Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for février 2018

La Petite fille intrépide (FEARLESS GIRL) ou de la subversion en art

Posted by Ysengrimus sur 21 février 2018

.

L’art n’est pas seulement frivole, il arrive aussi à être insidieusement subversif. De tous temps, les artistes authentiques ont su annoncer l’Histoire et installer des idées anticipatrices en porte-à-faux dans des espaces qui se définissaient initialement, dans leur principe, comme inaptes à les tolérer. La sculpteuse Kristen Visbal a indubitablement réalisé ce petit exploit subtil à New York, dans le Parc du Boulingrin (Bowling Green) du quartier des affaires de Manhattan (Financial District, Manhattan). Au départ, il s’agit de faire rien de plus que du bon petit féminisme de droite, sans trop casser la baraque. On se propose donc —apparemment— de tout juste rendre hommage aux femmes dans le secteur des affaires et de mettre en valeur leur présence dans les positions d’autorité affairiste. La plaque aux pieds de la Petite fille intrépide (Fearless Girl) est effectivement explicite (quoique, hmm, hmm… subtilement ambivalente) sur la question. Et elle fait même référence à l’entreprise ronron qui finança cette œuvre d’art urbain.

Sauf que vite, quand on visualise la chose dans sa plasticité effective, on se rend bien compte que la Petite fille intrépide se fait bel et bien foncer dedans par le fameux Taureau de Wall Street (Charging Bull). Or ce qui compte exclusivement, c’est ce que l’œuvre d’art urbain fait, toujours. Le taureau, qui date de 1989 et qui autrefois semblait courir dans le vent, sans plus, fonce maintenant sur un être humain gracile. Et qui plus est: cet être humain gracile —crucialement enfantin et féminin— affronte, tient tête et, anticipation dialectique fatale, vaincra. On le sent en un éclair, au premier regard. L’œuvre globale s’en trouve dès lors radicalement et irréversiblement réinvestie. Notons que l’œuvre finale n’est pas concertée. L’auteur du Taureau déteste copieusement la Petite fille intrépide car il comprend parfaitement que son œuvre devient une merde odieuse, monstrueuse, pervertie, qui ne peut plus revendiquer la moindre validité héroïque. Ce qui se voulait autrefois la Force (la force de la finance, naturellement) est dorénavant devenu le Monstre. Magnifique symbolisme.

Il y a évidemment les pour et le contre. Il y  a ceux et celles qui se lamentent à cause du commanditaire de l’œuvre, une entreprise de je ne sais quoi de boursicote dont j’ai rien à foutre. J’aimerais leur rappeler que les commanditaires de la Tour Eiffel, en 1889, c’était pas des petits saints non plus. Then what? On s’en tape souverainement aujourd’hui… Ce qui compte dans la démarche artistique, c’est l’apport résultatif de l’artiste, pas les manœuvres suspectes des chiens sales qui tiennent l’avoir collectif en otage et cherchent à se faire mousser dans le mouvement. Moi, la Petite fille intrépide, je suis mille fois pour. J’espère seulement que sa grande popularité instantanée perdurera et lui permettra de devenir une installation permanente exactement là ou elle se trouve. Et, en attendant que tous les emmerdeurs et les pense-petits statuent sur son sort fatal et sublime, eh bien, elle me fait chanter…

Petite fille intrépide
 
Petite fille intrépide,
Tu fais face au torrent
Et tu combles ce vide
Qui nous serre en dedans.
Tu es l’eau de la source,
Intrépide petite fille,
Et la Tour de la Bourse
Gondole, frémit, vacille.
 
Tu nous dis: je suis là,
Une petite Tour de Pise.
Et tu ne penches pas
Devant les entreprises
Et les émoluments
D’un taureau qui te charge
Et qui voudrait tellement
Que tu prennes le large.
 
Petite aiguille au pied
Des courtiers, des barons,
Viens nous les fredonner,
Tes contines, tes chansons.
Entre le plomb et l’or
Et le sec et l’humide,
Tu rends le faible, fort,
Petite fille intrépide.
 
Tu ne contemples pas
Ce Minotaure qui fonce
Et pourtant, tu le vois
Et c’est toi qui annonces
Qu’un beau jour, il tombera
Comme les feuilles à l’automne
Avec force et fracas
Comme quand l’Histoire étonne…
 
Petite fille intrépide,
Je veux te dire merci.
Tu es ce qui valide
Tout ce qui subvertit.
Tu es la résistance
Qui s’annonce en nos cœurs.
Tu es ma dernière chance.
Tu es mères, filles, tantes, sœurs…

.
.
.

Paru aussi dans Les 7 du Québec

.
.
.

Publicité

Posted in Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, Lutte des classes, Poésie, Sexage, Vie politique ordinaire | Tagué: , , , , , , , , , , , , , , , | 34 Comments »

Le complexe de Joey Zasa

Posted by Ysengrimus sur 15 février 2018

Joey Zasa (joué par Joe Mantegna) dans THE GODFATHER III (1990)

Joey Zasa (joué par Joe Mantegna) dans THE GODFATHER III (1990)

.

Le gangster Joey Zasa est un personnage fictif créé par Mario Puzo et Francis Ford Coppola dans le film The Godfather Part III (1990). C’est une des figures mafieuses auxquelles le Parrain, Miguel Corleone, est confronté. Alliés formels, Corleone et Zasa sont en fait des ennemis farouches et leur conflit intestin forme une portion importante de la trame de cet opus cinématographique. Mais Joey Zasa nous intéresse moins ici dans ses turpitudes criminelles que dans son profil ethnoculturel plus général. Une des nombreuses raisons pour lesquelles Joey Zasa irrite profondément Miguel Corleone va nous mener directement au coeur de notre propos.

Nous sommes, dans The Godfather Part III, au début des années 1980. La communauté italo-américaine a bien évolué et elle s’est largement intégrée à la civilisation continentale. Miguel Corleone s’adonne depuis des décennies à des activités criminelles complexes se déployant à grande échelle et requérant une attitude feutrée, discrète, peu ostensible. Il envisage désormais de se tourner graduellement vers des investissements légitimes, maintenant que le contexte général est moins discriminatoire qu’autrefois. Et Miguel entend procéder tout doucement, en homme d’affaire d’officine, sans tambour ni trompette. Sauf que Joey Zasa a une autre conception de l’enchâssement des personnes et des institutions de sa communauté ethnoculturelle dans le cadre du rêve américain. Joey Zasa considère que les italo-américains doivent désormais se promouvoir ouvertement, s’affirmer fermement, prendre leur place. Il faut cesser de mettre des gants. Cette prise de possession d’une affirmation ethnoculturelle de soi se déploie sur le présent mais aussi sur le passé, sur l’histoire. Ainsi Joey Zasa est le genre de figure publique à se lancer dans une grande campagne promotionnelle visant à démontrer et faire unanimement accepter (notamment dans les manuels scolaires) le fait —par exemple— que le téléphone n’a pas été inventé par Alexander Bell mais bien par l’italien Antonio Meucci (1808-1889). Joey Zasa est un ostensible, un flamboyant, un tapageur. Il se soucie quasi maladivement de l’image publique des italiens et des italo-américains. Mais une portion importante de sa propre communauté (dont, entre autres. Miguel Corleone) trouve qu’il en fait trop. Il nuit à sa cause plus qu’il ne la sert.

J’appelle COMPLEXE DE JOEY ZASA l’attitude de CERTAINS représentants de CERTAINES communautés ethnoculturelles quand ils confondent intégration effective et ostentation promotionnelle, préférant ainsi le clinquant symbolique aux acquis sociaux effectifs pour leur communauté ethnoculturelle. Le Complexe de Joey Zasa est une attitude affectant quasi-exclusivement les figures bourgeoises des communautés ethnoculturelles concernées. C’est fondamentalement un comportement de classe, une posture de commerçant dont la camelote serait rien de moins que, d’un bloc et sans nuances descriptives, la communauté ethnoculturelle même dont le commerçant en question s’autoproclame le promoteur. Ces figures bourgeoises communautaires représentent une sorte de projection hypertrophiée de leur propre accession symbolique de classe et la généralisation indue de cette projection sur tous les représentants réels ou fantasmés de la communauté ethnoculturelle concernée. Souvent une grande gueule chronique ou un pamphlétaire forcené, le bourgeois communautariste atteint du Complexe de Joey Zasa se considère personnellement (et souvent exclusivement) comme le dépositaire du corps de procédures comportementales, interpersonnelles et individuelles autant qu’institutionnelles et collectives, permettent d’assurer une bonne réputation à toute sa communauté ethnoculturelle. Inutile de dire que l’idéologie, souvent étroite, étriquée, conformiste, victimaire et réactionnaire, des Joey Zasa de ce temps ceinture étroitement leur vision du devoir-être communautaire de leur groupe et des autres groupes envers leur groupe. Implicitement, pour notre bon héraut communautaire, tout tend fortement à être la faute des autres. Les problèmes de son groupe sont, aux vues de Joey Zasa, largement un artefact interculturel du groupe de l’autre. Traumatisme historique et autorité victimaire à la clef, Joey Zasa est un complexé, au sens classique et ordinaire du terme.

Nous allons prendre un exemple semi-fictif suavement autocritique tout autant que terriblement représentatif. Il y a quelques années, j’ai prononcé une communication intitulée AVOIR UN MÉCHANT LANGAGE portant sur le jugement souvent sévère, parfois indulgent, presque toujours dialectiquement contradictoire, que les québécois portent sur leur langue vernaculaire et sur les comportements interactifs qui s’y associent. Dans cette communication utilisant des données de corpus, je donne l’heure juste sans concession, décrivant les bons coups et les errements de mes chers compatriotes avec percutant mais aussi avec un recul tout sociologique. La communication était présentée à Paris, devant un auditoire international. Après mon exposé, je me fais tasser dans un coin par la sociolinguiste Cégismonde Mercier (nom fictif). Cégismonde Mercier PhD est une des figures de la sociolinguistique montréalaise du siècle dernier. Professeure titulaire, elle dirige un important centre de recherche sur la sociolinguistique du français québécois. En un mot, c’est une de nos (petites) éminences (locales). Et l’éminence se met à vertement m’enguirlander. Sans contester la véracité d’aucune des conclusions de ma communication, elle me reproche malgré tout de l’avoir prononcée parce que ce qui y est dévoilé n’est pas très bon pour l’image publique du Québec (verbatim). Je lui rétorque que je me soucie moins d’image publique que de pertinence descriptive mais elle continue de me chanter la chanson du toute vérité n’est pas bonne à dire et du prestige international du Québec et de patati et de patata. Je lui signale alors, en toute déférence, que je crois fermement qu’elle souffre du Complexe de Joey Zasa. Elle ne comprend pas un traître mot de ce que je lui raconte et tourne les talons, drapée dans sa certitude d’un primat crucial —pour le bien d’une communauté ethnoculturelle spécifique: la sienne— de la relation publique lénifiante sur la description adéquate des faits socio-historiques. Des sciences humaines comme croupion ancillaire aux objectifs promotionnels de Quebec Inc. Bon sang de bon… où vont nous subventions?

Historiquement, collectivement, sur les différentes scènes locales comme au niveau planétaire, nous entrons dans une phase hautement sensible de mise en interface des communautés ethnoculturelles de notre grand domaine. Le communautarisme civique est vraiment de mise et il le sera de plus en plus. Dans un tel contexte délicat, requérant toute la diplomatie collective imaginable, les éléments se comportant comme des voyageurs de commerce et souffrant chroniquement du Complexe de Joey Zasa apparaissent comme des personnages archaïques pataugeant nuisiblement dans le jeu de quilles interculturel, avec leurs gros sabots. On observe que certaines communautés ethnoculturelles s’intègrent mieux que d’autres dans une société majoritaire. Je ne vais pas citer d’exemples: ils se devinent. Un simple petit examen de conscience suffit. Pensez au groupe ethnoculturel dont vous jugez qu’il s’intègre le mieux. Cherchez-y des Joey Zasa, des figures publiques ostensibles qui font une promo lourde et bruyante de ce groupe. Vous n’en trouverez pas. Pensez maintenant au groupe ethnoculturel dont vous jugez qu’il s’intègre le moins bien. Cherchez-y des Joey Zasa, des figures publiques ostensibles qui font une promo lourde et bruyante de ce groupe. Vous en trouverez. Et vous pourrez les nommer, vous les représenter visuellement et retracer leur trajectoire tintinnabulante dans les médias. Comme nous sommes tous potentiellement le Joey Zasa d’un autre, nous devons méditer cette question pudiquement, avec le regard autocritique requis, devant notre avenir collectif mondial qui s’avance.

Le gangster Joey Zasa finit ses jours abattu par Vincent Mancini-Corleone, le neveu de Miguel Corleone, contre le grée de ce dernier, qui en a marre des guerres mafieuses. Il s’agit d’un capotage (les américains disent un hit) ayant eu lieu dans le strict cadre du conflit pégreux entre Zasa et les Corleone. Mais toute la communauté italienne de ce petit univers fictif pousse un discret soupir de soulagement. Elle ne regrette pas trop longtemps cet élément remuant, tapageur et infatué qui voulait trop bien faire et risquait d’entraîner sa communauté dans des rapports de force indus avec le reste de la société civile et qu’il a bien fallu finir par faire taire, de l’intérieur. Adieu Joey, fleuron d’un temps…Voyons à apprendre à te faire taire en nous aussi, avant que tu ne t’attires ce genre d’ennui avec les membres de ta propre communauté ethnoculturelle déjà, elle, plus avancée que toi, en matière de communautarisme civique.

.
.
.

Paru aussi dans Les 7 du Québec

.
.
.

Posted in Cinéma et télé, Civilisation du Nouveau Monde, Monde, Multiculturalisme contemporain, Philosophie, Vie politique ordinaire | Tagué: , , , , , , , , , , , , , | 16 Comments »

Il était une fois (une femme) dans l’Ouest

Posted by Ysengrimus sur 7 février 2018

il-etait-une-fois-dans-louest

Je m’appelle Jill McBain (je suis jouée par Claudia Cardinale) et, pendant un certain temps, j’ai exercé le plus vieux métier du monde dans une maison close chic de la Nouvelle Orléans. Puis j’ai rencontré ce type, ce Brett McBain. Ah, c’était pas le plus beau gaillard du coin mais il y avait quelque chose en lui, comme une vigueur, une ardeur et une passion. Il m’a chanté la chanson qu’ils chantent tous: Tu mérites mieux que ça, ce métier là c’est pas pour une femme comme toi, etc… Mais, je sais pas pourquoi, quand ces phrases convenues tombaient de ses lèvres à lui, elles sonnaient soudain incroyablement juste, comme une musique. Elles me faisaient entendre une musique justement, dans ma tête. Une sorte de rengaine endiablée de piano de barrelhouse dansant, comme celles qu’on entend, en fond, dans les saloons de l’Ouest.

Puis ce Brett McBain s’est mis à me raconter que, là-bas, dans l’Ouest, il avait fait un coup d’argent mirifique, qu’une fortune colossale l’attendait. Je n’ai jamais douté une seconde de ses propos. J’avais raison d’ailleurs. Mon nouvel amoureux était parfaitement sincère. Il était fou, visionnaire, foutu mais sincère. Alors, sur un coup de tête aussi fou et visionnaire, on s’est mariés (en reportant le repas de noces à un peu plus tard). Puis il est retourné en Arizona. Nous sommes alors en 1870 et l’Arizona est encore un territoire. C’est le Far West, au sens absolu et mythique du terme. Au sens réel aussi. Quelques temps après notre mariage intime et son départ, je suis allé rejoindre Brett, par le chemin de fer. J’ai débarqué dans un petit bled méconnu (parce que fictif) du nom de Flagstone. C’est dans le coin de l’extraordinaire Monument Valley, vous savez, cette grande zone désertique avec ces incroyables pitons rocheux sur l’horizon, tellement typiques du Far West. Eh ben, c’est là. Comme personne ne m’attendait à la gare, je me suis fait reconduire sur la propriété de mon mari. Je les ai trouvé là, lui, sa fille et ses deux fils du premier lit, criblés de balles et couchés en posture pré-funéraire sur les tables qui devaient servir pour notre repas de noces. Les invités étaient là, eux aussi, mais tous vêtus de noir…

Me voici donc subitement veuve, seule et parfaitement paumée dans l’Ouest. J’hérite de cette manière de ranch bizarre, en plein désert. La propriété s’appelle Sweetwater («eau douce» — rebaptisée La Source Fraîche dans la vf du film) mais pour le coup, il y a que du roc et du sable. Si c’est un pactole, c’est pas un pactole agraire ou pastoral, en tout cas. L’ambiance ici est passablement désâmée, terrifiante pour tout dire. Il y a comme une violence latente dans ce pays. Tout y est étrange, fou raide en fait. Je ne sais pas quelle pègre locale a bien pu assassiner mon pauvre mari mais je ne souhaite en rien subir le même sort. Ceci dit, tout semble aussi confirmer cette idée cinglée d’un trésor étrange profondément enfouis en ces lieux. Mais où est-il? Par acquis de conscience, je me mets à fouiller la maison. Je ne trouve ni pièces d’or ni billets de banques. Je ne trouve que des maquettes. Des maquettes en bois, fort jolies, d’édifices publics et de maisons. Comme une manière de ville jouet. Je suis motivée par l’appât du gain, je le dis sans complexe. Mais je suis aussi motivée par une curiosité dévorante. Qu’est ce que c’est que ce coup d’argent mirobolant de Brett McBain, son trésor, sa vision, sa passion?… Cela a quelque chose à voir avec ce lieu, cette propriété, ce bled. Mais où creuser, où fouiller pour dégotter le gros lot? Je ne sais pas comment faire et je manque de temps.

Je manque indubitablement de temps parce qu’il y a ici toute une faune humaine qui traîne dans les coins. On se croirait vraiment dans le fin fond du Far West. Y a toujours dix pistolets qui rôdent. D’abord il y a ce type sang-mêlé. Les autres l’appellent Harmonica (joué par Charles Bronson), parce qu’il est toujours à jouer de son harmonica à la noix. Enfin, jouer… disons qu’il respire dedans, sans plus. Il faudrait vraiment un grand compositeur pour construire un thème musical à partir de ça (musique du film composée par Ennio Morricone). Je ne comprends pas les motivations de ce type, Harmonica. C’est pas le fric ou le pouvoir, en tout cas. Il s’est fait tirer dessus, en plus, il a un trou de pétoire dans une des manches de sa veste. J’ai assisté, au relais de poste (roadhouse) de Flagstone, à sa rencontre hiératique avec un autre des oiseaux de mauvais augure du coin, un dénommé Cheyenne (joué par Jason Robards). Lui, c’est certainement un repris de justice. Mazette, lorsque je l’ai vu la première fois, il portait une grosse paire de menottes. Il venait au relais de poste pour se faire couper les chaînes et retirer les menottes des mains, par le maréchal-ferrant. Il est entouré d’un halo musical lui aussi. Une sorte de petite ballade de banjo enlevante et très bien orchestrée: l’air du Cheyenne. Barbu comme un satyre, assez bel homme, ce Cheyenne est en plus toujours flanqué d’une sarabande de sbires. Ils portent tous des cache-poussières caractéristiques, le signe distinctif de leur bande, certainement. Cela a d’ailleurs attiré l’attention de l’homme à l’harmonica, qui a laissé entendre qu’il avait eu maille à partir avec des cache-poussières analogues, troués de plomb depuis. Cela a bien interloqué le Cheyenne qui semble ne pas trop apprécier que des types fringués comme ses séides fassent le coup de feu en ville, sans qu’il n’en sache rien.

Enfin, vous voyez l’ambiance. Et ça risque pas de s’arranger ou de se simplifier, attendu que le chemin de fer s’en vient, parait-il. Oui, oui, le Transcontinental, rien de moins. Et ça, le chemin de fer, ça a bien l’air de traîner toute une pègre dans son sillage. J’envisage donc de vendre au plus vite cette propriété au mystère insoluble et de rentrer en Louisiane, sans demander mon reste. Pas si simple, malheureusement. D’abord, quand j’ai le malheur de rester dans cette maison quelques temps, on m’y rend visite. Le plus assidu (le plus sympathique aussi, il faut l’admettre), c’est justement Cheyenne. Il me regarde avec des yeux à la fois tendres et dévorateurs. Il me dit que je lui rappelle sa mère, il me demande si j’ai fait le café. Enfin, vous voyez le genre. Malgré le fait qu’il est un bandit, il y a une droiture chez cet homme, comme une sorte de rigueur archaïque. Il s’est d’ailleurs toujours comporté comme un parfait gentleman. Un peu âpre, un peu campagne, mais l’un dans l’autre, charmant. Mon autre visiteur, Harmonica, est resté très correct, lui aussi d’ailleurs, enfin, dans son registre… Il est plus intelligent, lui, plus pervers et hargneux aussi, plus mystérieux, surtout.

Mais le seul visiteur que j’appréhende vraiment, celui que j’attends avec une terreur dissimulée, c’est le tueur inconnu qui a trucidé froidement mon mari et ses enfants. Il finit par se pointer, du reste. C’est un grand cruel du nom de Frank (joué par Henry Fonda). J’ai vu des hommes dangereux dans ma vie de putain mais celui-là les dépasse tous d’une longueur, dans sa hauteur. C’est un crotale tranquille. Quand Frank fait son apparition, il ne me reste qu’une seule solution pour sauver mon existence: faire la putain, justement. Je le séduis charnellement. C’est ni intéressant ni inintéressant. Du travail de pute, sans plus. Mais au moins, ça me permet de gagner du temps, car Frank envisage froidement de me tuer comme il a tué McBain. C’est à cette petite propriété complètement pourrie qu’ils en ont. Mais pourquoi donc? Bon tant pis, on verra plus tard. Je retourne en ville. Il faut absolument que je prenne un bon bain. Il fait si chaud dans ce trou.

.

Il y a cinquante ans, Sergio Leone nous donnait son western le plus léché, le plus achevé: C’era una volta il West — Once upon a time in the West — Il était une fois dans l’Ouest. Misogyne maladif, habituellement incapable d’installer significativement la femme au cœur de ses histoires de cow-boys en bois brut, Leone y arrive ici magistralement, avec l’aide solide et articulée de Sergio Donati, Dario Argento et Bernardo Bertolucci pour l’écriture du script. Claudia Cardinale, amie de Sergio Leone, s’est lancée dans cette aventure en toute confiance, sans même lire ledit script. Elle nous campe une Jill McBain plus grande que nature. On a ici un des très intéressants regards de femme sur le monde enfumé, mythologique et pétaradant de l’Ouest. Madame Cardinale est aujourd’hui (2018) la dernière survivante de la prestigieuse distribution de ce film, considéré comme un des grands chefs d’œuvres cinématographiques du siècle dernier, tous genres confondus.

Il était une fois dans l’Ouest, 1968, Sergio Leone, film italien avec Claudia Cardinale, Henry Fonda, Charles Bronson, Jason Robards, Gabriele Ferzetti, Frank Wolff, 180 minutes.

.

Jill McBain (jouée par Claudia Cardinale)

Jill McBain (jouée par Claudia Cardinale)

Posted in Cinéma et télé, Civilisation du Nouveau Monde, Commémoration, essai-fiction, Monde, Musique, Sexage | Tagué: , , , , , , , , , , , , | 15 Comments »

LES ANGES S’ENVOLENT… en musique

Posted by Ysengrimus sur 1 février 2018

LES ANGES EN VOL de Heri Dono

LES ANGES EN VOL de Heri Dono

.

Cet ouvrage est paru il y a déjà dix ans. L’expérience est si simple et pourtant tellement inhabituelle. On fait jouer le disque compact de Doucet et on s’installe avec le recueil poétique de Lagacé sous les yeux. Trois titres chamarrent cette rhapsodie poétique de 114 pages: Ailes rognées, Ailes régénérées, Ailes déployées. À travers une poéticité libre et dépouillée, où perlent discrètement quelques clins d’œil à Trenet et à Brel (Il m’apporte des bonbons et des fleurs périssables – p. 103) se profile implacablement une narration. La narration sourde, à la fois ferme et ondoyante, d’un drame ourdi. La manipulation émotive, la tourmente lancinante du tourment lancinant, le paradoxe acide et destructeur du double message, les ragots faux jetons du visage à deux faces, l’autre, la manipe, la torture, la déroute, la révolte, la torture, la torture, la révolte, la révolte, la révolte. La plongée dans le gouffre innommable, pulpeux, onctueux, dégueu. On comprend, au fil du texte, que la parole syncopée encadre l’indicible. Et hors de tout doute, doucement et durement, cela avance, s’exprime, dénonce, se dit.

Puis, presque imperceptiblement, c’est la remontée, la reconstitution, la reconstruction, la rédemption. Son drame dominé au mieux, et de mieux en mieux, le poète s’affranchit, se libère. Il se décloisonne, s’épivarde, s’éblouit, s’envole. Il voyage, il se mondialise, il explore, il y va, il en vient, il réinvestit le bercail…

De temps en temps
Stockholm descend sur moi
Et je me prends
À la défendre
 
De temps à autre
Massada remonte en moi
Et je me prends
À faire silence
 
Des fois rarement
De plus en plus souvent
Montréal et moi
Nous nous prenons
À faire abstraction
(p.72)

La poésie et la musique (musique ET poésie doublement DE FOND) s’allient pour donner le fond du drame et de la rédemption qui nous investit et nous submerge. Musique, musicalité, poéticité, conceptualisation. Singulière triade, je ressens, je compatis, je pense. Le texte est dans tête, la musique est physique (Lucien Francoeur)… et la poésie est juste entre les deux. La triade: musique, poésie, pensée. Je souffre et m’affranchit, avec Lagacé, avec les trahis et les tourmentés du monde. Ils et elles ont tourné irrémédiablement le dos à leur statut hors sujet, hors thème, hors propos, faux, honni, nul, non avenu, de victime.

Pour la facette musicale, signée Doucet, en vrac, j’ai repensé à Pierre Henry, à Stockhausen, à Erik Satie, à Poulenc, à Ennio Morricone, à un copain musicien à moi mort en 2006 du nom de James Tenney et, en un fugitif moment, à Pink Floyd. Les plages 14 et 15 sublimement dominées par un piano rond, dense et ample m’ont transporté. La tension d’accompagnement est juste, si juste. Musique de fond, dans les deux sens du terme.

Le tout se conclut, en un point d’orgue élevé, poignant et profondément rationnel, sur un court essai d’une page et demi intitulé simplement Postface. Sublimement mûr et lucide, Lagacé nous signale le caractère socio-historique de l’émergence de la pulsion tortionnaire et exprime sereinement son rejet d’une diabolisation individualisante de la génitrice du drame dont sa poésie est tragiquement lacérée. Cela inspire un grand respect… voué lui-même au plus décapant des relativismes…

Le respect est une couleur inconnue
Ornant un drapeau de vapeurs
Qui bat au vent des planètes
Où il n’y a pas d’atmosphère
(p. 18)

À lire. À écouter. À découvrir

Francis Lagacé, Érick Doucet (2008), Les anges s’envolent (livre-disque), Les Écrits francs, Montréal, 118 p et un disque compact musical de 16 plages (64 minutes).

Posted in Citation commentée, Civilisation du Nouveau Monde, Commémoration, Poésie | Tagué: , , , , , , , , , | 10 Comments »