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Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

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Angles transversaux dans la pensée fondamentale. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

Pourquoi le langage comme catégorie philosophique?

Posted by Ysengrimus sur 1 mars 2023

Phylactere

Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.
Ludwig Wittgenstein, Tractacus Logico-Philosophicus, aphorisme 4.1212

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Il faut admettre en ouverture que la situation philosophique du dernier siècle est particulièrement extraordinaire. Le langage, qui n’avait pas spécialement attiré l’attention des figures majeures de la philosophie moderne (Bacon, Descartes, Spinoza, Diderot, Helvétius, Hegel, Marx n’en font jamais une catégorie centrale et c’est contorsionner singulièrement leur pensée que de prétendre le contraire), est devenu subitement, et avec un degré de généralisation consensuelle particulièrement abrupt, la catégorie centrale des dispositifs philosophiques vingtiémistes. Il y a là un fait –l’émergence (Laurendeau 1990a) du langage comme catégorie philosophique– qui interpelle quiconque s’intéresse aux disciplines sémiotiques dans le sens le plus large du terme. Et le ton d’évidence triomphaliste des tenants du linguisticisme (Hottois 1979) en philosophie ontologique et gnoséologique (pas seulement en philosophie du langage donc) ne change rien au fait qu’il y a là un problème et peut-être même pire: une erreur ou, disons, pour faire moins cinglant, une errance.

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Gnoséologie, ontologie, et langage, dans la philosophie moderne

La gnoséologie ou doctrine de la connaissance (Laurendeau 1990e) est la première affectée par ce glottocentrisme (Laurendeau 2000d) des dispositifs philosophiques, se déployant de façon parfaitement autonome en philosophie, c’est-à-dire dans une indifférence assez entière à l’égard des sciences du langage et de la linguistique.

« Aujourd’hui la problématique du langage s’est partout substituée à celle de la conscience: la critique transcendantale du langage remplace désormais celle de la conscience. Les «formes de vie» de Wittgenstein, qui correspondent aux «mondes vécus» de Husserl n’obéissent plus aux règles d’une synthèse de la conscience en général, mais aux règles de la grammaire régissant des jeux de langage. C’est la raison pour laquelle la philosophie linguistique ne comprend plus le lien entre l’intention et l’action comme la faisait la phénoménologie, c’est-à-dire en partant d’une constitution de structures significatives, et donc en se plaçant dans le cadre transcendantal d’un monde construit à partir d’actes de conscience. La connexion entre des intentions que rencontre également l’étude de l’activité intentionnelle n’est plus élucidée au moyen d’une genèse transcendantale du «sens», mais au moyen d’une analyse logique de significations linguistiques. Comme celle de la phénoménologie, l’approche linguistique conduit à la fondation d’une sociologie compréhensive qui étudie l’activité sociale au niveau de l’intersubjectivité. Toutefois, l’intersubjectivité ne se constitue plus, ici, à partir des perspectives entrecroisées, virtuellement interchangeables, appartenant à un monde vécu; elle est donnée par les règles grammaticales d’interaction régulées par des symboles. Les règles transcendantales qui structurent les mondes vécus peuvent alors être appréhendés à travers l’analyse du langage, dans les règles qui régissent les processus de communication. »

(HABERMAS 1987: 154)

La mutation est majeure et elle s’installe sans remise en question sérieuse. Tout se joue comme si le langage avait remplacé la substance comme modèle fondamental de l’existence et comme si la communication s’était substituée au dynamisme pour fournir une représentation fondamentale du mouvement. L’ontologie (doctrine de l’être) sera, elle aussi, vite affectée. Habermas, discutant Peirce, en vient à la conception de l’être qui (comme l’inconscient lacanien – ce qui n’est guère fortuit) est structuré comme un langage.

« Ce qui est attesté dans l’emploi dénotatif d’un signe, c’est la facticité des faits, c’est-à-dire la pure prégnance d’une existence qui se présente au sujet sans médiation, mais non ces qualités substantielles qui sont aussi présentes dans les états de conscience particuliers. La contrainte de la réalité ne se manifeste pas seulement par la résistance des choses en général, mais par une résistance spécifique contre des interprétations déterminées. Outre la facticité des choses, elle inclut une dimension substantielle sans laquelle l’apport d’information ne peut donc pas être pensé. Pour cette raison, Peirce n’hésite pas à introduire une troisième catégorie à côté de la fonction connotative, et de la fonction dénotative de la connaissance médiatisée par des symboles – celle de la qualité pure.

«Il y a par conséquent… trois éléments dans la pensée: premièrement la fonction représentative, qui fait d’elle une représentation; deuxièmement l’application dénotative pure ou la connexion réelle, qui met une pensée en relation avec une autre, et troisièmement la qualité matérielle ou le sentiment de la nature des choses (how it feels), qui donne à la pensée sa qualité.» [cité de Peirce, «Consequence of Four Incapacities»]

Dans un autre passage, on trouve une formulation qui suggère que les trois catégories, représentation, dénotation et qualité sont également dérivées des fonctions du langage. Un signe peut apparaître comme un symbole qui représente, comme un indice qui renvoie et comme une icône qui donne une copie de son objet.

«Or un signe comme tel a trois références: premièrement il est un signe en relation avec une pensée qui l’interprète; deuxièmement il est un signe pour un objet pour lequel il est l’équivalent de cette pensée, troisièmement il est un signe dans un aspect ou une qualité qui le mettent en relation avec son objet.» [cité de Peirce, «Consequence of Four Incapacities»] »

(HABERMAS 1976)

Il va sans dire qu’un nombre significatif de catégories gnoséologiques (entendement, percept, concept, méthode) et ontologiques (matière, mouvement, détermination, praxis) vont se trouver soit bouleversées sois évacuées dans cette nouvelle dynamique de représentations et d’options philosophiques. Il est déjà douloureux de constater que les ontologues et les gnoséologues capitulèrent face à cette nouvelle foucade de la pensée fondamentale. Mais il faut quand même se demander, que firent les linguistes de cette révolution, catapultant leur objet d’étude dans une position aussi épistémologiquement  fondamentale.

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L’attitude des linguistes face au linguisticisme philosophique: Je ne suis pas philosophe!

Ici aussi le bilan est somme toute assez limpide. Le linguiste fera finalement bien peu quand on prend la mesure de la magnitude du phénomène intellectuel en cause. Alors que toute la gnoséologie fondamentale est en train de se transformer en une sémantique, le linguiste se contentera de dire: le philosophe se fait philosophe du langage et ce dernier n’est donc jamais qu’une sorte de linguiste. Allons à la pêche chez ces vénérés et astucieux confrères sans trop s’en faire avec l’épistémologie de la chose. Peirce, Carnap, Morris, Austin, Searle, Wittgenstein, Husserl: à moi! Après tout, la crise de la philosophie ontologique n’est pas ma responsabilité. Je ne suis pas philosophe! Je suis investi d’un rôle circonstancié au sein d’une discipline délimitée, et j’assume modestement cet état de fait. L’importation et l’hypertrophie de la pragmatique et du logicisme (Laurendeau 1997b) dans les sciences du langage ne sont pas des phénomènes incontrôlés, s’ils servent mon activité descriptive! Il serait, dans de telles conditions, parfaitement erroné de voir dans l’émergence du langage comme catégorie philosophique un ascendant ou une influence des linguistes ou de la linguistique sur la philosophie ou la philosophie du langage (le vieux mythe de la linguistique, science-pilote est éventé depuis des lunes). C’est au contraire la linguistique qui se sera alimentée des innovations de la philosophie du langage tout au long du siècle dernier, confirmant et découvrant au fur et à mesure l’ampleur de la poussée glottocentriste en philosophie onto-gnoséologique. Il faut assumer clairement que l’origine de l’émergence du langage comme catégorie philosophique est mondaine plutôt qu’intellectuelle (Laurendeau 1990a).

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Un parallèle révélateur, à la fois suffisamment proche et distant: l’étiologie au 17ième siècle

Il n’est pas inutile d’exploiter un parallèle dont à la fois la proximité et la distance stimuleront la réflexion. L’empirisme et le rationalisme classiques (Bacon, Locke, Descartes, Spinoza) considèrent la catégorie de cause comme cruciale à toute description fondamentale du monde. L’étiologie (doctrine des causes) était une part centrale de tous systèmes ou de toutes réflexions philosophique au 17ième siècle. La notion même de système ontologique, battue en brèche notamment après Hegel au 19ième siècle, reposait sur un dispositif de causalités voulues descriptibles. Pour bien faire sentir la distance de la sensibilité philosophique contemporaine face à l’étiologie des premiers modernes, un seul exemple suffit. Spinoza:

« QUELLES SONT LES CAUSES DU CHANGEMENT? – Pour entendre plus distinctement ce qui reste à dire ici, il faut bien voir que tout changement provient ou de causes externes –que le sujet le veuille ou non– ou d’une cause interne et par le choix du dit sujet. Par exemple, noircir, être malade, grandir et autres choses semblables sont dus chez l’homme à des causes externes; et ceci contre la volonté du sujet ou au contraire selon son désir; mais vouloir se promener, être en colère, etc., sont dus à des causes internes.

DIEU N’EST PAS CHANGÉ PAR UN AUTRE ÊTRE – Les changements de la première sorte qui dépendent de causes externes n’ont point de place en Dieu, car il est seule cause de toutes choses et n’est passif vis-à-vis de personne. En outre, aucune chose créée n’a en elle-même la force d’exister et donc encore moins la force d’exercer une action en dehors d’elle-même ou sur sa propre cause. Et si l’on trouve souvent dans l’Écriture sainte que Dieu a éprouvé de la colère ou de la tristesse à cause des péchés des hommes et autres choses semblables, c’est qu’on a pris l’effet pour la cause; comme quand nous disons que le soleil est plus fort et plus haut en été qu’en hiver, bien qu’il n’ait pas changé de place ni acquis de nouvelles forces. Et l’Écriture sainte nous l’enseigne souvent comme on peut le voir dans Isaïe; il dit en effet (chapitre LIX, verset 2) adressant au peuple des reproches: Vos crimes vous ont séparé de votre Dieu.

DIEU N’EST PAS CHANGÉ NON PLUS PAR LUI-MÊME – Continuons donc et demandons-nous s’il peut y avoir en Dieu un changement qui vienne de Dieu. Or nous n’accordons pas que ce soit possible et même nous le nions absolument; car tout changement qui dépend de la volonté du sujet a pour but de rendre son état meilleur, ce qui ne peut être dans l’Être souverainement parfait. De plus, un tel changement ne se fait que pour éviter quelque dommage ou pour acquérir quelque bien qui fait défaut; or l’un et l’autre ne peut avoir lieu en Dieu. D’où nous concluons que Dieu est un être immuable. »

(SPINOZA 1954: 188-189)

Les conditions historiques qui sous-tendent le programme spinoziste sont connues. Bourgeoisies commerçantes en ascension, montée en force des arts et des métiers manufacturiers, déclin des pouvoirs et des cadres de représentation féodaux. La nature de la lutte des classes révélée par les tendances de doctrines nous montre conséquemment un rationalisme causaliste où la théologie déjà en crise est soumise à l’exercice d’une réflexion dont l’origine mondaine n’échappe pas aux historiens obligatoires que nous sommes nécessairement ici, par faute et vertu de la distance. On est passé de la mécanique à la pensée mécaniste. Hydraulique, construction navale, horlogerie, astronomie, optique (le métier de Spinoza), mécanique automate sont de facto sinon de jure les principales sources d’inspirations méthodologiques d’où Spinoza soutire l’appareillage conceptuel lui permettant de traiter un problème qui ne nous interpelle plus, celui de la sui-causalité divine. Or il est quasi assuré que les penseurs du futur jetteront sur la catégorie langage vingtiémiste le même regard distant que nous jetons ici sur le dieu hors-cause de Spinoza. La philosophie vieillit. Elle encapsule les enjeux et les crises matérielles d’une époque sur le modus operandi de l’hypostase (Laurendeau 1990g). L’étiologie et sa catégorie centrale, la cause, sont une doctrine et une catégorie d’époque. Il n’est pas étonnant que le terme qui la désigne (qui fut un jour le quasi-synonyme idéal pour ontologie, de par le statut fondamental qui lui était imparti) sert aujourd’hui à faire référence à un sous-ensemble fort modeste de la description du réel: les symptômes médicaux. Aujourd’hui cause et effet ont encore leur présence dans la réflexion philosophique (il est proprement impossible d’évacuer une catégorie philosophique) mais toute tentative de les replacer au centre de l’ontologie serait perçue comme une dangereuse déviation mécaniste. La doctrine des causes n’a pas été évincée, elle a été sursumée (AufhebtLaurendeau 1990g)

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Le linguisticisme au 20ième siècle

Le 20ième siècle sera, de la même façon, le siècle qui aura posé les problèmes ontologiques en les engluant dans le caramel linguisticiste. Le contraste entre le glottocentrisme d’un Wittgenstein et l’ontocentrisme d’un Saint Augustin est particulièrement saillant, autour de l’analyse de la catégorie de temps. Le premier cherche, non sans un certain fatalisme agnostique (au sens philosophique du terme), a formuler une définition pour «temps» et «mesure» là où le second cherchait à stabiliser une praxie (Laurendeau 1990i), celle de la mesure du temps.

« Nous sommes à l’évidence incapables de préciser et de circonscrire les concepts dont nous nous servons, non pas du fait que nous ignorons leur définition réelle, mais du fait qu’ils ne comportent pas de «définition» réelle. Supposer qu’il est indispensable qu’il y en ait une, cela reviendrait à supposer que des enfants qui jouent à la balle appliquent toujours dans leur jeu des règles strictes.

Quand nous parlons du langage comme d’une symbolisation qui se conforme à des règles, on peut découvrir ce que nous entendons par là par référence à la science et aux mathématiques, mais il est assez rare que dans son usage ordinaire le langage concorde avec ces modèles d’exacte précision. Alors pourquoi, dans ces recherches, confrontons-nous toujours l’usage des mots avec un usage qui se conformerait à des règles strictes? La réponse ne serait-elle pas que nous essayons ainsi de résoudre des énigmes qui proviennent justement de notre façon de considérer le langage?

Prenons par exemple la question: «Qu’est-ce que le temps?» Celle que se sont posée Saint Augustin et divers autres auteurs. À première vue, on demande simplement ainsi une définition; mais une question se pose aussitôt: «Que peut nous apporter une définition qui ne peut que renvoyer à d’autres termes non définis?» Et pourquoi s’étonner de l’absence d’une définition du temps si l’on ne s’étonne pas de manquer d’une définition du mot «chaise»? Pourquoi ne pas manifester la même curiosité dans tous les cas où nous utilisons des termes qui n’ont pas été définis? La définition précise en effet la logique d’emploi d’un mot dans la phrase. Et en fait c’est cette logique grammaticale du mot temps qui aura de quoi nous surprendre. Nous ne faisons qu’exprimer cet étonnement en posant la question un tant soit peu incongrue: «Qu’est-ce que?» C’est là le symptôme d’un malaise que nous éprouvons parce que tout n’est pas clair autour de nous, c’est à peu près l’équivalent des «pourquoi?» que les enfants répètent sans cesse. Ils dénotent eux aussi un certain malaise de la pensée et ne se préoccupent pas nécessairement de découvrir une cause ou une raison. (Hertz, Principes de mécanique). Mais ce qui nous étonne dans les usages logiques du terme «temps», ce sont ce que nous pourrions appeler leurs contradictions apparentes. Saint Augustin s’étonnait d’une de ces contradictions lorsqu’il posait la question: «Comment peut-on mesurer le temps?» Car on ne saurait mesurer le temps écoulé qui se trouve dans le passé, ni le temps futur qui n’existe pas encore, et comment mesurerait-on le présent qui est privé d’étendue?

La contradiction qui parait ici évidente, nous pouvons dire qu’elle provient d’une confusion entre deux usages d’un même terme. Il s’agit dans ce cas du terme «mesurer». »

(WITTGENSTEIN 1965 : 79-80)

Tout antique qu’il est, Saint Augustin préserve, sur la question qu’il traite, une fraîcheur, une intimité avec la praxis que le scientisme verbaliste perd. L’origine mondaine de la situation exposée ici n’échappe pas plus à l’entendement, quand on y regarde avec l’attention requise: la culture de masse des services (fort mythiquement et improprement désignée civilisation post-industrielle) accentue l’importance des communications, de l’information, de l’argumentation, de la publicité, de la propagande. Les lutte de classes et de doctrines vont dans le sens d’une promotion de vues techniciennes, bureaucratiques, pragmatiques, médiatiques et populaires (démocratiques-démagogiques). La spéculation est désormais une activité plus économique qu’intellectuelle et toute pensées des profondeurs est suspecte d’élitisme et de confusionnisme. Avec le néo-nominalisme qui se met en place dans les représentations philosophiques, c’est la noologie qui est en crise. Les sciences de l’esprit (psychologie, philosophie) sont en faillite. Le philosophe ne peut plus échafauder le système du monde. Il se contentera donc de faire la sémantique des termes désignant ledit monde dans d’autres sciences… Le domaine du savoir mécaniste issu de l’atelier manufacturier a produit un Spinoza, le fondateur les plus achevé de la pensée rationaliste dans son conflit avec la théologie scolastique. Le domaine du savoir glottocentriste issu de la civilisation des services produira un Wittgenstein, le formateur à la fois le plus explicite et le plus échancré de la crise intellectuelle du langage, entre technicité et vie vernaculaire. Wittgenstein passera d’un néo-positivisme triomphaliste reprenant tambour battant le projet leibnizien d’une langue distillée, univoque, propre (Tractacus logico-philosophicus) à une adoration débridé et ludique envers la glottognoséologie (Laurendeau 1997d, 2000b, 2000d) la plus échevelée (Investigations philosophiques). Spinoza construit son dieu en le privant de tous les attributs théologiques. Wittgenstein renonce au langage clair qu’il entendait dicter, en s’avisant du fait que la seule façon de dire le langage est de le montrer brouillon tel qu’il est. Il sera dit que le philosophe gagne ses cocardes en perdant son temps mais surtout en reflétant son époque.

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La fonction récupérante et crypto-réactionnaire du glottocentrisme

Sauf qu’il va aussi falloir dire nos lignes et prendre parti. L’apparent progressisme du glottocentrisme philosophique, quand on le compare à la spéculation des profondeurs, est un leurre navrant. La lutte fondamentale de la philosophie reste celle entre idéalisme et matérialisme. Nominalisme et glottocentrisme se donnent l’apparence d’un passage du premier au second. Illusion. On peut bien remplacer la noologie fumeuse par une sémantique, pointilleuse ou mollassonne, on n’en sera pas moins mentaliste, donc idéaliste. La philosophie herméneutique de Gadamer fournit un bon résumé du glottocentrisme philosophique encore ambiant (tout y est: monde médiatisé par le langage, récupération linguisticiste d’Aristote et de Bacon, Chomsky, Piaget et la philologie). Mais surtout Gadamer montre bien la fonction récupérante et crypto-réactionnaire du glottocentrisme

« Qu’est-ce qui ne fait pas partie de notre orientation linguistique dans le monde? Toute connaissance humaine du monde se trouve médiatisée par le langage. Une première orientation dans le monde s’effectue à travers l’apprentissage de la langue. Mais ce n’est pas tout. La linguisticité de notre être-dans-le-monde articule en fin de compte tout le domaine de l’expérience. La logique de l’induction décrite par Aristote et que F. Bacon a développé dans sa fondation des nouvelles sciences expérimentales a beau apparaître insatisfaisante du point de vue d’une théorie logique de la connaissance scientifique et avoir besoin de corrections – elle n’en laisse pas moins apparaître de façon éclatante ce qui la rapproche de l’articulation linguistique du monde. Dans son commentaire, Thémistius a d’ailleurs illustré ce chapitre d’Aristote (An. Post., II, 19) en faisant appel à l’apprentissage de la langue, domaine dans lequel la linguistique moderne (Chomsky) et la psychologie (Piaget) ont ouvert de nouveaux horizons. Mais il faut reconnaître en un sens encore plus large que toute expérience se fait par l’élargissement communicatif constant de notre connaissance du monde. Elle est elle-même la connaissance du déjà connu, mais en un sens beaucoup plus profond et plus général que n’a pu le penser la devise formée par A. Boeckh pour définir le travail du philologue. C’est que la tradition dans laquelle nous vivons n’est pas simplement une soi-disant tradition culturelle qui se composerait strictement de textes et de monuments et qui transmettrait un sens constitué linguistiquement ou historiquement documenté, tandis que les déterminants réels de notre vie, les conditions de production, etc., resteraient «dehors»: bien au contraire, le monde qui est lui-même éprouvé sur un mode communicatif nous est toujours transmis, traditur, comme une totalité ouverte. Ceci n’est rien d’autre que l’expérience. Elle se trouve partout où le monde est éprouvé, où une étrangeté a été levée, où se produit l’illumination, l’intuition, l’appropriation. »

(GADAMER 1996: 111-112)

Nous voici donc avec deux jeux d’acquisition des connaissances. Gadamer les embrume mais ils sont là tout de même. La connaissance directe, praxique, tactile, empirique, corporelle, limitative mais intime, secrète, profonde, averbale et la connaissance indirecte, héritage intellectuel par le texte, l’objet et l’image des connaissances reçues et endossées sans vérification sur la base de la crédibilité des instances qui en sont les dépositaires. Contestons un peu la ci-devant articulation linguistique du monde. Qu’en est-il tant de la connaissance directe et de la connaissance indirecte face au langage? Bon, la seconde n’est pas exclusivement langagière mais elle implique inévitablement du langagier. Moi, qui ne suis jamais allé à Tokyo, je suis parfaitement prêt à admettre que j’ai besoin du mot Tokyo pour me représenter la plus grande ville du monde. Faute de la chose, j’ai toujours le mot, mais de là à basculer dans le nominalisme… C’est que Tokyo n’est pas qu’un mot. C’est un capteur sous lequel j’amplifie Toronto, New York, Paris et Sao Paulo (villes dont j’ai une connaissance directe) pour me représenter la susdite plus grande ville du monde, en praxis. Dire donc que la connaissance indirecte serait strictement philologique ou langagière c’est prendre le contenant pour le contenu ou, en quelque esbroufe pathétiquement MacLuhanesque, le médium pour le message. Le glottocentrisme philosophique prend ici sons premier coup dans l’aile. Rien ne s’améliore lorsqu’on se tourne vers la connaissance directe. Quiconque a la naïveté de tonner que toute connaissance humaine du monde se trouve médiatisée par le langage n’a jamais joué au tennis, croqué une pomme ou pris un bain. Gadamer voudrait que le monde qui [serait] lui-même éprouvé sur un mode communicatif nous [soit] toujours transmis, traditur, comme une totalité ouverte. Ceci n’est rien d’autre que l’expérience. dit-il encore. Ceci est bien moins que l’expérience en fait. Ceci est la transmission doxale, scholastique, typée de la connaissance du monde. En plein celle dont Descartes et Galilée se méfiant le plus. Le linguisticisme est ici nettement un instrument de récupération engluant l’expérience dans la philologie, la doxa, la tradition. Ici, il n’y a pas à dire: la philosophie régresse. Elle régresse sur les premiers modernes, sur la Bacon de l’expérimentation, sur le Descartes de la méthode, sur le Galilée de la lunette, sur le Spinoza de la lecture rationnelle des Écritures.

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Bibliographie

GADAMER, H.G. (1996), La philosophie herméneutique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée – Essais philosophiques, 259 p.

HABERMAS, J. (1976), Connaissance et intérêt, Gallimard, coll. Tel, 386 p.

HABERMAS, J. (1987), Logique des sciences sociales et autres essais, Presses Universitaires de France, Coll. Philosophie d’Aujourd’hui, p 459 p.

HOTTOIS, G. (1979), L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, Éditions de l’Université de Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, LXIX, 391 p.

LAURENDEAU, P. (1990a), « Theory of Emergence: toward a historical-materialistic approach to the history of linguistics (chapter 11) », JOSEPH, J.E.; TAYLOR, T.J. dir., Ideologies of language, Routledge, Londres et New York, pp 206-220.

LAURENDEAU, P. (1990e), « La gnoséologie et son influence sur la théorie linguistique chez Gustave Guillaume », Histoire, Épistémologie, Langage, tome 12, fascicule I, pp 153-168.

LAURENDEAU, P. (1990g), « Perspectives matérialistes en histoire de la linguistique », Cahiers de linguistique sociale – Linguistique et matérialisme (Actes des rencontres de Rouen), vol. 2, n° 17, Université de Rouen et SUDLA, pp 41-52.

LAURENDEAU, P. (1990i), « Percept, Praxie et langage », SIBLOT, P.; MADRAY-LESIGNE, F. dir., Langage et Praxis, Publications de la Recherche, Université de Montpellier, pp 99-109.

LAURENDEAU, P. (1997d), « Helvétius et le langage », Proceedings of the 16th International Congress of Linguists, Pergamon, Oxford, Article n° 0033 [Publication sur CD-ROM, texte non-paginé de 22 pages].

LAURENDEAU, P. (1997b), « Contre la trichotomie Syntaxe/sémantique/pragmatique », Revue de Sémantique et de Pragmatique, n° 1, Université Paris VIII et Université d’Orléans (France), pp 115-131.

LAURENDEAU, P. (2000b), « Condillac contre Spinoza: une critique nominaliste des glottognoses », Histoire, Épistémologie, Langage, tome 22, fascicule 2, pp 41-80.

LAURENDEAU, P. (2000d), « La crise énonciative des glottognoses », BHATT, P.; FITCH, B.T.; LEBLANC, J. dir. Texte – L’énonciation, la pensée dans le texte, n° 27/28, pp 25-86.

SPINOZA, B. de (1954), « Appendice contenant les pensées métaphysiques », dans Traité de la réforme de l’entendement, Gallimard, Collection Folio-Essais, pp 160-216.

WITTGENSTEIN, L. (1961), Tractacus logico-philosophicus, Gallimard, Coll. TEL, 365 p.

WITTGENSTEIN, L. (1965), Le cahier bleu et le cahier brun, Gallimard, Coll. TEL, 425 p.

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JENS de la montagne, tome quatre (par Nicolas de la Sablonnière dit Delasablo)

Posted by Ysengrimus sur 1 janvier 2023

Jens de la montagne-image-2

Voilà ce que j’ai pu dire du monde. (p. 564)

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Note liminaire: afin de faciliter la lecture de la présente recension, les citations du corpus de JENS (qui sont introduites ici en italiques et sans guillemets) sont présentées de façon linéaire (disparition de la mise en forme versifiée d’origine et notamment de la majuscule de début de vers, ajustements de la ponctuation à l’avenant, retrait aussi des majuscules placées aléatoirement en début de noms communs). Les quelques coquilles venant du texte cité sont corrigées d’office, sans indication particulière (de type [sic] ou mises entre crochets). Toutes les éventuelles fautes typographiques qui perdurent sont donc les miennes et non celles de JENS.

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JENS, LE DIOGÈNE DESSINATEUR

Une philosophie des nuances, pour un esprit avide de nuances, nous évite de tomber dans les pièges de la grossièreté. (p. 71)

Le tome quatre de la quadrilogie JENS de la montagne de l’auteur québécois Nicolas de la Sablonnière dit Delasablo nous fait entrer, en douceur mais sans ambages, dans les replis de la vision philosophique d’un certain JENS, personnage semi-fictif et semi-autobiographique qui, depuis le sommet d’une montagne aussi tangible que métaphorique, fait descendre en ce monde les éléments de sa vision des choses. Le tout est exprimé sous forme d’aphorismes versifiées ou de poème philosophiques, selon l’angle de traitement que l’on veut bien en dégager. Mais JENS n’est pas un prophète à la noix ou un grand sage altier avec toge éthérée et barbichette désincarnée. Non, non, JENS tient son bout du manche, sans se faire de complexes et sans s’empêtrer de modestie d’estrade, mais c’est avec une clarté d’eau de roche, une originalité indubitable et une générosité peu commune qu’il laisse ruisseler, de haut en bas, sa pensée, subtile et scintillante. Pas trop empesée, pas trop docte, celle-ci descend, depuis le sommet de sa chère montagne, jusqu’à nous. Mes pensées sont devenues à l’image des filets d’eau qui dévalent des montagnes. Elles n’ont jamais deux fois le même parcours et leur tracé constitue la forme de leur expression. Elles rigolent de diversités tout en sachant qu’elles retournent se perdre dans l’unicité de la mer. Chacune d’elles tend à se fondre dans un océan de possibilités (p. 351). Il y a effectivement chez JENS un indubitable sens de la synthèse. Et cette vive aptitude à construire des monades articulées ne se restreint pas, chez lui, aux affaires de l’ontos, du gnoseos et de l’ethos. JENS de la montagne est un homme à carcasse. Amplement intériorisé, il est à l’écoute de son être émotif intérieur et il se sait explicitement conscient tant de ses besoins intellectifs que de ses inquiétudes sapientales. Si je suis monté sur cette montagne, c’est pour me prouver quelque chose. Étant un homme de doutes, j’ai évidemment toujours besoin de preuves. J’ai vaincu une peur. Maintenant que c’est fait, je ne trouve plus rien à dire (p. 441). Ah, tiens donc. Que se passerait-il donc s’il devenait disert, alors? Admettons-le, la formulation libre et échancrée de la présentation du texte de JENS n’en fait pas pour autant le jeu de vocalisations de quelqu’un qui n’aurait… hum… rien à dire. Il parle du monde, il parle de soi et, ce faisant, il capte parfaitement le caractère non-contraignant et non-essentiel de l’actualité temporaire de sa solitude cogitante et scriptante. Seul, complètement seul, en ce moment. Et pourtant, c’est l’humanité en moi qui témoigne (p. 165). Nous sommes ici bel et bien en philosophie et JENS est un philosophe (les guillemets qu’il accroche aux pourtours de ce mot ne changent rien à l’affaire). Qui plus est, JENS juge, en conscience, que la philosophie, c’est pour tout le monde. Pan, dans le flanc des maitres penseurs. Université populaire. Pour arriver à retrouver l’élan primordial de la philosophie, nous devons fuir les sombres cachots des universités où on se plaît à l’enfermer depuis deux millénaires (p. 488). Loin de la cuistrerie et du ruminement dans la philosophie, la pensée fondamentale, selon JENS, est donc quelque chose de net, de direct, de naturel, de dépouillé, de primordial et de si simplement universel. Il n’y a aucun problème philosophique fondamental dans l’humain qui demande une grande érudition. L’essentiel est à portée de main de la grande majorité (p. 55). Imbibée en notre vie intellectuelle et mentale comme l’air est imbibé en nos poumon, la philosophie est la compagne de route ordinaire et vive de l’acte créateur. Ce dernier, pourtant, reste voué à largement échapper à la philosophie qui, intellective, observe mais n’agit pas. La main et l’œil. La philosophie est par essence un accompagnement. Elle supporte, conseille, invective, rassure, encourage, investigue. Par contre, l’action lui échappe toujours, de même que l’acte créateur. Unis ensemble, philosophe et créateur sont nés pour s’entendre, comme le cœur et la tête. La main et l’œil (p. 104). Le créateur verbal, le poète, compagnon de route en retour de la philosophie, se doit, aux vues de JENS, de la rehausser de son sel, de lui rendre le piquant gustatif qu’une saine rigueur de la pensée risque de parfois atténuer sinon éteindre. Le verbe se doit donc primordialement à la philosophie. Alchimie du verbe. Trouver des formules pour un langage qui frappe l’imaginaire. Trouver des formules enrobées d’une robe de mystère derrière laquelle nous pouvons pressentir les promesses de grandes vérités (p. 384). Ce compagnonnage obligé entre le penseur et le créateur instaure une tension permanente entre poésie et cogitation. Créatrice, selon le mot de JENS, la poésie se libère du dénotatif dont la philosophie dépend tant. La poésie est une tentative pour extraire les mots de la pensée afin que ceux-ci regagnent le territoire des sens (p. 643). Quand, épisodiquement lyrique, JENS s’exclame… Maintenant retire cette épée de mon genou et j’irai de nouveau faire resplendir mes déserts! (p. 105)… fatalement le cogitatif passe en dubitatif. Artiste (poète, cinéaste, peintre, dessinateur), JENS comprend intimement l’impact sur le dispositif chambranlant de sa vision du monde que portent les coups de butoir de son œuvre artistique. Refusant boudeusement les ruses convenues de la rencontre entre philosophie et art, il ne cherche certainement pas à se prendre pour le Socrate musicien. Non, que non. JENS, lui, ce serait plutôt le Diogène dessinateur. D’abord, en bon locataire du tonneau des grands petits savoirs, la philosophie conventionnelle en lui, c’est non. On a bien essayé de me convaincre que j’étais un philosophe, mais je dois admettre que je préfère que le philosophe soit à mes côtés et qu’il travaille pour moi (p. 622). Et cette autre philosophe qui voudrait possiblement travailler pour notre Diogène montagnard a besoin de se lever de bien bonne heure. C’est que, oh, oh, la confiance ne règne pas, en JENS. Aujourd’hui, je me méfie de tout et presque toute mon intelligence retraite dans la méfiance. En fait, j’ai fait de la méfiance ma seule valeur sûre (p. 582). Méfiant comme un chien mouillé, notre Diogène dépenaillé au tonneau, en plus, ne fait, selon ses dires, pas trop souvent le ménage dans sa cabane mentale. Un bordel sans nom. L’essentiel de ma pensée est d’ordre irrationnel. Ce que l’on appelle le rationnel, c’est uniquement le moment où l’on met de l’ordre dans nos pensées. Dieu sait que je ne fais pas souvent le ménage (p. 460). Il faut prendre JENS comme il est. Le Diogène dessinateur grogne sur la vie et, à l’emporte-pièce, il vous dessine ses textes. Mes textes sont comme mes dessins. Ils jaillissent d’un seul jet, découpés en quelques coups d’épée (p. 616). JENS est, ce faisant, dans l’action, plus soucieux de processus dynamique que de résultats fixes. Ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on dessine. Ce qui compte, c’est l’acte de dessiner (p. 576). Les philosophes, les maitres penseurs, les doctes larbins de la sagesse reçue ne font pas percoler notre Diogène dessinateur. Le maitre apophtegme, le dernier mot ne se dit pas, il se dessine. Un cercle en guise de mot de la fin. Mon écriture première a toujours été le dessin. Lorsque les mots ne sortent plus et qu’aucun des concepts du vieux scribe ne sont en mesure de traduire ce que je vis et ce que je ressens, alors le dessin prend le relais et complète le cercle. Cet art rattache le vieillard impuissant au soleil de la jeunesse éternelle de l’humanité (p. 286). Les vieux penseurs qui barbouillent beaucoup mais dessinent peu ne sont pas vraiment invités en la montagne de JENS. Aussi on reparlera plus tard du peu que JENS fait des autres philosophes, les traditionnels, les conventionnels, les vieux, les lourds. S’il fallait lui citer une source d’inspiration philosophique, d’ailleurs bien plus formelle que conceptuelle, bien plus stylistique que problématique, ce serait Emil Cioran (1911-1995), philosophe obscur, larmoyant, pessimiste et inclassable, avec lequel JENS est en discrète coquetterie, au point d’insidieusement s’autodésigner Le Cioran du Nord. Cioran est un drôle de type. Il est un peu comme un Nietzsche renversé, échoué du côté des malades et des faibles, isolé dans la déprime et les vices (p. 401). On peut suggérer que JENS écrit un peu comme ce Cioran d’outre-tombe, qu’il nous mentionne bien ostensiblement (comme si c’était Aristote) alors que personne sait c’est qui. Par contre, JENS ne pense pas vraiment beaucoup comme le Cioran en question. Emil Cioran est un philosophe du passé, de la nostalgie, du regret, de l’amertume, du manque. JENS, qu’il l’admette ou non, est, au contraire, un de ces philosophes de l’avenir, dont il anticipe froidement le programme. Les philosophes de l’avenir devront apprendre à faire très court et à être efficaces, percutants et incisifs. S’ils désirent être entendus, ils devront être de grands artistes et de véritables entertainers tragiques (p. 574). Et vlan. Alors regardons un petit peu ce qu’ils devront tant nous dire, aux vues de JENS de la montagne, ces ci-devant philosophes de l’avenir qui, naturellement, sont déjà avec nous, notamment en JENS et de par JENS.

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ONTOLOGIE DE JENS (OU JENS EN SA DOCTRINE DE L’ÊTRE)

Ce n’est pas le fruit de nos réflexions que l’on doit laisser parler, mais l’arbre de notre être. (p. 546)

Le seul problème avec l’objectivité, c’est qu’elle est toujours d’ordre impersonnel. (p. 143)

JENS a indubitablement une bonne tête ontologique. Il ne chipote pas dans les arguties sibyllines autour de la question de l’être. Penser, pour lui, c’est aller chercher, par les pensées, un monde extérieur à ces dernières et que l’on aspire à adéquatement saisir. Je veux mes pensées à l’image du monde (p. 335). JENS est implicitement conscient qu’il y a des philosophies qui, à contrario, se consacrent fort énergiquement à la fuite hors de la réalité. Il ne les suivra pas. La réalité, c’est ce qui reste une fois que tu as tout fait pour y échapper (p. 291). Ontologue solide, JENS ne marche pas dans la combine de la pensée qui déborderait le réel. Il est plutôt favorable à l’aséité de l’intégralité de l’univers et de la soumission du savoir humain devant ce dernier. Il n’y a aucun savoir humain qui a existé en dehors des limites de l’univers. Tout ce qui fut pensé et tout ce qui a été ressenti a fait partie du développement intime de l’univers (p. 449). Pas question de jouer le jeu d’un soi-disant savoir transcendant. Le savoir est entier dans la matière (p. 462). La pensée cherche l’être, le rencontre, s’y subordonne et en fait partie, en fait, modestement, lentement. La pensée est un ralentissement de la matière (p. 556). Et, d’ailleurs, qu’on le connaisse ou qu’on ne le connaisse pas, l’être, autonome en ses confins, n’en altèrera pas son déploiement pour autant. Peu importe nos connaissances sur le temps, rien ne l’arrêtera (p. 474). Parlant du temps, justement, ce phénomène crucial nous permet d’observer que l’ontologie de JENS ne se ramène en rien à un empirisme vulgaire. Certaines réalités existent solidement tout en étant vouées à ne pas être perçues directement. C’est le cas du temps, justement. Le temps se résume à la connaissance que nous avons de tout ce qu’il n’est pas (p. 472). De fait, JENS est très sensible au ressac ontologique ferme, percutant les limitations de l’humain percevant. L’homme est tout, sauf simple. Notre humanité intérieure, c’est aussi le monde en soi (p. 253). Cette proximité à l’humain au cours de la mise en forme de sa doctrine de l’être fait de JENS un promoteur explicite d’une philosophie et d’une ontologie d’action et de devenir. Le devenir procède de plain-pied de l’être. Modestement, la comprenure le suit. Dur de comprenure. Comprendre, c’est devenir une forme. Comprendre, c’est devenir insecte. Comprendre, c’est devenir. Celui qui devient ne peut comprendre qu’en devinant ce qu’il ne devient pas (p. 508). Conséquemment, mon petit observateur du monde, les détails fins de ton observation suivront et se restreindront aux spécificités ontologiques de ton action, sans plus. Les catégories philosophiques ne naissent pas autrement. Couleurs de la philosophie. Si tu te détaches du monde, ta philosophie deviendra celle du détachement. Si tu t’attaches au monde, ta philosophie deviendra, peu à peu, celle de l’attachement. Si tu cherches à créer dans le monde, ta philosophie deviendra celle du créateur. Si tu cherches à savoir, ta philosophie deviendra celle de la connaissance. Si tu cherches à aimer, ta philosophie deviendra celle de l’amour (p. 216). Les portions d’être en devenir que l’on retient prioritairement dans notre pensée d’action s’installent et se déposent en notre philosophie, qui, elle, suit et épouse la courbure de notre être. Aucun esprit n’échappe à ce fait incontournable, pas même les esprits scientifiques, eux qui forcent tellement du nez et de partout ailleurs pour s’extirper de l’être qu’ils analysent. Chose certaine, les scientifiques ne pourront pas toujours se positionner à l’extérieur de ce qu’ils observent sans inclure, un jour, leur corps dans l’équation (p. 502). Les scientifiques, en leur ontologie, n’échappent pas à la philosophie d’action qu’a su percevoir JENS. Les scientifiques se battent principalement pour la survie de l’esprit scientifique. Pour cela, ils doivent trouver une ou plusieurs issues dans la matière, afin de pouvoir poursuivre leur chemin (p. 504). On suggèrera peut-être qu’il y a ici un paradoxe… que le scientifique, même celui qui lutte nerveusement pour la perpétuation de sa propre discipline, ne peut en devenir l’objet. C’est un paradoxe, c’est un paradoxe… le scientifique ne peut pas se placer des deux côtés du microscope à la fois. C’est un paradoxe… L’avantage du paradoxe, c’est qu’il permet d’abolir la notion de contraire. On peut lui faire dire TOUT et son CONTRAIRE. Si j’étais un scientifique, j’essayerais de mettre le paradoxe en équation (p. 650). La doctrine de l’être place le savoir en action devant un paradoxe dont JENS suggère qu’il faudrait chercher à le monter en équation. Oh, oh, notre JENS ontologue est-il en train de basculer dans le mathématisme? Hautement improbable. Les personnes qui disent que tout est mathématique me sidèrent. Comment tout pourrait être mathématique quand tout ne peut même pas être connaissance? (p. 562). Il est ardu de capter l’être, celui-ci est ondoyant, fuyant, labile. JENS opte donc pour une genèse enfouie de l’être. Si tu captures un secret de la nature et que tu parviens à lui prodiguer une forme visible et solide, sache qu’aussitôt la nature changera secrètement de forme et ce, uniquement pour échapper aux griffes de ta raison. La seule chose qui pourra l’emporter sur elle sera la nature intime de l’univers (p. 416). JENS apparait ici un petit peu comme un vitaliste. Agacé, il se comporte comme si une nature volontaire faisait exprès pour s’étaler ainsi hors de notre conscience, comme un poulet qui se sauve quand on veut le plumer. Ne nous trompons pas pour autant sur l’inertie ontologique de l’être, sur sa profondeur, creuse, inouïe, hors-vie, et lointaine, qui continue de s’étaler sans nous, hors de nous, comme il le fit de tout temps. Une question de temps. Les vérités les plus profondes nous échapperont toujours, car elles appartiennent à un autre temps que le nôtre. C’est uniquement en cela qu’elles sont plus «profondes». Même si on peut parfois les entrevoir, elles ne peuvent s’imposer en notre temps, faute de force, faute de preuves, faute d’assises, faute de réalité, faute de corps dans lesquels elle puisse s’incarner (p. 444). Dans ce maudit cosmos immense, magma inextricable qui dure sans fin, notre pensée ne peut que modestement hoqueter devant l’amplitude gargantuesque de l’être naturel. La pensée humaine est un moustique qui pique le corps du taureau cosmologique, tout en étant entrainée dans son galop immense. La pensée agit sur le corps comme une provocation. Elle agit comme un trouble (p. 417). L’ancien, l’atavique, le pulsionnel imposent leurs poids et assoient la puissance de leurs réalités «profondes», pour reprendre le mot de JENS, sur nos déterminations actuelles. Les exemples sont légion. On a qu’à se pencher. Voyez… disons… l’amour maternel. L’amour maternel tire sa férocité et sa force d’une incroyable insécurité primitive, où sa vie et celle du petit était continuellement menacées (p. 332). Il y a un infini ancien, rétrospectif, d’où notre pensée d’action et notre amour d’action émergent, malgré nous. Et aussi, il y a un infini durable, prospectif, qui annonce l’être qui sera, malgré nous et au-delà de nous. En définitive, la notion de l’infini est la seule chose qui soit véritablement logique. Mais cela dépasse l’entendement (p. 562). Seul je ne sais quel nono-nihilo ne saisit pas cela. Le nihiliste aime à croire que la vie s’arrête aux limites de sa connaissance. Généralement, c’est à ce moment que la vie commence réellement (p. 483). La vie et l’existence commencent au-delà de nous et malgré nous. Aussi, de ne pas pouvoir saisir l’être, trop fort pour notre petite tête, on glissera et dérapera fréquemment dans le recours aux réalités et concepts imaginaires. Le désavantage avec les concepts imaginaires, c’est qu’ils nous rendent captifs de leur logique interne sans pouvoir créer une connexion viable avec le monde réel (p. 627). L’exemple de Dieu est incontestablement le plus éloquent. Nos mystiques prennent Dieu pour une catégorie d’être… et JENS ne les suit pas. Astuce du mystique. Il a d’abord imaginé Dieu par lui-même. Ensuite, il a raffiné son imagination jusqu’à ce qu’il en vienne à croire que Dieu n’était pas uniquement le fruit de son imagination. Il est alors parvenu à se convaincre d’être lui-même un des fruits, dans le jardin de Dieu. Voilà comment l’idée de Dieu a réussi à rouler l’esprit du mystique dans la poussière divine (p. 232). L’exemple est simple et parfaitement incontestable. Mais il y a plus subtil et plus pervers, en matière d’ontologie imaginaire. Partons de la peur. Là où l’on trouve de la peur, là aussi se trouve une forme de conscience. La peur est la première preuve de la conscience (p. 447). La peur pourrait donc apparaitre comme un vecteur d’action fiable dans la construction motrice de nos ontologies ordinaire. Mais JENS flaire ici un danger. Les gens peureux essaient toujours de nous faire croire en la réalité de ce qu’ils craignent (p. 341). La peur peut donc devenir la compagne déroutante d’une ontologie imaginée, fantasmée, anticipée sans connaissance effectrice… comme on le fait, par exemple, avec la mort. Le cœur battant, tout le monde anticipe la mort que personne n’a pourtant empiriquement vécu. Quatre battements de cœur. C’est parce que la mort se présente à nous de manière irréelle que l’on accepte de s’y abandonner plus facilement. Après tout, c’est l’idée de la réalité de la mort qui pétrifie la conscience d’effrois. La mort est la déesse de l’irréel. Toutes formes de réalités solides s’évaporent à son contact. La mort est imaginaire. Seul le corps lui donne une réalité (p. 249). Il n’y a pas de mort (comme catégorie ontologique). Il n’y a que des agonisants et des cadavres. Et le hasard? Le hasard existe-t-il? Uniquement dans ta tête (p. 484). Et la liberté? La liberté, c’est un papillon qui voltige à l’intérieur d’une prison (p. 560). Notre vive et fort ancienne capacité à formuler nos abstractions intermédiaires sous forme de mots-concepts (PEUR, MORT, HASARD, LIBERTÉ), nous guide pour de vrai… mais aussi pour de faux. Oh là là, partez moi pas sur la crise ontologique du langage. Un nœud dans la langue. L’homme moderne confond souvent ce qu’il EST avec la fonction de PARLER. Comme si tout ce que nous étions se retrouvait condensé dans la parole et les articulations mentales du langage menant à la parole. Bien que la parole soit l’une des principales choses qui distinguent notre espèce des autres, la faculté magique de la langue est, paradoxalement, ce qui peut bloquer l’accès direct à toute une mer d’expériences et de connaissances qui foisonnent sous les murs de nos constructions linguistiques (p. 146). JENS reste ici parfaitement cohérent. Il opte sereinement et solidement pour le primat de l’être sur le connaitre. Saut dans l’espace. La matière échappe en permanence à l’esprit. Elle est comme une flamme éjectée dans l’abysse de l’univers, un spermatozoïde voyageant dans le col de l’utérus. L’esprit reste dans l’ombre tel un combustible inépuisable, toujours un pas derrière la matière. Il en est peut-être la tête ou la queue, car il en est seulement un autre état. Il possède une mémoire phénoménale, si bien qu’en lui se trouve tout ce qui est et tout ce qui sera dans la FORME à laquelle il correspond. Sans yeux, sans bouche, sans mains, pas à pas, il doit suivre la flamme de la matière qui le relie à sa mémoire intrinsèque (p. 636). Et sur cette vérité ontologique qu’il est si bon et rafraichissant de redire dans le style heureux de JENS… Ce qu’on appelle la connaissance fut d’abord le grand déballage de la matière (p. 609)… nous entrons en gnoséologie.

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GNOSÉOLOGIE DE JENS (OU JENS EN SA DOCTRINE DE LA CONNAISSANCE)

Une doctrine qui ne vise pas à ce qu’on la dépasse est une doctrine fondamentalement erronée. (p. 551)

Le savoir est une caricature de l’existence. (p. 310)

La gnoséologie de JENS est originale, pétillante, subtile et lumineuse. Il est particulièrement rafraichissant et stimulant de se sortir enfin de l’individu connaissant isolé, songeur et stagnant et d’assumer, sans fanfreluche, le caractère collectif et historique de la connaissance. Tout s’amorce, plutôt joyeusement, dans le dispositif de la vie sociale ordinaire en notre monde mondain. Il n’y a pas de connaissance possible sans rencontre. Faire connaissance, c’est apprendre (p. 153). Il n’y a pas d’ego cogitant isolé. Il y a avant tout un bouillonnement social permanent de la cogitation comme empathie. Penser, c’est d’abord écouter. C’est avoir de bonnes dispositions intérieures afin que les impressions subjectives et les divers moments emmagasinés par les sens puissent se révéler sans heurts (p. 97). Du coup, JENS renoue tout naturellement avec l’origine sensorielle de la connaissance (connaissance directe) tout autant qu’avec la vieille dialectique conversationnelle des Grecs (connaissance indirecte), dont tout le monde se gargarise mais dont personne n’assume vraiment les puissantes implications intellectives. Toute la philosophie pourrait tenir dans la conversation. Que ce soit dans une conversation avec soi-même, ou une conversation avec les autres, cela importe peu. Elle implique toujours un échange de points de vue. Fondamentalement, elle s’attaque à des problématiques de sens et de langage. En pleine solitude, l’état d’esprit philosophique se transforme en une poésie peuplée de chants et de visions (p. 84). Le jeu incisif de l’échange, et de l’estoc verbal poétisé, ne transforme pas pour autant l’individu connaissant, quand il daigne redescendre de sa temporaire montagne, en suiveux pantelant qui se laisserait barouetter par la pression intellective des pairs. Car celui qui apprend par la conversation et par le verbe finit éventuellement par frapper le conseil finement dialectique de ce vieux radoteux de JENS, celui recommandant de faire primer la connaissance directe sur la connaissance indirecte. Le conseil d’un vieux radoteux. Ne base pas tes jugements sur l’expérience des autres. Juge selon ton expérience intime, sans jamais renier celle des autres. Car la connaissance des autres fait aussi partie de tes expériences intimes (p. 429). Nous produisons ensemble notre connaissance sur la base d’une perception collective de notre monde et il est important de bien discerner le savoir fin et fiable, dans le fatras rhétorique qui l’accompagne inévitablement… car il nous revient. Nous le méritons. Il est à nous, ce savoir. Le savoir est aussi notre œuvre. Comme pour le peintre qui doit apprendre à faire la distinction entre lui-même et ce qu’il peint, le penseur doit aussi apprendre à ne pas se confondre avec ses pensées, car il pourrait finir par croire que tout son corps est la création de son esprit (p. 78). Ce genre de beau risque de la fausse création renversante nous pend au bout du nez en permanence car le fait est que notre connaissance ordinaire procède et procèdera toujours d’une inévitable dimension d’abstraction conceptuelle. Et de ce fait, à la table d’hôte du royaume du concept, la connaissance amaigrit le si riche réel dont elle se nourrit. Au royaume du concept. Là-bas, on aime à désincarner. On aime à vider les corps de leurs substances. Au royaume du concept, on rêve de prendre le pouvoir. Pourtant, on est fait pour servir (p. 50). C’est un biais mental tout naturel qui s’installe insidieusement, quand on apprend et quand on pense. Le pouvoir des abstractions supplante insidieusement le service qu’elles nous rendent. C’est là une déviance permanente. Peu à peu, sans nous en rendre compte, nous glissons dans l’abstraction des idées, alors tout devient vide, sans réelle teneur, vaporeux, diffus, sans chair. Sans vie! (p. 610) Aussi, il faut se watcher en permanence, comme on dit chez nous, parce que c’est pas long que, entre la pression mondaine, conversationnelle et autre, et les tics traditionnels de l’abstraction, on s’expose assez rapidement à se faire rattraper par la vieille camelote des lambeaux notionnels du tout-venant. Vieilles idées recyclées. Désormais, les plus grandes valeurs sont attribuées aux savoirs qui ont le pouvoir de recycler les déchets intellectuels du passé et du présent (p. 140). Et JENS continue de prudemment nous prévenir. Il faut apprendre, il faut penser, il faut même philosopher… mais il faut faire attention de ne pas se mettre à ruminer dans la philosophie, car le doux monde du sapiental est un petit carré de sable étroitement forclos. Le cœur de la philosophie ne se trouve jamais derrière les portails de son domaine, car tout chez elle lui rappelle ce qu’elle sait déjà (p. 486). Restons poètes, restons artistes, restons coupant. Ne faisons pas trop confiance aux vieux textes. Lisons fluide. Pour celui dont la pensée est en mouvement, l’essentiel se trouve entre les lignes (p. 250). Le vide conceptuel de la philosophie n’engluera pas un JENS qui pense, s’il est aussi un JENS qui chante. Dans cet univers d’idées et de concepts entrelacés de faux-semblants et d’illusions, c’est l’invention de la puissance d’évocation qui nous tire en avant (p. 600). La joie du chanteur c’est aussi la modestie du penseur. Et de la modestie, il faut en avoir, en matière de gnoséologie, car on ne sait pas tout, qu’est ce qu’on ne sait pas tout! Et, de fait, il est vraiment très important de ne pas tout savoir. Si l’inconscience et l’ignorance n’existaient pas, en quoi la conscience et la raison pourraient-elles bien se reposer? (p. 145) C’est effectivement le fait de ne pas savoir qui nous pousse vers la recherche de nouvelles connaissances, comme un creux, comme un manque. Nous sommes en lutte permanente contre ce qu’on ne sait pas. Et au sein de ce qu’on ne sait pas… ou plus… figurera crucialement tout ce qu’on oublie. La mémoire du monde n’arrive jamais totalement à rattraper l’étendue de son oubli (p. 73). Il suffit, pour confirmer cet aphorisme de sagesse de penser un moment, même abstraitement, à nos ancêtres paléolithiques et néolithiques, de laisser notre imaginaire s’imbiber et s’enrichir de la gnoséologie implicite séculaire qu’ils nous ont fatalement léguée. A-t-on idée de ce que nos ancêtres ont traversé? A-t-on idée des mystères qu’ils ont embrassés? Leur esprit était tel des forêts vierges, pétri de courage et de révélations. Se souvient-on des premières manifestations nocturnes de la parole et du langage écrit? Comment la nature a-t-elle enfin réussi à prendre la parole et à entrer de pleins pieds dans l’âge de son humanité? (p. 317) Il y a, dans cet héritage ordinaire oublié (noter ce mot), une fraicheur et une candeur du rapport aux savoirs que nous fait redécouvrir JENS et ce, du seul fait qu’il sait finement les valoriser. Savoir et innocence. Développer les astuces nécessaires afin de toujours retrouver notre ignorance, car le savant, l’homme de savoir, est un homme qui a perdu son innocence et qui réussit toujours à retrouver l’innocence du devenir (p. 661). Et cette innocence du devenir du savoir et de l’être, c’est, entre autres, celle qui se méfie des dogmes rigides et qui s’alloue tranquillement le droit tout simple au doute méthodique, au flagossage, au louvoiement. Le savoir ne plonge pas sur nous comme une cascade ou le jet de la douche du matin. Non, non, car le savoir est torve et nous le sommes pas mal aussi. De fait, nous en dévions ou en esquivons constamment le jet brulant, pour ne pas s’y cuire le cuir. Nous prenons rarement conscience de notre propre savoir de manière frontale. Nous préférons éviter les chocs trop violents. Voilà pourquoi nous avons pris l’habitude d’accéder à notre savoir de biais, comme par l’entremise d’un tiers. Un peu comme si l’on abordait notre savoir par l’intermédiaire d’un miroir (p. 645). Ce que JENS nous explique ici ne concerne pas seulement le jeu complémentaire des connaissances directes et des connaissance indirectes. JENS nous parle ici aussi de nos doutes, de nos inquiétudes, de nos résistances instinctives face au savoir qui, pourtant, s’impose à nous. Dans l’instinct de survie. Instinctivement, nous combattons autant la vérité que nous la recherchons. Nous aimons à la dissimuler, à la camoufler. Nous n’hésitons pas à la rendre compliquée afin de brouiller les regards, et surtout afin de prolonger notre vie, question d’avoir le luxe de nous divertir à ses dépens (p. 89). Nous voulons vivres dans nos idées reçues, nos savoirs établis, nos amusettes logiques, nos sophismes, dans le confort de nos schémas villageois, dans l’enfance de notre pensée. Nous ne voulons pas vraiment mourir à nos vieilles valeurs. Or, s’il faut apprendre le vrai, il faut inévitablement tuer un petit peu de tout cela, en nous. Apprendre, c’est mourir un peu (p. 439). Et le doute ne se réduit pas à la résistance de nos idées reçues, de nos préjugés, comme on dit principiellement. JENS, gnoséologue, nous redit une des grandes vérités de la philosophie moderne. Le doute méthodique est une des inhérences profondes du savoir humain. On apprend depuis la surface et c’est bien vite que le gnoséologue averti se doit de douter de toutes les surfaces. L’apparence est partout trompeuse. Les vérités ne se révèlent qu’en apparence (p. 143). Le vacillement de nos savoirs ne se restreint pas au simple doute méthodique des réflexions construites tardives. Le doute est une pulsion, saillante et constitutive, de l’intégralité de la pensée cogitante et connaissante. Cela fait du doute un trait mental terriblement fondamental, ontologique de l’humain, en fait. La nature du doute. La nature des hommes est trompeuse. Voilà pourquoi l’attitude sceptique est nécessaire à la survie de l’esprit libre (p. 80). C’est cette crise permanente de l’être et du connaitre qui fait qu’on ne pourra pas toujours montrer (l’apparence peut être trompeuse) ou démontrer (la ratiocination peut être fallacieuse). Il arrive donc un moment où il faut cesser de s’expliquer ad nauseam et de prétendre refléter un monde prosaïquement vérifiable. Il arrive un temps ou il faut assumer froidement sa prise de parti dans la connaissance. Prise de parti, prise de parti, prise de parti… Voici, nous sommes tous des ensembles humains distincts et nous embrassons tous un monde aux inextricables facettes et ce, dans une infinité d’angles différents. Ces angles d’approche sont déterminés tant par nos trajectoires de vie que par la configuration de nos affects. Vous comprendrez que la vérité du dépressif n’est pas du tout la même que celle d’un enfant qui joue (p. 176). On ne sait pas tout. On sait ce dont on détient finement la perspective. Nos conclusions de groupe, nos jugements collectifs sur les savoirs adoptent eux aussi la courbe de la perspective par laquelle on s’oriente vers les cibles de notre monde… qui sont aussi les cibles de notre temps. Cible en vue. Si on se trompe souvent dans notre jugement, c’est principalement en raison d’un «défaut» de perspective. Nous avons tort, par rapport à un angle d’attaque défaillant, une cible ratée. Notre point de vue, aussi aiguisé et large soit-il, n’en reste pas moins un point de vue ancré dans notre époque. Alors comment posséder la vision juste sans aussi avoir la distance nécessaire pour bien en percevoir les contours et les desseins? Ici, ou dans le futur, les problèmes ne seront plus perçus sous le même angle. Et, par le fait même, ils ne seront plus sous le même éclairage de véracité (p. 148). On prend donc position au mieux, et en soumission envers les déterminations de notre coefficient espace-temps, rétrospectif et prospectif. On peut uniquement prédire l’avenir de ce que l’on connaît (p. 237). On la stabilise, cette seule prospective que l’on puisse se payer. Puis on articule notre vision doctrinale, on la formule, on la saisit, on l’armature. Et une fois qu’elle est mise en forme, ma foi, on ne peut plus la flagosser, la tordre et la faire flageoler sans fin. Et ça aussi, JENS le sait. Degrés d’expression. Arrivé à un certain niveau de vérité, on ne peut plus prouver quoi que ce soit et ce, même si on essaie de décrire la chose dans un maximum de détails. On croira ou on ne croira pas. On devinera ou on ne devinera pas. On vivra ces choses ou on ne les vivra pas (p. 107). Et pourtant, riches et déterminés par ces vues stabilisées, on n’en cessera pas pour autant de chercher, d’écornifler, d’investiguer, d’apprendre. La dive curiosité ne pourra tout simplement jamais arrêter de nous tenir au corps. La déesse oubliée. La curiosité, mère de tous les courages, mère des intelligences les plus fines, mère, aussi, de la folie, de l’aventure et des découvertes les plus géniales. Je me demande bien pourquoi les Grecs n’en ont pas fait une déesse (p. 417). Nous continuons de tout écornifler sans fin parce que nous savons que nous vivons dans un monde éminemment et fondamentalement connaissable. Et nous savons que l’élastique de notre connaissance peut parvenir à s’étirer et à cerner, au moins schématiquement, le couvercle du bocal de l’être. Aussi, notre saisie de l’être par la connaissance n’est jamais vraiment une affaire bizounée, foireuse, niaiseuse, éperdue, hasardeuse. En toute raison, nous pouvons comprendre. Rupture du hasard. Comprendre jusqu’à ce que les choses et les événements s’accordent à notre vie et résonnent vers nous comme des échos de notre propre raison. Voilà ce qui devient pour nous comme une preuve de notre savoir (p. 325). La visée de notre connaissance, c’est de saisir notre être. Et… bon… modulo quelques pépins séculaires dont nous avons aussi pris connaissance… le fait est que savoir notre monde, c’est faisable. Il n’y a aucune vérité nous concernant qui soit hors de notre portée (p. 264). Notre monde est immense. Nous pouvons, malgré tout, le connaitre. Et maintenant nous savons ce que nous nous devons d’être et ce que nous nous devons de faire. Et comme JENS ne parle pas seulement de ce qui est mais parle aussi de ce qui se doit d’être, je me dois, moi aussi, d’en parler.

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AXIOLOGIE DE JENS (OU JENS EN SA PERSPECTIVE ÉTHIQUE)

Je suis un modèle sans plan, sans forme précise. (p. 215)

Un peu comme sa gnoséologie, l’axiologie de JENS s’enracine avant tout dans la vie sociale, méthodiquement abstraite, du philosophe. La sincérité du penseur est ouvertement exigée. Sa crédibilité intellectuelle en dépend. Le meilleur moyen d’attirer sur soi le discrédit est de ne pas assumer le fond de sa pensée (p. 599). Mais cette honnêteté du bon gars qui pense droit et parle sec ne suffit pas, il s’en faut de beaucoup. Il ne s’agit pas ici seulement d’incarner la morale… mais aussi de la comprendre adéquatement. Or, la part entre ce-qui-doit-être et ce-qui-ne-doit-pas-être se démarque, sèchement, tout d’abord au sein de nos tiraillements intellectuels avec l’agora. Il y a de constants rapports de forces dans l’éthique intellectuelle des zélateurs et de leurs adversaires. Et là, ouf, c’est la guerre. Tactique de guerre. L’une des armes préférées des sophistes est l’excès de zèle. Plusieurs d’entre eux savent d’instinct qu’un dégluti de connaissances livresques peut aisément parasiter la pensée d’une personne moins bien nantie intellectuellement. Une logorrhée de mots et de concepts agit alors comme une muraille infranchissable. Briques, canons, flèches de tout bois, boucliers, remparts, huile bouillante. Si la forteresse du savoir sophistique semble imprenable, c’est qu’ils ont tout à gagner à démontrer leur supériorité intellectuelle, car c’est par la puissance de leurs défenses qu’ils en viennent à vaincre leurs adversaires (p. 107). D’une part, JENS réprouve l’abus belliqueux et auto-protecteur du savoir livresque, mais, d’autre part, cela ne le rend pas nécessairement favorable à l’humain inculte et vulgaire, ce pseudo-fier, à l’éthique tout aussi faussée que celle des ci-devant sophistes. Lorsqu’on le complimente, l’homme vulgaire, aime à croire qu’on le jalouse (p. 483). Le problème éthique qui se pose ici, en toute concrétude, est que chaque rencontre sociale est obligatoirement quelque chose qui vous confronte à quelqu’un qui, sans arrêt, vous juge. Ami ou ennemi, l’individu lambda qui vient obligatoirement partager conversationnellement les savoir est un agresseur potentiel. Dans chacun de mes amis, j’ai aussi découvert un ennemi intime qui me disait «C’est moi! C’est MOI, l’ami qui est en toi! Moi qui commande!» L’amitié se crée dans l’adversité. Le respect de l’adversaire est un premier pas vers l’amitié. Lorsque je dis «Voici ma vérité», je ne dis rien d’autre que «Voici ce que je retiens de mon vécu. Voici mon histoire, mon mensonge plus vrai que nature» (p. 24). Cette douloureuse dialectique de l’amitié aux vérités biaisées confirme, si nécessaire, qu’on n’interagit pas avec des purs esprits connaissants. On interagit avec des pour ou des contres, des babounes potentielles perpétuelles qui approuvent ou qui réprouvent. Et, justement parce qu’il se démarque, l’humain qui agit ou l’humain qui pense s’expose fatalement à se faire traiter de prétentieux et, incidemment, à se faire couler comme tel. Ouvertement, et fort librement, JENS s’en afflige. Aveux d’un petit homme. On le juge prétentieux, mais on ne se donne jamais la peine de lire ce qu’il écrit ou même d’entendre ce qu’il a à dire. Cela nous importe peu. Nous voyons seulement qu’il essaie de s’élever au-dessus de nous. C’est pour cette raison que nous le haïssons d’emblée. Sans lui dans les hauteurs, jamais nous n’aurions pris conscience de notre médiocrité. Savoir qu’un tel homme existe jette sur nous opprobre et déshonneur. Voilà pourquoi nous avons tout intérêt à ruiner sa réputation et ternir l’éclat de son image. Si c’est pour s’élever au-dessus de la médiocrité, je serai toujours favorable aux prétentieux et à ceux qui osent, surtout s’ils évitent d’alimenter la médiocrité (p. 90). Sur cette question, toujours assez sensible, le choix éthique de JENS est clair. Il pousse contre la masse. Il rame contre le courant. Avant de juger sommairement le prétentieux, il le décode ontologiquement, dans son effort, sa lutte, sa quête. Le soi-disant prétentieux est largement autoporteur. Il se suffit à lui-même, pour ce qui en est des jugements de valeur. Et cela fait bien l’affaire de JENS, qui n’est pas trop chaud envers ceux et celles qui, insécures et frileux, recherchent constamment l’approbation de la gallérie. Un maître sans corps et sans chair. Il est toujours étonnant pour moi de constater à quel point la majorité des gens a besoin d’une approbation extérieure, en ce qui concerne leur pensée individuelle. Je suis toujours étonné de voir à quel point ils se battent pour l’uniformisation de la pensée à un niveau collectif, comme si cela validait la puissance de leur raison individuelle. Il faut pour cela posséder une féroce volonté de docilité et un fort besoin d’être dompté par la force du nombre (p. 499). JENS voit clair dans les incidences philosophiques de la fausse modestie qui se fricote des petites alliances. Il y décode une uniformisation insidieuse des savoirs et une docilité sociale suspecte. Pour JENS, l’estime de soi est une valeur. Ceux qui en manquent sont, eux aussi, aux toutes premières loges, comme suspects éthiques. Les gens sans grands pouvoirs doivent souvent se surestimer afin de masquer leur insignifiance. Ils déploient alors de grandes quantités d’énergie pour arriver à se convaincre du contraire (p. 459). Ces gérants d’estrades ratent le rendez-vous ontologique de la pensée. Ils se fichent de tout, sauf si tout permet aux autres de ne pas se ficher d’eux. Gérants d’estrades. Il y a des gens qui ne prennent rien au sérieux, qui ne s’intéresse à rien, ni à la politique, ni à l’art, ni à la culture en général, ni à la philosophie. Mais ils arrivent tout de même à prendre au sérieux l’opinion qu’ils ont sur tous ces sujets (p. 190). JENS juge, en conscience, qu’il faut cesser de compétitionner, de se démarquer compulsivement, de se comparer maladivement. L’incomparable solitude. Le jour où tu ne te compareras plus à personne sera aussi celui où tu seras le plus incomparable. Ce sera aussi le jour où tu seras le plus seul (p. 32). JENS réprouve fermement l’ego insécure et cela l’amène, par effet de rebond, à ouvertement fustiger nos vanités, aussi creuses que dogmatiques. Nous vivons à une époque où beaucoup de gens croient tout savoir. Ils sont convaincus d’avoir tout compris et qu’ils sont entrés en possession du dernier mot. Voilà pourquoi ils voient tous leur FIN arriver. Ils n’ont plus de rêves, ils n’ont plus suffisamment de fertilité dans l’imagination pour engendrer un avenir… rosé (p. 656). Tout se joue donc entre nos vaniteux et nos humbles. Et JENS a, osons le mot, la sagesse de les renvoyer dos a dos… et il le fait parce qu’il voit clair dans leur jeu. Vaniteux et prétentieux, celui qui est plein de son savoir. Humble, celui qui s’en vide. Comment ne pas être humble devant l’étendue infinie de ce que nous ne connaissons pas et de ce que nous ne maîtrisons pas? L’humilité n’est jamais un des buts de la connaissance, car elle est souvent un obstacle pour celui qui veut connaître. Elle se présente ou elle ne se présente pas. On peut la feindre ou pas. Au fond, elle n’a que très peu d’importance. Elle vient naturellement avec la connaissance… de nos limites (p. 182). Cette connaissance de nos limites se retrouve, dans les replis de notre vie sociale contemporaine, en situation constante de manque éthique. JENS voit clairement le mal éthique du siècle. On n’apprend plus, on ne s’informe plus… on juge. Juge et bourreau. Chaque individu se fait le juge du monde et de l’humanité en général. Chacun considère son jugement comme celui qui prévaut sur tous les autres. Personnellement, je suivrai ceux qui douteront de la grande pertinence de leurs jugements (p. 533). JENS gnoséologue nous le disait plus tôt, il faut savoir douter. Il n’y a aucune amélioration morale à débiter sans fins des certitudes, comme je ne sais quelle usine à saucisses sapientales. C’est un fait. Même si nous avions la faculté d’exposer des faits et des vérités jusqu’à la fin des temps, cela ne nous rendrait pas meilleur. Ni notre bonheur, ni notre qualité de vie ne s’en trouveraient augmentés. Nous serions tous rapetissés dans le monde infini de notre savoir. Ce qui compte finalement, c’est ce que l’on cultive, ce que l’on fait et ce que l’on crée. Collectivement et individuellement (p. 120). Devenir sage n’est pas la clef du devoir-être. Conséquemment, dans les vues de JENS, la sagesse n’est pas un objectif particulier. Tu veux devenir sage? Pourquoi donc? Cela est encore de la vanité et de la prétention. Tous les vrais sages le sont par défaut. La sagesse leur tombe dessus bien malgré eux. De plus, ils aimeraient bien pouvoir lui échapper (p. 41). Pour JENS, le devoir-être vaut, du simple fait de se rapprocher de l’être. Le vrai sage ne cherche pas à l’être, mais simplement… il l’est. Quant à l’imposteur, il est, par contraste, celui qui dévie de son être. L’imposteur est celui qui croit être quelque chose tout en ne faisant absolument rien pour le devenir (p. 653). De ce fait, l’axiologie de JENS, ce n’est pas de chercher à se grandir (vaniteux, donc raté) ni à se rapetisser (humble, tout aussi raté), ou de chercher présomptueusement les défauts des uns et des autres (juge, encore plus raté), en souhaitant les ramener à un idéal. La forme idéale. On trouve des défauts uniquement face à un idéal et nous n’avons qu’un pas à faire pour que l’idéal ne devienne un défaut. (p. 471). Trop abstraire est fautif. Trop s’aimer ou se dénigrer est aussi fautif. Trop juger est encore tout aussi fautif. Il faut d’abord commencer par se calmer le pompon. JENS considère qu’il y a nettement une contrainte morale sur les affects. Pogner les nerfs, sur les gens ou sur le monde, est nuisible à une saine philosophie. Impossible d’atteindre certains degrés de connaissance si nous sommes habités par des sentiments haineux ou colériques. En altitude, la colère est un aveu d’impuissance (p. 507). Pourtant la pulsion qui associe la sagesse aux affects est forte et ancienne. J’aime à faire parler la douleur car c’est par sa voix que l’on s’en libère. Toutes les morales aiment à faire la guerre. Est-ce bien moral? (p. 167) Le bien, le mal, la morale… comment les séparer de la souffrance, de la peur et de la colère. C’est pas évident. Il le faut pourtant. JENS ne procède pas autrement quand il décrit objectivement la morale. Notre caractère influence plus le cours de notre destin que les notions de bien et de mal (p. 323). Prenons un émotif, mettons une déprimé, un pessimiste. En fera-t-on un philosophe de bonne tenue? JENS en doute fortement. Coup de barre. Aurait-on vu un pessimiste à la barre de la caravelle de Christophe Colomb? Je crois qu’une mutinerie serait survenue après une semaine de voyage. Dans ce sens, je ne crois pas que ce soit les philosophes les plus pessimistes qui pourront mener la barre des idées de l’avenir de l’humanité (p. 259). Redisons-le, il faut se calmer le pompon. Le moraliste au ras des mottes ne sera jamais celui qui comprendra le mieux le barouettage passionnel des morales. C’est de comprendre cela adéquatement que JENS nous livre une remarquable description amorale des morales. Mœurs morales des civilisations. Une grande partie de ce que l’on considère comme des vérités morales sont en fait des modalités d’adaptation qui, à la longue, en viennent à être considérées comme des faits naturels et des acquis culturels (p. 571). La morale est corrélée aux déploiements historiques. Elle n’est pas une transcendance. Rien de ce qui est éthique ne procède des éternités. JENS voit clairement la corrélation entre morale et conjoncture… aventure… Dialogue avec l’aventurier. Une morale apparaîtra généralement à la suite d’une aventure. Que celle-ci soit personnelle où collective, qu’elle soit issue d’une guerre ou d’une quête, cela importe peu. (p. 545) Les moralités, y compris les moralités soi-disant divines, ne seraient rien sans les durs aléas physiques et psychologiques de la vie concrète et effective. Si nous supprimions la peur, quelle serait la nécessité des religions et des dieux? (p. 342) Inspirés par ce genre de vision, on est bien obligés de s’aviser du fait que, froidement, la morale pourrait aller jusqu’à se quantifier. Peu de peurs, beaucoup de petits dieux sans grande puissance imaginaire. Beaucoup de peurs, un seul grand dieu avec beaucoup de puissance imaginaire. La morale se dose. Tant et tant que JENS ne se gêne pas pour en mesurer les modalités… quantitativement. Tueur en gages. Psychologiquement, je préfère l’assassin au soldat. Avec lui comme franc-tireur, il y a toujours moins de pertes humaines et peu de sang (p. 245). Voilà qui est passablement atterrant. Attention de ne pas basculer de l’autre côté, celui du cynisme, ou, encore pire, du réalisme… Sache ceci, mon ami. Le réalisme, poussé dans ses derniers retranchements, prend toujours les traits du fatalisme, de la rupture du conflit et de la guerre. Il marque toujours la fin d’une époque (p. 44). On adoptera la morale qu’on adoptera, celle-ci n’échappera pas à la globalité de son être d’époque, c’est-à-dire au dense lot de ses déterminations historiques. L’axiologie est gigogne de la gnoséologie, elle-même gigogne de l’ontologie. Tout s’emboite. Pas de quoi devenir dingue mais de quoi devenir fou. Comme le génie, la sagesse a toujours eu de la sympathie pour la folie (p. 399). Cohérent, JENS n’échappe pas à l’armature de son cadre éthique. Son œuvre non plus, du reste. La moralité de JENS, dans l’œuvre de JENS, suit, elle aussi, la courbe des cônes onto-gnoséologiques emboîtés. Gestation. D’abord, une œuvre qui parle, qui évoque quelque chose, qui éveille les sens. Ensuite, peut-être il pourra être intéressant de connaître l’histoire de sa gestation (p. 301). Et le dharma personnel de JENS rencontre lui aussi, en toute droiture, les priorités de son cadre éthique.

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DHARMA PERSONNEL DE JENS (OU CE QUE JENS ENTEND FAIRE DE SA PETITE VIE)

Celui qui force n’est pas encore mûr pour son œuvre. (p. 141)

Dans le cours de sa vie ordinaire (qu’il évoque, de ci de là, pour nous, ses lecteurs et lectrices amis), JENS fait sa petite affaire. Autonome et altier, il ne cède pas aux modes, attendu que ce sont elles qui dictent implicitement la pensée d’un temps. Modalités d’une époque. La mode est faite pour passer, comme les époques. Pour celui qui veut traverser les modes et les époques, il vaut mieux ne pas miser sur ce qui est à la mode (p. 593). Par conséquent, JENS ne cultive pas les philosophes à la page non plus. Outre Emil Cioran (1911-1995), déjà commenté, et, bien sûr, Diogène, JENS fait explicitement mention, en tout et pour tout, des philosophes suivants: Descartes, Hegel, Heidegger, Kant, Nietzsche, Platon, Rousseau, Sartre, Schopenhauer, Socrate et Voltaire. Il s’agit-là de l’aréopage peu original, droitier, convenu et ordinaire que traite habituellement un cours d’introduction à la philosophie moderne. JENS nous livre d’ailleurs, sous formes de commentaires épars et, fort heureusement, peu fréquents, le lot des idées ronron sur ces penseurs. Hegel est le dernier constructeur de systèmes. Kant a la meule de la chose en soi qui lui pend autour du cou. Voltaire se crêpe avec Rousseau. Platon est (soi-disant) toujours d’actualité. Descartes…. Oh mais matez-moi la seule observation de JENS impliquant Descartes. Je souffre donc je suis. Voilà qui me semble un peu plus universel que la maxime de Descartes qui, finalement, ne s’adresse qu’aux penseurs (p. 369). Voilà. Comme si les souffreteux n’étaient pas, eux aussi, inévitablement, des penseurs… De l’universel à petit tarif, en veux-tu, en voilà. Aveu implicite de JENS… J’ai pas lu le Discours de la Méthode mais je parle quand même du cogito devenu maxime (noter ce mot) et ce, en dehors de tout contexte textuel, donc, parce que ça fait vachement philo, quelque part. Eh oui. Essayez au mieux, en suant à grosses gouttes, d’être profond, en forçant du nez dans la philo de la basoche, et vous en paierez le prix. À la sueur du front. Si tu cherches à écrire quelque chose de profond, tu peux être certain que tu creuseras longtemps. Au bout d’un moment, tu réaliseras que ton œuvre est la profondeur de la peine que tu t’es donnée (p. 360). Ici, soyons candide (avec un C minuscule). L’intertexte philosophique de JENS est banal, peu enlevant, peu savant et sans grand intérêt. De fait, le seul philosophe vraiment crucial chez JENS… c’est JENS, lui-même. C’est dans sa propre cogitation, produite en toute autonomie et en toute fraicheur, qu’il déploie, devant nous et devant soi, sa magnifique puissance réflexive. Comment avons-nous pu nous abîmer à ce point dans la réflexion? Depuis l’invention du miroir (p. 444). Aussi, si JENS barbotte tant notre chère philo-philo du tout venant, c’est du fait, justement, de ne pas s’y être miré, comme en un miroir. Ce qu’il raconte de la philosophie conventionnelle est donc scolaire et neuneu. Même si c’est soigneusement disposé et présenté avec flair et un indubitable sens du tour dramatique, ça sent la lampe et le désir un peu hocus-pocus de bien faire philosophe, en agitant, de temps en temps, les grigris requis. Sur ce point du rapport au corpus philosophique, il est assez patent que JENS joue. En fait. Je suis quelqu’un qui joue. Je joue au philosophe, je joue à l’écrivain, je joue au peintre, je joue au penseur, je joue au cinéaste (p. 628). Voilà. Ne cherchez pas votre vieux prof de philo en JENS. Il n’y est pas. Cherchez plutôt en lui un penseur original, cru, vif et qui coupe, tout naturellement, dans le gras de la culture universitaire. Les banalités que JENS saupoudre sur la philo des collèges confirme magistralement ce qu’il promeut clairement et lumineusement d’autre part, et à contrario. Philosopher, c’est pour tout le monde, pas spécialement pour les maitres penseurs. Et les spécialistes de philosophie sont loin d’être les meilleurs philosophes. En ceci, on retrouve, par un autre chemin, la fameuse crypto-humilité de JENS. Chat sauvage. Je m’arrange toujours pour que ma véritable humilité soit invisible et inconnue, car mon humilité est un animal nocturne qui aime passer inaperçu. C’est seulement dans l’ombre qu’elle peut vraiment agir à sa guise, sans avoir à justifier son existence (p. 201). JENS philosophe fait parler, par moments, ses références livresques, en se cachant un petit peu derrière elles. Celles-ci comptent d’ailleurs beaucoup moins, en lui, que sa vraie douleur intérieure. C’est en sadien, ou même en sadique, qu’il pense vraiment. Le Marquis de Sade. Un certain sadisme m’a assurément servi philosophiquement. C’est sous l’effet d’innombrables tortures que j’en suis venu à m’avouer certaines vérités obscures protégées par les murailles de la morale (p. 632). C’est que JENS, c’est pas un petit gentil-gentil qui s’autoproclame dépositaire ordinaire du souverain bien. L’homme JENS est tourmenté et, lucide, il le sait et il en tire toute sa force. Le lubrifiant. Je ne me suis jamais senti plus fort et plus en santé que lorsque je dis OUI à tout ce que j’ai d’obscur, de narcissique et d’étrange, de magique, de lubrique et de pervers en moi. Il serait absurde de nier ces choses qui font partie intégrante de celui que je SUIS, car je souhaite que chaque partie de mon être soit la bienvenue lors de mon anniversaire de naissance (p. 22). Dans le cours actif de sa petite vie, JENS est à l’écoute de ses souffrances et ce sont elles, avant toutes choses, qui président ouvertement tant à l’organisation intellectuelle de son œuvre qu’à sa vision des arts. Théâtre mental. Il y a tout un pan de nos souffrances qui provient des représentations mentales que nous nous faisons des événements de notre vie. Nous recréons intérieurement un théâtre dans lequel nous organisons nos sensations et nos pensées. Une fois que nous croyons à l’histoire que nous avons conçue, il sera très difficile de ne pas se faire prendre au jeu de notre propre tragédie. En ce sens, la pensée elle-même a quelque chose de très théâtral avec ses voix, ses chœurs, ses drames et ses histoires plus loufoques les unes que les autres. Voilà pourquoi je ne suis pas un grand fan de théâtre. Comme je suis un «philosophe» moderne, la problématique de ma pensée est intimement liée au cinéma… dans le sens où je suis le metteur en scène du film de ma vie, dans lequel je suis l’acteur principal (p. 363). Acteur trépidant de sa petite vie, JENS pratique, avec brio, et en parallèle, trois arts… peinture (et dessin), écriture philosophique, cinéma. Manque de définition. Dans le domaine de la peinture, je suis un corps orgiaque et tribal. Dans le domaine de la philosophie, je suis un espace-temps chargé de mémoire. Dans le domaine du cinéma, je suis un corps vide, empli d’idées physiques (p. 623). Et sa vie d’artiste étant ce qu’elle est, soyez assurés que JENS ne plantera pas sa tente sur le terrain, tondu et ratissé, d’un de ces modes d’expression, au détriment des deux autres. Toute ma vie, j’aurai sauté d’une œuvre à une autre (p. 600). Le dharma personnel de JENS est serein et explicite, c’est celui du don de soi dans l’œuvre. D’ailleurs, il s’y engage si profondément qu’il finit même par en faire un petit peu le tour. Le don de soi. Dans la création d’une œuvre, je me donne en entier corps et âme. Enfin, c’est ce que j’aime à croire. Toutefois, il n’en est rien car à chaque fois que je termine une œuvre, je m’étonne d’y avoir survécu. Alors je lui dis, «Moi qui croyais m’être livré à toi corps et âme, de toute évidence, tu n’es pas si puissante que ça, chère œuvre, car tu n’as même pas réussi à abattre le grand JENS (p. 409). Même en son œuvre, même caméra en main ou devant son écritoire ou son chevalet, JENS, conséquent, philosophiquement cohérent, continue de douter de tout. En sa vie ordinaire, il se méfie… comme le chien mouillé de mon introduction. N’empêche que c’est ma méfiance naturelle qui m’aura aussi prévenu contre les pièges de la méfiance. Ah bordel, je suis devenu un méfiant inversé! (p. 582) Et, Diogène dessinateur jusqu’au bout de ses ongles tachés de couleur, il ne fait toujours pas le ménage… ni dans son ethos, ni dans sa cabane. Si la moralité est relative à une notion d’ordre et de propreté, alors autant le dire, je suis très peu moral (p. 292). Ceci dit, JENS, le philosophe, nous prouve sa sagesse à tous bouts d’aphorisme, en son écriture. Et JENS, le gars ordinaire, nous prouve son humanité à tous bouts de sa petite vie. Pour preuve. Il domine avec brio une grande attitude ordinaire, en son dharma personnel, une attitude dont nous devrions tous savoir tirer exemple. Il sait magistralement remercier. Remerciements. Je voudrais remercier tous ceux qui ont cru en moi, tous ceux qui m’ont fait obstacle, ainsi que tous ceux qui m’ont ignoré. Merci (p. 467). Merci, cher JENS de la montagne. Et bravo pour cette remarquable réalisation de pensée et d’écriture.

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Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo), JENS de la montagne — Livre 4, Été, Éditions de l’Oiseau-Mouche, 2020, 665 p.

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Miracle fictionnel (et dialectique rationnelle) sur la 34ième rue

Posted by Ysengrimus sur 25 décembre 2022

Susan Walker (Natalie Wood) et Kris Kringle (Edmund Gwenn)

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Susan, I speak French but that doesn’t make me Joan of Arc…
Doris Walker

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Il y a soixante-quinze ans sortait ce qui reste probablement le plus intelligent (et charmant) film de la Noël jamais réalisé, Miracle on 34th Street. La 34ième rue, à New York, est un espace hautement symbolique et largement mythique. Rue de l’Empire State Building, c’est aussi la perspective où se trouvent les grands magasins Macy’s (toujours existant) et Gimbels (disparu, lui, en 1987). Nous sommes en 1947, c’est le tonique début des Trente Glorieuses, tout respire la prospérité et la jubilation commerçante. Et la modernité trépidante de la situation ne se désavoue en rien, soixante-quinze ans plus tard. La Noël décline tout doucement, comme fête traditionnelle, et elle est graduellement bouffée par le consumérisme cynique et tapageur.

Doris Walker (Maureen O’Hara) est cadre chez la maison mère du Macy’s de New York et c’est elle qui est en charge de l’organisation de la célèbre Parade Macy’s de l’Action de Grâce. Au moment du lancement matériel et pratique de la parade, elle découvre que le pauvre type qu’elle a embauché pour jouer le Père Noël est ivre mort. Sur la rue où va démarrer la parade, Doris tourne la tête dans toutes les directions et se retrouve nez à nez avec un charmant vieux monsieur à barbe blanche. Elle l’embauche sur le tas, pour remplacer son soiffard. Elle ne se rend pas compte qu’elle vient, en toute simplicité, dans l’urgence, d’embaucher le seul et unique vrai Père Noël. Et le récit démarre…

Toute la jubilation de l’exercice intellectuel qui se met alors en branle consiste à assumer que nous vivons dans un monde ordinaire, pratico-pratique, ricain, moderne et turbulent. Simplement au sein de cette effervescence usuelle, le Père Noël existe, discret mais entier. C’est un monsieur âgé qui vit dans une maison de retraite et qui se nomme Kris Kringle (un des noms mythiques du Père Noël chez les anglophones et les néerlandophones américains). Ce monsieur Kris Kringle (Edmund Gwenn) est un bon citoyen placide et amène. Simplement, la commercialisation de la Noël lui fait froncer ses sourcils neigeux. Il accepte donc de devenir ainsi Père Noël de magasin, chez Macy’s, pour relever le défi consistant à perpétuer la magie enfantine de la Noël, dans le tintamarre contemporain, si possible. Vaste programme.

Doris Walker, divorcée et mère monoparentale bien de son temps, a une fille de huit ans, la petite Susan Walker (Natalie Wood, particulièrement convaincante), qu’elle élève seule et éduque dans le cadre explicite et ferme d’un cartésianisme des plus terre à terre. La petite Susan Walker va dans une école de surdoués et elle ne perd ni son temps ni celui de sa mère avec le fantastique, le féerique ou l’enfantin. Elle évolue donc, sous la houlette sourcilleuse de sa maman, dans un monde où il est inculqué aux petites filles bien éduquées et adéquatement équilibrées intellectuellement que le Père Noël n’existe pas. Or, miracle fictionnel oblige, vu que, dans le présent espace narratif, il existe, certaines manifestations empiriques, subtiles mais imparables, vont mettre graduellement le cartésianisme maternel à rude épreuve, en forçant la mise en place d’une rationalité dialectique plus profonde, celle incorporant l’inattendu et l’imprévu dans l’enceinte de la réflexion.

Le promoteur tout involontaire de cet assouplissement contraint des visions du monde va s’incarner en la personne de l’avocat Fred Gailey (John Payne). Ce dernier croit, spontanément et sans le moindre dogmatisme particulier, au Père Noël et, surtout, aux vertus cognitives et intellectives des histoires de géants et des contes de fées, dans l’esprit enfantin. Voisin et ami de Doris, puis devenu, dans des circonstances que vous découvrirez, bon pote de monsieur Kringle, Fred va rapidement assumer que le doux barbu est, en toute simplicité toujours, le Père Noël et que, bon, c’est comme ça que ça se passe dans le temps des fêtes. Pas tout à fait comme ça, au demeurant. Car les choses vont vite devenir assez délicates à manœuvrer pour monsieur Kringle.

C’est que notre bon Père Noël de grand magasin n’en fait qu’à sa tête. Son chef de rayon lui remet une liste de jouets à pousser. Monsieur Kringle ignore cette liste et recommande plutôt à la clientèle les meilleurs jouets, même si ceux-ci sont vendus par la concurrence. Au moment où son chef de rayon s’apprête à lui tomber sur le dos pour une telle indolence, ledit petit chef se heurte rapidement à une force inattendue: l’enthousiasme massif des clientes qui, satisfaites des bons conseils de monsieur Kringle, se déclarent désormais fidélisées à Macy’s. L’affaire tourbillonne vite et remonte jusqu’au bureau du patron, Rowland Hussey Macy en personne (qui, quoi que mort en 1877, revit ici en une prestation modernisée fort réaliste, assurée par Harry Antrim). La formule Kringle est promptement adoptée. Désormais Macy’s sera le magasin humain qui recommandera les meilleurs jouets, d’où qu’ils viennent. Mais, d’autre part, Doris consulte la fiche d’employé de monsieur Kringle, pour constater qu’il s’y est dénommé Kris Kringle et qu’il a mis ses rennes comme membres de sa famille à contacter en cas d’urgence. Doris doute maintenant de la santé mentale de l’individu et elle voudrait discrètement le congédier. Une tension s’installe. Le populaire Père Noël de Macy’s est aimé de la haute direction autant que du public mais Doris et ses collègues sont réfractaires à mettre les enfants en contact avec quelqu’un qui pourrait bien être un fou, même un fou placide.

L’affaire va prendre une toute autre ampleur quand monsieur Kringle, sommé de décliner sa véritable identité, va refuser tout net de nier qu’il est le Père Noël. Les choses vont alors promptement se judiciariser. Kris Kringle va devoir démontrer légalement son identité et, ce faisant, dans le mouvement, établir l’existence objective (ou à tout le moins intersubjective, disons, institutionnelle) du Père Noël. Une fois de plus: vaste programme. Et comme tout se retrouve devant le tribunal de New York, la tâche démonstrative va incomber à l’avocat défenseur de monsieur Kringle, nul autre que… son nouveau pote, Fred Gailey.

Dans les intellects, la tension s’installe aussi. Doris aime de plus en plus tendrement ce vieil homme inoffensif, si gentil et si délicat avec sa petite fille. Matoise, la petite Susan pousse le sens du défi rationaliste (enrobé déjà amplement d’un émerveillement enfantin renouvelé) en demandant au Père Noël un cadeau titanesque, quasi-irréaliste. Attente en anticipations tendues. Enfin, magique ou non, cet homme est charmant, et Doris Walker s’en voudrait de plus en plus de lui susciter des ennuis juridiques. Et —aussi— elle est forcée, en toute logique ratiocinante, d’encadrer intellectuellement les étranges et infimes manifestations de mystère s’accumulant, en gravitant, autour du vieux bonhomme. Doris chemine graduellement dans la dialectisation de sa rationalité.

Car c’est quoi, au fond, la rationalité ordinaire. C’est rien d’autre qu’un rajustement des prémices axiomatiques aux faits empiriques adéquatement colligés. Si nous sommes au cinéma et, quand, dans ce cinéma d’autrefois, le Père Noël existe et fait partie du personnel, l’exigence d’une rationalité dialectique est d’ajuster l’analyse aux faits s’imposant à nous. Il faut agir ainsi, de manière à organiser lesdits faits conceptuellement, en toute adéquation. C’est ce qu’on ferait sans hésiter pour Superman, Wonder Woman ou Pikachu, n’est-ce pas? Alors…

Synthèse tranquille de l’auto-émerveillement et de la rationalité de l’américanité triomphante d’après-guerre, ce film savoureux, irrésistible, se déploie dans le cadre du réalisme fantastique insolite. Pas de magie tapageuse ici, pas de miracles ostentatoires, mais du mystère insidieux, du bizarre suave, de l’incongru taquin. Les Américains montrent aussi ici leur efficace et sidérante aptitude à l’autodérision. Ils ironisent sur leurs institutions avec un mordant et un modernisme qui coupe le souffle. Car, en cette quête collective d’une reconnaissance institutionnelle du Père Noël, tout le monde passe le terrible test tellement Nouveau Monde du pragmatisme philosophique: le juge, le grand patron de magasin, le gouverneur de l’état, le procureur du district, le fonctionnaire des postes. Tout le monde apparaît plus ou moins comme un opportuniste intersubjectiviste qui préférera, au fond, se couvrir le cul plutôt que d’oser nier l’existence du personnage fictionnel auquel le peuple tient tant. Dans cet imbroglio des vérités, la femme, la mère monoparentale et sa fille, apparaissent comme des figures centrales, nouvel épicentre de la problématique vériconditionnelle qui reste, de plus et entre autres, celle de l’intendance d’une paternité (ou grand-paternité) bien tempérée. Le vrai miracle dans cet opus, c’est celui d’arriver à traiter subtilement et intelligemment des questions sociétales profondes, en une réflexion philosophique pertinente et durable, dans le cadre restreint et insondablement sympathique d’un conte de Noël. Savoureux, intemporel, irrésistible. Ces développements, aussi intelligents que désopilants, sont incroyablement actuels et il reste étonnant qu’ils aient été formulés avec autant d’acuité, il y a quand même trois quarts de siècle. À voir, avec ses enfants (et si vous tenez à éviter le noir et blanc, toujours mal aimé, il y a lieu de noter qu’il existe une honorable version colorisée, datant de 1985).

Par contre, attention: MÉFIEZ VOUS DES IMITATIONS. Ce film a fait l’objet d’un grand nombre de remakes télévisuels (celui de 1955 est disponible sur YouTube. Il est à la fois trop fidèle et trop succinct. Il est moins bien dirigé. Ne pas le regarder, il vous gâcherait l’original) et cinématographiques, notamment en 1973 (disponible sur YouTube aussi, à éviter soigneusement, trop fébrile) et en 1994 (Un four, un ratage parfaitement désolant. À fuir). Évitez-moi soigneusement ces sous-produits fallacieux et maladroits. Tenez-vous en à la précieuse version originale de 1947. C’est la seule qui vaille le détour.

Miracle on 34th Street, 1947, George Seaton, film américain avec Maureen O’Hara, Natalie Wood, Edmund Gwenn, John Payne, Harry Antrim, Mary Field, 96 minutes.

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PENSÉES ENVOLÉES (par SIORIS)

Posted by Ysengrimus sur 15 décembre 2022

Sans la liberté de blâmer, il n’y a point d’éloges flatteurs
Sioris

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L’architecte, scénariste et poète Sioris [Paul Henri Denis Sirois] fait circuler, ces temps-ci (2019), sous le manteau, dans les Basses-Laurentides, le recueil de ses Pensées envolées. Déjà, en partant, il y a ceux qui en seront et ceux qui n’en seront pas car, mutin et matois comme un singe, Sioris procède à une distribution sélective et hautement parcimonieuse de son œuvre, artisanalement éditée. Moi-même, laurentidois de verte souche, je ne suis parvenu à mettre la patte sur un exemplaire que grâce à la générosité pure, méthodique et exotérique de la Salonnière des Basses-Laurentides qui me l’a gentiment prêté. Une portion de la dédicace paraphée de Sioris à icelle se lit d’ailleurs comme suit:

À une rare messagère
Tel un ange venu sur terre
Des Pensées envolées
Et autres textes variés

Merci de ta belle amitié…

L’ouvrage est une collection d’aphorismes, de saillies et d’apophtegmes classifiés soigneusement et alphabétiquement par catégories, comme en une sorte de glossaire ironique et farfelu. Cet exposé échancré contient quelques poèmes épars, miniatures en prose diverses et illustrations en noir et blanc (que l’on doit à l’illustrateur Joé), mais surtout il décline plusieurs centaines d’aphorismes, de saillies et d’apophtegmes. L’appréhension de ce corpus savoureux, aussi massif que biscornu, nous permet justement de mieux stabiliser, dans notre esprit, la distinction entre ces trois types de brèves maximes. L’APHORISME est une courte formulation philosophique groupée, serrées et mobilisant impérativement les efforts de la pensée rationnelle et les priorités de la sagesse (Exemple, digne d’Héraclite: Quand on a un doute, on peut au moins avoir une certitude). La SAILLIE est une joke, une plaisanterie brève qui fait rire et sourire mais qui, par-dessus tout, surprend pour son incongruité et son adresse à dérouter par l’amusette (Le comble du ridicule, ce n’est pas de vouloir être aussi bon tireur que Lucky Luke mais de se faire tuer par son ombre). L’APOPHTEGME, pour sa part, est une phrase mémorable, brève aussi, et qui restera imprimée dans notre mémoire pour son originalité lancinante ou sa force de frappe imagée (Lorsque le mensonge en entraîne un autre, le rouge devient une couleur froide dans le brasier d’un iceberg). Ces trois types de maximes ne sont évidemment pas des compartiments étanches. Elles se compénètrent intimement, plus souvent qu’à leur tour, se mixant aussi joyeusement avec paradoxes, proverbes, et lambeaux poétiques. Sioris nous prouve ce fait, clef en main, à maintes reprises.

Original autant que mûri dans sa formulation (l’auteur a travaillé à partir de carnets de notes qu’il collige depuis des années), l’ouvrage se complète d’un jeux d’astucieuses exergues. De Bourgault et Coluche à Voltaire et Mallarmé en passant par Roosevelt et Gandhi, on nous fait découvrir la sagesse des amitiés intellectuelles de Sioris, qui en ont un petit bout à nous dire sur le monde et la vie, elles aussi (La joie est en tout, il faut savoir l’extraire. — Confucius, p. 68). Finalement, notre farfadet de la pensée vernaculaire dédie littéralement certains de ces aphorismes à certaines de ses connaissances proches. Cela fait que les lecteurs de son entourage rapproché auront la joie de découvrir quelle facette de sa pensée en émulsion lui rappelle quelle figure de la jolie maison de poupée de son petit village intérieur.

Voici le florilège en vrac (disposé tout simplement en ordre chronologique de lecture) des trente-six (36) aphorismes, saillies et apophtegmes (sur plusieurs centaines) que j’ai retenu ici, en guise d’exemplification du travail de Sioris, pour le bénéfice de mes lecteurs et lectrices qui n’ont pas la chance d’être dans le secret de la sinuosité confidentielle de sa discrète promenade éditoriale:

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Trente-six (36) aphorismes, saillies et apophtegmes de Sioris (2019)

1- Les gens détestables sont nos meilleurs amis, quand ils nous ignorent.
(p. 21)

2- La meilleure façon de rater un amour n’est-elle pas d’en imaginer la fin?
(p. 22)

3- Avez-vous remarqué que les plus beaux monstres sont toujours ceux qui sont les plus laids?
(p. 30)

4- Youp c’est la vie et Youpi, la mascotte; mais les deux sont joyeux.
(p. 34)

5- Quand on cache sa célébrité derrière des verres fumés, ce n’est pas en sortant d’une limousine qu’on passe inaperçu.
(p. 36a)

6- Une chanteuse country est tombée de la scène en chantant la chanson de Ginette Reno: Les yeux fermés.
(p. 36b)

7- N’essayez pas d’oublier le passé… car il déteste rester en arrière.
(p. 38)

8- Quand on a un doute, on peut au moins avoir une certitude.
(p. 49)

9- Écrire, c’est se souvenir.
(p. 54)

10- Ne perdez pas de temps à avouer vos faiblesses, elles se remarqueront bien assez vite.
(p. 56)

11- Le hasard ne croise jamais le chemin de nos certitudes. Car le hasard serait ridicule s’il s’annonçait avant d’arriver.
(p. 62)

12- Le comble du ridicule, ce n’est pas de vouloir être aussi bon tireur que Lucky Luke mais de se faire tuer par son ombre.
Nota Bene — Pourtant le ridicule ne tue pas.
(p. 64)

13- Avant votre décès, si vous voulez vous faire incinérer, assurez-vous d’avoir une bonne police d’assurance contre le feu.
(p. 65a)

14- Une personne est vraiment âgée ou maigre lorsque son âge est supérieur à son poids.
(p. 65b)

15- Vivre sa jeunesse trop tard, c’est commencer sa vieillesse trop tôt.
(p. 67)

16- Un éléphant albinos, ce n’est pas comme un éléphant blanc.
(p. 68)

17- Sans la liberté de blâmer, il n’y a point d’éloges flatteurs.
(p. 74)

18- Lorsque le mensonge en entraîne un autre, le rouge devient une couleur froide dans le brasier d’un iceberg.
(p. 81)

19- Je n’ai rien contre la vérité, c’est ce qu’elle ne dit pas qui m’agace.
(p. 82a)

20- La vérité est parfois grisâtre dans l’ombrage de ses aveux.
(p. 82b)

21- C’est dans le miroir de nos yeux qu’un enfant puise en nous les reflets de son existence.
(p. 83)

22- Depuis que les soucoupes volantes on fait leur apparition, c’est bizarre on dirait qu’elles ont disparu.
(p. 85)

23- L’orgueil met l’égo entre guillemets.
(p. 87)

24- La mode est dans les valeurs d’une pensée commune.
(p. 91)

25- Les voisins sont ceux qui vivent près de nous, mais demeurent souvent des étrangers. Et lorsqu’ils font du bruit tard dans la nuit, c’est toujours bizarre. Ils sont les étrangers qui dérangent le calme de notre solitude en nous rappelant qu’on est rarement seuls.
(p. 92)

26- Paroles et actions d’un politicien
— Je cesserai de parler pour mieux vous écouter.
— Je cesserai d’écouter pour mieux réfléchir.
— Je cesserai de réfléchir pour mieux agir.
— Et je cesserai d’agir pour mieux parler.
(p. 97)

27- En politique, les meilleures réponses sont souvent dans la question.
(p. 98)

28- Est-ce notre destin qui décide de nos choix ou nos choix qui décident de notre destin?
(p. 101)

29- Ne lisez pas cette phrase si vous ne savez pas lire.
(p. 102)

30- À trop de questionnement, on finit par inventer les réponses.
(p. 104a)

31- Le bien pensant est un conformiste qui n’a pas d’opinion personnelle sauf celle des autres…
(p. 104b)

32- Le mépris est la dignité de la colère.
(p. 104c)

33- Le désir est impudique lorsque l’ironie y prend plaisir.
(p. 109)

34- La NATATION ce n’est pas un sport pour les poissons.
(p. 111)

35- Ce que l’esprit est capable de concevoir, il est capable de l’accomplir.
(p. 114)

36- Vaut mieux mourir incompris que de passer sa vie à s’expliquer.
(p. 123)

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Spirituel, incisif et sardonique, tout l’ouvrage respire une sorte de joie de vivre grinçante et ironique qui fait sourdement sentir la présence d’un esprit particulièrement intelligent, sagace et industrieux. Cultivant un second degré fin et matois, Sioris parvient, en plus, à nous faire admettre qu’il ne se prend pas spécialement au sérieux et que l’humour n’est pas nécessairement ce fameux grand banquet du mythique village gaulois de nos enfances… il peut aussi être une petite tasse de thé bue discrètement, dans une officine de salonnière, en riant confidentiellement des autres fous et des autres folles de notre monde fatalement bichrome.

À lire impérativement… si possible… car ne passera pas entre toutes les mains…

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Sioris [Paul Henri Denis Sirois], Pensées envolées — Poésie, citations et autres textes variés, in-plano avec reliure spirale, Saint-Eustache, chez l’auteur, 2019, 128 p.

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PLANÈTE BOL (film documentaire de Nicolas de la Sablonnière, 2019): la petite tortue qui voulait monter jusqu’aux étoiles

Posted by Ysengrimus sur 1 décembre 2022

Ça arrive des fois que j’ai des bouttes de phrases. Mes lèvres dégoulinent de bave…
Martin Bolduc

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En 2018, l’artiste multidisciplinaire et cinéaste Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo) a commis un nouvel opus ès artistes marginaux. On suit, cette fois-ci, Martin Bolduc dit Bol. Le tout de cet exposé documentaire, dont les qualités sociologiques explicites et implicites sont rigoureusement indéniables, va nous faire cheminer en compagnie de ce Martin Bolduc, et des deux autres musiciens du band Grand Manitou, dans la composition et la production de leur premier album musical. Martin Bolduc formule les genres musicaux embrassés par sa petite formation d’instrumentistes dans les termes suivants: rock, punk-rock, pop-rock, pop-punk, métal-pop, métal-punk… on explore. Nous sommes dans le bled perdu de Shipshaw, au Saguenay (Québec). Tous les artistes, principaux et subsidiaires, que nous suivrons ici ont un boulot régulier, dans la sphère non-artistique. Leur cheminement dans les arts est non professionnel (comme dans: pas encore professionnel, si jamais). Selon leur formulation, leur démarche artistique, c’est un sideline, comme le seraient du moto-cross ou n’importe quoi. Ainsi, Martin Bolduc est exterminateur de son état. Il discute d’ailleurs de son travail avec clarté, limpidité et précision, devant une caméra documentaire respectueuse, cursive et bien tempérée. Éliminer les insectes et les petits rongeurs de grosses résidences mal isolées, cela fait partie de ce que Martin Bolduc est… et la Planète Bol est avant tout une planète gravitant dans l’univers dense et ardu du travail.

Martin Bolduc, dit Bol, jeune quadragénaire proche de ses parents (son père et sa mère l’encouragent, discrètement mais ouvertement, dans son art), est guitariste (ainsi que poète parolier) et peintre. On oscille, avec Bol, entre l’auteur-compositeur-interprète et le dessinateur-peintre-poète. Ses tableaux et dessins expriment les tourments, la vision et les perspectives qui apparaissent souvent dans l’Art Brut. Son ensemble musical est un trio. Martin, à la guitare électrique (il est aussi le chanteur du groupe), est accompagné d’un bassiste et d’un batteur. Ces hommes ne sont plus des jeunots et il n’est pas question qu’ils renoncent à leurs rêves. Et pourtant, ils pataugent dans un mode d’expression qui n’en a pas connu que des faciles. Les membres d’un autre orchestre, se trouvant quelques marches au-dessus de notre petite tortue montant vers les étoiles, expliquent à la caméra que désormais les mineurs (cégépiens, collégiens, etc) n’ont plus le droit d’assister à leurs concerts. Tant et tant que la consommation du punk local n’a, pour ainsi dire, pas de relève. Elle stagne. Ces bateleurs électriques sont les barbouilleurs d’un son inexorablement convenu, d’un traitement musical qui fait presque d’eux des orchestres de revival. Ils végètent, plus ou moins, devant un public involontairement stabilisé, qui ne se renouvèle pas, et qui monte en graine avec eux, pour le meilleur et pour le pire. Est-ce là la phase de diffusion artistique à laquelle Bol et ses accompagnateurs aspirent accéder? En tout cas, pour le moment, en attendant de passer à cette ambivalente étape des gaminets d’orchestre, des CD en boites de carton et des concerts locaux, notre Martin pense le plus grand bien de ses musiciens. Et il ne se gêne pas pour le dire. Après une solide répétition de sous-sol, et sur un ton un peu cabot de gérant d’estrade, il susurre: Ça été une belle performance des petits gars, Écoutez, il faut bien le dire, là. Y ont été sur la glace. Y ont donné leur cent pour cent et puis je pense que ça a porté ses fruits…

Bol commence la quête de sa vie publique en nous expliquant initialement qu’il n’est pas trop chaud pour se donner en spectacle, pour exposer ses toiles, pour faire des concerts, pour détailler des CD et des gaminets, pour jouer le jeu de la diffusion. Au cours du cheminement filmé, il change pourtant d’avis, comme subitement. Il va bel et bien contacter une compagnie locale de mise dans le son et produire un album, avec le trio Grand Manitou. Nous allons le suivre dans ces étapes de travail, tant durillonnes que largement illusoires. C’est que le parcours est hérissé de difficultés. Nous prenons la mesure de ce qu’il en coute à la petite tortue pour monter vers les étoiles pointues de son cher cosmos doctrinal. Je ne vais pas tout vous livrer, surtout que comme l’affaire est filmée avec doigté, efficacité et intelligence, je dirai: il faut voir.

Un mot sur Nicolas de la Sablonnière, de sa personne. Il apparait discrètement dans son propre documentaire. On le voit fourguer des bouquins aux environs de la trentième minute (Martin Bolduc nous explique alors que Nic est meilleur pour se promouvoir lui-même que lui-même Martin). Nicolas de la Sablonnière fait une autre apparition au milieu (entendre: au point central) de son long-métrage et ce, pour nous introduite l’INTERZONE. En un savoureux effet de distanciation de sept minutes (41:20—48:20) le metteur en scène nous explique que Bol est un disert, un verbeux, un blablateux, se drapant dans un ample et bizarre nuage théorique. Et comme le traitement cinématographique en cours est plus centré sur le pictural et le musical, le fond bavard et ratiocineur de Bol ressort bien imparfaitement. Cet intermède autocritique installe donc une INTERZONE, soit un sept minutes permettant ouvertement à un Bol théâtral, flamboyant, doctrinaire et allumé, en sarreau blanc avec baguette de bois franc et tableau vert, de nous exposer rien de moins que sa vision philosophique du monde. Oh, bon, il n’y a pas de quoi mettre Marx et Spinoza au rebut, par contre, attendu que cet exposé, sciemment métaphorique et lourdement imagé, genre prof de physique hyper-didactique, cherche à nous faire gober que si les étoiles, les noyaux et les corps de l’univers ont une existence objective, la mesure, elle, requiert un esprit pour se déployer. Le passage évolutif de la matière inorganique, à la matière organique, à la conscience est donc alors sensé, via le canal obscur de ladite mesure, légitimer la bonne vieille croyance rampante en un dieu imaginaire. Ouf… pour la philosophie, comme pour la peinture et la musique, s’il-vous plait, monsieur Martin Bolduc, don’t quit your day job.

Les fines aptitudes cinématographiques de Nicolas de la Sablonnière, qui m’avaient parues déjà for convaincantes dans TOMAHAWK, se confirment solidement ici. D’abord, l’image est d’une justesse et d’une précision remarquables. Peintre lui-même, le réalisateur-cadreur est particulièrement net quand il filme des tableaux et même, tout simplement, de la peinture. Une palette de peinture dans laquelle un peintre, même mineur, barbotte et mélange ses coloris, ressort superbement, devant la caméra de Delasablo. Et il sait aussi filmer des musiciens, ce qui n’est ni simple ni évident, tant au plan visuel qu’au plan sonore. De plus, à ces qualités justement visuelles et sonores de l’exercice se joint derechef le sens précis et clair qu’a Delasablo de l’entretien et du montage des données d’entretien. Vont parler à la caméra, outre Martin Bolduc lui-même, sa mère, son père, son frère, ses nièces et d’autres amis musiciens. Enfants et adultes sont cités solidement et ils et elles servent le propos global de façon tout à fait satisfaisante. Très intéressantes aussi sont les scènes de réunions de travail avec l’équipe de metteurs dans le son que Bol et ses musiciens mandatent (et paient) pour mettre leur premier album en forme. On va voir, devant nos yeux atterrés, une tension s’installer entre Bol et ses ci-devant metteurs dans le son. Le conflit percole, s’établit, se déploie, prend corps. Nous n’en perdrons rien… et pourtant nous sommes ici dans du documentaire, pas dans du cinéma acté (comme disait autrefois mon papa).

Un portrait global de Martin Bolduc se met en place, inexorablement. Peintre solitaire qui n’expose pas, musicien ombrageux, obligé de finir par s’improviser un studio d’enregistrement dans sa chambre, en calant les interstices muraux avec des matelas et du linge sale, rêveur philosophico-cosmologiste mobilisant les extraterrestres et un modèle corpusculaire sommaire de l’univers, avec force efforts verbaux et écrits, pour finir bien installé dans la confirmation des idéologies déistes les plus rebattues. Par interstices fatales, son entourage (mère, père, frère, contrebassiste, batteur) passe tout doucement aux aveux. Martin est un rêveur, un élucubrant, un hyperactif désordonné. Ballotté entre ses deux principaux modes d’expression, il part un peu dans toutes les directions et n’échappe pas complètement au confusionnisme brouillon résultant du malaxage de pulsions artistiques mal contrôlées et d’une weltanschauung philosophique et artistique de lecteur d’almanachs.

Une thèse s’esquisse discrètement, en filigrane. C’est quoi, au bout du compte, un artiste marginal? Eh bien, c’est un type qui se fabrique une procession d’animaux jouets sur le plancher de son appartement et qui, dès lors, fait avancer sa petite tortue vivante entre ces figurines enfantines figées. Il en fera ensuite un tableau et une pube visuelle pour le tout premier concert du trio musical Grand Manitou. Bol chante ses textes, flanqué de ses deux fidèles accompagnateurs. Les trois se déploient et se démènent dans un idiome pop-rock-métal–punk qui a connu ses grandes années et qui, de se perpétuer ainsi, aspire, bon an mal an, à faire un petit peu comprendre qu’il n’a peut-être pas encore tout dit. La petite tortue pourrait encore possiblement monter vers les étoiles. Qui sait? Sous la discrète intendance de l’analyse pudiquement avancée par Delasablo, on ne voudrait que souhaiter le meilleur, au petit reptile à la carapace. Espérons donc, pour le bénéfice de Martin Bolduc, bien indolent, et de ses pairs, bien patients, que la courbure de l’univers ne soit pas telle que la petite tortue soit en train de s’engager hardiment sur un ruban de Möbius circulaire, unidimensionnel, perpétuel et philosophiquement éperdu.

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PLANÈTE BOL, Nicolas de la Sablonnière (dit Delasablo), 2019, Antarez films et Gene Bro Prod, film documentaire de 122 minutes.

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RAPPORTS ET ÉTATS QUI N’EXISTENT PAS (JEAN-PIERRE BOLDUC)

Posted by Ysengrimus sur 21 novembre 2022

Vache-Bolduc-1

Ce sont souvent ceux qui ne le savent pas encore
qui détruisent le monde.

Jean-Pierre Bolduc (p. 134)

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Voici un recueil de quatre longues nouvelles (presque des novellas) décapant, étrange, sardoniques et incongru. Comme l’ouvrage est malheureusement épuisé (il ne date pourtant que de 2008), je vais encocher un écart à mes habitudes de discrétion glosatrice et vous en résumer le curieux contenu un petit peu plus que d’habitude. C’est de la lecture de bonne tenue, copieuse et pas nécessairement légère, légère. La tonalité du tout de la chose me rappelle beaucoup celle de feu mon vieil ami Sinclair Dumontais, auteur mystérieux et inclassable qui écrivait, lui aussi, dans les premières années de ce nouveau siècle.

LE PROJET PILOTE (pp 5-68). Un homme et une femme se retrouvent ensemble dans une structure restreinte et forclose de contreplaqué (ou d’un matériau analogue). On s’installe dans une sorte de huis-clos patasartrien, le mobilier bourgeois en moins. Cet homme et cette femme, qui ne se connaissent pas, ont perdu certaines caractéristiques naturelles. Ils n’ont plus faim, ils ne peuvent plus déféquer, leurs yeux ne peuvent plus cligner. Mais surtout leur premier contact est finalement assez agressif. Contrariés par cette situation incongrue, ils ont tous les deux le sentiment de s’être fait intempestivement arracher de leurs conditions de vie ordinaires pour se faire installer là, en toute ignorance de cause. Et, au départ, le sentiment confus que l’autre personne pourrait avoir quelque chose à y voir flotte dans l’atmosphère. Graduellement, les choses se rajustent et un dialogue, peu enthousiaste mais effectif, se met en place. On découvre alors que cet homme et cette femme vivent à mille ans de distance l’un de l’autre. C’est-à-dire que l’homme est un contemporain de la date d’édition du présent ouvrages, 2008, tandis que la femme provient de la Nouvelle Terre qui, elle-même, est environ un millénaire dans le futur par rapport au temps de l’homme. Ces deux personnes sont donc venues d’un temps différent et se sont retrouvées dans le même espace, un peu pour le meilleur et un peu pour le pire. De l’autre côté du mur de contreplaqué, une voix finit par se faire entendre, qui leur explique qu’ils font partie d’un projet pilote ayant à voir avec le cheminement vers la mort ou le cheminement en retour de la mort. Et la suite du susdit projet pilote ne pourra fonctionner que si une meilleure harmonie interactive s’établit entre Monsieur et Madame et ça, hmmm… c’est pas gagné. Que va t-il se passer? Vont-ils arriver à aligner leurs flûtes, harmoniser leur interaction de façon à pouvoir suivre les étapes ultérieures de ce mystérieux projet pilote insidieusement surnaturel? Cette démarche complexe ne les intéresse que fort peu, d’autre part. Aussi le risque est assez grand qu’ils restent coincés dans cet autre monde, intercalaire et forclos. Ce face-à-face improbable nous installe entre la vie, la mort, la ratiocinette boudeuse, les émotions percutantes, et la philosophie sans système et sans solution des temps de notre temps.

MÉTAMORPHOSE BOVINE À TRASHINGTON (pp 69-116). Le protagoniste est un citadin largement involontaire vivant dans une ville morose qui s’appelle Trashington et est la capitale d’un empire fortement militarisé, les Écrases-Unis. Les autres citadins de Trashington sont des rats, des rats textuels. Et ces rats manifestent une attitude assez arrogante et peu sympathique à l’égard du protagoniste. Les choses vont subitement gagner en complication quand, pour des raisons mal élucidées, le protagoniste va se transformer en vache. Il devient textuellement une vache, c’est-à-dire qu’il prend la forme d’un bovidé tout ce qu’il y a de plus ordinaire, qui doit désormais ruminer et exister avec plein statut de vache. Cela se joue malgré le fait qu’il arrive parfois à se dresser sur ses pattes de derrière et adopter une attitude anthropomorphe approximative qui, bien sûr, ne leurre personne. Le protagoniste est très ennuyé par cette métamorphose et il se rend vite compte que, d’abord, il est passé de… ce qu’il était avant à vache. Ensuite, il est passé de mâle à femelle. Donc il se trouve à être plus ou moins exposé à toutes sortes d’avanies discriminatoires de diverses natures. Notre protagoniste devenu vache court se réfugier chez sa sœur. La sœur en question est elle aussi du monde des rats. On peut aussi présumer (sans certitude absolue) que c’est une femme et non seulement c’est une femme, mais elle a un passé lourd puisque c’est une ancienne tueuse à gages. Cherchant à clarifier leur situation peu enviable, la vache et sa sœur vont se présenter dans une institution fatalement militarisée. Les choses vont promptement crotter et ils vont vite se mettre à avoir toutes sortes de démêlés assez violents avec les autorités militaires de Trashington. Poursuites motorisées. Castagnes. Pertes de vie… Rififi turlupiné. Au moment de leur fuite, la sœur va larguer la vache, pour sauver sa peau (de vache). La vache, de sa personne, va se faire mettre la main au collet, à la corne. Et elle va être incarcérée. S’ensuivra un procès et la vache sera innocentée, vu que c’est sa sœur, tueuse à gages et contumace, qui a ouvertement dératisé l’ambiance, au moment de la scène de castagne. Un autre procès mènera carrément à des compensations financières pour la vache. Ce rebondissement sonnant et trébuchant lui fera encaisser des sommes rondouillardes qu’elle flaubera aussitôt, dans une ville de jeu renommée. Après un bref passage à vide en itinérance urbaine et une providentielle rencontre tourmentée avec Jean le Rationaliste, un taulard de sa parenté aux propensions prophétiques, notre vache comprendra qu’elle est en fait une vache sacrée et elle déménagera dans un pays bouddhiste où elle deviendra objet de culte et leader d’un racket religieux aussi colossal que moralement douteux. Elle en tirera un certain nombre de conclusions de sagesse… Je n’étais jamais capable d’adresser la parole à mes fidèles. Je me rendais compte que l’adoration, que l’adulation, c’était un peu comme du mépris mais sympathique: on ne vous parlait plus normalement, on avait de la difficulté à vous adresser la parole (p. 111). Dialectique inversion d’une anthropo-vache devenue de sa personne aussi oppressive que les oppresseurs qui l’avaient jadis oppressée.

TES DERNIÈRES VOLONTÉS EN DIRECT (pp 117-165). Ce texte est écrit en Tu. Il s’adresse au protagoniste vivant et subissant l’action. Ce protagoniste a commis un certain nombre de délits. Il a fumé trois fois dans la section non-fumeur d’un restaurant. Il a fait du trafic illégal de gras trans. Alors, les autorités décident non seulement de l’exécuter, mais elles décident aussi que sa dernière soirée, résultat de ses dernières volontés, aura lieu en direct, devant les caméras. On va donc suivre le protagoniste, en compagnie de son épouse et d’un couple d’amis, prenant son dernier repas, buvant sa dernière coupe d’alcool prohibé, et procédant même à son divorce. Et ça donne un certain nombre d’activités incongrues, entre autres, celle de jouer, après le repas, à un petit jeu de société bizarre ou de laver la vaisselle en compagnie du domestique dédaigneux qui leur a livré leurs maigres agapes. Le protagoniste finira par subir une exécution par injection intraveineuse, toujours devant les caméras. Bon, alors, tout se passe sous la houlette ou le commandement du parti unique. On bougonne beaucoup, dans ce texte, contre le Parti (avec un P majuscule). Cela se formule d’une façon toute patakafkaïenne, genre vingtième siècle. Mais la bougonnade contre le Parti, un petit peu rebattue quand même, accompagne une sorte de développement grinçant et fielleux contre les rectitudes politiques contemporaines et les faux choix démocratiques qu’elles supposent. On retrouve, en effet, des formulations comme… La liberté individuelle, c’est seulement aujourd’hui le choix qu’on a entre deux marques de cornichons à l’épicerie, au restaurant ou durant les élections (p. 130). Coexistent donc, dans ce développement de fiction, une bougonnade contre l’autorité arbitraire du parti unique, un peu comme si on se lamentait sur la condition chinoise ou soviétique, et une bougonnade contre la rectitude politique, un peu comme si on se lamentait contre les conditions occidentales actuelles. De façon un peu incohérente, on se retrouve ainsi avec des conformités de rectitude politique qui ne peuvent apparaître que dans des contextes de capitalisme post-libéral (sans parti et autorité unique, donc). C’est de fait justement en l’absence de la loi du parti que l’autorité est désormais dictée par la morale fluctuante et flottante de la compétition victimaire. Et pourtant cela prétend coexister avec un parti unique très puissant, très décisionnel et très indifférent aux conformismes autres que le sien. L’exercice critique de cette nouvelle est conséquemment un peu bancal, d’un point de vue sociologique ou socio-historique. À cela s’ajoute le fait que cette exécution publique est ouvertement qualifiée de téléréalité (le terme est utilisé quatre fois, pp 150, 151, 155, 165), ce qui, encore une fois, est un exercice qui relève beaucoup plus des pseudo-démocraties post-libérales que des pays autoritaires à partis uniques. On se retrouve donc ici avec une espèce de salade critique un peu éclectique et mal dominée. Parti unique profondément dictatorial ou lot multiple de rectitudes politiques superficielles et polymorphes? Faudrait se brancher, dans le récit. Ça peut pas être les deux… ou alors on remplace la fiction cohérente à portée critique par de la jérémiade droitière de n’importe quoi… Enfin, bon, le protagoniste à qui on s’adresse en lui disant Tu finit donc par mourir, exécuté devant les caméras. Et l’éventuelle fascination qu’on a pu, très modérément, ressentir pour ce texte intellectuellement boiteux meurt un peu avec lui.

TOUT EST DANS LE SUJET (pp 167-216). Ce texte envoutant et bien mieux maitrisé est écrit en Nous. Il se déroule dans un rêve littéraire (p. 200). Le protagoniste fait la rencontre d’un être étrange et chafouin qui s’appelle PEB. Nous découvrons, donc, que ce PEB est un petit livre bleu avec des bras, des jambes et un sourire genre émoticon planté au beau milieu de la couverture. PEB va nous servir de mentor, de guide biographique et de cicérone, dans le dispositif onirique que nous allons, bien malgré nous, investir, tout graduellement… et récursivement. Nous rêvons, c’est indubitable. Nous sommes un protagoniste solitaire qui ne dira rien de très précis sur lui-même. Le protagoniste en question rêve (au sens non-nocturne du terme) d’être un génie littéraire et de vivre de sa plume, c’est là la seule pulsion névrotique que nous lui découvrons. Il s’endort sur cette idée et il rêve (au sens onirique et nocturne du terme, cette fois). Et le protagoniste se retrouve alors dans sa vision toute personnelle d’une soirée organisée à Paris en 1922 par Sydney Schiff (1868-1964) après la première du spectacle Renard. Au nombre des personnalités de conséquence de cette assemblée vespérale au Ritz figurent Igor Stravinsky (1882-1971), Serge de Diaghilev (1872-1929), James Joyce (1882-1941) et Marcel Proust (1871-1922). Maintenant que je vous ai dit tout ça, tout net, vous le savez… mais notre protagoniste rêveur, lui, ne disposera pas de cette foison de détails introductoires, quand il se présentera dans cet espace-temps fluctuant… il devra tout découvrir sur le tas, oniriquement et, redisons-le car c’est de mise, récursivement. Sous la houlette de PEB, notre protagoniste va vivre et revivre l’événement en cours, en l’investissant récursivement (oui, oui, la redite est voulue). Il sera d’abord lui-même, puis il retraversera l’événement en tant que Sydney Schiff (Nous serons alors un peu obsédés par les questions logistiques et organisationnelles), puis en tant que William Carlos Williams (1883-1963), puis en tant que Margaret Anderson (1886-1973 – Nous serons alors un peu obsédés par le fait d’avoir subitement changé de sexe), puis en tant qu’Arthur Powers (je sais pas c’est qui sti-là et il n’y a pas d’hyperlien sérieux le concernant), puis finalement en tant que Frank Budgen (1882-1971). Toutes ces huiles, subtiles et moins subtiles, vont darder leurs regards et leurs oreilles tant, dans un sens, en direction de Proust, Joyce & consort que, dans l’autre sens, en direction des petits fours et du bar ouvert. Et notre protagoniste, prisonnier de cette doucereuse circularité onirique, aura éventuellement l’impression de traverser en boucle un vieux film cliquetant, à chaque fois altéré visuellement et picoté de répliques déformées, redites, distordues, différentes de fois en fois, de témoin incarné, en figurant distrait, en organisateur mondain fébrile. Le mouvement en cascade du glissement d’incarnation entre les différents personnages est savoureux et nous donne un aperçu à la fois décalé et très satisfaisant des variables des versions retenues, au fil du temps, d’un moment force, à la fois sublimement quelconque et obsessivement inoubliable. S’il y a quelque chose qu’on cherche confusément à comprendre de cette rencontre artistico-mondaine de l’entre-deux-guerres parisien c’est ce qu’elle pouvait bien avoir de si extraordinaire… On découvre, on tâtonne, on ressent, on intellectualise. L’intellectualisation dans ce rêve n’a absolument rien de normal. Nous ne réfléchissons pas pour vrai (p. 198). Nous rêvons éveillés en fait, et l’exercice allusivement prousto-joycien auquel ce court récit nous convie est passablement jubilatoire. On découvre ou redécouvre une manière de mélange de Midnight in Paris et de Dialogus. De tous points de vue, un étonnant petit moment de… littérature.

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Redisons-le, l’ouvrage est épuisé. Et c’est bien dommage. En bibliothèque, peut-être… Vaut le détour, en tout cas…

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Jean-Pierre Bolduc, Rapports et états qui n’existent pas, Éditions Baudelaire, 2008, 216 p.

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C’EST L’OPIUM DU PEUPLE — PHILOSOPHIE DU FAIT RELIGIEUX (Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 18 septembre 2022

Opium du peuple

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Cet ouvrage propose une analyse athée du fait religieux, dans un angle philosophique. L’exposé se donne comme exosquelette l’intégralité de la fameuse tirade de l’opium du peuple de Karl Marx. Les trois paragraphes de ce commentaire célèbre de 1843 ont donc été soigneusement découpés en vingt titres de chapitres qui annoncent autant de segments d’un développement philosophique homogène sur la religion et la religiosité.

Cet exposé s’adresse au premier chef aux athées, surtout ceux et celles qui ont le cœur gonflé d’une ardeur irréligieuse, au point d’en avoir mal. Les gens qui croient à une religion peuvent lire cet ouvrage aussi, bien sûr, mais ils n’y sont pas ouvertement invités et ils risquent de s’y sentir parfois un petit peu bousculés. Par moments, ça pète un peu sec… Or l’auteur n’est pas ici pour ferrailler avec les dépositaires du culte ou leurs ouailles. Ça ne l’intéresse pas de faire ça. Paul Laurendeau (Ysengrimus) est ici avant tout pour dire ce qu’il pense, pas pour faire du prêchi-prêcha à rebours. L’ouvrage s’adresse aussi aux gens qui doutent de leur statut de religionnaire et qui ressentent un besoin pressant de mettre un peu d’ordre dans leurs pensées, sur cette vaste question.

Non seulement la religion est l’opium du peuple, mais elle reste, l’un dans l’autre, un objet d’un grand intérêt intellectuel. Qu’on l’approuve ou qu’on la réprouve (l’auteur de cet ouvrage est du nombre de ceux qui la réprouvent), il reste que la religion est un phénomène incontournable de l’histoire humaine. Aime, aime pas, elle est encore avec nous. Il faut donc encore en parler.

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Paul Laurendeau, C’EST L’OPIUM DU PEUPLE — PHILOSOPHIE DU FAIT RELIGIEUX, chez ÉLP éditeur, 2022, formats ePub, Mobi, papier, 230 p.

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La Reine du Canada est morte

Posted by Ysengrimus sur 8 septembre 2022

Her Majesty’s a pretty nice girl,
But she doesn’t have a lot to say…

The Beatles

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La Reine est morte. Je ne suis pas spécialement monarchiste mais, oui, ça m’affecte. D’abord, Feue Sa Majesté, née en 1926, gardait encapsulé en elle quelque chose de mon papa (né en 1923), et de ma maman (née en 1924).  Mes deux parents (disparus ensemble en 2015) meurent un peu une seconde fois, en moi, avec la disparition de la Reine du Canada. Cette titanesque génération de la Seconde Guerre Mondiale, des Trente Glorieuses, du Vietnam, des Chocs Pétroliers et même du Millénarisme se dresse, derrière nous désormais, fantomatique et tutélaire. Mes parents —et leur reine— furent des géants sur les épaules desquels nous sommes encore un peu des petits enfants assis. Le vingtième siècle vient vraiment, mais alors là vraiment, de se terminer, avec la disparition de la Reine du Canada.

Sa Majesté parlait un français impeccable. J’en veux pour simple preuve cette citation, tirée d’un discours prononcé par elle, en français, en 1964. Il me semble qu’il y a encore lieu de méditer ces paroles de grande sagesse régalienne:

«Il m’est agréable de penser qu’il existe dans notre Commonwealth un pays où je puis m’exprimer officiellement en français, une des langues les plus importantes de notre civilisation occidentale. Cette langue de clarté est un instrument précieux au service de la compréhension et je suis sûre que sa plus ample diffusion et l’approfondissement de ses richesses ne peuvent que profiter à toutes les intelligences et favoriser un échange plus fructueux des idées.»

Elizabeth II, Reine du Canada, discours à l’Assemblée Législative du Québec, 10 octobre 1964.

Le colonialisme britannique, celui justement sur lequel le soleil ne se couchait jadis jamais, a vécu. La monarchie de Charles III sera une anecdote façon Roc de Monaco. Quelque chose de profond se termine ici, imperceptiblement mais radicalement. La monarchie constitutionnelle est, en soi, un mystère ondoyant. J’ai écrit un petit roman tendrement ironique sur le sujet, il y a quelques années: LE ROI CONTUMACE. En gros, on garde le roi ou la reine bien en place mais on le dépouille de tous pouvoirs. On en fait une figure, impériale ou régalienne, mais vide, creuse, fatalement convenue et inane, une entité spectrale guérissant les écrouelles boudeuses de nos langueurs du premier monde. Du point de vue de cette sensibilité française, qu’aucune force assimilatrice n’extirpera jamais de moi et que je revendique toujours aussi impétueusement, je voudrais expliquer à mes compatriotes anglo-canadiens, si possible, ce qu’on fait normalement d’un roi ou d’une reine quand il ou elle ne sert plus. La France détient, dans le sein de son dense héritage historique, tous les cas de figures du sort du roi subverti. Ou bien on l’exécute (Louis XVI — 1793), ou bien il abdique (Charles X —1830), ou bien on le dépose (Louis-Philippe Premier — 1848)… mais on le laisse pas trainouiller comme ça, sans fin… ou alors c’est qu’on a des motivations bien torves, bien coupables, bien suspectes, et bien douloureuses. Et qui sait?

La motivation monarchiste des Britanniques, des Australiens, ou des Néo-Zélandais, je la leur laisse. Qu’ils s’en expliquent, c’est pas trop mon affaire. Sur la motivation canadienne, par contre, je dois quand même un petit peu rendre mes comptes, si tant est. Pour le Canada, le monarchisme (constitutionnel, hein, non-effectif, donc) est un exercice fondamentalement démarcatif. D’abord colonie, puis dominion, puis grand pays ronron-gnagnan-gentil, ça ne nous intéresse plus du tout de devenir une république classique. Que voulez-vous, la république, dans le coin, c’est les États-Unis. Les flingues, le système de santé privé, le ploutocratisme effréné, le protectionnisme à géométrie variable, l’impérialisme cynique, le théocratisme bien-pensant, le militarisme éléphantesque, la paupérisation endémique, la fausse rédemption perpétuelle. Un peu, pas trop non plus, pour le coup… Sa Majesté était une figure, chambranlante mais sommes toutes assurée, au moins mythologiquement, qui nous permettait, bon an mal an, de nous assumer pleinement, nous canadiens, comme civilisation du Nouveau Monde sans se faire demander à tous les tours de pistes si on est pas, par hasard, le cinquante-et-unième état américain.

Bon, sur le fin fond, disons la chose comme elle est, en ma qualité de Québécois, pour moi, la reine ou le roi d’Angleterre sera toujours le monarque d’une force d’occupation. Pour bien faire sentir l’effet traumatique du fait que je ne suis jamais sorti de la monarchie, que je vous énumère simplement mes rois et mes reines: François Premier (suivi d’un long hiatus), Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, George III, George IV, Guillaume IV, Victoria, Édouard VII, George V, Édouard VIII, George VI, Elizabeth II et maintenant… ouf… Charles III.  Pesant, vous me direz pas. Le Canada c’est ça. Être passé sous le joug (effectif ou putatif) des trois plus grands impérialismes modernes en succession: France, Angleterre, États-Unis. Toute une leçon de modestie, je vous le dis.

Mais revenons-en à la dame du jour, qui vient de nous quitter. Mon fils Tibert-le-chat qui, dans sa belle formation universitaire d’humaniste, avait touché, entre autres, l’Histoire d’Angleterre, m’a dit un jour: As-tu remarqué que certains des plus importants rois d’Angleterre on été en fait des reines (Elizabeth I, Victoria, Elizabeth II)? Elles ont même servi à nommer de grandes époques ethnoculturelles, époque élisabéthaine, époque victorienne. Tibert-le-chat avait bien vu. Et c’est quand même autre chose, dans le calibré, que nos Rois de France avec leur Loi salique à deux balles. Je crois que ce facteur femme, ce facteur reine a beaucoup à voir avec la réalité empirique et mythique de la monarchie constitutionnelle. La reine, c’est une figure hiératique, empathique, gigantale, para-patriarcale. La reine, c’est un roi amuï, parlementairement embourgeoisé, sociétalement modernisé. Sa passivité apparente, sa réserve stoïque, son silence tendu, sa stature virginale (The Virgin Queen était le surnom d’Élizabeth Première), la placent au dessus de la mêlée. Un roi gouverne, ferraille, babille, torgnole. Une reine (une vraie reine de plain-pied, hein, pas une régente ou une consort) règne. On pourrait développer longuement ce point, très anglais (la seule régente de France qui se rapprocha fugitivement de ce subtil tendanciel politique fut Anne d’Autriche, notamment pendant la Fronde Parlementaire). Tout ce flafla symbolique est passablement passionnant, pour le philosophe et pour le sémiologue, du reste.

Beaucoup de mes amis français ne comprennent pas mon émotion actuelle, pleine de tristesse endeuillée. Moi, le marxiste, le moscoutaire, le libertaire, verser une larme de simili-croco sur la disparition de la Reine d’Angleterre, cette automate alanguie au sac à main vide et au sourire figé, quid? Mais, notre Ysengrimus, on nous l’aurait changé? Attention… Attention… Il faut bien prendre la mesure de la dimension pratique, prosaïque, domestique, et vernaculaire, de ces petites choses. D’abord, première observation: la mort d’une reine n’est pas la mort de la monarchie, il s’en faut d’une marge, c’est moi qui vous le dit. Celle-ci va continuer, brouillonne désormais, anecdotique, toc, tabloïdesque. Et c’est pas vous, chers ami(e)s de la zone euro, qui allez vous taper la bouille du très pompeux Prince Charles sur le bifton de vingt dollars. Ça, ce genre de symbole, ça pèse, moralement, dans un petit porte-monnaie cognitif. Aussi, deusio, tristement, la Reine est ici suivie d’un roi (Charles), qui sera suivi d’un roi (William) qui sera suivi d’un autre roi (babi George). On en a pour un siècle avec des mecs sous la couronne, là, from now on… Et moi, la perte durable de la figure régalienne féminine, ben, ça m’affecte. On n’en mesure pas pleinement les effets subtils et durables, du reste. Et comme l’occupant anglo-canadien en profitera pour bien ne pas en profiter pour rompre le lien monarchique, comprenez quand même un petit peu ma tristesse…

De ce point de vue, je me félicite du fait que la Gouverneure Générale du Canada (notre Vice-Reine), Son Excellence Mary Simon, qui ira enterrer Elizabeth II en notre nom, soit, elle, une femme. Sur ce point, au moins, lâchons le mot: Maple Leaf Forever! Et, qui plus est, le maintient de femmes dans cette position de cheffe d’état du Canada va, je pense, revêtir une importance renouvelée, désormais… pour produire une sorte d’écho local perpétuant le respect que nous ressentons encore un petit peu pour la dernière Impératrice du Commonwealth.

Des cinquante-cinq états du susdit Commonwealth justement, il ne reste plus que six pays utiles ayant encore le Roi d’Angleterre comme monarque (j’entends par pays utile, tout simplement un pays ayant deux millions d’habitants ou plus). Ce sont: le Royaume-Uni, le Canada, L’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Jamaïque. Une autre petite demi-douzaine de principautés a le Roi d’Angleterre comme monarque mais ce sont des confettis d’empire. Je ne pense pas que les Îles Cook, le Roc de Gibraltar, Les Grenadines, l’archipel Pitcairn, ou Belize pèsent bien lourd dans ce que sera l’avenir de la monarchie britannique. Cette dernière, notons-le au passage, est beaucoup mieux verrouillée dans la constitution coloniale canadienne que dans celle du Royaume-Uni même. Dans ce dernier, il serait, de fait, assez prosaïque d’abolir la monarchie. Il suffirait d’un simple référendum genre Brexit avec question limpide (Êtes vous pour ou contre l’abolition de la monarchie britannique, oui, non?). Un oui à 51% serait suivi d’une loi ordinaire de la Chambre des Communes et patatras, le Palais de Buckingham deviendrait musée national et le pays changerait subitement de nom.

Notons que, dans de telles circonstances, la famille Windsor ne perdrait ni ses autres palais, ni ses fermes, ni ses autres duchés et apanages, ni ses autres royaumes. Cela signifie que, Charles III, ou un de ses descendants, pourrait parfaitement se retrouver Roi du Canada tout en n’étant plus Roi d’Angleterre. Piquant. Parce qu’au Canada, les filles, les gars, pour déboulonner la monarchie, emportez votre sac de biscuits, parce que c’est pas joué. Il faut rouvrir la constitution, obtenir l’accord de sept provinces ou 70% de la population, les deux tiers des chambres, tout mettre à plat, et je sais pas quoi encore. Il y en aurait pour au moins dix ans. Le colonisé est plus crispé et agrippé que son colonisateur sur ces choses, c’est un fait tristement connu.

Une de mes vieilles tantes, une sœur aînée de ma mère qui ne parlait pas un mot d’anglais, se tenait et se coiffait comme la Reine d’Angleterre. Et Julie Papineau, autrefois, faisait un peu le même coup, en modelant son apparence sur celle de la jeune Reine Victoria. La monarchie constitutionnelle, surtout dans ses versions coloniales, a toujours eu, de façon toute diaphane, imperceptible, cette insidieuse dimension de conte de fée doux sur fond ethnographique dur. Aujourd’hui, le palais de cristal discret et implicite vient de voler en éclats. Et surtout, ne nous illusionnons pas: il ne reviendra pas. La roue de l’histoire vient de nous en porter tout un, là, de grand coup de butoir symbolique.

Elizabeth Alexandra Mary Windsor (1926—2022)

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Le critère anthropologique

Posted by Ysengrimus sur 15 août 2022

La barbe à ras bord… euh… la barre à bâbord!
Capitaine Haddock
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Dans nos petites explications sociologiques contemporaines, on implore souvent, à tort et à travers, le critère anthropologique. Les théoriciens de droite sont particulièrement friands de ce genre d’invocation incantatoire. Tout (entendre: tout ce qui les arrange) chez l’humain, selon eux, devrait procéder de l’anthropologique immuable et fondamental: les races, l’inégalité des sexes, la familles papa-maman, l’égoïsme marchand, l’hétérosexisme, la soif de l’or, la nation, la nutrition, l’irrationalité religieuse, la brutalité guerrière, la condescendance machique, les pauvres et les riches, la volonté de puissance… et j’en passe. Le sacro-saint critère anthropologique, c’est la combine tout usage des ficelles intellectuelles contemporaines. Dans la superficialité éditorialiste de nos sciences humaines en lambeaux, Darwin est partout, Marx est nulle part. Tout ce qui est historique, soit dialectique et historicisé, est relégué. Mondialisation oblige, nous sommes censés désormais être une espèce, et nos classes sociales sont censées être des castes. Rien n’est plus révoltant pour la rationalité la plus élémentaire que ce genre de poutine de conformisme pseudo-scientifique de suppôts.

Ceci dit, des faits fondamentalement anthropologiques, il doit bien quand-même y en avoir. Je suis tout à fait prêt à en concéder un certain lot, effectivement. Mais ils sont concrets, ils sont épidermiques, ils sont petits et forts, ordinaires, vernaculaires. La modeste et furtive énumération que je vous propose justement ici n’est en rien exhaustive. Il s’en faut de beaucoup. J’y recherche rien de moins que notre cher universel humain. Les universaux que je vous propose ici sont largement incertains, en ce sens que les ethnologues les plus profonds d’entre vous me feront certainement valoir que j’ai involontairement généralisé, plus souvent qu’à mon tour, certains traits hautement culturels, idéologiques, ou ritualisés. Enfin, vous jugerez. Ce qui compte, c’est le principe critique, et je suis certain que vous allez gouter mon louable effort anthropologisant. Voici donc huit phénomènes humains où il semble effectivement possible d’invoquer le fameux critère anthropologique. En un mot: tous les êtres humains du monde partagent ces traits. Mais surtout (et c’est bien là la démonstration à laquelle j’aspire), un grand nombre des traits qui ne sont pas détaillés ici ne le sont pas tout simplement parce qu’ils procèdent de plain pieds, et sans compromission, du déterminisme historique, plutôt que des principes fondamentaux immuables de notre espèce.

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Deux séries de dents. Tous les êtres humains du monde sont appelés à voir croitre en eux (au moins) deux séries de dents. Plus précisément, ils ne voient pas croitre leurs dents de lait mais ils voient et sentent intimement croitre leurs dents d’adultes. Perdre ses dents d’origine et en sentir pousser d’autres, une fois dans une vie, dans l’enfance en plus, a une grande résonnance fantasmatique chez tous les humains. Bonjour le rite de passage. Pourtant on en parle l’un dans l’autre assez peu, dans nos cultures. Bon, la légende de la fée des dents traine toujours un petit peu dans les coins… mais on revient peu, adultes, sur ce petit événement anthropologiquement universel. Le fait qu’il soit relativement indolore (par rapport, par exemple, à une rage de dents) joue peut-être un rôle. Je me souviens d’avoir enlevé, à mains nues, du fond de ma mâchoire, certaines de mes molaires de lait comme on enlèverait une bague ou une montre. C’était assez curieux et, ma fois, passablement jubilatoire.

Cheveux et barbes. Les cheveux et les barbes poussent lentement. Ils sont indolores quand on les coupe mais douloureux quand on les tire. Les volutes, torsades, caprices et faveurs des cheveux et des barbes se répartissent en fonction des sous-groupes humains. Hommes, femmes, jeunes, vieux, ne les subissent pas et n’en bénéficient pas de la même manière et ces distinctions s’observent, malgré les variations dans leur stabilité (si vous me passez l’antithèse). Les poils corporels, pubiens notamment, font partie de cette grande aventure, sans disposer de la visibilité imparable des pilosités de chef et de face. Les cheveux et les barbes blanchissent, se salissent, se peuplent de bestioles, se mouillent et sèchent. Naturellement, on les travaille, on les colore, on les lisse, on les sculpte mais on ne les abolit pas. Ils reviennent toujours. Ou alors, ils s’abolissent eux-mêmes, souvent contre notre grée (calvitie, naturelle ou artificiellement induite par médication). On surveille les cheveux et les barbes. Les nôtres et ceux des autres. Si je rêve souvent à ma barbe (moins souvent à mes cheveux ou au reste de ma pilosité), c’est simplement que ma barbe broussaille dans l’oreiller et me picote le visage, pendant le sommeil. Intense et petiote dimension trivialement empirique et corporelle de tous nos universaux.

Des pieds et des mains. Nos pieds sont inférieurs, forts et grossiers. Nos mains sont supérieures, fines et subtiles. Leur symétrie et leur analogie nous impressionnent assez tôt. Les quatre sont mobiles et ont dix doigts. Mais les mains disposent de la si fameuse et si séculaire préhension. Les pieds, non. Qui n’a pas comparé ses mains et ses pieds? Qui n’a pas cherché à prendre avec un pied? Qui n’a pas cherché, même sommairement, à marcher sur les mains? La station debout, la marche et la course sont incroyablement originaux, chez Anthropos. Et que dire de la manipulation manuelle. Plus précisément, qu’est-ce qui n’a pas été dit de la manipulation manuelle? Nos ongles poussent, tant de pieds que de mains. Cela renforce cette analogie qui nous hante. Tous les êtres humains n’ont pas eu la chance de voir agir un primate quadrumane (un chimpanzé, par exemple). Mais d’en voir un reste très chargé fantasmatiquement. Dans notre perception, il a littéralement des mains à la place des pieds. C’est hautement déconcertant. Cette ubiquité perfectionnée des préhensions dont il dispose, lui, reste un petit peu monstrueuse à nos yeux, à nous. Et notre pied, comme main atrophiée, ça fait tout de même un peu frissonner.

Manger et boire. Manger et boire, ce n’est pas symétrique. La soif reste plus urgente, donc plus obsédante, que la faim. Mais les deux s’imposent à nous avec une récurrence et une permanence lancinante. On ne sait pas automatiquement (pour éviter de dire: naturellement) ce qui est bon à manger ou à boire. On peut se tromper, s’étouffer, s’empoisonner et, de fait, je pense que le cadastrage culturel ancien de ces deux activités par nos diverses gastronomies a beaucoup à voir avec ce danger latent. Habituellement, sur le tas, pour ce qui est de boire et de manger, on sait à peu près quand s’arrêter mais ce savoir là non plus n’est pas pleinement assuré. La nécessité de mâcher le solide et de boire par gorgées s’impose assez vite, en corrélation notamment avec la respiration, dont l’universalité se laisse bien percevoir, elle aussi. Certaines substances répugnent d’office, sont déplaisantes à manger ou à boire, mais la corrélation entre cette sensation et la valeur nutritive élémentaire de ces substances n’est pas automatique. Manger et boire se fait seul ou collectivement… dans ce second cas, la surveillance mutuelle est passablement importante, dans les cultures.

Déjections solides et déjections liquides. Nous déféquons solide et liquide et ce, de façon tendanciellement séparée. Si je résume, nos déjections solides sont brunes, nos déjections liquides sont jaunes. Nos déjections nous répugnent et répugnent les autres. Elles figurent habituellement au nombre de ce que nous ne voulons pas spontanément manger ou boire. Elles puent, elles irritent, elles salissent. Déféquer est un gestus tendanciellement solitaire, quoique ce fait ne soit pas un absolu culturel. Émettre des déjections peut requérir un effort physique patient ou, encore, nous prendre par surprise. Un jugement sur notre santé et sur notre bien-être personnel est porté, en rapport avec la nature variable de nos déjections. Une déjection est quelque chose dont on attend qu’elle soit en bonne partie contrôlable, en son émission. Une déjection incontrôlée est associée à des problèmes de différentes natures (malaise gastrique, peur, incontinence, ivresse carnavalesque). L’enfant apprend à assurer l’intendance de ses déjections et le vieillard perd cette connaissance. Vaincre l’incontinence est acquis (et non inné). Force est d’admettre une certaine dimension métaphoriquement mortuaire des déjections. On veut qu’elles partent ou, au moins, qu’elles restent dans un petit coin spécifique. Nos déjections ne sont socialement valorisées que d’avoir été adéquatement évacuées ou circonscrites. Montrer à tout le monde son caca et son pipi bien disposés dans le pot procède (le cas échéant, fatalement circonscrit culturellement) d’une gloriole toute éphémère.

Disparités génitales et accouchement. Sans entrer dans les détails hautement complexes du sexage, qui, eux, sont largement culturels et construits, on continue d’observer et de se représenter la disparité génitale. Elle nous intéresse au plus haut point, du reste. La pudeur s’instaure tôt. Esquive. Les parties génitales sont un organe qu’on cache souvent et qu’on recherche encore plus souvent, surtout chez les autres. Notre fixation et notre fascination pour ces questions sont grandes et la réponse répressive, sur les mêmes questions, est souvent à l’avenant. L’accouchement et la naissance ne mentent pas, au sujet de la génitalité. Ça reste le test imparable. Un être humain qui accouche confirme les particularités inexorables de sa génitalité et cela a une grande résonnance sociale et culturelle. Quelle que soit leur nature et leurs variations, les organes génitaux sont assez susceptibles de déclencher des sensations agréables. On recherche ces dernières, seuls ou collectivement. Il y a là un facteur crucial de l’intimité humaine, dont l’intendance est très étroitement balisée. Il y a toujours inceste, en ce sens que toutes les cultures légitiment certaines intimités charnelles et génitales, et en proscrivent d’autres.

Dormir et rêver. Qu’on en souffre ou qu’on en jouisse, le fait est qu’on dort. Cela s’impose au corps et cela le repose. Le sommeil est interruptible, notamment par le bruit et par la lumière. On voit donc à soigneusement maintenir la pénombre et le silence de l’espace où quelqu’un dort. On peut décider de réveiller un dormeur, par exemple si on a le sentiment qu’il a disposé d’un temps de sommeil suffisant. En fait, on peut toujours réveiller un dormeur, même involontairement. Ce n’est pas dangereux en soit, juste surprenant et un peu déplaisant. Il pourra d’ailleurs se rendormir. Il pourra même en venir à s’adapter aux interruptions de son sommeil, comme une girafe (qui, elle, dort par très courtes séquences). Les rêves ne sont pas vrais mais, culturellement, on tend à leur construire une corrélation au vrai (messages d’une source objective en songe, interprétation symbolique d’une trajectoire subjective). On les oublie incroyablement vite, au réveil. Ils semblent s’effacer, par grands segments. Le cauchemar existe et il est un des déplaisirs majeurs du sommeil. L’insomnie existe aussi, mais elle n’est que tendancielle. On dort les yeux fermés et on bouge les yeux (et le reste du corps) dans certaines des phases de notre sommeil. Le bâillement est un indicateur du besoin de sommeil. Il est communicatif, à la simple vue.

Vieillir et mourir. Les enfants sont petits, les adultes sont grands. Les enfants grandissent. Les vieillards se ratatinent, un peu. On constate le vieillissement des autres et il nous informe sur le nôtre. Les enfants observent les adultes. Les adultes guident les enfants. L’enfant en bas âge est dépendant de l’adulte. Un enfant a besoin d’adultes pour survivre et ce besoin n’est pas réciproque. L’attachement de l’adulte envers l’enfant est profond, senti, tangible sans être absolu ou fatal. Sachant qu’il grandira, l’adulte renonce graduellement à l’enfant. On meurt de mort violente ou naturelle. La mort est un fait répréhensible, souvent non voulu, combattu, reporté, freiné. Une des grandes quêtes de l’humanité est de retarder la mort humaine, d’assurer la préservation de la vie de nos pairs. Pourtant, on tue et on se suicide. Le jugement moral sur ces questions fluctue avec les cultures et l’histoire, et la différence entre un meurtrier et un héros de guerre est souvent ténue. Mourir de vieillesse est souvent approuvé. Mourir jeune est tendanciellement réprouvé, sauf s’il y a indubitable abrégement de souffrances graves. Vieillir entraine une diminution des facultés qui se corrèle parfois d’une augmentation de la surveillance par les pairs. On dispose du corps des morts de façon sanitaire, comme on dispose des déjections, mais le souvenir perpétué des morts, des ancêtres, des parents, tend à être hautement valorisé et ritualisé.

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Naturellement, il y a un tas d’autres phénomènes de ce type: paniquer, sursauter, rire, pleurer, allaiter, éternuer, se gratter quand ça nous démange, découvrir par étapes la permanence de l’objet, parler une langue, mentir, avouer, affirmer, nier, inférer. Il y a aussi le rapport qu’on établit, en tant qu’Anthropos, au Cosmos: soleil, pluie, saisons, chaud, froid, ciel, terre, points d’eau, mirages même. C’est la présence, effective et incontestable, de ces fondamentaux anthropologiques qui permet à nos penseurs réactionnaires de bien ouvertement les tricher, dans leurs développements doctrinaux. De fil en aiguille, nos grands confirmateurs de l’ordre établi érigent ainsi tous ce qu’ils promeuvent en fondements anthropologiques. Ensuite, ils refusent d’altérer quoi que ce soit dont ils se réclament, et se servent de tels développements pour bloquer des quatre fers sur tout et son contraire. J’ai pas besoin de vous faire un dessin: maman porte une jupe et papa est un turlupin. On légitime à peu près tout et le reste, avec une anthropologie abstraite, pas trop regardante, bien bâclée et bien frimée.

Il reste pourtant que, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse (comme disait autrefois Robert Bourassa), l’humain reste une être historicisé, un animal dénaturé. L’immense configuration matérielle et culturelle de son cadre de vie est un conglomérat complexe et dense de résultats historiques construits, fondamentalement fluents, fugitifs, corrélés, tourmentés, dialectiques et problématiques. Alors, le critère anthropologique… attention de ne pas en faire un de ces passe-partout formalistes qui nous permettent un peu trop de faire passer pour des raisonnements opératoires toutes nos petites logiques abstraites, sommaires, gesticulatoires, convenues et creuses.

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Du cycle de l’éphémère

Posted by Ysengrimus sur 21 juillet 2022

C’est demain que j’avais vingt ans…
Gilles Vigneault

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Quand j’ai découvert l’éphémère
La roue de mon enfance était déjà gauchie
Oh, je n’en ai pas fait une affaire
Mais je n’ai pas vraiment ri ou souri
Non plus.

Bon, il fallait partir pour le collège
Faire de longs devoirs de je ne sais quoi
Voir des saisons mourir, entendre claquer des pièges.
Soudain, tout allait vite, tout croche, tout droit,
Tout perdu.

Puis l’éphémère a décidé qu’il ferait court
Il a scandé ma vive jeunesse en ses fanfares
Il m’a bien douché du flot des passions, des amours
Sitôt un Roman s’amorçait, qu’il devenait Histoire,
Monument, Souvenance.

L’éphémère m’a fait voir autrement une tempête
Il m’a chanté sur un autre ton la chanson d’un torrent.
Tourbillons et tumultes, c’est peut-être bien ça, l’essence de l’être…
Vu qu’il n’y a pas vraiment de mur pour arrêter les vents
Qui sifflent, eux, qui s’élancent.

Me voici, éphémère, ici, devant vous tous
Et, tout à l’heure, des galaxies vont se télescoper
Tandis que j’éternue et tandis que je tousse
D’immenses groupes humains sont à se configurer
Dans un bruyant silence.

C’est que l’éphémère est roi et le stable est bouffon.
Tout fuit. Je te regarde et le regard est dit…
L’eau coule. Le feu crépite. Héraclite a raison.
Rien n’est jamais le même. Et ce cycle est soumis
À toutes nos cadences.

Tout tourne, tout, tout, tout…
Entrons donc en cette danse
Et sortons de la roue
D’enfance…

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