
Je m’appelle Jill McBain (je suis jouée par Claudia Cardinale) et, pendant un certain temps, j’ai exercé le plus vieux métier du monde dans une maison close chic de la Nouvelle Orléans. Puis j’ai rencontré ce type, ce Brett McBain. Ah, c’était pas le plus beau gaillard du coin mais il y avait quelque chose en lui, comme une vigueur, une ardeur et une passion. Il m’a chanté la chanson qu’ils chantent tous: Tu mérites mieux que ça, ce métier là c’est pas pour une femme comme toi, etc… Mais, je sais pas pourquoi, quand ces phrases convenues tombaient de ses lèvres à lui, elles sonnaient soudain incroyablement juste, comme une musique. Elles me faisaient entendre une musique justement, dans ma tête. Une sorte de rengaine endiablée de piano de barrelhouse dansant, comme celles qu’on entend, en fond, dans les saloons de l’Ouest.
Puis ce Brett McBain s’est mis à me raconter que, là-bas, dans l’Ouest, il avait fait un coup d’argent mirifique, qu’une fortune colossale l’attendait. Je n’ai jamais douté une seconde de ses propos. J’avais raison d’ailleurs. Mon nouvel amoureux était parfaitement sincère. Il était fou, visionnaire, foutu mais sincère. Alors, sur un coup de tête aussi fou et visionnaire, on s’est mariés (en reportant le repas de noces à un peu plus tard). Puis il est retourné en Arizona. Nous sommes alors en 1870 et l’Arizona est encore un territoire. C’est le Far West, au sens absolu et mythique du terme. Au sens réel aussi. Quelques temps après notre mariage intime et son départ, je suis allé rejoindre Brett, par le chemin de fer. J’ai débarqué dans un petit bled méconnu (parce que fictif) du nom de Flagstone. C’est dans le coin de l’extraordinaire Monument Valley, vous savez, cette grande zone désertique avec ces incroyables pitons rocheux sur l’horizon, tellement typiques du Far West. Eh ben, c’est là. Comme personne ne m’attendait à la gare, je me suis fait reconduire sur la propriété de mon mari. Je les ai trouvé là, lui, sa fille et ses deux fils du premier lit, criblés de balles et couchés en posture pré-funéraire sur les tables qui devaient servir pour notre repas de noces. Les invités étaient là, eux aussi, mais tous vêtus de noir…
Me voici donc subitement veuve, seule et parfaitement paumée dans l’Ouest. J’hérite de cette manière de ranch bizarre, en plein désert. La propriété s’appelle Sweetwater («eau douce» — rebaptisée La Source Fraîche dans la vf du film) mais pour le coup, il y a que du roc et du sable. Si c’est un pactole, c’est pas un pactole agraire ou pastoral, en tout cas. L’ambiance ici est passablement désâmée, terrifiante pour tout dire. Il y a comme une violence latente dans ce pays. Tout y est étrange, fou raide en fait. Je ne sais pas quelle pègre locale a bien pu assassiner mon pauvre mari mais je ne souhaite en rien subir le même sort. Ceci dit, tout semble aussi confirmer cette idée cinglée d’un trésor étrange profondément enfouis en ces lieux. Mais où est-il? Par acquis de conscience, je me mets à fouiller la maison. Je ne trouve ni pièces d’or ni billets de banques. Je ne trouve que des maquettes. Des maquettes en bois, fort jolies, d’édifices publics et de maisons. Comme une manière de ville jouet. Je suis motivée par l’appât du gain, je le dis sans complexe. Mais je suis aussi motivée par une curiosité dévorante. Qu’est ce que c’est que ce coup d’argent mirobolant de Brett McBain, son trésor, sa vision, sa passion?… Cela a quelque chose à voir avec ce lieu, cette propriété, ce bled. Mais où creuser, où fouiller pour dégotter le gros lot? Je ne sais pas comment faire et je manque de temps.
Je manque indubitablement de temps parce qu’il y a ici toute une faune humaine qui traîne dans les coins. On se croirait vraiment dans le fin fond du Far West. Y a toujours dix pistolets qui rôdent. D’abord il y a ce type sang-mêlé. Les autres l’appellent Harmonica (joué par Charles Bronson), parce qu’il est toujours à jouer de son harmonica à la noix. Enfin, jouer… disons qu’il respire dedans, sans plus. Il faudrait vraiment un grand compositeur pour construire un thème musical à partir de ça (musique du film composée par Ennio Morricone). Je ne comprends pas les motivations de ce type, Harmonica. C’est pas le fric ou le pouvoir, en tout cas. Il s’est fait tirer dessus, en plus, il a un trou de pétoire dans une des manches de sa veste. J’ai assisté, au relais de poste (roadhouse) de Flagstone, à sa rencontre hiératique avec un autre des oiseaux de mauvais augure du coin, un dénommé Cheyenne (joué par Jason Robards). Lui, c’est certainement un repris de justice. Mazette, lorsque je l’ai vu la première fois, il portait une grosse paire de menottes. Il venait au relais de poste pour se faire couper les chaînes et retirer les menottes des mains, par le maréchal-ferrant. Il est entouré d’un halo musical lui aussi. Une sorte de petite ballade de banjo enlevante et très bien orchestrée: l’air du Cheyenne. Barbu comme un satyre, assez bel homme, ce Cheyenne est en plus toujours flanqué d’une sarabande de sbires. Ils portent tous des cache-poussières caractéristiques, le signe distinctif de leur bande, certainement. Cela a d’ailleurs attiré l’attention de l’homme à l’harmonica, qui a laissé entendre qu’il avait eu maille à partir avec des cache-poussières analogues, troués de plomb depuis. Cela a bien interloqué le Cheyenne qui semble ne pas trop apprécier que des types fringués comme ses séides fassent le coup de feu en ville, sans qu’il n’en sache rien.
Enfin, vous voyez l’ambiance. Et ça risque pas de s’arranger ou de se simplifier, attendu que le chemin de fer s’en vient, parait-il. Oui, oui, le Transcontinental, rien de moins. Et ça, le chemin de fer, ça a bien l’air de traîner toute une pègre dans son sillage. J’envisage donc de vendre au plus vite cette propriété au mystère insoluble et de rentrer en Louisiane, sans demander mon reste. Pas si simple, malheureusement. D’abord, quand j’ai le malheur de rester dans cette maison quelques temps, on m’y rend visite. Le plus assidu (le plus sympathique aussi, il faut l’admettre), c’est justement Cheyenne. Il me regarde avec des yeux à la fois tendres et dévorateurs. Il me dit que je lui rappelle sa mère, il me demande si j’ai fait le café. Enfin, vous voyez le genre. Malgré le fait qu’il est un bandit, il y a une droiture chez cet homme, comme une sorte de rigueur archaïque. Il s’est d’ailleurs toujours comporté comme un parfait gentleman. Un peu âpre, un peu campagne, mais l’un dans l’autre, charmant. Mon autre visiteur, Harmonica, est resté très correct, lui aussi d’ailleurs, enfin, dans son registre… Il est plus intelligent, lui, plus pervers et hargneux aussi, plus mystérieux, surtout.
Mais le seul visiteur que j’appréhende vraiment, celui que j’attends avec une terreur dissimulée, c’est le tueur inconnu qui a trucidé froidement mon mari et ses enfants. Il finit par se pointer, du reste. C’est un grand cruel du nom de Frank (joué par Henry Fonda). J’ai vu des hommes dangereux dans ma vie de putain mais celui-là les dépasse tous d’une longueur, dans sa hauteur. C’est un crotale tranquille. Quand Frank fait son apparition, il ne me reste qu’une seule solution pour sauver mon existence: faire la putain, justement. Je le séduis charnellement. C’est ni intéressant ni inintéressant. Du travail de pute, sans plus. Mais au moins, ça me permet de gagner du temps, car Frank envisage froidement de me tuer comme il a tué McBain. C’est à cette petite propriété complètement pourrie qu’ils en ont. Mais pourquoi donc? Bon tant pis, on verra plus tard. Je retourne en ville. Il faut absolument que je prenne un bon bain. Il fait si chaud dans ce trou.
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Il y a cinquante ans, Sergio Leone nous donnait son western le plus léché, le plus achevé: C’era una volta il West — Once upon a time in the West — Il était une fois dans l’Ouest. Misogyne maladif, habituellement incapable d’installer significativement la femme au cœur de ses histoires de cow-boys en bois brut, Leone y arrive ici magistralement, avec l’aide solide et articulée de Sergio Donati, Dario Argento et Bernardo Bertolucci pour l’écriture du script. Claudia Cardinale, amie de Sergio Leone, s’est lancée dans cette aventure en toute confiance, sans même lire ledit script. Elle nous campe une Jill McBain plus grande que nature. On a ici un des très intéressants regards de femme sur le monde enfumé, mythologique et pétaradant de l’Ouest. Madame Cardinale est aujourd’hui (2018) la dernière survivante de la prestigieuse distribution de ce film, considéré comme un des grands chefs d’œuvres cinématographiques du siècle dernier, tous genres confondus.
Il était une fois dans l’Ouest, 1968, Sergio Leone, film italien avec Claudia Cardinale, Henry Fonda, Charles Bronson, Jason Robards, Gabriele Ferzetti, Frank Wolff, 180 minutes.
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Jill McBain (jouée par Claudia Cardinale)
LES ANGES S’ENVOLENT… en musique
Posted by Ysengrimus sur 1 février 2018
LES ANGES EN VOL de Heri Dono
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Cet ouvrage est paru il y a déjà dix ans. L’expérience est si simple et pourtant tellement inhabituelle. On fait jouer le disque compact de Doucet et on s’installe avec le recueil poétique de Lagacé sous les yeux. Trois titres chamarrent cette rhapsodie poétique de 114 pages: Ailes rognées, Ailes régénérées, Ailes déployées. À travers une poéticité libre et dépouillée, où perlent discrètement quelques clins d’œil à Trenet et à Brel (Il m’apporte des bonbons et des fleurs périssables – p. 103) se profile implacablement une narration. La narration sourde, à la fois ferme et ondoyante, d’un drame ourdi. La manipulation émotive, la tourmente lancinante du tourment lancinant, le paradoxe acide et destructeur du double message, les ragots faux jetons du visage à deux faces, l’autre, la manipe, la torture, la déroute, la révolte, la torture, la torture, la révolte, la révolte, la révolte. La plongée dans le gouffre innommable, pulpeux, onctueux, dégueu. On comprend, au fil du texte, que la parole syncopée encadre l’indicible. Et hors de tout doute, doucement et durement, cela avance, s’exprime, dénonce, se dit.
Puis, presque imperceptiblement, c’est la remontée, la reconstitution, la reconstruction, la rédemption. Son drame dominé au mieux, et de mieux en mieux, le poète s’affranchit, se libère. Il se décloisonne, s’épivarde, s’éblouit, s’envole. Il voyage, il se mondialise, il explore, il y va, il en vient, il réinvestit le bercail…
La poésie et la musique (musique ET poésie doublement DE FOND) s’allient pour donner le fond du drame et de la rédemption qui nous investit et nous submerge. Musique, musicalité, poéticité, conceptualisation. Singulière triade, je ressens, je compatis, je pense. Le texte est dans tête, la musique est physique (Lucien Francoeur)… et la poésie est juste entre les deux. La triade: musique, poésie, pensée. Je souffre et m’affranchit, avec Lagacé, avec les trahis et les tourmentés du monde. Ils et elles ont tourné irrémédiablement le dos à leur statut hors sujet, hors thème, hors propos, faux, honni, nul, non avenu, de victime.
Pour la facette musicale, signée Doucet, en vrac, j’ai repensé à Pierre Henry, à Stockhausen, à Erik Satie, à Poulenc, à Ennio Morricone, à un copain musicien à moi mort en 2006 du nom de James Tenney et, en un fugitif moment, à Pink Floyd. Les plages 14 et 15 sublimement dominées par un piano rond, dense et ample m’ont transporté. La tension d’accompagnement est juste, si juste. Musique de fond, dans les deux sens du terme.
Le tout se conclut, en un point d’orgue élevé, poignant et profondément rationnel, sur un court essai d’une page et demi intitulé simplement Postface. Sublimement mûr et lucide, Lagacé nous signale le caractère socio-historique de l’émergence de la pulsion tortionnaire et exprime sereinement son rejet d’une diabolisation individualisante de la génitrice du drame dont sa poésie est tragiquement lacérée. Cela inspire un grand respect… voué lui-même au plus décapant des relativismes…
À lire. À écouter. À découvrir
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