Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for juin 2019

ÉGLOGUES INSTRUMENTALES — Batterie

Posted by Ysengrimus sur 21 juin 2019

Ma toute première batterie
C’était une pile de jouets
Je la tapais
Sans suite
Syncopé, hétéroclite
Et je me marrais bien.
Ces sons ne disaient rien
Mais ils faisaient des choses
Comme en vers, comme en prose…
Je tapochais au mieux
Et qu’est-ce que j’étais heureux.

Puis mes autres batteries
Roulèrent au tout venant
En scandant tous les temps
Des rythmes de ma vie.
Bill Bruford un beau jour a remplacé Ringo
J’ai longuement médité
Aux tréfonds altérés
Des sons denses et feutrés
De Barriemore Barlow.
Et le temps a filé entre mes deux baguettes
Droit devant, cap au large, cheval fou, à l’aveuglette.

Aujourd’hui, ma batterie s’est beaucoup dépouillée
Elle est plus arythmique, elle est moins syncopée.
Elle se joue doucement avec de longs balais
Elle ne porte plus ni robe ni cothurnes
Elle est devenue sirupeusement nocturne.
Mais elle reste avec moi
Comme ça.

Car de fait
Nos batteries ne scandent jamais
Que le tic-tac replet
Des pulsions secrètes
De tous nos vieux relais.

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Il y a quatre-vingts ans, THE ROARING TWENTIES

Posted by Ysengrimus sur 15 juin 2019

roar

Mademoiselle Lindsay Abigaïl Griffith, jeune cinéphile émérite aux yeux comme de grands lacs sombres (et que l’on n’introduit plus en ces pages) possède, dans les coulisses du petit cinéma de poche de son manoir de Milton (sur l’escarpement du Niagara), un grand placard de fer forgé où se trouvent pieusement rangés les disques cinématographiques qui firent la joie et les délices de son vieux père, le bien nommé Edward «Eddy» Griffith. Collections bigarrées de westerns semi-légendaires, long-métrages en noir et blanc langoureux et d’un romantisme échevelé, tragédies d’un autre âge aux têtes d’affiches oubliées, navets de guerre aussi pétaradants qu’inénarrables, documentaires fleuves aux sujets disparates, films muets sautillants et trépidants, comédies tarte à la crème (slapstick) à l’humour clownesque et aux scénarios improbables, collections de talkies (courts-métrages parlants) et de soundies (courts-métrages musicaux, les vidéoclips d’autrefois) sur lesquels il faudra un jour revenir. Le placard d’Eddy Griffith est une véritable boîte aux trésors des grandes et des petites gloires du septième art et mademoiselle Griffith en tire de temps en temps une œuvre cinématographique méconnue, injustement oubliée, pour en régaler son petit auditoire toujours avide de sensations renouvelées. Parmi les genres surannés, en consigne au placard de l’excellent Eddy Griffith, figurent en bonne place les fameux films de pègre (gangster movies) dont le genre culmina dans les années 1930 et 1940, notamment chez les frères Warner. The Roaring Twenties est, je vous l’annonce, un des fiers fleurons du genre. Il est connu des cinéphiles français sous le titre inénarrable suivant (ça ne s’invente pas): Les fantastiques années 1920.

En effet, les Roaring Twenties ou encore le Jazz Age ce sont les années de la décennie qu’on appela en français les années folles. L’histoire que ce noir et blanc léché raconte s’étale donc entre 1918 et 1938. Elle s’amorce dans un trou d’obus en France quelques jours avant l’Armistice de la Grande Guerre. Les clivages sociaux sont temporairement éliminés entre trois jeunes hommes en uniformes qui fraternisent dans leur quête pour la survie du bidasse. Eddie Bartlett (joué solidement par James Cagney, dont les allures carrées rappellent incroyablement une sorte de Kirk Douglas à l’ancienne) est un modeste employé de garage, George Hally (campé, avec sa force usuelle, par Humphrey Bogart) est un tenancier de tripot ténébreux et Lloyd Hart (joué par Jeffrey Lynn) est un jeune étudiant en droit qui aspire à mettre son étude d’avocat sur pied. La guerre se termine et les trois hommes se perdent de vue. On suit alors les déboires d’Eddy Bartlett. Le garage où il travaillait avant-guerre n’a plus de place pour lui et, avec l’aide d’un copain réformé, il se met dans le taxi. Fait curieux, il avait, pendant ses années de service en Europe, une correspondante épistolaire qu’il n’avait jamais rencontrée en personne et qui l’idéalisait comme soldat combattant au front. Quand il fait sa connaissance, il se rend compte qu’elle est trop jeune pour lui et prend ses jambes à son cou sans demander son reste. La jeune femme en restera blessée et s’en souviendra… Un jour un des clients d’Eddy lui demande d’aller remettre un étrange paquet à Madame Panama Smith, tenancière du cabaret Panama’s Palace (jouée par Gladys George dont la performance est extraordinairement riche, juste et dense). C’est une bouteille de gin dissimulée dans un emballage et Eddy se fait épingler par des policiers en civil. Innocent, il se retrouve en cours puis en prison mais, galant homme, il ne dénonce pas Panama Smith, à qui l’alcool était pourtant destiné. Celle-ci paie sa caution et c’est le début d’une amitié tendre et durable. C’est l’âge d’or de la prohibition et Eddy se rend vite compte qu son taxi est bien plus rentable s’il convoie des bouteilles que s’il transporte des personnes. Il devient bootlegger et son taxi, qui devient vite une flotte de taxis, alimente les tripots clandestins de la ville. Ceux-ci portent un nom parfaitement suave, aujourd’hui bien oublié. Ce sont des parlez-doucement (speakeasy). Un jour, Eddy juge que le prix des bouteilles qu’on lui fait convoyer est trop élevé. Il installe donc son propre alambic, dans sa baignoire d’abord puis dans une usine clandestine. Désormais, il ne fait pas que transporter, il produit aussi la précieuse liqueur de gingembre en la coupant parfois de substances plus suspectes, pour amplifier ses marges. Il retrouve Lloyd Grant, le jeune avocat qui avait été avec lui dans l’armée et en fait son conseiller juridique. Il retrouve aussi la jeune correspondante de ses années de service. Son nom est Jean Sherman (jouée par Priscilla Lane, actrice et chanteuse fort convaincante et bien poupine ce qui, on me pardonnera cet aparté bourru, nous change un peu des déprimantes maigrasses contemporaines). Jean est maintenant danseuse-choriste dans un vaudeville. Eddy s’en entiche alors et la fait entrer comme chanteuse soliste au Panama’s Palace. Malheureusement, les sentiments ne sont désormais plus réciproques. Dans l’entourage de son soldat de jadis, Jean fera la connaissance de l’avocat Lloyd Hart et tombera amoureuse de lui, derrière le dos d’un Eddy de plus en plus acariâtre et qui est de moins en moins habitué à se faire contrarier. C’est que l’homme est devenu tout graduellement un caïd puissant. Son empire s’étend sur terre et sur mer. Il entre tout doucement, graduellement, comme imperceptiblement, dans la guerre des gangs. Un jour qu’il aborde, avec ses hommes, un gros caboteur contrebandier en se faisant passer pour la garde côtière, il tombe pile sur le capitaine dudit caboteur. C’est George Hally (notre Humphrey Bogart, qui n’allait certainement pas rester dans la marge) qui fait aussi dans le trafic d’alcool à grande échelle. Les deux hommes construisent une alliance méfiante qui va malheureusement mal tourner. Une opération habituellement routinière à laquelle Eddy s’adonne avec ses camions et ses taxis consiste à braquer les entrepôts gouvernementaux et à y récupérer l’alcool saisi par les autorités, pour le remettre dans le circuit de boottlegging. Un soir, George accompagne Eddy et ses sbires sur une de ces missions mais, en neutralisant un des gardiens de sécurité de l’entrepôt, il se rend compte, incrédule, que c’est nul autre que l’ancien sergent qui lui avait empesté l’existence pendant la guerre. L’occasion est trop belle, George, qui n’en est pas à cela près, loge trois ou quatre balles dans le corps de l’ancien officier. Cela déclenche une fusillade où d’autres gardiens perdent la vie. Une page est tournée. On vient de passer d’un méfait toléré, le trafic d’alcool, à un crime intolérable, le meurtre. Le gang des taxis d’Eddy Bartlett a maintenant du sang sur les mains. Cela s’inscrit d’ailleurs dans une dynamique plus globale de criminalisation du trafic d’alcool, à partir de 1924. Mitraillages et explosions deviennent monnaie courante. De plus en plus engagé dans la guerre des gangs, Eddy commet lui aussi des meurtres, trucidant des caïds concurrents. C’est l’escalade. Quand l’avocat Lloyd Hart se rend compte de cette dérive criminelle, il quitte l’entreprise, bras dessus bras dessous avec Jean Sherman, qu’il épouse et à laquelle il fait un enfant. Puis survient le Krach de 1929 et, encore bien pire dans ce monde, l’abolition de la prohibition par Roosevelt en 1933. Les débits d’alcool sont désormais légaux, les parlez-doucement font faillite les uns après les autres et toute la structure de production et de distribution du boottlegging s’effondre et ce, en pleine dépression. Eddy Bartlett est ruiné. Il doit se remettre à conduire des taxis qui transportent des personnes qui, désormais, ont bien peu de moyens… Lui qui, pendant toutes ses années de caïd ne buvait que du lait, se met à picoler. Panama Smith, qui a perdu son tripot classe, se remet à chanter dans les cabarets. Seule leur amitié semble résister à tous les coups du sort. Et cela ne va pas s’arranger. Une confrontation ultime avec son ancien compagnon d’arme George, qui, lui, est resté dans le crime organisé, se terminera tragiquement pour les deux bidasses d’un autre âge. Le mot conclusif de Panama dit tout: He used to be a big shot.

Évidemment ce film en noir et blanc a été tourné en un temps bien plus proche de l’époque qu’il évoque que de nous. Il cultive en plus un ton semi-documentaire, avec flonflons ronflants, commentaires sur la réalité sociale et bandes d’archives. Cela pourrait faire parfaitement illusion. Pour le regard peu informé de notre temps, on croirait presque un film d’époque. Et pourtant le résultat est singulièrement décalé. Succès immense à sa sortie en 1939, ce film ne nous dupe que partiellement. On sent Hollywood… Ce qui trahit le fait que nous ne sommes déjà plus dans les années folles mais bel et bien dans une représentation stylisée de celles-ci, c’est, avant tout, la musique. Il n’y a pas un seul musicien ou danseur noir visible ou audible dans toute la représentation et Mademoiselle Griffith, qui pourtant est une véritable discothèque vivante, ne reconnaît pas vraiment les chansonnettes de troquets interprétées par Jean et par Panama. C’est probablement qu’elles n’ont pas eu de vie populaire effective. Ce sont des pièces de bande sonore de film. N’ayons pas pour autant la main trop lourde. Le récit bien configuré et la solide direction d’acteur sauvent en effet l’entreprise. On a, malgré tout, un scénario crédible et une étude de caractères fort bien formulée. La question que ce film pose se pose encore. Comment le gars ordinaire bascule-t-il graduellement dans le crime et ne s’en sort pas? C’était le temps où les gangsters cinématographiques n’étaient pas encore les irréels psychopathes sanguinaires, cyniques et animatroniques qu’on nous assène aujourd’hui. Il faut croire que chaque époque produit son propre réalisme et sa propre fantaisie dans la description, discrète ou ostentatoire, du merveilleux monde du crime.

The Roaring Twenties, 1939, Raoul Walsh, film américain avec James Cagney, Gladys George, Humphrey Bogart, Priscilla Lane, Jeffrey Lynn, 104 minutes.

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Comptine, Est-ce Lettres?

Posted by Ysengrimus sur 7 juin 2019

Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau…
Gavroche

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Je suis aux abois
C’est la faute à Chrétien de Troyes.
Je suis pas un chançard
C’est la faute à Pierre de Ronsard.

J’ai les yeux pleins d’eau
C’est la faute â Boileau.
Si j’ai autant de peine
C’est la faute à Jean de La Fontaine.

Je suis un pauvre hère
C’est la faute à Voltaire
… le cul dans le ruisseau
C’est la faute à Jean-Jacques Rousseau.

Je suis pas très brillant
C’est la faute a Chateaubriand.
Si je fais des comptines
Ça, c’est la faute à Lamartine.

Je suis un ribaud
C’est la faute à Rimbaud.
Je suis pas beau, de l’air
C’est bien la faute à Baudelaire.

Par moi vient le scandale
C’est la faute à Stendhal.
Quand je m’enivre, holà!
J’Accuse le Père Zola.

Je n’ai pas de but
C’est la faute à Camus.
Si je n’ai plus d’espoir
C’est la faute à Simone de Beauvoir.

J’ai eu la vie dure
C’est la faute à l’écriture.
Si j’ai plus d’illusions
C’est la faute à la télévision.

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Il y a soixante-dix ans: LA MORT DANS L’ÂME de Jean-Paul Sartre (1949)

Posted by Ysengrimus sur 1 juin 2019

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En 1972, j’avais quatorze ans et le prof de français du temps m’enquiquinait constamment parce que je ne lisais, à son sens, que des romans-savon. Je décide un beau jour de prendre ses recommandations implicites en forme de rodomontades explicites au pied de la lettre et de me grayer d’un vrai roman sérieux. Au jugé, je me pointe à la tabagie du coin et ramasse Les chemins de la liberté tome III — La mort dans l’âme, de Jean-Paul Sartre. Un auteur hautement institutionnel et vraiment vraiment philosophico-littéraire. Le petit prof faillit en avoir une attaque. Il se mit alors à rétropédaler dans l’autre sens. Il grimaça et m’accusa en effet d’avoir retenu une œuvre, cette fois-ci, trop forte pour ma petite tête.

Remarquable fut, le soir même, l’attitude de mon père et de ma mère, mes adorables parents. Quand je leur rapportai l’anecdote à la table du souper, il se renfrognèrent dans une savoureuse harmonie. Tu devrais le lire quand même. Tu serais peut-être surpris d’y comprendre bien plus que tu ne t’imagines. Encouragé par un tel efficace stéréophonique chez deux figures qui, sans être des intellectuels, restent à mes yeux deux excellents échantillons de solide intelligence, je me mis à la lecture du roman. Cela se lisait assez facilement tant et tant que ce qui freina ma lecture, ce ne fut pas la difficulté mais bien la contrariété. Je vous demande un peu. Le premier plan se passe le 15 juin 1940 à New York. On suit, dans la rue, dans le bus, au troquet, un réfugié espagnol du nom de Gomez. C’est la canicule et le pauvre Gomez sue comme un cochon dans sa chemise. Il se sent puant et mal à l’aise, surtout quand des femmes le regardent. Ayant aussi cogité attentivement mes cours de géographie physique et humaine du temps, je suis tant tellement contrarié par le manque de réalisme apparent d’un vétéran de la guerre d’Espagne ayant trop chaud à New York. Cela m’irrite tant que je finis par laisser tomber ma lecture, après seulement quelques pages, révulsé par les sueurs factices d’un personnage pourtant solidement campé. Et cet ouvrage, je n’y ai pas retouché pendant plus de quarante ans. Cette sueur salée d’un espagnol à New York me donnait vraiment l’impression malodorante de ne pas comprendre quelque chose de crucial et d’insondablement subtil aux profondes visées sartriennes. Le petit prof crispé l’avait finalement emporté sur le papa et la maman enthousiastes. Du moins, pour un temps…

Mes parents sont tous les deux morts nonagénaires en octobre et novembre 2015. J’ai alors subitement décidé de suivre leur judicieux conseil, quarante-trois ans après sa si unanime formulation. J’ai donc repris mon Sartre de 1972… de fait exactement le même livre matériel, pieusement emballé dans une couverture plastifiée par ma mère, et qui m’a suivi pendant toutes ces années sans jamais se faire ouvrir. Je me le suis enfilé tout d’une traite. L’expérience fut plutôt satisfaisante et assez inoubliable. Aussi l’Ysengrimus de 2019 a décidé d’aller discuter le coup avec le petit Po-pol de 1972, histoire d’échanger un peu sur Sartre, dans l’intemporel:

Ysengrimus: Tu veux qu’on parle un peu de Sartre?

Po-pol: Vous avez lu du Sartre?

Ysengrimus: Un peu… Pas tout… De Sartre j’ai lu, à ce jour La Nausée (1938), Les Mouches (1943), L’Être et le Néant (1943), Huis clos (1944), L’Âge de raison (1945), L’existentialisme est un humanisme (1945), Baudelaire (1947), Qu’est-ce que la littérature? (1948), Le Diable et le Bon Dieu (1951), Saint Genet, comédien et martyr (1952), Les Mots (1964) et Les Troyennes (1965). Avec ça, j’en ai eu passablement ma dose d’un penseur qui fut plutôt hégémonique un temps mais avec lequel je me sens pas spécialement en harmonie. Mais, pour des raisons sentimentales, je me suis décidé à lire La mort dans l’âme (1949). Un vieil ami à toi, je crois savoir.

Po-pol: Ouais, ouais. Et vous m’en dites quoi?

Ysengrimus: D’abord qu’il faut oublier Sartre, l’existentialisme, la phénoménologie, le marxisme bizouné (par Sartre) en lisant cet ouvrage là. Il faut lire ce roman, c’est le cas de le dire librement… comme un roman justement. C’est pas Jean-Paul Sartre qui s’adresse à nous.

Po-pol: C’est qui alors?

Ysengrimus: C’est le mois de juin 1940…

Po-pol: OK, bon… On oublie Sartre. On est en train de lire un roman de guerre.

Ysengrimus: Voilà.

Po-pol: Vu la date, je dirais même: un roman de guerre triste.

Ysengrimus: Très triste, oui. Désespéré même. En juin 1940, la France vient tout simplement de perdre la guerre, subitement, presque sans malice, comme on perd son mouchoir ou le prénom d’une personne. Elle qui l’avait gagnée de haute lutte en 14-18, sur de longues années, vient de la perdre, devant les Allemands toujours, d’un seul coup d’un seul, en quelques courtes semaines. La déroute et la déboussolade sont totales. L’effet de nouveauté morose est tonitruant. Les gens ne comprennent pas encore nettement ce qui se passe. Ils ne savent pas exactement où se tirer. Tâchez d’abord de les comprendre: ils ont la mort dans l’âme, ces gars là, ils ne savent plus où donner de la tête… (p. 349).

Po-pol: D’accord. Et alors qu’est ce qui se passe dans le roman?

Ysengrimus: Pas grand choses de très précis. On se retrouve au milieu d’une étrange déroute, assez calme en fait. C’est la langueur vague et bourdonnante du ratage collectif intégral. Rien n’est plus monotone qu’une catastrophe (p. 145).

Po-pol: Vous allez pas essayer de me faire avaler qu’il se passe rien pendant trois cent quatre-vingt pages?

Ysengrimus: Oh, il se déroule des événements. La caméra romanesque, très précise, nous fait voir un certain nombre de plans. Ton ami Gomez, déjà mentionné, qui est critique d’art. Républicain espagnol réfugié à New York, il s’angoisse pour son épouse et son enfant restés coincés en France alors que Paris vient de tomber aux mains des Allemands. Puis l’épouse de Gomez avec son bambin, emmerdés au possible sur les routes de France, encombrées de réfugiés, pas tous très honnêtes, fuyant les combats. Puis on rencontre une poignée de bidasses désœuvrés, démobilisés. Ils conversent, déconnent et jouent avec leurs zizis dans les champs. Puis on observe presque avec voyeurisme un dénommé Daniel, homosexuel parisien, draguant très explicitement et très ouvertement un jeune homme sur un des ponts de la Seine et finissant par l’amener dans son appartement.

Po-pol: Sérieux?

Ysengrimus: Ah oui, très sérieux. Un très beau plan. Le jeune homme est un déserteur qui doit maintenant se cacher. Tu te doutes que Daniel en profite pour bien fantasmer en sa compagnie. Ensuite, hop, on a une solide scène de guerre. Un petit contingent de soldats français se bat en tiraillant depuis un clocher contre une division d’artilleurs motorisés allemands. Le clocher, méthodiquement canonné, finit par leur tomber sur la tête.

Po-pol: Une vraie scène de guerre, donc.

Ysengrimus: Oui, oui. Et elle n’a absolument rien à envier à Ernest Hemingway. Ensuite, c’est plutôt à John Steinbeck qu’on pense, au moment de la longue dernière séquence. Dans un regroupement de vingt mille prisonniers français, fraîchement parqués dans le camp de Baccarat (Lorraine), des agitateurs communistes et socialistes cherchent difficultueusement à installer la subversion. Ils n’y arrivent pas, les Allemands ne remarquent rien de spécial, et les vingt mille prisonniers finissent par partir pour l’Allemagne en fourgon ferroviaire. L’un d’eux saute du fourgon et se fait tirer comme un lapin. Fin du roman. La cohérence de ces plans épars de récits est en fait assurée par le fait qu’ils nous présentent le sort de personnages qu’on est censé avoir découvert, approfondi et vachement suivi dans les deux tomes précédents de la trilogie Les chemins de la liberté.

Po-pol: Sauf qu’on en a rien à foutre de son esti de trilogie.

Ysengrimus: Tu me le dis. Et on en a pas spécialement besoin, en plus, pour bien sentir ce troisième tome. Le premier tome de ladite trilogie, L’âge de raison, est un des romans les plus crétins que j’aie lu dans ma vie. J’ai pas lu le second tome, Le sursis, parce que la barbe. La mort dans l’âme par contre, est parfaitement autonome et, ma foi, vaut honorablement le détour. Je l’admets la mort dans l’âme moi-même, du reste…

Po-pol: Vous diriez pourquoi qu’il vaut le détour?

Ysengrimus: À cause de son sens très authentique du drame collectif et de la force d’évocation d’une atmosphère. Sartre arrive à nous faire nous placer dans la situation bizarre et décalée des nationaux ordinaires de ce pays qui vient de recevoir d’un coup sec l’immense coup de marteau de la défaite sur la tête. Une sorte de liberté perverse et malsaine s’installe. Rien ne va plus. Rien n’est vrai, tout est permis. Surtout, tout est fucké vu que toute normalité est brisée. On entre dans l’étrangeté de ce moment incongru que l’histoire a furtivement insinué, tout juste entre le choc vif de la défaite et la brutalité frontale et totale de l’Occupation en cours d’installation.

Po-pol: Après la drôle de guerre, la drôle d’armistice.

Ysengrimus: Oui, oui, Po-pol. On peut dire ça comme ça. Je te retrouve bien là. Et Sartre a bien encapsulé ce moment là, fatalement très original. Et, de redécouvrir ce texte, soixante-dix ans après sa rédaction, ne manque pas de sel. C’est comme un crapaud immobile et hiératique au fond d’un terrarium. Tellement convainquant qu’on se dit que, oui, il pourrait encore nous faire un bond dans le visage.

Po-pol: Pas mal. Pas mal. Vous m’intriguez.

Ysengrimus: Veux-tu mon ultime conseil de lecture?

Po-pol: Je vous écoute.

Ysengrimus: Ne lis pas La mort dans l’âme avec un balai intellectuel planté dans le cul, comme en train de lire un crucial roman philosophique, en cherchant les clefs de lecture, la passe substile [sic] de sagesse, la pogne.

Po-pol: Non?

Ysengrimus: Non. Lis le tout simplement comme un de tes romans-savons d’autrefois. Un autre roman de guerre, comme ceux que tu as déjà dévorés. Ton petit prof trop sourcilleux avait tort et tes parents avaient raison contre lui, en ce fameux jour de 1972. Tu avais ramassé ce jour-là, à la tabagie, un roman d’action un peu différent, mais en fait toujours très proche de ce que tu pouvais comprendre. C’est en cherchant trop le grand et lourd message songé sartrien que tu t’es enlisé dans le cloaque-prestige et que tu as raté l’ensemble compact de sensations et d’émotions insolites, inusitées et douloureuses auxquelles on te conviait.

Po-pol: Bon. Je vais le lire.

Ysengrimus: Bonne idée.

Po-pol: Dans une quarantaine d’années… et avec le pseudo Ysengrimus à la clef.

Ysengrimus: Sale mioche.

Po-pol: Vieille barbe.

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France, 1940...

France, 1940…

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