Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for août 2018

Vingt proverbes arabes

Posted by Ysengrimus sur 21 août 2018

Le Souk, par Elizabeth Carolan

Le Souk, par Elizabeth Carolan

 

Nous avons tous un détracteur et un adulateur.

 

Je préfère l’inimitié du sage à l’amitié de l’ignorant.

 

Aime et montre. Hais et cache.

 

La constance des injustices fait la justice.

 

Les conjectures du sage sont préférables aux certitudes de l’ignorant.

 

Une perte évidente est préférable à un profit lointain.

 

Le voleur prudent ne dérobe rien dans la rue qu’il habite.

 

Jette de la boue sur un mur. Soit elle restera collée, soit elle laissera une trace…

 

Seule ta main arrivera à essuyer les larmes de ton visage.

 

Celui qui mange le miel doit envisager la piqûre des abeilles.

 

Si deux personnes te disent que ta tête n’est plus sur tes épaules, tâte la donc…

 

Traite ton fils adulte comme ton frère.

 

Un oiseau dans ma main plutôt que dix sur un arbre.

 

Quand tu frappes, blesse. Quand tu nourris, rassasie.

 

Il voudrait un chat en bois qui attrape les souris et ne mange pas.

 

Si tu es aimé du capitaine, tu peux t’essuyer les mains dans les voiles.

 

Tu me parles d’un poisson qui crachait du feu. Je te réponds que l’eau où il vit aurait éteint les flammes.

 

Les peuples ont la religion de leurs rois.

 

Le rassasié rompt le pain bien trop lentement pour l’affamé.

 

Qui vivra verra mais qui voyagera verra d’avantage.

 

 

Source: Joseph Hankí (1998), ARABIC PROVERBS, with side by side English translations, Hippocrene books, New York, 129 p. [les traductions françaises sont de Paul Laurendeau]

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Le feuilleton qui me fit visualiser Ulysse

Posted by Ysengrimus sur 15 août 2018

odyssee-franco-rossi

L’Odissea (L’Odyssée) de Franco Rossi a cinquante ans cette année (1968). Je l’ai découvert perso en 1970 à la télévision canadienne. J’avais alors douze ans. Je l’ai revu récemment. Ça a pas pris une ride. Je vais quand même pas vous résumer le grand poème d’Homère, que suit vraiment assez fidèlement ce feuilleton de six heures (diffusé au Canada à l’époque dans la version de quatre épisodes d’une heure trente). Je vais donc plutôt formuler ici, l’œil attendri, le traitement de la question que ce magnifique regard télévisuel me légua, pour toujours.

Ulysse (joué par Bekim Fehmiu) est au départ un homme secret. Il est fourbe et rusé. C’est là sa marque de commerce. Esquinté par toutes ses mésaventures en mer, il ment sur tout, surtout sur son identité. Le traumatisme clef de cette option, c’est sa coûteuse victoire sur le cyclope Polyphème. Ulysse, mobilisant une astuce restée célèbre, a alors prétendu que son nom était Personne. Quand Polyphème, l’œil crevé par Ulysse et ses marins, crie à ses comparses cyclopes qu’il est tourmenté par… Personne, ceux-ci ne viennent pas l’aider et Ulysse et ses compagnons peuvent s’échapper. L’épisode classique du cheval de Troie (magnifiquement présenté dans ce feuilleton) se trouve solidifié par la mésaventure avec le cyclope. À la tactique de traître pour entrer dans Troie répond la traîtresse tactique pour sortir de la caverne du cyclope. Ulysse se définit fondamentalement dans la duplicité. Sa force, c’est sa ruse.

Sauf que les Phéaciens ne l’entendent pas de cette oreille. Il faut se mettre à leur place cinq minutes. Arrive sur leurs côtes, depuis l’île de la nymphe Calypso, un type solitaire en radeau. Il a un port régalien, se bat en tournoi comme un guerrier aguerri et connaît visiblement tous les gestus comportementaux et oratoires d’un grand politique. Il se donne pourtant comme un voyageur ordinaire, un pauvre epsilon naufragé. C’est pas crédible. La curiosité des Phéaciens est titillée. Leur sens critique est mis en alerte. Qui est ce perso sorti de nulle part et quelle est la signification de son sort? Est-il coupable de quelque fourberie, comme toute sa duplicité semble le télégraphier au max ou est-il la victime fortuite de l’acharnement des dieux (notamment du dieu des mers, Poséidon, papa furax du cyclope Polyphème). Comme Ulysse réclame que les Phéaciens le reconduisent par navire en son royaume d’Ithaque, enfin proche, ces derniers doivent arrêter une décision sur les mérites et démérites de l’inconnu qui, lui, va devoir se révéler, se raconter. Ainsi, d’une façon toute originale, l’homérique Odyssée prend donc la forme de l’interrogatoire d’Ulysse par le roi, la reine, la princesse phéaciens et leur conseil de sages. La force de ce traitement en interrogatoires et questionnements successifs doit alors beaucoup, ici, aux regards de Barbara Bach (qui joue Nausicaa, fille du roi Alcinoos) et de Marina Berti (qui joue la reine des Phéaciens, Arété, mère de Nausicaa). Ces deux actrices de soutien remarquables font absolument tout avec leurs yeux. C’est devant ces deux regards extraordinaires qu’Ulysse, par dégradés, finira par se révéler.

 

Nausicaa (Barbara Bach) dont le regard dévorant fera jaillir des pans entiers du récit d’Ulysse

Nausicaa (Barbara Bach) dont le regard dévorant fera jaillir des pans entiers du récit d’Ulysse

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Ulysse parle d’abord de ses rapports avec les humains puis, sous l’insistance tranquille mais solide de la reine Arété, il finit par avouer ses interactions avec les êtres surnaturels. Ce sont surtout elles qui comptent puisque ce sont elles qui, au bout des courses, permettront d’arrêter le sort moral du mystérieux voyageur. On découvre alors qu’heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage au sein d’une tumultueuse succession de séquences de fantasmes masculins, les sirènes, la nymphe Calypso, l’enchanteresse Circé, j’en passe et des meilleures. Avouons-le platement, le gars est un petit peu hors-jeu quand même. Jugez-en, chronologie en main. Sur ses dix ans de dérive maritime, il en passe sept chez la nymphe Calypso, une chez l’enchanteresse Circé. On se doute bien qu’ils n’ont pas du se contenter de jouer au parchési. Cela ne lui laisse que deux petites années pour enfiler les uns après les autres tous ses déboires supplémentaires, âmes du royaume des morts, lotophages, sirènes, cyclopes, Éole, taureaux noir du dieu Soleil et Alii. Dans sa substance la plus consistante, l’histoire de l’Odyssée s’avère de fait une succession d’idylles idylliques, si vous me passez le pléonasme, sur des îles désertes ensoleillées, avec des femmes magiques. Les yeux d’Arété et de Nausicaa n’en finissent plus de s’écarquiller. Mais l’un dans l’autre, ici, c’est quand même un peu inévitablement à Pénélope qu’on pense. Passer vingt ans à faire et défaire, sous syndrome de Pénélope aiguë, la toile funéraire d’un gars qui, en plus, est encore en vie (le père d’Ulysse qu’on retrouve à la fin), pendant qu’une bande de cochons font la surboume dans les grandes salles de votre palais, c’est quand même autre chose que de s’éclater dans l’intimité en buvant les boissons oniroido-euphorisantes de l’enchanteresse Circé. Toujours aux mêmes de rigoler.

On découvre aussi qu’Ulysse fonctionne comme une sorte de Prométhée de petit calibre. Il défie les dieux et la fatalité, par ses initiatives transversales. Cela complique considérablement son sort et ses rapports à ses compagnons. Ce roi guerrier est-il coupable envers les hommes ou envers les dieux? Est-il la cause industrieuse et active de ses propres malheurs ou le sort s’est il acharné contre lui, malgré son être et ses mérites? Le roi Alcinoos conclura finalement à cette seconde explication. Ce gars a fait ce qu’il avait à faire dans la guerre de Troie. Il a ensuite perdu tous ses compagnons, à cause du hasard des tempêtes et des caprices divins. Comme chef et comme marin, il a tout fait pour sauver ses sbires. Il a charmé Éole, dieu des vents, l’amenant à enfermer les vents contraires dans une outre. Et en rade du port d’Ithaque, ce sont ses hommes qui ont crevé l’outre, la prenant pour une poche aux trésors. Ulysse a fait ce qu’il a pu, face aux éléments et aux facteurs humains qui lui furent tous contraires. Bilan du tout du topo: non coupable.

On reconduit donc le digne voyageur en sa terre d’Ithaque (les grands yeux de Nausicaa deviennent alors tout tristes — osons espérer que son père ne renvoie pas Ulysse à Ithaque juste pour éviter qu’elle ne s’en entiche encore plus… mais allez savoir les motivations secrètes des papas et des hommes). Sur Ithaque, c’est la valse duplicité qui reprend. Ulysse entre en son royaume par la bande. Sa déesse lige, Athéna, lui apparaît sous la forme d’un jeune berger androgyne (qui avait presque mon âge en 1970 et dont je suis tombé instantanément amoureux pour toujours alors que le plan ne dure que deux minutes — j’ignorais alors le nom de cet acteur ou actrice mais, ouf, la beauté pastorale, mes amis, je ne vous dis que ça. Il s’agit, je le sais aujourd’hui, de Michèle Breton, une femme). Le jeune berger-bergère-crypto-Athéna, quand Ulysse se fait passer une fois de plus pour un pauvre epsilon voyageur, se paie sa poire et le traite frontalement de menteur. Mais, ceci dit et bien dit, Athéna, déesse de la sagesse, marche en fait dans la combine insidieuse d’Ulysse. Elle lui donne l’apparence d’un vieux quêteux méconnaissable. Il approche un de ses porchers, puis son fils Télémaque (joué par Renaud Verley), puis un de ses vachers, puis finalement son épouse Pénélope (jouée par Irène Papas). Devant Pénélope, il joue aux quêteux en restant dans l’ombre d’une colonne. Elle le reconnaît ipso facto mais, lui, il ne se révèle pas. La reine d’Ithaque va très mal le prendre. Elle qui a fait sa Pénélope pendant vingt ans, solide et fidèle malgré les brutales pressions des prétendants, quand il la retrouve, il se fait passer pour un autre par crainte qu’elle coule, par duplicité ou par erreur, son plan de vengeance, aux susdits prétendants. Les retrouvailles vont ainsi se formuler sur un couac originel. Le grand pépin masculin ulyssien: celui de la duplicité. Les choses vont se replacer entre eux après le massacre des prétendants, mais bon…

 

Ulysse (Bekim Fehmiu) retrouvant Pénélope (Irène Papas)

Ulysse (Bekim Fehmiu) retrouvant Pénélope (Irène Papas)

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Si la faiblesse d’Ulysse repose sur cette ruse qui le servit tant comme guerrier et qui, devenue fourberie veule, mine sa crédibilité de voyageur, de diplomate et de roi sur le retour, la force de ce feuilleton de Franco Rossi, repose, elle, par contre, sur la sincérité du tournage, de la direction et du jeu. Filmé en Yougoslavie (dans le cas des scènes extérieures), l’exercice ne cherche pas à jouer au péplum hollywoodien prétentiard. On dirait plutôt des bandes de sauvages hirsutes s’empoignant, en prise directe, sur des îles caillouteuses, et se dardant avec des arcs, des glaives et des sagaies. Le dispositif visuel est écru, le jeu est théâtral, les sites sont enchanteurs mais vrais, simples, authentiques. Tout sonne incroyablement juste. Le succès télévisuel planétaire de ce feuilleton franco-italo-germano-yougoslave en a fait un véritable phénomène générationnel. Toute une génération (la mienne) a effectivement visualisé Ulysse ainsi, et pas autrement. Et si vous aimez que les femmes portent de longues toges et que ce soit les mecs qui se colletaillent en jupettes et montrent leurs guibolles musculeuses, vous allez êtres servi(e)s. Peut-être que finalement Marina Berti et Barbara Bach écarquillent leurs grands yeux magnifiques pour des raisons que j’ai ici fort mal analysées…

 

L’Odissea (L’Odyssée), 1968, Franco Rossi, feuilleton télévisé franco-italo-germano-yougoslave avec Bekim Fehmiu, Irène Papas, Renaud Verley, Marina Berti, Barbara Bach, Roy Purcell, Michèle Breton, six heures.

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Le manifeste REFUS GLOBAL

Posted by Ysengrimus sur 9 août 2018

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Il y a soixante-dix ans pile-poil paraissait sous le manteau à Montréal Le Manifeste refus Global. Pour nous, pour se souvenir des peintureux fleurdelyseux de plafonds de chapelles de mitaines de villages qui voulaient faire du Picabia, du Braque et du Tzara mais pouvaient pas, dans ce temps là, ben le voici:

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Manifeste Refus Global (1948)

Texte intégral

 

Rejetons de modestes familles canadiennes-françaises, ouvrières ou petites bourgeoises, de l’arrivée du pays à nos jours restées françaises et catholiques par résistance au vainqueur, par attachement, arbitraire au passé, par plaisir et orgueil sentimental et autres nécessités.

Colonie précipitée dès 1760 dans les murs lisses de la peur, refuge habituel des vaincus; là, une première fois abandonnée. L’élite reprend la mer ou se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois qu’une occasion sera belle.

Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale. Tenu à l’écart de l’évolution universelle de la pensée pleine de risques et de dangers, éduqué sans mauvaise volonté, mais sans contrôle, dans le faux jugement des grands faits de l’histoire quand l’ignorance complète est impraticable.

Petit peuple issu d’une colonie janséniste, isolé, vaincu, sans défense contre l’invasion, de toutes les congrégations de France et de Navarre, en mal de perpétuer en ces lieux bénis de la peur (c’est-le-commencement-de-la-sagesse!) le prestige et les bénéfices du catholicisme malmené en Europe. Héritières de l’autorité papale, mécanique, sans réplique, grands maîtres des méthodes obscurantistes, nos maisons d’enseignement ont dès lors les moyens d’organiser en monopole le règne de la mémoire exploiteuse, de la raison immobile, de l’intention néfaste.

Petit peuple qui malgré tout se multiplie dans la générosité de la chair sinon dans celle de l’esprit, au nord de l’immense Amérique au corps sémillant de la jeunesse au cœur d’or, mais à la morale simiesque, envoûtée par le prestige annihilant du souvenir des chefs-d’œuvre d’Europe, dédaigneuse des authentiques créations de ses classes opprimées.

Notre destin sembla durement fixé.

Des révolutions, des guerres extérieures brisent cependant l’étanchéité du charme, l’efficacité du blocus spirituel.

Des perles incontrôlables suintent hors des murs.

Les luttes politiques deviennent âprement partisanes. Le clergé contre tout espoir commet des imprudences.

Des révoltes suivent, quelques exécutions capitales succèdent. Passionnément les premières ruptures s’opèrent entre le clergé et quelques fidèles. Lentement la brèche s’élargit, se rétrécit, s’élargit encore.

Les voyages à l’étranger se multiplient. Paris exerce toute l’attraction. Trop étendu dans le temps et dans l’espace, trop mobile pour nos âmes timorées, il n’est souvent que l’occasion d’une vacance employée à parfaire une éducation sexuelle retardataire et à acquérir, du fait d’un séjour en France, l’autorité facile en vue de l’exploitation améliorée de la foule au retour. À bien peu d’exceptions près, nos médecins, par exemple, (qu’ils aient ou non voyagé) adoptent une conduite scandaleuse (il-faut-bien-n’est-ce-pas-payer-ces-longues-années-d’études!)

Des œuvres révolutionnaires, quand par hasard elles tombent sous la main, paraissent les fruits amers d’un groupe d’excentriques. L’activité académique a un autre prestige à notre manque de jugement.

Ces voyages sont aussi dans le nombre l’exceptionnelle occasion d’un réveil.

L’inviable s’infiltre partout. Les lectures défendues se répandent. Elles apportent un peu de baume et d’espoir.

Des consciences s’éclairent au contact vivifiant des poètes maudits: ces hommes qui, sans être des monstres, osent exprimer haut et net ce que les plus malheureux d’entre nous étouffent tout bas dans la honte de soi et de la terreur d’être engloutis vivants. Un peu de lumière se fait à l’exemple de ces hommes qui acceptent les premiers les inquiétudes présentes, si douloureuses, si filles perdues. Les réponses qu’ils apportent ont une autre valeur de trouble, de précision, de fraîcheur que les sempiternelles rengaines proposées au pays du Québec et dans tous les séminaires du globe.

Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes.

Des vertiges nous prennent à la tombée des oripeaux d’horizons naguère surchargés.

La honte du servage sans espoir fait place à la fierté d’une liberté possible à conquérir de haute lutte.

Au diable le goupillon et la tuque!

Mille fois ils extorquèrent ce qu’ils donnèrent jadis.

Par delà le christianisme nous touchons la brûlante fraternité humaine dont il est devenu la porte fermée.

Le règne de la peur multiforme est terminé.

Dans le fol espoir d’en effacer le souvenir je les énumère:

peur des préjugés – de l’opinion publique – des persécutions – de la réprobation générale

peur d’être seul sans Dieu et la société qui isolent très infailliblement

peur de soi – de son frère – de la pauvreté

peur de l’ordre établi – de la ridicule justice

peur des relations neuves

peur du surrationnel

peur des nécessités

peur des écluses grandes ouvertes sur la foi en l’homme – en la société future

peur de toutes les formes susceptibles de déclencher un amour transformant

peur bleue – peur rouge – peur blanche : maillon de notre chaîne.

Du règne de la peur soustrayante nous passons à celui de l’angoisse.

Il aurait fallu être d’airain pour rester indifférents à la douleur des partis pris de gaieté feinte, des réflexes psychologiques des plus cruelles extravagances: maillot de cellophane du poignant désespoir présent (comment ne pas crier à la lecture de la nouvelle de cette horrible collection d’abat-jour faits de tatouages prélevés sur de malheureux captifs à la demande d’une femme élégante; ne pas gémir à l’énoncé interminable des supplices des camps de concentration; ne pas avoir froid aux os à la description des cachots espagnols, des représailles injustifiables, des vengeances à froid). Comment ne pas frémir devant la cruelle lucidité de la science.

À ce règne de l’angoisse toute puissance succède celui de la nausée.

Nous avons été écœurés devant l’apparente inaptitude de l’homme à corriger les maux. Devant l’inutilité de nos efforts, devant la vanité de nos espoirs passés.

Depuis des siècles les généreux objets de l’activité poétique sont voués à l’échec fatal sur le plan social, rejetés violemment des cadres de la société avec tentative ensuite d’utilisation dans le gauchissement irrévocable de l’intégration, de la fausse assimilation.

Depuis des siècles les splendides révolutions aux seins regorgeant de sève sont écrasées à mort après un court moment d’espoir délirant, dans le glissement à peine interrompu de l’irrémédiable descente:

les révolutions françaises

la révolution russe

la révolution espagnole

avortée dans une mêlée internationale malgré les vœux impuissants de tant d’âmes simples du monde.

Là encore, la fatalité fut plus forte que la générosité.

Ne pas avoir la nausée devant les récompenses accordées aux grossières cruautés, aux menteurs, aux faussaires, aux fabricants d’objets mort-nés, aux affineurs, aux intéressés à plat, aux calculateurs, aux faux guides de l’humanité, aux empoisonneurs des sources vives.

Ne pas avoir la nausée devant notre propre lâcheté, notre impuissance, notre fragilité, notre incompréhension.

Devant les désastres de notre amour…

En face de la constante préférence accordée aux chères illusions contre les mystères objectifs.

Où est le secret de cette efficacité de malheur imposée à l’homme et par l’homme seul, sinon dans notre acharnement à défendre la civilisation qui préside aux destinées des nations dominantes.

Les États-Unis, la Russie, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne: héritières à la dent pointue d’un seul décalogue, d’un même évangile.

La religion du Christ a dominé l’univers. Vous voyez ce qu’on en a fait: des fois sœurs sont passées à des exploitations sœurettes.

Supprimez les forces précises de la concurrence des matières premières, du prestige, de l’autorité et elles seront parfaitement d’accord. Donnez la suprématie à qui il vous plaira, et vous aurez les mêmes résultats fonciers, sinon avec les mêmes arrangements des détails.

Toutes sont au terme de la civilisation chrétienne.

La prochaine guerre mondiale en verra l’effondrement dans la suppression des possibilités de concurrence internationale.

Son état cadavérique frappera les yeux encore fermés.

La décomposition commencée au XIVe siècle donnera la nausée aux moins sensibles.

Son exécrable exploitation, maintenue tant de siècles dans l’efficacité aux prix des qualités les plus précieuses de la vie, se révélera enfin à la multitude de ses victimes: dociles esclaves d’autant plus acharnés à la défendre qu’ils étaient plus misérables.

L’écartèlement aura une fin.

 

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La décadence chrétienne aura entraîné dans sa chute tous les peuples, toutes les classes qu’elle aura touchées, dans l’ordre de la première à la dernière, de haut en bas.

Elle atteindra dans la honte l’équivalence renversée des sommets du XIIIe siècle.

Au XIIIe siècle, les limites permises à l’évolution de la formation morale des relations englobantes du début atteintes, l’intuition cède la première place à la raison. Graduellement l’acte de foi fait place à l’acte calculé. L’exploitation commence an sein de la religion par l’utilisation intéressée des sentiments existants, immobilisés; par l’étude rationnelle des textes glorieux au profit du maintien de la suprématie obtenue spontanément.

L’exploitation rationnelle s’étend lentement à toutes les activités sociales: un rendement maximum est exigé.

La foi se réfugie au cœur de la foule, devient l’ultime espoir d’une revanche, l’ultime compensation. Mais là aussi, les espoirs s’émoussent.

En haut lieu, les mathématiques succèdent aux spéculations métaphysiques devenues vaines.

L’esprit d’observation succède à celui de transfiguration.

La méthode introduit les progrès imminents dans le limité. La décadence se fait aimable et nécessaire: elle favorise la naissance de nos souples machines au déplacement vertigineux, elle permet de passer la camisole de force à nos rivières tumultueuses en attendant la désintégration à volonté de la planète. Nos instruments scientifiques nous donnent d’extraordinaires moyens d’investigation, de contrôle des trop petits, trop rapides, trop vibrants, trop lents ou trop grands pour nous. Notre raison permet l’envahissement du monde, mais d’un monde où nous avons perdu notre unité.

L’écartèlement entre les puissances psychiques et les puissances raisonnantes est près du paroxysme.

Les progrès matériels, réservés aux classes possédantes, méthodiquement freinés, ont permis l’évolution politique avec l’aide des pouvoirs religieux (sans eux ensuite) mais sans renouveler les fondements de notre sensibilité, de notre subconscient, sans permettre la pleine évolution émotive de la foule qui seule aurait pu nous sortir de la profonde ornière chrétienne.

La société née dans la foi périra par l’arme de la raison: L’INTENTION.

La régression fatale de la puissance morale collective en puissance strictement individuelle et sentimentale, a tissé la doublure de l’écran déjà prestigieux du savoir abstrait sous laquelle la société se dissimule pour dévorer à l’aise les fruits de ses forfaits.

Les deux dernières guerres furent nécessaires à la réalisation de cet état absurde. L’épouvante de la troisième sera décisive. L’heure H du sacrifice total nous frôle.

Déjà les rats européens tentent un pont de fuite éperdue sur l’Atlantique. Les événements déferleront sur les voraces, les repus, les luxueux, les calmes, les aveugles, les sourds.

Ils seront culbutés sans merci.

Un nouvel espoir collectif naîtra.

Déjà il exige l’ardeur des lucidités exceptionnelles, l’union anonyme dans la foi retrouvée en l’avenir, en la collectivité future.

Le magique butin magiquement conquis à l’inconnu attend à pied d’œuvre. Il fut rassemblé par tous les vrais poètes. Son pouvoir transformant se mesure à la violence exercée contre lui, à sa résistance ensuite aux tentatives d’utilisation (après plus de deux siècles, Sade reste introuvable en librairie; Isidore Ducasse, depuis plus d’un siècle qu’il est mort, de révolutions, de carnages, malgré l’habitude du cloaque actuel reste trop viril pour les molles consciences contemporaines).

Tous les objets du trésor se révèlent inviolables par notre société. Ils demeurent l’incorruptible réserve sensible de demain. Ils furent ordonnés spontanément hors et contre la civilisation. Ils attendent pour devenir actifs (sur le plan social) le dégagement des nécessités actuelles.

D’ici là notre devoir est simple.

Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société, se désolidariser de son esprit utilitaire. Refus d’être sciemment au-dessous de nos possibilités psychiques. Refus de fermer les yeux sur les vices, les duperies perpétrées sous le couvert du savoir, du service rendu, de la reconnaissance due. Refus d’un cantonnement dans la seule bourgade plastique, place fortifiée mais facile d’évitement. Refus de se taire —faites de nous ce qu’il vous plaira mais vous devez nous entendre— refus de la gloire, des honneurs (le premier consenti): stigmates de la nuisance, de l’inconscience, de la servilité. Refus de servir, d’être utilisables pour de telles fins. Refus de toute INTENTION, arme néfaste de la RAISON. À bas toutes deux, au second rang!

Place à la magie! Place aux mystères objectifs!

Place à l’amour!

Place aux nécessités!

Au refus global nous opposons la responsabilité entière.

L’action intéressée reste attachée à son auteur, elle est mort-née.

Les actes passionnels nous fuient en raison de leur propre dynamisme.

Nous prenons allègrement l’entière responsabilité de demain. L’effort rationnel, une fois retourné en arrière, il lui revient de dégager le présent des limbes du passé.

Nos passions façonnent spontanément, imprévisiblement, nécessairement le futur.

Le passé dut être accepté avec la naissance il ne saurait être sacré. Nous sommes toujours quittes envers lui.

Il est naïf et malsain de considérer les hommes et les choses de l’histoire dans l’angle amplificateur de la renommée qui leur prête des qualités inaccessibles à l’homme présent. Certes, ces qualités sont hors d’atteinte aux habiles singeries académiques, mais elles le sont automatiquement chaque fois qu’un homme obéit aux nécessités profondes de son être; chaque fois qu’un homme consent à être un homme neuf dans un temps nouveau. Définition de tout homme, de tout temps.

Fini l’assassinat massif du présent et du futur à coup redoublé du passé.

Il suffit de dégager, d’hier les nécessités d’aujourd’hui. Au meilleur demain ne sera que la conséquence imprévisible du présent.

Nous n’avons pas à nous en soucier avant qu’il ne soit.

Règlement final des comptes

Les forces organisées de la société nous reprochent notre ardeur à l’ouvrage, le débordement de nos inquiétudes, nos excès comme une insulte à leur mollesse, à leur quiétude, à leur bon goût pour ce qui est de la vie (généreuse, pleine d’espoir et d’amour par habitude perdue).

Les amis du régime nous soupçonnent de favoriser la «Révolution». Les amis de la «Révolution» de n’être que des révoltés: «…nous protestons contre ce qui est, mais dans l’unique désir de le transformer, non de le changer.»

Si délicatement dit que ce soit, nous croyons comprendre.

Il s’agit de classe.

On nous prête l’intention naïve de vouloir «transformer» la société en remplaçant les hommes au pouvoir par d’autres semblables. Alors, pourquoi pas eux, évidemment!

Mais c’est qu’eux ne sont pas de la même classe! Comme si changement de classe impliquait changement de civilisation, changement de désirs, changement d’espoir!

Ils se dévouent à salaire fixe, plus un boni de vie chère, à l’organisation du prolétariat; ils ont mille fois raison. L’ennui est qu’une fois la victoire bien assise, en plus des petits salaires actuels, ils exigeront sur le dos du même prolétariat, toujours, et toujours de la même manière, un règlement de frais supplémentaires et un renouvellement à long terme, sans discussion possible.

Nous reconnaissons quand même qu’ils sont dans la lignée historique. Le salut ne pourra venir qu’après le plus grand excès de l’exploitation.

Ils seront cet excès.

Ils le seront en toute fatalité sans qu’il y ait besoin de quiconque en particulier. La ripaille sera plantureuse. D’avance nous en avons refusé le partage.

Voilà notre «abstention coupable». À vous la curée rationnellement ordonnée (comme tout ce qui est au sein affectueux de la décadence); à nous l’imprévisible passion; à nous le risque total dans le refus global.

(Il est hors de volonté que les classes sociales se soient succédé au gouvernement des peuples sans pouvoir autre chose que poursuivre l’irrévocable décadence. Hors de volonté que notre connaissance historique nous assure que seul un complet épanouissement de nos facultés d’abord, et, ensuite, un parfait renouvellement des sources émotives puissent nous sortir de l’impasse et nous mettre dans la voie d’une civilisation impatiente de naître).

Tous, gens en place, aspirants en place, veulent bien nous gâter, si seulement nous consentions à ménager leurs possibilités de gauchissement par un dosage savant de nos activités.

La fortune est à nous si nous rabattons nos visières, bouchons nos oreilles, remontons nos bottes et hardiment frayons dans le tas, à gauche à droite.

Nous préférons être cyniques spontanément, sans malice.

 

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Des gens aimables sourient au peu de succès monétaire de nos expositions collectives, ils ont ainsi la charmante impression d’être les premiers à découvrir leur petite valeur marchande.

Si nous tenons exposition sur exposition, ce n’est pas dans l’espoir naïf de faire fortune. Nous savons ceux qui possèdent aux antipodes d’où nous sommes. Ils ne sauraient impunément risquer ces contacts incendiaires.

Dans le passé, des malentendus involontaires ont permis seuls de telles ventes.

Nous croyons ce texte de nature à dissiper tous ceux de l’avenir.

Si nos activités se font pressantes, c’est que nous ressentons violemment l’urgent besoin de l’union.

Là, le succès éclate!

Hier, nous étions seuls et indécis.

Aujourd’hui un groupe existe aux ramifications profondes et courageuses; déjà elles débordent les frontières.

Un magnifique devoir nous incombe aussi: conserver le précieux trésor qui nous échoit. Lui aussi est dans la lignée de l’histoire.

Objets tangibles, ils requièrent une relation constamment renouvelée, confrontée, remise en question. Relation impalpable, exigeante qui demande les forces vives de l’action.

Ce trésor est la réserve poétique, le renouvellement émotif où puiseront les siècles à venir. Il ne peut être transmis que TRANSFORMÉ, sans quoi c’est le gauchissement.

Que ceux tentés par l’aventure se joignent à nous. Au terme imaginable, nous entrevoyons l’homme libéré de ses chaînes inutiles, réaliser dans l’ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l’anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels.

D’ici là, sans repos ni halte, en communauté de sentiment avec les assoiffés d’un mieux être, sans crainte des longues échéances, dans l’encouragement ou la persécution, nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération.

 

Paul-Émile BORDUAS, Madeleine ARBOUR, Marcel BARBEAU, Bruno CORMIER, Claude GAUVREAU, Pierre GAUVREAU, Muriel GUILBAULT, Marcelle FERRON-HAMELIN, Fernand LEDUC, Thérèse LEDUC, Jean-Paul MOUSSEAU, Maurice PERRON, Louis RENAUD, Françoise RIOPELLE, Jean-Paul RIOPELLE, Françoise SULLIVAN.

 

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L’oignon comme modèle ontologique

Posted by Ysengrimus sur 5 août 2018

Il ne s’agit aucunement de devenir ici un sectateur des ADORATEURS DE L’OIGNON, micro-culte franco-français du siècle dernier qui cultiva un certain nombre de corrélations sauvages entre Jouvence, la castration et les pratiques horticoles, en misant sur le fait de tailler les plans d’oignons d’une certaine manière pour leur assurer une sorte de jeunesse perpétuelle, réelle ou illusoire (cette bizarrerie est authentique). Castration et horticulture à part, la question soulevée par ce genre de secte matérialiste et modélisante est d’une validité philosophique incongrue mais somme toute assez méritoire. La question qui nous interpelle ici est, très prosaïquement: certains objets matériels spécifiques peuvent-ils devenir des modèles ontologiques?

On s’efforcera d’abord de faire la distinction entre un modèle ontologique et un modèle cosmologique. Un modèle cosmologique prendrait position de façon physique ou matérielle sur ce que le cosmos revêt, en principe, comme forme effective. Assez simplement, dans un style un petit peu héraclitéen, on peut suggérer que le fleuve ou la flamme sont des modèles cosmologiques élémentaires, puisque le cosmos est possiblement une grande entité mouvante et flacotante contenue dans un dispositif plus vaste qu’elle intègre et fuit en permanence (fleuve) et dont, en même temps, l’existence est une avancée fugitive et hâtive vers sa finalité de destruction (flamme). Un modèle ontologique est moins concret ou tangible que cela, dans la réflexion qu’il propose. Une sorte de jeu d’abstractions simplettes s’y manifeste. Il s’agit moins d’imiter le cosmos, comme un globe terrestre imite la Terre effective, que de formuler une réflexion ontologique généralisable, de nature solidement métaphorique ou analogique, entre le modèle ontologique et les catégories principielles qu’il aspire à mettre en saillie. Un modèle cosmologique schématise une configuration matérielle. Un modèle ontologique fait penser sur un ensemble de problèmes corrélés concernant l’être. On va regarder comment cela fonctionne avec l’oignon.

Et, dans cette réflexion sur l’oignon comme modèle ontologique, nous partirons… d’un abricot. L’abricot est binarisé. Il nous donne, lorsque tranché, l’image nette et démarquée d’une chair molle et d’un noyau dur. La chair molle représente son présent (comestible, putrescible, transitoire), le noyau représente son avenir (dur, rébarbatif, immangeable, il faudra le planter pour en tirer quelque chose). Fatalement, et assez directement, le modèle ontologique de l’abricot nous ramène à la vieille dyade d’idées aristotéliciennes de l’essence et de l’accident. L’abricot conjoncturel est ce qu’on mange, l’abricot essentiel est ce qu’on plantera pour qu’il nous revienne. Le raisonnement implicite ici mise sur un avenir linéaire, une continuité agraire, un ordre convenu. Il y a un avant et un après. Tout, dans ce modèle ontologique, opère comme un binarisme.

Le modèle binariste (modèle de l’abricot) est, de fait, encore largement dominant, notamment dans la pensée occidentale. Toujours un peu prétentiarde, même en matière de philosophie vernaculaire, la pensée commune aime peler ce qu’elle décrète trivial et inviter ostensiblement à la recherche du ci-devant noyau dur. Noyau dur, radicalité, essence secrète de la chose, superficialité des scories aussi. On est souvent, en pensée ordinaire, dans le modèle de l’abricot. On cherche les chefs, les éminences grises, les forces motrices secrètes, les abri anti-nucléaires, les trésors cachés, les clefs de lecture, le centre de la terre.

C’est donc souvent avec le modèle ontologique de l’abricot à l’esprit qu’on aborde l’oignon. L’oignon se pèle facilement. Dorée, superficielle et d’une finesse éminemment craquelante, sa peau de surface ressemble à du papier friable. Il n’y a rien à tirer de cette fine surface de l’oignon. On va donc se mettre à le peler rapidement. La peau, à mesure que l’on pèle, s’humidifie et elle s’épaissit un petit peu. Mais qu’importe, elle reste peau, surface, accident. On a bien hâte de le trouver, le noyau, et de voir de quelle manière éclatante il s’imposera à notre conscience. Or, il n’y a pas de noyau. Il n’y a que la peau de l’oignon et ce, jusqu’au fond, jusqu’au centre, jusqu’à l’autre pourtour. L’oignon est un modèle moniste. Il ne contient que lui. Il ne cultive pas la distinction entre le dur et le mou, le radical et le superficiel, l’essence et l’accident, le pourtour et la substance. Tout est radical dans l’oignon ET tout y est superficiel aussi.

L’oignon, c’est comme un peuple ou comme un concerto. Cherchez l’élément essentiel d’un concerto, vous chercherez longtemps. Un concerto n’est pas un noyau dans son emballage de nutriments. C’est un déploiement unitaire, unaire. Il est une entité où chaque note compte, ni plus ni moins que l’autre. Pour appréhender le concerto, il faut l’approcher dans son intégralité. Pour manger l’oignon, vous devrez mettre à frire presque tous les différents feuilletés de peau que vous aviez cru initialement négligeables. Un peuple n’a pas pour noyau ses rois, ses chefs, ses rupins ou ses classes dominantes. Traitez le peuple comme peau négligeable et flagossez avec les chefs et les rupins, vous raterez totalement votre rendez-vous avec un grand peuple au profit de mondanités inutiles avec des petits tocs. La rencontre cruciale se vit au troquet et non au palais. On sait cela depuis Voltaire, et même avant.

Nous voici donc avec, face à face, deux modèle ontologiques: l’abricot binariste et l’oignon moniste. Pourquoi en valoriser un plutôt qu’un autre? N’est-ce pas de leur confrontation que jaillira une pensée féconde? Absolument. Jouons le jeu, donc. Procédons, par exemple, par la négative. Cherchons la faille idéologique de chaque modèle. Cela se fait assez aisément (tout modèle étant, par définition, à la fois sommaire, gauchi et orienté, il est inévitablement criblé de failles). L’abricot donne à conceptualiser une modélisation où il y aurait du superficiel, du négligeable qui s’opposerait à un essentiel dur et radical. Or des fautes tactiques et stratégiques immenses ont été commises en négligeant le scorie, la pelure, l’élément social insignifiant en apparence. Le sens de la globalité contemporaine se dirige de plus en plus vers une conception selon laquelle, comme tout est connecté, tout est essentiel. C’est, entre autres, ce que nous dit l’objet fractal. La faille idéologique de l’oignon, pour sa part, est celle des objets monistes. L’oignon nous donne à envisager l’idée que tout est identique à soi et au reste, et que rien ne se distingue radicalement. On a une impression de lisse, de monotonie, d’unité blême, de raplapla unitaire, de bulle globale. Les hiatus, les crises, les explosions, les altérités radicales ne semblent pas prévus dans ce modèle. Cela semble faire un sort assez hâtif à toutes les facettes —pourtant cruciales— du changement qualitatif.

Mais le monisme sans surprise de l’oignon est-il si certain? Car enfin, il nous reste encore à intégrer à notre petit dispositif réflexif l’une des particularités les plus originales de l’oignon. Quand on pèle ou coupe un abricot, il ne se passe rien de bien terrible. On sent son odeur et sa texture un petit peu, et tout est dit. Quand on pèle ou émince un oignon, on sent son odeur et sa texture aussi, comme condiment, comme légume… et en plus on se met à chialer intensément. Voilà un fait aussi incongru qu’archiconnu qu’il faut absolument adjoindre dans la modélisation. On a donc un objet qui semble ne pas avoir de radicalité interne particulière, pas de noyau, pas de centre dur, pas de souterrain secret. Mais plus on avance en lui, plus son impact, disons, intersubjectif s’amplifie singulièrement sur nous et ce, au point de troubler le tout de notre métabolisme actif. Nous pleurons comme une petite madeleine. Nous devons marquer une pause pour reprendre notre souffle. L’oignon, dans son monisme plat, dispose donc de l’équivalent évanescent de la radicalité inattendue symbolisée, chez l’abricot, par un noyau raboteux et temporairement inerte. C’est cet effet lacrymal, issu de la masse ouverte de l’oignon plutôt que de son centre spatial, qui tire radicalement notre subjectivité au cœur de l’action. La négation du dualisme par l’oignon va jusque dans le fait que nous ne pouvons peler l’oignon dans l’indifférence de notre physiologie en action. Elle en pleure…

Conceptualisons donc ces deux radicalités intérieures. L’abricot nous donne à voir et à palper un noyau que nos sens boudeurs continuent de dominer, sans mésaventure particulière. L’abricot confirme son petit dualisme en restant autre par rapport à nous qui agissons dessus. L’oignon, pour sa part, nie sciemment sa monotonie moniste initiale, attendu que plus on entre en lui, plus cette radicale crise lacrymale s’impose en nous. Le noyau de l’oignon est là, lui aussi. Simplement, invisible, empiriquement problématique, subversif, il contredit la dualité l’opposant à lui sur le mode simplet d’un objet cédant sous la force de l’action d’un sujet. Il se saisit de nous et nous tire des larmes objectales, bien exemptes de sentiments subjectifs. L’oignon nous impose d’office la force de son rapport à la totalité. Il dicte son unicité au point de compromettre notre action sur lui. Une force semble l’habiter. On comprend certains mystiques (fatalement anthropomorphisants) de s’être sentis interpellés.

Le monisme de l’oignon incorpore dialectiquement le dualisme, justement de par ce flux lacrymal émanant de lui vers nous. L’oignon remplace le noyau dur par le noyau fluide et nous force à incorporer la dimension objectale de l’intersubjectif (l’homme est un coupeur d’oignon larmoyant) au cœur même du modèle. Le modèle de l’abricot, face à cela, est plus trado, plus ordinaire, et il invite à réitérer un corpus de pensées beaucoup plus conventionnelles. Ces faits indéniables font de l’oignon un modèle ontologique à la fois plus riche dialectiquement et plus purulent de questionnements critiques que le modèle de l’abricot.

On notera, en conclusion, que si les modèles ontologiques basés sur des objets ordinaires sont des étapes cruciales, en gnoséologie vernaculaire, il faut rester sensible aux importantes limitations de ce genre d’appareillage intellectuel. Le génie d’Héraclite a été d’avoir su exploiter ce mode de réflexion en miniature, qui lui permettait de surmonter les limitations des temps d’Héraclite. Nous voulons croire que les limitations historico-sociales de ce vieux philosophes présocratique ne sont plus les nôtres… Ou alors c’est qu’il faut prudemment apprendre à renouer, notamment dans nos cuisines, avec notre présocratique intérieur et les insatisfactions qu’il continue de faire poindre dans la densité du monde.

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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C’EST PAS NOUS, ÇA… ou à propos de ce qui n’existe pas

Posted by Ysengrimus sur 1 août 2018

Combien d’athées se sont fait servir l’interrogation suivante par des théogoneux: Oui mais es-tu capable de prouver —de prouver incontestablement— que Dieu n’existe pas? Or, admettons-le, il y a passablement de bizarrerie dans l’attitude consistant à réclamer la démonstration d’une inexistence. Pour tout dire comme il faut le dire: on ne veut tout simplement pas de ça, en fait, dans les replis heuristiques d’une philosophie ordinaire conséquente. Ce que je propose ici, en toute déférence, c’est une remise à sa bonne place du fardeau de la preuve. Le fait est que, quel que soit le cadre de représentations physico-culturel commun qu’on se donne, c’est l’argumentateur aspirant à introduire une catégorie non étayée dans le système qui hérite du devoir de la démonstration de son existence. Ceux qui croient, en plein, en un dieu intangible doivent prouver leur dieu intangible, point. C’est pas à moi, athée en creux, de non-prouver ou de déprouver leur zinzin. Une démonstration d’inexistence est toujours une réfutation qui ne dit pas son nom. Et une réfutation se donne fatalement des postulats largement indus. De fait, il y a, dans toute démonstration d’inexistence, un point d’appui insidieusement déposé et arc-bouté sur une argumentation d’autorité préexistante. Dans le genre: le dieu est traditionnellement reçu par un grand nombre d’instances institutionnalisoïdes (religions officielles, pontes divers, scolastes, magisters, curetons de tous tonneaux, papa-maman, philosophes suppôts, croyants ahuris, et toute la ribambelle usuelle). Donc, ce serait à l’objecteur de démontrer le contraire (nommément sa non-existence) en référence insidieuse à cet argument d’autorité préexistant et pesant de tout son poids culturel conformiste. Sauf qu’une aporie déférente et docile reste une aporie… Alors, non. Juste, non.

Que je m’explique sur un cas moins conforté ethnoculturellement. Appliquons l’idée, sans rougir, aux soucoupes volantes. Argument d’autorité oblige, on commencera en faisant valoir que Jimmy Carter a vu une soucoupe volante quand il était gouverneur de Georgie (1969). Ancien président américain de prestige, Jimmy Carter n’a donc certainement pas besoin des ufos pour se faire mousser. Cela garantit amplement la sincérité d’autorité de ses observations et, conséquemment, dans l’enthousiasme, l’authenticité de ses souvenirs. Sur la base de cette source (ou de toute autre d’un poids analogue), on ferait donc ensuite valoir que c’est désormais entre les mains de l’objecteur que repose le fardeau de la démonstration de l’inexistence des soucoupes volantes. L’argumentateur pas convaincu par monsieur Carter et ses semblables se devrait donc subitement de reprendre tout le corpus, les photos, les vidéos, les témoignages et de les passer au décapant, démontrant leur invalidité, au cas par cas. On goûtera la dimension ubuesque qu’atteindrait vite une telle stratégie argumentative si elle trouvait des olibrius des deux camps pour l’endosser. Le fait reste que, tant culturellement qu’empiriquement, le débat sur les soucoupes volantes ne s’engage jamais comme ça. Avec ou sans l’appui implicite de Jimmy Carter et des autres de son tonneau, c’est l’ufologue qui se doit de travailler à démontrer l’existence de la catégorie qu’il cherche à introduire dans notre système de représentations ordinaires (ici, la catégorie en question, c’est la soucoupe volante). C’est bien pour cela qu’il serait particulièrement ardu (et corollairement savoureusement surréaliste) de dénicher un argumentaire qui viserait à démontrer à vide, au tout venant, sans dimension polémique préalable (sans visée de réfutation, donc), l’inexistence formelle et factuelle des soucoupes volantes et l’extraction méthodique de ces dernières de l’ensemble plus vaste des OVNI (qui eux, en leur qualité de notion gnoséologique, existent sans difficulté particulière, puisqu’ils ne corroborent jamais que notre inaptitude collective à reconnaître infailliblement tout ce qui nous flotte au dessus de la tête, dans le ciel). Pour faire simple: tu crois aux soucoupes volantes, Baquet, eh bien, cherche des soucoupes volantes. Et, surtout, ne me demande pas de les faire disparaître avant de ne les avoir toi-même fait apparaître.

Si on trouve plus facilement des traités d’athéologie que des traités de non-ufologie, c’est bien, par principe, que les chercheurs de dieux disposent (encore) d’une crédibilité intellectuelle, institutionnelle et sociétale implicite dont les chercheurs de soucoupes volantes ne disposent pas ou pas encore. Il y a pourtant là un vice commun de méthode. Ce dernier se formule comme suit. Il est tout simplement philosophiquement inadéquat de chercher à procéder directement, de façon isolée et abstraite (et conséquemment sans systématicité dialectique) à la démonstration d’une inexistence.

Concentrons notre attention sur une catégorie dont l’inexistence est si massivement reçue aujourd’hui qu’il est même assez ardu de conceptualiser ce à quoi elle pouvait à peu près correspondre du temps de la revendication de sa validité descriptive. Il s’agit de nul autre que du fameux phlogiston. Plus personne ne croit à l’existence empirique de cette catégorie qui correspondait, dans cette partie de la physique des premiers temps modernes qui s’appelait la phlogistique, à une substance immanente intrinsèquement garante d’inflammabilité. Quand un objet inflammable passait au feu, on jugeait qu’il était, sous l’effet des flammes, en perte de phlogiston et qu’il ne contenait finalement plus de cette substance étrange au moment de son accession au statut de cendres impalpables. Libéré par la combustion, le phlogiston foutait le camp avec les flammes. Corollairement, un objet ininflammable était un objet tout simplement initialement dénué de phlogiston. En brûlant, l’objet inflammable, lui, se dévidait de son phlogiston, poil au menton. Bon. Personne ne chercha trop nettement à démontrer l’inexistence du phlogiston, tout simplement parce que la démonstration frontale (non-réfutative) d’une inexistence, on ne fait pas ça, en saine méthode. Ça n’arrive pas. C’est intellectuellement inhabituel. Le phlogiston, comme substance inhérente garante d’inflammabilité, resta donc en place dans le lot des postulats heuristiques de la physique empirique du bon vieux temps, un bon bout de temps. Puis quelque chose d’autre se passa dans un autre recoin de la science.

Le nom du chimiste français Antoine Lavoisier (1743-1794) est en effet associé à la disparition intellectuelle de cette catégorie factice du phlogiston et à l’irréversible effondrement de l’hypothèse phlogistique. C’est que Lavoisier travaillait sur l’oxygène (c’est lui qui a découvert l’oxygène en 1778 — et surtout ne me demandez pas comment on faisait pour respirer avant, on me l’a déjà faite) et il finit par tirer au net le rôle de cette dernière dans la combustion. Lavoisier ne travailla pas particulièrement sur l’inexistence du phlogiston. Il travailla tout simplement, dans un autre angle, sur autre chose, en mobilisant d’autres informations. Cela en vint, par effet logique, à rendre l’inexistence du phlogiston confirmable puis éventuellement confirmée. On ne travaille pas à démontrer que quelque chose n’existe pas. On travaille —d’autre part et par ailleurs— sur quelque chose qui existe et, par effet secondaire heureux, voulu ou non, notre travail sur ce qui existe fait disparaître la croyance en ce qui de toute façon n’existait pas (et ne valait donc, corollairement, pas vraiment la peine qu’on s’acharne dessus en s’y objectant et le combattant, disons, en l’air).

Arrivons-en au fameux C’est pas nous, ça ou C’est pas ce que nous sommes ou On est pas comme ça, nous des américains. (This not who we are). On l’entend de plus en plus, cette formulation, mise en vogue autrefois, par le président Obama. Rhéteur subtil, ce dernier s’efforça bien souvent, au cours de sa présidence tourmentée de démontrer l’inexistence de certains comportements peu reluisants de ses compatriotes. Cela se joua, avec une bien douloureuse récurrence, dans les multiples situations de coups foireux sociétaux qui ponctuèrent ses deux mandats (crimes haineux, capotages racistes, fusillades nihilo-absurdistes, terrorisme en uniforme etc.). Ce problème américain est, du reste, bien plus lancinant qu’on ne le pense. Il est vrai que les vingt dernières années nous ont forcé collectivement (et bien involontairement) à nous interroger pensivement sur ce que les américains ne sont pas. On a eu le party de la fin de la guerre froide clintonien, puis le Onze Septembre de la refachisation Bush, puis l’ère de la rédemption obamaesque et nous voici revenus au style fier-à-bras trumpiste. Carotte, bâton, carotte, bâton. Pas bâton, pas carotte, pas bâton, pas carotte. Admettons-le, la question se pose de plus en plus crucialement: qu’est-ce que les américains ne sont pas? Ils ne sont pas impérialistes? Ils ne sont pas ethnocentristes? Ils ne sont pas ploutocrates? Vraiment?

Sauf que là, attention hein, on va pas retomber dans la logique non-avenue de la négation abstraite du phlogiston, des soucoupes volantes et du dieu monothéiste. Holà, holà, ne cultivons pas la démonstration de ce qui n’est pas. En nos temps ambivalents de la fausse nouvelle et du fait alternatif, on va laisser aux politicards américains bon teint les This is not who we are ébaubis et atterrés et on va se tenir bien loin de l’effort de démonstration de ce qui n’existe pas, chez les américains, comme ailleurs. Dans un autre angle, donc, et d’autre part, si on regarde, sans vergogne mais sans amertume non plus, ce que les américains sont, devant l’histoire, ils sont la grande civilisation bourgeoise de l’ère moderne. Ils se sont constitués révolutionnairement, en démarcation du colonialisme britannique, et ils ont conquis une influence prépondérante sur le monde, dans la mouvance des deux guerres mondiales faisant, au siècle dernier, reculer l’Europe. Puis ils ont reculé eux aussi, civilisationnellement, devant la poussée africaine, moyen-orientale et eurasiatique. Détenteurs autoproclamés de vérités programmatiques en perte accélérée de sérénité dogmatique, les américains ressassent encore un peu leurs mythes de terre de liberté, de contrée d’opportunités, de melting pot et de société égalitaire. Il y a donc une chose que les américains sont voués à faire de plus en plus dans un futur historique proche et un peu plus lointain: se surprendre. Il vont s’étonner et s’exclamer, en voyant leur civilisation perdre graduellement son amplitude impériale, son pluralisme débonnaire, et son insouciance consumériste: C’est pas nous, ça ou C’est pas ce que nous sommes ou On est pas comme ça, nous.

Ne les suivons pas dans cet argumentaire. Ne nous préoccupons pas de ce que les américains ne sont pas et regardons ce qu’il sont, c’est-à-dire ce qu’ils deviennent: une civilisation originale sans empire pour l’imposer. Il ne s’agit pas ici de prétendre que les américains ne sont pas impérialistes, ne sont pas ethnocentristes, ne sont pas ploutocrates. Il s’agit, plus simplement d’observer concrètement qu’ils sont en crise de conscience, comme l’ont été toutes les puissances contraintes, sur le tas, à historiquement se relativiser face à la montée des autres cultures du monde.

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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C’EST PAS NOUS, ÇA! Ah, non? Ah bon…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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