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Archive for mai 2014

Duke Ellington (1899-1974) pianiste, chef d’orchestre, compositeur et… théoricien de la connaissance contrainte

Posted by Ysengrimus sur 24 mai 2014

 Duke Ellington et Billy Strayhorn en train de régler de concert un problème de composition musicale…

Duke Ellington et Billy Strayhorn en train de régler de concert un problème de composition musicale…

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My biggest kick in music –playing or writing– is when I have a problem. Without a problem to solve, how much interest do you take in anything? [Ma jubilation la plus forte en musique –en la jouant ou en l’écrivant– c’est de faire face à un problème. Sans problèmes à résoudre, quel intérêt peut-on prendre à quoi que ce soit?]

Duke Ellington (en 1961, cité dans Hasse 1993, p. 17)

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Il y a quarante ans pile-poil mourrait le grand musicien et chef d’orchestre de Jazz Edward Kennedy «Duke» Ellington. Opportuniste consommé (Smith 1992: 144), dans le bon sens du terme, celui d’un praticien jouant d’un ajustement, d’une adaptabilité aux contraintes, d’une versatilité phénoméniste qui allait devenir l’empreinte musicale d’un temps, Duke Ellington fut l’autodidacte suprême (Hasse 1993: 56). Dans son autobiographie parue en 1973 (Stwertka 1994: 110-112), Intitulée Music is my mistress, Duke Ellington écrit, en parlant de l’amélioration de sa visibilité de pianiste sur Washington, circa 1916-1918 et des conséquences gnoséologiques de celles-ci:

« I was beginning to catch on [by 1919 – P.L.] around Washington, and I finally built up so much of a reputation that I had to study music seriously to protect it. Doc Perry had really taught me to read, and he showed me a lot of things on the piano. Then when I wanted to study some harmony, I went to Henry Grant. We moved along real quickly, until I was learning the difference between a G-Flat and an F-sharp. The whole thing suddenly became very clear to me, just like that. I went on studying, of course, but I could also hear people whistling, and I got all the Negro music that way. You can’t learn that in any school. And there were things I wanted to do that were not in books, and I had to ask a lot of questions. I was always lucky enough to run into people who had the answers. »                     [Je commençais à bien comprendre les choses [aux alentour de 1919 – P.L.] sur Washington, et j’ai fini par me constituer une petite réputation au point de devoir protéger ladite réputation en me mettant à sérieusement étudier la musique. Doc Perry m’avait véritablement enseigné à lire les notes et m’avait montré un tas de trucs au piano. Aussi, quand j’ai voulu étudier un peu l’harmonie, je suis allé voir Henry Grant. On a progressé très vite, au point que j’en suis venu à choper la différence entre un sol bémol et un fa dièse. Le tout de la chose devint subitement d’une clarté limpide dans mon esprit, juste comme ça. J’ai continué à étudier, naturellement, mais il m’était aussi possible d’entendre les gens siffloter des air, et j’ai capté toute la musique noire comme ça. On peut pas apprendre ça dans aucune école. Et il y a un tas de choses que je voulais faire qu’on ne trouvait pas dans les livres. J’ai donc du poser bien des questions. J’ai toujours eu la chance de rencontrer des gens qui avaient la réponse à ces questions.]           (Ellington 1973: 33)

Toute la théorie ellingtonienne de la connaissance est synthétisée dans cette petite description choc de l’apprentissage de la musique et de l’orchestration. Le fait d’avoir appris un peu inconsciemment avant d’avoir appris sciemment vous obligeant à mieux apprendre et le fait d’étudier formellement n’entravant en rien le véritable apprentissage, celui émanant du vivier ordinaire de la vie sociale. C’est aussi, indubitablement, la connaissance comme course d’obstacles qu’on nous présente ici. Learning on the fly, apprendre sur le tas. Il faut dire que, l’époque aidant, la gnoséologie ellingtonienne fut fondamentalement une gnoséologie contrainte. Tout un segment de l’histoire tourmentée de la culture afro-américaine s’y manifeste, dans ses grandeurs comme dans ses limitations. Allons allons, fouillons un petit peu cette captivante affaire. Voici, pour notre exclusif bénéfice intellectuel et émotionnel, rien de moins que les dix grandes contraintes sociologico-gnoséologiques qui contribuèrent à façonner le savoir (et l’action) ayant débouché sur ce Jazz phénoméniste si distinctif qu’est l’œuvre musicale de Duke Ellington.

CONTRAINTES DU WASHINGTON SÉGRÉGUÉ. Fils d’une jeune fille de bonne famille de la haute classe moyenne noire et d’un majordome noir stylé et au langage raffiné ayant entre autre servi à la Maison Blanche, Duke Ellington (1899-1974) se fait ouvertement inculquer l’élégance onctueuse et l’adaptabilité feutrée d’un domestique afro-américan du Washington ségrégué de la belle époque (Old 1996: 21). Il semblerait d’ailleurs qu’il y ait eu rien de moins qu’un style washingtonien des musiciens de ce temps: maintient, distinction, esprit de système, soucis de droiture, d’ordre, conformisme et bon ton (Hasse 1993: 46). L’attitude caoutchouteusement diplomatique du «duc», issue de cet apprentissage, lui restera toute sa vie, face à un monde hérissé de contraintes dont il assumera les règles dans l’espoir, souvent réussi, de vaincre ledit monde à son propre jeu (Hasse 1993: 50, Old 1996: 76). À ses débuts, le jeune Ellington jouera de la musique de danse, avec statut de colored syncopator, pour la bonne société (son premier orchestre s’appelait The Serenaders ou The Duke’s Serenaders — Old 1996: 39). Il fit cela en toute aisance, comme son père avait fait le maître d’hôtel (Hasse 1993: 47). Dans cette bonne société ségréguée, dont il détecte discrètement les règles et les tabous comportementaux (Frankl 1988: 19), Ellington valorise et assume dignement sa négritude comme il a été éduqué pour le faire (Frankl 1988: 23), mais il ne doute pas vraiment de l’existence d’un dégradé historique le concernant allant du noir, au brun, au beige, au blanc (Berendt 1984: 76). Aussi, la jungle style ou jungle music dont il deviendra le principal promoteur dans les années 1920, c’est un peu une attrape, un gimmick pour attirer l’attention, se démarquer en tape-à-l’oreille comme les cocotiers et les vahinés de toc du Cotton Club se démarquaient en tape-à-l’œil, tout en préservant ouvertement et sans complexe le souvenir des coon songs et des minstrel shows d’autrefois. C’est seulement bien plus tard, en participant à la réalisation du spectacle revue Jump for Joy (1941) qu’Ellington s’exprimera explicitement, en tant qu’artiste, en faveur des droits civiques (Frankl 1988: 78, Old 1996: 87).

CONTRAINTES DES LIMITATIONS DE SON RÉPERTOIRE D’INTERPRÈTE. En 1909, Ellington avait dix ans, et c’est là l’année historique où il se vendit le plus grand nombre de pianos aux USA (Hasse 1993: 35). Pas de téloche, pas de radio, pas de tourne-disque ou de phonographe, toute la musique de ce temps était chantée ou jouée en famille, au piano. Il y avait deux pianos dans la maison des Ellington. Des instruments lourds, au son onctueux, puissant et dense. Des instruments sur lesquels on pouvait explorer des sonorités très variables, sans virtuosité particulière (Hasse 1993: 35). Ellington n’y manqua pas, dans son enfance. Un tout petit peu plus tard, sa première performance de piano bar consista à jouer sur des rythmes distincts l’unique pièce musicale qu’il connaissait alors, qui était aussi sa première composition, Soda Fountain Rag (Old 1996: 30, Hasse 1993: 39). Graduellement il se donne sur le tas une formation éclectique d’airs populaires, de rengaines à danser, de pièces de ragtime et de stride piano au sein desquels le Jazz vrille son chemin sans se presser (Frankl 1988: 31). Pour apprendre une pièce musicale, il faisait tourner lentement la longue feuille perforée du rouleau d’un piano mécanique et s’appropriait un par un le choc des touches. Il comprit vite qu’il ne se donnerait pas un répertoire infini avec ce genre de méthode d’apprentissage. De fait, à terme, la solution fondamentale à ses limitations d’interprète allait déterminer non seulement sa propre trajectoire mais toute l’histoire du Jazz: il serait compositeur. Il ne jouerait que des pièces musicales qu’il saurait: les siennes. Il serait l’anti Art Tatum. Art Tatum (1909-1956) maximalisait les rengaines du tout venant qu’il chopait au radio et en faisait le matériau arpégé du soliste suprême. Ellington minimaliserait son interprétation de ses propres compositions intérieures, plaçant l’amplitude orchestrale entre les mains de ses musiciens et arrangeurs.

CONTRAINTES DES RESTRICTIONS DE SA VIRTUOSITÉ MUSICALE. Paradoxalement, la clef de la force musicale de Duke Ellington n’a jamais résidé dans son jeu au piano, sensible, précis, net, mais exempt de virtuosité (Frankl 1988: 61). Il était, en plus, donc, le plus mauvais des mauvais songsters (ces baladins populaires qui jouent le corpus collectif, ces interprètes folks, ces tourne-disques vivants qui performent encore et encore les airs de la tradition vernaculaire). Aussi, pour pouvoir jouer une pièce, ce modeste pianiste-là devait la composer lui-même. (Hasse 1993: 37). Ellington était, de plus, passablement inapte à apprendre la musique par les moyens de l’enseignement conventionnel. Jeune homme, il compensa cette carence en fréquentant la salle de billard d’un dénommé Frank Holiday, à Washington. En observant les musiciens qui se tenaient là, en cacassant informellement avec eux, il chopait ce qu’il voulait choper et se constituait un dispositif de mémorisation par praxis et oreille qui ne ressemblait à rien de connu (Old 1996: 28-29). Plus tard, il verra toujours à s’adjoindre des instrumentistes formés musicalement qui, discrètement, lui permettront de contourner les restrictions de sa propre virtuosité ainsi que de sa connaissance fragmentaire de la théorie musicale. Il apprit tôt à couler son jeu pianistique dans le ton et le jeu de l’orchestre qu’il dirigeait (Old 1996: 34). Cela allait déterminer radicalement cette formidable aptitude qu’il a toujours eu à devenir l’accompagnateur de ses accompagnateurs.

CONTRAINTES DES PARTICULARITÉS MUSICALES ET SONORES DE SES INTERPRÈTES. L’orchestre sera donc un instrument absolument crucial pour Ellington. Chacun des solistes du Duke Ellington Orchestra apportait, à des niveaux divers et dans des dimensions distinctes, des éléments musicaux et sonores qui lui étaient propre. Joe «Tricky Sam» Nanton (1904-1946) faisait osciller le son de son trombone grâce à un embout de déboucheur de chiotte faisant sourdine mobile. Barney Bigard (1906-1980) jouait dans le style pur, savant et subtil des clarinettistes créoles néo-orléanais. Harry Carney (1910-1974) avançait la voix profonde et chaude de son saxophone baryton (Frankl 1988: 54-55, Old 1996 : 50-51) tandis que Ben Webster (1909-1973) et Johnny Hodges (1906-1970) se faisaient valoir par leur virtuosité et leur remarquable imagination mélodique. Il fallait combiner tout ça, en faire un ensemble cohérent, complémentaire et efficace. Duke Ellington est incontestablement le chef d’orchestre de Jazz qui a su le mieux fusionner et amalgamer les talents bigarrés et épars de ses instrumentistes, les amenant à devenir les éléments de la machine subtile et complexe comme une horlogerie qui matérialisait minutieusement l’ensemble de ses idées musicales. Le secret: il transformait les défauts et limitations de ses instrumentistes en qualités, en composant autour de leurs points forts. Conséquemment, il n’écrivait que pour son orchestre (Frankl 1988: 63, Hasse 1993: 85). Se posera aussi éventuellement le problème ardu et subtil du travail ponctuel en symposium avec d’autres titans du Jazz. Aux alentours de 1926 son premier clarinettiste sera, pour un temps, le gigantesque Sidney Bechet (1897-1959), de qui Ellington apprendra à se méfier des grosses pointures (Hasse 1993: 81, Dance 1970: 10, 66). Ayant appris de cette courte collaboration que les vedettes trop saillantes peuvent nuire à la dynamique subtile de son orchestre, notamment en préférant leur flamboyance personnelle à l’autorité tranquille du maestro, Ellington ne cultivera plus les grandes rencontres qu’en fin de carrière et, habituellement, alors, comme pianiste soliste (et compositeur du livret). Selon ces modalités, il sera appelé à rencontrer les plus grands: Louis Armstrong (1901-1971), Count Basie (1904-1984), Coleman Hawkins (1904-1969), John Coltrane (1926-1967 — Frankl 1988: 93), Charlie Mingus (1922-1979) et Max Roach (1924-2007).

CONTRAINTES D’ARRANGEMENT ET D’ORCHESTRATION. Tôt dans l’entre-deux-guerres, le Jazz d’inspiration néo-orléanaise va se trouver édulcoré par son contact avec la musique des dancings (Frankl 1988: 42). Priorité sera vite donnée, entre 1923 et 1933, aux arrangements et à l’orchestration (Frankl 1988: 61-62). Il fallait absolument être à la fois simple, catchy et orchestral pour soutenir le volume sonore requis par les bruyantes salles de danse. Et ces dernières ne laissaient pas trop de place à l’élément d’improvisation. Un jour, circa 1917, notre jeune pianiste se fit saquer d’un orchestre de salle de danse parce qu’il avait enjolivé la pièce plutôt que de s’en tenir à la partition (Hasse 1993: 43). La question de l’orchestration et des limitations qu’elle imposait à l’improvisation sera incontournable. Il faudra trouver une solution équilibrée à cet autre problème. Le premier vrai orchestre de Jazz d’Ellington, les Washingtonians, développera sa distinction en composant ses propres arrangements. Il procédera collectivement, originalement, en évitant les orchestrations stéréotypées et convenues qui amenaient les orchestres du temps à tous se ressembler (Hasse 1993: 81-82). Cette approche, combinant composition et improvisation, se maintiendra même lorsque l’orchestre d’Ellington disposera d’un orchestrateur attitré, Billy Strayhorn (1915-1967). Le tableau créatif des grandes années Ellington est le suivant. Ellington ou Strayhorn arrive en studio avec une ligne mélodique qu’il lance au piano. L’orchestre la découvre, la reprend, lui donne un écrin sonore. Les solistes la manipulent, la triturent délicatement, sans excès. Ellington à ce point là ne joue plus. Il écoute et, éventuellement, c’est lui qui saisit la facture conclusive (Berendt 1984: 74-75) et la couche sur papier. Toujours à l’affût des opportunités, il lui arrive alors d’incorporer des éléments plus anciens dans des compositions nouvelles, de recycler du vieux stock rythmique ou mélodique, de se citer, de s’auto-pasticher, de se refaire ou, pour reprendre un terme du jardon musicologique jazzique, de se signifier (Hasse 1993: 39). Mais ses mélodistes sont toujours proches de lui, dans l’aventure composante. Leur son et leur savoir-faire dicte le ton. On se retrouve avec un chef d’orchestre qui ne dirige pas que l’interprétation, mais aussi la composition… La quintessence du Jazz d’orchestre.

CONTRAINTES DE LA COMPÉTITION ET DES CHANGEMENTS DE MODES MUSICALES. Ellington, dès ses premiers enregistrements, se définit dans un dispositif de résistance aux contraintes du genre musical qu’il assume, de l’idiome qu’il porte. Ses tactiques de résistance seront innombrables. Une astuce qu’il cultivera, par exemple, à ses débuts sera de faire les instruments s’imiter et se permuter les uns les autres. On dirait que les instruments se déguisent les uns dans les autres (Stwertka 1994: 59). Il est aussi le premier à ouvertement s’assumer en tant que cette créature paradoxale (Berendt 1984: 78) qu’est le compositeur de Jazz (Old 1996: 59). Cela, entre autres, lui permettait de contrôler, au moins partiellement, ses droits d’auteurs et de bien tenir les ficelles de sa production. Mais cela jouait aussi un rôle créatif cardinal, hautement original dans l’idiome du Jazz. Dès 1931 cependant, il sentira la pression de la pop music sur son art et sera confronté aux résistances du goût du temps et des modes commerciales face à ses innovations musicales (Frankl 1988: 64). C’est cependant seulement vers 1950 que le changement des goûts musicaux et l’apparition de la télévision mettront Ellington dans la position de se trouver daté, au mauvais sens du terme (Old 1996: 6-7). Cette montée en graine commence pourtant insidieusement dès les concerts au Carnegie Hall des années 1940, où les compositions de suites orchestrales du maestro se font pas mal maganer par la critique du temps (Frankl 1988: 81-82). Mais Ellington saura toujours rebondir, perdurer, se soumettre, s’enrichir, se dépouiller, sans jamais trop concéder…

CONTRAINTES DES DÉPARTS DE COLLABORATEURS. C’est pendant la deuxième guerre mondiale que les changements du personnel musical furent les plus déterminants au sein du Duke Ellington Orchestra (Frankl 1988: 82-83). On peut, de fait, ramener les changements les plus importants de l’orchestre de Duke Ellington à sept (Berendt 1984: 77). C’est peu, pour une formation dont l’existence s’est étendue sans interruption sur cinquante ans (1924-1974). Mais ce fut sept crises majeures, suprêmement contraignantes et contrariantes. Sept douloureux moments de mutation et, sept fois sur sept, le grand chef d’orchestre a fait face.

1929: Bubber Miley remplacé par Cootie Williams. Le trompettiste James «Bubber» Miley (1903-1932) est le musicien crucial qui amena Ellington, entre 1924 et 1929, à quitter la musique d’ambiance et à mettre cap franc sur le Jazz (Harisson 1976: 121, Frankl 1988: 50). Il est, après Ellington même, l’instrumentiste qui contribua le plus nettement à la définition durable d’un son ellingtonien (Hasse 1993: 75-77, Old 1996: 50). L’alcoolisme le rend trop tôt inapte à jouer sa trompette correctement et à se tenir sur scène (Old 1996: 65). Il quitte l’orchestre et ne fera plus rien de précis après. À seulement dix-sept ans, le gigantesque Charley «Cootie» Williams (1911-1985) le remplacera, non sans introduire une subtile mais radicale altération des sonorités des cuivres (Old 1996: 66, 90, Dance 1970: 7, 38, 74, 85, 105).

1939: Irving Mills remplacé par Willard Alexander (Tucker 1993: 141). Ce monsieur chic et vif, Irving Mills (1894-1985) fut à la fois un gérant génial et un virulent profiteur (Stwertka 1994: 80-81, Frankl 1988: 48, Old 1996: 52-54, Dance 1970: 69). C’était l’époque où ceux qui contrôlaient la diffusion de la musique en feuille contrôlaient toute l’industrie musicale (Frankl 1988: 47). Irving Mills créa une entreprise avec Ellington qui permit à ce dernier de discrètement consolider son pouvoir sur l’orchestre en ne partageant plus ledit pouvoir qu’avec l’impresario (Old 1996: 66-67). C’est aussi Mills qui se fera le champion institutionnel des compositions originales, dont le copyright ne sera que pour Ellington et lui, réservant les royautés pour eux et personne d’autre (Hasse 1993: 88-92). Ellington se débarrasse finalement d’Irving Mills en troquant ses parts dans l’orchestre de Cab Calloway (1907-1994) contre les parts de Mills dans son propre orchestre (Old 1996: 83). Contraint par les impératifs commerciaux aussi, Ellington fut de fait un homme d’affaire efficace et sans concession. Et pour prendre sa place, il dut discrètement ferrailler, notamment avec Irving Mills.

1940: Cootie Williams remplacé par Ray Nance (qui aussi chantait et jouait le violon). Le trompettiste Cootie Williams quitte éventuellement Ellington pour se commettre avec l’orchestre de Swing de Bennie Goodman (1909-1986). Cootie reviendra sur les vieux jours mais sur le coup, en 1940, l’événement fut considéré comme la manifestation majeure d’un passage de la suprématie du Jazz à la suprématie du Swing. Le si versatile Ray Nance (1913-1976) relèvera brillamment le gant chez Ellington mais l’impact du départ de Williams, notamment sur les auditoires, se fera durement sentir (Dance 1970: 132, 137).

1942: Ivie Anderson remplacée par une succession de chanteuses d’orchestre. Ivie Anderson fut la voix archétypique de l’orchestre d’Ellington, dès 1931 (Ellington 1973: 123-124). Les airs chantés Stormy Weather et Creole Rhapsody restent des moments de vocalisations jazziques remarquables, inimitables. Ivie Anderson (1905-1949) ne fut jamais vraiment remplacée après son départ (Old 1996: 73) causé par l’accentuation chroniques de ses problème d’asthme.

1942: Barney Bigard remplacé par Jimmy Hamilton, avec perte. Clarinettiste créole d’une grande virtuosité, lisant solidement la musique et accompagnant les cuivres sans fausser ni gricher, Barney Bigard (1906-1980) quitte l’orchestre quatorze ans après son intégration en 1927 (Old 1996: 51). Avec lui disparaît l’ultime touche archaïque du son ellingtonien et le seul vrai spécialiste profond de la clarinette, instrument jazzique de souche dont la vie devint si difficile dans les années 1940, sous la pression montante de la popularité des saxophones. Jimmy Hamilton (1917-1994) prit brillamment le relais… mais le mal était fait.

1943: Ben Webster remplacé par Paul Gonsalves. Quand le puissant saxophoniste ténor Ben Webster (1909-1973 — Frankl 1988: 74) passe, lui aussi, à l’orchestre de Benny Goodman, on se met à lui chercher moins un successeur que carrément un imitateur. L’ère de l’orchestre de Duke Ellington se muant tout doucement en sa propre copie carbone se met subrepticement en place. This so-and-so plays just like Ben («Cet epsilon joue exactement comme Ben») est la phrase d’Ellington qui consacre Paul Gonsalves (1920-1974) comme succédané suprême et/ou copycat désespérant de Webster, dont il sait par cœur tous le solos. C’est à Gonsalves que l’on doit le fameux sauvetage commercial de 1956 au Festival de Jazz de Newport qui transforma Diminuendo and Crescendo in Blue en une véritable stupidité musicale, selon le mot sans concession du critique britannique Max Harrison (1976:126) que je seconde vigoureusement parce que maudit que c’est laid ces fameux vingt-sept phrasés de saxophone, lors de ce foutu cabotinage du Festival de Newport qui remit temporairement Ellington sur la carte commerciale (Old 1996: 10-14, Dance 1970: 8, 79, 91-94) et lui valut sa fameuse couverture du Time de 1956.

1951: Sonny Greer remplacé par Louie Bellson auquel succéderont ensuite d’autres batteurs. Plus vieux qu’Ellington de quatre ans, Sonny Greer (1895-1982) est le premier grand percussionniste du Jazz. Oh, lui non plus, ce n’était pas exactement un virtuose, mais la touche distinctive du son ellingtonien lui devait énormément. Mais ici aussi l’alcool, l’inconstance, la mésentente eurent raison de la connexion entre Ellington et ce dernier des Washingtonians d’origine. Il fut remplacé un temps par le flamboyant Louie Bellson (1924-2009), puis par d’autres batteurs tous fort talentueux, qui tinrent le rythme comme pas un… mais qui ne jouèrent plus jamais un peu erratiquement, mystérieusement, avec cette touche exploratoire de je ne sais quoi, comme le faisait si bien Greer (Nicholson 1999 : 23, 30-31, 35-41, 56-57, 61, 95).

Couverture du TIME de 1956

Couverture du TIME de 1956

CONTRAINTES QUANTITATIVES DU DISQUE. Ici, ce qu’il est important de dire c’est que les pièces originales d’Ellington sont de la grande musique magistralement concentrée sur un petit espace de trois minutes, pas plus (Harrison 1976: 128, Hasse 1993: 92-93), mais pas moins non plus (Old 1996: 55). Concentrique et enlevant, Ellington est le roi incontesté de la plage musicale courte. Et… quand la restriction de l’espace sur les disques ne fut plus un problème, notre maestro s’est lancé dans l’aventure des Suites avec un bonheur fort variable (Harrison 1976 : 124-125). En 1948, le disque long-jeu (LP) est inventé. Désormais on dispose d’une demi-heure d’audition avant de devoir retourner le disque (Stwertka 1994: 88-89). La contrainte quantitative du disque vient de voler en éclats et plus rien n’empêchera Ellington de s’étaler, de s’amplifier, de ronfler. Malheureusement, l’auditoire aussi va se mettre à ronfler… Les courtes pièces-synthèses de l’époque héroïque du 78 tours de trois minutes par face sont tellement plus vives et inspirées que les longues interventions symphoniques (Stwertka 1994: 109). Celles-ci, perso, je préfère les faire jouer tout bas, en travaillant, pour m’imprégner de la langueur ellingtonienne, dans une atmosphère implicite, sans trop m’impliquer dans le suivi de la composition et, oui monsieur, toute déférence exclue. C’est contraint dans le temps qu’Ellington se maximalisa comme compositeur et comme instrumentiste. Et, hélas, vice-versa.

CONTRAINTES QUALITATIVES DU DISQUE. Le disque des temps héroïque captait et transmettait un jeu de fréquences très limité. Aussi, ce qui marchait bien en spectacle pouvait bien souvent donner de la merde sur disque (Smith 1992: 55). Souple et bien en contrôle de ses instrumentistes, Ellington, en studio, ajustera son orchestration et l’interprétation aux contraintes limitatives du disque. La technologie du microphone électrique, introduite en 1926, requérait une expertise spécifique et originale qu’Ellington fut un des tous premiers musiciens de l’histoire à dominer (Hasse 1993: 93, Old 1996: 54-55). Il devint ainsi, de facto, un des premiers grands ingénieurs du son… Mais, l’instrument technique étant sans souplesse, c’est l’orchestre qu’on adaptait pour lui faire contourner les écueils du hiss et des déformations dues aux variations du volume sonore. Le disque était si contraignant et peu efficace à cette époque qu’il a failli mourir, vers la fin des années 1920, avec la montée en popularité des remote broadcasts, ces concerts endiablés à ambiance réelle diffusés directement à la radio, depuis les salles de danse (Frankl 1988: 52). Ellington n’en joua pas moins sur les deux tableaux. Les défauts du disque que les autres orchestres subissaient sans pouvoir vraiment s’en défaire se transformèrent en problèmes à résoudre, pour Ellington. Quelques quatre-vingts ans plus tard, on entend clairement la différence de qualité sonore et on jouit sans mélange des solutions musicales qu’il apporta aux problèmes technologiques contraignant l’enregistrement de son temps.

CONTRAINTES DE LA MORT. La mort nous affecte tous comme êtres humains. Mais on parle ici des morts qui tourmentèrent Duke Ellington comme artiste, les pertes de vie qui eurent un impact direct, à la fois catastrophique et fécond, sur son corpus musical et sa créativité versatile de compositeur.

1935: Mort de Daisy Ellington. Ce fut un coup de déprime terrible pour Ellington de perdre sa mère tant aimée (Old 1996: 71) et une petite révolution musicale intérieure en résulta (Smith 1992: 100-101). Cela marqua de fait l’ouverture vers la composition orchestrale, plus longue, plus riche, plus complexe. Reminiscing in tempo qu’il composa dans la douleur de ce deuil prenait initialement quatre côtés de ces gros 78 tours cassants comme des assiettes (Harrison 1976: 122, Old 1996: 81). Il y mit tout ce que sa mère aurait aimé, langueur, douceur, sereine monotonie, tout le raffinement digne de Daisy. Et il y évita tous les excès cabots et malpolis du jungle style. Les aficionados furent déçus. Ils y voyaient du symphonisme mal ficelé et trouvaient cela ennuyeux (Stwertka 1994: 74). Une nouvelle phase de composition s’ouvrait pourtant, sous le choc brutal et lancinant du deuil. Une belle exploration de nouvelles possibilités musicales allait en résulter. Le son ellingtonien prenait une amplitude distincte.

1942: Mort de Jimmy Blanton. Ce jeune surdoué de la contrebasse né en 1918 (Frankl 1988: 75) est découvert par hasard par deux autres musiciens d’Ellington. Toute une aptitude innovative qui enrichissait le travail d’Ellington sera perdue avec la disparition de ce météore si novateur et si précoce (il est mort de la tuberculose). La rencontre fut fugitive mais les plages musicales qu’il nous en reste sont remarquables (Dance 1970: 38). Qui sait ce que l’empathique Duke Ellington serait devenu si la collaboration avec cet instrumentiste de génie avait pu s’approfondir. Mort à 24 ans, Jimmy Blanton est reconnu comme le musicien de Jazz qui fit de la contrebasse un instrument solo à part entière. Ce n’est pas peu dire.

1946: Mort de Joe «Tricky Sam» Nanton. Joe Nanton était avec l’orchestre depuis 1926. Ce remarquable spécialiste des effets de sourdine mobile jouait souvent son trombone comme un bruiteur, imitant des bruits d’animaux, des bébés qui pleurent, des cris d’oiseaux (Hasse 1993: 83-84). Humoriste, intellectuel autodidacte, solide pilier de fidélité et de constance dans toute les crises, il est foudroyé par une crise cardiaque sur scène en 1946, après vingt ans de loyaux services donc. Le tout dernier souvenir du son goguenard grognard des cuivres des années Bubber Miley tombe avec lui.

1967: Mort de Billy Strayhorn. Né en 1915, entré chez Ellington en 1938, le pianiste et compositeur Billy Strayhorn fut un remarquable instrument d’affrontement des contraintes. Vers 1940, comme il n’était pas membre de l’Association américaine des Compositeurs, il ne vit pas ses compositions bannies par les réseaux radiophoniques lors du fameux conflit de 1940-1941 entre elles et ladite Association américaine des Compositeurs. Strayhorn permit donc à Ellington de maintenir un canal de transmission vers la diffusion par les ondes (Stwertka 1994: 80-81) pendant ces années de transition hautement sensibles. En outre, ce petit génie discret et loyal dédoublait littéralement Ellington pour ce qui est justement de la composition, permettant au maître de composer, à travers Strayhorn, tout en faisant les autres choses imposées par les contraintes de l’emploi du temps. Ce fut là une collaboration artistique d’une grande richesse et d’une grande efficacité (Old 1996: 84-85). La courte eulogie que Duke Ellington écrira, les yeux pleins de larmes (Stwertka 1994: 108-109) pour rendre hommage à son ami et collaborateur (reproduite dans Tucker 1993: 504) sera un véritable hymne à la disparition des contraintes: freedom of expression… freedom from self-pity… Et pourtant, la mort (du cancer) de son orchestrateur sera magistralement compensée par une immense et ultime poussée créatrice (Berendt 1984: 80. Dance 1970: 61).

1970: Mort de Johnny Hodges. Né en 1906, le fameux Rabbit («lapin») avait joint l’orchestre de Duke Ellington en 1928. L’un des plus imaginatifs et créatifs instrumentistes de l’histoire du Jazz, ce saxophone alto fut un des artisans cruciaux de la sonorité distinctive et de l’incomparable onctuosité de la langueur ellingtonienne. Il avait tenté de lancer son propre orchestre circa 1951-1955 mais était finalement revenu au bercail ducal, rempilant pour un autre quinze ans (Frankl 1988: 38, Old 1996 : 51). Sa mort tua littéralement le fond du son ellingtonien.

1972: Mort d’Arthur Logan. Médecin personnel de Duke Ellington depuis 1937 et son ami intime dès la première rencontre (Stwertka 1994: 77, Old 1996: 100), ce personnage discret et mystérieux est retrouvé raide, près d’un parc de stationnement à New York. Une mort violente, suicide ou meurtre, le mystère reste entier (Stwertka 1994: 117-118). Ellington, déjà malade, en sera très affecté.

1974: Mort de Duke Ellington. Quand le maestro disparaît, l’aventure musicale est reprise par son fils Mercer Ellington (1919-1996). L’orchestre se survivra à lui-même pour de longues années encore, continuant graduellement de perdre le son d’origine au profit de virtuoses de plus en plus talentueux, ronflants, omnipotents mais vides.

CONSÉQUENCES ANTI-CRÉATIVES DE LA PERTE DES CONTRAINTES. Que dire de plus. Le Duke est mort depuis quarante ans et c’est pas marrant. Et il est finalement capital de comprendre que ce qui a tué son œuvre, ce n’est pas la contrainte, c’est sa disparition. La musique d’Ellington meurt étranglée par l’abondance qu’elle a conquise et la disparition de l’indigence qui l’a vu fleurir. Certaines œuvres meurent anémiées, celle d’Ellington est morte obèse. Toute une théorie de la connaissance et de l’action nous est implicitement enseignée par ce drame magnifique, aussi poignant et triste que le feuilleté subtil du son ellingtonien lui-même…

Sources

BERENDT, Joachim E. (1984), “Duke Ellington”, The Jazz Book, Paladin Books, Granada Publishing, London, pp 74-81.

DANCE, Stanley (1970), The world of Duke Ellington, Da Capo Press, New York, 311 p.

ELLINGTON, Edward Kennedy (1973), Music is my mistress, Da Capo Press, New York, 523 p.

FRANKL, Ron (1988), Duke Ellington – Bandleader and composer, Chelsea House Publisher, Philadelphia, coll. Black Americans of Achievement, 110 p.

HARRISON, Max (1976), “Reflection on some of Duke Ellington’s longer works”, A Jazz Retrospect, Quartet Book, London, pp 121-128.

HASSE, John Edward, (1993), Beyond category – The life and genius of Duke Ellington, Da Capo Press, New York, 479 p.

NICHOLSON, Stuart, (1999), Reminiscing in tempo – A portrait of Duke Ellington, Northeastern University Press, Boston, 538 p.

OLD, Wendy C. (1996), Duke Ellington – Giant of Jazz, Enslow Publishers, Berkeley Heights, New Jersey, coll. African-American biographies 128 p.

SMITH, Kent, (1992), Duke Ellington – Composer and band leader, Melrose Square publishing company, Los Angeles, coll. Black American series, 191 p.

STWERTKA, Eve (1994), Duke Ellington – A life of music, Franklin Watts, New York, coll. Impact Biography, 143 p.

TUCKER, Mark, eds. (1993), The Duke Ellington reader, Oxford University Press, New York – Oxford, 536 p.

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Vidéos

Quarante-trois minute de numéros musicaux, incluant des pièces instrumentales (Sophisticated lady, Caravan, The Mooche, Mood Indigo, The Hawk Talk), et des pièces chantées (Solitude interprétée par un des instrumentistes, I got it bad and that ain’t good interprétée par Ivie Anderson, Flamingo interprétée par un chantre à l’ancienne non identifié), de la claquette afro-américaine, particulièrement clownesque et sentie chez Marie Bryant (1919-1978) et Paul White (sur Bli-Blip), du ballet jazz à l’ancienne (sur Flamingo) et du jitterbug acrobatique (sur Hot chocolate). Duke Ellington, dirigeant son orchestre, fait défiler ses soliste à la queue leu leu, allègrement et sans complexe, parfois même en les appelant nominalement (sur V.I.P.’s Boogie et Hot chocolate), selon cette procédure séquentielle si typique du Jazz. Les premiers numéros datent de 1952 puis, avec l’apparition de Ben Webster puis de Joe Nanton, on recule un petit peu dans le temps jusque circa 1942 ou 1941. Sur le savoureux C Jam Blues, en finale, les contraintes de la petite scénarisation se mettant en place font que l’appel des solistes se fait par une indication écrite au bas de l’écran. Jubilatoire.

Dix minutes d’extraits du court métrage Black and Tan de 1929. Un aperçu, fictif mais fort réaliste, de comment Ellington encadrait un par un ses musiciens, ici il travaille avec Arthur Whetsol (1905-1940) à la trompettes, puis l’orchestre supportant une suite remarquable de numéros dansants (danseurs et danseuses «créoles» particulièrement représentatifs du dispositif qui était en place au Cotton Club circa 1927), puis le magnifique hymne funéraire à la danseuse Fredi Washington (1903-1994), qui, dans ce court scénario mélodramatique, agonise d’une déficience cardiaque pour avoir trop dansé. L’instrumental Black and Tan Fantasy se trouve alors appuyé sur ces étranges et envoûtants choeurs funéraires afro-américains. On cultive ostensiblement le choc entre ce Jazz instrumental encore nouveau et moderniste et ces chants archaïques d’allure dramatiquement atavique. Magnifique.

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Trois fractures dans les postulats de nos classes dominantes

Posted by Ysengrimus sur 15 mai 2014

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Tout va mal. L’économie va mal. Rentrez la tête dans les épaules. Tout va mal. Soyez certains que quand la bourgeoisie vous serine ce message, via ses appareils idéologiques médiatiques et autres, c’est que tout va mal pour elle et qu’elle voudrait bien pouvoir continuer de chevaucher l’âne mort et bien mort du consensus de classes. Ledit consensus de classes, c’est le gobage axiomatique et sans questionnement de ce dogme lancinant de nos strates dominantes quand elles n’en finissent plus de gauler et de pédaler afin que se perpétue sans critique la synonymie structurellement menteuse, de plus en plus fendillée et fallacieuse, entre Économie et Capitalisme. Or les postulats jadis tranquilles de nos susdites classes dominantes prennent en ce moment de fameux coups de semonce. Et cela ne doit pas faire illusion. N’allons pas confondre, comme d’aucun voudraient tant qu’on le fasse, le déclin d’un mode de production spécifique avec la grande capilotade cosmologique de l’intégralité de l’univers social. Sourdement, comme inconsciemment (mais de plus en plus ouvertement), la société civile résiste aux postulats étroits de nos classes dominantes actuelles. Par delà le détail fourmillant des conjonctures nationales et des scandales locaux, dans la poussière flatulente desquels on cherche constamment à noyer et à dissoudre notre attention militante, trois principes tendanciels s’imposent. Depuis la crise financière de 2008, trois fractures cruciales dans les postulats de nos classes dominantes se mettent en place, confusément, réformistement, mais l’un dans l’autre: sans ambivalence et finalement, quand on y regarde avec le bon œil, eh bien, en toute simplicité de tendance aussi. Observons les grandes lignes de la chose.

1-     L’IMPUNITÉ DES FORTUNES: POURCHASSÉE. Un des grands postulats bourgeois, c’est l’impunité des fortunes. L’accapareur privé considère que les immenses portions du bien collectif qu’il a détourné, à son avantage impudent, lui appartiennent. Les confettis qu’il retourne à la vie sociale sous forme d’impôts et de taxes lui apparaissent comme autant de manifestations de je ne sais quelle raideur dictatoriale de ses propres sous-offs. Le grand bourgeois juge, en conscience, qu’il n’a pas à prendre la moindre responsabilité sociale. Le monde est son jardin et c’est à la plèbe de payer pour les hostos, les infrastructures urbaines, le transport public et les écoles… de la plèbe. Aussi, le bourgeois préconise et valorise un espace national peu taxant. Ne le trouvant plus guère, il déménage, sans rendre de compte à quiconque, le siège social de son conglomérat aux Bahamas ou à Oman et considère que ces points de contacts plus conciliants avec cet impondérable qu’est le monde social lui reviennent de droit. La notion de paradis fiscal est une notion fondamentalement bourgeoise. De fait, la bourgeoisie conceptualise un paradis fiscal comme elle conceptualiserait un paradis tropical: un heureux phénomène météo duquel trois clics d’ordi vous permettent de bénéficier, sans complexe et sans arrière-pensée. Or le paradis fiscal subit, aux jours d’aujourd’hui, une attaque sans précédent dans l’Histoire des grands états. Sa disparition est désormais ouvertement envisagée. La Suisse est sur le point de perdre le secret bancaire. Le caractère à la fois opaque et sourdement consensuel de l’impunité des fortunes est remis en question avec une radicalité inégalée et ce, par delà les clivages politiciens de façade. Oh, cela prend encore la forme obscure et bourgeoise d’une systématisation de la fameuse rapacité du percepteur. Mais il n’y a pas à se mentir ici. L’offensive sur le secret des immenses fortunes «privées» du monde est frontale et irréversible. Une tendance au ré-équilibrage de la répartition des richesses, timidement, s’y esquisse. La propriété privée des douloureux résultats de la production collective est dans la mire.

2-     LE HAUT COPINAGE DE CLASSE: COMPROMIS. La guerre interne du capitalisme, déjà discutée, se poursuit, implacable. Elle se creuse tant et autant que la crise du capitalisme même se creuse. La plus grande entreprise de pillage aurifère au monde (une entreprise canadienne, pour l’anecdote) vient de sonner une fameuse de fin de récré, historique dans sa tonitruance. Son conseil d’administration entendait donner une prime d’embauche de douze millions de dollars au trèfle qu’il venait, en toute connivence, de se donner comme P.D.G. Il s’agissait simplement de faire avaliser la manœuvre de copinage pharaonique, toute classique au demeurant, par les actionnaires. Patatras! Ceux-ci ont dit non. Non seulement ils ont refusé cette prime d’entrée (whatever that is!) à ce personnage spécifique, un upper manager fallacieusement salvateur de plus, mais les susdits actionnaires ont exigé que les membres du conseil d’administration ayant voté cette prime démissionnent. Coup de tonnerre dans le monde de la finance. Les moutons actionnaires sont encore partants pour brouter l’herbe prolétarienne mais ils ne veulent plus se faire tondre par le berger, de plus en plus gourmand, de l’administration entrepreneuriale. Et désormais un haut cadre qui vote une prime à un tit-copain risque non seulement de se faire mettre ouvertement devant son absence de pouvoir effectif mais, qui plus est, il risque sa tête. Le haut copinage de classe, avatar ouvertement décadent et insensiblement cynique s’il en fut, est grippé, compromis. Oh, certes cela se fait encore au nom d’une meilleure répartition du foin entre investisseurs et corps administratifs du capitalisme (le gonflement gangréneux de ce dernier n’est pas un vain symptôme – il s’en faut de beaucoup) mais… il y a un peu de l’idée communarde des cadres révocables en tous temps et sans privilèges particuliers qui dort en germe, là dedans. Sans compter le discrédit sans équivoque de l’idée, très mentionnée par les temps qui courent, de collusion

3-     L’EXTORSION DE LA PLUS-VALUE: ÉBRANLÉE. Le moyeu central du capitalisme reste l’extorsion de la plus-value dont les traces empiriques les plus évidentes sont la recherche, assoiffée et sans vergogne, de masses de travailleurs moins demandants en matière de salaires et de charges. Le mirage faussaire du capitalisme équitable représente déjà une manière de manifestation, bien timide, bien bourgeoise, d’un net rejet de l’exploitation cynique et rétrograde de travailleurs (hommes, femmes, enfants) dont les ateliers leur tombe dessus au DanLaDèche, les écrabouillant et éclaboussant de leur sang les entreprises occidentales commises dans ces sweat-shops dantesques. Les susdites entreprises farfouillant la main dans le sac malodorant de ce type profondément discrédité d’exploitation se cachent, se planquent et, lorsqu’on leur lève la cagoule, elles arrosent le problème de compensations et ristournes diverses qui montrent bien que l’extorsion de la plus-value n’a plus le pignon sur rue qu’elle a eu. Puis, un petit jour ordinaire, comme ça, dans un petit pays occidental pas plus gros que ça (le Canada, pour l’anecdote), quarante-cinq employés de banque, en sursis d’être mis à pied, sont priés de former les quarante-cinq travailleurs temporaires du tiers-monde venus leur succéder à plus petit tarif. Gigantesque tollé national. Fracture qualitative. Paille qui casse le dos du chameau. Goutte d’eau, vase, etc… Il ne s’agit pas ici de postes «redondants» mais bien de quarante-cinq positions toujours actives sur lesquelles on entend simplement abaisser quarante-cinq fois le compteur d’extorsion. Devant la protestation sentie, profonde, généralisée (et, notons le au passage: bien plus exempte de cette petite xénophobie discréditante que la bourgeoisie ne l’aurait souhaité), la banque en question, qui risque de voir ses clients se débiner en bloc, s’empresse de rétropédaler. Même le gouvernement du petit pays en question, gouvernement pourtant bien bleu blême et réac jusqu’au trognon, est obligé de s’engager à ce que l’embauche de travailleurs temporaires originaires du tiers-monde ne se fasse pas à des tarifs plus parcimonieux que les tarifs avec lesquels on compense les exploités locaux. Bon, c’est pas encore la lutte des classes ouverte, mais il reste bien que la société civile qui ahane et aboie ne fait plus automatiquement consensus en faveur de l’exploiteur.

Alors, dites-moi un peu: que fait une grande bourgeoisie, déjà semi-ruinée par sa propre incompétence productive et financière, si un consensus social massif se met, de plus, en plus, comme implicitement, en trois fractures patentes des postulats anciens, à la priver à la fois de l’îlot fiscal ou planquer son ultime butin, du corps administratif pour alimenter ses indispensables connivences pécuniaires, et des mécanismes sociaux lui permettant d’extorquer la cruciale plus-value prolétarienne. Bien, hum… cette classe dominante aux abois, elle s’exclame sur l’agora et sur tous les tons: Tout va mal. L’économie va mal. Rentrez la tête dans les épaules. Tout va mal, en faisant d’amples mouvements de chef d’orchestre, espérant ainsi entraîner, encore un temps, la civilisation qu’elle parasite ouvertement dans le sillage stérile de son cul-de-sac directif, lui-même inexorablement étranglé par les tensions de l’Histoire. Les forces contraires —colossales— s’accumulent pourtant devant cette classe dirigeante, au bord du déclassement. Il ne manque plus à ces tendances, latentes, délétères, volatiles, de sentir craquer le spark révolutionnaire. Les conditions s’approchent. Comme disait Mao: une étincelle peut mettre le feu à toute une plaine.

Et vive le beau mois de Mai…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Le confirmationnisme

Posted by Ysengrimus sur 7 mai 2014

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Il fut un temps (ma jeunesse!) où la pensée critique, notamment celle engageant des remises en question de nature sociopolitique et/ou sociohistorique, ne rencontrait jamais qu’une seule objection: la répression. Tout débat d’analyse se jouait sur le mode de la lutte ouverte et les pouvoirs répondaient à leurs objecteurs en les faisant tout simplement taire. Cela existe toujours, indubitablement, quoique, souvent, sur un mode plus feutré. Mais à la répression directe, frontale, assumée, s’est ajouté un tout nouveau jet d’encre doctrinal, remplaçant sciemment le répressif par l’argumentatif. C’est la Théorie de la Confirmation. Révolution des savoirs, interdit d’interdire et explosion des dispositifs d’information aidant, la pensée critique voit maintenant une pensée anti-critique s’articuler, se déployer, relever le gant, occuper le terrain.

J’appelle confirmationnisme une attitude descriptive visant à remettre sur pied la version convenue de l’analyse d’une situation sociopolitique ou sociohistorique donnée, en affectant de critiquer ceux qui la critiquèrent et ce, en se comportant comme si la version critique ou alternative se devait, comme urgemment, d’être dessoudée (debunked). Le confirmationnisme est une anti-critique post-critique. Son intervention, toujours réactive, est faussement innovante. En fait, tout ce qu’il fait, c’est remettre la version convenue sur pied, sans approfondissement original, mais en la rendant habituellement plus difficilement critiquable qu’auparavant. Toute l’apparence d’approfondissement du confirmationnisme provient en fait, par effet de rebond intellectuel, des analyses critiques qu’il cherche à parer. Le confirmationnisme est un colmatage descriptif et un verrouillage argumentatif, sans plus.

Commémoratif jusqu’au bout des ongles, on peut fournir, par exemple et pour exemple, l’exemple (entre mille) du documentaire THE KENNEDY ASSASSINATION: BEYOND CONSPIRACY, de la BBC (2003), qui reste, à ce jour, l’articulation la plus achevée de la version confirmationniste de l’explication de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy (bien noter, justement, le beyond…). Un tireur isolé, le «marxiste» Lee Harvey Oswald, a fait le coup dans l’ambiance exacerbée de la Guerre Froide, par strictes convictions personnelles (sans implication soviétique ou cubaine) et par narcissisme romantique exacerbé (le documentaire fournit une biographie troublante et détaillée d’Oswald). Il fut ensuite tué par un tenancier de cabaret d’effeuilleuses impulsif, Jack Ruby, qui voulait venger le président. L’exposé de cette remise sur rail de la version convenue des choses est brillant, crédible, indubitablement convainquant et il contrebalance solidement et efficacement la thèse d’un assassinat politique de nature intérieure impliquant plusieurs tireurs. Les dimensions politique (la Guerre Froide, entre autres) et même artistique (le film JFK de 1991 d’Olivier Stone, avec Kevin Costner) sont analysées, toujours dans l’angle confirmationniste. L’idée d’une «conspiration d’assassins» est donnée ici, en gros, comme une croyance collective, frondeuse, années-soixantarde, relayée et futilement perpétuée par quelques tribuns politiques et des artistes. Il faut visionner cet exposé confortablement articulé d’une heure trente (en anglais) pour prendre la mesure du degré de perfectionnement acquis désormais par le discours des anticorps conformistes. On a ici une application imparable de la Théorie de la Confirmation.

Bon, alors, comment fonctionne le confirmationnisme, cette anti-critique contemporaine, de plus en plus répandue, résolue et active? Je dégage cinq facettes à son modus operandi:

1-     Isoler et parcelliser l’événement analysé. Le confirmationnisme dispose confortablement des postulats de la version convenue des choses. Ceux–ci sont sur place, disponibles à chaque point du développement. Il s’agit donc de reprendre ces derniers, de façon étapiste et isolée (surtout isolée d’un tableau sociopolitique ou sociohistorique général), de les enrichir et de les étayer, en monade, pas à pas. On rebâtit calmement cette version des choses dont aucun des morceaux ne manque vu qu’elle était déjà là, avant qu’on ose la questionner. En affectant de tout revoir, de tout astiquer, de tout mettre à plat, comme en s’adressant à un auditoire qui n’aurait pas bien compris, on reprend, insidieusement et sans les nommer ouvertement, les arguments de la version critique qu’on attaque en douce, en en faisant les nouvelles étapes d’un développement neutre en apparence, discrètement influencé par la critique en fait. Le déploiement est donc solidement crypto-argumentatif. La charpente invisible de la version critique le balise. Une par une, monade par monade, les idées reçues, inévitablement présentes à l’esprit, comme lancinantes, retombent en place et la calme sagesse revient. Il s’agit de confirmer et d’étayer, froidement, sereinement, en laissant l’énervement dialectique et le beau risque de l’originalité juvénile, bouillante et tirailleuse se tortiller dans les pattes de l’objecteur, éventuel ou réel.

2-     Prestige et crédibilité implicite des sources conventionnelles. Le confirmationnisme est fondamentalement un conformisme. Il mise sur notre bonne vieille fibre conservatrice et scolastique. Vous pouvez être assurés qu’une description confirmationniste des faits verra à ouvertement (mais toujours discrètement, hein, sans tapage ostensible, comme quelque chose allant de soi) citer une batterie de sources rassurantes et confortantes. Le New York Times, la revue Times, la BBC, National Geographic, Anderson Cooper, le journal Le Monde. On évitera pudiquement certaines sources d’informations senties comme excessivement suspectes ou matamores: Wikipédia, la CIA, Voice of America, Michael Moore, Al Jazeera, et, bien sûr, nos bons vieux soviétiques, dont le fond de commerce ès discrédit reste toujours indécrottablement intact. Ronald Reagan reste un président de qui rien de faux ne peut sortir et Richard Nixon un président de qui rien de vrai ne peut sortir. On utilise ces deux sources à l’avenant, quand c’est possible. Un corollaire patent de cette citation compulsive et doucereusement ronflante de toutes les sources trado comme implicitement valides, sans recul ni questionnement sérieux, c’est la mobilisation ad hominem des éléments de discrédit afférents. Ainsi si votre penseur critique ou votre objecteur alternatif est un citoyen ou une citoyenne ordinaire, s’il est une sorte de franc-tireur et n’est pas bardé de diplômes ou de distinctions, s’il n’a que ses bras noueux, ses jarrets noirs et son intelligence de charbonnier, d’altermondialiste ou de syndicaliste, à brandir pour revendiquer une analyse citoyenne ou alternative d’un fait donné, on contourne prudemment ses arguments (surtout s’ils sont solides) et on l’attaque, lui ou elle. Jugeant l’arbre à son pedigree plutôt qu’à ses fruits, on nie très calmement à ce citoyen roturier le droit à la parole, sans se gêner pour lui signifier qu’il ne fait tout simplement pas partie du cercle des maîtres penseurs. Oui, on en est encore là. On en est revenus là.

3-     Ignorance ouverte ou simplification caricaturale de la version critique. Le discours confirmationniste reste un discours institutionnel et affecter d’ignorer l’existence d’une critique alternative des faits reste un réflexe, justement institutionnel, vieux comme le monde. Même quand certaines analyses critiques alternatives d’un événement ont pignon sur rue et gagnent solidement en crédibilité, les instances confirmationnistes, les journaux et la téloche notamment, n’en parlent tout simplement pas. C’est comme si ça n’existait pas. Si l’explosion de l’internet a pu, un temps, faire croire à une disparition de cette propagande par le silence, force est de constater que l’ordre établi s’est singulièrement ressaisi. Soif de visibilité et twitto-narcissisme obligent, le fameux journalisme citoyen se transforme graduellement en un gros télex des pouvoirs de communication conventionnels. La loi du silence dans le tapage s’y restaure, doucement mais implacablement. Si, la mort dans l’âme, le confirmationnisme se doit d’en venir à faire mention explicitement de la version critique alternative de l’événement, ce sera alors pour la désosser, la désarmaturer, y faire un cherrypick sélectif de traits épars, n’en retenir que les éléments les plus aisément caricaturables et susceptibles d’alimenter la cyber-vindicte implicite qui, elle, n’en rate pas une pour démarrer au quart de tour.

4-     Expansion hypertrophiante de la notion de «Théorie de la Conspiration». Ici, calmons-nous un peu et souvenons nous de la fameuse Commission Trilatérale de notre jeunesse, instance bouffonnement occulte mais surtout obligatoirement OMNIPOTENTE (sans concession aucune — ceci NB). Nos Théoriciens de la Confirmation sont bien prompts, au jour d’aujourd’hui, à oublier que le vrai conspirationnisme du cru pose toujours l’instance qu’il mythologise comme intégralement démiurgique sur le tout du développement historique. Une vraie Théorie de la Conspiration est une analyse fondamentalement totalitaire, une parano absolue, ronde, entière et sans aspérité. Elle postule que l’intégralité des événements historiques, incluant les crises et tout ce qui éclate sans avertir, est froidement décidé par une instance occulte de prédilection (Commission Trilatérale, Groupe Bilderberg, Secte des Illuminati, Sages de Sion, Rosicruciens, Templierspick your favorite, il en faut une en tout cas). Or, le confirmationnisme actuel importe massivement le ridicule paranoïaque de la Théorie de la Conspiration, tout en l’éviscérant de son contenu essentiel. Le programme confirmo ne retient de l’illusion conspiro que ce qui sert sa propre démarche de salissage: la grogne sceptique, le rejet réflexe de l’analyse superficielle des choses, l’ardeur critique en pétarades et la méfiance envers l’ordre établi. Tant et tant que, pour la vision désormais imposée par la Théorie de la Confirmation, quiconque doute un tant soi peu de la version officielle des choses est aussitôt un conspiro hirsute et farfelu. Et pourtant, le citoyen averti n’a pas besoin de croire, mythiquement, de par je ne sais quelle envolée parano stérile et si aisément discréditable, en quelque société secrète mégalo pour flairer le musc banal et peu reluisant de la magouille généralisée. Il est de ces chausse-trappes sociologiques et on en a une vraie bonne ici: la Théorie de la Conspiration 2.0, version édulcorée, multiforme et tout usage. C’est rendu aujourd’hui que la moindre observation critique est immédiatement étiquetée conspiro. Il y a là un baillonnage évident de la subversion intellectuelle collective qui ne dit pas son nom et qui ne se gêne pas pour ratisser large. Conformisme trouillard oblige, oser dénoncer une conspiration (une vraie, une toute petite, une ordinaire, une conspiration avec un petit «c») devient de nos jours un exercice risqué, un effroyable flux d’arguties, plus nuisible pour l’image de celui qui le fait que pour l’activité de celui qui conspira. C’est tout de même un monde.

5-     Se réclamer de la «science» et des «scientifiques». La Théorie de la Confirmation est très ouvertement scientiste. Elle se réclame tapageusement de la «science», souvent d’ailleurs plutôt les sciences de la nature, hein. Les sciences humaines et sociales ne font habituellement pas partie de son fond de commerce prestige (on connaît la chanson: Darwin est partout, Marx est nulle part). Le confirmationnisme se donne donc comme professant des «faits scientifiques», en imputant, très ouvertement, les «croyances» et les «opinions» à ses objecteurs critiques. Il argumente ouvertement ainsi, très abruptement, malgré le fait que le caractère scientifique de ses assertions est souvent hautement questionnable. Par dessus le tas, le confirmo n’est pas une seconde foutu, en plus, de s’aviser du fait que la science est, de fait, en crise. Bien oui… force est d’observer que la «science» contemporaine barbotte pas mal son grand œuvre. Elle peint des petites souris au crayon feutre en faisant passer ça pour de la greffe de peau, pour obtenir les subventions. Elle prouve «chimiquement» qu’il n’y a pas de corrélation entre tabac et cancer. Elle se crochit comme un croupion au service des intérêts industriels et politiques. En un mot: elle existe socialement. De plus, une somme phénoménale de ce qu’on nomme «science», dans le discours confirmo comme ailleurs, n’est jamais que technique, technicité, plomberie. Chers confirmationnistes, votre «science», elle ment. Elle sert ses employeurs et ses maîtres, elle n’est pas indépendante, abstraite, angélique, laborantine. Elle se déguise en vérité, mais n’est qu’un dogmatisme servile positionnant dans le champ une certaine version des choses. Et, ce que vous percevez comme une absence de débat vite clos par la science, n’est que le reflet, dans votre esprit, des certitudes de ce dogmatisme et de cette version. Douter, investiguer, ne jamais trop se fier aux connaissances indirectes, au diktats, à la fausse neutralité des sources, voilà pourtant le fondement radical de toute science. Qu’avez-vous fait de cette attitude? Vous l’avez ligotée, pour servir tous les pouvoirs et toutes les docilités.

Telle est la tactique d’attaque des confirmationnistes. Ils ont compris que le ridicule ne tue pas. Pire, il congèle, il intimide, il effarouche. On n’approche donc plus la pensée critique avec une matraque. On l’englue dans la gadoue onctueuse du dénigrement raisonné. Faites l’expérience. Essayez-vous à critiquer la version reçue des choses, sans parano totalisante, en toute sincérité, ponctuellement, juste pour la vraie raison honnête qui vous motive: vous la sentez pas et trouvez que ça cloche, un peu ou pas mal. Les confirmos vont se rameuter en rafale. Ils sont collants comme des mouches, en prime. Vous allez vite observer que la nuée grouillante des arguties de la Théorie de la Confirmation vous attend dans le tournant. Libre pensée, vous disiez? Conformisme lourdingue, oui…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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RAGE DEDANS (Caroline Mongeau)

Posted by Ysengrimus sur 1 mai 2014

Rage-dedans-Mongeau

Nous avons fait un bout de chemin
En changeant ce monde
À notre faim.

(extrait du poème Au hasard)

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Dans ce recueil vif, poignant, coupant comme une lame, rissolant comme un acide, Caroline Mongeau nous éclabousse d’une poésie sociale qui, sans complexe ni minauderie, sans concession ni compromission, approche la crise contemporaine frontalement, sur le mode de l’intellectuel brechtien. J’entends par là que, comme Bertolt Brecht, dont la versification libre et claquante n’est d’ailleurs pas sans parenté avec celle de Caroline Mongeau, cette dernière voit et mire le drame des déchéances sociales qu’elle dénonce, principalement de l’extérieur. Elle regarde le clochard affamé du point de vue de celle qui mange encore sous un toit, elle regarde l’immigrant du point de vue de la citadine du pays où il immigre, elle regarde l’enfant soldat et sa guerre du point de vue de la payse du pays en paix, elle regarde son ancêtre esquimau déporté du point de vue transit de sa descendante métissée qui ne l’a pas suivi, elle regarde l’enfant béant, en partance, du point de vue de l’adulte comblé, arrivé. Et, comme l’intellectuel brechtien donc, elle nous interpelle, nous, son entourage de classe, et met en question et à la question l’illégitimité fondamentale de toutes nos prospérités illusoires et myopies veules. La poétesse (nous) dit alors ici:

Notre responsabilité
Nous devons la digérer
Bien assis dans notre conformité
Et notre modernité.
Impossible d’oublier
Notre part de responsabilité
Car ne rien dire
Signifie approuver
Ne veut pas dire ignorer!

(extrait du poème Enfants soldats)

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C’est une révolte du fond du ventre, ferme et sourde, devenue colère éclatante, percutante, en ce sens que c’est une solidarité en révolte contre ces injustices, gluantes et durables, qu’on ne peut tout simplement plus ignorer. C’est aussi un impitoyable reflux de l’archaïque, de l’oublié, du refoulé, de l’infantile, du marginalisé, du bazardé, du périphérique. L’inaptitude salvatrice des cultures minorisées (ouvertement immigrantes ou subrepticement occupées) à se laisser uniformiser, assimiler, lessiver, aseptiser, cerner, fait ici l’objet d’une attention respectueuse et d’une récurrence indéfectible du chant solidaire. David québécoise, la poétesse connaît bien le poids onctueux et suavement ethnocidaire de tous nos Goliath. C’est un cri résistant, aussi pratique que théorique, aussi empathique que cohérent, qui monte ici. C’est la permanence cuisante du traumatisme partagé, senti, rejoint, dans le réceptacle d’une empathie sociale et sociétale de tête pensante, qui est aussi la communion des entrailles et de la psyché profonde d’une femme. C’est, aussi, qu’on sent la poésie femme à chaque instant, à chaque tournant, chez Caroline Mongeau. On s’imprègne, s’imbibe, de sa spécificité féminine irréductible et irradiante, des particularités sororales de sa lecture du monde, de la lancinance ancienne de sa blessure.

Blessure

Maison de poupée
Jeux du passé
Pour oublier
La vérité.

Celle des blessures
Celles des injures
Cœur volé
Hymen déchiré

Maison de papier
Abri déchiré
Poupée brisée
Enfance jetée
Dans un coin oubliée
À jamais perturbée.

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Ne vous attendez à rien de convenu, rien de froufroutant, rien de facile. J’ai bien un peu pensé à Prévert, à Maïakovski et (redisons-le) à Brecht, mais c’est de par ce que ces trois chiens hurleurs ont en eux qui n’acceptera pas de s’empoussiérer sur la tablette à bibelots de notre culture de metteurs en petites cases, d’escamoteurs de crises et de cacheurs de plaies. On pense aussi, fort aisément, tout simplement, à toute une tradition de chant protestataire. De fait, ici, plusieurs de ces poèmes ont un refrain et des couplets, et ne demanderaient rien à personne pour se voir mettre en musique… avec un tambour de charge en section rythmique, éventuellement. Caroline Mongeau nous scande, sans faillir, que tout ce qui est onctueux et sucré dans notre beau petit monde propret est irrémédiablement souillé de la sueur et du sang de ces hommes et de ces femmes que NOUS cassons, à casser la canne à sucre. Une fois pour toute, une fois de plus, une voix dit: c’est assez. Il faut se conscientiser. Il faut écouter le bruit rocailleux, assourdissant, de cette poéticité dérangeante, qui ne veut pas nous laisser dormir tranquille. Il faut réfléchir et lire. Il faut descendre dans cette fosse brumeuse, passablement fétide au demeurent, du puisard du fond de nous, et retrouver d’urgence la si cuisante rage dedans

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Caroline Mongeau, Rage dedans, Montréal, ÉLP éditeur, 2012, formats ePub ou Mobi

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