Photo, photo, photo…
Toutes ces mirifiques photos
D’un si douloureux monde en crise
Nous crient, nous susurrent, nous disent
Le laid, le grand, le toc, le beau.Cette langoureuse jouissance
Cernant les pourtours de l’image
C’est fou, c’est vrai, c’est faux, c’est sage…
Une bien circonspecte imprudence.On veut tout capturer, tout voir:
Villages, volcans, naufrages, bateaux.
Et la photo, photo, photo
Ne construit jamais que sa propre gloire.Tout ce patatras d’appareils
Nous fait froidement miroiter
Je ne sais quelle narcissique beauté
Livide… et à nulle autre pareille.Et ces pesants capteurs d’époque
Que sont tous ces cadrages de nos ego-photos,
Ils sont classiques, ils sont baroques
Mais ils nous tuent, nous font la peau.
Posts Tagged ‘conformisme’
Photo, photo, photo…
Posted by Ysengrimus sur 21 janvier 2023
Posted in Culture vernaculaire, Monde, Poésie, Vie politique ordinaire | Tagué: conformisme, crise, cyberculture, francophonie, narcissisme, photo, photographie, poésie | 18 Comments »
Sur la discrimination idéologique
Posted by Ysengrimus sur 1 mai 2022
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La discrimination a pignon sur rue, en ce moment. Il semble, au jour d’aujourd’hui, que tout le monde soit en train de subir une discrimination à quelque chose. Tout y passe. Ceci-phobie, cela-phobie, discrimination et dénigrement de toutes farines, mot-notion que l’on ne désigne plus que par sa première lettre… Je ne vais pas vous énumérer ici la sarabande des ***ismes, ce serait la ritournelle rebattue du jour. Il semble bien qu’on n’ait jamais autant discriminé. Ou plus précisément, il semble qu’on n’ait jamais autant dénoncé le fait de discriminer, ou de sembler le faire. Ceci d’ailleurs est, à n’en pas douter, un développement plutôt heureux. Il est relativement aisé d’admettre qu’il y a une vive qualité réformiste à cette surveillance forcenée des discriminations que nous livre notre temps. Et il faut bien dire qu’indéniablement le butor d’autrefois, qui traitait de sa hauteur patriarcale, coloniale ou seigneuriale à peu près tout le monde ne lui ressemblant pas, est bel et bien un personnage exécrable dont on ne regrettera pas d’être en train de suavement se débarrasser. La chasse est ouverte sur la discrimination et, franchement, bon, on va pas pleurer.
Mais force est malheureusement d’admettre que certaines discriminations semblent plus cotées que d’autres. Les discriminations dont la dénonciation accommode bien le monde bourgeois, sans trop le menacer, ont incontestablement un solide avantage, dans la compétition victimaire qui se poursuit. Ainsi certaines discriminations, quoique particulièrement virulentes, restent mystérieusement dans l’antichambre de l’oubli et paraissent ne pas faire l’objet d’une attention particulière. Pas moins furax que les autres, je vais y aller de la dénonciation de la discrimination qui est celle que je déplore le plus et que l’on discerne le moins. Et j’ai nommé la discrimination idéologique. Lorsque l’on découvre vos idées fondamentales, qu’on en prend connaissance, qu’on dégage les implications critiques qu’elles entraînent, on peut parfois discrètement s’arranger pour ne pas vous retenir à l’emploi, à l’avancement, où à autre chose. Rien n’est avoué, naturellement. Tout se joue dans l’abstrait, dans le feutré, dans le googling discret, et dans le silence. Mais cela existe bel et bien, opaque, dense, puissant. Vous voulez en faire l’expérience? Soyez (encore) marxiste ou, tout simplement, critiquez la société dans un angle anticapitaliste. Ce sera pour vous rendre compte que les idées que vous véhiculez sont bien souvent susceptibles de vous attirer des emmerdements majeurs et ce, autant, sinon plus, que la couleur de votre peau où votre orientation sexuelle.
Allez-y. Introduisez, comme ça, dans la discussion de salon, le fait qu’il est tout simplement indéniable que le capitalisme marche à sa perte et qu’il ne lui reste certainement pas un siècle d’existence. Expliquez, sans trop vous étendre dans la technicité, ni trop relativiser, qu’un beau jour, les grands avoirs financiers contemporains feront l’objet d’un partage beaucoup plus équitable et d’une répartition beaucoup plus équilibrée, au sein de la société civile. Allez jusqu’à oser prononcer le mot encore archi-tabou de communisme. Annoncez, sans flancher, que la haute bourgeoisie est aux abois, dans l’expectative de ce grand soir suave, et qu’elle planque son pognon dans des iles désertes, dans l’espoir, parfaitement illusoire, de retarder ou d’esquiver cette terrible détermination historique qui lui pend au-dessus de la bobine, comme une épée de Damoclès. Vous allez vite voir les faces de vos vis-à-vis, et ce, même si ces gens-là ne sont pas des milliardaires, s’allonger et entrer discrètement dans le gestus discret de la discrimination polie mais implacable. Et il sera alors hautement improbable qu’on vous invite à la prochaine soirée mondaine de ce groupe spécifique.
La discrimination idéologique, doit-on dire la mort dans l’âme, fonctionne d’ailleurs dans tous les sens. De fait, il est assez clair que des antisémites, des phallocrates, des bellicistes ou des racistes feront imparablement l’objet d’un rejet analogue, hors de mon propre petit salon intellectif. Pas question de transiger là-dessus, au nom de je ne sais quel symétrisme anti-discriminatoire. Voilà qui est dit et bien dit. Cependant, il est important de nuancer la teneur de la discrimination idéologique des autres (surtout, ahem… des droites) et de bien faire ressortir que les groupes qui subissent la discrimination idéologique ne sont pas nécessairement constitués des éléments les plus conservateurs de notre société. Ces derniers ont pignon sur rue, littéralement. Il n’est effectivement qu’à compulser certains médias journalistiques et télévisuels pour s’aviser du fait que certaines idées (rouges, habituellement) n’y figurent pas, n’existent pas pour eux, et ne correspondent pas à des alternatives idéologiques reconnues. Pendant ce temps d’autres idées (brunes, habituellement) battent la campagne, sans être inquiétées ou sous-financées. Vous en connaissez un FoxNews marxiste, vous? Pas moi. Et pendant ce temps, par-dessus le marché, le racisme, la xénophobie, le militarisme, la misogynie bénéficieront souvent d’une sorte de non-lieu implicite, à base de il ou elle a droit à son opinion… il faut respecter la liberté d’expression… il faut rencontrer les critères que l’on revendique en matière d’ouverture d’esprit et de respect de l’autre… et zouzouzou et blablabla… La barbe, les barbouzes. Non, il n’y a pas à chipoter. Critiquez la société, dans un angle anticapitaliste, et vous ne disposerez plus du tout d’un tel non-lieu, implicite ou explicite. La différence sera drastique.
Bon, encore une fois, vous n’êtes pas obligés de me croire sur parole. Je vous le dis. Faites l’expérience. Tenez des propos marxistes ou simplement anticapitalistes. Mais attention. Ne les amenez surtout pas sur un ton virulent. En effet, dans un tel cas, c’est à votre tonalité que l’on affecterait promptement de s’en prendre. Non, non, roucoulez patiemment votre dispositif doctrinal, sur un ton calme, doucereux, onctueux. La lèvre pulpeuse et l’œil humide, expliquez-le, sans sourciller, que l’ordre social actuel est voué à sa disparition historique. Vous verrez bien qu’on trouvera un moyen discret mais certain de vous montrer la porte de sortie. En réalité, n’importe quelle personne de gauche vit, dans nos sociétés, avec la discrimination idéologique comme avec une sorte de fatalité omniprésente. Tant et tant qu’on reste discret. On ne partage pas automatiquement ses idées sur la société, avec une nouvelle personne dont on vient de faire la connaissance. Cette façon d’être, et de vivre avec la discrimination idéologique, est tellement ordinaire, qu’on n’y pense pas vraiment. Ça fait partie de la vie habituelle et courante. Les réactionnaires, eux, sont tranquilles. Leur petite vision du monde étriquée est imperturbablement postulée. Faut surtout pas froisser les pauvres petits réacs. Toute nouvelle rencontre, surtout dans un contexte minimalement mondain, se gère et s’appréhende sur le mode de la circonspection et de la prudence, pour ne pas dire, tout simplement, de la peur. La sensibilité gauchisante n’existe pas, on n’en parle pas, ne la reconnait pas… ne sait tout simplement pas de quoi il s’agit. L’idéologie dominante est, et demeure bel et bien, l’idéologie de la classe dominante.
La discrimination idéologique est un comportement fondamentalement bourgeois. Les bourgeois contemporains sont terrorisés. Ils sont aux abois. Ils se sentent inquiets en permanence car ils savent parfaitement qu’ils dominent et oppriment ouvertement la société civile. Aussi, ils surveillent attentivement tout personnage, membre de leur classe ou non, susceptible de tenir des propos critiques à leur égard. La pratique est ancienne, aussi peu reluisante que solidement ancrée. Elle est banale, banalisée, et il n’y a pas grand-chose qu’on puisse y faire, en temps de paix sociale. C’est bien pour cela, au bout du compte, que les gens ayant une idéologie critique à l’égard de la société capitaliste se retrouvent finalement entre eux et gèrent leur harmonie idéologique comme une sorte de résistance secrète à l’ambiance de discrimination idéologique qui nous entoure et nous enserre. Et d’ici à ce que nos bons bourgeois se mettent à se lamenter en nous accusant de classisme, il n’y aurait qu’un pas, si facile à franchir. Le concept ronron est là, de toutes façons, qui n’attend qu’à les servir. Toutes ces notions réformistes sur la discrimination en ***ismes sont des gadgets intellectuels bourgeois, de toutes façons.
Toujours révolté, je demande tout simplement, en tout respect salonnier, à mes compatriotes et à mes concitoyens de cesser de me discriminer pour mes idées, comme on me l’a fait toute ma vie. Je ne vois pas pourquoi, ouvertement réactionnaires ou mielleusement réformistes, les petits penseurs de droite auraient droit à un traitement de faveur qui m’échapperait. Je n’entends pas me faire priver de mon aspiration à la pensée critique et au rejet des implicites d’une société en mutation profonde et dont les crises tranquilles, indiscernables mais omniprésentes, se doivent absolument de faire l’objet d’une description adéquate.
Suivez mon regard, même si vous-même ne voulez pas voir.
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Posted in Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, Lutte des classes, Monde, Philosophie, Vie politique ordinaire | Tagué: anticapitalisme, bourgeoisie, capitalisme, classisme, communisme, compétition victimaire, conformisme, discrimination, discrimination idéologique, idéologie, marxisme, Philosophie, réformisme, société | 16 Comments »
Quand on déshabillait inutilement les actrices, au cinéma
Posted by Ysengrimus sur 8 mars 2021

Louise Portal, dans TAUREAU (1973)
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CARRIE FISHER: Well, you should fight for your outfit. Don’t be a slave like I was.
DAISY RIDLEY: All right, I’ll fight.
CARRIE FISHER: You keep fighting against that slave outfit.
DAISY RIDLEY: I will.
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Il fut un temps, pas si lointain, où le cinéma pornographique était illégal. Puis, même devenu légal, il resta longtemps difficile d’accès. En fait, l’un dans l’autre, avant Internet, il était à toutes fins pratiques peu possible d’assouvir ses pulsions voyeuristes, dans un contexte cinématographique ou télévisuel. Couac majeur. Une telle conjoncture de censure implicite avait comme effet de gorger le cinéma conventionnel d’une charge libidineuse discrète (pas toujours discrète), tendue et surtout, pas toujours heureuse.
Pour développer mon propos ici, je vais m’en tenir au contexte culturel québécois mais je suis certain que toutes les cultures contemporaines ont produit une dynamique analogue, en des temps similaires. Dans le cinéma conventionnel de ma jeunesse, il y avait des actrices dont la fonction (fermement dictée par l’autorité directoriale) était de se déshabiller à l’écran. Au Québec, on pense à Danielle Ouimet (en France, on citera, par exemple, Muriel Catala — on pourrait fournir des brassées d’exemples, dans les deux cultures). Nous appellerons cette malchanceuse: l’effeuilleuse de service. L’effeuilleuse de service est une actrice de cinéma conventionnel (non pornographique) mais, de rôle en rôle, c’est une actrice marquée… et tout le monde le sait. Sa présence sur une affiche garantit un effeuillage ou un déshabillage, de façon aussi certaine que la présence de tel acteur garantit tel type de bagarre ou tel type de cascade en voiture. Le cinéma à l’ancienne cultivait beaucoup ce genre de lazzis, implicitement annoncés par la distribution. Les acteurs et les actrices étaient tatoués au fer, comme ça. Les Américains ont un mot pour ça. Ils disent: typecast (prisonnier ou prisonnière d’un rôle-type).
La carrière cinématographique de l’effeuilleuse de service évoluait habituellement en dents de scie et, au final, finissait assez mal. Ses autres aptitudes artistiques étaient minimisées au profit de ce pourquoi on l’avait retenue dans une distribution donnée, et peu d’effeuilleuses de service ont pu se sortir de cet enclos implicitement limitatif. Avec les décennies de recul, plusieurs des séquences complaisantes impliquant ces actrices apparaissent comme des merdes sexistes sans grand mérite intellectuel ou artistique. Car, phallocratisme de la mise en scène oblige, une chose peu reluisante apparait fréquemment, dans ce genre de pratique. Ces plans impliquant l’effeuilleuse de service, dans son travail d’effeuillage sciemment performé, sont très souvent (pas toujours, mais très souvent) parfaitement inutiles. Ils n’apportent rien à la motricité narrative du film même et servent uniquement à fixer l’attention d’un petit public mâle aux vues sommaires et ne disposant pas du cyber-exutoire contemporain, pour mater. Je ne vais pas vous faire un dessin. Ces plans ont habituellement fort mal vieilli et, en les regardant avec les décennies de recul, on ne peut que ressentir une sorte de compassion navrée pour l’actrice fourvoyée dans cette obligation professionnelle dégradante et tristounette.
Je vais ici exploiter, brièvement, trois exemples québécois de ce que je cherche à démontrer. Inutile de dire que, chez mes compatriotes, entre, disons, 1965 et 1985, ce genre de phénomène se détaille aux kilomètres. Mazette, il fut un temps où cinéma québécois était un doublet synonymique ironique pour cinéma porno grand public minable. Alors, je vous demande un peu, que demande le commentateur. Y a qu’à se pencher. Les trois films que je retiens ici sont, toutes proportions gardées, des représentants majeurs de notre cinématographie. Même ravaudés par ces scènes d’effeuillages ineptes, heureusement courtes, ces trois long-métrages restent culurellement significatifs et je me dois de vous les recommander. Suivez bien le lancinant mouvement de nos effeuilleuses de service.
TAUREAU (1973): Nous sommes dans un village de la Beauce, au Québec, en 1973. Taureau est un grand gaillard costaud, balèze et moins simplet qu’il ne semble. Ce personnage steinbeckien fait face à toutes sortes de complications avec ses concitoyens qui exploitent sa force mais craignent sa puissance marginale. Taureau tombe amoureux (et l’amour est mutuel) d’une villageoise dont l’actrice n’est PAS l’effeuilleuse de service. Ce discret jeu sur la distribution, qu’on ne décode plus aujourd’hui, est une assurance de la pureté des sentiments de Taureau pour sa belle. Il ne pèlera pas le fruit défendu et, encore une fois, tout le monde le sait. Vous voyez le mouvement? C’est que l’effeuilleuse de service est encore perçue comme un personnage moralement malpropre. Ici, l’effeuilleuse de service, c’est l’actrice Louise Portal. Elle joue Gigi Gilbert, la sœur (naturelle ou adoptive, c’est pas limpide) de Taureau. Gigi et sa mère sont des prostituées et, dans la symbolique, elles incarnent un mode de vie libertaire et libertin dont les villageois rejettent les prémisses et les particularités. Le film s’ouvre ostensiblement sur un effeuillage parfaitement inutile et mal vieilli de Louise Portal. On s’attendrait à ce que la suite soit émaillée de ce genre de moments tocs et il en apparait d’ailleurs au moins un autre, n’impliquant pas Louise Portal, lui. Les soiffards du village se réunissent à la taverne et, en bons dépositaires de leurs obsédantes priorités d’époque, ils visionnent un noir et blanc pornographique, qu’ils commentent lourdement, tous ensemble. Les scènes de ce film-dans-le-film sont moins ostensibles et explicites que ce qu’on a fait faire antérieurement à Louise Portal. C’est à la fois hautement édifiant et, avec le recul des ans, assez navrant. Mais, dialectique implacable oblige, il se passe ensuite une chose qu’on n’attend pas. Vers la fin du film, Gigi Gilbert fait l’objet d’une tentative de viol par des malabars du village. Le viol ratera parce qu’un petit bicyclettiste, secrètement amoureux de Gigi, donnera une fausse alerte qui fera fuir les agresseurs. Il y a du déshabillage en masse dans ce plan, vif et brutal. L’actrice finit toute dépenaillée, mais ici, la scène est densément utile au propos, et surtout, elle est magistralement maitrisée. Louise Portal, qui est d’autre part, une de nos importantes actrices du siècle dernier, y est intense, juste et saisissante. Même l’effeuilleuse de service peut, parfois, arriver à maximaliser la musique, sur son pauvre violon à une seule corde.
MON ONCLE ANTOINE (1971): Les critiques cinématographiques canadiens (tant anglophones que francophones) s’entendent pour analyser cet opus comme le chef-d’œuvre cinématographique du siècle dernier, au Canada. Œuvre du coming of age originale et solide, ce film est très masculin. Mais il est masculin, dans le bon sens. Les garçons et les hommes y étalent l’entier de leur problématique d’une façon tragique, qui tient, et qui mérite amplement qu’on s’y arrête. Les femmes jouent soutien mais soutien solide, affirmé. Elles forment un puissant complément d’équipe et on comprend implicitement que, dans pas trop longtemps, elles passeront au premier plan. Ce film, qui évoque les années 1940, n’est pas sexiste. Ses personnages masculins le sont. Nuance cruciale. Un féminisme sourd et discret rôde en cet opus, court dans les maisons, les commerces villageois, les appentis et les granges. Remarquable regard sur les stigmates avant-coureurs d’un patriarcat déjà vermoulu. Il a fallu aller entacher ce propos d’une scène complaisante parfaitement inutile. L’effeuilleuse de service ici, ce sera Monique Mercure, une de nos importantes actrices. Les deux petits greluchons en rut vont mater madame Alexandrine, jouée, donc, par Monique Mercure, en train d’essayer un corset, dans l’arrière-boutique du magasin général du village. On dénude l’actrice nunuchement et de façon parfaitement flagrante et inutile. La présenter avec le corset déjà disposé et ajusté aurait été mille fois plus érotique. Mais visiblement, érotique était synonyme de criard, dans le bon vieux temps de nos vieilles salles obscures. Minable. Mal vieilli. Dégradant même. Pour ne rien arranger, notre greluchon, vers la fin du film, repasse mentalement ses fantasmes en revue et on nous ressert la scène complaisante inutile, en noir et blanc, cette fois, avec des effets psychédéliques années-soixantards à la manque. Comme on dit chez nous: moffé. Les deux courts segments parfaitement ratés d’un film qui, d’autre part, est un opus majeur que je vous recommande vivement. Si vous ne voyez qu’un seul film canadien dans votre vie, il faudrait que ce soit celui-là. Tout y est. Rien n’y a vieilli, sauf ces deux furtifs moments sexistes de merde.
J. A. MARTIN, PHOTOGRAPHE (1977): Nous retrouvons ici Monique Mercure, jouant, cette fois-ci, Rose-Aimée Martin, le personnage principal d’un opus somptuaire. Mais l’effeuilleuse de service, cette fois-ci, eh bien, elle restera au vestiaire. Monique Mercure ne nous montrera furtivement qu’un genou, et tout sera dit. Nous sommes dans les premières décennies du siècle dernier. Monsieur Martin est photographe. Un de ces photographes à l’ancienne, qui se mettait la tête en dessous de la couverte de son appareil et exigeait que vous restiez immobile pendant quinze interminables secondes. Tous les étés, monsieur Martin part pour faire sa tournée de photographie, sur des chemins forestiers défoncés, dans sa carriole à cheval, et il en a pour cinq semaines. D’habitude, il laisse son épouse avec la ribambelle d’enfants qu’il lui a fait, en quinze ans de mariage. Mais cette année, Rose-Aimée ne l’entend pas de cette oreille. Elle décide qu’elle accompagnera son mari, dans sa tournée de photographe. Une sourde tension érotique s’installe alors au cœur de ce couple, réactivé par ce coudoiement atypique, pittoresque et inattendu. L’érotisme est le thème principal de cet opus, point, barre. Il est omniprésent. Pourtant on ne voit absolument aucune scène ostensible. Tout le monde reste habillé, style années 1910. C’est magistral. Cet opus a ici ferme statut de contre-exemple. Il confirme, si nécessaire, qu’on peut faire du densément sexy, sans jamais déshabiller personne devant la caméra. Pas de show cheap, ici. Du pur. J’ai vu ce film à sa sortie, en 1977. Chaque fois que je le revois, je ne peux m’empêcher de me dire qu’il y avait peut-être quelque chose qui clochait un petit peu avec la sacro-sainte libération sexuelle de notre fortillante jeunesse et avec certaines des émanations culturelles qu’elle engendra, sur le ton triomphaliste qu’on lui connait.
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Bon, je ne vais pas m’étendre (ni faire des calembours faciles). Quand on déshabillait inutilement les actrices, au cinéma, il y avait quelque chose qui n’allait tout simplement pas. Disons la chose comme elle est. Ce que les actrices du siècle dernier ont subit s’apparente de plus en plus, avec le recul, à une forme de Jim Crow sexiste (Les gars se déshabillent pas, c’est immoral. Les filles se déshabillent, c’est normal). Elles sont passé à travers ce statut discriminatoire merdique avec une dignité incomparable. Si l’effeuillage inutile de nos nanars d’anthologie a incroyablement mal vieilli, c’est la faute au script mâle bien plus qu’au rendu peu reluisant des actrices. C’est Carrie Fisher qui a raison, au bout de la route. Les filles, ne vous laissez plus fringuer en esclaves par ces bonshommes qui tiennent la caméra. Ça n’en vaut strictement pas la peine, face aux exigences du présent et, surtout, face à l’Histoire.
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Monique Mercure dans J. A. MARTIN, PHOTOGRAPHE (1977)
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Raymond Lévesque est parti / Bozo-les-culottes est r’venu
Posted by Ysengrimus sur 15 février 2021
Raymond Lévesque (1928-2021), le magistral auteur-compositeur-interprète de l’hymne Quand les hommes vivront d’amour (composé en 1956) vient de nous quitter. Maudit qu’ça souince. C’est comme un arrachement, une partie de moi qui tombe en berne à jamais. Je pourrais pleurer, je pense… J’entends sa voix chaude, ronde, inimitable, dans ma tête, comme un chant d’oiseau de mon enfance. En 1967, il a écrit une petite protest song remarquable intitulée Bozo-les-culottes. Dans cette balade toute simple, un gars du peuple tout simple aussi, qui flottait dans le pantalon de son surnom, Bozo, faisait sauter une statue, à Montréal (un monument à la mémoire des conquérants), avec de la dynamite volée, pour dénoncer les injustices sociales et nationale du temps. En 1970, toujours selon la chanson de Raymond Lévesque (ou dans la compréhension de celle-ci, telle qu’elle perdure dans mon coeur), on fout Bozo en taule pour dix ans. Après la défaite crève-coeur du (premier) référendum de libération nationale (cette dernière, illusoire au demeurant), celui de 1980, Bozo revient (dans ma chanson à moi désormais, ma suite, mon sequel, comme on dit pour faire smart). Il sort de taule. il est revenu. Et, pour ne pas pleurer, ou crier, ou mourir, on chante, sur l’air inchangé, immuable, inaltérable, de la balade originale de Raymond Lévesque: Bozo-les-culottes est r’venu…

Raymond Lévesque (1928-2021), chansonnier, humoriste, patriote et poète
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BOZO-LES-CULOTTES EST R’VENU
Après avoir purgé son temps
Pour un monument, c’est long, dix ans
… Bozo-les-culottesNot’vieux patriote est r’venu
Pis laissez-moé vous dire c’qu’y a vu
… Bozo-les-culottes
Y a vu un ben drôle de pays
Qui dit ben plus non qu’y dit oui
… Bozo-les-culottesY a vu qu’y avait beaucoup d’polices
Pis pus beaucoup d’nationalistes
… Bozo-les-culottesY a vu ben des supermarchés
Mais les coops, y es a charché
… Bozo-les-culottes
Y a vu qu’les grosses révolutions
Ça s’fait encore sous forme d’élections
… Bozo-les-culottes
Fak là y a compris qu’ quatre-vingt
C’est ben soixante plus un gros vingt
… Bozo-les-culottes
Faut dire qu’Bozo s’est racorni
Faut crère que ses idées aussi
… Bozo-les-culottes
Y s’est fait dire que québécois
C’tait pu un mot ben adéquat
… Bozo-les-culottes
Qu’aujourd’hui ont dit canadien
Qu’ça fait sérieux pis qu’ça sonne ben
… Bozo-les-culottes
Le Canada, c’comme le mariage
C’t’une tradition, c’t’un héritage
… Bozo-les-culottes
Met ça dans ta pipe, mon Bozo
Et pis bourre la ben comme y faut
… Bozo-les-culottesBozo, ça y a donné un coup
Fak y est allé prendre un ptit coup
… Bozo-les-culottesPis y a crié : Vive le Québec
Dans l’tintamarre d’une discothèque
… Bozo-les-culottesY s’est fait dire : Change de chanson
Si tu veux pas r’tourner en prison
… Bozo-les-culottesFak Bozo s’est dit : Pourquoi pas
R’tourner en prison, tant qu’à ça
… Bozo-les-culottesY est dev’nu travailleur social
Travaille en milieu carcéral
… Bozo-les-culottes
Là y continue son combat
Cont’les factionnaires de l’état
… Bozo-les-culottesEn aidant l’citoyen, Bozo
T’as r’çu des coups d’couteaux dans l’dos
… Bozo-les-culottesAstheur que t’aide les prisonniers
T’as rien à craindre, tu peux es truster
… Bozo-les-culottesDes fois, Bozo r’pense au pays
Pis là y s’dit qu’c’est pas fini
… Bozo-les-culottes
Y s’dit qu’la prison est partout
En se r’dressant sous son licou
… Bozo-les-culottes
Pis y s’dit toujours qu’en lâchant pas
On va ben es scier, ces barreaux là
… Bozo-les-culottes
Mais en attendant, y vieillit
Comme tout l’monde de par el’pays
… Bozo-les-culottes.
Paul Laurendeau – 14 décembre 1980
(Tiré de mon recueil L’Hélicoïdal inversé (poésie concrète), 2013)
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Entretien avec Allan Erwan Berger sur son essai-glossaire DICTIONNAIRE DE MAUVAISE FOI (ÉLP, 2015)
Posted by Ysengrimus sur 1 novembre 2020
Ce n’est pas raisonnable, mais qu’y faire? Voyez Gauguin: à la fin, il débordait tellement qu’il ne se contentait plus de peindre et de sculpter, il écrivait en plus.
Allan Erwan Berger, Dictionnaire de mauvaise foi
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Paul Laurendeau (Ysengrimus): Allan Erwan Berger votre recueil de textes traitant, sous forme de glossaire, de la filandreuse condition intellectuelle humaine et du lot bringuebalant de ses avatars passés et contemporains incorpore ouvertement et problématise la notion vernaculaire de mauvaise foi. Commençons si vous le voulez bien par elle. Quelle est-elle? D’où sort-elle? Et que nous dit-elle sur nous-même?
Allan Erwan Berger: Quand je suis de mauvaise foi, je refuse l’évidence. Donc je n’assume pas. Donc je fuis. En refusant le monde existant et en brandissant à sa place une histoire qui me sert de cadre, je renonce à toute prétention à l’autonomie et donc à la liberté. Je file à la niche, je m’y poste à l’entrée et je grogne. En outre, puisque je suis de mauvaise foi, et que je le sais, je cherche à la masquer en en répandant les effets. Car plus il y aura de victimes, moins ma mauvaise foi sera visible, moins elle paraîtra grave. Plus elle sera jugée bénigne, amusante même, pardonnable… et pourquoi pas: utilisable. Donc j’intoxique. Je travaille à étendre le mensonge et l’erreur. Par mon action, autrui devient esclave. Nul raisonnement ne saurait prévaloir sur de la mauvaise foi. Nulle bonne foi non plus. Il n’y a que la force qui peut la contraindre à se taire. Or, la force, ça se cultive. On la fait pousser. On l’entretient. La force des ennemis de la mauvaise foi s’obtient en manipulant non pas des haltères ou des armes mais de l’honnêteté, et en la mettant dans les mains d’autrui, avec son mode d’emploi. En somme, il s’agit ici d’une compétition entre deux prêches.
Paul Laurendeau (Ysengrimus): Et on le sent bien tout au long de l’exposé. Cela oblige à dire un mot aussi de la notion de Dictionnaire. Avec quarante-trois entrées, votre dico est, de fait, un petit glossaire. La désignation Dictionnaire est ici largement ironique mais pas que… Un choix de formulation s’y exprime, dans la façon même d’organiser le savoir. Historiquement, le dico c’est un type de discours, une classification s’efforçant de se placer un peu au-dessus de la mêlée. Mais certains penseurs grinçants autant que fort savants ont prouvé, au fil de notre tradition culturelle, que la fausse neutralité du dico pouvait être un moyen de s’avancer militant mais masqué. Pierre Bayle, Les Encyclopédiste, même Pierre Larousse, positiviste, laïc et scientiste, sont là pour en témoigner. Votre dico est-il la recherche d’un discours neutre, distancié (apanage disons naïf du dico dans la culture contemporaine) ou s’assume-t-il, pour reprendre votre mot, comme étant l’exposé semi-satirique d’un des prêches?
Allan Erwan Berger: Dico prêcheur, complètement, puisque c’est un dictionnaire de combat. Mais notez bien: il regorge de points de vue, de questions, d’incertitudes et de paradoxes, sans oublier les contradictions. Bref il grouille d’un tas d’horreurs qui font enrager n’importe quel individu attaqué par une croyance, et il file le vertige à tous les adeptes de la mauvaise foi. Ce recueil est en fait une pelote d’épingles. C’est une mise à jour du dictionnaire voltairien, ouvrage sanglant qui se prend intégralement au sérieux même lorsqu’il ricane. Ici, c’est pire: si je brandis une arme et qu’un Ysengrimus ou un Ducharme en voit le défaut (car j’ai convié mes compères à discuter mes discussions), elle s’émousse en direct sous le nez du lecteur ébahi qui n’aura plus alors qu’une solution pour s’en sortir: chercher où se nichent les bouts de raison raisonnable, identifier les points de vue, comprendre comment ils influent sur les discours, et faire sa pêche là-dedans comme il pourra. Ce faisant, il réfléchira, et sera moins que jamais en état de se faire piéger par de la mauvaise foi.
Paul Laurendeau (Ysengrimus): Un dico dialectique et dialogique en somme. Peu commun. On sent un jeu, dans tous les sens du terme. Or, justement, dans votre nomenclature, des notions incontournables comme Peuple, Civilisation, Laïcité, Souveraineté, Solidarité, Fraternité côtoient des petits trublions notionnels titillationnesques comme Cardinal, Cartable, Lecteur, Ripaille, Satire, Tiédeur. Un certain éclectisme post-voltairien est indubitablement voulu et, tout prosaïquement, cela instille l’envie de lire. Et faut-il voir dans de telles variations de la nomenclature un autre jeu ou une prise de partie ontologique plus fondamentale sur la rencontre classificatoire entre le concret et l’abstrait?
Allan Erwan Berger: Un jeu! C’est un jeu! Des tas de mots qui désignent des choses concrètes génèrent des gamberges qui folâtrent du côté de la pensée abstraite, se roulent dedans et y font des petits. Par exemple: Député. J’aurais dû traiter ce mot. Il manque. Dommage. Bref. Un député, ça vaut bien un cardinal, c’est souvent une montagne de mauvaise foi, ça manipule la tiédeur avec un doigté consommé, ça hait la satire, entretient des relations ambiguës avec la souveraineté, prétend parler au nom du peuple et a des idées toujours loufoques à propos de la laïcité – dans la France de 2015, des politiciens soutiennent un proviseur qui a considéré qu’une jupe trop longue était anti-laïque, et ils en rajoutent, étalant au passage une inculture qui devrait leur valoir des nuées de légumes périmés, mais comme ils disent tout ceci à la télévision (qui est un endroit où il faut être bête) il ne leur arrive rien de plus grave qu’une question, bête nécessairement, posée par… on va dire un journaliste, c’est-à-dire un commensal. Alors donc non, je ne sépare rien. Partant, ce qui se rencontre le fait parce que c’est naturel, les mots qui se côtoient dans cet ouvrage arrivent avec tous leurs bagages, et je ne leur abstraits rien qui permettrait de les classer. Il me semble bien que Bayle ne s’interdisait aucun zigzag.
Paul Laurendeau (Ysengrimus): Oh, que non. Un mot justement sur les mots et leurs bagages. Vous cultivez, dans certains de vos développements, ce qu’il convient d’appeler la glottognoséologie. C’est une idée de philosophie vernaculaire voulant que les mots, leur sens, leur présence ou leur absence dans le corpus lexical d’une langue donnée soient, d’une façon ou d’une autre, des indicateurs intellectuels sur les locuteurs de cette langue. Or, quand Salman Rusdie dans Imaginary Homelands (1981) s’insurge un peu du fait que la langue Hindoustani n’aie pas de mot lexical pour secularism, il nous dit ceci: It is perhaps significant that there is no commonly used Hindustani word for ‘secularism’, the importance of the secular ideal in India has simply been assumed, in a rather unexamined way. Et c’est là effectivement tout le paradoxe glottognoséologique. Le fait que nos langues aient une formulation vague ou inexistante pour certains concepts est-il un indice du fait que ces concepts, esquissés sommairement dans nos idiomes, nous échappent… OU ALORS du fait qu’ils sont vécus si intimement que tout va sans dire? Je vous pose la question. Et, plus globalement, que nous dites-vous de glottognoséologique suite à votre longue et sulfureuse baignade dans le fumeux lagon dictionnairique?
Allan Erwan Berger: Dans cette citation, Salman Rushdie suppose que l’importance de la laïcité en Inde serait tranquillement «présumée», et qu’il n’y aurait donc pas à se pencher dessus, en tout cas pas au point d’inventer un mot pour ça – ce qui permettrait, par exemple, d’en parler. J’ai le sentiment que monsieur Rushdie joue ici volontairement au gars de très mauvaise foi, peut-être pour nous faire détecter l’existence d’un bon gros blocage. Car après tout, quand un terme n’existe pas, c’est que le concept auquel il renvoie soit n’est pas perçu, soit n’est pas pensé. S’il n’est pas perçu, c’est parce qu’il ne s’est jamais présenté. Mais dès lors qu’il se présente, s’il n’est toujours pas pensé, c’est qu’il n’est pas pensable. Or, il me semble bien que les gens, depuis le temps que l’humanité existe, ont inventé toutes sortes de mots pour exprimer ce qui les touche au plus intime. Je n’imagine donc pas qu’un de ces mots-là puisse manquer pour une raison autre que théologique, psychologique ou idéologique. On occulte là un concept. Mais quand le concept existe, et qu’il a son mot? Comment faire pour réduire les gens au silence à son propos? La solution est toute orwellienne: il faut gommer le concept en volant son mot. Je donne quelques exemples. Personnellement, je serais plutôt du genre à courir derrière pour essayer de le récupérer – les lecteurs verront que mes galopades donnent naissance à de beaux commentaires dans le corps du texte. Mais tel camarade a une autre idée: replanter le concept dans un mot nouveau, et merde aux voleurs.
Paul Laurendeau (Ysengrimus): Comme Rushdie, vous mentionnez ici la dimension théologique des choses dans la mauvaise foi… et vous y restez passablement attentif dans votre ouvrage aussi. De fait, les sujets ayant trait à la religion, pour ne pas dire au christianisme (Dieu, Religion, Créationnisme, Miracle, Prochain, Révélation, Sacrifice), semblent occuper beaucoup d’espace dans votre ouvrage. De bonne foi ou de mauvaise, doit-on voir là la distinction d’un temps ou les hantises d’un homme?
Allan Erwan Berger: Les deux, mon capitaine. La religion s’agite, revient sur nos libertés, exhibe ses indécences. Le pire est qu’elle déteint sur la société, qui s’en trouve altérée. Par exemple, il est en France aujourd’hui presque impossible de se tenir seins nus à la plage. On vous regarde de travers, on vous fait des réflexions. Alors que, quand j’étais enfant, l’exposition des seins était une beauté reçue dans les mœurs de presque toutes les régions. Vraiment, il y a du Tartuffe qui revient en masse dans ce pays, et cela me hante. Raison pour laquelle mon dictionnaire est complètement, rageusement, obstinément de mauvaise foi: il brandit à chaque entrée, contre les bassesses immorales de la croyance, les vertus de l’ignorance et du savoir, les vertus de la recherche et de l’incertitude.
Paul Laurendeau (Ysengrimus): On va conclure un petit peu sur ça: quelque chose qui se présente à travers les saveurs de l’incertitude. Je voudrais en effet en revenir aux interventions-commentaires de vos deux complices, Ducharme et Laurendeau, auxquelles vous faisiez allusion tout à l’heure. Elles apparaissent, un peu aléatoirement, en conclusion de certains de vos articles (pas tous). J’aimerais que vous développiez un peu, en point d’orgue, sur ce qui motive en vous cet appel dialectique ou maïeutique aux interventions des pairs. L’idée, originale, généreuse et méritoire, vient entièrement de vous. Elle résulte de votre bon vouloir. Les comparses s’y prêtent de bonne grâce. Que font-ils tant dans votre jardin et qu’attendez-vous tant d’eux en vos plates-bandes ?
Allan Erwan Berger : L’idée a été lancée par Daniel Ducharme qui l’a exploitée en nous mettant à contribution pour son propre dictionnaire, Ces mots qu’on ne cherche pas. À chaque entrée, nous avons donné nos propres définitions à la suite des siennes. Pour ce dico-ci, la différence est que j’ai invité les compères à commenter uniquement là où ça leur chantait, et non pas systématiquement. Se dessinent ainsi des profils, des caractères, que soulignent les préférences dans les interventions. Soudain, l’information ne vient plus seulement de ce qui est dit, mais aussi de là où ça se dit. Je trouve ça plutôt pas mal. Et puis la forme ne demandait qu’à évoluer tranquillement vers les discussions de blog(ue)s; ça aussi c’est plutôt pas mal. Cela montre surtout qu’il n’est pas possible de penser seul, même après (en ce qui me concerne) cinquante ans de gamberges et de sérieuses lectures. Il faut, finalement, accepter de faire le contraire de ce que font les pauvres gens qui sont enfermés dans une croyance ou de la mauvaise foi: il faut papoter avec des quidams qui ne regardent pas forcément depuis là où vous regardez. Les fameux points de vues différents sur les choses. Le tout est de s’entendre sur le sens des mots, et de postuler, chez tous les intervenants, la présence, nécessaire, cruciale, d’une solide et bienveillante bonne foi nourrie, dans le cas présent, d’histoire et de philosophie.
Paul Laurendeau (Ysengrimus): Poil aux sourcils…
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Allan Erwan Berger (2015), Dictionnaire de mauvaise foi, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.
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Posted in Entretien, France, Monde, Philosophie, Vie politique ordinaire | Tagué: Allan Erwan Berger, athéisme, ÉLP éditeur, éducation, communautarisme, conformisme, Dictionnaire de mauvaise foi, ethnologie, France, francophonie, Histoire, Philosophie, racisme, religion, société, symbole | 20 Comments »
OÙ VA LE VENT (Raymonde Cloutier)
Posted by Ysengrimus sur 15 octobre 2020
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Raymonde Cloutier (2017), Où va le vent, À compte d’auteur, Laval, 336 p [Édition originale: 2007].
On nous présente ici la Grande Noirceur par le petit bout de la lorgnette. Michel Cloutier a une terre, une carrière de pierres et un moulin à scie à Saint-Octave-de-Métis, dans le Bas Saint-Laurent. Il est marié depuis 1910 à Eugénie Charest. C’est un mariage rural tout ce qu’il y a de plus conforme, dans le dispositif traditionaliste du Québec d’antan. Ils seront mariés trente ans. Mais le mariage est infécond et, imperceptiblement, cela le mine. Arrive, à la toute fin des années 1930, une jeune fille engagée de vingt printemps, Marguerite Proulx. Entre la jeune femme fraîche, vive et déliée, qui respire déjà une modernité encore à venir, et son employeur de trente ans son aîné, ce sera le coup de foudre. Ils vivront de beaux et doux moments bucoliques inoubliables… dont l’effet se fait vite sentir. Marguerite est amanchée (enceinte).
Il s’agit donc ici de l’histoire véridique de Michel Cloutier et de Marguerite Proulx, un couple en union de fait, relocalisé de Saint-Octave-de-Métis à Grand-Remous (non pas en Outaouais mais bien toujours sur la rivière Métis, en Gaspésie). Or grand remous, c’est bien le mot car nous sommes maintenant dans les années 1940, dans le vaste diocèse de Rimouski, sous l’autorité unilatérale et ouvertement rétrograde de Monseigneur Georges-Alexandre Courchesne. Vite, le curé de Saint-Octave-de-Métis, le chanoine David Michaud, établira la jonction idéologique et pratique avec son évêché. Il faut dissoudre, intercepter, détruire ce couple illégitime. Il faut convaincre la jeune épivardée de donner son enfant en adoption, convaincre le cultivateur austère de chasser son employée, faire taire les rumeurs villageoises et, pour ce faire, mobiliser toutes les ressources sociologiques du bras ecclésiastique, afin de parvenir à ces fins fatales de rectifications conformistes. Une machine sinistrement huilée se met en marche.
Amour fou, prospective subconsciente, impunité élitaire, anticléricalisme rampant ou soucis désespéré de s’assurer une descendance (ce qui n’est plus possible avec une épouse quinquagénaire et inféconde), il est difficile de se représenter le corps de motivations de Michel Cloutier. Homme en bois brut de son temps, personnage terrible à sa manière, patriarche buté en devenir, il parle peu, n’écrit pas et reste insondable. Il est durablement désavantagé par le fardeau compromettant de ce lien extra-marital, qui est un fort facteur de discrédit, dans l’univers communal forclos de l’époque. Mais, en contrepartie, ce propriétaire terrien industrieux et actif reste partiellement avantagé par la force tranquille du patriarcat dogmatique de ce temps-là. Contre toutes attentes, il garde Marguerite Proulx, enceinte, dans sa maison de campagne. Un étrange ménage à trois, feutré et douloureux, s’instaure. Michel Cloutier, la rage au ventre, est catégorique. Il n’est pas question que son enfant, que ses enfants à venir (il en aura neuf avec Marguerite, entre 1941 et 1953) ne se retrouvent éparpillés, en adoption. Surtout, il n’est pas question d’occulter la réalité cruciale de sa paternité.
Discrétionnaires et discriminatoires, les blattes ecclésiastiques vont alors riposter, en méthode, de façon implacable, insidieuse et durable. Tout le dispositif bureaucratique de l’église catholique va se mettre en branle. Même le pape sera impliqué. Il confirmera très officiellement l’excommunication de cet illicite couple gaspésien. Le banc Cloutier dans l’église du village sera verrouillé. L’accès du couple stigmatisé et de leurs enfants aux sacrements (eucharistie, communion, mariages, funérailles) sera prohibé. Les documents baptismaux des susdits enfants seront systématiquement bizounés (on les enregistrera parfois sans noms de famille ou avec des mentions inanes comme née de parents inconnus et en grappillant des parrains et marraines de sac et de corde pour signer le registre). Tous les espaces de pouvoir que le clergé parasite de sa pesante emprise seront engagés dans l’action ostracisante systématique: chapelle, clinique, école, état civil. La vie du couple illicite en sera durablement perturbée. Ils seront forcés à vivre leur vie maritale et familiale au ban de la société. Pendant des années, le curé Michaud rencontrera périodiquement Michel Cloutier au sommet et le sommera de quitter Marguerite Proulx, de mettre ses enfants en adoption, de se confesser, et de rentrer dans le rang. L’homme et sa solide conjointe ne céderont pas. Ils finiront brisés, non pas par la calotte, instance infâme mais flageolante qui, elle aussi, marche graduellement à sa perte. Ils finiront plutôt brisés par la vie rude de ces temps difficiles et terribles, où gagner sa vie c’était souvent le pire moyen de la perdre.
Cet ouvrage poignant, dont l’écriture d’une grande fraîcheur respire la sincérité autobiographique la plus authentique, est une sidérante promenade au sein du contexte social de cette époque déterminante allant de l’entre-deux-guerres à la Révolution tranquille. Un passionnant regard crucialement féminin jeté sans concession sur une importante et douloureuse portion de l’histoire du Québec.
L’ouvrage contient aussi, en appendice, un petit recueil de 38 courts poèmes abordant notamment des thématiques de critique sociale (pp 310-331).
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Fiche descriptive tirée de l’argumentaire de l’ouvrage:
Où va le vent? L’histoire de Michel et de Marguerite, un couple ayant osé donner naissance à des enfants hors des liens du mariage. Témoignage révélateur de la réalité socio-économique québécoise au temps de la grande noirceur et de l’emprise du clergé catholique sur la vie quotidienne de la Gaspésie, il révèle les démarches de l’évêque de Rimouski, Georges Courchesne, et du curé, David Michaud, pour parvenir à l’excommunication de Michel et de Marguerite, le couple maudit. Toutes les histoires du monde ont leur zone d’ombre et le Québec n’y échappe pas.
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Raymonde Cloutier (2017), Où va le vent, Édition à compte d’auteur, Laval, 336 p.
Ouvrage disponible chez l’auteure
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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Posted in Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, essai-fiction, Québec, Sexage, Vie politique ordinaire | Tagué: anticléricalisme, église catholique, Bas Saint-Laurent, clergé catholique, conformisme, couple illégitime, enfance, ethnologie, excommunication, femme, fille engagée, francophonie, Gaspésie, Georges-Alexandre Courchesne, Grand-Remous, Grande Noirceur, Histoire, histoire du Québec, lien extra-marital, Où va le vent, patriarcat, poésie, Québec, Raymonde Cloutier, Révolution Tranquille, Rimouski, rivière Métis, Saint-Octave-de-Métis, union de fait | 7 Comments »
FOLLE À DÉLIER (Anna Louise Fontaine)
Posted by Ysengrimus sur 7 avril 2020
Anna Louise Fontaine descend ici dans la fosse de la déraison et de l’intensité autre, en entrant dans une conversation échancrée (non glosée) avec une personne psychiatrisée. Pourquoi provoquerais-je tes démons en duel si ce n’est qu’ils sont miens avec autre [sic] masque? (p. 63) Il s’agit imparablement d’une quête continue du monologue devant un gisant maternel muet vrillant lentement son chemin vers le dialogue avec une femme égale. Il s’agit, sans plus sans moins, de trouver la démence en soi de par la démence de l’autre. Effet de contraste du fallacieux et du véritable. L’ombre nous révèle la lumière. Et ce qui est caché nous mène vers la vérité. Vers notre vérité. (p. 16). La quête du vrai ne pourra rien faire d’autre que de girer sur elle-même et de revenir en soi.
Sauf qu’il est proprement terrifiant d’oser cette avancée en direction du déséquilibre de l’autre. On s’en avise et cela se dit. On ne parle pas ici d’un acte clinique (une distance critique corrosive et acide est de fait cultivée ici envers l’acte clinique) mais d’un cheminement ouvert et non protégé, en direction du gouffre mental de l’autre. Laisser le courant nous emporter et faire confiance. C’est là le plus difficile. Oser le premier pas sur le précipice rencontré sur notre chemin. Ne plus écouter la peur qui ne peut que nous retenir dans un passé qu’elle connaît bien. Elle veut nous garder dans un pays qu’elle a déjà exploré. Et tout semble suspect à l’extérieur de ses frontières (p. 53). La peur fait régresser. La rencontre de l’autre fait progresser. Il ne s’agira donc pas de retourner en enfance. Il n’y aura pas cercle mais spirale. Car, pourtant, ce sont les hantises de l’enfance (de la narratrice) qui vont se retrouver revisitée, déchiquetées, lacérées, lambrissées, refaites.
La narratrice en vient donc, par chocs, par heurts, à procéder à une descente crucialement vrillée dans la fosse de sa propre enfance. La première ruine craquelée que l’on retrouve alors, fatalement, c’est le cadavre roide et familier du vieux bouclier d’autoprotection. Je me rappelle pourquoi, enfant, j’ai caché avec tant d’acharnement ces pulsions, ces envies, ces curiosités suspectes qui m’auraient valu sans doutes des étiquettes comme celles qu’on a estampées sur ton front. Marquée à vie pour n’avoir pu se conformer. Condamnée à perpétuité pour le crime de dissemblance (p. 14). Il faut rester intime avec toute la problématique de la ci-devant folie et des pulsions discriminatoires la rencontrant, par vagues, frontalement. La psychologie individuelle est lacérée, balafrée, par l’obscurantisme nivelant tant la différence que la subversion.
Mais vite la réminiscence de l’enfance et de la jeunesse de l’enfant glaise ne se confine pas aux dérives du Je tourmenté. Inévitablement une lecture sociologique, anthropologique, de la situation de crise lancinante s’installe. Petite fille, la narratrice a des yeux pour voir. Et les effets d’époque de lourdement s’imposer. On est dans ce deux poids deux mesures que l’on connaît encore trop bien. Valait mieux un corps d’enfant ou de garçon. On exige moins d’eux qu’ils se conforment à des modèles. Alors qu’à nous, il n’est pas permis de quitter les rangs. Il nous faut nous contenter de romans à l’eau de rose jusqu’à l’âge de trouver un mari. Lequel voudra que nous ayons dormi jusqu’à ce que son baiser nous réveille (p. 40). On retrouve alors la parole de femme, qui macule tout l’exercice, de son sang et de sa pulsion puissante, toujours pour dire que demain est un autre jour et que le petit jour approche, perce, pointe. Il ne sera pas dit que la cruelle et douloureuse distorsion des pensées et des attitudes ne laissera pas sur le chemin des bribes de combats.
Selon la formule chère à Anna Louise Fontaine, un récit fulgurant de quarante-cinq pages (en onze courts chapitres: Dérangeante, Indécente, Impuissante, Sacrifiée, Mal heureuse, Folle, Privée d’amour, Incomprise, Affamée, Seule, et Délivrée) est suivi d’un recueil (sans titre) de vingt-deux poèmes (Une longue histoire, Sœurs de larmes, La peur et moi, Le miroir brisé, Mon cri, Un jour ou l’autre, Nul autre, Derrière la mémoire, L’enfant glaise, Le pacte, Venir au monde, Hors-la-loi, Ma vie, Tempête, Mon seul alibi, Sens dessus dessous, Un petit tour, Confiance, Chacun son tour, Pourvu que le temps, Post-trauma, Comme un pont). La thématique traitée se formule donc dans les deux grand genres d’écritures qui hantent nos rêves et nos pensées depuis le Moyen-âge, ce cher vieux temps du pilori des corps et des cerveaux. La tempête se déploie en prose et en poésie.
Tempête
Lourds caprices de mon esprit
Qui donnent chair à mon corps
Et entrave à mon envolPermission accordée à la peur
De saboter plaisir et connivenceTriste exigence des demains programmés
Pour refréner tout élan
Toute danse insoucianteRefus d’être
Et d’occuper l’espace
En toute légitimitéConfiance sabordée
Au fil des phrases assassines
Et des coups portésHonte sournoise et laide
Qui s’insinue dans mes nuits
Dans mes entrailles
Pour chavirer l’esquif
Des rêves et des matinsMots qui se terrent dans mon ventre
Majuscules et enflés de silence
Secrets tus au miroir même
Et à l’évidence autre
Tous vivants et grouillants
Dans la boîte
Que ni moi ni Pandore
Ne pouvons tenir fermée
Plus avantJe vous libère
Comme un magicien la tempête
Qui va tout détruire
Rageusement
Pour cet instant soupçonné
De calme
En l’œil de son futur(pp 97-98 — typographie et disposition modifiées)
Il s’agit imparablement, encore et toujours, de ce qui enserre la force libératrice des pulsions. Cette peur, cette terreur qui tue à petit feu, c’est toutes les touches perfides, à la fois cuisamment échancrées et froidement systématisée, de l’éducation patriarcale d’un temps, qui la guide, cette peur (Confiance sabordée au fil des phrases assassines et des coups portés), brutalement aussi… comme je ne sais quel berger torve de mythe de toc guide ses brebis tremblantes, à la baguette. Mais un geste, même un geste transgressif face au factuel, au réel (Je vous libère comme un magicien la tempête) va rupturer le sac plein de pus et tout va enfin jaillir. Enfin. Enfin?
Dédié À Marie, ce traité latéral de la folie nécessaire (selon le petit incipit personnalisé de la copie de l’ouvrage remise à Ysengrimus) porte en sautoir sa propre autocritique. Elle est à la fois très originale et impitoyable. Le cliché me guette. La parole qui veut tout expliquer. L’espoir entêté. C’est pourquoi mes mots ne te rejoignent pas toujours. Il suffit qu’une seule phrase ne soit pas sentie et tu ne m’écoutes plus. Il te faut la vérité plus que la réponse. Parce qu’alors, dans l’authentique parole, nous nous retrouvons en plein cœur. Et tu n’es plus seule (p. 31). Le traitement de tels sujets se doit de parler vrai. Mais le bouclier autoprotecteur déjà mentionné n’est pas aussi fissuré que ça. Il arrive à produire, à émettre encore, des résistances fantastiques. Ces dernières se sentent fatalement, surtout dans l’interaction et le dialogue… ce dialogue vrai, véridique, dont notre narratrice continue tout doucement de s’approcher. L’atteindra-t-elle? Y accédera-t-elle? Voire… On sait pourtant, depuis les Grecs, que c’est dans le dialogue à bâtons rompus que la Folie et la Raison se touchent enfin.
Extrait de la quatrième de couverture: Anna Louise Fontaine a vécu son enfance dans les ruelles de Montréal et les bois des Laurentides. Son désir d’aider les gens l’amène vers le travail communautaire et le militantisme, alors que son besoin de s’exprimer la pousse vers les arts visuels. Parallèlement, avec l’acupuncture et l’homéopathie, puis avec la biologie totale et l’approche transgénérationnelle, elle s’est consacrée à percer les mystères de l’âme et à comprendre l’influence de l’inconscient sur le corps. Fascinée par la différence, elle a toujours interrogé la norme et cherché à révéler la beauté et l’unicité. L’écriture lui permet de partager avec les autres son cheminement singulier et toutes les questions qui hantent l’humain.
Anna Louise Fontaine (2017), Folle à délier — Récit et poèmes, Les très mal entendus, 120 p.
Posted in Civilisation du Nouveau Monde, essai-fiction, Fiction, Poésie, Québec, Sexage, Vie politique ordinaire | Tagué: 2017, Anna Louise Fontaine, Canada, conformisme, enfance, femme, fiction, folie, Folle à délier, francophonie, poésie, récit | 18 Comments »
COMMENT JE SUIS DEVENU MUSULMAN (Théâtre du Rideau vert, Septembre 2019)
Posted by Ysengrimus sur 21 septembre 2019
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On va d’abord poser nos protagonistes. Ysengrimus (votre humble serviteur, 61 ans), Reinardus-le-goupil (son fils), la Dame à la Guitare (épouse de Reinardus) et Clef de Sagesse (grande amie de l’épouse de Reinardus). Ces trois jeunes gens (26 ans en moyenne) ont eu la gentillesse de m’inviter à auditionner la pièce de théâtre Comment je suis devenu musulman de Simon Boudreault, au Théâtre du Rideau vert (Septembre 2019).
Comprenons bien maintenant l’armature philosophique et intellectuelle du solide petit quatuor critique qui s’est mis en branle ce soir là, au milieu des spectateurs du grand dispositif scénique historique de madame Filiatrault. Clef de Sagesse et la Dame à la Guitare sont toutes les deux des kabyles algériennes de seconde génération, étudiantes au second cycle en Science Santé. Reinardus-le-goupil, étudiant à Polytechnique, est un athée explicite fraîchement islamisé pour fins maritales (il vient de convoler avec sa douce moitié). Quant à Ysengrimus, votre humble serviteur, il reste le modeste auteur de l’ouvrage L’Islam, et nous les athées, présentation critique de la culture musulmane ayant les occidentaux rationalistes pour lecteurs cibles. Reinardus-le-goupil me glisse à l’oreille, juste avant la levée du rideau: Ce sont mes beaux-parents qui m’ont recommandé ça… à cause de la similarité de situation entre le principal protagoniste et moi. Je ne sais pas du tout ce que ça vaut. Si ça se trouve, c’est nul. La dent scintillante, je lui réponds: même nul, ça promet d’être sociologiquement hautement intéressant. Et le spectacle démarre.
Que dire. L’intention est bonne. L’effort est louable. L’écriture et la conception sentent un peu la lampe mais elles ne sont pas exemptes de mérites. La mise en scène est imaginative et enlevante et la distribution est parfaitement satisfaisante. Il y a incontestablement de bons moments et ce, tant pour les théâtreux que pour les philosophes (le quiz comparatif de l’image de la femme dans les grandes religions est dévastateur. Les numéros promo-gadget de l’historique du Frère André et de l’agence de voyage des pèlerinages sont savoureux). Malgré les réserves que je vais devoir malheureusement formuler, ce spectacle, marrant et —redisons-le— bien intentionné, vaut incontestablement le détour.
Jean-François (Jean-François Pronovost), québécois du cru, catholique non pratiquant et athée de fait, et sa conjointe Maryam (Sounia Balha), musulmane culturelle d’origine marocaine, attendent un bébé. Les voici donc qui jonglent, sans enthousiasme réel, avec l’idée de se marier. Se profilent alors deux univers. L’univers de la certitude contrite des obligations maritales, le papa (Belkacem Lahbaïri) et la maman (Nabila Ben Youssef) de Maryam. L’univers de l’aquoibonisme occidental en déréliction avancée quoiqu’incomplète, nommément le papa (Michel Laperrière), fidéiste vieux genre, et la maman (Marie Michaud) agnostique et cancéreuse, les parents divorcés de longue date de Jean-François. On nous sert alors le tourbillon habituel des comédies de boulevard, dans une version rencontre des cultures. Dans le contexte d’explosions émotives type des situations pré-maritales de tréteaux, tout le monde se met à débloquer et à se lancer dans les grandes mises au point champion d’usage. L’intensité joue d’excès. Le programme critique mobilise la caricature. C’est ici que le risque s’installe. Le beau risque? Voire. Le risque, en tout cas.
C’est que la caméra, la tête de lecture, est tenue par l’homme occidental. Lapidaire, Reinardus-le-goupil dira, un peu plus tard: ça reste un show de blancs. Et pourtant cette caméra, cette lecture, cette écriture se veulent équilibrées, symétriques et omniscientes. Qu’en est-il? De fait, le spectacle donne à voir une schématisation accusée de la culture québécoise, pognée entre ses références catholiques lourdingues et vieillottes et une déréliction aussi galopante que mal dominée. Ça ne passe pas toujours. C’est parfois trop gros. Mais Ysengrimus, 61 ans, sait faire jouer le filtre et ne craint pas de se faire fourguer, sur son propre bagage ethnologique, de la soupe de stéréotypes (sauf que, qu’en est-il de la perception de ses trois jeunes hôtes?). Et, d’autre part, on nous montre aussi, comme au premier degré, des femmes musulmanes entre elles (notamment pendant le hammam… ça, monsieur Boudreault, ça s’appelle une prosopopée et c’est toujours, oh, oh, hautement risqué), ou encore la famille musulmane (de souche marocaine) dans son intimité. Les débats y font rage. On découvre un univers tendre et intense mais dévoré par le conservatisme et ravaudé par les contraintes de conformité sociale. Un univers des apparences. Qui se soucie de la vérité? dira à Jean-François, son nouveau beau-père. Et Jean-François, poussant des rideaux pour tenter de voir sa promise en habit de mariée se fait gueuler dessus en arabe par des femmes que l’on ne voit pas. Qui sont-elles? Existent-elles réellement dans le monde réel, celui du réel?
Au sortir de la pièce, je me suis tourné vers la Dame à la Guitare et Clef de Sagesse et je leur ai dit directement: Mesdemoiselles, mon jugement final sur ce spectacle va dépendre de vous. Sur tout le segment concernant la culture musulmane, je suis totalement dans le noir. Que me sert-on ici exactement: du truculent ou du stéréotype? La réussite ou l’échec de ce genre d’exercice se joue sur ce point-là et sur aucun autre, dans mon regard. Car les hypertrophies caricaturales présentées au sujet de la culture québécoise, je sais parfaitement les discerner et les dominer. C’est le traitement de la culture musulmane qui est en jeu ici, pour moi. Sur toutes ces questions sensibles, je n’ai vraiment pas envie de me faire servir un Minstrel Show. Clef de Sagesse m’a alors demandé: Qu’est ce que c’est que ça? Ma réponse: Tu sais, une roulotte de saltimbanques où des acteurs noirs, ou pire des acteurs blancs peints en noir, sautillent et nous re-servent à nous blancs, la confirmation de nos stéréotypes de blancs sur les noirs. Le beau visage de Clef de Sagesse s’est alors rembruni.
Et mon échantillon sociologique s’est alors fragmenté. Sans hésiter, Clef de Sagesse annonce qu’elle considère que le traitement des principaux traits de la culture musulmane a été trivialisé, esquissé sur un ton toc, superficiel et exempt d’analyses effectives. Elle citera notamment l’explication que le père de Maryam produit de la signification du pèlerinage à la Mecque, ramené, assez grossièrement effectivement, à quelque chose qui coûte vachement cher et est donc sensé livrer une rédemption efficace et indubitable de tous les péchés, quelle que soit leur gravité. Le cheminement intérieur associé au pèlerinage et sa signification profonde sont perdus, dira Clef de Sagesse. Je me suis senti insultée. La Dame à la Guitare, plus critique de son héritage culturel, signalera quelques bons moments, notamment les engueulades anti-patriarcales de Maryam avec son papa. La Dame à la Guitare dira avoir eu mille fois ce genre d’empoigne avec son propre paternel. Mais elle rejoindra Clef de Sagesse sur le point du charriage et de la superficialité des comportements et des idées et déclarera, elle aussi, avoir senti qu’on se payait sa poire ou l’insultait un peu, par moments. Inutile de dire, les petits amis, que l’analyse de ces deux personnalités intelligentes et nuancées tue cette production raide à mes yeux. Il va sérieusement falloir revoir la copie, monsieur Boudreault. Les humains ne sont pas des marionnettes.
Reinardus-le-goupil n’est pas resté en retrait. Après tout, bondance, ceci est censé raconter son histoire, articuler son regard, du moins partiellement… Athée, bien athée, élevé dans un cadre athée (et certainement pas «non pratiquant» de quelque culte culturellement transmis que ce soit), mon goupil est resté insatisfait face à cette présentation tronquée et courtichette du jeune athée virulent et compulsif qui ne croit en rien (foutaise canonique sur l’athéisme), n’a pas fait la synthèse, et apparaît plus comme un iconoclaste mouche du coche picossant au talon les grandes religions plutôt que comme l’agent puissamment relativisant et historicisant qu’il est effectivement. Ici aussi, l’athée est caricaturé, trivialisé. Il est traité de façon grossière et simpliste. Il n’est pas analysé. Je seconde Reinardus-le-goupil entièrement sur ces points.
On s’efforce de renvoyer les religions dos à dos, en méthode, mais au bout du compte, c’est encore l’athéisme qui y perd. La Dame à la Guitare nous fournira la conclusion synthèse la plus juste. Le fait de caricaturer et de miser sur les effets dramatiques de l’excès a eu un coût pour tout le monde. Toutes les cultures se sont trouvées esquissées à gros traits et personne n’y a finalement vraiment trouvé son compte. Je donne 7/10 pour l’effort et les bonnes intentions mais je me demande quand même… à part m’avoir un petit peu amusé et diverti, qu’est ce que ce show m’apporte, au bout du compte?
Perso, je crois que ce show pétri de bonne conscience vise discrètement à rassurer les occidentaux (ici, les québécois) à propos des immigrants musulmans. Si vous allez voir cette pièce de théâtre, écoutez attentivement l’accent de Maryam. Cette jolie marocaine, très typée arabe (et jouée superbement), parle français comme une québécoise de souche. Elle a la langue d’une pure laine intégrale. Le message est bien là, latent, gentil-gentil, imperceptible mais net. Bien de chez nous, surtout. La superficialité en est la clef. Vous énervez pas trop le poil des jambes avec nos immigrants musulmans. Ils vont peut-être nous islamisouiller un peu, comme ça, à la surface des choses, pour rencontrer leurs propres contraintes de conformité ridicules et vieillottes… mais au fond, c’est nous qui allons bel et bien les assimiler, à la fin de la course. Écoutez et observez attentivement Maryam, la seule immigrante de seconde génération de tout cet opus, ce sera pour constater que c’est une québécoise, maritalement, comportementalement, idéologiquement et discursivement, pleinement convertie et que sa culture marocaine, elle n’en veut plus vraiment. Une autre victoire pour la bonne vieille ligne doctrinale du Théâtre du Rideau vert.
Mon échantillon sociologique, jeune, tonique, brillant, autonome et sourcilleux, ne rencontre ce programme que fort imparfaitement. Enfin, la barbe un peu aussi. Qui veut se faire assimiler, finalement? Pas les québécois ou les québécoises, en tout cas. Or, sur ce point, nous sommes TOUS ET TOUTES québécois et québécoises ici… Poils aux sourcils…
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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Posted in Civilisation du Nouveau Monde, Culture vernaculaire, Fiction, L'Islam et nous, Montréal, Multiculturalisme contemporain, Philosophie, Québec, Sexage, Vie politique ordinaire | Tagué: athéisme, Clef de Sagesse, Comment je suis devenu musulman, conformisme, femme, fiction, francophonie, homme, Islam, La Dame à la Guitare, Montréal, multiculturalisme, musulman, Philosophie, pièce de théâtre, Québec, Reinardus-le-goupil, religion, Simon Boudreault, théatre, Théâtre du Rideau vert | 15 Comments »
Que penser des penseurs salariés?
Posted by Ysengrimus sur 7 septembre 2019
Bon, parler directement des minus institutionnels en les nommant explicitement, c’est pas trop mon truc. Ça donne rien de plus au fond des débats et ça leur alloue, à eux, ces minus, des bâtons pour me battre, en mobilisant leur petit système judiciaire pour plouto-baillonneurs de merde. C’est pour ça que, comme Montesquieu, comme Voltaire, moi j’affectionne particulièrement les romances ruritaniennes. En plantant ton histoire dans un passé lointain, dans un duché montagnard improbable, dans une Turquie de fiction, ou dans un Orient de toc, tu dis tout ce que tu as à dire, bien à l’abri des lâches, des pense-petit et des enquiquineurs.
Une honnête romance ruritanienne pour le genre de description du monde contemporain à laquelle je vous convie aujourd’hui, c’est encore le monde du passé pré-tertiarisé. Royaume de France, première moitié du dix-neuvième siècle. Nous sommes sous la Monarchie de Juillet. S’industrialisant rapidement, la France est en plein progrès social mais son pouvoir politique est en pleine réaction. Et l’université, dominée par la Philosophie de l’Éclectisme de Victor Cousin, sert docilement ses maîtres réacs. Un petit franc-tireur de bretteur de philosophie politique du nom de Joseph Ferrari écrit, puis publie tout juste après la chute de Louis-Philippe, un pamphlet rageur intitulé Les Philosophes salariés. Sa réflexion, toute prosaïque, consacre le grand remplacement savant, pas trop surprenant au demeurant, des valeurs de conviction par les valeurs d’argent. Impuissant à faire des prosélytes, l’éclectisme en créa de vive force par la grâce du salaire. Il confisqua l’école normale, il confisqua les concours d’agrégation, il siégea au conseil de l’université; il forma une faction à l’Institut, et la perfide combinaison de ces quatre mesures accapara toutes les places, et assura à l’éclectisme le revenu net d’un million et demi. Aucun sentiment, aucune considération n’arrêta l’éclectisme: il sacrifia Bac réduit au désespoir du suicide; il mutila Jouffroy, qui se réhabilita en mourant. (Joseph Ferrari, Les Philosophes salariés, p 161). Quoi de nouveau sous le soleil, hein, hein?
Alors patatras. J’ai pas besoin de vous faire un dessin. Opérons la transposition contemporaine dans les sciences universitaires subventionnées du moment, où nos petits carriéristes égomanes, noyautés par les industries, pétrochimique, militaire ou autre, publient ou périssent en se tirant dans les pattes les uns les autres… et goûtons la suave transmissibilité de l’ire et des constats de notre philosophe politicailleur tirailleur d’autrefois.
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Hommes de collèges, hommes de salaires, que voulez-vous que je dise de vous? J’ai parcouru vos thèses, vos préfaces et vos commentaires; depuis de longues années, vous vous êtes consacrés à la philosophie, aux frais de la France. Qu’avez-vous fait? Vous avez été impuissants et stériles; avouez-le, le maître et la place vous ont tué. Pas un éclectique qui ait tendu la main à une théorie proscrite, pas un éclectique qui ait défendu un collègue frappé par un ministre; l’école a toujours manœuvré à l’unanimité contre les vaincus. Les plus libéraux parmi les professeurs se sont réunis pour nourrir une revue qui s’intitule: La Liberté de penser. Quelle en est la pensée? Quelle en est la liberté? J’y ai lu toutes les pensées rétrogrades qui ont préparé la réaction.
Ferons-nous l’honneur à l’éclectisme de le comparer aux doctrines qu’il combat? Ce serait comparer la mort à la vie. Saint-Simon, dans la misère, inspirait toute une société d’hommes nouveaux: il écrivait, et l’on prodiguait des millions à la propagande de son idée. Vingt hommes d’élite se jetaient dans le mouvement: arrêté de mille manières, le mouvement se propageait encore, et conduisait la France à la révolution de février. Charles Fourier vit dans la pauvreté; il est victime d’une théorie qui le subjugue par les hallucinations de la folie. Mais il est convaincu, et la conviction seule fonde à elle seule toute une école. Le maître la compromet, et l’école redouble de ferveur pour joindre avec son drapeau le saint-simonisme dans la révolution de février. Buchez crée d’autres convictions; sans intrigue, sans argent, il compte comme une puissance. Lamennais veut être seul; il se suffit. Pierre Leroux inspire George Sand, le grand poëte de la démocratie; il éclaire par la lumière qui jaillit de son cœur. Il faut que toute la bourgeoisie se coalise pour imposer silence à Proudhon; sa voix ébranle la société. Qui l’a payé? Quelle est l’intrigue qui lui a donné des disciples? Quel est le salaire des proudhoniens? Ce salaire, dira-t-on, c’est la révolution. Restons dans la science. La philosophie allemande a fait plus pour l’humanité en cinquante ans, que toute la philosophie officielle de France depuis trois siècles. Où était sa force? Dans les ministères, dans les gouvernements? C’est à peine s’ils la toléraient, et la vérité créait des légions de prosélytes; elle dictait mille travaux d’histoire et d’érudition; elle renouvelait l’Encyclopédie toute entière, depuis les sciences physiques jusqu’à la vie de Jésus Christ.
Ne nous étonnons pas de voir l’éclectisme si stérile; on l’a payé pour se taire, et il s’est tu; on lui a dit de marcher en silence et il a formé une bureaucratie philosophique; on lui a dit d’exposer, de compiler, de commenter, il a exposé, compilé, commenté. Le maître tenait les engagements pris avec le juste milieu; les disciples tenaient les engagements contractés avec le maître. Ils ont été admirables de discipline, d’obéissance; ils ont formé une confrérie plus exemplaire, plus unanime que celle des jésuites; ils ont été tous inaccessibles à la double révolution du socialisme français et de l’idéologie allemande.
(Joseph Ferrari, Les Philosophes salariés, Slatkine Reprints, 1980, Collection Ressources [ouvrage paru initialement en 1849], pp 116-117)
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Notre université ruritanienne de jadis fut donc l’usine à saucisses des conformismes et des soumissions scolastico-politiciennes. Encore une fois: quoi de neuf, docteur Boniface? Le boursouflement parasitaire actuel est un peu nouveau, peut-être. Les penseurs salariés d’autrefois étaient payés par l’état et travaillaient servilement pour l’état. C’était presque cohérent. Aujourd’hui, les penseurs salariés sont payés par l’état mais le résultat de leur travail docile est chapardé par l’entreprise privée qui se l’accapare ouvertement, au nez et à la barbe des administrations universitaires, et aux frais du contribuable. Faiblardes et timorées, les facs s’émeuvent de plus en plus des conflicts of commitment de leurs corps enseignants. Notre petit prof de pétrochimie est payé à 70% par sa fac et à 30% par l’entreprise qu’il sert… et ce, pour une implication aux pourcentages diamétralement inverses, vu qu’il trouve toutes les combines pour ne jamais se présenter devant ses étudiants et pour passer le clair de son temps dans son labo d’usine.
Les penseurs salariés sont au jour d’aujourd’hui toujours des suppôts. Ils servent de front leur arrivisme académique et les entreprises qui les noyautent (cette double priorité carriériste et entrepreneuriale ne fait tout simplement qu’un, dans leur esprit). Ce double service de forbans se fait au détriment du public (contribuable) et des étudiants qui eux, se tapent les chargés de cours, le cyber-enseignement, les supports de cours cryptiques, les TP absurdes, et les amphis surchargés. Le monde universitaire est, aujourd’hui plus que jamais, un monde de soumission veule et de conformisme feutré. Un aréopage de ronds de cuir aux pratiques confidentielles. La foire aux esquives devant la société civile. La cornue fumante du capital.
Mais si le parasitisme institutionnel ceinturant les penseurs salariés s’aggrave, se provigne, son principe intellectuel de fonctionnement, lui, reste parfaitement stable, dans cette version modernisée de notre temps. Les penseurs salariés sont des petits rouages d’entreprises payés avec de l’argent public. Ils se couvrent le cul, vivent sous la houlette patronale, ne font pas de vagues, n’innovent pas, tremblent comme des feuilles. Ils exposent, ils compilent, ils commentent. La tyrannie putative du patron s’est simplement substituée à celle du maître d’autrefois. Les écoles de philosophie de Victor Cousin sont devenu les écoles d’administration de monsieur ou madame le Ministre de la Conformité Économique et du Plan Industriel Aplani.
Conséquemment, le pronostic est relativement infaillible. Aujourd’hui comme autrefois, rien de vif, de novateur, de radical ou de révolutionnaire ne sortira du monde universitaire. Cette machine à fagoter du conformisme et de la soumission va continuer de ronronner, sans intermittence. Une telle moissonneuse laminoir a d’ailleurs ses effets directs sur le militantisme étudiant contemporain. Observez effectivement le militantisme de campus. Toutes ces causes réformistes sociétales semi-fachisées à base de moi-je et de ma-cause-est-plus-louable-que-la-tienne. De la concurrence publicitaire en tenue de ville. Il n’y a rien là de vraiment distinct ou démarqué par rapport au consensus sociétal contemporain AINSI QU’au ronron machinal et dociliste du tout du monde universitaire même. L’autorité victimaire a maintenant ses chaires universitaires. Et on se polochonne comme des bons pour s’asseoir dessus. Carriérisme victimaire ou carriérisme entrepreneurial: même combat. On ne lutte plus pour changer la société mais pour altérer le regard de la société envers ego. Ego sert le capital mais voudrait tellement qu’on l’adule comme dépositaire du souverain bien.
Alors, que penser des penseurs salariés, actuels ou futurs? Ce qu’on voudra, tiens. Mais… pas ce qu’ils pensent d’eux même en tout cas. Et pour ce qui est de les juger, ça, bien, l’histoire l’a déjà fait. Conférer Les Philosophes salariés, 1849…
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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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SUR MON CORPS INCERTAIN (Jean-Pierre Bouvier)
Posted by Ysengrimus sur 7 janvier 2021
Je suis inquiet et surmené par la bohème
J’ai trouvé un mot une tournure de phrase
J’ai trouvé le mot celui de demain
J’ai senti le temps j’ai perdu le mien
(p. 27)
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À l’instar de son préfacier, notre respecté camarade le Poète Prolétaire, le poète, acteur et musicien Jean-Pierre Bouvier (qu’il ne faut pas, d’autre part, confondre avec le comédien français homonyme) est avant tout et par-dessus tout un baladin social. La date de parution de ce recueil (2012) n’est pas anodine. Le grand conflit étudiant du début de la dernière décennie est une des sources d’inspiration directes de la poésie de Jean-Pierre Bouvier. Il y fait allusion à plusieurs reprises au sein de cet opus. Mais la réflexion de critique sociale de ce slammeur et guitariste tonique et solide prend aussi de la hauteur. C’est que l’homme est aussi philosophe. L’homme est donc un critique pour l’homme…
Le ton est donné. Et en ce qui concerne la référence militante à notre vie sociale, on découvre ici le travail d’un citoyen planétaire. Soucieux d’une modification radicale et méthodique des replis du monde, la quête poétique s’y associe. Comme avait dit Plume Latraverse autrefois: Y a plus de frontières, y a que la planète. Et la planète, c’est nous tous, modestement, et intimement.
Tourné vers le monde, le travail du poète est aussi ici tourné vers le soi. Introspectif, atteint profondément par la crise intérieure qui est l’effet en retour permanent de la crise du monde, le poète parle souvent de soi, de son vécu, de son parcours, pour articuler les éléments d’analyse sociale qu’il mobilise et revendique. Ancien chimiste, diplophore bardé et chamarré, dépositaire sereinement renégat des poncifs de la recherche bon teint, il nous laisse à lire, avec une originalité peu commune, cette saine critique de la ci-devant recherche et des ci-devant savoirs, qui fait tant sentir que l’université mène à tout… pourvu qu’on en sorte.
Sur la base de ce regard vif —et, notons-le au passage, assez peu fréquent dans le champs poétique contemporain ou hérité— le poète penseur produit aussi une expansion armaturée et configurée vers une corrosion philosophique de l’être fondamental et de la gnoséologie implicite. Nous continuons tant et tant de vivre des temps profondément irrationalistes. Nous continuons tellement de barboter dans l’obscurité intellectuelle et la crosse mentale permanente et omniprésente. Tout s’y oppose pourtant: avancées scientifiques, développement des technologies de l’information, mémoire collective et intelligence artificielle, unification politique, pacifisme implicite, critique immanente de plus en plus virulente du capitalisme. Et pourtant une poisseuse pulsion endémique d’obscurantisme et de sottise constitutive fleurit impitoyablement. La raison n’est vraiment pas au zénith, par les temps qui courent.
Cette irrationalité de système, rampante, vernaculaire, sentie, charrie fatalement son lot d’indigences intellectuelles et d’incuries diverses et éparses. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés… Toutes les activités mentales et savantes en sont affectées. L’art n’est pas épargné. La poésie n’échappe donc pas non plus au cloaque. Elle s’enlise dans le magma des idées vagues et convenues, incompréhensibles, prétentiardes et songées, dont le roulement s’intensifie au cœur de l’usine à saucisses bourdonnante et convulsionnaire des élucubrations absconses.
Portons le chapeau s’il nous épouse le crâne percolant. Sans hypertrophier l’ego et ses stigmates tourmentées, Jean-Pierre Bouvier reste un poète qui dit Je et ne s’excuse pas de le faire (voir notamment ci-haut, notre exergue). Rythmée, heureuse en oralité, sa poésie, diverse et innervée, est fluide dans ses canaux d’inspiration. Et elle émet une solide exploration formelle. Le travail d’écriture est, toutes sommes faites, résolument moderniste. Il construit par touche une textualité particulièrement originale.
La poésie concrète est aussi au rendez-vous, ainsi que notre fond intertextuel canadien et québécois. Le poète mobilise ce dernier avec beaucoup de fraîcheur et de joie, donnant à lire des moments d’une singulière authenticité d’outre-ville. Avec les vieux mots, les anciennes rimes, j’arrive trop tôt, j’arrive trop tard… avait dit Gilles Vigneault…
L’ancien et le moderne se rejoignent toujours un petit peu, quand l’action et la réflexion touchent du bout des doigts ce qui est fondamental. Le recueil de poésie Sur mon corps incertain — Slams, Brefs, Poèmes, Rotrouenges et chansons contient 48 poèmes. Il se subdivise en cinq petits sous-recueils ou parties: Sur mon corps incertain — Slams (p 17 à 32), Cœur battant — Brefs (p 33 à 52), Le blé de mon âme — Poèmes (p 53 à 62), Une Nouvelle Nouvelle-France — Rotrouenges identitaires (p 63 à 67), Donne-moi une cible — Chansons (p 69 à 87). Ils sont précédés d’une citation d’exergue (p. 7), de remerciements (p. 8), d’une dédicace (p. 9), d’une table des matières (pp 10-11), d’une préface de John Mallette, le Poète Prolétaire (p 13), et d’une introduction de Richard de Bessonet (p 15). L’ouvrage se conclut sur un Épislam (p. 89), une Annexe contenant la retranscription avec notes de musique pour guitare d’une des chansons du corps du texte (p. 91), et de douze notes de fin de texte (pp 93-94). La quatrième de couverture renseigne succinctement sur la biographie du poète et sur les motivations de son travail. L’image de couverture est un montage visuel incorporant une photographie en couleur du poète à la guitare. Une seconde photographie en couleur du poète figure sur la quatrième de couverture. Les deux rabats du rebord de couverture sont décorés de deux textes figurant dans le corps de l’ouvrage (les poèmes Cœur battant et Fresque).
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Posted in Citation commentée, Civilisation du Nouveau Monde, Fiction, Philosophie, Poésie, Québec, Vie politique ordinaire | Tagué: 2012, Canada, conformisme, fiction, francophonie, guitariste, Jean-Pierre Bouvier, militantisme, musique, Philosophie, poésie, Québec, Rotrouenge, slam, Sur mon corps incertain | 19 Comments »