriarcat) se fait en méthode et cela se fait dans l’appliqué. Voici donc, pour fins de saine synthèse, les six points doctrinaux qui me guidèrent, au cours de l’aventure de ma paternité sans patriarcat. Je vous en recommande impérativement, disons… six sur six.

1) Une reconnaissance de l’arbitraire immanent de l’autorité. D’abord et avant tout, la paternité sans le patriarcat fait un sort imparable à l’autorité. L’autorité transcendante est une fadaise, une lune lunatique d’autrefois. L’autorité effective est immanente, conjoncturelle, sociologiquement dictée, historiquement datée, limitée et arbitraire. C’est celle du gendarme, du surveillant, du pion, du tuteur, du gardien. Pas de gendarme, pas d’autorité. L’autorité bourgeoise, et le corps de contraintes détestables et fétides qu’elle entraîne, est un pis-aller strictement concessif que le père moderne subit autant que son enfant, de par une loi extérieure dont il n’endosse pas la reconnaissance et ne revendique pas les (fausses) valeurs. Quand Reinardus-le-goupil me demandait, à dix-huit ans, si sa (première) blonde de seize printemps pouvait passer la nuit. Je levais simplement deux doigts en forme de V. Pour dire «deux» comme dans «dans deux ans». Dans deux ans, ta douce aura dix-huit ans et passera toutes les nuits qu’elle voudra où elle voudra. Pour l’instant, on transgresse ça, on a ses parents, les flics, la canaille bourgeoise mijaurée et la société conformisme-pourriture sur le dos. Désolé, gars, va falloir attendre, pied sur le bloc de départ et calendrier en main. «Illégal» dixit le gendarme suppôt pitoyable des classes dominantes. Aujourd’hui Reinardus-le-goupil va avoir vingt-et-un ans dans quelques jours, sa (nouvelle) blonde, la Dame à la Guitare en a vingt-et-un qui, eux, sonnent clair et cristallin. Et ils font tout ce qu’ils veulent, où ils veulent, y compris sous mon toit. Comme disait Joe Dalton (secondé par Lucky Luke): respecte la loi et la loi sera impuissante contre toi. Je méprise très densément l’autorité des pouvoirs bourgeois en place mais je me dois d’en faire sentir la présence malodorante et potentiellement nuisible à ma progéniture en quête de repères. Dont acte.

2) La non suprématie intellectuelle et physique du père sur l’enfant. Le père n’est pas le plus fort, il n’est pas le plus industrieux, il n’est pas le plus merveilleux, et il n’est pas le plus fin, il n’est pas le meilleur cuistot. Il gagne quand il gagne, perd quand il perd, s’essouffle, perd la mémoire, bafouille et a peur de tout ce qui bouge lourdement ou vite (si c’est le cas). Le père n’est pas omniscient. Quand il ne sait pas et apprend quelque chose de l’enfant, la formule respectueuse «Je l’aurais pas su, merci de me le faire découvrir» s’impose par-dessus toute autre. Cet aspect de la non suprématie intellectuelle et physique du père est absolument crucial, surtout si notre père-sans-patriarcat est un père de garçons. Ceux-ci sont foufous, remuants, agités, compétitifs et ils testent constamment le bonhomme. Le jeu est alors d’une simplicité implacable (et pourtant maints hommes y échouent lamentablement, par pur infantilisme victoriste). L’enfant perd, il perd. L’enfant gagne, il gagne. Point final. La sublime qualité aléatoire du jeu est à respecter dans sa cruciale intégralité. Pas de faux-fuyants, dans un sens ou dans l’autre. Corollaire important, crucialement dialectique et pas du tout paradoxal, il faut aussi apprendre à son enfant à tricher. Il ne s’agit pas de lui inculquer la tricherie comme valeur mais bien de faire un point doctrinal de fermement lui signaler l’existence de la tricherie, afin qu’il la voie venir et se pare correctement. Je n’oublierai jamais quand j’ai appris à Tibert-le-chat à tricher au poker, quand il avait une douzaine d’années. Franc salien pétri de droiture, de vérité et de rigueur, il le prenait très mal. Furibard, il exigeait que je cesse de tricher. Ouvertement menteur et fourbe, je m’y engageais, solennellement, recommençais implacablement, me dénonçais explicitement en fin de partie, et le cycle du jeu/triche recommençais, de moins en moins ludique au demeurant. Tibert-le-chat m’en a bien voulu sur le coup… mais adulte, il a vu venir les tricheurs de loin, y compris aux cartes. Dissoudre le patriarcat, c’est ne pas hésiter à salir les mains du père et ce, jusqu’aux aisselles. Le père est un adulte et l’adulte est un minable, un menteur, un mesquin, un pauvre gars ordinaire et sans envergure. Il faut que l’enfant l’apprenne, graduellement mais nettement. Pas de quartier. C’est la dure loi de la maturation relativisante. Il faut que tu croisses et que je diminue. Si cette découverte du père comme minus-adulte crucial ne se fait pas sous votre gouverne objectivement autocritique, eh bien, elle émergera sur le tas. On est pas moins minable ou pauvre type en cherchant à le cacher. Il est temps, pour le patriarcat mourant, de bien s‘en aviser.

3) L’égalité décisionnelle inconditionnelle entre le père et la mère. Quand un couillon de bambin venait insidieusement me quémander quoi que ce soit en loucedé, il rencontrait une réponse imparable: Si ta mère est d’accord, c’est oui. Si ta mère est pas d’accord, c’est non. Si Dora Maar, la maman du bambin en question, avait dit la même chose juste avant, on ne transformait pas l’affaire en boucle logique sans fin et c’était alors oui. Tout ça pour simplement dire que jamais je ne suis arrivé dans le dos de ma conjointe sur ses choix parentaux. Jamais. Une ligne parentale commune, un Front Uni du Salut de la Parentalité Collective prima toujours sur la satisfaction de mes propres petites conceptions parentales privées. Cette responsabilité féministe est incontournable pour un père combattant au quotidien le patriarcat. Car la société est encore de facto fortement à penchant patriarcal. La dissymétrie homme-femme, toujours présente, insidieuse, observable, attestée, palpable, résurgente, doit être méthodiquement contrée par un égalitarisme doctrinal strict et ferme. Les hommes qui revendiquent une remise en place «sacrée» de leur autorité flétrie que la femme aurait soi-disant corrompue et/ou compromise sont des masculinistes. Leur analyse est inadéquate. Leur panique «gynocrate» est élucubrante. Ils sont des patriarcaux résurgents, post-modernes, faussement de pointe, des néo-réacs ou réacs 2.0. et je conchie copieusement la copie faussement originale de ces pitoyables. Qu’ils ne me traitent surtout pas de mou. Ce sont eux les mous, qui effouèrent comme des garçonnets impressionnables sous le poids phallocrate de leurs idées reçues vieillottes et non avenues qu’ils sont même plus capables, au demeurant, d’imposer aux femmes ou à quiconque. L’égalité décisionnelle et émotionnelle entre l’homme et la femme dans l’intendance parentale est une contrainte d’acier. La laisser fléchir c’est la trahir et la trahir sera toujours tendanciellement favorable au patriarcat, qui continue de peser de tout son poids passif ambiant. Tant pis pour les néo-papa masculino-braillards. Je ne transigerai pas. Inutile d’ajouter que les enfants ont le droit de s’épancher librement, privément, intimement, et sans inquisition paternante aucune, dans le continent merveilleux de leur existence secrète avec leur maman, ce personnage absolument crucial. Quiconque enquiquine mes enfants quand ils le font, auront affaire à la férocité de mon inflexible paternité protectrice.

4) Le respect (sans réciprocité exigée) du père envers ses enfants. Je suis le serviteur de mes enfants. Pas le contraire. «Honore ton père et ta mère» est une foutaise théocrate pour imbéciles autoritaires surannés et que je méprise copieux. Honore tes enfants. Et si tu ne veux pas faire ça, n’en fais pas. Tes enfants ont pas le choix de t’avoir sur le dos. Tu as le choix de ne pas te les coller dans les pattes. Médite ça avant de te glisser entre les draps, Casanova. Ma maison sera la maison de mes enfants, toujours. Jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’à mes ultimes capacités, je ferai tout ce que je peux pour servir mes enfants, pour m’articuler comme un instrument modeste et bien huilé de leur bonheur. Je réponds à leurs questions quand ils me les posent (surtout pas avant). Je leur dis merci pour ce qu’ils font pour moi (sans jamais ironiser le remerciement). Je vais leur chercher quelque chose quand ils me le demandent. Je les sers. Je ne fais rien pour les encombrer dans leurs aspirations ou leur nuire dans leur réflexion. Si mon fils est Oncle Bill, moi je suis Monsieur Félix. Si mon fils est Don Juan, moi je suis Sganarelle. Si mon fils est Jupiter, moi je suis Mercure. Le respect que j’alloue à mes enfants ne bénéficie que de la réciprocité de ce qu’ils me concèdent. Ils sont seuls juges à bord de mes mérites parentaux et quand, comme ils l’ont fait, ils me remercient de ce que je leur ai inculqué, je sais que ce n’est pas de la langue de bois veule car ils sont libres de m’insulter à leur guise (cela m’a toujours merveilleusement fait rire, au demeurant — leurs injures et leurs saillies sont d’une bouffonnerie peu commune). Je croyais Tibert-le-chat très fort de m’avoir insulté pour la première fois à cinq ans. Reinardus-le-goupil le battit à plate couture en m’insultant pour la première fois à trois. Ce fut, dans les deux cas, un bonheur anti-patriarcal sans mélange.

5) Une maïeutique parentale sans trucage et un libre arbitre effectif de l’enfant. Un enfant, même jeune, comprend haut et fort le message de ceux qui répondent toujours vrai, et sans trucage ou artifice, aux questions qu’il pose. Et vite, il posera les bonnes questions, sécurisé qu’il sera par la solidité rationnelle des réponses. Et il y a un principe qui est vieux comme Socrate. Quand un enfant pose une question, c’est qu’il est prêt pour la réponse, la vraie. Ne pas la fournir, la délirer, l’esquiver, ou la brouiller est un jeu risqué. Comment formuler la réponse? Simple. L’enfant vous fournira déjà le ton et le style dans la formulation de sa question. Sa question est le cadre pour votre réponse. Il vous guide par l’orientation de sa question. Répondez dans ce ton, ce style et à ce niveau, et ça tiendra parfaitement. Quand un développement plus fin sera requis, il reviendra avec une question plus fine. La première question qui me fut posée fut: «il y a quoi dans le trou du ciel»… Tibert-le-chat, par un soir sombre d’hiver, en revenant de la garderie pré-scolaire. L’angoisse était aussi tangible que devant n’importe quel site internet de monstres… mais on n’en aborda pas pour autant tout de suite l’intégralité de la configuration corpusculaire de l’univers. On répondit simplement, dans le style à gros grains et esquissé de la question même, qu’il y avait des planètes, tournant autour de soleils, des galaxies, des mondes flottant dans une sorte de grand vide très très vaste. Fuir ou mal gérer les questions n’est pas le meilleur chemin en direction des réponses… Je suis contre la doctrine inane du bébé-bulle mentale. Le fait est que si toutes les questions sont répondues calmement et sans jugement de valeur, l’enfant se tournera vers vous comme source cardinale d’info avant bien d’autres instances. Et si les enfants ne posent pas de questions sur certains points, c’est qu’ils trouvent les réponses par eux-mêmes (la civilisation de l’information, c’est ça aussi) et c’est là leur droit intellectuel le plus fondamental. C’est quand le libre arbitre effectif des enfants s’épanouira, sans manipulation, sans combine, sans crispation autoritaire, en toute maïeutique, que le patriarcat sera vraiment détruit à sa racine.

6) Le mépris militant, ouvert et tonitruant envers le patriarcat et la parentalité à l’ancienne. Les réacs de ma chevelue jeunesse me bassinèrent bien en leur temps en me servant leur petite diatribe ès parentalité qui se formulait grosso-merdo comme suit: «Tu verra bien quand tu aura des enfants. Tu abandonneras tes idéaux libertaires et tu deviendra un bon réac, comme nous. Tu verra». C’est désormais tout vu, j’ai rien vu et je vous emmerde. Les imbéciles et les arriérés chroniques du tout venant contemporain, qui ne cèdent pas leur place eux non plus par les temps qui courent, ajouterons à la complainte de mes réacs d’autrefois que de procéder comme je le décris, c’est manquer de fermeté, c’est renoncer à l’autorité parentale en bon bois brut d’antan, c’est basculer dans la molasserie contemporaine de l’enfant roi. Ils connaissent bien mal leur petit Ysengrimus illustré, ceux qui oseront s’imaginer, ici ou ailleurs, que je ne suis PAS un doctrinaire. J’en suis un, et un ferme, encore. Mais au lieu de peser sur mes enfants, en relayant minablement le conformisme ambiant, ce qui est facile, lâche, peu éclairé et intellectuellement faiblard, je m’arc-boute contre la société entière en lui intimant fermement qu’elle ne me dictera pas comment éduquer ces jeunes hommes dont elle voudrait tant faire sa future soldatesque, en se servant de moi comme de son relais. Il n’y a rien de rose ici, je le redis. C’est cramoisi et c’est rageur. Et que les licheux du fion du law & order se le tiennent pour dit: si j’élève mes enfants ainsi, je ne suis pas une idiosyncrasie. Je suis, comme tout le monde, un indicateur de tendance sociologique qui montre, dans les faits, que le patriarcat est foutu, qu’il se fissure, se fracture, qu’il va tomber et qu’on va pas pleurer.

Mon modèle, pour conclure, se synthétise comme suit: la masculinité sans le machisme et la paternité sans le patriarcat. J’ai juré de ne pas perpétuer le patriarcat. Ce genre de paternité là ne m’intéresse pas. Elle me débecte. Je la rejette par principe doctrinal. Comme j’ai tenu parole, ceux qui, eux aussi, n’en voulaient pas m’ont suivi… et ceux qui en voulaient sont allés le quérir ailleurs, comme ils en avaient aussi le droit… Ton enfant n’est pas ton enfant, il est l’enfant de son temps. Suis-je satisfait de ma parentalité? Oui. Mon programme de paternité sans patriarcat se poursuit et on m’a émis des satisfecits. Quand je fais des gaffes, ce ne sont pas des gaffes parentales. Exemple: je mange mon gras de cochon et m’attire des foudres de fils qui ne veulent pas perdre leur vieux trop «jeune», simplement parce qu’il est un cancre nutritif. On me surveille. Je suis aux abois. Je dois me planquer pour bouffer de la merde… Je n’agis pas en tant que papa, ce faisant. Strictement en tant que pingouin de base… le minus adulte candidement décrit précédemment, lui-même en personne. Changerais-je de place avec mon enfant? Non. Pas question de lui chaparder sa jeunesse. Aussi, vieille vesse, cela me va beaucoup mieux que jeune talent. Lui il fait jeune talent, moi je faisais petit freluquet. Je suis un canidé argenté. Faut s’assumer… Et, non merci, sans façon, pas de patriarcat dans mon écuelle ébréchée de paternité vieillissante.

Portrait de Reinardus-legoupil par son frère ainé Tibert-le-chat (circa 2001). Le moment le plus douloureux pour la paternité sans patriarcat c’est quand les fils se battent entre eux et compétitionnent ès cruauté...

Portrait de Reinardus-le-goupil par son frère ainé Tibert-le-chat (circa 2001). Le moment le plus douloureux pour la paternité sans patriarcat c’est quand les fils se battent entre eux et compétitionnent ès cruauté…

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SEPTANTE, HUITANTE et NONANTE au Colloque de Cambridge: pluie torrentielle et représentations épilinguistiques

Posted by Ysengrimus sur 7 juillet 2014

Ben moé, je trouve quelqu’un qui parle mal eh… qui va avoir un méchant langage, premièrement en… en sacrant ou eh… des mots des fois qui… y vont parler mal. Y vont parler autant… ché pas, y… y… y a un méchant langage là, hein. (CORPUS DE L’ESTRIE-VI-157-125-26)

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Cette fois-ci, bien c’est à propos de la présentation par votre humble serviteur, il y a une toute petite décennie, d’une communication intitulée: Avoir un méchant langage – Du comportement social dans les représentations épilinguistiques de la culture vernaculaire (le cas du Québec francophone) au colloque The French Language and Questions of Identity tenu à l’Université de Cambridge (Angleterre) les 6 et 7 juillet 2004.

Toujours structuralistes, les linguistes distinguent encore de façon tranchée le social du discursif, et le discursif du linguistique. Or, une telle étanchéité dans le découpage des phénomènes ne se manifeste guère —il s’en faut de beaucoup— dans la culture vernaculaire qui, sur ces questions, se révèle plus « héraclitéenne » que « métaphysicienne ». Avoir un méchant langage est autant un comportement interactif de nature sociale, que la manifestation du statut de dépositaire d’un corpus de formes linguistiques fustigées. J’ai travaillé à partir de fragments de discours épilinguistique tirés de deux grands corpus de langue orale québécois (Le Corpus Beauchemin-Martel-Théorêt et le Corpus de la Ville de Québec). Les textes oraux que j’ai analysé ont jailli à ce moment de l’entretien sociolinguistique où l’enquêteur cherche sciemment à créer des conditions d’insécurité linguistique chez l’informateur, en abordant directement des sujets épilinguistiques (posant des questions du type: Connaissez-vous quelqu’un qui parle bien? ou Trouvez-vous que vous parlez bien français?). Si, initialement, l’objectif de cette partie de l’enquête était strictement dialectologique (faire produire des formes plus soutenues parce qu’autosurveillées à cause du sujet abordé), ces matériaux se révèlent aujourd’hui exploitables pour l’étude de la verbalisation de l’insécurité linguistique, et des phénomènes d’identification entre comportements linguistiques et comportements sociaux qui y sont associés.

Tout s’est très bien déroulé, en ce jour inévitablement nuageux… orageux… Les débats sur les représentations épilinguistiques ont fusé de toutes parts et la passion était au rendez-vous au beau et moderne Collège Fitzwilliams de la vénérable Université de Cambridge. J’ai même cédé à la tentation de capter un ce ces débats pour vous. La communication d’un collègue suisse se termine. Elle portait sur les jugements et les manifestations d’insécurité linguistique portés par les helvètes francophones face à ce tonneau des Danaïde épilinguistique que sont les fameux nombres septante et nonante. Un québécois (moi) crache alors dans la soupe et Un Belge (un charmant sociolinguiste de l’Université de Louvain) ne se laisse visiblement pas faire. Attention: cherchez l’idéologie! Cherchez la science!

Un québécois: En toute impartialité, et je le dis d’autant plus sereinement que nous québécois sommes pognés comme les français sur cette question numérique, il faut admettre que le paradigme contenant septante et nonante est plus cohérent.

Ici les collègues belges, hommes et femmes, tressautent comme si je venais de leur montrer une grosse araignée bien velue et bien laide. Visiblement ils ont à la fois une peur bleue de se faire prendre en flagrant délit de chauvinisme vernaculaire et ils ont leurs réflexes normatifs rodés au quart de tour. le sociolinguiste louvaniste relève le gant.

Un Belge: Comment? Non! C’est un jugement de valeur que tu portes là. Sur quels critères bases-tu ton jugement de cohérence?

Un québécois: Eh bien, sur deux critères bien reçus en diachronie des systèmes et qui n’ont rien d’idéologiques: l’analogie et l’anomalie.

Un Belge: Enfin pour se prononcer de façon certaine sur cette question de cohérence du paradigme, il faudrait disposer de connaissances historiques étendues, dont une bonne partie est débatable.

Un québécois: Aucunement. Il s’agit en fait simplement de regarder l’affaire en pure et simple synchronie. Ce sont des désignations de nombres. Le référent le plus stable historiquement et le moins ambivalent qu’on puisse imaginer. Alors, paradigme des dizaines: trente, quarante, cinquante, soixante, septante, huitante (ou octante je n’en sais rien), nonante. C’est quand même bien plus cohérent que la formule française.

Un autre larron, de nationalité imprécise: Moi, je ne sais pas… cinquante, soixante, soixante-dix, quatre-vingt, quatre-vingt-dix, ça me semble parfaitement cohérent, quand on est habitué.

Un québécois: Tu fondes ton argument sur le simple usage. Mais l’histoire des langues nous prouve qu’en matière linguistique, l’usage nous accoutume en toute tranquillité inconsciente aux pires aberrations de système. Une anomalie familière n’en devient pas une analogie pour autant… Il est patent que dans l’option française, il y a eu collision de paradigmes. Le Haut Moyen-Age avait une vieille numération par vingt: vingt, deux-vingt, trois-vingt, quatre-vingt, cinq-vingt. Il est clair que le quatre-vingt actuel est un héritage de ce vieux paradigme. Quand à soixante-dix, on ne pourrait le réclamer comme suite logique de soixante-neuf que si le système avait fourni trente-dix, quarante-dix, et cinquante-dix, ce qui aurait été impossible sans que la désignation de la dizaine suivante ne soit menacée de disparition. Quant à quatre-vingt-dix, c’est un hybride délirant résultant de la collision des deux paradigmes divergents initiaux. C’est le monstre suprême. Je peux vous assurer que mes étudiantes francisantes anglophones, depuis leur monde sécurisant et stable du twenty, thirty, forty, fifty, sixty, seventy, eighty, ninety, auraient bien plus de facilité à apprendre le système de numération suisse ou belge. Ce n’est pas un jugement de valeur ça. C’est un fait d’apprentissage linguistique vérifiable ou falsifiable.

Un Belge: Mais enfin, nous, les Belges, n’avont pas un système cohérent non plus, puisque nous avons gardé quatre-vingt.

Un québécois: Oh, oh, oh, attention, là. Je vois de plus en plus qu’il y a une charge d’affect pour toi dans toute cette affaire. Tu crains de passer pour un Belge chauvin en admettant que ton paradigme des dizaines est plus cohérent que celui des Cocorico. C’est ça?

Un Belge: Bien, un peu, oui. Il faut se méfier des évidences issues de nos représentations dans ce genre de débat.

Un québécois: Bien, bien. Faisons ça. Méfions nous de tout ce dont il faut se méfier. Prenons donc un exemple moins ritualisé et moins chargé et qu’on puisse regarder avec le détachement du linguiste, toutes zones de la francophonie confondues. Le paradigme du présent de l’indicatif en français vernaculaire. On dit: je mange, tu manges, il mange, nous mangeons, vous mangez, ils mangent. Il est clair que les suffixes verbaux disparaissent et sont remplacés par un rien en finale de forme et que nous mangeons, vous mangez sont en position d’anomalie archaïsante. D’accord?

Un Belge: D’accord.

Un québécois: Maintenant quand, suite à la pression analogique agissant sur le paradigme, nous mangeons est remplacé par on mange, force est d’affirmer que le susdit paradigme de cette variété de vernaculaire vient de gagner d’un cran en cohérence, malgré le maintient anomalique de l’ultime forme vous mangez. La situation est comme ça et on peut en parler comme ça sans que la moindre accusation de chauvinisme épilinguistique puisse être évoquée, puisque ces tendances du paradigme verbal ne sont pas associées à une nationalité spécifique de la francophonie…

Un Belge: Et je suppose que tu considères huitante comme la réfection analogique saine et heureuse qui finalise la cohérence du paradigme des dizaines.

Un québécois: Huitante est une réfection tout à fait heureuse, construite par analogie vernaculaire sur septante, tout comme l’improbable octante opère par analogie savante sur nonante. Les deux se valent, je n’ai pas de complexe là-dessus, n’en possédant aucune des deux. Non, je te le dis l’oeil serein et sans rougir, le seul malheur avec le groupe septante, huitante, nonante est qu’il ne soit pas adopté par la totalité de la francophonie. Une fois de plus, la parisianité normative et aveugle a ratatiné le simple bon sens, alors que ce dispositif stable et simple, confiné au français régional, est très facile à apprendre, comme le prouvent à chaque instant les Québécois et les Français qui s’adaptent sans problème, sur ces questions de pain et de beurre numérique, quand ils s’installent chez les Suisses ou chez vous.

Un Belge: Bon… Je suis obligé d’admettre que la numération à la française me complique suprêmement l’existence. Ainsi, au téléphone, quand le mec me dit soixante-dix-sept, je suis emmerdé car dès qu’il a dit soixante moi j’ai écrit 6 dans l’espace des dizaines. Aussitôt qu’il en arrive à dix-sept, je suis obligé de biffer mon 6 et de le remplacer par un 7. C’est une nuisance constante.

Un québécois: Tu vois bien! Nous, on est plus dociles. On attend la fin complète de la profération avant d’oser écrire le nombre. On ne s’en rend même pas compte, en plus. Vous, votre système vous permet de découpler plus nettement les dizaines des unités. Dis donc! Ça devient une affaire vachement cognitive, tout à coup.

Un Belge: Je suis certain qu’on n’y perd que quelques nanosecondes, mais c’est quand même agaçant.

Un québécois: Les implications sont peut-être plus profondes qu’il n’y parait. C’est tout le rapport à la numération arithmétique qui est finalement en cause là-dedans. Je crois d’ailleurs savoir que les gamins francophones ont bien de la misère avec le système de numération français. J’en ai eu personnellement…

Un Belge: Ça, je n’ai pas de difficulté à le croire…

Comme vous voyez, ça tombait comme à gravelotte. La flotte aussi, du reste. La pluie anglaise, ce n’est pas une légende. C’est une réalité aussi nette et directe que peuvent être ondoyants les flux polymorphes de nos représentations épilinguistiques. Et, me promenant plus tard en barge sur la rivière Cam et passant doucement sous le vieux pont sur ladite rivière Cam qui donna son nom à la ville (Cam – Bridge), j’en suis venu à me dire que l’effarante flotte céleste anglaise, objet crûment empirique, craint pour ce qu’il est sans plus, avait septante-sept fois à voir avec les problèmes spongieux et chuintants dans lesquels nous avons barboté comme des bons lors du fougueux Colloque de Cambridge.

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QUATRE CONTES ÉROTIQUES (Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 1 juillet 2014

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Se compénétrer, comble de la langueur érotique. C’est ce qui se passe ici, tout doucement, narrativement, avec ces quatre contes érotiques en gigogne. On démarre avec les mésaventures post-sadiennes de Béatrice et surtout de Valentine, jeunes allumeuses ouvertement assumées qui aiment les garçons (pour les bonnes et les mauvaises raisons) et ne se privent pas pour bien le leur faire sentir. Le premier conte est le surf hyperactif des idylles furtives, une cavale sexy un peu myope et échevelée qui nous ballote sur les flots tumultueux et saumâtres de la fuite en avant d’homme en homme en se laissant porter par ce fabuleux et cuisant mal du siècle de filles: la haine de soi. Le dernier homme rencontré (et baisé) par Valentine est Philippe, le petit travelo propret, sensuel, salace, lascif, gynocrate et soumis qui sera le discret protagoniste du second conte. Sous les ordres de Proserpine, sa maîtresse inconditionnelle et doucereusement tyrannique, Philippe prend respectueusement soin d’une des hôtesses de cette dernière. Tout est possible, tout est permis au Grand Salon du Bas d’Icelle si et seulement si Proserpine l’autorise. Cette salonnière fantasmante, «encore belle» (comme on disait autrefois), est une dame d’âge mûr qui porte en elle, bien serré, bien recroquevillé, le secret de fin d’enfance justement relaté dans le troisième conte. Proserpine toute jeunette, nubile, éperdue et ardente, rencontre alors son premier amour, dans la vieille demeure campagnarde de tous nos jadis, et elle s’unit à lui, dans des conditions particulièrement surprenantes. C’est un homme élégant et mystérieux ­­—un écrivain— qui fera monter sa jeune amante vers une étrange extase à la fois folle et docile. Ce faisant, il tape, cet élégant monsieur, sur sa fascinante machine à écrire, le texte du quatrième conte, le plus féerique des quatre, le plus éthéré mais le plus couillu aussi: une lecture masculinisée du drame de Barbe Bleue. Oui, ce vieux lascif de Gilles de Rais nous donne sa fougueuse version des choses du dire douloureusement phalloclaste, juste avant de quitter le monde de l’amour et de la passion torride dans les replis duquel tout ce qui érotise finalement, justement, se compénètre mais aussi se décarcasse, comme les calicots d’un théâtre à ciel ouvert, sous la tempête.

Commentaire de l’auteur (Paul Laurendeau/Ysengrimus): Écrire érotique, c’est unique, c’est spécifique, c’est jouissif mais c’est ardu, aussi. C’est toujours particulièrement déroutant. On est vraiment dans de l’écriture à genre contraint. Je veux dire par là que si toute fiction incorporant un meurtre n’est pas nécessairement un roman policier, toute fiction incorporant le passage d’une soucoupe volante, de la moindre petite soucoupe volante, dans le ciel, nous place automatiquement, comme fatalement, dans la science-fiction. De la même façon, il y a des récits avec flingue et des récits sans flingue… c’est ainsi et ce, que le genre textuel soit explicitement dénommé ou non. Et, bon, ce sont alors (avec flingue versus sans flingue) des univers, des rythmes et des dynamiques totalement distincts. Il y a vraiment des textes qui sont à genre contraint et, je veux dire, contraint par les moindres petites choses se manifestant dans le récit. L’érotisme est totalement tributaire de ça. Il fonctionne ici moins comme une scène de meurtre que comme le passage d’une soucoupe volante ou l’apparition, subite ou attendue, d’une arme à feu. Si l’érotisme se manifeste, même temporairement, même fugitivement, il acquiert vite le pouvoir absorbant des fixations lancinantes qui l’impose comme thématique majeure sinon exclusive du récit. On glisse, on dérape dans le texte érotique et on y colle comme la mouche dans la toile du monstre. L’érotisme ne peut pas se traiter (s’enfiler en douce, s’introduire subrepticement, soit dit ici sans vouloir faire gaulois ou facile) comme on le ferait d’un décor, d’une tonalité ou d’une péripétie. Il est obligatoirement un sujet force. S’il y a érotisme, on est en train d’écrire un texte érotique. Pas de demi-mesure. Notre culture est configurée comme ça, concernant les choses de l’intimité sexuelle. C’est comme ça et puisque c’est comme ça, autant pleinement assumer, jusque dans la formulation du titre du recueil, qui annonce les couleurs, comme le feraient «du cosmos» ou «aux étoiles» dans le titre d’un roman de science-fiction. Je n’y peux rien, il n’y a pas de roman ou de nouvelle «demi-érotique». pas plus qu’il n’y aurait de demi-science-fiction. L’autre problème avec ce type de texte est que l’explicite, raffiné ou vulgaire, cru ou velouté, salace ou altier, beau ou moche, ne fait pas nécessairement l’érotisme. Il s’en faut de beaucoup. La libération sexuelle du dire ne fait pas nécessairement que tout est dit. Érotiser, ce n’est pas seulement formuler, raconter, rapporter, c’est aussi imprégner, hanter, alanguir. Il faut jouer avec les tensions émotionnelles, les contraintes thématiques (le texte érotique traite toujours des thèmes et il emporte avec lui des thèses même s’il se garde bien de les défendre didactiquement). Érotisme n’est pas pornographie (et ceci n’est en rien un jugement moral). Il faut, de plus, gérer cet étrange et très spécifique effet de satiété qui fait qu’on se «toque» (qu’on sature, littéralement) passablement rapidement en lisant de l’érotique (alors qu’on gobe des centaines de pages de esse-effe. ou de polar sans tiquer). Les embûches sont donc ici singulières, lancinantes, inusitées et sans commune mesure. On peut vraiment réussir ou rater un texte érotique. Et, dans un cas comme dans l’autre, ouf, il ne se fera pas que des ami(e)s. Comme aurait pu le dire Proserpine en personne au sortir de l’enfance: sachez-le, mes juges… Et bonne lecture. Rêvez, mouillez et bandez bien, à ma santé.

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Paul Laurendeau (2014), Quatre contes érotiques, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.

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