
Ysengrimus (Paul Laurendeau): Dominique Garand, vous publiez avec deux collaborateurs (Laurence Daigneault Desrosiers et Philippe Archambault) un ouvrage intitulé Un Québec polémique – Éthique de la discussion dans les débats public (Hurtubise, 2014, 450 p.). L’ouvrage, dont le titre est très explicitement le programme, comprend huit chapitres et trois annexes et on va prendre le temps de le retraverser ici, un petit peu, tranquillement, entre nous, car il y a là beaucoup de choses susceptibles d’intéresser les lecteurs et les lectrices du Carnet d’Ysengrimus. Dans votre Introduction (pp 15-31) vous signalez la présence (pour ne pas dire l’omniprésence) d’un désir de pouvoir supplantant l’aspiration à une vérité effective et vous exemplifiez, souvent savoureusement, sa manifestation dans l’agora du débat public québécois. Assumant une prise de parti implicitement prescriptive, vous invoquez l’Éthos comme motivation (tendancielle autant que déficiente) et angle d’analyse de l’appréhension du polémique proposé par votre équipe. Qu’est-ce que c’est donc que cet Éthos crucial qui semble manquer autant à votre objet qu’à nos consciences? Parlez-m’en donc un petit peu, que je m’en inspire au mieux, en ouverture d’échange avec vous.
Dominique Garand: L’Ethos est une notion très ancienne, proposée par Aristote dans sa Rhétorique. Il en fait l’un des piliers de tout discours persuasif, avec le Logos et le Pathos. Aristote a compris que le Logos, c’est-à-dire les arguments démonstratifs en bonne et due forme, ne peut assurer à lui seul l’efficacité du discours. Ce dernier doit en outre émouvoir (on a là le Pathos) et il doit être tenu par une personne digne de confiance, une personne en d’autres termes qui nous apparaît à la fois vertueuse et compétente. Il importe de préciser que pour Aristote, cette mise en confiance de l’auditoire doit s’opérer dans le discours même, en dehors de toute considération sur l’individu en tant que tel. Les rhéteurs latins, comme Cicéron et Quintilien, ont quant à eux intégré à la notion des éléments extra-discursifs comme la réputation préalable de l’orateur, la reconnaissance dont il jouit avant même de prendre la parole (est-il, par exemple, titulaire d’un diplôme? a-t-il de l’expérience dans le domaine dont traite son discours? etc.). Cela peut même déborder sur des données comme la race, le sexe, l’âge, la profession, et ainsi de suite. Dans notre livre, nous avons recensé toutes ces «qualités» et nous avons tenté de montrer de quelle manière elles pouvaient conditionner la réception d’un discours. Dans votre question, vous évoquez un «manque» que notre livre chercherait à pointer du doigt. J’aimerais qu’on ne se méprenne pas sur ce manque. En réalité, tout discours est pétri d’Ethos, donnée incontournable puisqu’une prise de parole ou une prise de parole met inévitablement en scène une figure d’énonciateur. Ce qui manque, c’est la reconnaissance de cette composante, la reconnaissance entre autre du rôle que l’Ethos peut jouer dans les débats. Je viens de soutenir qu’une image de l’énonciateur peut être dégagée de tout discours. Or, il arrive que cette dimension plus ou moins implicite se mette à occuper le devant de la scène et que la personne de l’énonciateur devienne l’objet même du débat. C’est particulièrement le cas dans l’échange polémique où l’adversaire se voit bien souvent visé dans ce qu’il est, tout autant sinon plus que dans les thèses qu’il défend. Dans ce cas, la construction de l’Ethos se dédouble en un Ethos valorisé (celui de l’énonciateur) et un Ethos dévalorisé, qu’on appellera donc un Anti-Ethos, qui est une figuration de la personne de l’opposant.
Y.: Très bien. Et cela nous mène directement au chapitre premier de votre ouvrage dont le titre est Pierre Foglia et Jean Larose: Scénographies discordantes. Ce chapitre, d’ailleurs passionnant, nous ramène circa 1994 et analyse une empoigne épique du temps entre un journaliste et chroniqueur, Pierre Foglia et un ponte mi-médiatique mi-universitaire, Jean Larose. Bon, la passe d’arme est analysée amplement, les lecteurs et les lectrices pourront aller voir ça. C’est le cas typique du journaliste (faussement) philistin et (vraiment) populaire crêpant l’universitaire (faussement) savant et (vraiment) élitaire. Un cas d’espèce, en quelque sorte. Bien québécois, en plus (les Français ne feraient pas du tout ça comme ça). Mais il y a ici un fait intrigant qui est solidement relié à l’Ethos tel que vous venez de nous le décrire (surtout le traitement qu’en font les romains du reste, que je soupçonne, mythologie des credentials oblige, d’être passablement plus proche du nôtre que celui d’Aristote). Ce fait, c’est ce que vous nous signalez à propos de l’univers mondain d’un de ces protagonistes. Vous nous expliquez (p. 37) que, dans un contexte culturel et institutionnel élargi n’ayant à peu près rien à voir avec le débat analysé, Jean Larose va, en une petite décennie (1994-2004), se trouver dépouillé de ses différents objets de prestige, perdant notamment son émission littéraire radiophonique et ses différents points de contact avec le grand public, via les médias. Cela m’amène quand même à me demander, Ethos à la romaine oblige, si la victoire ou la défaite polémique ne se joue pas en dernière instance dans le monde social et de façon finalement passablement autonome du débat verbal même, de son contenu, de sa dynamique propre. Dans la joute entre Foglia et Larose, finalement, l’un dans l’autre, c’est le perdant sociologique qui a perdu, sans moins sans plus.
D.G.: Remarque pertinente. L’issue de nos débats est-elle jouée d’avance au gré de forces qui dépassent notre pouvoir de penser et la puissance de notre parole? Vous voyez qu’en suivant cette pente, on peut facilement tomber dans le nihilisme. C’est une voie que je refuse, par principe. Le regard sociologique nous place devant des constats que nous devons regarder en face, mais qui ne devraient pas nous paralyser. Après tout, ce «pouvoir des maîtres de la société», de ceux qui tiennent les ficelles, il prend aussi racine quelque part, il est analysable (vous êtes marxiste, Ysengrimus, vous savez donc que ça ne suffit pas mais que c’est déjà beaucoup). Ce qu’il faut voir aussi, dans le cas qui nous occupe, c’est que les forces qui ont fini par sortir Larose du jeu (partiellement) étaient déjà présentes avant sa sortie de 1994. Et c’est précisément contre elles qu’il a pondu ce brûlot, en tirant dans toutes les directions et peut-être pas de la manière la plus avisée (mon chapitre pointe du doigt quelques pièges auxquels il a succombé). Par la suite, il a polémiqué plus directement avec la direction de Radio-Canada. La Société d’État a eu le dessus, c’est certain, ce qui ne veut pas dire que Larose soit un perdant dans l’absolu. Il a continué d’occuper la fonction qui lui était dévolue, celle d’enseigner. Je pense aussi qu’il a misé sur le temps, c’est en tout cas une ambition qui se laisse lire dans son pamphlet: je perds maintenant, mais les générations futures me donneront raison. Le principe est beau, mais je ne crois pas qu’il ait réussi sur ce plan. Il lui a manqué une œuvre littéraire qui aurait été la manifestation évidente de cette souveraineté de la parole qu’il revendiquait. La souveraineté, c’est un peu comme Dieu, on ne peut l’évoquer en vain ; et on ne peut se l’attribuer comme un attribut, un signe de pouvoir. C’est un état qui exige un saut dans le vide, un faire conséquent. Lorsqu’on se contente de l’appeler de ses vœux, c’est parfaitement stérile et même nuisible. Voilà pour Larose (qui, soit dit en passant, n’est pas un faux savant, il est au contraire plutôt érudit, mais il s’est gouré en tant que stratège, il n’a pas choisi les bonnes cibles). Qu’en est-il maintenant de Foglia? A-t-il remporté le combat? On peut dire qu’il a sauvé la face, oui, devant son lectorat. Mais plus fondamentalement, son combat, quel est-il? S’il voulait faire passer son lecteur à un niveau supérieur de compréhension des choses, il est hasardeux d’affirmer qu’il ait réussi. La société québécoise n’a rien gagné non plus à cet échange. Je vous rappelle que nous sommes en 1994, un an avant le Référendum sur la souveraineté, vous savez? Celui qui a été perdu par quelques votes… Nos deux belligérants s’affichaient alors souverainistes… Ça leur (et ça nous) fait une belle jambe, n’est-ce pas!
Y.: Cette jambe, c’est justement la cuisse de Jupiter dont ils jaillissent, en fait, ces personnages polémiqueurs de notre agora commune. Foglia, Larose ayant fait leur tour de piste, votre second chapitre, L’Ethos dans tous ses états — Exposé théorique mettant en scène Pierre Falardeau et quelques autres polémistes en fait danser d’autres sur le tréteau. Face à cette succession de personnages, incroyablement contrastés et colorés, on pense de plus en plus infailliblement à la persona, ce vieux masque du théâtre antique qui montait sur scène, exécutait son gestus et hurlait ses lignes, sans jamais montrer son vrai visage (ou celui de son modeste marionnettiste). On peut aussi évoquer les fameux types de la Commedia dell’Arte, suavement prévisibles et, de ce fait, toujours appréciés pour ce qu’ils sont et attendus tels qu’en eux-mêmes (votre analyse est d’ailleurs très théâtralisée). Les types (aussi au sens des personnes) en viennent, comme fatalement, à prendre une remarquable densité. Conséquemment, il n’est pas surprenant que ce second chapitre théorique incorpore une typologie des cibles au sein de laquelle la cible individuelle occupe une place honorable (pp 110-116) et surtout un développement crucial concernant l’argument ad hominem (pp 121-126) que tout le monde réprouve mais que tout et chacun pratique avec ardeur et constance. Vous semblez d’ailleurs lui reconnaître une certaine légitimité sourde quelque part à celui-là. Qu’en est-il?
D.G.: Je suis content que vous fassiez allusion au théâtre, voire à la Commedia dell’Arte. Comme vous l’avez constaté, je parle souvent de la mise en scène de soi dans tous ces débats. J’utilise aussi abondamment la notion de scénographie que j’emprunte à Dominique Maingueneau et qu’il a lui-même empruntée, cela va sans dire, au langage du théâtre. Lorsqu’on regarde de près les procédés des polémistes, et en particulier les procédés à l’aide desquels ils se mettent en valeur, ou à partir desquels ils dévalorisent leurs adversaires, on voit de fait apparaître des constantes, des types. On constate aussi leur remarquable redondance, comme si le langage du combat peinait à inventer de nouvelles formes (Pierre Falardeau représente à ce sujet un cas à part, en raison de l’outrance verbale, parfois poétiquement intéressante, qu’il a développée. Dans son cas, d’autres problèmes se posent que je n’exposerai pas ici.). La description des types et de ces procédés canoniques a été relativement facile. Je veux dire par là que même s’il fallait y mettre du temps et de la minutie, cela ne me confrontait pas à d’immenses problèmes intellectuels. Tout autre est le problème de l’argument ad hominem, un vrai casse-tête, vous vous en doutez bien, dans le cadre d’une réflexion qui se donne pour horizon l’éthique de la discussion. Dans un premier temps, il faut écarter toutes les idées reçues que nous entretenons à ce sujet. «Voyons comment ça intervient dans la réalité des débats», telle fut d’abord la méthode préconisée. Or, il nous a sauté aux yeux que malgré tous les dénis et propos moralisateurs sur l’argument ad hominem, il affleure constamment de manière souvent bien insidieuse. Dans un deuxième temps, force a été de constater qu’il paraissait parfois légitime, dans les nombreux cas où un individu est imputable non seulement de ce qu’il dit, mais aussi de ce qu’il fait et de ce qu’il est par rapport à ce qu’il prétend être. Il est légitime par exemple de traiter un autre de «menteur» si l’on démontre qu’il ment. La frontière éthique se joue là: il faut savoir démontrer. Mais ce n’est pas tout! La perspective éthique se double d’une perspective que nous dirons «pragmatique»: on ne mène pas un combat pour avoir l’air moral, mais pour gagner, et l’argument ad hominem, voire l’injure s’ils sont bien dosés, peuvent s’avérer efficaces. Si l’on ne veut pas succomber à l’angélisme, il faut aussi prendre cette dimension en considération. Cela n’est que suggéré dans le livre, mais j’envisage la mise en place d’une éthique qui irait au-delà du simple «respect de l’autre et des conventions de la logique argumentative», éthique dont je vois l’actualisation chez un Gombrowicz, ou encore dans le tout récent pamphlet, pourtant d’une extrême virulence, lancé par Stéphane Zagdanski contre Philippe Sollers («Pamphlilm»).
Y.: On ne mène pas un combat pour avoir l’air moral, mais pour gagner. C’est certainement un des leitmotiv qui sous-tend la situation, cette fois–ci assez douloureuse, évoquée dans le chapitre trois, signé Philippe Archambault et intitulé Qui se souvient d’Esther Delisle — Une controverse exemplaire, un exemple à ne pas suivre. Ici nos types de commedia y vont carrément. Ils optent pour un instrument qui leur est cher: la batte du zanni. En un mot: l’argument massue. C’est vrai qu’on en rêve de cet argument assommoir fatal qui enfoncerait l’adversaire dans le sol, irréversiblement clin et muet. Ici l’argument massue exploré incorpore frontalement de l’ad hominem compact dans sa machine infernale autoprotectrice. Il se formule comme suit: «Lionel Groulx était un antisémite et si vous vous objectez à ça, bien vous êtes aussi antisémites que lui…» (p. 168). Mais… par un effet de rebond digne des plus criards de tous nos dessins animés, c’est la personne qui a lancé l’argument qui finit enfoncée par sa propre massue au point de tout simplement disparaître de l’espace symbolique. Est-ce là un fait strictement conjoncturel (procédant de cette série d’échanges spécifiques de 1991, sur un sujet fatalement sensible et hautement susceptible de devenir virulent) ou ne se retrouve t’on pas devant une mécanique plus dialectiquement sentie, celle selon laquelle l’argument fatal l’est autant sinon plus pour l’argumentation même ou pour celui ou celle qui la porte? Pour vraiment couler l’adversaire faut-il aller jusqu’à saborder l’intégralité du navire du débat même? Est-ce que vaincre finalement, c’est faire taire tous les partis sur une question?
D.G.: L’affaire Esther Delisle nous donne l’exemple d’un débat où le point Godwin fut touché en une réplique et quart. Échafaudé sur du faux (ou plutôt sur du faussement vrai ou du vrai falsifié), il a vite plongé l’échange dans l’irréalité. L’objet du débat était plus imaginaire qu’autre chose. Philippe Archambault expose avec clarté comment le «débat» a été orchestré par certains médias à des fins sensationnalistes. La revue L’Actualité ouvre le bal en faisant état d’une thèse de doctorat que son jury menace de rejeter. Depuis quand les médias s’intéressent-il d’aussi près aux affaires universitaires? Mais le journaliste flaire une histoire comme on les aime, mettant en vedette une jeune doctorante persécutée du fait qu’elle aurait mis le doigt sur le refoulé du nationalisme: l’antisémitisme et le caractère fascisant du père de cette idéologie québécoise, Lionel Groulx. Des spécialistes ont beau démontrer par a + b que la thèse contient des erreurs factuelles et méthodologiques, les jeux sont faits dès le départ et les rôles sont assignés. À partir de là, l’irréalité ne fait que s’accroître de son ombre: percevant que la cible visée par la thèse est moins Lionel Groulx que le nationalisme québécois, les défenseurs de ce mouvement montent aux barricades et cherchent à défendre la mémoire de celui dont ils n’avaient jamais même pensé se réclamer. L’auteure de la thèse, Esther Delisle, ricane dans son coin au moindre soubresaut d’un adversaire indigné, persuadée de se trouver du côté de la «vérité qui choque» (axiome sophistiquement renversé en: ça choque, donc c’est vrai). Vous dites que l’épisode s’est avéré douloureux et c’est un fait. Ce débat s’est développé dans un climat d’hystérie pour la simple raison qu’il a été mené comme un procès: le but recherché consistait moins à mettre en lumière des faits du passé (l’idéologie des années 30) qu’à culpabiliser par association l’ensemble du mouvement nationaliste. Au moment où le Parti Québécois reprenait le pouvoir en promettant la tenue d’un référendum, un débat implanté sur de telles prémisses ne pouvait se dérouler dans un climat serein. Et l’analyse de Philippe Archambault tend à montrer comment Delisle a été habile à piéger ses opposants dans une double contrainte que vous avez bien résumée.
Y.: Et cela va nous amener implacablement vers le polémiste comme porte-parole, réel ou fantasmé, légitime ou fallacieux, d’un groupe, d’une communauté, d’un peuple. Le chapitre quatre intitulé L’affaire Mordecai Richler: discours collectifs et parole dissidente est signé Laurence Daigneault Desrosiers. On y suit les aventures ferailleuses et assez amères d’un écrivain ashkénaze montréalais de renommée internationale dont il a été, entre autres, dit qu’il donnait sciemment une mauvaise image du Québec aux yeux des anglophones du reste du continent. Tournant autour du débat linguistique au Québec, la complexe série d’échanges et d’interactions analysées ici ne met plus face à face des grandes individualités spectaculaires (quoique un peu creuses, un peu showbizz) mais les représentants, volontaires ou non, de communautés spécifiques, portant avec elles leur passé historique collectif, et obligées de disposer explicitement l’exercice identitaire au cœur du déploiement argumentatif (p. 222) un peu comme on étend bien son linge sur la corde si on veut qu’il sèche correctement. Soudain, ce ne sont plus des cabots qui pugilisent. Ce sont des hérauts qui se confrontent sur des principes directeurs engageant des communautés entières. Et la polémique, à défaut de gagner en profondeur, gagne certainement en gravité et en généralité (au bon et au mauvais sens du terme). À mesure qu’on avance, qu’on se fait doucher par les nuances et les distinguos en déferlante, dans cet exposé spécifique, une question devient absolument lancinante. Les porte-paroles sont-ils intégralement légitimes? Les discours collectifs sont-ils obligatoirement indubitables ou ne reste t-on pas finalement prisonniers, plus la crise de l’adéquation de la représentation s’intensifie, du halo brumeux et peu clair d’imputations sommaires menant directement vers les préjugés mutuels les plus rebattus se redisant tout simplement en ritournelle?
D.G.: Le cas de Mordecai Richler, brillamment analysé par Laurence Daigneault Desrosiers, montre qu’on n’est jamais tout à fait maître de son Ethos. Même un écrivain aussi indépendant que Richler, qui a toujours pris la parole en son propre nom, se voit rattrapé par des représentations collectives. Il devient représentant à son corps défendant: de la communauté juive, des anglophones du Québec. Il faut dire qu’il l’a un peu cherché, lui qui a succombé à la tentation de généraliser en produisant un portrait global du Québécois francophone. Mais sa posture polémique, autour de 1992, a mis mal à l’aise à peu près tout le monde. Malgré le prestige qui l’entourait en tant qu’écrivain de réputation internationale, on a vu ses communautés naturelles peu enclines à le coopter. Ses adversaires aussi se mirent à parler «collectivement», comme si les Ethos individuels s’éclipsaient tout à coup derrière des Ethos collectifs. Richler est-il devenu un bouc émissaire, c’est-à-dire celui contre qui se déchaîne la collectivité et autour duquel elle reconstruit sa cohésion? On aimerait le croire, mais n’idéalisons pas à outrance: je ne crois pas personnellement qu’il ait su totalement protéger sa souveraineté individuelle contre le pouvoir de récupération des collectivités. Ses interventions iconoclastes n’ont finalement pas tranché le nœud gordien: les Ethos collectifs sont restés immuables.
Y.: Et c’est justement vers les souverainetés individuelles que nous ramène en partie, après ce dense et controversé parcours, le chapitre cinq intitulé Jacques Pelletier et Jean Larose: débattre ou combattre. Revoici donc Jean Larose qui remonte sur scène. Il fait face ici à un nouveau zanni, Jacques Pelletier. Le trait original dans ce cas ci, c’est qu’ils sont du même champ institutionnel et qu’il ne serait conséquemment plus possible d’imputer leur difficulté à dialoguer à des variations de corps de représentations intellectuelles ou à des lectorats distincts. Et pourtant, ça continue de ne pas aller très bien… Le développement particulièrement piquant ici est celui s’intéressant à la création de complices (pp 296-299). Il y a bien alors une sorte de rétablissement du partenaire collectif mais ici on cherche à se l’assimiler sans nécessairement prétendre le représenter, implicitement ou explicitement. On semble plutôt croire l’avoir convaincu ou à tout le moins interpellé, titillé. En prenant connaissance de ces développements, on en vient à se demander s’il n’y a pas en fait une sorte de dialectique des constitutions de complicités se problématisant en deux pôles, un premier pôle qui serait de l’ordre de ce que les sociolinguistes appellent le we-code («Vous, mes complices, joignez-vous à moi. Je vous représente, nous sommes ensemble»), puis un second pôle qui, lui, serait de l’ordre du they-code («Ceux-ci et ceux-là sont VOS complices. Vous roulez pour eux. Ils vous appuient et cela vous démasque»). Le créateur de complices semble discrètement intégrer ses complices à lui et ouvertement accuser l’autre d’avoir les complices qui ne sont pas les siens. Ceci semble en plus se jouer, dans l’échange, en un mouvement unique. Qu’en est-il?
D.G.: Vous identifiez précisément la particularité de la controverse analysée dans ce chapitre. Dans le cas de Mordecai Richler, on était en présence d’un individu sommé de rendre des comptes à des communautés que son intervention, pourtant, ne conviait pas. Dans le cas de la querelle entre Jean Larose et Jacques Pelletier, les communautés qui se heurtent sont construites par les discours eux-mêmes. Pelletier élabore un univers référentiel où se trouve définie une «droite culturelle» formée de nostalgiques de la culture classique, élitiste et parisienne, dont son adversaire, Jean Larose, serait le plus pur représentant. Pelletier convie ses complices de la gauche à rejeter cette posture «réactionnaire». Larose, pour sa part, construit un univers référentiel transhistorique où s’affrontent une conception souveraine de la littérature et une conception qui, au contraire, l’asservit à un programme idéologique. Pelletier fait partie de ceux qui réduisent la littérature à des enjeux mesquins, d’où un appel lyrique lancé aux jeunes générations de fuir un tel enrégimentement. Mais la caractérisation du monde de l’autre connaît des amplifications surprenantes. Larose, par exemple, multiplie les amalgames entre Pelletier et la pensée fasciste, entre la gauche de son adversaire et la gauche totalitaire. Pelletier, de son côté, recourt à la tactique de la réduction: Larose n’est pas à la hauteur des modèles dont il se fait le héraut. Comme vous l’avez remarqué, l’adversaire est ici rejeté sur la base de ses relations, du «réseau» auquel il participe. On n’est pas très loin de ce sophisme communément appelé «l’argument par le partisan». Il s’agit non seulement de démoniser directement la personne de l’autre, mais de mettre en scène un univers moral globalement négatif dont l’autre serait l’incarnation exemplaire.
Y.: Le tout en grande partie de bonne foi, d’ailleurs. Pire que la mauvaise foi: la bonne foi. C’est justement cette dernière qui fait qu’un objet particulièrement crucial, dans l’univers que vous analysez, fait son apparition dans le chapitre six intitulé L’affaire LaRue: un malentendu productif?… et c’est le malentendu justement. Ici, comme ailleurs dans l’ouvrage mais avec cette fois une particulière vigueur critique, le théoricien —le métapolémiste, si j’ose dire— que vous êtes prend parti sur des effets intellectuels de fond. Il y a eu malentendu, cafouillage, maldonne. Time out! Stop c’est magique! Ce débat spécifique n’aurait pas du s’incurver de cette manière, prendre cette tangente. La rédaction de ce chapitre ne vous a-t-elle pas donné l’impression d’avoir découvert un monstre… ou alors sommes-nous de toute façon dans un corpus dont autant la virulence que la spécificité renouvelée fait que tout est monstre?
D.G.: Cette polémique, j’en ai d’abord été le témoin estomaqué au moment où elle avait cours, en 1997. Je vous confie qu’elle fut le point de départ du livre que vous tenez entre vos mains. Comment en étions-nous arrivés à vivre un tel psychodrame? Comment pouvions-nous atteindre un tel degré d’irréalité? Vous parlez de monstruosité, le terme est bien choisi: les dénonciations d’antisémitisme et de fascisme fusaient, un observateur étranger à l’affaire aurait pu croire, à la lecture de certains articles, qu’Hitler était revenu, alors que le point de départ de la chicane était une courte conférence dans laquelle une auteure d’ici, Monique LaRue, s’interrogeait sur les mutations du concept de «littérature québécoise» à l’ère des «écriture migrantes»… Présumée coupable, la malheureuse auteure de la conférence, aidée d’amis venus à sa défense, devait prouver qu’elle n’était pas fasciste, mais les plaidoyers en sa faveur furent si nombreux et unanimes que l’attaquant y vit une preuve du caractère foncièrement totalitaire de la société québécoise! Vous vous demandez dans quel état j’ai pu écrire ce chapitre? Je vous dirai que j’ai dû fournir un effort considérable pour m’en tenir à un acte d’observation. J’ai pu vérifier combien il est difficile de garder le cap sur un minimum de rationalité dans un contexte où ça s’emballe jusqu’au délire. Même quinze ans plus tard, il est ardu de ne pas céder à la logique folle d’un discours paranoïde. C’est ainsi que je le nomme devant vous, mais vous remarquerez que je me suis interdit de le faire dans mon analyse puisque j’aurais ainsi donné l’impression de prendre position (c’est la stratégies du fou, il nous pousse à bout pour ensuite mieux nous reprocher d’être contre lui). Je m’en suis donc tenu aux faits, ce dont je me félicite.
Y.: Ça se laisse lire en tout ça, quelles que soient les conclusions qu’on en tire. Je me garde le chapitre sept pour la toute fin. Passons donc tout de suite au chapitre huit intitulé Affaire Cantat: une controverse publique aux dimensions multiples. Moi, c’est indubitablement cette affaire-là qui me rend le plus émotionnel… Et la question qu’elle me suscite est la suivante et nulle autre. Est-il possible d’avancer l’argument le plus innommable qui soit en ne disant strictement rien et en mettant tout simplement un compositeur-arrangeur sous contrat pour un spectacle? Peut-on dire toute sa haine des femmes les lèvres bien closes et en se couvrant complètement? N’est-ce pas l’abjection absolue et la parade argumentative absolue dans le même mouvement que cette si troublante affaire Cantat? Dites-moi…
D.G.: J’aimerais mieux comprendre ce qui vous trouble dans cette histoire… La décision de Wajdi Mouawad de faire monter sur scène un homme qui a tué son amante?
Y.: Surtout le puissant et inattaquable infratexte misogyne que cela véhicula dans le cas d’une production dramatique intitulé Des femmes. Absolument. Mais je ne suis pas ici pour vous asséner mes vues personnelles sur les thématiques suspectes et les angles textuels biaiseux de Lionel Groulx ou de Wajdi Mouawad… et encore moins pour polémiquer avec vous. Sur l’Affaire Cantat, donc, vous nous dites que…
D.G.: Contrairement aux autres polémiques du livre, analysées à distance de plusieurs années, celle-ci a été abordée à chaud, alors que ses échos se faisaient encore entendre. Vous aurez remarqué que le parti pris analytique du livre (aborder les querelles du point de vue des rapports interpersonnels) est ici renversé: j’ai écarté tout ce qui touchait à la mise en scène de soi et de l’autre pour ne retenir que le contenu des propositions. Ce chapitre permet donc de s’y retrouver dans le dédale des thèmes et sous-thèmes que l’affaire a générés. Au fond, la préoccupation est la même: il s’agit de suivre le parcours d’un objet de débat, les bifurcations qu’il emprunte, les nœuds qu’il rencontre, ce qui est oublié en cours de route… Vous avez raison de le signaler, cette polémique a pour point de départ un projet artistique provocateur (faire monter sur scène, dans le cadre d’une œuvre théâtrale portant sur la violence faite aux femmes, un artiste déjà condamné pour le meurtre de son amante), et non un discours. Le public était donc convié à interpréter un geste dont l’intention a mis du temps à lui être expliquée. Geste, qui plus est, qui amalgamait la fiction et la «vie», ce qui nous resitue dans l’orbite de cet Ethos indistinct des propositions plus spécifiquement rationnelles. L’autre particularité de cette polémique est qu’elle a connu une fin: ceux qui s’opposaient à la présence sur scène de Bertrand Cantat ont gagné, non parce que leurs arguments étaient plus puissants, mais parce que la direction du TNM, sentant le danger, a décidé de faire marche arrière. Cela réglé, les discussions ont cessé subitement. Il m’importait donc de rappeler la série de questions morales, civiques, juridiques et esthétiques laissées en plan.
Y.: Voilà. Vous résumez très bien l’esprit de ce chapitre traitant avec doigté d’une question difficile et qui, personnellement, est un de mes préférés. Pour le reste, bon, ce sera à l’histoire de trancher. La suite de l’ouvrage est formée d’une conclusion générale, intitulée Redéfinir l’éthique de la discussion et de trois annexes (Fonction de l’ethos dans la formation du discours conflictuel ; Nomenclature des aspects rattachée à l’ethos et la bibliographie). Cela nous permet finalement de nous jeter sur le dessert du loup, le chapitre sept, intitulé. Le blogue, espace public de discussion? Dans ce chapitre jouissif, qui porte sur le gargantuesque continent polémique contemporain des blogues (journalistiques notamment), j’ai la joie d’annoncer à mes lecteurs et lectrices que vous parlez, entre autres, du Carnet d’Ysengrimus en termes ma fois, fort sympas. Il faut aller lire ça (pp 376-380). C’est donc à l’observateur théoricien qui comprend bien la dynamique interactive, même celle du cybermonde, pour l’avoir analysée à fond que je demande joyeusement, en conclusion, comment vous sentez-vous sur Le Carnet d’Ysengrimus?
D.G.: Votre Carnet, cher Ysengrimus, fait la démonstration que le cyberespace offre la possibilité de débats intelligents, approfondis et structurés. La condition première, que vous remplissez admirablement, est l’engagement actif du blogueur, qui prend le soin de répondre à ses interlocuteurs, de les ramener dans le sujet quand ça tend à déraper. Le contrat que vous avez établi avec ceux qui vous suivent est très clair, vous avez pris soin de fixer les règles du jeu. C’est donc un espace de discussion bien géré. De plus, les billets demeurent accessibles, je peux réagir à un post publié deux ans auparavant. On est donc très loin du consommer-jeter-oublier qui prévaut sur les blogues des grands journaux. On ne se présente pas sur votre blogue pour se faire voir, mais bien pour se mesurer à une pensée. Il faut dire que la vôtre est passablement organisée; vos interventions sur tel ou tel sujet s’appuient sur des présupposés philosophiques que vous avez pris soin de définir, de sorte que circuler sur votre Carnet, c’est visiter plusieurs étages d’un même édifice, des fondations jusqu’aux combles, sans oublier le jardin où il vous arrive de folâtrer. Il s’agit maintenant de voir comment vous pourriez élargir votre bassin d’interlocuteurs. Si j’ai pu contribuer à vous en amener quelques-uns, je m’en réjouis, mais sans doute faudrait-il que vous vous commettiez davantage dans les médias à large diffusion.
Y.: Un jour peut-être… en attendant, puisqu’on est entre nous (or so it seems…), je vous dis grand merci Dominique Garand d’être venu partager le fruit de vos recherches avec nous par ici. Place maintenant à la discussion…
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Dominique Garand, Laurence Daigneault Desrosiers, Philippe Archambault (2014), Un Québec polémique – Éthique de la discussion dans les débats public, Hurtubise, Communication et Littérature — Cahiers du Québec, Montréal, 450 p.
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