Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for novembre 2012

SPINOZA et moi. SPINOZA en moi

Posted by Ysengrimus sur 24 novembre 2012

Fac-similé d’une lettre de Spinoza à Leibniz (1671)

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Il y a trois cent quatre vingt ans pile-poil naissait Benedictus de Spinoza (1632-1677), la plus formidable intelligence philosophique de son temps. Il est tout simplement mon philosophe favori, point barre. Le lire me rend plus intelligent, si possible. Il est une de mes idoles. J’ai publié autrefois une grosse étude sur lui et Condillac. Mais j’ai surtout eu la superbe chance de la pasticher, quand j’étais avec l’équipe de DIALOGUS. Voici un exemple d’échange épistolaire entre un correspondant réel, Monsieur Henri Parent, et Le «Spinoza» que j’avais la joie immense et l’insigne honneur de camper.

Cher Benedict,
 Voici quelques questions:
1. Pour gagner ta pitance, tu polissais des lentilles. Comment t’y prenais-tu?
2. Je trouve curieux qu’un Juif porte un nom de chrétien, Benedict. Pourquoi?
3. Est-il exact que tu aurais été expulsé, excommunié de la communauté juive d’Amsterdam?
4. Ces trois questions précédentes sont de la foutaise. Il en faut cependant pour nourrir mon humain esprit. MAIS il y faut aussi du plus profond. Donc, naviguons un peu sur ton panthéisme: cette notion est de ton temps. Si ton système est valable, il doit l’être encore aujourd’hui. Alors, comment pourrais-tu concilier la notion que tu avais, en ton temps, du panthéisme avec la notion que certains philosophes imbus de physique quantique en ont aujourd’hui?
À bientôt,
Henri Parent

Monsieur,

Sur votre première question je doute que vous vous attendiez à ce que j’entre dans le détail du polissage et de l’ajustement des lentilles de lunettes. Cela impliquerait des développements sur un certain nombre de notions d’optique et de physique d’autant plus ardues que je commence à soupçonner que les technologies de la vision et de la lumière ont bien changé entre mon temps et le vôtre. Je voudrais signaler cependant que votre référence un peu lourde à la « pitance » pourrait donner l’impression que je polis des lentilles comme on casse du petit bois ou cueille des fagots. Ce serait une idée regrettable et profondément erronée. Mon art est un métier de haute tenue qui signifie beaucoup pour moi et pour mes pairs.

Sur votre seconde question, il me semble léger de décréter chrétien un prénom ayant comme seule caractéristique assurée d’être formulé dans la langue latine. S’il y a lieu de désigner comme chrétiens certains prénoms, il faudrait donner la priorité aux noms d’apôtres comme Jean ou Luc, aux noms des grands fondateurs du christianisme comme Paul ou Étienne, aux noms de saints comme Hilaire, Cutbert, ou Augustin. On pourrait y ajouter les prénoms engageant une allusion à la personne du Christ ou de la Vierge, comme Christophe ou Jean-Marie. Benedictus signifie simplement le bien heureux, et réfère en toute simplicité à une grande joie. Vous n’êtes pas sans savoir que ce prénom a un équivalent juif -Baruch- ce qui proscrit toute exclusivité chrétienne en ce qui le concerne.

J’ai été excommunié de ma synagogue en 1656 pour mes vues rationalistes. Les zélateurs chrétiens de toutes confessions ne m’ont guère mieux traité tout au long de ma vie. Même les sectes se donnant comme les plus tolérantes deviennent une meute de loups quand certaines questions sont abordées. C’est à cette occasion que j’ai traduit mon prénom dans la langue la plus neutre et universelle de l’Europe: le latin.

Si les physiciens auxquels vous faites référence travaillent à démontrer l’unicité de la substance et le caractère inéluctable des lois de l’existence, ils sont avec moi. S’ils cherchent à farcir la connaissance rationnelle du monde de superstition religieuse sous couvert de « panthéisme », ils sont contre moi. La référence à une entité divine dans l’étude de la physique la rend à priori suspecte de la seconde tendance, car on semble se comporter de la même manière que je me comporterais si je cherchais à polir une lentille et à la monter sur une lunette afin de voir scintiller les lumières de l’étoile épiphane.

Vôtre,

Benedict de Spinoza

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Cher Benedict,
J’oublie les lentilles et le sens de ton nom, comme sujets forts médiocres ne méritant pas que je leur consacre ton précieux temps et aussi le mien. Je retiens par contre la question de ton excommunication et celle de ton panthéisme.

Si l’on connaît le moindrement la mentalité de la communauté juive d’Amsterdam l’on devra admettre que l’excommunication prononcée contre toi n’avait rien de bien terrible. Refuge de Juifs et de non Juifs réfugiés de leur pays pour leurs idées avancées comme toi-même, cette communauté était très tolérante sauf que tu l’étais encore plus que l’ensemble de ses membres. Tu étais ce que l’on a appelé plus tard un libre-penseur à la recherche de la vérité en dehors des voies classiques. Toi, Juan de Prado et Daniel Ribera formiez un trio dérangeant; vous PRÉFIGURIEZ LES LUMIÈRES. En fait la synagogue ne savait pas trop comment régler ton cas et d’autres cas semblables prise qu’elle était dans ses rites étroits. Il lui a fallu l’avis des Rabbins de Venise auprès de qui fut dépêché Saul Levi Mortiera. L’avis fut d’utiliser des mots pour la forme, d’imposer une sorte d’amende ou de pénitence et de réintégrer les coupables. À Amsterdam encore plus qu’à Venise on voulait la paix. C’est ainsi que dans ton siècle plus de 280 excommunications furent prononcées et tous les coupables furent réintégrés sauf quelques-uns dont toi-même qui ne vouliez pas plier. Fus-tu traité durement pour cela comme tu me le laisses entendre dans ta lettre du 13 février? Je ne le crois pas car tu as reparu dans la synagogue qui était la communauté juive la plus émancipée de tout l’Occident et plus un club de businessmen que de dévots Juifs. Ton excommunication était tellement une petite formalité que tu n’en n’as jamais parlé… sauf aujourd’hui après 250 ans pour te poser en martyr. Reviens-en! Oublies-tu que en somme tu as mené une vie assez agréable de libre-penseur excommunié pro forma et continuant sa vie d’intellectuel aimant le farniente dont encore tu fus l’un des précurseurs. Ça te plaisait n’est-ce pas d’être qualifié de ce que par la suite des temps l’on a nommé agnosticisme, déisme et même athéisme!

Assez pour maintenant. J’attends tes commentaires et une autre fois j’aborderai la question de ton panthéisme.

Monsieur,

Vous fournissez une présentation intéressante de l’excommunication… du point de vue de celui qui ne la subit pas, et qui vit bien à son aise dans une société civile établie, où elle n’est plus qu’un mot un peu creux renvoyant à des coercitions juridiques du passé. Sur le terrain, c’est autre chose. Uriel da Costa fut flagellé -légèrement direz-vous de votre point de vue, une flagellation formelle- et cela l’a éprouvé assez profondément pour qu’il décide de se suicider. On ne se suicide pas formellement, vous admettrez. J’ai vécu pendant des années entouré de fanatiques, l’un d’entre eux m’a même frappé d’un coup de couteau. Jan de Witt et son frère ont eu moins de chance en 1672. Ils ont été déchirés par la populace intégriste et irrationnelle. Certaines de ces avanies constantes ont bien dû accéder jusqu’à vous sous une forme atténuée. N’avez-vous donc pas accès à ma correspondance? J’ai reçu des lettres d’insultes fort révélatrices écrites par des zélotes divers. Alors «en revenir», c’est chose aisée quand on n’y a jamais été… quand le poids omniprésent et dense de l’obscurantisme n’est désormais plus qu’un halo spéculatif sans prise précise sur l’entendement.

Vous avez raison au niveau du principe: il faut revenir de la terreur que nous suscitent les idées obsolètes et leurs suppôts. Votre époque y est parvenue, mais c’est un peu d’avoir eu la mienne entre les siècles barbares et elle…

Benedict de Spinoza

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Cher Baruch,
Nos échanges jusqu’à présent n’ont pas touché le fond de ta pensée. Par exemple je pourrais te confronter avec succès sur la question de l’excommunication que tu dis plus pénible dans ton temps qu’aujourd’hui. De nombreux exemples contemporains dont j’ai été témoin prouveraient le contraire, mais passons. Passons également sur les sévices physiques tels la flagellation ayant conduit de ton temps à un certain suicide dont tu fais état; sache qu’aujourd’hui c’est pire, mais passons. Tu parles des fanatiques qui t’ont harcelé; sache encore qu’aujourd’hui c’est pire avec les médias, mais passons.

Passons donc au fond de votre pensée ce qui me place dans la situation d’être votre élève plutôt que de jouer le rôle précédent de pédant qui a voulu vous en mettre plein les yeux. J’insiste sur votre œuvre majeure: L’ÉTHIQUE. Ma question: en quoi cette œuvre est-elle originale à vous par rapport à Descartes? Ou mieux, que devez-vous à Descartes, dans cette œuvre?

Et, question suivante rattachée à la précédente: il y aurait lignée de vous à Wittgenstein. En quoi Wittgenstein vous est-il redevable? Ou mieux, qu’est-ce que Wittgenstein vous doit dans son TRACTATUS LOGICO-PHILOSOPHICUS?

Mon sujet porte donc sur la filiation DESCARTES-SPINOZA-WITTGENSTEIN. Maître Baruch, j’attends votre réponse avec impatience. Et je me permets de vous signaler que les analyses par ordinateur (savez-vous ce que c’est?) des sujets traités par les philosophes vous placent au sixième rang après Kant, Aristote, Hegel, Descartes et Aquinas. Ce n’est pas peu dire!
Henri Parent

Au très curieux et très sagace Henri Parent

Monsieur,

L’idée que le XXième siècle serait plus obscurantiste que le XVIIème est certainement nouvelle et peu ordinaire. Je ne m’attacherai pas à la réfuter car cela impliquerait des développements peu agréables à ressasser. Je me contenterai d’affirmer que si votre connaissance de l’excommunication et de l’obscurantisme est si concrète et si intime, elle est en mauvaise compagnie avec l’idée légère et frivole d’«en revenir». Par contre, si cette idée d’«en revenir» persiste dans votre esprit, c’est que votre intimité avec la laideur de l’obscurantisme et les douleurs découlant de l’excommunication est lacunaire, superficielle, abstraite. On ne tergiverse pas avec ces choses-là. Je note simplement que vous persistez à m’interpeller Baruch malgré mon choix propre, ce qui tend à confirmer la superficialité de votre compréhension de certaines choses. Mais, comme vous dites, passons…

Sur mon rapport à Descartes, il est notable d’observer à quel point votre époque nous associe, malgré que je me sois exprimé très clairement en 1663, dans un opuscule adressé d’ailleurs à un lecteur peu informé, sur mes vues critiques par rapport à la pensée de Descartes. Pour résumer, disons que Descartes est un théologien qui s’est occupé de mécanique et de mathématiques, alors que je suis un rationaliste (pour employer le mot moderne) qui s’est penché sur les écritures saintes. À cause de son objet d’étude, Descartes passe pour le rationaliste. À cause de mon objet d’étude, je passe pour le théologien. Voilà monsieur qui est fort plaisant, et qui révèle combien votre époque s’enracine, comme certaines herbes, sur la fine surface des choses. Il n’est que de revoir ce que Descartes et moi-même disons de Dieu pour distinguer clairement qui perpétue les vues de l’École et qui les bouscule. Descartes finirait enseigné en Sorbonne que cela ne me surprendrait guère, vu la logique interne de son système. Quant à moi…

Sur Wittgenstein, dont l’excellent Dumontais a vu à me faire parvenir les deux principaux opus par ces canaux «électroniques» auxquels vous faites aussi allusion à la fin de votre missive, voilà un penseur qui organise son propos sous forme d’aphorismes numérotés selon un dispositif savant mais à la réflexion peu systématique. On a en fait affaire à une pensée débridée, se présentant en lambeaux, en échancrures, et à laquelle un jeu de numérotations et de classifications donne l’allure externe de la systématicité. Je me plais à croire que ma philosophie se déploie de façon plus organiquement méthodique. Sur la substance des idées, ajoutons que voilà un penseur qui en donne trop au langage et pas assez aux choses dont on parle, et qui SONT sans qu’on en parle, pour que notre parenté soit directe. Ses attaques sur la métaphysique sont aussi peu affinitaires avec ma conception de la démarche intellective et de ses résultats. Voilà pour un premier aperçu fondé sur une lecture préliminaire.

Bien à vous,

Benedict de Spinoza

Il y a trois cent quatre vingt ans naissait SPINOZA et je continue de penser à lui avec respect, déférence et reconnaissance. Ne ratez pas l’intégralité de la correspondance entre «Spinoza» (Paul Laurendeau) et les lecteurs de DIALOGUS.

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Corinne LeVayer et la cocaïne

Posted by Ysengrimus sur 12 novembre 2012


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Ysengrimus: Corinne LeVayer, vous publiez, chez ÉLP éditeur, un remarquable recueil de cent cinquante poèmes érotiques lesbiens intitulé GOUINES COQUINES DE CE MONDE. Cette œuvre magnifique, polymorphe, torride et bigarrée, est intéressante d’une foule de points de vues mais vous avez eu la gentillesse de vous restreindre ici, pour le bénéfice du segment du Carnet d’Ysengrimus portant sur les drogues récréatives, à la facette de votre exploration poétique évoquant l’usage et l’impact physique et émotionnel de la COCAÏNE. Vous consommez ou avez déjà consommé cette drogue?

Corinne LeVayer: Bien sûr que non, Ysengrimus. Voyons donc! Vous vous doutez bien qu’une personne dotée d’un sens moral aussi élevé que le mien ne s’adonnerait pas à une telle activité qui est illégale et qui me mettrait nos gouvernants conservateurs, bigots, bleus-blêmes et pense-petits sur le dos… Non, non, non, TOUT CECI EST PURE SPÉCULATION CRÉATIVE, UNE ŒUVRE DE FICTION ET LES COMMENTAIRES QUE JE VOUS APPORTE AUSSI ICI, NE SONT QUE PURES ÉLUCUBRATIONS DE POÉTESSE.

Ysengrimus: Bien sûr. Indubitablement. Assurément. Je comprends parfaitement. Mais ne ressentez-vous pas, justement, une sorte de dilemme moral à évoquer, dans votre fiction poétique, une consommation, banalisée et, ma foi, souvent enthousiaste, de drogues illégales?

Corinne LeVayer: Cette question me fait toujours bien rigoler, mon cher. Dans les romans, le cinéma, et les feuilletons télévisuels contemporains, on torture, on estropie, on tue, on flingue, on mitraille, on massacre, on poignarde, on étripe, on assassine, on empoisonne, le tout souvent en un traitement incroyablement graphique et pervers, confinant au sadisme le plus ostensible et le plus insensible. Vous convenez avec moi, cher Ysengrimus, que la torture, le tabassage et le meurtre, individuels et collectifs (incluant les massacres de villages et guéguerres ensanglantées de toutes farines) sont des comportements totalement illégaux et immoraux?

Ysengrimus: Absolument.

Corinne LeVayer: Et pourtant, on les évoque en fiction en toute impunité, massivement, et sans complexe (des têtes éclatent, des tripailles dégoulinent – je ne vais pas vous faire un dessin) et ce, sans que nos conservateurs bigots n’y trouvent à redire. Il y a des bibliothèques entières de romans (policiers ou autres) qui sont de véritables vade-mecum de toutes les techniques de meurtres, assassinats et règlements de comptes imaginables, des plus grossières aux plus raffinées, des plus feutrées aux plus imprudentes. Vous passez ensuite à la vidéothèque, pour prendre connaissance des exemples pratiques d’assassinats en visuel, 3D, quadravox et toutim, toujours sans le moindre complexe. Et on me ferait chier parce que je raconte une petit peu, dans ma fiction, quelques malheureuses bouffées d’extase chimio-récréatif? Allons, allons, avouez avec moi qu’il y a là une hypocrisie singulièrement scabreuse et incohérente de la culture bien-pensante contemporaine.

Ysengrimus: Je n’avais jamais vu la chose sous cet angle, assez probant, il faut l’admettre.

Corinne LeVayer: Je ne vous le fais pas dire. Vous-même êtes un promoteur explicite (et aussi fort méritoire) d’une description la plus impartiale possible de l’impact physiologique, émotionnel et sociologique des drogues récréatives. C’est bien pour ça que je vous ai approché avec cette idée de sujet.

Ysengrimus: Et vous avez fichtrement bien fait. Adoncques, madame LeVayer, que nous dit votre monde de fiction sur la cocaïne?

Corinne LeVayer: D’abord que c’est une drogue dure qui a perdu au fil des années beaucoup de ses qualités euphorisantes. Je vous assure qu’il y a vingt ou trente ans c’était autre chose. Aujourd’hui, c’est coupé de trente-six éléments neutralisants (une ligne de cocaïne contemporaine sent toujours un petit peu le bicarbonate de soude – ce n’était pas comme ça avant) et il faut constamment en reprendre pour que l’effet perdure. C’est rendu aussi bien trop cher pour ce que c’est.

Ysengrimus: C’est donc, comme le pain, les nouilles et les bagnoles, un produit de consommation qui a perdu en qualité, en une petite génération, tout en voyant son prix gonfler à l’excès.

Corinne LeVayer: Totalement.

Ysengrimus: Mais que nous fait la cocaïne?

Corinne LeVayer: C’est un euphorisant et un déshinibiteur. On ressent des bouffées d’extase très agréables, qui sont à la fois relaxantes et stimulantes (ce qui est savoureusement paradoxal) et qui ont un impact aphrodisiaque tout à fait passable. Pour que l’effet perdure de façon satisfaisante, il faut renifler une ligne par heure environ.

Ysengrimus: Vous compareriez son impact à quoi, disons, dans le monde connu.

Corinne LeVayer: Imaginez l’effet bien pompette et bien sympa de trois ou quatre bons petits verres de cognac mais sans les nausées, ni la lourdeur d’estomac, ni la somnolence. Et unissez ça, le plus intimement possible, au coup de fouet de six cafés que vous n’avez pas bus non plus, donc qui sont, eux aussi, sans impact aucun sur votre estomac ou votre vessie. À cela s’ajoute un élément magiquement indéfinissable qui ne ressemble à rien de familier.

Ysengrimus: Pas d’hallucinations?

Corinne LeVayer: Aucune hallucination, du moins à ma connaissance.

Ysengrimus: Et il y a des effets secondaires immédiats, pendant l’usage?

Corinne LeVayer: Cela donne soif (il faut bien s’humecter les lèvres et la gorge d’eau fraîche), coupe la faim et le sommeil. Si votre soirée est cocaïno-euphorique, votre nuit sera mauvaise. C’est le prix à payer. Autre effet secondaire inattendu (en m’excusant pour le parler cru)…

Ysengrimus: Allez-y. N’hésitez pas.

Corinne LeVayer: Cela vous laisse de drôles de crottes de nez beigeasses dans les naseaux. Si, si, ne riez pas. Vous allez passer la journée suivante à vous moucher et à vous tirer du nez des boulettes gluantes (carrément collantes, en fait) particulièrement dégueus. Devenue inerte, la poudre vous encombre lourdement le nez et il faut parfois sciemment curer avec les doigts ou un coton-tige pour s’en débarrasser.

Ysengrimus: Oh, oh… On la voit pas souvent au cinéma, celle-là.

Corinne LeVayer: Non, bien sûr. C’est pas assez glamour… Pour éviter cet encombrement nasal du lendemain, il faut placer la paille un peu plus loin au fond de la narine, avant de renifler, pour bien atteindre les muqueuses (dans le feu de l’action, on n’y pense pas toujours). Mais il ne faut pas enfoncer la paille trop loin non plus, sinon la reniflée passe en trombe et vous déboule alors directement dans la gorge. Le goût est amer, presque suffocant mais surtout, vous perdez de l’effet, comme ça, parce que vous finissez par avaler la flopée, ce qui est bien moins performant. Il faut apprendre à doser ces deux désavantages. Et il ne faut pas trop forcer le tout, sinon, là, c’est le saignement de nez qui vous guette. Renifler de la poudre est un art bien plus subtil qu’on ne le pense de prime abord.

Ysengrimus: Apparemment. Je m’en avise. Et l’accoutumance, la dépendance?

Corinne LeVayer: Attention, cher Ysengrimus, il ne faut pas confondre ces deux notions. L’accoutumance, c’est le fait qu’il faille prendre une quantité toujours croissante de la substance pour maintenir grosso mode l’effet récréatif initialement ressenti (qui est celui qu’on recherche toujours). L’organisme s’accoutume, donc, il lui en faut graduellement plus (ce qui entraîne inévitablement des coûts métaboliques, sociaux et financiers). La dépendance, c’est le fait qu’on est pris avec le besoin de cette drogue, qu’on ne peut plus contrôler cette satanée soif qu’on ressent pour elle, qu’on y pense tout le temps (comme le fumeur sa cigarette, par exemple). On reconnait de plus en plus qu’une portion significative de la dépendance, est de fait psychologique (et variera donc significativement en fonction des phases de votre vie sociale). Tandis que l’accoutumance est mécaniquement physiologique. Vous pigez bien la distinction?

Ysengrimus: Parfaitement. C’est limpide. J’imagine qu’il faut toujours l’avoir à l’esprit pour ne pas se mettre à raconter n’importe quoi.

Corinne LeVayer: Absolument. Et alors pour décrire ces deux phénomènes (qui, insistons là-dessus, sont distincts et séparables) en ce qui concerne la cocaïne, c’est encore l’analogie avec l’alcool qui est la plus efficace. La cocaïne, comme l’alcool, est une drogue à accoutumance. Il faut en prendre graduellement de plus en plus pour monter vers l’effet récréatif attendu. Il parait que les deux ont aussi en commun de se nicher dans le foie, d’ailleurs. Vous suivez?

Ysengrimus: Je suis.

Corinne LeVayer: Et puis, d’autre part, comme l’alcool toujours, la cocaïne PEUT mener à une dépendance, mais, contrairement à ce que disent les propagandistes, cela n’est pas automatique.

Ysengrimus: Des gens peuvent prendre un verre, quelques bonnes cuites mêmes, mais, l’ayant fait, ne deviendront pas irrémédiablement, ou fatalement, ou automatiquement alcooliques.

Corinne LeVayer: Voilà. Exactement. Par contre, d’une cuite à l’autre, il leur en faudra un peu plus pour flipper, ce qui, inévitablement, tend à leur imbiber l’organisme et peut ouvrir la porte à un lent dérapage. Mais c’est strictement une tendance. La nuance est capitale.

Ysengrimus: L’histoire de: tu renifles une fois et, vlan, c’est fini, tu viens d’entrer dans l’univers infernal de la drogue et ta vie est foutue. C’est de la fadaise.

Corinne LeVayer: De la pure fadaise. C’est un mythe propagandiste ayant mené à de grossier préjugés. De moins en moins de gens informés prennent cette rhétorique au sérieux, d’ailleurs.

Ysengrimus: Ces préjugés forment justement ce que vous avez appelé dans votre poésie la narco-discrimination.

Corinne LeVayer: Oui, exactement.

Ysengrimus: On va jeter un coup d’œil sur le poème introduisant cette notion. Je voudrais que vous nous en parliez un petit peu. Le voici.

NARCO-DISCRIMINATION

 Quand elle m’a vu tirer une ligne de cocaïne,
Je vous en passe un papier, elle s’est mise à me faire grise mine.
Pendant que la brutale extase montait en moi
Et submergeait mes sens.
Elle s’est mise à dégoiser contre l’abus de substances
Et pour la tempérance…
 
J’ai voulu l’embrasser.
Elle a dit que j’avais les pupilles dilatées.
Je lui ai pris ses petits seins replets.
Elle s’est plainte du fait
Que je titubais,
Que je divaguais.
Que j’étais déséquilibrée.
 
J’ai voulu me calmer,
Me contrôler,
Écraser le coup,
Faire la morte.
 
Elle s’est fâchée,
M’a engueulée
En me lançant des regards fous.
Et puis elle a claqué la porte.
 
Je suis retournée danser,
Me trémousser,
Ma faire tripoter,
Presque molester
Jusqu’à la complète inanition.
 
Cherchant à oublier,
À refouler,
À me dévider,
À éliminer
Ce fort navrant moment
De narco-discrimination.

Corinne LeVayer: Voilà. Des personnes consommant avec modération des drogues récréatives vous expliqueront qu’elles sont constamment confrontées à ce problème de la condescendance des abstinents. On vous traite comme une camée foutue simplement parce que vous vous amusez un petit peu, en bonne méthode, et sans excès réels. Il suffit de vivre cette expérience pour toucher du doigt le mur dur et opaque que rencontreront, dans la société civile, les personnes véritablement atteintes de toxicomanie.

Ysengrimus: En un mot, on vous traite subitement de poivrote simplement parce que vous avez pris deux ou trois coupes de champagne.

Corinne LeVayer: Exactement. Il faut vivre cette expérience. Quand votre petit sachet de poudre apparait, le changement d’attitude est incroyablement spectaculaire. C’est terriblement brutal et probant. Pour tout dire: atterrant.

Ysengrimus: C’est très intéressant et utile, cette notion de narco-discrimination. On n’en parle jamais.

Corinne LeVayer: Absolument jamais. Et pourtant, tout toxicomane avancé ayant —fatalement— d’abord commencé comme usager occasionnel de la drogue (exactement comme pour l’alcool), il ou elle a subit son lot de narco-discrimination le long de sa route, longtemps avant que sa dépendance ne soit devenue un problème effectif. Tant et tant qu’une bonne partie du désespoir et de la panique socialement insécure du toxicomane avancé tient à l’héritage de narco-discrimination qu’il transporte en lui et dont on ignore tout dans l’intervention prétendant mener à une cure.

Ysengrimus: On accuse uniquement la substance de tous les maux en cause et on rate le rendez-vous avec une autocritique sociologique du phénomène.

Corinne LeVayer: Voilà. Demandez-vous après pourquoi ces gens se méfient de tout le monde et récidivent. Une bonne partie de leur isolement du monde est en fait fabriqué sociologiquement par la muraille des préjugés bigots, d’ailleurs brutalement suractivés par la bonne grosse propagande anti-stupéfiants (qui, elle, ne fait pas de complexe et ne s’encombre pas de rectitude, politique ou autre). La pression de tout ceci est gigantesque. Il ne faut pas nécessairement condamner ce fait discriminatoire (ou l’excuser). Mais il faut le voir.

Ysengrimus: Cette pression sociale de l’abstinent sur la personne qui consomme la cocaïne revient souvent dans votre poésie. Vous l’évoquez aussi dans le texte POUR UN PEU DE POUDRE:

POUR UN PEU DE POUDRE

Mon amoureuse
Me traite de menteuse.
Elle veut savoir si j’ai repris de la cocaïne,
La petite fouine coquine.
Pourquoi j’en reprendrais.
Je lui fais.
Elle me fait:
Parce que t’es une petite pute de toxico.
En un mot, nous avons des mots.
Je lui jure, sur ma main à couper,
Je lui jure que je n’ai pas touché
La fameuse drogue dure,
Si pure,
Si dangereuse,
Si merveilleuse.
Mais mon amoureuse
Ne me croit pas. Elle rage,
Elle pleure. Les larmes dégrafent son beau visage.
Elle veut que je démissionne du Lutin rouge
Elle dit que c’est un sale trou à gouines toxicos. Un bouge.
Démissionner de l’orchestre? Is that a joke?
Abdiquer mon amour, infini, insondable, pour la coke?
Ramasse tes cliques, tes claques et ta morale de toc,
Amoureuse à la noix.
Remballe ton amour.
Dix dollars que, dès demain au petit jour,
Je te remplace par une tribade en cheveux qui la bouclera,
Baisera mille fois mieux que toi
Et reniflera de longues lignes langoureuses, avec moi
Au lieu de me juger
Pour un peu de mauvaise poudre
Saupoudrée…

Ysengrimus: Il faut expliquer que Le Lutin rouge est le bastringue lesbien où votre personnage principal est musicienne de jazz. Et c’est dans ce contexte social qu’elle consomme la cocaïne. C’est bien ça?

Corinne LeVayer: Exactement. Et ici on a la petite bêcheuse bourgeoise qui vous demande de changer de style de vie d’un coup sec, pour ses beaux yeux, en vous regardant de haut, et sans compensation émotionnelle aucune, autre que l’exigence axiomatisée de la confirmation sereine de ses tenaces préjugés de petite bigote. Non mais, je rêve…

Ysengrimus: Fin abrupte d’une idylle…

Corinne LeVayer: Eh comment! Le principe est le suivant. Je suis une adulte responsable qui sais doser ses plaisirs. Je ne conduis pas ma voiture en état d’ébriété. Je ne fais pas du tir à la carabine dans une zone scolaire. J’espace ma consommation de cocaïne suffisamment pour éviter l’intoxication. Je suis expérimentée. Je sais ce que je fais. J’ai pas besoin de la police ou de cette nénette pour m’assommer avec leur répression abstraite, ignare, en gros sabots.

Ysengrimus: Je comprends.

Corinne LeVayer: Pensez aux sports extrêmes, escalade, deltaplane, parachutisme. Personne n’irait intimer les gens qui s’y adonnent de cesser ces pratiques sous prétexte qu’il y a un risque, bien réel, bien tangible, d’y laisser la vie.

Ysengrimus: Oui mais, malgré ma déférence pour cette analogie qui est astucieuse, je dois faire observer que, dans ces sports, des dispositifs de sécurité perfectionnés sont bien en place pour réduire le risque mortel.

Corinne LeVayer: J’affirme fermement que, dans la consommation de cocaïne, il y a aussi moyen de mettre en place des dispositifs de sécurité tout aussi perfectionnés, maintenant une qualité récréative adéquate tout en évitant de tomber dans des excès nuisibles pour la santé ou la vie.

Ysengrimus: Quels dispositifs?

Corinne LeVayer: Des choses toutes prosaïques, encore une fois, comme pour l’alcool. Espacer et stabiliser les périodes de consommation, restreindre celles-ci à des contextes favorables, circonscrits et spécifiques, éviter de conduire la voiture, éviter les bains de foule. S’amuser avec modération et en conscience. Penser à ce qu’on fait, prospectivement et rétrospectivement, comme en gastronomie ou en sommellerie. Toujours bien calculer son coup. Ne rien laisser au hasard. Les drogues récréatives, c’est comme le chocolat, le vin fin ou le ski alpin, il faut assumer le risque encouru et, ensuite, assouvir.

Ysengrimus: Peut-on vraiment finir par assouvir?

Corinne LeVayer: Mais bien sûr. Si vous procédez correctement, en vous donnant le temps et la méthode, la cocaïne, comme quoi ce soit d’autre, finira par tout doucement perdre sa magie explosive des débuts. Et l’insidieuse —mais saine— lassitude s’installera en vous, à son sujet.

Ysengrimus: Vous évoquez cela d’ailleurs explicitement dans le dernier poème que vous partagez ici avec nous.

Corinne LeVayer: Oui.

Ysengrimus: Lisons plutôt.

STIMULANTS

Me revoici, gavée de stimulants,
Survoltée et épuisée en même temps.
Comment voulez-vous que je joue mon instrument?
Dans un état pareil, ça n’a aucun bon sens.
 
Me voici, submergée de narcotique,
À me dandiner, devant une salle neurasthénique
De gouines endiablées à qui je voudrais faire la nique.
Mais pour ce qui est de jouer correctement, ben alors là, bernique!
 
Me voici, bien cernée par l’artificielle euphorie,
Et après le concert, je vais me lever une houri.
Qui risque de trouver que je déconne et que je balbutie,
Que j’ai la pupille dilatée, que je sursaute à rien comme une petite souris.
 
Me voici en train d’encore renifler ma dernière der des der illusion.
Poudre aux yeux de poudre au nez. Toujours la même chanson.
Pour la fornique, c’est oui. Pour l’amour passion c’est non.
Je suis une tare urbaine, un sociologique comédon.
 
Me revoici, gavée de stimulants,
Survoltée et épuisée en même temps.
Je pers de plus en plus les atouts euphorisants.
Me reste que la dépendance,
Atroce, intense,
Ce vide sensuel,
Cette soif  cruelle
De neige éternelle.
Les stimulants, c’est vraiment pas marrant.

Ysengrimus: On le sent bien, là, l’effet de lassitude. C’est comme un joueur de hockey qui trouve qu’il commence à avoir mal aux genoux et n’a plus autant de fun qu’avant à courir après le disque.

Corinne LeVayer: Voilà. Exactement. Voyez combien l’analogie avec les sports (extrêmes ou non) est opératoire. Ici, notre contrebassiste prouve, par cette fatigue de fond exprimée, que, de fait, elle ne tombera pas dans la dépendance, qu’elle se lassera de la consommation et de ce mode de vie bien avant. Ce cas de figure est massivement attesté.

Ysengrimus: Les gens font un trip de drogue à un moment de leur vie puis passent à autre chose. Ils en reviennent, tournent la page, grow out of it. C’est une sorte d’étape.

Corinne LeVayer: Oui, voilà. Et… euh… est-ce qu’on explique ici ce qui finira par faire notre contrebassiste arrêter de consommer de la cocaïne, assez subitement d’ailleurs?

Ysengrimus: Non, non, Corinne, s’il vous plait, ne le faite pas. Je veux laisser cette délicieuse surprise à vos futurs lecteurs et lectrices. Disons simplement qu’un changement majeur des conditions psychologiques de notre dite contrebassiste opérera ce petit miracle, au demeurant, vieux comme le monde…

Corinne LeVayer: Vous l’avez très bien dit tout en n’en disant pas trop…

Ysengrimus: Justement. Mais revenons plutôt au poème intitulé STIMULANTS. On observe ici, en plus, que la contrebassiste semble trouver qu’elle joue mal son instrument quand elle est sous l’effet immédiat de la cocaïne. Charlie Parker et Éric Clapton innervant leur créativité artistique à la coke, c’est de la foutaise, donc?

Corinne LeVayer: De la pure foutaise, alors là… Essayez de jouer Turkey in the straw à la contrebasse ou à la flûte à bec rond comme une bille, vous m’en reparlerez. Vous risquez surtout de faire tomber votre instrument par terre et de bien l’estropier. Les musiciens qui montent sur scène ivres ou gelés (habituellement au grand dam du reste de l’orchestre qui, lui, est sobre) ne feront que de la merde (en se croyant très fort — ce qui est pure illusion toxicologique). Par contre…

Ysengrimus: Par contre?

Corinne LeVayer: L’honnêteté m’oblige à nuancer un petit peu cette notion de la corrélation entre consommation de cocaïne et créativité artistique ou intellectuelle, si vous me permettez.

Ysengrimus: Je vous écoute.

Corinne LeVayer: Prenons la Corinne de mon recueil de poésie, qui n’est pas moi, je vous le redis (Corinne LeVayer est d’ailleurs un nom de plume).

Ysengrimus: C’est entendu et bien compris.

Corinne LeVayer: Elle joue son concert disons le samedi soir, prend ensuite de la coke toute la nuit (environ six lignes — une par heure). Elle a un dimanche merdique et ne touchera pas la coke avant le samedi suivant. Vous suivez?

Ysengrimus: Je suis. Elle consomme une fois par semaine.

Corinne LeVayer: Voilà, ce qui est encore un peu trop (l’idéal c’est une nuit le nez dans la poudre aux deux semaines — là vous tiendrez des années et débarquerez du fourgon quand bon vous semblera). Une fois par semaine, c’est un petit peu trop. T’as pas vraiment le temps de récupérer. Enfin bref… Concert le samedi soir, nuit du samedi au dimanche aphrodisiaque, paradisiaque et euphorique, dimanche merdique, lundi et mardi, de moins en moins barbouillée. Aux environ du mercredi ou du jeudi, l’effet de la cocaïne est fort atténué mais toujours sensible.

Ysengrimus: Oui?

Corinne LeVayer: Oui, oui… Et c’est là, quatre ou cinq jours après la consommation, qu’une sorte de période de clarté et de vive stimulation mentale semble bel et bien s’installer. Et elle est très favorable, disons, à la composition musicale. Comme on se sent aussi très légèrement hyper-active, c’est le moment idéal, disons, pour tailler ses rosiers. L’œil est vif, le geste alerte. Toute la haie de rosier y passera, et ce sera superbement fait. On a ici un fait original, spécifique et, par exemple, totalement différent, cette fois-ci, de ce que peut faire l’alcool.

Ysengrimus: Intéressant.

Corinne LeVayer: Oui, ça existe, mais pas sur le coup, plus en ressac distant disons. Dans le flux hebdomadaire, si je puis dire… Inutile de dire que si vous en reprenez trop vite, vous foutez complètement en l’air cette subtile qualité de vieillissement graduel de l’effet.

Ysengrimus: Bon. C’est bien noté.

Corinne LeVayer: Le mercredi et le jeudi, on est intense, il y a une tension, comme avec les cordes de l’instrument (notez que des petites poussées agressives peuvent apparaître aussi — vaut mieux rester seule). Il est impossible de nier qu’il y ait là une stimulation cérébrale très spécifique qui favorise la créativité artistique ou intellectuelle. C’est la sérotonine ou je sais pas trop quoi qui fait ça. Ceci dit, le temps passe un peu plus et cette micro-euphorie sereine et créative de deux jours cède assez vite la place à des poussées dépressives alors associées au manque (là, par contre, il ne faut plus rester seule. Ceux et celles qu’on aime nous manquent alors aussi, parfois cruellement). Il est alors bien temps que la semaine finisse et que l’euphorie chimique reprenne. Voilà.

Ysengrimus: On voit superbement le tableau des pour et des contre que vous nous peignez là. C’est magnifiquement impartial, original et nuancé ces observations, Corinne. Cela aide vraiment à bien se faire une idée.

Corinne LeVayer: Mais merci. Je m’efforce de respecter le souci d’impartialité de votre vision de la description des drogues récréatives.

Ysengrimus: Et vous le faites impeccablement. Et cela reste la façon idéale de se faire le plus adéquat des jugements. Je ne saurais trop vous remercier. Vous nous fournissez ici un lot remarquable d’avenues de réflexions fort fécondes.

Corinne LeVayer: Ce fut un vif plaisir. Merci à vous, Ysengrimus, de donner l’opportunité à la pensée et à la parole libres de s’exprimer ouvertement et impartialement.

Ysengrimus: Maintenant, on va relire tout ça… surtout les poèmes (qui, mentionnons-le au passage, parlent d’amour, de sorties en ville, de prostitution, de copinage entre filles, de musique et d’homosexualité féminine bien plus qu’ils ne parlent de drogue)…

Corinne LeVayer: Voilà. Encore merci, cher ami.

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Corinne LeVayer (2012), Gouines coquines de ce monde, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.

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LA BLESSURE DES MOTS (Thierry Cabot)

Posted by Ysengrimus sur 1 novembre 2012

Voici, serein, blafard et fier, un puissant recueil de cent trente poèmes versifiés, armaturés, ciselés. La blessure des mots est un exercice solidement formulé et indubitablement généreux dans la forme, tout en s’avérant empreint d’une cuisante tristesse intimiste dans le fond. Vieillissement, mort, amours racornis, perte de la foi, futilité du fond des choses, modernité en capilotade, religiosité déchue, métaphysique dérisoire. On sent tous les effluves délétères du bilan de vie et de l’apposition des cachets sur l’huis ligneux d’une époque. Mais c’est quand même un bilan de vie qui chante, qui psalmodie, qui récite en cadence et qui voit, à l’oeil nu, la musique, comme on voit, inexorable, le grain ferme et froid d’une gueuse de fer. La force d’évocation de ces textes est absolument remarquable. Moi, qui mobilise prioritairement la poésie pour peindre et visualiser des miniatures, j’ai senti la vigueur, la solidité, la langueur, liquide et dense, du ressac sensoriel et émotif, quand Cabot m’a ramené au Pays des Plages, en un tout petit matin d’été, sur le port.

Un matin d’été sur le port

Ayant vaincu la nuit, l’aurore toute molle
Semble un long drap laiteux piqué de veines d’or,
Comme si jusqu’au sein de la blancheur qui dort,
Des fils de diamants tissaient une auréole.

Puis vaporeuse et blonde à la pointe du môle,
Tout à coup la nue ivre éclabousse le port
Et le vent secoué d’un magique transport,
Déguste à l’infini la lumière qu’il frôle.

 Les barques scintillant sur le tapis des eaux,
Avec sublimité, vibrent de chants d’oiseaux ;
Le grand ciel ingénu fait pétiller chaque âme ;

 Et le soleil toujours plus vaste et glorieux,
Dans la tiédeur marine où se jette sa flamme,
Caresse longuement tous les cœurs et les yeux.

Thierry Cabot, et je suis inconditionnellement à ses côté là-dessus, nous confirme, sans ambivalence ni tergiversation, que la poésie versifiée est toujours avec nous, et sublimement vigoureuse. Il cultive l’alexandrin (comme Jacques Brel dans Les Flamingants), le décasyllabique (comme Georges Brassens, dans La chasse aux papillons), l’octosyllabique (comme Raymond Lévesque dans Quand les hommes vivront d’amour), le demi-alexandrin (comme le parolier d’Édith Piaf, dans Milord) et bien d’autres formes versifiées aussi, régulières ou plus irrégulières. Et, oh, il y a de l’indubitable, monumental et pacifié, dans les références poétiques qu’il promeut, en sus, implicitement ou explicitement. Dans le poème Mon panthéon poétique (p. 161), Thierry Cabot nous aligne en effet le chapelet de ses maîtres: François Villon, Pierre de Ronsard, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Émile Nelligan, Guillaume Apollinaire, Paul Valéry, Henri Michaux et René Char. Les ancêtres y sont bel et bien. Ils font puissamment sentir leur présence, à chaque page. N’y voyez surtout pas le triomphalisme rigide d’un académisme fixiste. C’est tout le contraire qui s’impose à nous, au fil de la déclamation qui sonne. C’est triste, c’est cuisant, c’est grandiose, mais nul autre ne sait nous dire comme Thierry Cabot que, de fait, il n’est rien d’éternel et rien de dogmatique.

Ah ! Ne savons-nous pas que tout se décompose,
Que l’aube court déjà, tremblante, vers le soir,
Que nous ne respirons jamais la même rose,
Que tout succède à tout et se fond dans le noir ?

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Thierry Cabot (2011), La blessure des mots, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.

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