Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for the ‘Vie politique ordinaire’ Category

La Victoire Gourmande (essai-fiction)

Posted by Ysengrimus sur 15 mai 2023

Femmes-qui-mangent

Un animateur: Bien le bonjour et bienvenue à l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS. Nous avons pour vous un menu (le mot s’impose) tout ce qu’il y a de plus spécial, et qui ne se présente plus, tant il est attendu. Titre de l’émission d’aujourd’hui: À QUI REVIENDRA LA VICTOIRE GOURMANDE? Conformément aux ententes préalables entre les deux parties qui se font face aujourd’hui, ceci sera ma seule intervention dans le débat gastronomique et publicitaire qui va avoir lieu céans entre Raymond Canneton, fondateur de la chaîne de restauration rapide bien connue LE CLAN CANNETON et Lulu Laire, modiste, parfumeuse, chapelière et présidente directrice générale du plus grand magasin de mode de toute la République Domaniale, le célébrissime L’AIR DE LAIRE. Madame, monsieur, bien le bonjour. Au cours du débat libre et vigoureux dans lequel vous êtes sur le point de vous engager je vous signale que, selon la procédure habituelle dans notre émission, vous verrez osciller la jauge d’opinion bichrome que vous avez devant vous. La surface rouge de la jauge représente l’argumentation de Madame Laire et la surface bleue de la jauge représente l’argumentation de Monsieur Canneton. Tous nos auditeurs et toutes nos auditrices ont en main un rotacteur leur permettant de contribuer à l’oscillement de la jauge d’opinion dans un sens ou dans l’autre, fonction du déroulement du débat. Je vais d’ailleurs demander tout de suite à nos auditeurs et auditrices d’actionner sans délai ce rotacteur en répondant à la question suivantes: lequel des deux protagonistes voulez-vous entendre parler en premier? Attention: actionnez vos rotacteurs! Il va maintenant y avoir un petit temps d’attente. Ceci me permet de signaler que nous avons aujourd’hui un auditoire international (République Domaniale ET Nouvelle Navarre) pour ce débat savoureux qui passionne nos bonnes opinions domaniale et néo-navarroise et défraie la chronique gastronomique depuis de nombreux mois. Signalons aussi que les auditeurs et auditrices de l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS ont l’habitude de donner la parole en priorité à l’intervenant ou à l’intervenante dont ils préfèrent les idées en début de débat. Et… c’est… indubitablement le restaurateur Raymond Canneton qui l’emporte, avec l’aiguille de la jauge d’opinion bien installée au milieu de la section bleue du cadran. Les rotacteurs ont tourné et c’est Lulu Laire qui hérite du fardeau d’inverser le mouvement de l’opinion. Y arrivera-t-elle? Nous le saurons très bientôt. Monsieur Raymond Canneton, la parole est à vous.

Raymond Canneton: Merci. Alors, bonjour tout le monde. Bonjour Madame Laire. Me permettez-vous, pour le bénéfice de notre auditoire de Nouvelle Navarre (où nous avons de florissantes filiales), quand même moins intimement familier que celui de République Domaniale avec les enjeux ici en cause, de rappeler la nature de la joute qui nous oppose?

Lulu Laire: Je vous en prie, faites.

Raymond Canneton: Une compétition nationale mettant initialement en lice une quarantaine de personnes a démarré il y a quelques mois en République Domaniale. Elle porte sur la gourmandise. Non pas la gourmandise comme pulsion individuelle ou privée mais comme grande tendance nationale. Il s’agit de départager tous ces gens, gastronomes, sommeliers, confiseurs, restaurateurs, auteurs et autrices de livres de recettes, politiciens, musiciens, poètes, animateurs et animatrices de bandes passantes…

Lulu Laire: parfumeuses, modistes, chapelières…

Raymond Canneton: Oui, oui, absolument. Il s’agit de les départager et de dégager qui peut se glorifier d’avoir fondamentalement défini les cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre.

Lulu Laire: Voilà, rien de moins. Et vous et moi, nous sommes les deux finalistes de la course d’obstacles débridée de cette bande de sensuels agitateurs de fourchettes.

Raymond Canneton: Agitateurs de quoi?

Lulu Laire: De fourchettes. C’est un instrument de sustentation d’autrefois. Très chichi-classe, mon cher ami.

Raymond Canneton: Je connais pas. Moi, je mange au canif.

Lulu Laire: Ça ne fait rien. En tout cas, vous et moi, nous sommes les finalistes de cette quête de la Victoire Gourmande.

Raymond Canneton: Voilà et c’est ici, dans la grande émission internationale des actionneurs de rotacteurs que va se décider la victoire finale. Sur une joute verbale.

Lulu Laire: Une ultime bataille de coqs… au vin.

Raymond Canneton: Ah, ah, ah, très amusant, madame. Vous déployez un charmant lot de références gastronomiques, pour une personne n’ayant fait carrière ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie.

Lulu Laire: Je ne suis pourtant pas devenue finaliste de cette joute, en face à face avec vous, pour mes beaux atours. Quoique… Enfin, disons que nous reparlerons le temps échéant de ma carrière. Pour, le moment, inspirez-nous donc de ce fleuron qu’est la vôtre.

Raymond Canneton: Bon. J’ai commencé comme voyageur de commerce. J’étais représentant en verres de cartons jetables. Dans ce temps là, les restos utilisaient des verres de verre. Ils étaient cassants et il fallait les laver. Mon œuvre initiale consistait à convaincre nos bons restaurateurs domaniaux de passer au gobelet jetable.

Lulu Laire: C’est l’époque ou on vous surnommait Monsieur Carton.

Raymond Canneton: Bien oui. S’appeler Raymond Canneton et fourguer des gobelets de carton créa des conditions qui faisaient que le calembour s’imposait. La loi domaniale régissant les matières ordinaires m’interdisait d’utiliser le mot carton dans ma raison sociale, mais je jouais du calembour au maximum.

Lulu Laire: Hautement gastronomique comme notion, le carton!

Raymond Canneton: Je connais votre perfidie, madame. Je vous ai vue dans nos débats préliminaires. Et je vais me contenter d’y répondre par une question. Aimez-vous le lait frappé, madame?

Lulu Laire: J’en raffole. Surtout à la fraise naturelle.

Raymond Canneton: Bien. Êtes-vous consciente du fait que si vous assouvissez votre soif de lait frappé à la fraise en République Domaniale ou en Nouvelle Navarre, vous m’êtes redevable de cet assouvissement?

Lulu Laire: Ah, bon! Il faut nous raconter ça.

Raymond Canneton: La frappeuse mécanique à lait fut inventée dans les années de la Consolidation Domaniale. On tenta initialement d’y incorporer des verres de verres mais ils éclataient. Les restaurateurs devaient donc frapper le lait dans un gobelet de métal jouxté à la frappeuse mécanique puis verser son contenu dans les verres de verre. C’était lent,  fastidieux, salissant et…

Lulu Laire: Peu appétissant?

Raymond Canneton: Ça, je sais pas. Mais en tout cas ma firme eut l’ingéniosité de concevoir un gobelet de carton qui pouvait s’incorporer dans les frappeuses mécaniques à lait car il s’enchâssait intimement dans le gobelet de métal et ce, sans dommage. On frappait. On retirait le récipient de carton et on servait le lait frappé sans transition. C’était net, rapide, pratique…

Lulu Laire: Économique…

Raymond Canneton: Et efficace. La frappeuse mécanique à lait avec gobelet de carton se répandit et le Gobelet de Carton Canneton devint son contenu implicite et, conséquemment, la référence en la matière. Mon entreprise de gobelets prospéra tant que je pus bientôt me porter acquéreur des Laits Frappés Domaniaux. Les deux entreprises s’aidant l’une l’autre, il valait mieux les posséder les deux et les faire opérer en formation.

Lulu Laire: Enfin quelque chose avalant quelque chose d’autre dans toute cette histoire…

Raymond Canneton: Quand le lait frappé s’imposait, les restaurateurs achetaient d’abord les gobelets de carton pour les frappeuses mécaniques. Puis le gobelet de carton s’imposait dans tout leur établissement.

Lulu Laire: D’abord les chars, ensuite l’infanterie.

Raymond Canneton: Belle image.

Lulu Laire: Le fait que la sensualité d’un rebord de verre de carton est fort inférieure à celle d’un rebord de verre de verre ne semble pas avoir trop influencé votre stratégie.

Raymond Canneton: On ne peut pas toujours jouir. Il faut savoir faire des sacrifices.

Lulu Laire: Des sacrifices gourmands…

Raymond Canneton: Des… je peux continuer?

Lulu Laire: Continuez, continuez, je bois vos parole et je ne suis pas la seule: l’aiguille de la jauge d’opinion ne frémit même pas au centre de la zone bleue, votre zone. Beau fixe de l’opinion pour vous, donc.

Raymond Canneton: Je le vois bien. Et le meilleur est à venir.

Lulu Laire: Allez-y, mettez-vous à table.

Raymond Canneton: Un jour, quelqu’un me câble et me dit qu’il voudrait acheter une frappeuse mécanique à lait identique aux six qu’il a vu opérant simultanément dans le restaurant des frères Malards au fin fond du Centre du Domaine. Je me dis: un restaurant avec six frappeuses mécaniques à lait de marque Canneton, il faut que je vois ça. Je fonce donc au Centre.

Lulu Laire: Le tout premier restaurant dont vous vous êtes porté acquéreur était centriote?

Raymond Canneton: Oui, tout mon concept de restauration se trouvait dans ce resto centriote unique qui s’appelait tout simplement Malard.

Lulu Laire: Tiens donc. Les Centriotes ont donc inventé cette formule de restauration rapide. Des gens si raffinés pourtant.

Raymond Canneton: Votre dédain, madame, ne change rien au fait que, je me portai vite acquéreur de ce restaurant incorporant six de mes frappeuses mécaniques à lait. Il devint un véhicule pour mes frappeuses comme la frappeuse était devenu le véhicule pour mes gobelets de carton.

Lulu Laire: L’empire se consolidait, pyramidalement. C’est l’époque ou on vous surnomma Monsieur Canard.

Raymond Canneton: Canneton, Malard, le calembour était une fois de plus inévitable. Mais, plus soucieux de mon image et de mon importance commerciale, je dois avouer en toute candeur que cette fois là, je l’ai trouvé moins amusant.

Lulu Laire: Vous avez donc éliminé les frères Malard et leur nom de firme.

Raymond Canneton: Oui. J’ai racheté leur resto, leur nom et l’entier de leur formule de restauration. J’ai renommé l’entreprise le CLAN CANNETON et ai multiplié les restos de l’ancienne formule Malard (dont le nom, aujourd’hui inutilisé, reste ma propriété exclusive) sur tout le territoire du Domaine puis de la Nouvelle Navarre. Nous avons maintenant un millier de restaurants dans notre chaîne et je puis vous assurer qu’en ce moment même un nombre significatif d’auditeurs et d’auditrices nous écoute en dégustant la succulente bonne-bouffe CANNETON.

Lulu Laire: Vous considérez donc avoir la main mise sur la gourmandise universelle sous prétexte que vous contrôlez le plus important segment de la restauration domaniale.

Raymond Canneton: … et néo-navarroise. Oui, c’est mon argument.

Lulu Laire: Vous jugez en conscience que parce que tous ces gens s’empiffrent chez vous, vous les avez rendu gourmands.

Raymond Canneton: C’est ma position, oui. Quelle est donc la vôtre?

Lulu Laire: Que manducation n’est pas appétence et que le fait d’avoir été rassasié ne corrobore en rien le fait d’avoir été gourmand ou gourmande au préalable…

Raymond Canneton: Que savez vous tant de la gourmandise, vous, Lulu Laire, une chapelière de Périphérie.

Lulu Laire: C’est mon tour maintenant?

Raymond Canneton: Oui, c’est à vous. Faites-moi comprendre une bonne fois ce que vous fichez là.

Lulu Laire: Très bien. Alors, comme vous le signaliez, Raymond Canneton, je n’œuvre ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie. Je suis dans la mode.

Raymond Canneton: La mode vestimentaire, chapelière et les parfums.

Lulu Laire: Oui, oui. De plus je n’ai en rien votre mérite d’entrepreneur. Ma mère était dans la mode, ma grand-mère aussi, mon arrière grand–mère aussi, Lulu Laire l’ancienne, fondatrice de notre firme.

Raymond Canneton: Ladite firme remonte donc à avant la Convention Domaniale.

Lulu Laire: Oui, depuis tout ce temps la boutique L’AIR DE LAIRE dicte le ton de la mode féminine domaniale et néo-navarroise. M’autorisez-vous un petit bout d’histoire.

Raymond Canneton: Absolument. L’aiguille de la jauge d’opinion ne bronche toujours pas. Je suis donc d’humeur à vous autoriser tout ce que vous voudrez.

Lulu Laire: Avant la Révolution Domaniale, on valorisait une dondon en cheveux, grasse, fermière, laiteuse, pulpeuse et vêtue de la robe bouffante typique des courtisanes de la Périphérie du Domaine. Juste avant la conflagration, dans les dernières années de l’Ancien Régime, ce fut l’explosion des tuniques centriotes sauvages, ardentes et bigarrées. C’est la Rainette Dulciane, une des femmes les plus sveltes de la Magistrature, qui dictait alors le ton. Après la Révolution, il y eut bien la vague Cordula d’Arc, une femme athlétique, moins svelte que la Rainette Dulciane, plus costaude, mais tout de même. L’impulsion était donnée. On coupa les cheveux aux épaules et on entra dans cinquante ans d’obsession de la minceur.

Raymond Canneton: Ouais, ouais, les femmes se mirent à faire des régimes. Je plains les pauvres épiciers et aubergistes du temps.

Lulu Laire: Des régimes? C’est possible. Je ne le sais pas. Je m’y connais très mal en matière d’histoire de l’alimentation. En tout cas, quand ma grand-mère et ma mère tenaient la boutiques L’AIRE DE LAIRE, les femmes du Domaine optaient d’un bloc pour des vêtements moulants et elles portaient la fameuse ceinture-corset des Terres à Pogrom, ce terrible sous-vêtement tyrannique d’autrefois qui comprimait cruellement l’estomac, coupait faussement la faim, et assurait artificiellement la sveltesse et la minceur désirée.

Raymond Canneton: Je ne vois toujours rien d’appétissant dans tout cela.

Lulu Laire: On y arrive pourtant. Il y a trente ans, je monte aux commandes de notre boutique de mode. Je mets en place, en toute simplicité, mais sans me démonter, un programme qui fera ma fortune. Je me glorifie en effet d’avoir débarrassé la mode vestimentaire domaniale du vieux corset pogromite et des tenues moulantes. Revenant aux sources lâches et éthérées de la tunique centriote prérévolutionnaire, je lance…

Raymond Canneton: …le Néo-dulcianisme qui fit effectivement votre gloire commerciale. Oui, je connais. Mais ce que je ne connais pas, par contre, c’est la raison pour laquelle, au mot de Néo-dulcianisme, l’aiguille de la jauge d’opinion se met subitement à osciller en direction du rebord de ma zone bleu.

Lulu Laire: C’est parce qu’elle sursaute et sautille en direction du rouge, de ma zone, et savez vous pourquoi?

Raymond Canneton: Non, mais vous m’obligeriez beaucoup de me le dire.

Lulu Laire: C’est parce que les femmes de notre auditoire savent parfaitement ce qui est arrivé à leurs mères, à leurs sœurs et à elles-mêmes, quand elles se sont mises à porter la tunique néo-dulcianienne de la Boutique Lulu Laire, lâche et vaporeuse, sans corset pogromite en dessous.

Raymond Canneton: Que leur est-il tant arrivé?

Lulu Laire: Elles se sont mises à avoir faim.

Raymond Canneton: Faim?

Lulu Laire: Grand faim. En bloc. Les normes de minceurs continuaient de s’appliquer comme avant, avec régime végétarien et tout et tout, nous disiez-vous, mais le corset pogromite n’était plus là pour adéquatement comprimer l’estomac. Ce fut la fringale généralisée.

Raymond Canneton: Ah bon?

Lulu Laire: Ah oui. Nos clientes, nos pratiques, même nos mannequins se mirent de plus en plus à séditieusement transgresser leurs régimes traditionnels. Et comme elles ne le voulaient pas vraiment, elles le firent de la façon la plus latérale, la plus sinueuse et la plus biaiseuse imaginable: la façon gourmande… Ce furent les sorbets, les cornets de glace, les pommes frites chopées à la volée, en cachette, à la dérobée, en fofolle. Ce fut les coassements de Une nougatine, oh, je craque! Ce fut la gourmandise de guérilla, au summum. Tiens, la petite aiguille touche presque le rouge.

Raymond Canneton: Oh, oh, je m’en avise.

Lulu Laire: C’est donc le moment ou jamais de vous poser LA question perfide, mon brave Canneton. Dans le dernier quart de siècle, ce sont surtout des hommes ou des femmes qui se sont rués dans vos restos bonne-bouffe là? Dites-moi?

Raymond Canneton: Oh, des femmes. Dans une proportion des deux tiers. Facile.

Lulu Laire: Oh, oh…

Raymond Canneton: Des femmes, oui, justement, des femmes. Des élégantes vêtues justement de vos belles tuniques polychromes. Et elles mangent à belle dent, en jetant des regards furibonds autour d’elles.

Lulu Laire: Des regards coupables.

Raymond Canneton: Parfaitement.

Lulu Laire: Révélateurs infaillibles d’un comportement transgressant.

Raymond Canneton: Totalement.

Lulu Laire: Tricheur, désaxé, inexorable… gourmand.

Raymond Canneton: Absolument.

Lulu Laire: Eh bien, le moment est donc venu pour moi de vous illuminer de l’anecdote éclairante sur comment toutes ces questions de gourmandise (dont je me fichais souverainement dans ma jeunesse) ont pris, dans mon esprit, une dimension particulièrement tangible tout autant que crucialement déterminantes.

Raymond Canneton: Je vous écoute, s’il le faut.

Lulu Laire: C’était il y a une vingtaine d’années. On avançait à pas de géants dans la promotion de la tunique néo-dulcianaise et on avait organisé un grand défilé de mode sur une magnifique promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer Latérale. Le paysage était à couper le souffle de beauté, mais pourtant nos mannequins étaient d’une humeur massacrante.

Raymond Canneton: Ah bon. Mais pourquoi donc?

Lulu Laire: Parce que ces grandes poseuses d’il y a vingt ans étaient encore pleinement tributaires de la tyrannie de la minceur de la mode de leur temps mais, en même temps, elles ne pouvaient plus porter le corset pogromite leur étranglant l’estomac. Ma nouvelle ligne de tuniques ne l’incorporait tout simplement pas. Tant et tant qu’elles mouraient de faim.

Raymond Canneton: Bon.

Lulu Laire: Elles se seraient bouffées entre elles. Je n’y portais pas vraiment attention. J’ai toujours eu la chance d’avoir, moi-même de ma modeste personne, un bien petit appétit. C’est donc un événement parfaitement incongru qui attira mon attention sur le tout du phénomène.

Raymond Canneton: Lequel, bon sang, lequel? L’aiguille vient de rentrer dans le bord de la zone rouge!

Lulu Laire: Nous répétions notre défilé de mode sur la large promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer latérale quand une de nos mannequins, une magnifique rousse ondulante et statuesque, se mit à courir en direction de la mer en aboyant je ne sais quoi en dialecte centriote. Deux de ses copines la capturèrent éventuellement mais elle s’était déjà passablement avancée dans la mer. Personne ne fut blessé mais la mésaventure me gâcha trois tuniques.

Raymond Canneton: Qu’est-ce qui lui avait donc pris, à cette drôlesse.

Lulu Laire: Vous me croirez si vous le voulez, elle avait halluciné.

Raymond Canneton: Halluciné…

Lulu Laire: Oui. Elle avait vu (je vous rapporte la chose comme on me l’a relaté à l’époque) des escadrons de pains chocos faisant de la voltige au ras des vague. Et elle les poursuivait en tentant de les capturer et en gueulant leur description détaillée.

Raymond Canneton: Non.

Lulu Laire: Oui, textuel. Des escadrons de pains chocos, vous vous imaginez. Elle les voyait comme je vous vois, luisant sous le soleil, juste au dessus des ondes scintillantes. La bizarre déconvenue.

Raymond Canneton: Le contrariant phénomène.

Lulu Laire: Parlez pour vous. Car en discutant l’affaire avec mes assistantes et les mannequins, je découvris avec stupéfaction que ces pauvres filles crevaient toutes la dalle.

Raymond Canneton: Qu’avez-vous fait alors?

Lulu Laire: Un grand banquet. Et pas de la bouffe venue de vos gargotes, je vous en passe mon papier. Du fin. Du nuancé. Du jouissif. Des poulardes, des légumes bigarrés, des potages subtils, des desserts, des sorbets, des pâtisseries fines, des fruits exotiques.

Raymond Canneton: Oh…

Lulu Laire: Oui, oui. Si vous aviez vu cette bande de gourmandes. Une sensualité dans la sustentation comme je n’en revis jamais de ma vie. Elles bouffèrent vraiment, profondément, principiellement, tout doucement, en conversant de victuailles, en jouissant, ce soir là et dans les jours qui suivirent. Tant et tant qu’il fallut éventuellement élargir plusieurs tuniques. Mes conceptrices s’y employèrent fort habilement, sur le tas. Cela nous donna l’impulsion de créer des lignes de tuniques appropriées pour tous les gabarits corporels. Celles-ci firent, dans les deux décennies suivantes, de mon petit avoir chichement hérité, une fortune colossale.

Raymond Canneton: Oui, même des femmes plus fortes portent vos lignes de vêtements. C’est parfaitement seyant, au demeurant.

Lulu Laire: Mais grand merci. Et ces tricheuses aux yeux furibonds qui se sont empiffrées pendant une génération dans vos restos monopolistiques, c’est moi qui les ai rendues gourmandes en les décorsetant et en les décomplexant, dans leur jubilation vestimentaire.

Raymond Canneton: Mais, oh… mais, oh… c’est quand même chez moi qu’elles mangent.

Lulu Laire: Vous êtes marrant. Il faut bien qu’elles mangent quelque part. Ça ne veut strictement rien dire. Vous leur remplissez la panse du mieux que vous pouvez avec votre camelote. Mais leur si suave gourmandise, cette irrésistible mentalité en arabesque de tricheuse et de transgresseuse, elle s’engendre de par moi. C’est moi qui l’ai historiquement instaurée. J’ai tué la tyrannie de la minceur féminine, dans nos villes et nos campagnes. J’ai graduellement installé la petite domaniale grassouillette, lutine, tricheuse et gourmande dans l’épicentre de la beauté moderne.

Raymond Canneton: Sans jamais cuisiner le moindre plat.

Lulu Laire: Non. Et pourtant, la Victoire Gourmande me revient de droit et de fait. La définition fondamentale des cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre, c’est moi.

Raymond Canneton: Ça me coupe la chique.

Lulu Laire: Mais pas l’appétit, j’espère.

L’animateur: Merci, madame, merci monsieur. Le débat est maintenant clos. L’aiguille de la jauge d’opinion est assez éloignée du centre. Elle se tient fermement du côté du rouge. La gagnante de la joute et détentrice illimitée de la Victoire Gourmande est donc Lulu Laire, présidente directrice générale de la boutique de mode L’AIR DE LAIRE. Merci et au revoir.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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ÉVIDENCE CRIANTE (Version française de DEAD GIVEAWAY)

Posted by Ysengrimus sur 6 mai 2023


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ÉVIDENCE CRIANTE
(Version française de DEAD GIVEAWAY)

J’ai su que quelque chose clochait vraiment
Quand il s’avéra que cette jolie jeune fille blanche
Se jetait, comme ça,
Dans les bras
D’un homme noir…
Évidence criante!
C’était une évidence criante!

Ce voisin, il avait une sacrée paire de couilles
Car on le voyait tous les jours.
On a mangé des grillades avec ce type
Et on aurait jamais pu imaginer
Que cette fille était dans sa maison.

Elle a dit: aidez-moi à sortir de là.
Alors j’ai entrouvert la porte
Mais c’était pas possible d’entrer.
On pouvait que passer
La main par l’encoignure.
Alors on a défoncé
À coups de pieds
Le bas de la porte.
Et elle est sortie.
Et elle a dit:
Il y a d’autres filles dans cette maison.
Appelle le 911.
Et ils ont pincé le type au Macdo.

J’ai su que quelque chose clochait vraiment
Quand il s’avéra que cette jolie jeune fille blanche
Se jetait, comme ça,
Dans les bras
D’un homme noir…
Évidence criante!
C’était une évidence criante!

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Il y a dix ans aujourd.hui, à Cleveland (Ohio), monsieur Charles Ramsey (notre photo) a sauvé mademoiselle Amanda Berry (ainsi que trois autres personnes) qui était séquestrée chez un de ses voisins et ce, depuis dix ans (2003-2013). La culture internet avait alors fabriqué, depuis l’entretien impromptu de monsieur Ramsey sur la question, la ballade humoristique DEAD GIVEAWAY. En hommage respectueux de ce moment vernaculaire à la fois charmant et héroique, je vous livre ici la version française de cette ballade.

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Problématique des tits menous

Posted by Ysengrimus sur 1 avril 2023

À Denis M.

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J’aime ben ça, les tits menous
Je suis sensible à leur gloire
Qu’ils soient sages ou qu’ils soient fous
Ils ont toujours une histoire
À nous narrer.
 
J’ai rien contre les tits menous
Dixit le copain Denis.
Simplement, de moi à vous
Il faudrait pouvoir aussi
Un peu varier
 
Le menu de nos savoirs
Les images de nos onglets.
Les photos de nos tiroirs
D’où s’échappent tous ces minets
Veulent voler
 
Puis atterrir autre part
Dans un monde où, peu ou prou
Exultent les Sciences & les Arts…
Et pas seulement les tits menous
Cyber-popularisés.
 
J’aime ben ça, les tits menous
Mais…

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LES CENT-TRENTE-HUITARDS — CHRONIQUES DU COLLÈGE DE L’ASSOMPTION (par Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2023

Cent-trente-huitards

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Fondé en 1832, le vénérable collège de L’Assomption sur L’Assomption, Québec, Canada) numérota pieusement ses promotions estudiantines. Moi (né en 1958, âgé de douze ans en 1970) et la bande de drilles et de drillettes évoquée dans cet ouvrage sommes donc de la cent-trente-huitième promotion du collège de L’Assomption (1832 + 138 = 1970). Et cela fait de nous, comme irrésistiblement, de fervents promoteurs du nombre aléatoirement chanceux de 138…

Notre monde collégien est un monde largement révolu, ancien, vermoulu, vénérable. Déjà amplement perdu dans les brumes du temps, ce petit univers, translucide et fendillé comme un vieux bibelot, est pourtant si profondément inscrit au fond de nous que bon, le moment est venu pour lui de se dire, un petit peu, comme ça, à la ronde… avant de totalement et définitivement se griffonner sur le papier à musique, bruissant et fluide, de l’Histoire. Notre univers estudiantin de fin d’enfance se raconte donc dans cet ouvrage, un petit peu pour les autres et beaucoup pour nous-mêmes. Je remercie chaleureusement tous mes confrères et consœurs de collège qui fabriquent et configurent, littéralement et textuellement, la trame serrée de ce petit recueil de chroniques. Les identités des protagonistes, les farfelu(e)s comme les austères, les sibyllin(e)s comme les univoques, les tondu(e)s comme les hirsutes, ont été subtilement altérées dans ce livre, de façon à soigneusement préserver le droit inaliénable de tous et de toutes à la discrétion la plus élémentaire. Mais autrement, de ce foisonnant monde collégien d’autrefois, tout se dit ici, tout se contemple par le petit bout de la lorgnette, ou presque.

Segment concret de notre patrimoine collectif, portion briquetée de la petite histoire comme de la grande, le collège de L’Assomption se doit fatalement d’assumer… un peu beaucoup… son chaloupeux héritage. Il est partiellement relayé via les tessons anecdotiques, les émoussés comme les acérés, les doux comme les aigre-doux, qui gisent… notamment… entre ces modestes pages. Les voix qui se rameutent ici, au petit bonheur la chance, ahanent l’énormité des petites choses anciennes, en tournoyant, un peu aléatoirement, comme dans une vieille danse contrite. C’est le tango du collège qui prend les rêves au piège et dont il est sacrilège de ne pas sortir malin (Jacques Brel, 1929-1978)…

La distance du temps est effectivement une invitation implicite à reprendre un peu en main notre place dans l’Histoire. Cela suscite un certain nombre d’observations, tant factuelles que fondamentales. Les observations factuelles, d’abord. Première année de secondaire: 1970. Les cent-trente-huitards sont entrés au collège de L’Assomption exactement quatre ans après la fin de la Révolution Tranquille, au sens strict du terme (1960-1966). Dernière année de cégep: 1977. Nous avons terminé notre formation au collège de L’Assomption moins d’un an après l’élection du premier Parti Québécois (novembre 1976) et l’année de la proclamation de la Loi 101 (1977). Cela nous localise dans ce fameux espace historique très spécial des années 1970.

Les observations fondamentales, maintenant. D’abord, quiconque se souviendra de cette époque-là aura ce qui suit aussi en mémoire. Nous sommes arrivés au collège tout juste après la tempête des années 1960. Le cours classique venait de s’effondrer. Et toutes sortes de bizarreries hybrides se manifestaient, un peu partout, dans la vie ordinaire du collège. Ces intrigantes curiosités montraient assez bien que la génération antérieure, la génération des baby-boomers 1.0. (nés entre 1945 et 1955), était passé par là, charriant sa tempête historique. On pourrait avancer de nombreux exemples. Je n’en citerai qu’un seul, suavement insolite. On entre dans une vieille et vaste chapelle intérieure, avec des colonnades imposantes, qui visiblement exerça jadis des fonctions cérémonielles et religieuses. Or cette immense chapelle s’appelle «la grande discothèque». Alors, c’est très bizarre, pour notre regard et nos oreilles de douze ans, de voir l’architecture surannée de cet espace monumental, avec les décorations pieuses, et tout et tout… et ça s’appelle «la grande discothèque». Le cardinal Paul-Émile Léger (1904-1991) est même venu nous haranguer, en 1970, dans cette ci-devant grande discothèque. Et tout le monde s’en foutait. Les plus vieux le niaisaient à voix basse, en évoquant son fantasme raté d’être le premier pape canadien-français. Surréaliste. Ambiance sociale de transition, je vous en file mon carton. Le cardinal Léger à la grande discothèque du collège, bonjour le choc abrupt de deux époques. C’est seulement après un certain temps qu’on se rend finalement compte que cet espace a été fraîchement renommé, entendre débaptisé-yéyé dans les années 1960, «grande discothèque». Tout cela pour dire que notre arrivée au collège a pris corps sur les ruines d’une tempête sociale historiquement récente, dont on pouvait encore voir certains branchages cassés pendouiller.

Mais il y a plus, bien plus. Maintenant qu’on dispose de la distance historique, on se doit de faire observer que les années 1960 ne furent pas seulement une période d’effervescence et d’émancipation de la jeunesse. Ce fut aussi, au Québec, Révolution Tranquille oblige, l’époque de la mise en place d’un vaste système scolaire public, laïc. Réforme du cours primaire, du cours secondaire, instauration des cégeps. Et ce qu’on doit comprendre, c’est que cet immense système d’instruction publique, allant du primaire au cégep, était tout nouveau, tout beau, tout neuf, lorsque nous sommes entrés au collège de L’Assomption, en 1970. Il n’était donc, à ce moment-là, plus vraiment possible d’aller stagner dans un collège privé, comme ça… sur l’erre d’aller… Désormais, c’était un choix à faire. Le collège privé était maintenant en compétition avec un système public efficace, performant, novateur, intellectuellement progressiste et gratuit.

On avait beau dénigrer ledit système public, on ne pouvait pas vraiment s’empêcher de sentir sa puissance, toute fraiche. «Chez nous, c’est différent, tout ce qu’y a ailleurs, on l’a pas icitte»… c’est surtout cette situation nouvelle que ce slogan détourné commentait… Ils avaient les ressources que nous n’avions pas, ou plus. Et tout cela a eu une forte incidence sur la nature et la dynamique de l’enseignement auquel nous avons été confrontés, au collège. Les curés n’étaient plus triomphants. Ils étaient aux abois. Ils se devaient de se mettre à la page, pour continuer d’attirer leur clientèle payante, aspirant désormais à un enseignement moderne, pour leurs enfants (le tout débouchant sur autre choses que des carrières traditionnelles et vieillottes). Sans ce renouvellement, les enfants des temps nouveaux seraient tout simplement partis dans le système public. Subite émulation par la compétition, si vous voyez le topo en action. Cela a créé une espèce d’effervescence de modernisation, au collège. C’était… faire pop ou mourir. Nous en avons, je pense, amplement bénéficié.

Un autre élément, absolument crucial pour le 138ième cours très spécifiquement, c’est celui que, pour parler moderne, on appellera la double cohorte. Il y a des gens qui avaient fait la septième année du vieux système primaire, il y a des gens qui ne l’avaient pas fait. J’étais du second groupe. Le 138ième cours fut donc le premier cours où, au moment de la sélection, la cohorte était double. Autrement dit, se mélangeaient ensemble des gens ayant fait la vieille septième et des gens n’ayant pas fait la vieille septième. Alors, vous commencez par couper de votre cohorte ceux qui n’ont pas les moyens (le collège privé, ça reste, hélas, un privilège de classe). Et, même quand vous ne gardez que les riches, vous vous apercevez que vous avez un plus grand cheptel étudiant que d’habitude, dans lequel vous pouvez appliquer votre tyrannique dynamique sélective. C’est à mon avis ce qui fait que la 138ième promotion ressort pour ses qualités intellectuelles (si c’est le cas… il faudrait voir ce que les autres promotions en disent). Elle a tiré les atouts involontaires d’une situation de double cohorte et ce, dans un contexte social où s’imposait une modernisation forcée et forcenée de l’enseignement privé, au beau risque d’une dynamique scolaire désormais progressiste et compétitive.

De telles conditions historiques ont transformé notre aptitude collective à faire reculer le pouvoir abusif des curés, même au sein des institutions qu’ils contrôlaient, en nécessité de survie pour le fourgage de la camelote desdits curés. Ajoutons, en saupoudre, les autres éléments circonstanciels. La Crise d’Octobre, les alertes à la bombe (dont une au collège), la montée du nationalisme, la québécisation avancée de la culture, la solidification de l’art de masse. Et cela nous amène à nous dire que le 138ième cours, qui est, en fait, un cours s’étant déployé pendant les cruciales années 1970, a émergé d’une conjoncture historique exemplaire et extraordinaire. L’impact progressiste de cette époque charnière a, je pense, encore énormément d’influence sur l’intégralité de nos sensibilités et de nos intellects d’ex-collégiennes et d’ex-collégiens contemporains. Je parle et reparle de tout cela, sans nostalgie aucune mais avec beaucoup de tendresse, dans ce petit ouvrage. Bonne lecture.

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Paul Laurendeau, Les cent-trente-huitards (Chroniques du Collège de l’Assomption), Montréal, ÉLP éditeur, 2023, formats ePub, Mobi, papier.

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Dieudonné et l’Islam

Posted by Ysengrimus sur 15 février 2023

Couverture du TIME du 31 Janvier 1969

Couverture du TIME du 31 Janvier 1969

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Bon, les juifs et les noirs (notamment les musulmans noirs) en compétition pour la palme platine de la victime historique absolue, c’est une affaire passablement plus ancienne qu’on ne le pense. J’en veux pour témoin historique (entre autres) cette première page du TIME datant du 31 janvier 1969. On pourrait longuement développer la captivante question de la lutte contemporaine des cultures de rédemption des ghettos de naguère mais… demain n’est pas la veille car l’irrationalité passionnelle la plus débridée semble régner, en ce moment même, sur ces embrouilles somme toute subsidiaires (mais montées en épingles pour bien éclipser les vraies questions). Chasse en chassé-croisé bourgeoise aux boucs émissaires sur fond de crise du capitalisme oblige. On y reviendra éventuellement, en des temps plus calmes.

La nouvelle mouvance brune. Donc, de nouveau, notre chère vieille France se droitise. La profonde faillite socialiste se finalise, à mesure que la durable trahison macronnienne enferre la société, ne laissant plus d’espoir perceptible. Cessons de se mentir, madame Marine LePen du Zinzin National est en train de devenir une politicienne ordinaire, une figure meneuse de la droite, roide, enflée, «sociale», ronflante, proprette. Un avenir politique conventionnel lui est promis, peut-être même, qui sait, les plus hautes fonctions. Le fait implacable se met donc en place: le RN (ex FN) se positionne sur l’échiquier politicien mainstream. Et pour ce faire, une fois de plus il n’y a pas à se mentir, ce nouveau futur vaisseau amiral du cartel des droites se recentre. La droite décomplexée des uns et des autres lui esquisse doucement un havre d’entrée. Suivons bien le lent mouvement du navire au flambeau tricolore. Mais ledit navire ne sort pas de nulle part. Il s’extirpe, en chuintant plus que bruyamment, de la vieille vase de l’extrême-droite française, croix de feu, OASesque, GUDeuse, militaro-facho-factieuse. En manœuvrant lourdement cap au centre, l’étrave poussive du RN abandonne derrière elle une boue lourde, inorganisée, gluante, fangeuse, tourbillonnante, déroutée, elle aussi, dans sa logique. En faisant de l’humour dans le pur style biaiseux de Dieudonné, on dira que c’est une boue brune… (quoi, brune, comme dans chemise brune, qu’est-ce que vous allez croire, là, eh…).

Dieudonné incarne sémiologiquement cette vieille nouvelle extrême-droite «anti-système», passablement inorganisée mais bien prégnante, ferme, ancienne. Il ne l’articule pas politiquement mais la formule discursivement. Et qu’est-ce qu’elle te dit, la nouvelle mouvance brune, ben d’abord pour s’exprimer comme Dieudonné toujours, elle t’annonce sans ambages qu’elle te pisse à la raie, tu vois. Puis une fois l’éructation du cœur passée, vessée, dispersée, elle retombe, la susdite mouvance, sur les vieilles pattes de ses implicites obscurantistes «classiques», si je puis dire. De nouveau, notre chère France se droitise. Elle l’a déjà fait, elle sait le faire. Il y a de la tradition, même dans ses égouts puants. Des axes sont tracés. Les fondations sont perpétuées. Et le bruit actuel, lui, augmente. Et nos apologues bêlants et hypocrites de la liberté d’expression se portent à la défense de Dieudonné. La complaisance suspecte, la solidarité truquée, tout s’entremêle et c’est le tourbillon brun. On connaît les faits anecdotiques mais, si on fait tout un fromage des droits à la liberté d’expression de Dieudonné, on s’attarde moins sur la configuration rhétorique de ce bateleur, qui reste un communicateur avant tout, avec un message, une ligne. Revoyons brièvement sa stratégie, devenue classique.

Un implicite obscurantiste. Un peu comme le fait, très ouvertement et très cyniquement, une certaine propagande iranienne ciblant l’occident, les attaques «antisionistes» de Dieudonné mobilisent nettement d’importants pans du fond de commerce obscurantiste qui fut celui de toute une tradition vernaculaire française (et européenne). Simplement ici, le brouet s’instille. Il est moins concentré qu’éparpillé, saupoudré, moins matamore que discret, roucoulant, casuiste. Un petit exemple de cette façon insidieuse de s’exprimer. Dieudonné dit (la source vidéo de cette citation est donnée plus bas): Les chrétiens ont été déjà dépouillés de leur religion. On… On a… les églises se sont vidées. Le Sionisme, partout où il arrive, tente déjà d’enlever les valeurs morales du pays. Remplacez ici «le Sionisme», simple maquillage rhétorique de surface, par «la juiverie internationale» et vous retrouvez, mot pour mot, la vieille propagande anti-juive nationalarde du siècle dernier, qui donnait les juifs comme principaux propagateurs de l’athéisme (On a.. on a… On sent qu’il hésite, le Dieudo, à proférer l’énormité d’un athéisme sciemment orchestré par les Sages de Sion. Il ne faut pas aller se démasquer) et, aussi, les juifs comme instance tentant «d’enlever les valeurs morales du pays». Mon ami! On dirait la vieille propagande anti-moderniste des bérets blancs! Et, de fait, presque tous les poncifs anti-juifs se retrouvent, à un endroit ou à un autre, dans le discours de Dieudonné (mais habituellement glissés supppositoirement, hein, en quenelle): les Rothschild, le sionisme rupin conspiro, le peuple élu, la Shoah (Ananas), le Grand Banquier qui nous tiens tous, Fau­risson (converti en bouffon), Pétain (que Dieudonné nous donne comme son président favori… pour la moustache à la Brassens, bien sûr, sans plus), et des noms colorés en pagaille de personnalités médiatiques et politiques d’origine juive, dont la moindre n’est pas François Hollande. Dire et redire le nom d’un juif connu, c’est excellent dans l’implicite. Pas besoin de radoter sans fin qu’il est juif, tout le monde le sait, s’en doute ou le suppose. Et si c’est lui et si Dieudo en parle, c’est que cette personnalité (une de plus! Il en est un aussi!) fait implicitement partie du «système» (qui, lui, ne peut être que sioniste ou pro-sioniste). Ce procédé (nommer des juifs et laisser leur nom «parler», sans plus), tout en dense lourdeur de sous-entendus, est fort ancien. Le raccourci réflexe, bien balisé, de l’obscurantisme traditionnel d’extrême-droite permet d’établir tout un jeu de raccords nerveux irrationalistes et de les marteler, tout en restant parfaitement dans le non-dit et l’implicite. L’exemple cardinal de ce jeu sur les implicites, immanquablement, fut la quenelle. Qu’est-ce que c’était? Un salut ceci inversé non, non, c’est jamais qu’un bras d’honneur cela. Rien de mal. Rien de tangible. Que du mou. On se sent quelque part un peu ridicule de s’offusquer pour si peu. Et de chanter jadis, gauloisement: François la sens-tu qui s’enfile dans ton cul, la quenelle? (sur l’air du Chant des Partisans). Levez-vous de bonne heure pour trouver prise à une poursuite pour propagande haineuse dans le maquis de ce salmigondi potache, mi-sodomite, mi-culinaire. Et pourtant absolument personne n’est dupe. L’implicite ferme est tout aussi intangible que net, limpide. Il est palpable et impalpable en même temps. C’est de l’excellente rhétorique auto-protective. Vous me direz qu’il se fit quand même coller des amendes et que celles-ci s’accumulèrent. Je vous répondrai que s’il avait tout dégobillé comme il le pense vraiment, il serait en taule et pour des années. De se planquer et d’esquiver comme il le fait, il gagne (surtout que les amendes, il les paye pas). Tout est là, quelque part, et comme ça fonctionne, ça se répand dans la lie factieuse désœuvrée et frustrée par les crises. La rectitude politique bâillonnante a produit des monstres glissants d’implicites et Diendonné est un de ceux-là. Et ce n’est pas fini. Interdisez la quenelle et demain, de par le jeu des raccords sous-entendus de l’atelier Dieudonné, un simple ananas sera désormais un crypto-signal anti-juif d’autant plus imparable, limpide et net qu’il est anodin. Qui vous poursuivra pour avoir brandis un ananas?

De par le jeu des implicites de Dieudonné ceci est désormais un crypto-signal anti-juif d’autant plus imparable qu’il est anodin. Qui vous poursuivra pour avoir brandis un ananas?

De par le jeu des implicites de Dieudonné ceci est désormais un crypto-signal anti-juif d’autant plus imparable qu’il est anodin. Qui vous poursuivra pour avoir brandi un ananas?

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Une pudeur: la race. Il y a cependant une notion sur laquelle l’irrationalité sociopolitique sciemment promue par Dieudonné reste totalement pudique: la race. La race au sens morphologiquement et épidermiquement racialiste du terme. Techniquement parlant, l’obscurantisme de Dieudonné n’est pas un racisme. Vous avez bien lu. Il faut reconnaître que les contraintes commerciales sont ici tout simplement trop fortes. Dieudonné, dont le père est camerounais, se donne lui-même comme une nègre marron du showbizz qui court toujours pour ne plus avoir à écouter chanter Patrick Bruel jusqu’à la fin, sur le plateau de Michel Drucker (citation libre — inutile de rappeler l’ethnicité de messieurs Bruel et Drucker, la machine des implicites simplistes roule bien. Comme dirait Dieudo: on avance). Aussi, Dieudo ne reprendra pas, comme le faisait par exemple amplement Louis-Ferdinand Céline, le délire de la fusion du nègre et du sémite. Vous voyez tout de suite le couac paradoxal que cela provoquerait dans son vivier. C’est pas soutenable. Cette portion de l’obscurantisme «classique» restera donc pudiquement pliée dans les cartons de l’histoire. Le mot des fachos français de 1930 selon lequel le juif est un nègre ne sera pas repris. Évacuées aussi les autres grossièretés raciales: les formes de nez, le crépu des cheveux, les teintes de peau pour distinguer les youpins (selon le mot de la propagande pétainiste). Pas de critères raciaux négatifs ici. Que des critères raciaux positifs, pour valoriser les gens de souche africaines, esclaves ou non et aussi (surtout) affecter de les dévaloriser, en mimant ou prétendant mimer la vision de l’adversaire (Pour eux, moi, ch’sui qu’un négro… etc…). C’est une caractéristique très profondément originale, moderne, actuelle, rectitudepoliticienne, que cette particularité de non-racisme de fond. La ritournelle des irrationalistes sociopolitiques contemporains se perpétue donc, mais sans le racisme racial (si vous me passez l’indispensable pléonasme, la notion de racisme étant tellement galvaudée): c’est pas de l’antisémitisme, c’est, par autoproclamation dédouanante, de l’antisionisme. Oh, il sait parfaitement ce qu’il fait. Et la pudeur sur la race est d’autant plus cruciale, d’ailleurs, dans la mouvance Dieudonné, pour une autre raison, imparable. Les arabes, fondateurs historiques de l’Islam, sont eux aussi de race ou d’ethnie sémite et ils parlent une langue sémitique. Second grave danger de paradoxe donc, car les arabes ne font absolument pas partie du «peuple élu» (élu… par le dispositif discriminatoire de Dieudonné). La seule solution pour séparer les bons (les arabes, les noirs, les soldats, les pompiers, les détenus, les gardiens de prison, et les anciens du GUD tous unis en quenelle) des méchants (les juif, tous israéliens plutôt qu’israélites désormais, et, en costards et à la télé de préférence), c’est de ne pas ressortir les doctrines racistes/raciales des fachos d’antan. Ne dites pas que Dieudonné est antisémite, c’est une fausseté factuelle. Ne dites pas qu’il est antisioniste non plus, cela le dédouane trop et lui impute une rationalité politique qu’il n’a absolument pas. Dites simplement qu’il est anti-juifs. Ça c’est vrai et ça ne ment pas. Même lui l’admettrais, je crois.

Et L’Islam. Cela nous amène directement à l’Islam. Le fait est que la nébuleuse hétérogène de la clientèle cible de Dieudo (les arabes, les noirs, les soldats, les pompiers, les détenus, les gardiens de prison, les anciens du GUD, ainsi que leurs épouses, tous et toutes tirés à quatre épingles au Théâtre de la Main d’Or — il fallait voir les images. Elle faisait plus bourgeoise cossue crispée que prolo révolutionnaire, cette discrète mais hilare clientèle), c’est l’ensemble des ingrédients d’une poudre à canon. J’entends par là qu’il y a de l’explosif en latence interne là dedans, comme dans une union «sacrée», éclectique et temporaire de pulsions incompatibles. Ces gens là ne se rejoignent pas vraiment, c’est pas possible. Tous ces factieux blanc-cassis endimanchés, c’est pas des pro-Islam, c’est pas sérieux. Il va falloir que quelqu’un réfléchisse à ce qu’il fait une minute ou deux, quand même, dans ce bazar. Mais lisons plutôt ce que Dieudo raconte justement de l’Islam lorsque, toujours pour me formuler comme lui, je dirai qu’il prend la parole chez ses maîtres de la télévision iranienne (il faut intégralement visionner cette courte vidéo. C’est l’aveu sublime du fond veule, onctueux, obséquieux et jésuite de Dieudonné, présenté ici comme un écrivain et humoriste français).

Alors, un peu justement comme le fait Dieudo, je vais vous asséner trois courtes citations, suivies de trois commentaires de mon cru, dans le pur style Dieudo, eux aussi. Pour bien vous dire ce que j’en pense de ce qu’il dit de l’Islam et vous montrer que l’humour à la Dieudo, j’en fais du pareil. Tapez sur mon cul pour voir si ça fait de la musique et attachez vos ceintures, on part. Dieudo dit, la bouche en cœur:

Le Sionisme a tué le Christ. C’est le Sionisme qui prétendait que Jésus était le fils d’une putain. C’est comme ça qu’est définie, en fait, Marie. Alors que, dans l’Islam, il y a un respect. Non seulement un respect mais Jésus annonce la venue du Prophète.

(055 — 1:11)

Mais elle est où ta faconde irrévérencieuse là, mon Dieudo. Tu sonnes comme une petite vicairette émasculée, tout à coup, de t’offusquer que Marie aie pu un peu se faire du bon temps, dans cette chienne de vie, la pauvresse, là (tu cites pas les sources de ton développement fumeux et imprécis sur Marie. Tant pis. C’est pas mon affaire. Tant qu’à délirer, hé). C’est ton fond colo chrétienne gentille qui remonte là? Tué le Christ…  Il y a un respect… Mais ton Christ, j’en ai rien à cirer, gars. Je lui pisse à la raie, ton Jésus, tu vois. C’est du délire irrationnel vieux chnoque que tu nous susurres là. Ça a mais rien de rien à foutre dans l’espace politique, tout ça. Et ton respect, je le tringle. Bon, les musulmans parlent de Jésus, c’est pas un scoop, figure toi, on le savait. Mais qu’est-ce que ça à voir avec nos crises sociales actuelles, ça, avec la lutte contre le système, pour reprendre ton mot? Délire religieux de vieille calotte onctueuse, mon vieux. Vide de sens intellectuel, pur. De la radote de bénitier. Le sionisme (le vrai petit sionisme politique et historique, pas ta grande gadoue obscurantiste fantasmée, là) a tué des palestiniens, point, gars. Réveille-toi. Soigne toi, hé, tu es malade. Mais Dieudo poursuit:

Les chrétiens ont été déjà dépouillés de leur religion. On… On a… les églises se sont vidées. Le Sionisme, partout où il arrive, tente déjà d’enlever les valeurs morales du pays. Et puis ensuite, l’Islam est arrivé, ce vent qui arrive et qui libère en fait les populations. Et c’est pour ça que de plus en plus de gens vont vers l’Islam.

(1:51 — 2 :22)

Oh mais, le mec. Ça va pas, la tête! Tu vas me raconter que les juifs (ou qui que ce soit en l’occurrence — c’est parfaitement conspiro de prendre la déréliction pour une astuce mitonnée par des «décideurs», peu importe lesquels) m’ont dépouillé de «ma» religion. Mais «ma» religion, je l’ai jetée moi même aux orties, mon gars, figure toi. Et dans un grand mouvement sociétal progressiste que je valorise encore, tu vois. Et j’ai vraiment pas besoin de toi pour la ramener, dans tous les sens du terme. Et je la remplacerai jamais par une autre, surtout pas dans le champs politique, ça c’est moi qui te le dis. Dans l’Islam, il y a un respect… Pas pour les athées, le respect, hein, ni pour les femmes non-patriarcales. J’ai pas besoin d’épiloguer. Ce vent qui arrive et qui libère… Quoi? Mais tu bascules dans le lyrisme gaga et complètement mou du calecif, mon pauvre. Le vent de tes vesses qui libèrent tes boyaux pourris, oui. Comme tu le dis si bien à un peu tout le monde par les temps qui courent: ferme ta gueule. Tu suçotes la fissure de cul de ce journaliste iranien là et, je te le dis, c’est carrément indécent. Tu fais tout juste ce dont tu accuses tous les autres licheux télévisuels. Ferme-la. Fous-nous la paix. Et Dieudo, impavide, dit finalement:

Et c’est ça la force de l’Islam. C’est qu’il semblerait qu’avec le temps, le message originel est garanti. Et c’est pour ça que d’ailleurs ici [en Iran], le pouvoir est bicéphale. Il y a d’un côté les politiques. Et d’un autre côté, on a les sages qui observent et qui donnent leur avis. Malheureusement, tout ça, en France, ça n’existe pas.

(2:58 — 3 :13)

Hein! Le message originel? Quel message originel? Tuez les athées, les femmes insoumises et les juifs? Il est philosophique (sage?), ou politique, le message? Quoi? Quoi?  Les sages qui observent en Iran? L’apologie de la théocratie autoritaire iranienne maintenant? C’est ça le modèle politique qui dansotte au bout de ta quenelle, là? Ben, mon gars, je te dis: non merci. Je te dis que t’es en train de tenter de nous en enfiler toute une. Je te sens pas, là et c’est pas bon signe. Et tu mens, tu mens, dans ce flagornage stérile et vide de ton chrétien fondamental par ton musulman fantasmé. Lit le Coran un petit brin, gars. Ça va te décrasser. Il louvoie pas comme toi, le Coran, tu vois. Texte moyenâgeux sans complexe, il assume son intolérance et il contredit ouvertement l’abbé Dieudo. «Ô, vous qui croyez! Ne prenez pas pour amis les Juifs et les Chrétiens; ils sont amis les uns des autres.» (Sourate V, verset 51). Vlan, et tu l’as dans le cul. Mais alors, tu racontes absolument n’importe quoi pour endormir les gogos, mon minus. Tu perds ton temps et le mien dans tes circonlocutions semi-légendaires de théogonardise de faux syncrétisme de merde, c’est pas croyable. C’est à halluciner.

Aussi, je te dis ceci, pour conclure sur toi et ta mouvance puante et délirante, cher Dieudo. Les conneaux que te traitent en bouc émissaire «humoristique» (pour pas faire face au mouvement sociétal, malsain mais crucial, que, tristement, tu révèles) et qui fantasment de te bâillonner (pour bien se voiler la face) par des astuces juridiques toujours contournables et par des amendes que tu paiera pas, eh ben, eux aussi, ils perdent leur temps et le mien. C’est ton public cible de musulmans français, de noirs de seconde génération et de facho blancs, tous éclectiquement et fortuitement réunis, qui va te péter dans le visage et te pulvériser la gueule, quand l’incompatibilité fondamentale des particules de haine et de déboussolement que tu comprimes dans tes théâtres vont se pénétrer véritablement l’une l’autre et toucher l’étincelle lumineuse de ta pauvre toute petite pensée inane et tant tellement vieillotte. Patatras! Pulvérisé par ses propres chalands, antinomiques, braqués et irréconciliables, le Dieudo. [Rire gras à la Dieudo. Il riait souvent de ses propres boutades, de son rire faussement copain et assez communicatif.]

Le vieil obscurantisme entre-deux-guerres occidental, ouf et re-ouf, on a vraiment pas besoin de l’Iran ou de qui que ce soit d’autre dans le genre, pour venir nous le re-seriner, avec en courroie de transmission, en prime, Dieudonné. Les morts ont enterré les morts qui sont issus en pagaille de tout ça. Foutez-nous la paix, une bonne fois avec vos résurgences cent fois re-maculées et médiatisées (y compris a contrario — ceci NB). Laissez nous vivre un peu. Il est plus que temps qu’on cesse de faire de la politique avec la religion. Il n’en sort jamais rien de bon. Et ça, ben, là, on s’entend tous pour dire que Dieudonné et l’Islam ont en commun de douloureusement le confirmer et le reconfirmer.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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LE ROI DE MIGUASHA (Isabelle Larouche)

Posted by Ysengrimus sur 7 février 2023

Elle a bien ri quand je lui ai raconté les rêves dans lesquels je me transforme en poisson. Toujours dans l’eau, à traverser lacs et rivières, à la nage ou en apnée, sans jamais m’épuiser. Angèle m’a initiée aux siens, ses rêves à tire-d’aile, m’a-t-elle décrit, où elle est légère dans des cieux changeants, Ang’ailes d’oiseaux n’a jamais peur de tomber dans ses songes aériens.
(Tallulah, chapitre 12, pp 130-131)

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L’autrice québécoise Isabelle Larouche se consacre depuis plusieurs années à la littérature jeunesse. Son volumineux corpus est un excellent terrain d’exploration pour nous faire découvrir que les ouvrages destinés à la jeunesse ne font pas réfléchir que les jeunes. Cela se manifeste surtout quand des questions sociales et sociétales sont abordées. Dans deux villages limitrophes de Gaspésie, vivent deux jeunes filles de treize ou quatorze ans. L’une est Québécoise (de souche Acadienne), l’autre est de la nation Micmaque. Les deux jeunes filles ne se sont jamais rencontrées. Nous sommes de plain-pied dans une autre de ces dynamiques des deux solitudes, ce trait si typiquement canadien.

Les deux jeunes filles sont scolarisées, chacun de son côté, et leurs passions naturelles les dirigent tout doucement vers le haut savoir. Angèle est une ornithologue en herbe très compétente. Tallulah se passionne pour la plongée (en apnée, faute de moyens) et s’intéresse aux mystères de la géologie et de la paléontologie sous-marines. Chacune dans leur institution scolaire respective, elles remportent le prix couronnant leurs projets scientifiques de fin d’année. Et quel prix! Il s’agit d’une grande tournée en autocar, muséologique et touristique, de la province de Nouvelle-Écosse, en compagnie d’une bande allègre et tonique de jeunes bidouilleurs et bidouilleuses de projets scientifiques, dans leur genre. Surprise sidérée. Redéfinition imprévue d’un été. Révolution des tranquillités.

C’est que les deux jeunes filles vivent chacune dans leur petit monde. Elles sont intimement pétries de leur riche héritage ancestral, l’un acadien, l’autre micmac (des héritages qui se rejoignent en plusieurs points, d’ailleurs). Jusqu’à nouvel ordre, elles vivent amplement dans leur tête. Angèle, qui a des nausées récurrentes dans tous les véhicules de transport (au point de ne pas prendre l’autobus scolaire pour se rendre à l’école), ne s’imagine vraiment pas faire le tour d’une grande province maritime en autocar et d’aller, en prime, en point d’orgue, voguer sur une goélette de course, le Bluenose II. Tallulah lutte timidement avec son si problématique trilinguisme. Elle parle peu le micmac, la cruciale langue de ses ancêtres qu’elle ne voudrait pourtant pas perdre, elle parle peu le français, langue de communication fort présente dans le grand espace gaspésien. Elle s’exprime surtout en anglais et, de fait, elle ne s’exprime pas tellement. Tallulah a, en effet, tendance à rester silencieuse, en attendant que ça passe. Elle ne s’imagine vraiment pas partir en voyage avec une bande de verbo-moteurs hypervitaminés, tous très contents d’avoir gagné un prix scientifique et d’en jacasser sans fin. Ainsi, chacune dans son coin, les deux jeunes filles vont passer à deux doigts de décliner cette aventure. C’est leurs parents qui vont les forcer à se redresser un petit peu tout de même sous le licou de la vie.

L’alternance des sensibilités et des émotions intérieures de ces deux jeunes filles est judicieusement exposé par Isabelle Larouche, notamment grâce à un procédé d’écriture simple, quoique hautement original, et d’un efficace esthétique très satisfaisant. Jugez-en. L’ouvrage est formé de dix-huit chapitres et il est intégralement écrit en JE. Entendre: les deux jeunes filles écrivent, chacune à son tour, en JE. Elles disent toutes les deux JE, dans le coin de leur être, c’est-à-dire chacune dans leur espace textuel strict. L’espace d’Angèle, ce sont les chapitres portant la numérotation impaire. L’espace de Tallulah, ce sont les chapitres portant la numérotation paire. À la lecture, on s’installe très promptement dans cette dynamique pendulaire des points de vue, et elle nous fait avancer avec subtilité, sagacité et sagesse dans l’alternance de ces deux regards spécifiques, à la fois si différents et si semblables. La dynamique  et le rythme du récit étant ce qu’ils sont, on détecte vite qu’on se dirige tout doucement vers une rencontre. Sentant l’avancée vers ladite rencontre, je me souviens de m’être (futilement) inquiété en me demandant qui donc détiendrait le JE au moment du télescopage des deux sensibilités de nos deux protagonistes? Inquiétude non avenue attendu que la réponse en est: tout le monde. Les deux personnages ont continué de dire JE, chacune dans son sous-ensemble de chapitres spécifiques. Le parallélisme des deux discours répondra tout tranquillement, et jusqu’au bout, à l’inexorable perpendicularisation des deux destinées. Angèle et Tallulah partent donc pour ce voyage estival, combinant éducation et tourisme. Solitaires dans la foule, au début, elles en viennent graduellement à se trouver, se rencontrer, se découvrir. Angèle entretient initialement (notamment aux pp 50-51)  des préjugés assez tenaces au sujets des gagnants de prix scientifiques scolaires… et pourtant…

Tallulah n’est pas une fille comme les autres. En tout cas, elle balaie tous les préjugés que je me faisais sur les gagnants de concours scientifiques! C’est une rebelle au cœur tendre, avec un air légèrement mystérieux que j’aime bien. Recluse, elle observe le monde, comme si elle vivait dans sa tête. J’en suis certaine, son imagination regorge d’histoires aussi farfelues et fantastiques que celles qui se cachent dans la mienne. Elle est comme un poisson au fond de son bocal. Et si on s’approche trop près d’elle, elle file comme une anguille! Pourtant, dès le premier jour, et malgré nos différences langagières, j’ai tout de suite été attirée vers elle, comme si j’avais deviné qu’on était faites pour s’entendre, C’est fou! Elle habite dans le village voisin du mien. Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais rencontrées auparavant?
(Angèle, chapitre 11, p. 117)

Tallulah appréhende, plus que tout, les contraintes inextricables du blablabla social sans fin. Et cependant… et justement…

Angèle commence à connaître ma routine matinale et elle s’en accommode sans rechigner. Elle se contente de me sourire avant de faire ses ablutions. Elle n’est pas une fille compliquée et cela me va très bien. La preuve, nous avons besoin de peu de mots pour nous comprendre. J’imagine que c’est ainsi, avoir des affinités avec quelqu’un. Une chose est certaine, elle est la seule personne du groupe qui me plaît et avec qui j’aimerais peut-être devenir amie. Je suis de nature solitaire et secrète, mais avec Angèle, je me sens de moins en mois farouche. C’est pour cela qu’en entrant dans l’autocar, je lui fais un petit sourire et un signe pour l’inviter à partager ma banquette.
(Tallulah, chapitre 10,  p. 103)

Les deux jeunes filles deviennent donc tout doucement amies, pendant le voyage. On observera donc que l’autrice, l’illustratrice, et les deux principales protagonistes de cet ouvrage sont des femmes. Cela nous donne à entrer dans l’univers, de plus en plus formulé et tangible, de la culture intime féminine. De fait, les garçons sont assez périphériques dans cette aventure. Ce sont les deux frères turbulents et enquiquineurs d’Angèle. C’est le grand demi-frère charmant mais évaporé de Tallulah. C’est le mystérieux amoureux, très éventuel et très arlésienne, qu’Angèle nie fermement avoir (p. 18). C’est le grand-père conteur de peurs de Tallulah et les persos inquiétants qu’il fait danser devant ses yeux. Ce sont les papas bien tempérés des deux jeunes filles. Ce sont finalement les garçons du voyage de tourisme scientifique qui se barbent sur les vieilles pierres et le fatras historique, justement exactement l’univers de recherche et de réflexion au sein duquel Angèle et Tallulah se rejoignent (pp 122-123). Ceci est un livre fille, bénéficiant d’une écriture et d’illustrations fille. Cela n’en fait pas pour autant un livre juste pour filles, car les garçons et les hommes apprennent et s’enrichissent beaucoup en le lisant. Féminisation ordinaire de nos espaces mentaux, mes beaux.

Et le roi de Miguasha, dans tout ça, c’est pas un homme, lui, alors?  Même pas. C’est un poisson. Et pas la première friture venue, encore. Un seigneur. Une référence. Un poiscaille préhistorique de conséquences, vu qu’il semble bien qu’il soit nul autre que celui qui, des centaines de millions d’années avant ses descendants (dont nous sommes), a commencé à prendre des petits respires dans l’atmosphère et à se faire des os de bras et de jambes en devenir, en tendant à ramper sur les plages (pp 109-110). Tant et tant que, à la fois d’eau et d’air, le susdit roi de Miguasha sera, lui, crucialement, ce point d’intersection paléontologique entre la fille-poisson (Tallulah) et le fille-oiseau (Angèle). C’est effectivement ce fossile intermédiaire indubitable qui scellera l’amitié des deux jeunes filles, non sans une rencontre imprévue et commune avec une petite aventure incorporant un très grand danger.

L’ouvrage est agrémenté de huit illustrations, une en couleur (page couverture) et sept en noir et blanc, de l’illustratrice Jocelyne Bouchard. Certaines de ces illustrations d’intérieur de livre font écho à la passion ornithologique du personnage d’Angèle et, de ce fait, elles donnent à découvrir le solide travail de dessinatrice animalière de Jocelyne Bouchard.

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Fiche descriptive de l’éditeur:
À la suite d’un concours de sciences à l’école, Tallulah fait la rencontre d’Angèle. Elles gagnent toutes les deux le premier prix dans leur école: un voyage. Au fil des kilomètres, les deux jeunes filles découvriront que leurs ancêtres à toutes les deux ont une histoire commune: en 1755, la famille d’Angèle habitait à Grand-Pré, en Nouvelle-Écosse. Mais lors du Grand dérangement, la déportation des Acadiens, ceux-ci ont cherché à se cacher dans la forêt. C’est alors qu’une famille micmaque les aurait aidées…  et Tallulah est une descendante directe de cette Nation.

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Isabelle Larouche (2018), Le roi de Miguasha, Éditions du Phœnix, Coll. Premières Nations, Montréal, 190 p [Illustrations: Jocelyne Bouchard].

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Photo, photo, photo…

Posted by Ysengrimus sur 21 janvier 2023

photographe-de-rue

Photo, photo, photo…

Toutes ces mirifiques photos
D’un si douloureux monde en crise
Nous crient, nous susurrent, nous disent
Le laid, le grand, le toc, le beau.

Cette langoureuse jouissance
Cernant les pourtours de l’image
C’est fou, c’est vrai, c’est faux, c’est sage…
Une bien circonspecte imprudence.

On veut tout capturer, tout voir:
Villages, volcans, naufrages, bateaux.
Et la photo, photo, photo
Ne construit jamais que sa propre gloire.

Tout ce patatras d’appareils
Nous fait froidement miroiter
Je ne sais quelle narcissique beauté
Livide… et à nulle autre pareille.

Et ces pesants capteurs d’époque
Que sont tous ces cadrages de nos ego-photos,
Ils sont classiques, ils sont baroques
Mais ils nous tuent, nous font la peau.

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RAPPORTS ET ÉTATS QUI N’EXISTENT PAS (JEAN-PIERRE BOLDUC)

Posted by Ysengrimus sur 21 novembre 2022

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Ce sont souvent ceux qui ne le savent pas encore
qui détruisent le monde.

Jean-Pierre Bolduc (p. 134)

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Voici un recueil de quatre longues nouvelles (presque des novellas) décapant, étrange, sardoniques et incongru. Comme l’ouvrage est malheureusement épuisé (il ne date pourtant que de 2008), je vais encocher un écart à mes habitudes de discrétion glosatrice et vous en résumer le curieux contenu un petit peu plus que d’habitude. C’est de la lecture de bonne tenue, copieuse et pas nécessairement légère, légère. La tonalité du tout de la chose me rappelle beaucoup celle de feu mon vieil ami Sinclair Dumontais, auteur mystérieux et inclassable qui écrivait, lui aussi, dans les premières années de ce nouveau siècle.

LE PROJET PILOTE (pp 5-68). Un homme et une femme se retrouvent ensemble dans une structure restreinte et forclose de contreplaqué (ou d’un matériau analogue). On s’installe dans une sorte de huis-clos patasartrien, le mobilier bourgeois en moins. Cet homme et cette femme, qui ne se connaissent pas, ont perdu certaines caractéristiques naturelles. Ils n’ont plus faim, ils ne peuvent plus déféquer, leurs yeux ne peuvent plus cligner. Mais surtout leur premier contact est finalement assez agressif. Contrariés par cette situation incongrue, ils ont tous les deux le sentiment de s’être fait intempestivement arracher de leurs conditions de vie ordinaires pour se faire installer là, en toute ignorance de cause. Et, au départ, le sentiment confus que l’autre personne pourrait avoir quelque chose à y voir flotte dans l’atmosphère. Graduellement, les choses se rajustent et un dialogue, peu enthousiaste mais effectif, se met en place. On découvre alors que cet homme et cette femme vivent à mille ans de distance l’un de l’autre. C’est-à-dire que l’homme est un contemporain de la date d’édition du présent ouvrages, 2008, tandis que la femme provient de la Nouvelle Terre qui, elle-même, est environ un millénaire dans le futur par rapport au temps de l’homme. Ces deux personnes sont donc venues d’un temps différent et se sont retrouvées dans le même espace, un peu pour le meilleur et un peu pour le pire. De l’autre côté du mur de contreplaqué, une voix finit par se faire entendre, qui leur explique qu’ils font partie d’un projet pilote ayant à voir avec le cheminement vers la mort ou le cheminement en retour de la mort. Et la suite du susdit projet pilote ne pourra fonctionner que si une meilleure harmonie interactive s’établit entre Monsieur et Madame et ça, hmmm… c’est pas gagné. Que va t-il se passer? Vont-ils arriver à aligner leurs flûtes, harmoniser leur interaction de façon à pouvoir suivre les étapes ultérieures de ce mystérieux projet pilote insidieusement surnaturel? Cette démarche complexe ne les intéresse que fort peu, d’autre part. Aussi le risque est assez grand qu’ils restent coincés dans cet autre monde, intercalaire et forclos. Ce face-à-face improbable nous installe entre la vie, la mort, la ratiocinette boudeuse, les émotions percutantes, et la philosophie sans système et sans solution des temps de notre temps.

MÉTAMORPHOSE BOVINE À TRASHINGTON (pp 69-116). Le protagoniste est un citadin largement involontaire vivant dans une ville morose qui s’appelle Trashington et est la capitale d’un empire fortement militarisé, les Écrases-Unis. Les autres citadins de Trashington sont des rats, des rats textuels. Et ces rats manifestent une attitude assez arrogante et peu sympathique à l’égard du protagoniste. Les choses vont subitement gagner en complication quand, pour des raisons mal élucidées, le protagoniste va se transformer en vache. Il devient textuellement une vache, c’est-à-dire qu’il prend la forme d’un bovidé tout ce qu’il y a de plus ordinaire, qui doit désormais ruminer et exister avec plein statut de vache. Cela se joue malgré le fait qu’il arrive parfois à se dresser sur ses pattes de derrière et adopter une attitude anthropomorphe approximative qui, bien sûr, ne leurre personne. Le protagoniste est très ennuyé par cette métamorphose et il se rend vite compte que, d’abord, il est passé de… ce qu’il était avant à vache. Ensuite, il est passé de mâle à femelle. Donc il se trouve à être plus ou moins exposé à toutes sortes d’avanies discriminatoires de diverses natures. Notre protagoniste devenu vache court se réfugier chez sa sœur. La sœur en question est elle aussi du monde des rats. On peut aussi présumer (sans certitude absolue) que c’est une femme et non seulement c’est une femme, mais elle a un passé lourd puisque c’est une ancienne tueuse à gages. Cherchant à clarifier leur situation peu enviable, la vache et sa sœur vont se présenter dans une institution fatalement militarisée. Les choses vont promptement crotter et ils vont vite se mettre à avoir toutes sortes de démêlés assez violents avec les autorités militaires de Trashington. Poursuites motorisées. Castagnes. Pertes de vie… Rififi turlupiné. Au moment de leur fuite, la sœur va larguer la vache, pour sauver sa peau (de vache). La vache, de sa personne, va se faire mettre la main au collet, à la corne. Et elle va être incarcérée. S’ensuivra un procès et la vache sera innocentée, vu que c’est sa sœur, tueuse à gages et contumace, qui a ouvertement dératisé l’ambiance, au moment de la scène de castagne. Un autre procès mènera carrément à des compensations financières pour la vache. Ce rebondissement sonnant et trébuchant lui fera encaisser des sommes rondouillardes qu’elle flaubera aussitôt, dans une ville de jeu renommée. Après un bref passage à vide en itinérance urbaine et une providentielle rencontre tourmentée avec Jean le Rationaliste, un taulard de sa parenté aux propensions prophétiques, notre vache comprendra qu’elle est en fait une vache sacrée et elle déménagera dans un pays bouddhiste où elle deviendra objet de culte et leader d’un racket religieux aussi colossal que moralement douteux. Elle en tirera un certain nombre de conclusions de sagesse… Je n’étais jamais capable d’adresser la parole à mes fidèles. Je me rendais compte que l’adoration, que l’adulation, c’était un peu comme du mépris mais sympathique: on ne vous parlait plus normalement, on avait de la difficulté à vous adresser la parole (p. 111). Dialectique inversion d’une anthropo-vache devenue de sa personne aussi oppressive que les oppresseurs qui l’avaient jadis oppressée.

TES DERNIÈRES VOLONTÉS EN DIRECT (pp 117-165). Ce texte est écrit en Tu. Il s’adresse au protagoniste vivant et subissant l’action. Ce protagoniste a commis un certain nombre de délits. Il a fumé trois fois dans la section non-fumeur d’un restaurant. Il a fait du trafic illégal de gras trans. Alors, les autorités décident non seulement de l’exécuter, mais elles décident aussi que sa dernière soirée, résultat de ses dernières volontés, aura lieu en direct, devant les caméras. On va donc suivre le protagoniste, en compagnie de son épouse et d’un couple d’amis, prenant son dernier repas, buvant sa dernière coupe d’alcool prohibé, et procédant même à son divorce. Et ça donne un certain nombre d’activités incongrues, entre autres, celle de jouer, après le repas, à un petit jeu de société bizarre ou de laver la vaisselle en compagnie du domestique dédaigneux qui leur a livré leurs maigres agapes. Le protagoniste finira par subir une exécution par injection intraveineuse, toujours devant les caméras. Bon, alors, tout se passe sous la houlette ou le commandement du parti unique. On bougonne beaucoup, dans ce texte, contre le Parti (avec un P majuscule). Cela se formule d’une façon toute patakafkaïenne, genre vingtième siècle. Mais la bougonnade contre le Parti, un petit peu rebattue quand même, accompagne une sorte de développement grinçant et fielleux contre les rectitudes politiques contemporaines et les faux choix démocratiques qu’elles supposent. On retrouve, en effet, des formulations comme… La liberté individuelle, c’est seulement aujourd’hui le choix qu’on a entre deux marques de cornichons à l’épicerie, au restaurant ou durant les élections (p. 130). Coexistent donc, dans ce développement de fiction, une bougonnade contre l’autorité arbitraire du parti unique, un peu comme si on se lamentait sur la condition chinoise ou soviétique, et une bougonnade contre la rectitude politique, un peu comme si on se lamentait contre les conditions occidentales actuelles. De façon un peu incohérente, on se retrouve ainsi avec des conformités de rectitude politique qui ne peuvent apparaître que dans des contextes de capitalisme post-libéral (sans parti et autorité unique, donc). C’est de fait justement en l’absence de la loi du parti que l’autorité est désormais dictée par la morale fluctuante et flottante de la compétition victimaire. Et pourtant cela prétend coexister avec un parti unique très puissant, très décisionnel et très indifférent aux conformismes autres que le sien. L’exercice critique de cette nouvelle est conséquemment un peu bancal, d’un point de vue sociologique ou socio-historique. À cela s’ajoute le fait que cette exécution publique est ouvertement qualifiée de téléréalité (le terme est utilisé quatre fois, pp 150, 151, 155, 165), ce qui, encore une fois, est un exercice qui relève beaucoup plus des pseudo-démocraties post-libérales que des pays autoritaires à partis uniques. On se retrouve donc ici avec une espèce de salade critique un peu éclectique et mal dominée. Parti unique profondément dictatorial ou lot multiple de rectitudes politiques superficielles et polymorphes? Faudrait se brancher, dans le récit. Ça peut pas être les deux… ou alors on remplace la fiction cohérente à portée critique par de la jérémiade droitière de n’importe quoi… Enfin, bon, le protagoniste à qui on s’adresse en lui disant Tu finit donc par mourir, exécuté devant les caméras. Et l’éventuelle fascination qu’on a pu, très modérément, ressentir pour ce texte intellectuellement boiteux meurt un peu avec lui.

TOUT EST DANS LE SUJET (pp 167-216). Ce texte envoutant et bien mieux maitrisé est écrit en Nous. Il se déroule dans un rêve littéraire (p. 200). Le protagoniste fait la rencontre d’un être étrange et chafouin qui s’appelle PEB. Nous découvrons, donc, que ce PEB est un petit livre bleu avec des bras, des jambes et un sourire genre émoticon planté au beau milieu de la couverture. PEB va nous servir de mentor, de guide biographique et de cicérone, dans le dispositif onirique que nous allons, bien malgré nous, investir, tout graduellement… et récursivement. Nous rêvons, c’est indubitable. Nous sommes un protagoniste solitaire qui ne dira rien de très précis sur lui-même. Le protagoniste en question rêve (au sens non-nocturne du terme) d’être un génie littéraire et de vivre de sa plume, c’est là la seule pulsion névrotique que nous lui découvrons. Il s’endort sur cette idée et il rêve (au sens onirique et nocturne du terme, cette fois). Et le protagoniste se retrouve alors dans sa vision toute personnelle d’une soirée organisée à Paris en 1922 par Sydney Schiff (1868-1964) après la première du spectacle Renard. Au nombre des personnalités de conséquence de cette assemblée vespérale au Ritz figurent Igor Stravinsky (1882-1971), Serge de Diaghilev (1872-1929), James Joyce (1882-1941) et Marcel Proust (1871-1922). Maintenant que je vous ai dit tout ça, tout net, vous le savez… mais notre protagoniste rêveur, lui, ne disposera pas de cette foison de détails introductoires, quand il se présentera dans cet espace-temps fluctuant… il devra tout découvrir sur le tas, oniriquement et, redisons-le car c’est de mise, récursivement. Sous la houlette de PEB, notre protagoniste va vivre et revivre l’événement en cours, en l’investissant récursivement (oui, oui, la redite est voulue). Il sera d’abord lui-même, puis il retraversera l’événement en tant que Sydney Schiff (Nous serons alors un peu obsédés par les questions logistiques et organisationnelles), puis en tant que William Carlos Williams (1883-1963), puis en tant que Margaret Anderson (1886-1973 – Nous serons alors un peu obsédés par le fait d’avoir subitement changé de sexe), puis en tant qu’Arthur Powers (je sais pas c’est qui sti-là et il n’y a pas d’hyperlien sérieux le concernant), puis finalement en tant que Frank Budgen (1882-1971). Toutes ces huiles, subtiles et moins subtiles, vont darder leurs regards et leurs oreilles tant, dans un sens, en direction de Proust, Joyce & consort que, dans l’autre sens, en direction des petits fours et du bar ouvert. Et notre protagoniste, prisonnier de cette doucereuse circularité onirique, aura éventuellement l’impression de traverser en boucle un vieux film cliquetant, à chaque fois altéré visuellement et picoté de répliques déformées, redites, distordues, différentes de fois en fois, de témoin incarné, en figurant distrait, en organisateur mondain fébrile. Le mouvement en cascade du glissement d’incarnation entre les différents personnages est savoureux et nous donne un aperçu à la fois décalé et très satisfaisant des variables des versions retenues, au fil du temps, d’un moment force, à la fois sublimement quelconque et obsessivement inoubliable. S’il y a quelque chose qu’on cherche confusément à comprendre de cette rencontre artistico-mondaine de l’entre-deux-guerres parisien c’est ce qu’elle pouvait bien avoir de si extraordinaire… On découvre, on tâtonne, on ressent, on intellectualise. L’intellectualisation dans ce rêve n’a absolument rien de normal. Nous ne réfléchissons pas pour vrai (p. 198). Nous rêvons éveillés en fait, et l’exercice allusivement prousto-joycien auquel ce court récit nous convie est passablement jubilatoire. On découvre ou redécouvre une manière de mélange de Midnight in Paris et de Dialogus. De tous points de vue, un étonnant petit moment de… littérature.

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Redisons-le, l’ouvrage est épuisé. Et c’est bien dommage. En bibliothèque, peut-être… Vaut le détour, en tout cas…

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Jean-Pierre Bolduc, Rapports et états qui n’existent pas, Éditions Baudelaire, 2008, 216 p.

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Namun et Ysengrim

Posted by Ysengrimus sur 15 novembre 2022

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Depuis un moment, j’ai l’immense joie d’écrire de la pictopoésie pour le peintre et musicien autochtone Namun (Denis Thibault). On peut contempler et lire un certain nombre de nos œuvres de rencontre ICI. Notre travail de peinture (Namun) et d’écriture (Ysengrim) se complète de performances musicales et verbales devant public. Notre protocole de présentation, empreint d’une modeste gravité, est désormais bien établi. Au début d’une de nos performances, le peintre et musicien aborigène remet le bâton de parole au pictopoète occidental. Dans un contexte de réconciliation, le bâton de parole est déposé respectueusement près du premier tableau et Ysengrim est désormais autorisé à réciter de la pictopoésie française versifiée. Namun est en tenue traditionnelle (avec peintures faciales) et il joue des instruments autochtones. La tenue d’Ysengrim (décidée par Namun), notamment avec le tricorne à plume, le campe comme faire-valoir occidental de la performance. Le manteau de laine polychrome que porte Ysengrim s’appelle un capot. Ce vêtement que porte Ysengrim est authentique. Il a été troqué contre des pelleteries chez la Compagnie de la Baie d’Hudson par le grand-père de Namun, dans la première moitié du siècle dernier. Cette tenue distinctive et ostensible permettait aux gens de la HBC de discerner «leurs» aborigènes, sur les vastes surfaces de neige. Par un juste retour de la chose historique, il permet aujourd’hui à l’artiste autochtone de démarquer «son» occidental. Tout ici, tableaux, musique, psalmodies, costumes, séquences narratives des lectures, sélection des textes, dramaturgie générale, résulte de la décision de l’artiste aborigène. Après la prestation, Ysengrim rend le bâton de parole à Namun, et se tait. Le bâton est mis en circulation par Namun dans le public qui entre alors en interaction avec lui.

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Namun, Saint-Eustache, 2020

Le nom Namun, signifie «celui qui existe avec le vent» (autrement dit: celui qui vole), dans un idiome innu. Peintre, sculpteur, conteur, dramaturge et musicien, Namun est intimement imprégné de la nature, et notamment des oiseaux. Il s’inspire effectivement souvent de la dimension aviaire dans ses tableaux et dans sa réflexion musicale et philosophique. Namun est un personnage scénique fin et délié. Il a un sens naturel de l’art corporel et musical improvisés. Comme chanteur et comme musicien, il vit et fait vivre ce qu’il communique par son art. Namun est un membre de la nation Innu montagnaise et il pratique l’art pictural selon le style de la peinture Woodlands ou peinture médecine ou peinture légende. Il m’a approché, il y a un certain nombre d’années, et m’a suggéré de placer des pictopoèmes sur son œuvre picturale. Le résultat fut particulièrement intéressant et émouvant, et une belle collaboration s’instaura. Il s’en dégage aussi —crucialement— une réflexion critique permanente, implicite et explicite, sur la dimension artistique des questions de réconciliation entre allochtones et autochtones.

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Ysengrim, Saint-Eustache, 2020

Le nom Ysengrim signifie «celui qui porte un casque de fer» (autrement dit: tête dure), dans un idiome tudesque. Je me définis comme un homme du logos. Je suis un auteur québécois, très intéressé par la pictopoésie, dont j’ai la modeste prétention d’avoir affiné, sinon défini, les principales caractéristiques. Les tableaux de Namun m’ont particulièrement inspiré à cause de leur force thématique et de leur façon merveilleuse d’organiser et de segmenter les couleurs en perpétuant avec brio la vision de sagesse et les beautés extraordinaires de l’art pictural autochtone. Quand Namun m’a fait l’intense compliment de me proposer de faire de la pictopoésie sur son travail, l’envie de la lire en public m’est venue à l’esprit assez tôt et Namun a réagi très positivement à l’idée. La chose s’est ensuite mise en place en toute simplicité, tant et si bien qu’il nous est devenu possible de mettre en forme un exercice commun fin, efficace, élégant et original.

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Namun et Ysengrim, Saint-Eustache, 2020

Notre première présentation publique a eu lieu à Saint-Eustache (Basses-Laurentides, Québec), dans un petit centre d’art particulièrement charmant installé dans une ancienne chapelle de poche presbytérienne, et qui s’appelle justement La petite église. Namun y avait fait une exposition de sa série de tableaux sur les oiseaux. Et comme cette exposition se terminait, Namun a décidé de faire ce qu’il appelle un décrochage de tableaux ou encore un dévernissage, c’est-à-dire une rencontre devant public pour contempler les tableaux une dernière fois avant que le peintre ne les range. Dans ce cas-ci, la rencontre devant public se fit sous la forme d’une lecture de pictopoésie, avec psalmodies et musique autochtone. Nous avons investi scénographiquement un espace initialement configuré comme une exposition murale de tableaux, toute conventionnelle. Nous sommes donc passés d’un tableau à l’autre en présentant un pictopoème par tableau, en alternance avec la musique (improvisation sur flute) et les psalmodies autochtones. La salle était rectangulaire et les murs étaient en lattes de bois verni. Le public (une trentaine de personnes) était assis au centre de la salle et nous circulions lentement autour d’eux, en longeant les murs où étaient accrochés les tableaux. Nous avons ainsi suivi cursivement… tout simplement… la forme du dispositif qu’imposait la salle d’exposition. La lumière tenait à un éclairage de tableaux et non à un éclairage de théâtre. Tant et si bien que l’expérience fut aussi particulièrement intéressante au plan du résultat visuel sur les acteurs mêmes. Six pictopoèmes ont été lus ainsi, sur six tableaux distincts

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Namun et Ysengrim-2

Namun et Ysengrim, Saint-Simeon, 2022

Après la pause-pandémie, nous anticipions avec joie le retour de Namun et Ysengrim, cette fois-ci sur le Centre d’exposition Inouï de Saint-Siméon (Charlevoix, Québec), dans le cadre d’une présentation sur le thème de la relation entre l’humain et l’animal. Nous n’avons pas été déçus. Sur Saint-Siméon, les choses ont fonctionné d’une façon un peu différente, plus originale, en fait. Namun était alors en exposition en compagnie de deux autres artistes autochtones, une peintre et un taxidermiste. Comme le thème était donc celui de la relation entre l’humain et l’animal, Namun avait sélectionné des toiles qui s’articulaient entre elles et formaient une petite narration présentant une progression de l’idée du rapprochement entre les humains et les animaux, en référence à la sensibilité de proximité avec la nature qui fut jadis celle de tout le genre humain. Le petit centre d’exposition de Saint-Siméon (monté fort astucieusement dans une ancienne épicerie de village) fut un espace très intéressant à investir. Exploratoire, immaculé, modularisé, séparé et découpé de différentes façons, le dispositif imposait sa petite loi aléatoire en conformité avec laquelle nous avons construit notre propre parcours. Cela nous a permis de passer d’un tableau à l’autre, encore une fois, en produisant les récitatifs, les psalmodies et la musique, en conformité avec cette thématique précise. Ici, le public nous suivait, d’un espace modulaire à l’autre, de façon à pouvoir bien discerner notre action et entendre les instruments et les voix. Ce que nous faisions, tout doucement, attendu que la salle était constitutivement tributaire de séparations dont nous avions préalablement maximalisé la logique, sans en altérer la disposition, c’était de nous couler dans cet espace et de fluidement nous regrouper devant les différents tableaux de Namun. Tout de suite après le segment musical, je disais au public (une trentaine de personnes dont une dizaine d’enfants): «Suis Namun». Namun se dirigeait alors, à travers les modules et paravents de l’exposition, vers le tableau suivant (prévu dans notre parcours) et le public le suivait, tout doucement. La même séquence avait alors lieu, mais avec un autre texte et ponctuée sur un autre instrument de musique (tambour, flute ou maracas autochtone). Dix pictopoèmes ont été lus ainsi, sur dix tableaux distincts.

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Namun et Bagatelle

Namun et Bagatelle

Namun est un communicateur naturel, solide et attachant. Il partage sa culture avec une générosité et une bonhomie tout à fait exemplaire. C’est un shaman. Ici, on voit Namun, autochtone de Baie-Saint-Paul (Québec), en train de faire l’accolade à Bagatelle, qui, elle-même, est une ainée autochtone originaire du vieux District de Keewatin (Manitoba). Namun est très respectueux des aînés et des jeunes. Il est vraiment un personnage total et un extraordinaire ambassadeur de sa culture de souche. C’est de l’or fin de travailler avec cet artiste aborigène. Un grand honneur pour moi.

Le public, lors de ces deux rencontres, a magnifiquement réagi. Pour tout dire, je dirais qu’ils étaient tous littéralement subjugués. Sur Saint-Eustache, ce fut l’enthousiasme et les échanges furent riches et débordants. «Nous sommes restés sur notre faim» fut alors le maitre mot. C’est ce commentaire qui fit que nous sommes passés de six pictopoèmes à dix. Sur Saint-Siméon, la jeune vidéaste chargée par Namun de nous filmer a parlé de performance «extraordinaire» et de «jamais vu». C’est vrai que la combinaison tableau, pictopoésie, musique, c’est comme l’œuf de Christophe Colomb mais personne ne fait jamais ça.

Namun a eu ce mot: «Paul, on vient d’inventer le vernissage dynamique. Je ne ferai plus jamais de vernissages conventionnels pour mes tableaux».

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De l’harmonie des oiseaux

Namun et Ysengrim ont vécu cette extase
Avec une modestie qui sait ce qu’elle vous doit
Grâce à vous tous, nos mots sont devenus des phrases
Nos ingrédients épars ont formé un repas.
Ysengrim et Namun sont fort contents. Il semble
Que ces oiseaux nous aient transmis
Leur harmonie.
Vivre c’est se rejoindre, c’est exister ensemble…
Pour ces moments soyeux, nous vous disons…

Merci.

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CHARLY MON PÈRE (Diane Boudreau)

Posted by Ysengrimus sur 7 novembre 2022

De le sentir si vrai, si solidement ancré,
me permettait, à moi aussi, de mieux m’enraciner

(p. 59)

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Que savons nous de nos pères et mères? Que connaissons-nous vraiment de la validité des présomptions que nous dégageons au sujet de l’opinion que nos parents se font sur eux-mêmes et sur nous? Le regard enfantin est, presque par définition, une diffraction, une distorsion. Mais c’est justement cela qui fait sa force, sa durabilité, sa vigueur, et permet de le formuler comme un enjeu. La poétesse Diane Boudreau nous sert aujourd’hui ce qu’elle appelle discrètement un récit. Il s’agit en fait d’une petite série de miniatures en prose portant sur la relation qu’elle a établi depuis son enfance avec son père.

La propension autobiographique se manifeste dans cette série de textes mais —fait capital— elle est adéquatement dominée par une pertinente option de présentation en de fines vignettes textuelles bien synthétisées. Un bref résumé autobiographique ouvre la marche mais on ne s’y enlise pas. Les miniatures en prose sont avancées selon l’ordre chronologique mais cela ne nuit pas à l’autonomie constitutive de chacun des textes. L’ouvrage, particulièrement remarquable pour la qualité de son écriture, apparaît aussi comme une intéressante tranche de la vie socio-historique et sociopolitique des années 1950-2000, au Québec. Sans trop en dire, expliquons que le père de la narratrice a raté une carrière d’ingénieur pour avoir trop ouvertement exprimé des vues libérales sous le duplessisme. Cela lui laisse un traumatisme social de vie qu’il transmettra fatalement à ses filles.

Afficher ses couleurs

Énorme déception pour les deux jeunes filles que nous sommes. Papa nous interdit, ma sœur et moi, de nous rendre à une soirée partisane, péquiste, bien que la J.E.C. (jeunesse étudiante catholique) nous y invite fortement.

«— Voyons papa! Pourquoi?»

«—Je n’veux pas vous voir là!»

Le ton est sans réplique, le sujet clos. Ses yeux fulminent. Pas d’autres explications, aucune négociation possible.

Lui qui n’a pu réaliser son rêve de devenir ingénieur, il sait ce qu’on peut perdre en affichant trop ses couleurs: il suffirait d’une simple photo, croquée parmi la foule, pour prouver la présence de ses filles à une assemblée clamant haut et fort l’indépendance du Québec, reniant ainsi ce pouvoir fédéral, son employeur, qui lui permet de vivre honorablement, lui est les siens…

Mais il ne dira rien, du moins pas ce jour-là. Plus tard, il glissera, à travers quelques bribes, comment certains de ses collègues ont tout perdu —maison, auto, standard de vie enviable— après avoir été mis à la porte sans motif valable, entraînant dans leur chute épouse et enfants.

(p. 49)

La compréhension que la narratrice produit au sujet de notre oppression coloniale collective ainsi que du traumatisme historique ayant perturbé la vie professionnelle de son père ne manque pas de pertinence (et d’utilité pour l’historien autant que pour l’ethnographe). Mais, bon, la vision que la poétesse se fait des vues de son papa est-elle toujours aussi précise? Rien n’est moins certain. Le fait est qu’une sorte de malaise diffus semble exister entre le père et la fille. Tout se passe comme si l’harmonie n’était pas intégrale, comme si quelque chose faisait dépôt, langueur ou comédon. C’est comme si une sorte de blocage compromettait de façon diffuse mais cuisante et permanente l’harmonie rêvée des interactions père-fille. Pourtant, la richesse précise du tableau, que la narratrice nous peint par petites touches, sur ces fait boitilleurs semble ne déboucher que sur des questions infimes, des miettes de problèmes, des malentendus sans conséquences, de l’anodin monté en épingle… En un mot, on nage ici dans le verre d’eau océanique des traumatismes enfantins, dans toute leur immense petite ampleur définitoire.

Pastel sur jute

Installée à la table de cuisine, je peins avec des craies de pastel gras sur des retailles de jute que j’ai fixé au préalable sur des cartons.

M’inspirant de cartes artisanales conservées avec soin, je retrace, en toute quiétude, des visages d’enfants aux yeux grands et rêveurs, sûrement issus de ces pays imaginaires d’où je viendrais aussi…

Émergeant du sous-sol d’un pas tranquille, papa s’attarde un instant derrière moi pour jeter un regard sur mes dessins.

Sans prononcer un mot, il pose calmement sa main sur mon épaule, signe discret d’approbation et de respect.

Quel baume sur mes quinze ans!

Ta fille, papa, si peu douée pour les mathématiques a, grâce au ciel, plus d’aptitudes pour les arts.

(p. 47)

On comprend, au fil des étapes de la lecture, que rien de terrible ne s’est passé, que rien d’insoutenable ou d’insupportable ne se manifestera, dans ces récits. Ce seront de simples peintures de la vie ordinaire qui nous permettront —de ce fait, encore plus vivement— de faire ou de refaire la fameuse promenade dans le petit musée de papier des constants et multiples malentendus inoubliables-oubliables entre parents et enfants.

Les miniatures en prose de Diane Boudreau, toutes plus belles les unes que les autres, finissent par littéralement fasciner. Et, ce faisant, elles mettent en place rien de moins qu’une sorte de grammaire d’engendrement. On a donc une situation d’écriture où la capsule autobiographique, circonscrite et ciselée, rapporte par le menu une situation où l’enfant reste avec le sentiment d’avoir porté à son papa une sorte de coup solide, une manière d’estafilade affective, qui semble avoir eu je ne sais quel impact durable (mais toujours tu). Le tout se joue avec une indubitable intensité, alors que ledit impact durable n’est peut-être jamais qu’une sorte de pli bizarre, réversible et incongru, dans le cellophane de la bulle du souvenir de l’enfant même, sans plus. Un facteur clef, constant et stable, finit par s’imposer. C’est que tout cela est tout petit et pourtant rendu immense par le fait que l’enfant aussi était bien petit, au moment de la manifestation de toutes ces grandes petites choses.

Inspiré et stimulé par la très dynamisante logique d’engendrement des miniatures en prose de Diane Boudreau dans Charly mon père, j’ai décidé, presque sans m’en rendre compte, de m’essayer ponctuellement à l’exercice (et ce, malgré le fait que je suis, de ma personne, assez réfractaire à la propension autobiographique). Goûtons la grandeur et la dérision de ce genre d’émotions enfantines mises en vignette. Voici l’histoire vraie de ma modeste miniature en prose, portant sur un de ces moments d’impact affectif que j’ai cru avoir eu sur mon père.

Winston Churchill et les petits oiseaux

Nous sommes le samedi 30 janvier 1965 et le premier ministre britannique Winston Spencer Leonard Churchill vient de mourir, une semaine auparavant. Mon père, ancien combattant de la marine marchande canadienne réquisitionnée et héro ordinaire de la Bataille de l’Atlantique, en est très abattu. Pour lui, Churchill est une figure. On pourrait même dire que c’est nul autre que ce warmonger au chapeau haut-de-forme qui a défini et configuré mon père, jeune homme. On dirait qu’il a perdu un second papa, ou quelque chose dans le genre. Il est assis dans un des fauteuils du salon, la tête penchée, et il regarde dans le vide.

Pour ma part, j’ai sept ans et je ne suis pas trop interpellé par le souvenir grave et ému que semble susciter, en ce petit samedi matin d’hiver, dans notre maisonnée repentignoise, Winnie le bouledogue anglais qui vient de casser son cigare. Le journal La Presse du temps enchâssait dans sa copie du samedi un magazine tabloïde qui s’intitulait Perspectives. Une portion importante de l’espace du Perspectives de ce samedi matin est consacrée à la mort de Winston Churchill. J’en tourne les pages gravement et en découvre la faconde austère et empesée. Franchement, ça ne présente pas un bien grand intérêt.

Derrière la dernière page du long et interminable reportage photo sur Churchill, il y a de magnifiques oiseaux multicolores perchés ensemble dans des branches d’arbre. L’idée me vient tout de suite de les découper pour les disposer dans un cahier d’images en collages (scrap book) que je suis en train de me constituer sur le monde merveilleux des animaux. Sans transition, je m’empare d’une grande paire de ciseaux pour récupérer les petits oiseaux. Au moment où je vais me mettre à l’œuvre, ma mère me dit discrètement: «Tu devrais attendre que ton père ait lu le reportage sur la mort de Winston Churchill avant de faire ça.»

L’idée est contrariante mais, hélas, fort valide. J’attends donc quelque temps et, dans cette expectative, j’entreprends d’observer mon père, le pistant et l’espionnant, de ci de là, dans la maison. Il est toujours très affaissé. Il vaque, maintenant. Il essaie de foutre quelque chose de son triste petit samedi. Son vrai de vrai premier petit samedi d’après-guerre.

Après ce qui me semble avoir été des heures, j’approche frontalement mon père et lui demande: «Bon, as-tu lu sur la mort de Winston Churchill dans le Perspectives? Est-ce que je peux enfin y découper mes petits oiseaux?»  Il me répond, d’un ton aigre et peu amène: «Oui, oui, fais-ce que tu veux, avec ce journal. Prends-le, déchire-le, je m’en sacre.» La formule est crue et le ton est pour le moins vif. J’y interprète une manière de refus implicite, ainsi qu’une assez dense agressivité dirigée contre moi… alors qu’il ne s’agissait peut-être que de l’expression cuisante du deuil ultime d’un siècle. Chacun son ton, dans le renoncement, n’est-ce pas…

Enfin, pour éviter de contrarier plus avant mon père ainsi endeuillé et crispé, je ne lui reparle plus de la chose oiseuse des petits oiseaux. Aussi, au bout du compte, je n’ai rien découpé dans le magazine Perspectives ni ce jour-là, ni les autres jours. Il est disparu dans le néant, parfaitement intact. Et Winston Spencer Leonard Churchill, pour sa part, est réapparu, lui, de temps en temps, épisodiquement, dans la conversation, comme stricte figure historique. Par contre, je n’ai jamais revu mes mirifiques petits oiseaux multicolores.

(Paul Laurendeau, écrit selon la grammaire d’engendrement du recueil de récits, de Diane Boudreau, Charly mon père, 2018)

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Des textes de ce type sont parfaitement passionnants et le recueil que nous en sert Diane Boudreau se lit comme on boit calmement un cognac capiteux après le grand banquet de l’enfance et de la jeunesse. On y découvre, ou redécouvre, que les gens qui s’aiment se déchirent même s’ils s’aiment et que cela est terrible et en même temps terriblement (peu) important et si (extra)ordinaire. Diane Boudreau nous démontre elle aussi, ici, la puissance textuelle du travail sur miniatures. Elle nous donne et nous livre le crucial historique autant que la beauté intemporelle des petites choses de la vie. Et, par-dessus tout, oh qu’elle est suavement indéfinissable et magnifique et si touchante et émouvante, cette intense relation affective entre une fille et son père.

Le recueil de textes Charly mon père contient 34 miniatures en prose. Il se subdivise en quatre petits sous-recueils, disposés chronologiquement: Premiers souvenirs à Hull (p 17 à 21), Enfance à Pont-Viau (p 22 à 49), La fille à Charles à Jos (p 50 à 66), et Après lui… (p 67 à 73). Ces textes sont suivis d’une annexe de cinq pages intitulée En annexe (p 75-79 — on y découvre notamment les chansons folkloriques ou populaires que Charly chantait à ses enfants) et d’une page de remerciements (p. 80). Le recueil est précédé d’un exergue, d’une préface de l’autrice intitulée Pourquoi parler de lui (p 6 à 7) et de deux textes liminaires, l’un intitulé Avant moi… (p 9 à 11), l’autre intitulé Mon arrivée dans la vie de papa (p 12 à 15). L’ouvrage est illustré d’une photographie paysagère (première de couverture, en couleurs) et de quatre photos de famille en noir et blanc.

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Diane Boudreau, Charly mon père, Diane Boudreau, 2018, 84 p.

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Extrait de la quatrième de couverture:

Après son récit Ne reste que l’amour, où l’auteure Diane Boudreau nous a partagé le lien qu’elle a vécu avec sa mère, voilà qu’elle ressent le besoin d’écrire Charly mon père.

«Tous les secrets de la vie de mon père demeurent camouflés dans ces murs alors que j’aurais tant aimé en savoir davantage sur son enfance, son adolescence…

Trop de détails m’ont échappé: aurais-je raté une occasion, loupé un rendez-vous?

Depuis, je n’ai de cesse de vouloir m’approcher de son mystère. Et j’entreprends de retracer, de décrypter chacun des moindres souvenirs qui me parlent de lui. Mince récolte, qui m’amènera sur une terre insoupçonnée…»

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