Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for juillet 2020

Charles III. Prévoir un roi hautement emmerdant

Posted by Ysengrimus sur 21 juillet 2020

Elizabeth II et le prince Charles, vers 1968

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Ce cuisinier va nous préparer des plats épicés…
Lénine, vers 1922 (à propos du jeune Staline)

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Les nations du monde se sont installées dans l’habitude distraite et tranquille de prendre Elizabeth II d’Angleterre et du Canada pour acquis. Encore impératrice coloniale intégrale en 1952, lors de son accession au trône, cette figure incontournable a fait atterrir le gros avion poussif de l’impérialisme britannique sans trop casser de bois. Une gageure. Translucide, constitutionnelle, intangible, solide, Elizabeth II nous a habitué à une souveraine qui faisait partie des meubles, tenait sa place et laissait la modernité institutionnelle s’installer, sans ruer dans les brancards. Cette situation ne change strictement rien au fait que, constitutionnelle ou absolue, la monarchie a beaucoup de pouvoir. Cette institution diaphane tient le coup, comme configuration strictement protocolaire et pro forma, parce que la reine actuelle ne cherche pas noise aux appareils étatiques sur lesquels elle repose. Mais même si ça dure depuis bientôt sept décennies, c’est et ça demeure globalement conjoncturel, au sein du plus vaste tableau des choses. Si un des rois succédant à Elizabeth II se prend à vouloir jouer subitement les Monsieur Veto, il est capable de donner pas mal de fil à retordre à ses commettants, gouvernement du Canada inclusivement.

Cet emmerdeur suprême, ça pourrait très bien être Charles III. Ce septuagénaire flegmatique est actif depuis des années dans toutes sortes de domaines et les longues saisons creuses que la reine a passé dans le protocolaire et le pro forma, il les a passé, lui, dans les levées de fonds et l’affairisme caritatif. Ce personnage passablement protéiforme opère autour de réseaux de pouvoirs argentiers internationaux beaucoup plus confidentiels et actifs que l’entourage convenu et armaturé de la reine. Charles et son florilège de fondations, c’est un peu le paradis fiscal de la monarchie britannique, en quelque sorte. Si la vie d’Elizabeth II a été de gouverner discrètement un empire politique en lent déclin, la vie de Charles a été de gérer ouvertement un empire financier en lente croissance.

Le pouvoir opaque du fric. Depuis des années, le prince Charles brasse des affaires. Les avoirs financiers qu’il contrôle sont délimités de façon brumeuse, tant du point de vue comptable que du point de vue fiscal, et conséquemment leurs contours et leur ampleur sont mal connus. Les contacts internationaux de Charles sont imposants et efficaces. Il peut, s’il le veut, mobiliser des alliances et faire circuler des fonds, dans des montages financiers subtils et variés. L’univers soi-disant philanthropique et caritatif qu’il contrôle, en tout ou en partie, ne doit pas faire illusion. C’est un empire discret, opaque, où tout est possible, vastes fiefs fonciers à l’ancienne autant qu’évasion fiscale et blanchiment d’argent. Ce qui compte le plus, pour la suite des choses, c’est que Charles agit, dans ce monde. Il est au cœur du dispositif. Non élu, il fonctionne beaucoup plus, au sein de cette structure polymorphe, comme un PDG que comme un prince héritier, un sénateur ou un gouvernant. Tant son prestige que son impunité avantagent les alliances qu’il établit sur l’échiquier monde. Il a les mains plus libres que la reine mais il a aussi les mains liées, un peu comme les auraient, disons, un grand chef de pègre. Rien de ce qu’il entreprend n’est innocent ou exempt d’intérêts. Propriétaire foncier, entrepreneur immobilier, grand brocanteur patrimonial, investisseur, brasseur d’affaires, Charles voit à tout, s’occupe de tout. Il a des grosses journées de travail et le protocolaire et le pro forma constituent encore la part congrue de ses activités. Il ne s’encombre ni des contraintes empesées du règne ni des obligations papillonnantes du gouvernement. Il mène ses affaires de fric et de lobby en douceur et il y institue solidement une habitude dont il se départira fort difficilement: celle de commander explicitement et de faire bouger des grosses batteries, sans rendre de comptes.

Un patron autoritaire. Tout ceux qui ont travaillé directement pour Charles le disent, en sous-main ou ouvertement: c’est un autoritaire. C’est un patron exigeant et les poses syndicales ne font pas partie des comportements qu’il concède. Charles opère dans un espace bien plus managérial que royal. Il n’a pas à s’encombrer de la dimension protocolaire des choses. Quand il a besoin qu’un de ses sbires fasse quelque chose pour lui ou pour une de ses fondations, il décroche le téléphone à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et donne ses ordres, frontalement. Son image publique, faussement bonhomme, onctueuse et placide, ne doit surtout pas faire illusion. C’est un tyran. Les cadres supérieurs qui gravitent dans son entourage font du vingt heures par jour, sept jours semaines. Il n’a pas l’habitude d’attendre ou de concéder. C’est un boss de compagnie auquel le prestige princier assure un pitch autoritaire incontestable. Il n’a donc pas pris l’habitude, au fil des années, de se faire remettre en question. Il commande ouvertement et n’a pas de majordomes ou de ladies-in-waiting pour encadrer ou limiter ses velléités. Elizabeth II a grandi, depuis l’âge de vingt-cinq ans, dans le cadre feutré mais serré de la toute dialectique soumission régalienne de palais. Charles, adulte, non. Il a ses coudées franches. Le corset de reine risque de bien vite le serrer au bide. Le fait que certaines personnes de marque s’éloignent de lui, discrètement, au fil du temps, prouve que sa coercition reste fort durillonne à endurer sur le moyen et le long terme.

Des choses à dire sur tout. Charles ne la boucle pas. C’est là sa marque de commerce. Il a des opinions et il les formule. En témoignent les fameux Black Spider Memos, des notes de service manuscrites qu’il adresse aux grands représentants du gouvernement. Sans complexe et sans ambages, le prince se comporte comme une sorte de super-conseiller et il dicte ses vues par écrit au personnel ministériel britannique. Tu fais quoi, ce matin-là, quand tu reçois une note pareille d’un tel personnage? Et surtout, tu feras quoi quand il sera le roi? La vieille pratique du mutisme régalien est strictement conventionnelle, coutumière, implicite, et traditionnelle. C’est une règle non écrite. Rien n’empêche un roi frondeur de la transgresser à sa guise. Cela veut dire que demain, Charles postera ses notes de service manuscrites à ses sujets, membres du gouvernement. Cela risque de mener assez vite à des mises au point champion avec ses futurs premiers ministres. Premiers ministres qu’il pourra, constitutionnellement toujours, destituer à sa guise. Il va y avoir là une sérieuse période d’ajustement et elle risque d’être assez carabinée. Croyez-moi, Monsieur Veto percole ferme, dans toutes ces pratiques. On les tolère, lesdites pratiques, depuis un moment, d’une sorte de prince héritier perpétuel reconnu pour avoir la langue bien pendue et la tête bien carrée. Mais la prochaine étape promet d’être plus raboteuse. On a déposé des monarques pour moins que ça… pour ne pas dire plus. Ce genre de manœuvres confirme assez ouvertement que Charles n’est pas vraiment en train de s’éduquer à être un roi de monarchie constitutionnelle… loin de là. Inutile de dire qu’on s’en inquiète déjà passablement dans certaines officines.

Le dogmatisme feutré de la caution écolo. Or Charles, c’est le prince écolo, le grand-duc de l’agriculture bio, l’orchestrateur national de l’architecture moche et vieillotte mais crédibilisée au nom du développement durable. Initialement, ces cau-causes faisaient de lui un olibrius national. Il fut jadis le prince désœuvré qui flagossait avec des plantes en pots. Mais tout ça, ce ridicule d’herboriste utopiste, c’est bel et bien terminé. C’était pour le siècle dernier. Aujourd’hui, Charles fait ouvertement figure de visionnaire vert. On l’invite dans des forums internationaux, pour ça. Philanthrope et écolo, il carbure unilatéralement pour le Souverain Bien. Il a Dieu de son bord (et souvenons-nous que, roi, il sera Gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre et que le Dalaï Lama, ce pantin hautement autolégitimé, est un de ses nombreux bouffons de cours). Tout est dit quand on a dit que Charles a le pouce vert. De tout temps, il est le prince environnemental. Or l’écologisme, c’est le nouveau dogmatisme de notre temps. C’est central et cardinal. Ça légitime tout. Dans l’urgence (et, quand on détient la vérité consacrée, tout se joue toujours dans l’urgence), la caution verte facilitera, chez Charles, toutes ces dérives autoritaires qu’il porte en lui. Le dogmatisme feutré de la caution écolo calfate par avance toute aptitude autocritique chez Charles. Implicitement sanctifié, il se prépare clairement à guérir les écrouelles, dans nos jardins, nos fermes et nos pâturages. Il ne sera tout simplement pas possible de s’objecter. Son appareillage d’autolégitimation sera très solidement disposé: écologisme, architecture durable-gnagnan, misère sociale et philanthropie bien-pensante. Allez restreindre les velléités autocrates d’un tel Abbé Pierre. Vous allez vite passer pour un bouilleur d’enfants.

Le retour durable d’une couronne masculine. L’Homme redevient roi. La Femme ne sera plus reine, et là, pour longtemps (Charles sera suivi de William qui sera suivi de babi George — on en a pour cent ans). Or, oublions une minute nos propensions françaises post-saliques, qui ne voient les femmes couronnées que comme des consorts ou des régentes, et pensons anglais. Il est hautement parlant que trois des plus grands rois d’Angleterre sont en fait des reines: Elizabeth I, Victoria, Elizabeth II. Ces figures monarchiques ont marqué leurs siècles respectifs. Et je crois sincèrement qu’il y a un facteur de sexage là-dedans. Passives, attentives, respectueuses, ces figures de femmes ont tenu leur rang hiératique et ont laissé les couillus des parlements travailler. En contexte anglais, c’est là la grande force des reines et la petite faiblesse des rois. Monsieur Veto va, de fait, débarquer dans l’échoppe de faïence parlementaire et sociétale d’Elizabeth II et il va tout casser. C’est plié. Un autre facteur crucial en matière de sexage, c’est la question des mœurs. On ne peut tout simplement plus se faire fourguer un Edouard VII sémillant et lubrique. Il va se faire ramasser. Les électrices britanniques et canadiennes ne vont pas le laisser passer. Bon, Charles est fort probablement à l’abri d’un scandale de mœurs (un scandale politico-financier est bien plus probable, dans son cas… ce qui ne vaut guère mieux), ses gaffes maritales sont loin derrière lui, désormais. Mais le maillon faible ici, c’est William. S’il se met à courir la gueuse, comme il tend déjà à le faire, la vaste sensibilité féminine du Commonwealth, désormais amplement dominante en matière de royauté, ne le prendra tout simplement pas. Et là, c’est tout le bourbier de l’institution monarchique qui pourrait passer dans le tuyau de renvoi, mettons… dix ou quinze ans après la disparition d’Elizabeth II.

Il faut regarder la chose bien en face. Rien ne va plus pour les Royaumes. Le règne de Charles III marche au désastre. Une fois l’euphorie du changement de règne retombée, lui ou son fils ont de fortes chances de se faire déposer par le gouvernement britannique. Or, le gouvernement britannique ne peut déposer qu’un roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande du Nord. Pour un roi du Canada, c’est au Canada d’agir. Or, pour que le Canada en vienne à se grouiller le beigne en matière de monarchie, il faudrait au moins que Charles III décroche son téléphone et demande au premier ministre canadien de retenir Harry, le petit prince néo-américain, comme Gouverneur Général. Comme il est finalement assez possible que cela survienne, le Canada devrait peut-être se décider à allumer ses lumières et à prudemment exciser le lien monarchique, pendant qu’il est encore temps, c’est-à-dire avant que le gâchis de taxes post-colonial que nous prépare Charles ne prenne des proportions par trop gargantuesques…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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VOCALISES SUR UN SANGLOT — RÉCIT POÉTIQUE (Francine Allard)

Posted by Ysengrimus sur 15 juillet 2020

l’hédonisme
but du voyage
le paradis
celui de toute existence
(p. 30)

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Dans le recueil Vocalises sur un sanglot — Récit poétique (2003) de la poétesse québécoise Francine Allard, notre narratrice est fermement décidée, une fois de plus, à ne pas se laisser si facilement oublier (la mort plutôt que l’oubli — p. 62). Se déploie ici un long récit poétique en quatre phases, dont la passion amoureuse et le flux sensuel que celle-ci exulte en nous sont le thème immanent. Ardeur et sensualité sont bien déterminées à ne pas se laisser esquiver, cette fois-ci. Notre tourbillon se joue, un petit peu, entre deux hommes. La narratrice passe de Charles, le grand amour secret dont le moyeu déterminant sera notre obsédante cible inavouée, et Frédéric, le nouveau volatile de service. L’impact ouvert de Monsieur Deux, explicite, ne nous coupera pas de la mémoire de Monsieur Un, occulte, mais sinueusement effective. En effet:

plus un rêve plus un geste et
plus une parole
qui ne soient imprégnés de la configuration
d’un amour passé
(p. 41)

Alors Frédéric, c’est pas le mauvais cheval du carrosse, loin s’en faut. Simplement, disons que son impact est plus campé au plan de la surface des choses. Feu de paille, pétard de fête, bruissement épidermique, vent dans les cheveux, frisson sur les lèvres, on se donnera l’image qu’on voudra… mais lisons plutôt:

Frédéric me fait l’amour
pendant que mes yeux traversent la vitre crasseuse
et observent l’appariade des bruants sur la corde à linge

l’oiselle n’attend pas en silence
l’accomplissement instinctif de sa race
elle volette avec frénésie
et lui s’agite en poussant des cris de victoire

le bruyant bruant exulte

l’univers des hommes est une immense volière où
le langage s’étiole quand il devrait éclater
comme un rap délirant!
(p. 72)

On constate ou croit constater que les ardeurs ont vécu. On s’imagine ou veut s’imaginer que le navire des belles années a vogué. Mais c’est bien mal connaître et bien mal évaluer les ressorts imprévus et insondablement impondérables de la délicate horlogerie femme. On la croit déjà vêtue de noir mais, oh, oh…

je mets ma robe sombre celle des pensées noires
je montre mon visage sans fard et sans poudre
mes lèvres me trahissent
(p. 33)

Trahison, donc. La trahison d’O, un petit peu, quand même. Trahison, transgression, transfert. Car en réalité, dans ce passage irréversible d’un homme à l’autre, ce qui se manifeste, au fin fond du fond des faits, c’est la cascade radicale des sens. On rencontre la sensation piquante et inouïe d’une excitation imprévue du plaisir, qui va fonder la correspondance mûrie et transversale entre toutes les antennes de nos sensualités…

Douce sylphide
je dévale la pente herbue
affolée les yeux hagards
je laisse glisser ma robe garance
dévêtue devant le premier venu
(p. 29)

Et le premier venu —en soi— compte bien moins qu’on ne se l’imagine car le fait crucial c’est rien de moins que l’explosion de fond de nos épicurismes internes, avec le premier-second venu (ou sans). Dans une première phase, notre faisceau femme de tous les sens va s’approprier les plaisirs de la chair (à tout seigneur…), puis ceux de la table

le fumet pénétrant de l’agneau qui rôtit sur la terrasse
le bouquet capiteux du Domaine de Trévallon
se mêle aux effluves faisandées du bleu d’Auvergne
(p. 38)

pour laisser sa place cruciale aussi aux plaisirs de l’oreille.

la musique sera dissonante
dans la chute de notre glissendo
(p. 41)

C’est donc le banquet bien tempéré de l’assouvissement des sens et, pour pouvoir jouir du corps, des lèvres, du ventre et de l’oreille, il va impérativement falloir faire taire d’autres pulsions. Et alors, savoureux paradoxe, affriolante aporie, c’est la pulsion textuelle qui va devoir apprendre à diminuer un petit peu. D’abord le babil frénétique de l’amoureux, c’est le premier qu’on place, vite fait bien fait, en mode amuï.

Tel Ulysse je me bouche les oreilles
Pour ne plus entendre ton cantique
(p. 17)

Mais de fil jouisseur en aiguille titillante, l’exigence du silence textuel (textuel comme non-sexuel, en une narratique fatalement non-érotique) va s’insinuer bien plus profondément dans le cœur du fruit aqueux et fendu de l’intellect même de la poétesse.

je me recroqueville sur mes draps froids
j’éteins dans mon ventre la douleur cuisante
de mes allégories
(p. 18)

Une exigence va s’installer, fatale, cuisante, antinomique, prélogique. Celle de désintellectualiser. Il n’est tout simplement pas question que nos grands monuments culturels se paient derechef le luxe  dolent et docte de sur-ratiociner ce qui se joue ici. Dehors, les marchands cogitatifs du temple des Belles Lettres…

Dépoétiser Rimbaud
pour mieux le comprendre
lui arracher sa tristesse
convoquer ses monstres sanguinaires

dédramatiser Ionesco
pour le saisir enfin!
museler la cantatrice
tuer le rhinocéros avant l’aube

fermer les yeux sur
l’effervescence de nos passions
(p. 24)

On dédramatise Ionesco et le rhinocéros conceptuel charge enfin. On dépoétise Rimbaud et le bateau ivre fracture enfin ses amarres. Le corps de la poétesse, dense, vibrant, allumé, interpellé par la suave tyrannie des sens, dicte le ton désormais. Poésie moderne comme poésie à la fluide tunique langoureusement déchirée. Les édits de la poéticité bien tempérée se subordonnent aux priorités cardinales de la sensualité. L’œil lecteur ne retiendra, mentalement, que ce qu’aura bu l’œil sensible, corporellement.

ces lignes s’insinuent dans mon œil
et créent sournoisement la convergence
des thèmes et des croyances et des fantasmes
(p. 44)

Il y a nettement de quoi vocaliser (texte) dans un sanglot (pulsion). Et la musique y est (voix — voir aussi les titres musicologiques des quatre sous-recueils). Et la musique fait certainement synthèse mais, ouf, bonjour l’ambiguïté d’un flux textuel qui s’articule désormais dans l’exigence ferme et coupante de moins dire et de plus sentir. Et il ne s’agira pas de s’esquiver.

L’ambiguïté est chose close
et je réponds de ma hardiesse devant l’éclaircie
(p. 77)

Conséquemment, la profondeur du paradoxe ne diminuera pas quand, au bord des lèvres de sa conclusion, notre récit poétique sera —pourtant— très ferme et très explicite sur le fait que, non, la poétesse n’est absolument pas ici en train de se taire. Au contraire.

j’ai quitté ma fœtale caverne
pour marcher en tête du peloton
brandir le poing
piétiner le terroir

je ne cesserai pas d’invoquer les stryges affolées
et les fantômes évanescents
je serai chevalière de la Cause
tant que soufflera la brise d’octobre
tant que persistera la lumière

nul ne peut éteindre ma voix
personne
(p. 64)

C’est: laissez-moi parler. C’est comme dans: laissez mes pulsions se dire, malgré vous et malgré moi. Il n’y a rien ici d’incohérent ou de difforme. Et, qui plus est, les quatre gouaches, non-figuratives en couleur, de Denys Matte: sont, en toute cohérence, en transgression ouverte, elles aussi, avec toute dimension dénotativement figurative. L’appel pictural fait ici est aussi celui des sens, des couleurs, des taches averbales, du pulsionnel sensoriel, et du traitement automatiste des formes. Charles, Frédéric, instrumentalisez-vous en bonne pondération apollinienne, mes loulous. Ici, c’est la femme dionysiaque qui frappe… et les textes, comme le plissé ondoyant des passions (avec leurs manifestations picturales… avec… avec…), en resteront durablement altérés.

Le recueil de poésie Vocalises pour un sanglot — Récit poétique se subdivise en quatre petits sous-recueils: Diminuendo (pp 11 à 26), Staccato (pp 27 à 48), Lamentabile (pp 49 à 66), et Coda (pp 67 à 77). Ils sont suivis d’une bibliographie d’une page intitulée Autres ouvrages de Francine Allard (p 83). Le recueil est illustré des reproductions photographiques de cinq gouaches non-figuratives en couleur, de Denys Matte: Lettre sans réponse (1971, en page couverture). Sans titre (1971, p. 9), In Tobey’s lane (1970, p. 25), À pierre fendre (1965, p. 47), et The taming of the wild (1978, p. 65).

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Francine Allard, Vocalises sur un sanglot — Récit poétique, 2003, Éditions TROIS, Coll. Opale, 83 p., Illustré de quatre gouaches de Denys Matte.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Rodrig Mathieu: les questions que pose un acteur qui lit

Posted by Ysengrimus sur 7 juillet 2020

Rodrig Mathieu (1934-2017)

Le théâtre est un art mineur…
Michel Clément

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J’avais dix-neuf ans en 1977 et j’étudiais le théâtre. La fac des Cantons de l’Est où j’étais étudiant disposait d’une petite salle de théâtre expérimental qui participait tout naturellement à l’ambiance des luttes sociales du temps. Mais les salles de théâtre ne sont jamais que les écrins des puissances tripatives qui les hantent. Et ici, la figure que le temps fait émerger et perdurer devant nous est celle de Rodrig Mathieu (1934-2017). L’homme avait quelque chose d’un orang-outang costaud et sympathique. Une boule de cheveux frisés, rousse comme le feu, une barbe à l’avenant… le tout commençant déjà un petit peu à blanchir. Le personnage était goguenard, taquin, chafouin, souriant, patient, amène… dans la vie civique. Comme metteur en scène ou directeur de troupe, par contre, il devenait d’une grande austérité, d’un sérieux et d’une rigueur qui vous tirait tout naturellement, comme obligatoirement, vers le haut.

Rodrig Mathieu n’était pas un universitaire patenté. C’était ce qu’on appelle, dans les cercles cultivant une certaine condescendance intellective, un autodidacte. Il avait travaillé sur des trucks de liqueur et dans des usines à cigarettes montréalaises et il avait fait du théâtre d’avant-garde dans la métropole. Quand la troupe de théâtre qu’il avait fondé avait fusionné avec une autre et s’était institutionnalisée, il avait décroché de la grande ville. C’était un pur, un vrai de vrai d’outre-ville. Il ne croyait pas au vedettariat. Le théâtre dont il faisait la promotion était un théâtre d’intervention sociale. Toute la fibre intime de ce superbe artiste et meneur de troupe rejetait le théâtre bourgeois. Échanger, même superficiellement, avec lui était une éducation socio-historique permanente. Si j’ai rencontré un penseur prolétarien authentique, ailleurs que dans ma vie livresque, ce fut Rodrig Mathieu. Je vis encore ce coudoiement passager, distant mais déterminant, comme un moment incontournable de mon cheminement intellectuel et émotionnel.

J’ai donc dix-neuf ans et le cours que donne Rodrig Mathieu directement sur les praticables de la petite salle du théâtre expérimental de notre fac estrienne s’intitule La mise en scène dans le théâtre d’amateurs. Rodrig Mathieu se donne ouvertement le cadre de représentations (marxiste) et la procédure de travail de Manfred Wekwerth, assistant de Bertolt Brecht au Berliner Ensemble. L’ouvrage La mise en scène dans le théâtre d’amateurs de Wekwerth sert de support de cours direct. Rodrig Mathieu va faire prendre vie, dans notre jeu et dans notre esprit, à l’ouvrage de Wekwerth et, à travers lui, à toute la vision brechtienne de la dramaturgie.

De quoi s’agit-il? D’un rafraichissement complet de notre conception implicite (et implicitement bourgeoise) de l’art dramatique. L’acteur n’est plus là pour divertir sans transformer mais pour se transformer lui-même en agent de changement social se mettant au service de la classe prolétarienne et de ses combats. Pour jouer le rôle d’un balayeur de planchers, il ne fallait plus discuter avec tel acteur ayant tenu le même rôle… mais avec un vrai balayeur de planchers. Pour ce faire, l’acteur devait s’imprégner du milieu social dont il émanait, se préparant non plus à y réagir ou à s’en démarquer mais bien à le reproduire, dans son jeu. Pour cela, l’acteur devait devenir un observateur ordinaire de la vie sociale… en toute précision et en toute modestie. L’acteur ne devait plus non plus se contenter de ses astuces et ficelles de jeu comme, disons, un musicien de cabaret fourbissait ses phrasés. L’acteur devait intérioriser en profondeur les conditions socio-historiques des drames qu’il prétendait évoquer. Pour cela, l’acteur devait lire.

Tout était en cause. Rien ne reposait sur les implicites antérieurs, rodés dans la vie de la société bourgeoise. Être un intellectuel n’était plus cette sorte d’enjeu autonome d’officine auquel on aspirait, pour être cultivé. On devenait, plutôt, l’acteur ou l’actrice qui lit… un peu comme l’ouvrier qui lit, du fameux poème de Bertolt Brecht. On montait une pièce de théâtre sur les prisons? On travaillait à partir d’un drame écrit par des prisonniers anonymes et on lisait et se renseignait sur la condition carcérale effective. L’acteur était avant tout le serviteur de la fable et des enjeux sociaux qu’elle véhiculait. C’était un travail de communicateur critique et d’animateur social progressiste… méthodiquement transgressif…

L’acteur n’en négligeait pas pour autant ses techniques. En toute discipline et en toute rigueur, il devait poser la voix, articuler sa disposition corporelle, apprendre un texte ou dominer des canevas d’improvisations. Simplement, il devait configurer l’intégralité de son action dans la conscience sociale. S’il chantait, il était Woody Guthrie. S’il jouait de la batterie, il était Max Roach. Les détails les plus fins de son jeu s’en trouvaient intimement déterminés. La fable ne fonctionnait plus comme du théâtre dramatique mais comme du théâtre épique, au sens brechtien de ces deux termes. Il ne s’agissait plus de serrer un nœud et de déployer spectaculairement un dénouement (théâtre dramatique) mais d’évoquer tous les détails contradictoires d’une tranche d’histoire (théâtre épique).

Rodrig Mathieu était très intimement habité par la dramaturgie brechtienne. Elle vivait en lui. Cela faisait ressortir cette analyse profonde et inégalée de l’art dramatique avec un singulier relief. Tout, dans une mise en scène de Rodrig Mathieu, subvertissait nos représentations ordinaires et y substituait une permanente analyse critique du monde, une analyse de classe. Être dirigé par Rodrig Mathieu ne vous redéfinissait pas seulement comme acteur, mais aussi comme intervenant social. J’ai eu la chance de jouer dans quelques productions mises en scène par Rodrig Mathieu. Elles me firent entrer dans une mutation intellectuelle durable. Sans malice et sans affectation, je suis devenu marxiste au contact du metteur en scène Rodrig Mathieu.

La quête sans concession de Rodrig Mathieu s’exprimait en faisant face à des forces formidables. Il en avait pleinement conscience. Éduquer de jeunes acteurs et actrices qui rêvaient de brûler les planches et en faire des intervenants sociaux cohérents et avancés ne tombait pas sous le sens, même dans les belles années des luttes sociales théorisées de notre jeunesse. Je ne vais pas nommer de noms mais une portion de nos confrères et consœurs sont entrés au Palais des Glaces, par la porte de service. Certains ont décroché des petits rôles dans des dramatiques, des séries télévisées ou des films, d’autre sont devenus hommes et femmes de théâtre sur leurs scènes locales respectives. D’autres se sont tout simplement engloutis dans le cycle ordinaire de la vie civique. J’ai la certitude sereine qu’aucun d’entre elles et eux n’a oublié l’apport rigoureux, doctrinaire et exigeant de Rodrig Mathieu.

Dans l’esprit de ce que Rodrig Mathieu m’avait solidement inculqué, j’ai vécu mon propre cheminement face au théâtre. Et voici qu’une manière de paradoxe du comédien s’installait en moi. Les formulations intellectuelles élevées, la priorité de critique sociale, l’exigence d’une analyse soutenue de la société de classe, implicite à la représentation théâtrale… tout ça ne rayonnait pas très loin, une fois l’acteur et l’actrice extirpés du laboratoire de dramaturgie sociale qu’avait mis en place Rodrig Mathieu. On se retrouvait vite embringués dans des productions avec des metteurs en scènes qui vous utilisaient plus comme des pantins sans fils que comme des animateurs sociaux. Ces metteurs en scènes du monde bourgeois, dans leur bonne foi un peu carrée, vous associaient à des productions théâtrales qui véhiculaient un discours et des idées que vous n’endossiez pas nécessairement. Vous vous retrouviez à sautiller sur scènes, disant et faisant des choses qui trahissaient ouvertement vos vues et perspectives sur le monde. D’ailleurs, les metteurs en scènes s’avéraient souvent des petits dictateurs peu soucieux d’associer leurs acteurs à la pensée (articulée ou non) qu’ils véhiculaient. On comprenait souvent ce qu’un show racontait vraiment, le lendemain de la première… trop tard. J’ai vite perdu le goût de m’associer à des productions qui m’utilisaient comme porte-parole des conceptions des autres, souvent simplettes, nunuches et passablement ronrons et réacs.

Rodrig Mathieu, tant dans son cheminement artistique personnel que dans ses formulations doctrinales les plus explicites, démontre fondamentalement que l’art dramatique est un mode d’expression auquel inexorablement, on renonce. Rien de socialement durable n’y percole vraiment. Un film, une pièce de théâtre sont fatalement la voix d’un temps. Y jouer, s’y engager, les mettre en scène, les produire, cela parle de ce temps, sans plus. Et rien ne se décide vraiment alors. Tout est ballotté par l’air du temps, les modes, les conjonctures, les tendances, le marché bourgeois de l’art. Un film ou une pièce de théâtre, c’est de les voir que j’en tire quelque chose de durable, percolant derechef en un acide critique. Au théâtre et au cinéma, désormais, je suis public. De ne plus jouer, se jouer, mon intégrité s’en sort, sinon exprimée, au moins préservée.

Je lis toujours mais je ne suis plus acteur. Comme bon nombre de ses autres élèves d’autrefois, Rodrig Mathieu m’a finalement fait entrer, conscientisé, dans la vie sociale effective de cette foutue tranche historique au sein de laquelle on doit faire notre affaire, sans jamais cesser de transmettre le relai des luttes.

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Comment le professeur Henri Gazon m’a (bien involontairement) enseigné la circonspection intellectuelle

Posted by Ysengrimus sur 1 juillet 2020

Une des pochettes de disques du Professeur Henri Gazon (1973)

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Le professeur Henri Gazon (1909-1982) est un fameux charlatan de ma jeunesse, un petit peu oublié aujourd’hui. C’était un astrologue ou plutôt, libération sexuelle de l’époque oblige, un sexologue-astrologue. Il œuvrait, avec une ostentation toute flegmatique, à corréler la libido de ces dames avec quelque chose comme leur carte astrale. Et ça fonctionnait. Ça roulait sur les chapeaux de roues. Le public féminin, des dames de la génération de ma mère (1924-2015), marchait à fond dans la combine. Les bonnes dames se présentaient aux conférences du professeur Henri Gazon, suivaient ses émissions de télé, achetaient ses livres et même ses disques. Rationaliste au ras de mottes et cartésienne des plus terre à terre, ma mère, elle-même, ne poissonnait pas une seule seconde dans le baratin du professeur Gazon. Je l’entends encore expliquer à notre voisine, par-dessus la haie, avec une conviction non feinte: Ben voyons donc! Vous vous laissez avoir parce qu’il a de la prestance et qu’il s’habille bien. Ça vous fait le même effet que les curés d’autrefois… Et tout était dit.

Le professeur Gazon s’habillait effectivement en noir et cultivait jusqu’à l’affectation une prestance bonhomme à l’ancienne. On aurait dit une sorte d’Edgar Cayce francophone. Il avait un sens discrètement efficace de son image médiatique. C’était un sphinx. Il était littéralement impossible de le démonter ou de le faire sortir de ses gongs, sur un plateau de télévision. Toujours impavide, onctueux, la voix grave, le geste à la fois ample et économique, il captivait. On le voyait très souvent dans les émissions estivales de semaine, les émissions s’adressant de fait à la clientèle féminine, encore largement domestique à l’époque. Faussement éminent, il exposait, dans ces programmes du midi, ses analyses sexologiques bidons et son astrologie fumeuse. Parfois, il répondait à des questions de lignes ouvertes, parfois on le confrontait à d’autres invités, moins charismatiques que lui et qui cherchaient habituellement, sans trop y parvenir, à démonter ses diverses charlataneries à la mode.

En 1973, j’avais quinze ans. On me pardonnera le caractère lacunaire du contexte du souvenir, pourtant vif et tangible lui, que je vais évoquer. Il y avait à l’époque une sorte de boutefeu télévisuel de service que nous appellerons, faute de mieux, monsieur Piquet. Hargneux, vif, roué, habituellement efficace dans ses réparties, Piquet servait souvent d’avocat du diable de service, à la télé du midi. Il avait lui-même une émission de lignes ouvertes dont j’oublie le titre mais que je ne ratais pas (j’en entend encore la musique de générique dans ma tête). La hargne de Piquet et sa couverture hoqueteuse de l’actualité nationale et internationale, en compagnie de ses téléspectateurs redondants au téléphone, s’accompagnaient parfaitement d’un bon sandwich jambon fromage, les jours pluvieux ou même ensoleillés d’été.

Alors, un jour, quelqu’un d’autre a l’heureuse idée d’inviter monsieur Piquet à débattre sur son émission avec le Professeur Henri Gazon. Je n’allais pas rater cette joute. Sans trop me soucier de son contenu, je me demandais surtout lequel des deux, l’irascible Piquet ou le flegmatique Gazon, aurait le dessus. Cela s’annonçait comme une savoureuse empoigne entre Woody Woodpecker et Yogi Bear, si vous voyez ce que je veux dire. Ça promettait d’être à la fois parfaitement divertissant et sans grandes conséquences. J’étais à mille lieux de m’apprêter à vivre une des révolutions intellectuelles majeures de ma vie, qui me détermine encore pleinement aujourd’hui.

Dès le début, la joute remplit superbement ses promesses. Piquet attaque Gazon avec virulence et ne le lâche pas d’une semelle. L’aptitude habituelle de Gazon à occuper et dominer l’espace est promptement déstabilisée par la virulence de Piquet. Le Professeur Gazon ne perd fichtre rien de sa bonhomie usuelle mais il est clair que son monologue tranquille est échancré voire déchiqueté par l’action argumentative, corrosive et interruptive, de Piquet. On en est encore autour de la fameuse corrélation entre pulsions libidineuses et impact des astres. Piquet mène la charge (je reproduis approximativement le dialogue).

Piquet: Mais enfin, à peu près n’importe quoi, dans notre quotidien, peut impacter sur la libido et en incurver les tendances.

Gazon: Que voulez vous dire?

Piquet: Eh bien… je me réfère ici à la fameuse Méthode de Psychologie Populaire du grand psychologue français Lecarnaie. Vous connaissez le docteur Pierre Lecarnaie.

Gazon: Oui, oui.

Piquet: Ses travaux sur la psychologie des masses font autorité.

Gazon: Absolument, c’est incontestable.

Piquet: Eh bien le docteur Lecarnaie corrèle la libido de certains de ses patients avec leur activité de jardinage. Dans d’autres cas, il y a rapprochement entre le rythme sexuel et le rythme des parties de tennis de la patiente. Ou de ses périodes de lecture.

Gazon: Bon, je veux bien.

Piquet: De là à pieusement conditionner sa charge libidineuse à la lecture des Horoscopes du Professeur Gazon, il n’y a qu’un pas, vous ne me direz pas.

Gazon: Ah non. Je vous demande pardon, mon brave. C’est totalement différent. Les prédictions que je propose dans mes cartes du ciel sont faites longtemps à l’avance. Pas à la petite semaine, comme dans vos exemples.

Etc…

Et le débat se poursuit encore ainsi pendant une bonne quinzaine de minutes. Seize minutes plus tard, au beau milieu de tout et de rien, Piquet s’exclame, triomphal: Quoi qu’il en soit, Professeur Gazon, je détiens la preuve irréfutable de votre malhonnêteté. J’ai fait référence tout à l’heure aux travaux inexistants d’un docteur Lecarnaie de mon invention, en vous demandant si vous connaissiez cet être totalement imaginaire. Et vous m’avez répondu oui, sans frémir. Comment peut-on alors faire confiance à un menteur aussi frontal et aussi impudent que vous. Futé, Gazon reste de marbre, ne se laisse nullement démonter et opte, sans frémir, pour la feinte par extinction. Entendre qu’il continue de débattre sur le sujet principal du moment comme s’il ne venait tout simplement pas d’entendre cet aparté assassin de son adversaire. Comme l’émission touche déjà à sa fin, Piquet ne dispose pas de l’occasion de replanter le couteau en cette plaie perfide. Gazon s’en tire donc parfaitement indemne. Les choses continuèrent, comme si de rien n’était, de bien se passer pour lui, ce jours-là et les jours suivants. Ses ventes de livres et de disques ne se trouvèrent nullement altérées par un tel flagrant délit. Ses conférences ultérieures ne furent nullement désertées.

Par contre le petit Po-pol, lui, il était intégralement sidéré, devant son poste. Je découvrais littéralement cette stratégie argumentative perfide. On vous fait croire à l’existence d’une réalité imaginaire et lorsque vous acquiescez, patatras, on vous prend au piège dans le gluau fatal de votre propre cuistrerie. Avant ce chemin de Damas télévisuel fatidique, j’avais souvent fait semblant de connaître des choses dont j’ignorais tout, notamment face aux tikus de la rue. Oh, je m’étais bien fait pincer une ou deux fois, à faire croire aux epsilons du coin que j’avais vu un épisode de Batman dont je ne connaissais pas le premier mot. Profits et pertes de ma petite vie sociale neuneu de ce temps. Cela n’avait pas vraiment porté à conséquence. Je n’y avais jamais vraiment repensé. Mais subitement, ici, en quadraphonie, un digne monsieur vêtu de noir qui vendait des livres et des disques venait de se faire capturer en flagrant délit d’ignorance mal gérée par un adversaire argumentatif, en direct, dans le collimateur du téléviseur, devant les masses. Cela me fit une très grosse impression.

Bien abruptement et bien involontairement, le professeur Henri Gazon venait de m’enseigner la circonspection intellectuelle. C’est dit et cela résonne encore au jour d’aujourd’hui. Il n’est pas payant de prétendre connaître quelque chose qu’on ne connaît pas. Cela pourrait toujours être un piège. Je me le tins pour dit. Je m’efforçai, suite à cette leçon édifiante, de ne plus jamais faire semblant de savoir ou de connaître des choses que je ne savais pas ou que je ne connaissais pas. Ce fut difficile, en ouverture de partie. Le cuistre ado se piquant d’ardeur intellective souffre toujours un peu, au début, d’admettre frontalement qu’il ne sait pas. Mais je tentai, par douloureuses étapes, de tourner le désavantage de mes béances en avantage. Le fait de ne pas connaître un truc qu’un Diafoirus quelconque m’enseignait me permettait de pieusement m’en imprégner, pour la fois suivante. Et graduellement, comme imperceptiblement, l’envie de montrer qu’on sait céda pas à pas le pas devant le simple plaisir d’apprendre, pur, nu et vrai. Au jeune Alcibiade se substituait tout doucement le vieux Socrate.

En commettant cette erreur de gros cuistre opaque, Henri Gazon ne m’avait pas vraiment prouvé sa malhonnêteté, disons la chose comme elle est. Cette dernière se nichait ailleurs, dans ses livres, dans ses disques, dans ses conférences. Sur le coup, c’est Piquet qui me parut bien plus malhonnête, vicieux et retors d’entraîner ainsi, dans le feu de l’action, sa lourde victime, sa dupe repue, dans un piège aussi grossier et facile. C’est nul autre que le cartésianisme de ma mère qui m’avait prévenu, d’assez longue date, contre l’astrologie à la Henri Gazon… oui, oui, longtemps avant cette algarade télévisuelle un peu vide avec ce monsieur Piquet bien oublié. Le jour où je syntonisai ce programme, je jugeais déjà en conscience que le bon et affable Professeur Gazon n’avait plus rien à m’apprendre. Ce fut une grande surprise de découvrir ainsi le contraire. Ce fut aussi une leçon de modestie supplémentaire. On a toujours besoin d’un plus cuistre que soi…

 

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