Depuis un moment, j’ai l’immense joie d’écrire de la pictopoésie pour le peintre et musicien autochtone Namun (Denis Thibault). On peut contempler et lire un certain nombre de nos œuvres de rencontre ICI. Notre travail de peinture (Namun) et d’écriture (Ysengrim) se complète de performances musicales et verbales devant public. Notre protocole de présentation, empreint d’une modeste gravité, est désormais bien établi. Au début d’une de nos performances, le peintre et musicien aborigène remet le bâton de parole au pictopoète occidental. Dans un contexte de réconciliation, le bâton de parole est déposé respectueusement près du premier tableau et Ysengrim est désormais autorisé à réciter de la pictopoésie française versifiée. Namun est en tenue traditionnelle (avec peintures faciales) et il joue des instruments autochtones. La tenue d’Ysengrim (décidée par Namun), notamment avec le tricorne à plume, le campe comme faire-valoir occidental de la performance. Le manteau de laine polychrome que porte Ysengrim s’appelle un capot. Ce vêtement que porte Ysengrim est authentique. Il a été troqué contre des pelleteries chez la Compagnie de la Baie d’Hudson par le grand-père de Namun, dans la première moitié du siècle dernier. Cette tenue distinctive et ostensible permettait aux gens de la HBC de discerner «leurs» aborigènes, sur les vastes surfaces de neige. Par un juste retour de la chose historique, il permet aujourd’hui à l’artiste autochtone de démarquer «son» occidental. Tout ici, tableaux, musique, psalmodies, costumes, séquences narratives des lectures, sélection des textes, dramaturgie générale, résulte de la décision de l’artiste aborigène. Après la prestation, Ysengrim rend le bâton de parole à Namun, et se tait. Le bâton est mis en circulation par Namun dans le public qui entre alors en interaction avec lui.
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Namun, Saint-Eustache, 2020
Le nom Namun, signifie «celui qui existe avec le vent» (autrement dit: celui qui vole), dans un idiome innu. Peintre, sculpteur, conteur, dramaturge et musicien, Namun est intimement imprégné de la nature, et notamment des oiseaux. Il s’inspire effectivement souvent de la dimension aviaire dans ses tableaux et dans sa réflexion musicale et philosophique. Namun est un personnage scénique fin et délié. Il a un sens naturel de l’art corporel et musical improvisés. Comme chanteur et comme musicien, il vit et fait vivre ce qu’il communique par son art. Namun est un membre de la nation Innu montagnaise et il pratique l’art pictural selon le style de la peinture Woodlands ou peinture médecine ou peinture légende. Il m’a approché, il y a un certain nombre d’années, et m’a suggéré de placer des pictopoèmes sur son œuvre picturale. Le résultat fut particulièrement intéressant et émouvant, et une belle collaboration s’instaura. Il s’en dégage aussi —crucialement— une réflexion critique permanente, implicite et explicite, sur la dimension artistique des questions de réconciliation entre allochtones et autochtones.
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Ysengrim, Saint-Eustache, 2020
Le nom Ysengrim signifie «celui qui porte un casque de fer» (autrement dit: tête dure), dans un idiome tudesque. Je me définis comme un homme du logos. Je suis un auteur québécois, très intéressé par la pictopoésie, dont j’ai la modeste prétention d’avoir affiné, sinon défini, les principales caractéristiques. Les tableaux de Namun m’ont particulièrement inspiré à cause de leur force thématique et de leur façon merveilleuse d’organiser et de segmenter les couleurs en perpétuant avec brio la vision de sagesse et les beautés extraordinaires de l’art pictural autochtone. Quand Namun m’a fait l’intense compliment de me proposer de faire de la pictopoésie sur son travail, l’envie de la lire en public m’est venue à l’esprit assez tôt et Namun a réagi très positivement à l’idée. La chose s’est ensuite mise en place en toute simplicité, tant et si bien qu’il nous est devenu possible de mettre en forme un exercice commun fin, efficace, élégant et original.
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Namun et Ysengrim, Saint-Eustache, 2020
Notre première présentation publique a eu lieu à Saint-Eustache (Basses-Laurentides, Québec), dans un petit centre d’art particulièrement charmant installé dans une ancienne chapelle de poche presbytérienne, et qui s’appelle justement La petite église. Namun y avait fait une exposition de sa série de tableaux sur les oiseaux. Et comme cette exposition se terminait, Namun a décidé de faire ce qu’il appelle un décrochage de tableaux ou encore un dévernissage, c’est-à-dire une rencontre devant public pour contempler les tableaux une dernière fois avant que le peintre ne les range. Dans ce cas-ci, la rencontre devant public se fit sous la forme d’une lecture de pictopoésie, avec psalmodies et musique autochtone. Nous avons investi scénographiquement un espace initialement configuré comme une exposition murale de tableaux, toute conventionnelle. Nous sommes donc passés d’un tableau à l’autre en présentant un pictopoème par tableau, en alternance avec la musique (improvisation sur flute) et les psalmodies autochtones. La salle était rectangulaire et les murs étaient en lattes de bois verni. Le public (une trentaine de personnes) était assis au centre de la salle et nous circulions lentement autour d’eux, en longeant les murs où étaient accrochés les tableaux. Nous avons ainsi suivi cursivement… tout simplement… la forme du dispositif qu’imposait la salle d’exposition. La lumière tenait à un éclairage de tableaux et non à un éclairage de théâtre. Tant et si bien que l’expérience fut aussi particulièrement intéressante au plan du résultat visuel sur les acteurs mêmes. Six pictopoèmes ont été lus ainsi, sur six tableaux distincts
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Namun et Ysengrim, Saint-Simeon, 2022
Après la pause-pandémie, nous anticipions avec joie le retour de Namun et Ysengrim, cette fois-ci sur le Centre d’exposition Inouï de Saint-Siméon (Charlevoix, Québec), dans le cadre d’une présentation sur le thème de la relation entre l’humain et l’animal. Nous n’avons pas été déçus. Sur Saint-Siméon, les choses ont fonctionné d’une façon un peu différente, plus originale, en fait. Namun était alors en exposition en compagnie de deux autres artistes autochtones, une peintre et un taxidermiste. Comme le thème était donc celui de la relation entre l’humain et l’animal, Namun avait sélectionné des toiles qui s’articulaient entre elles et formaient une petite narration présentant une progression de l’idée du rapprochement entre les humains et les animaux, en référence à la sensibilité de proximité avec la nature qui fut jadis celle de tout le genre humain. Le petit centre d’exposition de Saint-Siméon (monté fort astucieusement dans une ancienne épicerie de village) fut un espace très intéressant à investir. Exploratoire, immaculé, modularisé, séparé et découpé de différentes façons, le dispositif imposait sa petite loi aléatoire en conformité avec laquelle nous avons construit notre propre parcours. Cela nous a permis de passer d’un tableau à l’autre, encore une fois, en produisant les récitatifs, les psalmodies et la musique, en conformité avec cette thématique précise. Ici, le public nous suivait, d’un espace modulaire à l’autre, de façon à pouvoir bien discerner notre action et entendre les instruments et les voix. Ce que nous faisions, tout doucement, attendu que la salle était constitutivement tributaire de séparations dont nous avions préalablement maximalisé la logique, sans en altérer la disposition, c’était de nous couler dans cet espace et de fluidement nous regrouper devant les différents tableaux de Namun. Tout de suite après le segment musical, je disais au public (une trentaine de personnes dont une dizaine d’enfants): «Suis Namun». Namun se dirigeait alors, à travers les modules et paravents de l’exposition, vers le tableau suivant (prévu dans notre parcours) et le public le suivait, tout doucement. La même séquence avait alors lieu, mais avec un autre texte et ponctuée sur un autre instrument de musique (tambour, flute ou maracas autochtone). Dix pictopoèmes ont été lus ainsi, sur dix tableaux distincts.
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Namun et Bagatelle
Namun est un communicateur naturel, solide et attachant. Il partage sa culture avec une générosité et une bonhomie tout à fait exemplaire. C’est un shaman. Ici, on voit Namun, autochtone de Baie-Saint-Paul (Québec), en train de faire l’accolade à Bagatelle, qui, elle-même, est une ainée autochtone originaire du vieux District de Keewatin (Manitoba). Namun est très respectueux des aînés et des jeunes. Il est vraiment un personnage total et un extraordinaire ambassadeur de sa culture de souche. C’est de l’or fin de travailler avec cet artiste aborigène. Un grand honneur pour moi.
Le public, lors de ces deux rencontres, a magnifiquement réagi. Pour tout dire, je dirais qu’ils étaient tous littéralement subjugués. Sur Saint-Eustache, ce fut l’enthousiasme et les échanges furent riches et débordants. «Nous sommes restés sur notre faim» fut alors le maitre mot. C’est ce commentaire qui fit que nous sommes passés de six pictopoèmes à dix. Sur Saint-Siméon, la jeune vidéaste chargée par Namun de nous filmer a parlé de performance «extraordinaire» et de «jamais vu». C’est vrai que la combinaison tableau, pictopoésie, musique, c’est comme l’œuf de Christophe Colomb mais personne ne fait jamais ça.
Namun a eu ce mot: «Paul, on vient d’inventer le vernissage dynamique. Je ne ferai plus jamais de vernissages conventionnels pour mes tableaux».
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De l’harmonie des oiseaux
Namun et Ysengrim ont vécu cette extase
Avec une modestie qui sait ce qu’elle vous doit
Grâce à vous tous, nos mots sont devenus des phrases
Nos ingrédients épars ont formé un repas.
Ysengrim et Namun sont fort contents. Il semble
Que ces oiseaux nous aient transmis
Leur harmonie.
Vivre c’est se rejoindre, c’est exister ensemble…
Pour ces moments soyeux, nous vous disons…Merci.
CHARLY MON PÈRE (Diane Boudreau)
Posted by Ysengrimus sur 7 novembre 2022
De le sentir si vrai, si solidement ancré,
me permettait, à moi aussi, de mieux m’enraciner
(p. 59)
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Que savons nous de nos pères et mères? Que connaissons-nous vraiment de la validité des présomptions que nous dégageons au sujet de l’opinion que nos parents se font sur eux-mêmes et sur nous? Le regard enfantin est, presque par définition, une diffraction, une distorsion. Mais c’est justement cela qui fait sa force, sa durabilité, sa vigueur, et permet de le formuler comme un enjeu. La poétesse Diane Boudreau nous sert aujourd’hui ce qu’elle appelle discrètement un récit. Il s’agit en fait d’une petite série de miniatures en prose portant sur la relation qu’elle a établi depuis son enfance avec son père.
La propension autobiographique se manifeste dans cette série de textes mais —fait capital— elle est adéquatement dominée par une pertinente option de présentation en de fines vignettes textuelles bien synthétisées. Un bref résumé autobiographique ouvre la marche mais on ne s’y enlise pas. Les miniatures en prose sont avancées selon l’ordre chronologique mais cela ne nuit pas à l’autonomie constitutive de chacun des textes. L’ouvrage, particulièrement remarquable pour la qualité de son écriture, apparaît aussi comme une intéressante tranche de la vie socio-historique et sociopolitique des années 1950-2000, au Québec. Sans trop en dire, expliquons que le père de la narratrice a raté une carrière d’ingénieur pour avoir trop ouvertement exprimé des vues libérales sous le duplessisme. Cela lui laisse un traumatisme social de vie qu’il transmettra fatalement à ses filles.
La compréhension que la narratrice produit au sujet de notre oppression coloniale collective ainsi que du traumatisme historique ayant perturbé la vie professionnelle de son père ne manque pas de pertinence (et d’utilité pour l’historien autant que pour l’ethnographe). Mais, bon, la vision que la poétesse se fait des vues de son papa est-elle toujours aussi précise? Rien n’est moins certain. Le fait est qu’une sorte de malaise diffus semble exister entre le père et la fille. Tout se passe comme si l’harmonie n’était pas intégrale, comme si quelque chose faisait dépôt, langueur ou comédon. C’est comme si une sorte de blocage compromettait de façon diffuse mais cuisante et permanente l’harmonie rêvée des interactions père-fille. Pourtant, la richesse précise du tableau, que la narratrice nous peint par petites touches, sur ces fait boitilleurs semble ne déboucher que sur des questions infimes, des miettes de problèmes, des malentendus sans conséquences, de l’anodin monté en épingle… En un mot, on nage ici dans le verre d’eau océanique des traumatismes enfantins, dans toute leur immense petite ampleur définitoire.
On comprend, au fil des étapes de la lecture, que rien de terrible ne s’est passé, que rien d’insoutenable ou d’insupportable ne se manifestera, dans ces récits. Ce seront de simples peintures de la vie ordinaire qui nous permettront —de ce fait, encore plus vivement— de faire ou de refaire la fameuse promenade dans le petit musée de papier des constants et multiples malentendus inoubliables-oubliables entre parents et enfants.
Les miniatures en prose de Diane Boudreau, toutes plus belles les unes que les autres, finissent par littéralement fasciner. Et, ce faisant, elles mettent en place rien de moins qu’une sorte de grammaire d’engendrement. On a donc une situation d’écriture où la capsule autobiographique, circonscrite et ciselée, rapporte par le menu une situation où l’enfant reste avec le sentiment d’avoir porté à son papa une sorte de coup solide, une manière d’estafilade affective, qui semble avoir eu je ne sais quel impact durable (mais toujours tu). Le tout se joue avec une indubitable intensité, alors que ledit impact durable n’est peut-être jamais qu’une sorte de pli bizarre, réversible et incongru, dans le cellophane de la bulle du souvenir de l’enfant même, sans plus. Un facteur clef, constant et stable, finit par s’imposer. C’est que tout cela est tout petit et pourtant rendu immense par le fait que l’enfant aussi était bien petit, au moment de la manifestation de toutes ces grandes petites choses.
Inspiré et stimulé par la très dynamisante logique d’engendrement des miniatures en prose de Diane Boudreau dans Charly mon père, j’ai décidé, presque sans m’en rendre compte, de m’essayer ponctuellement à l’exercice (et ce, malgré le fait que je suis, de ma personne, assez réfractaire à la propension autobiographique). Goûtons la grandeur et la dérision de ce genre d’émotions enfantines mises en vignette. Voici l’histoire vraie de ma modeste miniature en prose, portant sur un de ces moments d’impact affectif que j’ai cru avoir eu sur mon père.
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Des textes de ce type sont parfaitement passionnants et le recueil que nous en sert Diane Boudreau se lit comme on boit calmement un cognac capiteux après le grand banquet de l’enfance et de la jeunesse. On y découvre, ou redécouvre, que les gens qui s’aiment se déchirent même s’ils s’aiment et que cela est terrible et en même temps terriblement (peu) important et si (extra)ordinaire. Diane Boudreau nous démontre elle aussi, ici, la puissance textuelle du travail sur miniatures. Elle nous donne et nous livre le crucial historique autant que la beauté intemporelle des petites choses de la vie. Et, par-dessus tout, oh qu’elle est suavement indéfinissable et magnifique et si touchante et émouvante, cette intense relation affective entre une fille et son père.
Le recueil de textes Charly mon père contient 34 miniatures en prose. Il se subdivise en quatre petits sous-recueils, disposés chronologiquement: Premiers souvenirs à Hull (p 17 à 21), Enfance à Pont-Viau (p 22 à 49), La fille à Charles à Jos (p 50 à 66), et Après lui… (p 67 à 73). Ces textes sont suivis d’une annexe de cinq pages intitulée En annexe (p 75-79 — on y découvre notamment les chansons folkloriques ou populaires que Charly chantait à ses enfants) et d’une page de remerciements (p. 80). Le recueil est précédé d’un exergue, d’une préface de l’autrice intitulée Pourquoi parler de lui (p 6 à 7) et de deux textes liminaires, l’un intitulé Avant moi… (p 9 à 11), l’autre intitulé Mon arrivée dans la vie de papa (p 12 à 15). L’ouvrage est illustré d’une photographie paysagère (première de couverture, en couleurs) et de quatre photos de famille en noir et blanc.
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Diane Boudreau, Charly mon père, Diane Boudreau, 2018, 84 p.
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