Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

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SOUFFRIR POUR ÊTRE BELLE (Amélie Sorignet)

Posted by Ysengrimus sur 1 mai 2023

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Voici une plantureuse et douloureuse rhapsodie de petits récits. La flamboyante autrice de La Branleuse (ÉLP éditeur, 2011) nous livre ici, sans concession, sa vision décapante, virulente et cuisante des interventions consenties par la femme contemporaine pour s’approprier les standards de beauté asymptotiques qui l’obsèdent. Tout est livré. Tout est dit et tout est assumé, avec une insatiable férocité. J’ai beau me dire que c’est débile, anti-féministe, et pas franchement intelligent, mais je ne peux pas m’empêcher de désirer violemment conserver une beauté que je sais pourtant fragile, et bien peu reconnue. L’autocritique est instantanée. Le réquisitoire est dévastateur. Mais, paradoxalement, elle nous subjugue, la puissance délétère de cette cruelle soif de beauté de la femme moderne, combinée à l’obsédante fascination frankensteinienne qu’enclenchent les terribles potentialités des technologies esthétiques actuelles. On veut monter, s’exalter et s’iriser, comme cette démiurge décalée qui se refait. On veut devenir belle avec elle, pour elle, de par elle. Et les différentes femmes obsédées par leur apparence que nous campe Amélie Sorignet s’installent profondément en nous… et elles y bougent… en procession… en tourbillon… comme le monstre.

Le fil conducteur de ce recueil de quatorze nouvelles, c’est une énumération languissante et fatale de chacune des parties du corps qui feront justement l’objet de l’agression-intervention circonscrite du moment. Tout y passe, des cheveux aux pieds… je vous laisse rêver. Je ne vous vends pas la mèche tortueuse du détail. Tout sera retravaillé. Tout sera dévasté. Rien ne sera épargné. Vite on comprend —en tremblant— que l’ouvrage fonctionne un peu comme un Les malheurs de Sophie de l’intervention esthétique totalitaire, aussi ruineuse qu’intempestive, catastrophique et destructrice. D’abord, on nous fait bien sentir que les douleurs de l’exercice sont insoutenables, atroces, lancinantes, omniprésentes, fatales. Le combat devient en lui-même une expérience quotidienne et la douleur est incorporée dans l’emploi du temps des choses, comme n’importe quoi d’autre. Ensuite, il devient vite imparable que chaque entreprise de remodelage va se solder sur une faillite inénarrable (et pourtant ostentatoirement narrée). Et en plus, pour bien faire grincer la machine, d’un récit à l’autre, une expertise affleure. On sent que, sans lourdeur documentaire mais sans concession sentimentaliste non plus, on va nous dire, par le menu, tout ce qui se passe, en surface comme dans les replis tumultueux des profondeurs. Amélie Sorignet domine son sujet, tant au plan des émotions et du vécu que dans le champ froidement descriptif du savoir. On nous fait entrer dans les arcanes d’un univers feutré, sophistiqué, terrifiant, dogmatique, installé, sereinement brutal, celui des salons de beauté, des cliniques de chirurgie esthétique, des services de soins post-traumatiques aussi, des dermatologues, des podologues. De tous points de vue, c’est une descente aux enfers. C’est la rencontre avec la pire des souffrances: la souffrance initialement consentie… qui dérape.

Épicentres de cette tempête fatale: les mecs. Les cavaliers d’un soir inattentifs, les copains crispés, les maris volages, les ex indifférents. La femme ici nous l’avoue en toute radicalité, en toute candeur: elle est hantée, taraudée, obsédée par le regard de l’homme et par la compétition des autres femmes pour cette attention flatulente, fantasque et papillonnante de la bête curieuse mec. C’est bel et bien une mise à nu des veules émotions féminines digne d’Histoire d’O qu’on nous livre ici, sans chipoter ou ratiociner. Et la passion torrentielle pour l’homme, en amont, n’égale que le mépris calme et insondable qu’il finit par susciter, en aval. Une des devises d’Amélie Sorignet (qu’elle me communiqua un jour personnellement, sans rancune aucune) c’est: les mecs, ils assurent pas une bille. Le présent recueil de nouvelles existe sous la chape éthérée mais solide, scintillante et grillagée de cet aphorisme. Les types sont nuls, lointains, diaphanes, poreux, quasi-inexistants. Ils ont l’inattention et la sottise d’enfants en bas âge. L’amour est une foutaise sentimentale absolue, un épisode interactionnel anecdotique, périphérique, marginal dans l’aventure (Ils se racontèrent leurs vies idéalisées et mentirent de concert sur leurs philosophies de la vie et autres inepties). La rencontre folâtre avec le ci-devant prince charmant est une péripétie parfaitement secondaire, dans la marche inexorable et recroquevillante de la femme vers la cage-fillette de fer de son incurable obsession narcissique.

Toutes les ressources narratives sont mobilisées, au service de la hantise unaire exposée: fable satirique, nouvelle hyper-réaliste ou fantastique, billet de journaliste ou de mémorialiste, coquetterie de conte de fée, récit dialogique. Le style de l’écriture d’Amélie Sorignet est magistral, tonitruant, solaire. Imaginez Louise Labé télescopant Rabelais au passage, Marie Cardinal ayant fusionné avec San-Antonio. J’ai treize ans et on me prépare comme un gâteau d’anniversaire pour aller faire tapisserie dans une noce froide. Vulgarité et grâce, sobriété et flamboyance. Phrases courtes et longues, belles et laides, savantes et populacières. La Laura Cadieux garonnaise nous est enfin revenue. À vos écrans, à vos lorgnons. Elle nous parle de douleur et de beauté. Ça va déménager.

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Amélie Sorignet, Souffrir pour être belle, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

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LES CENT-TRENTE-HUITARDS — CHRONIQUES DU COLLÈGE DE L’ASSOMPTION (par Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2023

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Fondé en 1832, le vénérable collège de L’Assomption sur L’Assomption, Québec, Canada) numérota pieusement ses promotions estudiantines. Moi (né en 1958, âgé de douze ans en 1970) et la bande de drilles et de drillettes évoquée dans cet ouvrage sommes donc de la cent-trente-huitième promotion du collège de L’Assomption (1832 + 138 = 1970). Et cela fait de nous, comme irrésistiblement, de fervents promoteurs du nombre aléatoirement chanceux de 138…

Notre monde collégien est un monde largement révolu, ancien, vermoulu, vénérable. Déjà amplement perdu dans les brumes du temps, ce petit univers, translucide et fendillé comme un vieux bibelot, est pourtant si profondément inscrit au fond de nous que bon, le moment est venu pour lui de se dire, un petit peu, comme ça, à la ronde… avant de totalement et définitivement se griffonner sur le papier à musique, bruissant et fluide, de l’Histoire. Notre univers estudiantin de fin d’enfance se raconte donc dans cet ouvrage, un petit peu pour les autres et beaucoup pour nous-mêmes. Je remercie chaleureusement tous mes confrères et consœurs de collège qui fabriquent et configurent, littéralement et textuellement, la trame serrée de ce petit recueil de chroniques. Les identités des protagonistes, les farfelu(e)s comme les austères, les sibyllin(e)s comme les univoques, les tondu(e)s comme les hirsutes, ont été subtilement altérées dans ce livre, de façon à soigneusement préserver le droit inaliénable de tous et de toutes à la discrétion la plus élémentaire. Mais autrement, de ce foisonnant monde collégien d’autrefois, tout se dit ici, tout se contemple par le petit bout de la lorgnette, ou presque.

Segment concret de notre patrimoine collectif, portion briquetée de la petite histoire comme de la grande, le collège de L’Assomption se doit fatalement d’assumer… un peu beaucoup… son chaloupeux héritage. Il est partiellement relayé via les tessons anecdotiques, les émoussés comme les acérés, les doux comme les aigre-doux, qui gisent… notamment… entre ces modestes pages. Les voix qui se rameutent ici, au petit bonheur la chance, ahanent l’énormité des petites choses anciennes, en tournoyant, un peu aléatoirement, comme dans une vieille danse contrite. C’est le tango du collège qui prend les rêves au piège et dont il est sacrilège de ne pas sortir malin (Jacques Brel, 1929-1978)…

La distance du temps est effectivement une invitation implicite à reprendre un peu en main notre place dans l’Histoire. Cela suscite un certain nombre d’observations, tant factuelles que fondamentales. Les observations factuelles, d’abord. Première année de secondaire: 1970. Les cent-trente-huitards sont entrés au collège de L’Assomption exactement quatre ans après la fin de la Révolution Tranquille, au sens strict du terme (1960-1966). Dernière année de cégep: 1977. Nous avons terminé notre formation au collège de L’Assomption moins d’un an après l’élection du premier Parti Québécois (novembre 1976) et l’année de la proclamation de la Loi 101 (1977). Cela nous localise dans ce fameux espace historique très spécial des années 1970.

Les observations fondamentales, maintenant. D’abord, quiconque se souviendra de cette époque-là aura ce qui suit aussi en mémoire. Nous sommes arrivés au collège tout juste après la tempête des années 1960. Le cours classique venait de s’effondrer. Et toutes sortes de bizarreries hybrides se manifestaient, un peu partout, dans la vie ordinaire du collège. Ces intrigantes curiosités montraient assez bien que la génération antérieure, la génération des baby-boomers 1.0. (nés entre 1945 et 1955), était passé par là, charriant sa tempête historique. On pourrait avancer de nombreux exemples. Je n’en citerai qu’un seul, suavement insolite. On entre dans une vieille et vaste chapelle intérieure, avec des colonnades imposantes, qui visiblement exerça jadis des fonctions cérémonielles et religieuses. Or cette immense chapelle s’appelle «la grande discothèque». Alors, c’est très bizarre, pour notre regard et nos oreilles de douze ans, de voir l’architecture surannée de cet espace monumental, avec les décorations pieuses, et tout et tout… et ça s’appelle «la grande discothèque». Le cardinal Paul-Émile Léger (1904-1991) est même venu nous haranguer, en 1970, dans cette ci-devant grande discothèque. Et tout le monde s’en foutait. Les plus vieux le niaisaient à voix basse, en évoquant son fantasme raté d’être le premier pape canadien-français. Surréaliste. Ambiance sociale de transition, je vous en file mon carton. Le cardinal Léger à la grande discothèque du collège, bonjour le choc abrupt de deux époques. C’est seulement après un certain temps qu’on se rend finalement compte que cet espace a été fraîchement renommé, entendre débaptisé-yéyé dans les années 1960, «grande discothèque». Tout cela pour dire que notre arrivée au collège a pris corps sur les ruines d’une tempête sociale historiquement récente, dont on pouvait encore voir certains branchages cassés pendouiller.

Mais il y a plus, bien plus. Maintenant qu’on dispose de la distance historique, on se doit de faire observer que les années 1960 ne furent pas seulement une période d’effervescence et d’émancipation de la jeunesse. Ce fut aussi, au Québec, Révolution Tranquille oblige, l’époque de la mise en place d’un vaste système scolaire public, laïc. Réforme du cours primaire, du cours secondaire, instauration des cégeps. Et ce qu’on doit comprendre, c’est que cet immense système d’instruction publique, allant du primaire au cégep, était tout nouveau, tout beau, tout neuf, lorsque nous sommes entrés au collège de L’Assomption, en 1970. Il n’était donc, à ce moment-là, plus vraiment possible d’aller stagner dans un collège privé, comme ça… sur l’erre d’aller… Désormais, c’était un choix à faire. Le collège privé était maintenant en compétition avec un système public efficace, performant, novateur, intellectuellement progressiste et gratuit.

On avait beau dénigrer ledit système public, on ne pouvait pas vraiment s’empêcher de sentir sa puissance, toute fraiche. «Chez nous, c’est différent, tout ce qu’y a ailleurs, on l’a pas icitte»… c’est surtout cette situation nouvelle que ce slogan détourné commentait… Ils avaient les ressources que nous n’avions pas, ou plus. Et tout cela a eu une forte incidence sur la nature et la dynamique de l’enseignement auquel nous avons été confrontés, au collège. Les curés n’étaient plus triomphants. Ils étaient aux abois. Ils se devaient de se mettre à la page, pour continuer d’attirer leur clientèle payante, aspirant désormais à un enseignement moderne, pour leurs enfants (le tout débouchant sur autre choses que des carrières traditionnelles et vieillottes). Sans ce renouvellement, les enfants des temps nouveaux seraient tout simplement partis dans le système public. Subite émulation par la compétition, si vous voyez le topo en action. Cela a créé une espèce d’effervescence de modernisation, au collège. C’était… faire pop ou mourir. Nous en avons, je pense, amplement bénéficié.

Un autre élément, absolument crucial pour le 138ième cours très spécifiquement, c’est celui que, pour parler moderne, on appellera la double cohorte. Il y a des gens qui avaient fait la septième année du vieux système primaire, il y a des gens qui ne l’avaient pas fait. J’étais du second groupe. Le 138ième cours fut donc le premier cours où, au moment de la sélection, la cohorte était double. Autrement dit, se mélangeaient ensemble des gens ayant fait la vieille septième et des gens n’ayant pas fait la vieille septième. Alors, vous commencez par couper de votre cohorte ceux qui n’ont pas les moyens (le collège privé, ça reste, hélas, un privilège de classe). Et, même quand vous ne gardez que les riches, vous vous apercevez que vous avez un plus grand cheptel étudiant que d’habitude, dans lequel vous pouvez appliquer votre tyrannique dynamique sélective. C’est à mon avis ce qui fait que la 138ième promotion ressort pour ses qualités intellectuelles (si c’est le cas… il faudrait voir ce que les autres promotions en disent). Elle a tiré les atouts involontaires d’une situation de double cohorte et ce, dans un contexte social où s’imposait une modernisation forcée et forcenée de l’enseignement privé, au beau risque d’une dynamique scolaire désormais progressiste et compétitive.

De telles conditions historiques ont transformé notre aptitude collective à faire reculer le pouvoir abusif des curés, même au sein des institutions qu’ils contrôlaient, en nécessité de survie pour le fourgage de la camelote desdits curés. Ajoutons, en saupoudre, les autres éléments circonstanciels. La Crise d’Octobre, les alertes à la bombe (dont une au collège), la montée du nationalisme, la québécisation avancée de la culture, la solidification de l’art de masse. Et cela nous amène à nous dire que le 138ième cours, qui est, en fait, un cours s’étant déployé pendant les cruciales années 1970, a émergé d’une conjoncture historique exemplaire et extraordinaire. L’impact progressiste de cette époque charnière a, je pense, encore énormément d’influence sur l’intégralité de nos sensibilités et de nos intellects d’ex-collégiennes et d’ex-collégiens contemporains. Je parle et reparle de tout cela, sans nostalgie aucune mais avec beaucoup de tendresse, dans ce petit ouvrage. Bonne lecture.

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Paul Laurendeau, Les cent-trente-huitards (Chroniques du Collège de l’Assomption), Montréal, ÉLP éditeur, 2023, formats ePub, Mobi, papier.

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SOLEIL À VAŽEC (Loana Hoarau)

Posted by Ysengrimus sur 1 février 2023

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Dans ce court roman en forme de métaphore sociale, les perceptions sont altérées, les motivations occultées, la vérité distordue et la morale mise en charpie. Michel Butor dans La modification (1957) avait utilisé, pour mieux ceinturer l’expérience de lecture dans l’enceinte restrictive de la narration, le vous en lieu et place du je ou du il. Il y allait donc à coups de vous faites ceci, vous faites cela, il vous arrive ceci, vous entrez par ici, vous sortez par là… et ce, tout le long de son roman. À la fois plus directe et plus évasive, Loana Hoarau domine l’esprit de ce procédé, hérité de Butor et du nouveau roman, en optant pour le tutoiement et le futur simple prospectif. L’effet de déroute référentielle et d’emprisonnement dans la lecture est saisissant.

«Bon. T’es pas si con que ça, on dirait.»

            Il t’examinera ensuite faire la salle d’eau entière, lui s’occupera des dernières finitions: fournir les serviettes, des échantillons de shampoing et de dentifrice, un verre en plastique dans son emballage, du papier toilette.

            Il te conduira ensuite vers le lit, te scrutera t’appliquer à ta tâche maladroitement, le traversin dépassant de la couche, l’oreiller de travers, le pli sur la couette, le drap à l’envers ou mal aligné. Il secouera la tête en te chuchotant des “Recommence” et défera ton ouvrage trois fois de suite avant que tu ne l’exécutes parfaitement. Passer l’aspirateur te demandera beaucoup d’attention. Le récurage également. Tu partiras un peu dans tous les sens.

            Jonas semblera compréhensif et te montrera comment gagner du temps. Il t’apprendra le détourage et à ne pas cogner ton outil contre les meubles, les pieds de lits, le mur. Le nettoyage des vitres à l’américaine, bien plus rapide. Le dépoussiérage du bois en deux coups trois mouvements.

C’est que nous sommes indubitablement dans une situation d’altération perceptuelle, de perte de repères, d’abus corporel et psychologique profond et ce, sans oublier la brutalité du rapport de classe. TU, personnage principal, est un homme que l’on suppose assez jeune, possiblement même un adolescent. Il a été enlevé, ou à tout le moins retiré du monde, par un homme plus mûr, élégant, brutal. C’est un patron tertiaire, arrogant, tyrannique. Il tient quelque choses comme une luxueuse chaîne d’hôtels, des hôtels particuliers… particulièrement particuliers, s’il faut tout dire. Et avec des clients… fort exigeants, s’il faut en rajouter.

TU subit erratiquement sa situation. S’il a un statut dans toute cette histoire c’est le statut d’esclave. Esclave professionnel, esclave comportemental, esclave sexuel. Conséquemment, ici, le temps (notamment le temps de travail mais aussi le temps de narration) ne se calcule plus de la même façon. Le temps du prolo moderne, c’est comme l’eau d’un robinet qui s’ouvre et se ferme par moments fixes, spécifiés contractuellement. Le temps de l’esclave, c’est comme une mare ou un puit d’où l’on pompe à volonté. À cela se trouve directement corrélé le fait que, comme le bœuf ou la mule champêtres (car il y a ici quelque chose de profondément, de viscéralement agricole), l’esclave n’opère pas dans un rapport consenti. Il émet une tension constante de résistance. Il est implicitement rétif, peu coopératif, tant et tant qu’il faut gaspiller une quantité significative d’énergie à le punir, le cerner, le réprimer, le faire s’épuiser pour qu’il se soumette. Le principe fondamental de l’esclavage contemporain, du point de vue du poudré tertiaire qui exploite, est que l’intégralité du temps de travail est disponible comme un tout, une fois l’esclave isolé du monde. On le ponctionne donc, comme une masse, une force, un flux, ayant du temps et de la puissance ad infinitum (jusqu’à extinction). On opère donc ici, froidement, dans un dispositif où il est sereinement assumé qu’on gaspillera massivement une portion significative du temps et de la force de l’esclave. Tout son temps et toute sa force nous appartiennent. Donc, eh bien les jours s’égrènent, comme sans fin, et on presse le citron, tranquillement, sans compter, ni tergiverser. Et ça, l’esclave ne le sait pas vraiment encore, attendu que, modernité oblige, on a quand même bien su le cajoler, le charmer, l’endormir, le séduire.

Car le fait est que TU découvre sa condition et son désespoir à mesure que les choses déclinantes et brutales de son esclavage inexorablement avancent. Ne nous y trompons pas nous-mêmes, ce jeune homme sans ville, sans pays, sans soleil, fourvoyé dans un cauchemar social qu’il ne décode qu’à demi, c’est n’importe qui, un epsilon sociologique cueilli presque au hasard. TU, c’est vous et moi en fait (c’est bien là la fonction narrative et référentielle du tu). Et il avance vers son avenir incertain, douloureux et amoral en tâtonnant et en ne pouvant vraiment jurer de rien (c’est bien là la fonction narrative et référentielle du futur simple prospectif).

Implacable, ce roman est court mais dense, nerveux mais ouateux, cuisant mais brumeux, cruel mais onctueux. Le dérèglement des sens y est permanent. Ça, c’est la faute au verre de lait. Le patron-maitre-tyran en costard et qui sent bon ne paie pas son esclave. Il le nourrit peu, le loge mal, ne le laisse sortir de son immense domaine campagnard que lorsque TU prend l’initiative de s’en évader lui-même, pour une douloureuse et désespérante cavale dans des champs de maïs cruellement et gratuitement hitchcockiens. Mais la totalité de ces privations, de ces sévices lancinants, de ces abus absurdes va complètement se dissoudre dans le verre de lait du soir. Après avoir bu son verre de lait, TU semble ne plus rien sentir de sa terrible et fatale condition carcérale de classe. Il y a indubitablement quelque chose qu’on instille insidieusement dans cet anodin verre de brouillard blanc, dans cette potion engendrant le caractère abrégé, ouateux, brumeux et cruel de NOTRE dérive. Quelque chose… quelque chose… Le rêve? L’espoir? L’amour?

Non, non, non, c’est pas fini, l’esclavage…

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Loana Hoarau, Soleil à Važec, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

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HISTOIRE D’ATTILA ET DE SES SUCCESSEURS (Amédée Thierry)

Posted by Ysengrimus sur 1 novembre 2022

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Ce copieux traité historique du 19ième siècle se lit comme un roman. Le ton et le style y sont indubitablement pour quelque chose mais l’organisation nette et efficace de la présentation des matériaux est aussi un atout majeur rendant ce gros millier de pages parfaitement passionnant. Jugez de ladite limpidité de la structure de présentation: Première partie: Histoire d’Attila. Deuxième partie: Histoire des fils et des successeurs d’Attila. Notes et pièces justificatives. Troisième partie: Histoire des successeurs d’Attila, Empire des Avars. Quatrième partie: Histoire légendaire et traditionnelle d’Attila. Notes et pièces justificatives.

Amédée Thierry (1797-1873) est une sorte de météore dans la littérature historique française. Catapulté dans une chaire d’histoire sur Besançon, après le succès savant du premier tome de son Histoire des Gaulois, il est abruptement dézingué, sous Charles X, pour ses idées trop libérales. Cela lui facilitera passablement la vie après 1830 et surtout après 1848, lui ouvrant l’accès aux titres bureaucratiques, aux honneurs institutionnels, aux hochets et aux sinécures. En lisant son œuvre, on comprend assez vite que le pouvoir royaliste en capilotade ait eu de la difficulté à piffer cet auteur. La modernité de ton et l’angle d’approche de son travail n’ont rien de conservateur.

Ainsi, son histoire d’Attila s’installe d’office hors des cercles eurocentristes et théocentristes dans l’enceinte desquels notre tradition intellectuelle approche implicitement cette figure historique tragique. Vivante et sémillante, la caméra s’installe au cœur du campement d’Attila et de ses Huns sanguinaires, iconoclastes, cupides et sans complexes. Soudain, l’empire (gréco-romain) de Byzance, l’Europe gothique et franque, l’Italie en cours de désorganisation et de lombardisation, sont en périphérie. Nous sommes avec les Huns puis avec les Avars (les faux Avars, hein, qui sont des Huns ratoureux et retors ayant chapardé le nom d’Avar pour se draper du prestige guerrier de ces soudards terrifiants et archaïques — c’est compliqué et turlupiné mais parfaitement passionnant). La perversité politicienne et le sens de la diplomatie avec un gros bâton d’Attila nous sont instillés avec un singulier efficace. On découvre un personnage vif, vivant, chafouin, plus matois que cruel, plus maître-chanteur que guerrier, et moins épidermiquement fantasque que politiquement ombrageux. Chacune de ses colères tonitruantes, chacun de ses caprices sourcilleux résulte toujours de quelque savant calcul, avec humiliation méthodique de l’ennemi et extorsion de ses avoirs sonnants et trébuchants, à la clef. Certains grands malentendus diplomatiques de ces temps lointains sont parfaitement savoureux. Ainsi, dans sa façon retardataire de fantasmer sa graduelle déchéance, l’empire (gréco-romain) de Byzance souhaite traiter Attila comme un de ses généraux rétribués. Attila se perçoit plutôt comme un seigneur touchant tribu de la part des domaines qu’il encadre. Conceptualisé à sa façon ou à celle de l’empereur byzantin (rançon ou émoluments, donc), le grisbi roule de toute façon à peu près toujours dans la même direction: de Byzance aux Huns, plutôt que le contraire. La doctrine pragmatique et programmatique fondamentale reste donc la même et est passablement inflexible: payez tribu à Attila sinon ce sera la guerre… Or personne dans le monde romain ne souhaite voir les Huns franchir le Danube et débarquer, avec leurs grandes carrioles pour charrier le butin et leurs paquets ballotants de cavaliers innombrables et incontrôlables.

Au moment de la présentation des campagnes gauloises d’Attila (Bataille des Champs Catalauniques etc — un bon petit nombre de stéréotypes historiques seront, ici aussi, sciemment pourfendus), une description particulièrement vivante et relativisante des événements militaires se complétera d’une saine mise en perspective politico-sociale du statut des autorités religieuses gallo-romaines, dans toute l’aventure (Saint Germain sur Auxerre, Saint Loup sur Troyes, Sainte Geneviève sur Paris, etc — les faits historiques ici sont encore plus convaincants que la légende). Les fines facultés de polémiste d’Amédée Thierry pointeront aussi l’oreille ici, puisqu’il croisera élégamment la plume de fer avec un epsilon du temps, historiographe du cru, qui aurait tant voulu que l’oppidum d’Attila ait été érigé dans son coin de pays. Les choses topographico-historiques seront remises à leur bonne et juste place, nous laissant sur les lèvres le goût zesté et fruité de ce que devaient être les débats d’historiens, sous le Second Empire.

La tragédie bizarre de la mort d’Attila sera d’une singulière beauté. Ildico est en pleurs, assise de grand matin sur le rebord du lit nuptial où Attila gît dans son sang. On ne nous raconte pas clairement ce que fut le sort ex post de la jeune mariée contrainte et contrite. Par contre, les successeurs d’Attila nous servent pronto un remarquable cover up à l’américaine de l’événement. Saignement de nez nocturne, les mecs! Mort naturelle! Pas de vengeance militaire ou de représailles politiques requises! Act of God sur le Fléau de Dieu! Discutant pensivement toutes les hypothèses sur la mort subite du plus grand de tous les Huns, Amédée Thierry nous fait bien sentir que les successeurs du président Kennedy n’ont rien inventé en matière de maintient des puissances hostiles à bonne distance, quand le grand chef, par regrettable inadvertance, se ratatine dans des conditions brutales, mystérieuses et incongrues.

La mort assez rapide d’Attila ne tue en rien le rythme de l’ouvrage. L’histoire déboule et se poursuit avec ses successeurs directs, puis ses fils, puis les faux Avars. Pagaille, pagaille, pagaille. Guerres de soldats couillus et vengeurs s’entrechoquant, dans tous les sens, en se piquant un fard. Puis, vers l’an 800 environ, apparaissent les princesses, les sœurs de chefs et les reines. Moins passives et discrètes que l’Ildico de l’an 453, elles se mettent à avoir une solide incidence sur l’orientation des événements politiques. L’exposé en gagne encore en fraîcheurs et en vivacité.

Et la jubilation de lecture culmine avec la magistrale quatrième partie, Histoire légendaire et traditionnelle d’Attila. Le Fléau de Dieu caricatural et stéréotypé nous revient alors en force, croquemitaine dense et polymorphe, enrichi et ornementé de toute la solide description historique antérieure. On reprend par le menu les légendes traditionnelles et les superfétations mythologiques et folkloriques dont Attila a laissé la trace, dans tout le monde antique et ce, jusqu’aux environs de 1870. Cette mise en contraste de l’élucubration légendaire échevelée avec l’effort historique focalisé des trois parties précédentes lâche la bride à toutes nos satisfactions. La documentation se transforme en délire, l’instruction vire au plaisir. Il y a là un équilibre des matériaux remarquable et fort original.

Cette Histoire d’Attila du 19ième siècle vaut amplement le coup d’être lue ou relue au 21ième, tant pour Attila & Consort que pour Amédée Thierry, en soi. Et ayant lu tout l’ouvrage d’une traite sans me lasser (Allan Erwan Berger), je vous dis tout simplement: frais, étonnant, très satisfaisant, vaut incontestablement le détour.

Amédée Thierry, Histoire d’Attila et de ses successeurs jusqu’à l’établissement des Hongrois en Europe, suivie des légendes et traditions, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi, texte établi par Allan Erwan Berger [Première édition: 1856. Sixième édition publiée ici: 1884, initialement chez Émile Perrin].

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LA PLAIE DU PASSÉ (Adam Mira)

Posted by Ysengrimus sur 15 octobre 2022

Mira-Plaie du passe

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Dans ce recueil de seize nouvelles réalistes et intimistes, on nous invite à voir le monde contemporain à travers le regard d’un palestinien ayant vécu dans un camp de réfugiés jusqu’à l’âge de quarante ans puis ayant subitement immigré, lourdement lacéré des plaies du passé, au Québec et ce, avant d’avoir appris ne fut-ce que les rudiments les plus minimaux de la langue française. L’écriture dépouillée et directe d’Adam Mira nous fait entrer en toute simplicité dans un univers mental et social étonnant, déroutant, à la fois tragique et crucial. D’un récit à l’autre, on rencontre un homme (ou des hommes) ayant vu sa famille massacrée sous ses yeux… ou ayant vu le laitier d’un quartier d’Alger froidement abattu par la soldatesque juste parce qu’il commençait à bosser avant l’aube… ou côtoyant une mère atteinte de quasi-mutisme à cause des cruautés et des privations des camps et de la guerre. La souffrance aiguë, l’arrachement et le profond manque affectif sont omniprésents dans ces récits, à mi-chemin entre fiction et témoignage.

Malgré le fait que ma mère et mon père m’aient rendu visite pendant plusieurs années, ils ne m’ont jamais pris dans leurs bras, ils ne m’ont jamais fait de câlin. Chaque fois que je voyais quelqu’un devant moi qui recevais une tendresse ou un câlin, la jalousie envahissait mon cœur. J’avais soif d’amour, j’avais besoin de vivre le reste de ma vie entre les câlins et les tendresses!

La dimension cuisante et poignante des drames évoqués dans cet ouvrage est donc subtilement équilibrée par le ton prosaïque, tranquille et limpide du traitement. Le résultat est à la fois très authentique et d’une étrangeté presque décalée, le tout restant solidement installé dans l’ordinaire et le quotidien (même le quotidien bizarre des camps). Un autre facteur particulièrement savoureux et insondablement sympathique entre en ligne de compte au fil de ces historiettes en forme de miniatures. C’est celui de la langue. Le (ou les) personnage(s) mis en scène doit avancer pas à pas dans l’apprentissage de la langue française. Et, par moment, il nous en parle, il en fait le sujet direct et explicite de certains de ses récits. Apprendre consciencieusement le français lui suscite d’ailleurs un mal inattendu à… la langue, justement… la langue l’organe, on s’entend. En travaillant méthodiquement son français, entre autres devant le miroir, notre personnage doit tellement ajuster son appareil phonateur qu’une douleur linguale assez durable se met en place (la nouvelle s’intitule: La langue me faisait mal). Comme quoi, oui, il faut souffrir de la bouche aux pieds, pour s’intégrer. Mais on a ici une petite lancinance bien bénigne va, comparée à celle de ces plaies du passé qui vous rendent presque suicidaire. L’intégration et l’ajustement culturel sont, avec le déracinement et le fardeau durable qu’imprime en nous la Storia, les principaux thèmes de cette suite d’attachants récits. Le monde ordinaire, surtout le contexte quotidien occidental, y est regardé avec un sourire mi-serein mi-taquin mais aussi à travers une singulière lentille, une dense lentille de larmes, en fait. Titre des seize textes: Un automne lugubre. Lutter en français. Mes tentatives de suicide! La langue me faisait mal. J’ai déniché un travail. La femme suspecte et les deux samaritains. La Blanche! Je suis tombé amoureux d’une japonaise. À la recherche de Nadia. Histoire d’une maison. Bénévole indésirable. République bananière. La plaie du passé. Un voyage à travers le temps. De la part d’une princesse célibataire. Chez les frères Castro.

Écrivain réaliste donc, sorte de mémorialiste émotionnel, Adam Mira ne néglige cependant pas la dimension symbolique dans certains de ses récits. Parfois c’est une maison qui parle de son passé (Histoire d’une maison), parfois c’est nulle autre que la Mémoire de l’Humanité qui disserte sur elle-même (Un voyage à travers le temps). Une autre de ces nouvelles (De la part d’une princesse célibataire) est un véritable conte oriental. La reine d’un petit oasis se cherche un mari. Pour attirer vers elle les hommes ayant le plus de prestance, de stature, de noblesse d’âme et de conversation, elle va organiser un grand concours de composition et de récitation de poésie. Tous les apprentis baladins de l’horizon vont se rameuter.  Mais…

Je ne vous en dis pas plus… sauf pour dire que le monde est si beau et que le monde est si cruel. Tel est le message fondamental du recueil de nouvelles La plaie du passé.

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Adam Mira, La plaie du passé, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

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LADYBOY (Perrine Andrieux)

Posted by Ysengrimus sur 1 août 2022

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Jade Ajar est thaïlandaise. Elle préfère vivre à Bangkok qu’à Paris, principalement parce que son père, directeur d’un grand réseau hospitalier de la capitale du Royaume du Sourire, lui facilite largement son style de vie en finançant tous les détails, parfois un peu clinquants, de son existence matérielle. Si papa-dirlo facilite le style de vie de Jade, cela ne signifie en rien qu’il lui facilite la vie tout court, par contre. En effet, monsieur Ajar père regarde son enfant de bien haut et ne lui concède pas vraiment beaucoup de marge de mansuétude. C’est que Jade est ce qu’on appelle en thaï une kathoey, une transgenre. Et elle serait le fils aîné héritant de l’empire si et seulement si… Il n’en est tout simplement pas question.

Jade Ajar est amoureuse d’un français, un traducteur littéraire un peu plus vieux qu’elle, du nom de Stéphane. C’est passionnel parce que c’est autant l’amour de l’amour, de la féminité durement conquise que de l’homme vous ayant choisi, sans pinailler, ni transiger, ni rougir. C’est jaloux aussi, exclusiviste, unilatéral, tendu. Quand l’amoureux part pour Paris, pour affaires naturellement, rien ne va plus car Jade, c’est aussi la Thaïlande contemporaine, toujours un peu insécurisée, menacée, angoissée par l’écrasant prestige européen. Cet amour pour un occidental sans père est définitoire pour Jade, principiel, existentiel. Aussi, quand, après seize ans de vie commune, cette méritoire union commence à sensiblement s’étioler, s’effilocher, s’alanguir, Jade vit un tumultueux tourbillon de terreur et de tourmente qui l’amène, entre autres, en thérapie avec toi. D’abord en compagnie de son conjoint puis seule, Jade va refaire avec toi, sa thérapeute, le parcours cuisant et passionnel de sa vertigineuse trajectoire sur la passerelle escarpée et flageolante de l’historique transition entre les genres.

Perrine Andrieux signe ici un roman grandiose, d’un exotisme magnifique, d’une précision d’horloge et d’une cruauté intérieure absolue. Tout y est aussi juste et solide que digressant, douloureux, déroutant, obsédé et virulent. On ne manquera pas de s’imprégner de la vive et riche amplitude des symboles dont la délicate configuration se met en place dans le dense filigrane de la trame. Ainsi Stéphane, l’amoureux de Jade, est un traducteur littéraire alourdi par une pulsion d’écrivain qui s’enfante mal. Discret presque sans le vouloir, il traduit, du thaï vers le français, de grandes œuvres du corpus poétique traditionnel thaïlandais. Avec une patience qui, imperceptiblement, s’érode, Jade le guide à travers cette exploration de sa langue et de sa culture à elle. On s’efforce de jouer en équipe ici, sur ceci, tendrement, mais, fringance inattendue du dentellier effacé, c’est subitement l’homme qui, de main de maître dans les deux sens du terme, mène la barque de cette infinie recherche de communication et de communion entre deux mondes fragiles, tendus comme des outres ou des ventres. Traduire c’est aimer. Sauf que, fatalement, corollairement, ralentir dans sa compréhension émotionnelle de Jade, ce sera aussi, pour Stéphane, ralentir dans sa compréhension linguistique de la riche tradition culturelle thaïlandaise… qu’il faut pourtant obligatoirement continuer de livrer, par contraintes contractuelles.

Autre trajectoire crucialement symbolique que celle du personnage de la toute capiteuse Love, alter ego transgenre de Jade, son aînée ès transition, sa sœur de cœur, son modèle comportemental absolu, et son miroir interpersonnel ébréché, raboteux et souffrant. Le terrible axe de classe s’instille bien involontairement entre Love et Jade. Jade, fille de grand bourgeois, donzelle urbaine, disposant de tous les contacts dans toutes les cliniques et d’un accès privilégié à toutes les pharmacopées, vit sa transition vers la féminité sans entrave financière, en une quête strictement physique et psychologique, pimentée d’une crise familiale et patriarcale aux ressorts surtout existentiels et intérieurs. Love, fille de paysan, villageois(e) monté(e)e en ville depuis le tout d’une configuration ethnologique campagnarde et archaïque, doit se débattre avec les ennuis financiers associés à sa transition. Elle se prostituera dans une boite de ladyboys, fera des ménages, tirera le diable par la queue pour accéder à la féminité si convoitée. Elle perdra des emplois, retournera au village sans pouvoir s’y dévoiler. Elle reviendra, flétrie, esquintée, estourbie. Et pour quoi au bout? Pour toucher du bout de ses doigts aux ongles cassés, au vernis fendillé, le paradis perdu de quoi et quoi encore? Cela ne se terminera pas bien pour Love… dont le nom signifie amour. Oh, cette chute abrupte pour l’amour, pour tous les amours.

Imparable dans ses joies comme dans ses terreurs, dans ses fraîcheurs comme dans ses raideurs, clinique par moments (la vaginoplastie comme si vous y étiez), historique aussi (l’évocation du grand tsunami de 2004 est particulièrement remarquable), l’œuvre nous fait partager l’émoustillante et affriolante excitation intérieure du merveilleux devenir femme. Le crescendo de la transition est tout simplement extraordinaire, exaltant, libérateur. Puis, imperceptiblement, tout s’évente, se craquelle, s’englue dans une enveloppe de compromissions, de dépit insidieux, de langueur et de mal être. Fluctuations contemporaines de la problématique des universalités. L’amour peut-il durer? Le couple peut-il survivre le passage du temps? Mais surtout, plus prosaïquement, plus fatalement, plus cruellement: une ladyboy peut-elle vieillir?

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Perrine Andrieux, Ladyboy, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

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LE MAGICIEN DE LA MER NE FAIT PAS DE MIRACLE! (Marie-Andrée Mongeau)

Posted by Ysengrimus sur 21 mai 2022

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Fin de l’été 1992. Une mécanicienne de marine québécoise se voit offrir un contrat de six semaines sur un superpétrolier américain de deux cent cinquante mille tonnes, le Sea Wizard. En puisant dans ses souvenirs et son expérience, notre protagoniste imagine initialement un navire flambant neuf, voyageant majestueusement sur les Sept Mers, de Dubaï, à l’Alaska, à Singapour, à Dubaï encore, et disposant des plus attrayantes commodités: salle de cinéma, cuisines rutilantes, cabines confortables. Elle se retrouve sur un immense rafiot vieillissant, ancré pour longtemps (pour plus longtemps que six semaines, en tout cas) un peu au large de Dubaï, et que ses armateurs cherchent à faire retaper en engageant le moins de frais possible. La machinerie ne fonctionne pas, les commodités sont minimales et malpropres, tout se déglingue et ce qui semble manifester la détérioration la plus accusée et la plus cuisante, c’est le moral et la psychologie des mariniers.

Les équipes de terre (des Philippins, des Arabes et des Indiens) étant mandatées pour effectuer les importantes réparations sur les chaudières, poumons du navire, il ne nous reste plus, à nous, de l’équipage régulier, qu’à dépenser notre énergie sur les auxiliaires, ongles d’orteils du navire. Cela ne rend pas la tâche plus facile pour autant. Un sentiment défaitiste règne parmi les mécaniciens, sous la conduite d’un chef hystérique qui trépigne de joie quand quelque chose fonctionne et qui trépigne de rage quand quelque chose ne fonctionne pas (ce qui arrive plus souvent qu’autrement).

Seule femme à bord, notre second engineer au cuir dur et à l’anglais approximatif, une narratrice non-nommée écrivant en je, va devoir s‘affirmer professionnellement dans un monde d’hommes (cela ne sera pas trop malaisé, l’un dans l’autre, attendu son aplomb et sa compétence). Elle devra le faire tout en assurant l’intendance de son fragile et sinueux paradoxe émotionnel (cela, par contre sera bien plus malaisé, attendu, notamment, le caractère rabougri et sporadique des possibilités d’épanchement romanesque à bord). À un certain point de ma lecture, j’ai surnommé l’héroïne anonyme de ce roman aussi passionnant qu’étonnant Andromaque. Effectivement, comme la veuve d’Hector dans la tragédie racinienne, notre mécanicienne navale ressent une attirance très forte pour un jeune collègue qui naïf (c’est le mot utilisé) ne semble tout simplement pas configuré pour rendre la réciproque (sauf quand il a un verre dans le nez, cas aussi hasardeux que hors-jeu). En même temps, elle est elle-même la cible constante des assiduités méthodiques et tentaculaires d’un grand escogriffe régalien qui semble avoir beaucoup de pouvoir, d’autonomie, d’ascendant et de ressources, sur le navire et en dehors. Tout le petit monde de ce trio regarde donc dans la mauvaise direction idyllique: Andromaque vers l’homme-enfant gentleman à rallonge, l’homme puissant et entreprenant vers Andromaque. Tension tragicomique sur fond d’étrave chambranlante et d’humour grinçant. À terre, lors des permissions dans le havre de Dubaï ou, à bord, lors des longues pauses séparant les quarts de travail, ou à n’importe quel autre moment de liberté clandestine ou semi-clandestine, les têtes vont-elles finir par se retourner et parvenir à apercevoir l’attirance venant sur tribord quand on la cherche désespérément à bâbord? Ma foi, espérons-le, car l’ennui et la mélancolie semblent ici très intimement se coller au cambouis et à la sueur (nous sommes après tout dans le Golfe Arabo-Persique, sous un soleil de plomb immuable et ce, la plupart du temps sans climatisation). L’amalgame du cambouis, de la sueur, de l’hystérie du chef, des moments de camaraderie aussi ambivalents qu’inoubliables, et du tourbillon capricieux des amours flétries, tout cela en vient à constituer un brouet matériel et sentimental fort étrange et irrésistiblement savoureux. C’est aussi rafraîchissant et étourdissant que la bière et le rhum qu’on fait, de ci de là, monter illicitement à bord.

L’écriture de Marie-Andrée Mongeau, limpide et directe, humoristique et décalée, nous entraîne avec précision et sobriété dans les cadres intrigants mais incroyablement déroutants d’un mode d’existence parfaitement magique (n’hésitons pas à reprendre ce mot). Vite, très vite, on comprend que ce lieu de travail incroyable, cette réalité alternative, cet ordinaire extraordinaire, existent… qu’ils sont là, au monde, quelque part. Archi-spécialisé, mystérieux et titanesque, le dispositif sans miracle du terrible magicien de la mer est un univers inouï, parallèle au nôtre mais brutalement effectif. Il encapsule toute une dimension d’enchantement incongru et de véracité subtile qui, fatalement, nous submerge, nous domine et nous hante.

Quel symbole aussi, que l’immense étrave rouillée d’un gigantesque pétrolier vieillissant (comme l’Occident même), vouée, de par les activités fermement réparties de son feuilleté d’équipes et d’équipages, à un sort historique aussi formidablement improbable que crûment vrai. C’est le vague à l’âme insolite, lourd et fatal de toute une époque qui s’exprime ici, dans les entreponts du navire, beau temps, mauvais temps.

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Marie-Andrée Mongeau, Le magicien de la mer ne fait pas de miracle!, Montréal, ÉLP éditeur, 2016, formats ePub ou Mobi.

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PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE (Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 1 mars 2022

Philosophie penseurs ordinaires

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Le développement historique n’est ni linéaire, ni ondulatoire, ni pendulaire, ni cyclique. Il avance par vastes phases, par bonds immenses et d’une manière accidentée et irréversible. Les grands changements qualitatifs s’instaurent et les progrès (reconfigurations sociales, avancées technologiques, affinements intellectuels) mettent en place des états de fait historiques radicalement nouveaux.

Une question se pose alors, inévitablement. Assiste-t-on à une détérioration ou à une amélioration des conditions historiques? Je questionne, entre autres, dans cet ouvrage, l’inadéquation du pessimisme militant. Ce dernier est une tendance velléitaire, qui ne désarme pas facilement. Il croit, en toute bonne foi, dominer l’analyse d’une situation sociologique du simple fait d’en dire du mal, sur un ton revêche ou marri. On n’échappe jamais complétement à une telle propension. Et pour faire tinter au mieux le son d’un militantisme sérieux et vachement impliqué, on s’imagine souvent qu’il faut décrier la situation qu’on combat plutôt que de la décrire. Décrier pour décrire, c’est pas fort. Et c’est là le tout de l’illusion critique que cultive justement le dénigrement, comme méthode d’analyse au rabais. Le pessimisme militant contemporain végète dans un vivier moraliste illusoire. Ses options idéologiques nous forcent à fermement soulever la question de sa pertinence de vérité. Le bougonneux social procède-t-il à une appréhension adéquate du monde? Nous sert-il une sorte d’analyse ardente qu’aurait affiné sa colère, cette version mal dominée de sa révolte ou de son affectation de révolte? Je ressens l’obligation impérative d’en douter fortement.

La prise de parti philosophique que j’avance dans cet ouvrage, au sujet du développement historique, est plutôt celle de faire progresser un optimisme militant, s’appuyant sur une description solide du factuel. Notre combat pour la vérité et l’adéquation des rapports sociaux n’est pas un baroud désespéré. Nous nous battons pour une cause parce que nous misons que cette cause l’emportera. Dans une telle dynamique, le pessimisme militant démoralise et, de ce fait, il ne sert, fondamentalement, que les adversaires de notre vision du monde. Ceux-ci, nombreux et puissants, adorent le désespoir cinglant et la panique feutrée, surtout chez ceux qu’ils cherchent à tenir en sujétion.

Le fait est que le monde s’améliore et qu’il peut s’améliorer encore. Encore mieux. Amplement mieux. En 1870, un bon 70% de la population de Londres (la capitale de l’Empire Victorien d’alors, le premier du monde) vivait sous le seuil de pauvreté. En 1914, il fut parfaitement réalisable d’envoyer des millions d’hommes à la mort pour soutenir des causes nationales dont ils ne tiraient personnellement pas grand-chose, ni pour eux, ni pour leurs enfants. Et ces derniers rempilèrent en 1939. Et on faillit rempiler une troisième fois en 1962, pendant la Guerre Froide, mais une sorte de grand freinage planétaire eut alors lieu. Et je doute fortement qu’on rempilerait aujourd’hui… car l’histoire c’est pas seulement le développement des masses, c’est aussi une mémoire collective. C’est à cela aussi que le philosophe doit penser, quand il pense.

Or justement, on a trop voulu que la philosophie soit une affaire de spécialistes. Cela l’a rendue suspecte de deux façons. Suspecte premièrement, parce que le penseur et la penseuse ordinaires se sont dit que la philosophie ce n’était pas pour eux et ils ont graduellement abandonné l’idée qu’ils étaient, eux aussi, les générateurs de grandes notions cruciales. Suspecte deuxièmement, parce que cette philosophie soi-disant pour spécialistes s’est avérée être ce qu’elle est véritablement, au fond, une force subversive et critique de grande portée qu’on préfère enfermer soigneusement dans les académies plutôt que de la laisser enflammer et éclairer les masses de sa vision et de sa lumière.

En réalité, la philosophie est partout. Nous la pratiquons tous et la mobilisons aussi souvent que nous réfléchissons sur un problème, petit ou grand. Nous recherchons tous le déterminant, le fondamental, le généralisable, la vérité. Mais, les choses de la division du travail intellectuel étant ce qu’elles sont, en notre petit monde social, on se retrouve ni plus ni moins que des sortes de Monsieur Jourdains de la pensée générale: on fait de la philosophie sans le savoir.

Mon objectif, dans cet ouvrage, est de parler de tout cela, ouvertement. J’aspire ainsi à promouvoir une rationalité méthodique, ordinaire, usuelle, pas trop compliquée, pas trop spécialisée, honnête, directe, sans trucage… et qui est déjà bien présente en nous. Observer philosophiquement le monde, c’est mobiliser un type particulier d’abstraction intermédiaire. Il ne faut pas rester trop concret mais il ne faut pas devenir trop général non plus. Il faut se tenir tout juste à bonne distance du réel qu’on entend appréhender. Juste assez haut pour produire des généralisations cohérentes et juste assez bas pour retourner au concret et solidement engager l’action que la pensée appelle et encadre. Abstraction intermédiaire. C’est là quelque chose qui se dose et qui se dégage, au fil des observations, des réflexions et des conversations qui nous définissent.

Cet ouvrage cultive, le plus simplement possible, la forte propension philosophique qui est celles des penseurs et des penseuses de la vie ordinaire. C’est aussi un propos qui assume très explicitement ses prises de parti. La philosophie n’est jamais neutre. Je ne suis pas un penseur désincarné, falot et blême. Je suis avec les philosophes modernes plus qu’avec les philosophes antiques ou médiévaux. Je suis avec les philosophes progressistes plus qu’avec les philosophes réactionnaires. Je suis avec les philosophes matérialistes plus qu’avec les philosophes idéalistes. Je suis avec la Raison plus qu’avec la Mystique, avec la Maïeutique plus qu’avec la Didactique. Je ne suis que le modeste organisateur de courants de pensée qui sont le lot commun de segments importants d‘hommes et de femmes de la société contemporaine.

Aujourd’hui, les gens veulent vivre. Ils veulent que leurs jeunes enfants et leurs vieux parents se portent bien. Les gens veulent que la richesse se répartisse adéquatement, que les pays émergents se stabilisent, que l’eau potable humecte toutes les lèvres, que le sabotage climatique cesse, et que les injustices, les extorsions, les agiotages, les abus de pouvoir de tous tonneaux prennent fin. Aussi, s’il y a indubitablement lieu de questionner l’honnêteté de certains privilégiés, il est peu pertinent de douter de la bonne foi collective. Les masses tendent vers des configurations sociales optimales. Et, comme elles ne se donnent que les problèmes qu’elles peuvent régler, celui desdites configurations sociales optimales aussi, elles le règleront. En temps et heure.

Il faut refaire la vie et un jour viendra.

Paul Laurendeau, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021, formats ePub, Mobi, papier.

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Le souvenir de mon premier amour (LeVayer)

Posted by Ysengrimus sur 1 février 2022

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Le souvenir de mon premier amour

par Corinne LeVayer

(Premier chapitre du roman, Mes grands yeux de poupée pleurent encore, 2016)

Le souvenir de mon premier amour se perd dans les méandres de ma petite enfance. J’avais neuf ans. Mon père était attaché diplomatique, ma mère était ingénieure. Après de belles fonctions mondaines à Paris en 1982-1985 (j’ai perfectionné mon français ainsi), mon père fut attaché au Ministère des Affaires Indiennes en Colombie-Britannique. On s’est donc installés à Vancouver, sur la côte ouest. Comme mon père vivait ce nouveau poste comme une sorte de destitution (parce que national plutôt qu’international — diplomatie interne avec les nations Kiakimé), il formula toutes sortes d’exigences qu’il croyait extravagantes. Logement de fonction pharaonique, budget de déplacements somptuaire, gens de maison, etc. Il les obtint toutes. Au nombre de ces exigences figurait une nanny pour s’occuper de sa petite fille. C’est comme ça que Mariette est entrée dans ma vie… Elle a fait de moi une femme. Cela se joua entre 1986 et 1990 (Je suis née en 1977). Ensuite, mon père fut attaché ailleurs et Mariette, mon grand amour secret, resta à Vancouver…

Je suis fille unique et je ne me souviens pas exactement de mon existence avant que Mariette, donc, ma nanny et première amante, me caresse le trou, dans le bain. Au début c’était avec le gant de toilette, puis au fil des mois ce fut avec la main, de plus en plus de doigts. Une douceur suave, inégalée à vie, et des orgasmes explosifs, ces derniers aussi tôt que dix ans. JAMAIS de douleur. JAMAIS en se faisant forcer. Une adresse consommée. À treize ans, je faisais du cheval sur sa main et sa bouche et pas seulement au bain… Je ne me souviens pas d’avoir eu un hymen ou de sang ou de défloration ou de quoi que ce soit. Mon souvenir est qu’avec Mariette ça glissait et c’était sublime, divin. Une entrée parfaitement langoureuse et calme dans la féminité lesbienne. Ce sont les hommes qui m’ont fait mal après. Très mal. Pas Mariette, pas le grand amour de ma vie.

Les pédophiles comme l’était cette femme sont très habiles. Et comme il s’agit de tes parties intimes, cela doit rester secret. Le secret intime devient tout naturel et il n’y a absolument rien de ressenti comme coupable. C’est comme aller aux chiottes ou se vêtir. On va se cacher de tous en se faisant doigter par Mariette et la vie suit son cours serein. On n’en parlait à personne. Cette nanny était une multi-pédophile de longue date. Une vraie de vraie experte. Les fauves chassent furtivement dans la jungle qui est de leur couleur et où le gibier se trouve…

Mais voilà le hic. Je l’ai revue ces dernières années, deux fois. Elle est dans un pénitencier à sécurité minimum à Victoria (Colombie-Britannique). Elle a fini par se faire pincer et figure aujourd’hui, à cinquante-huit ans, au registre des prédateurs sexuels. Ma grande peur fut longtemps que mes parents apprennent cela. Ils auraient ainsi percé à jour mon grand secret amoureux. Mais mes parents, ils ont tellement bourlingué de par leurs fonctions distinctes. Ils se souviennent même plus exactement de Mariette. Pour eux les gens de maison, ça va, ça vient. Ils s’en tapent un peu. C’est comme les employés d’une boîte.

J’ai donc revu Mariette mais j’ai un grand défaut aujourd’hui, chère amie. Je suis adulte… Je suis comme le petit oisillon devenu grosses dinde dont parlait l’ardent pédophile Lewis Carroll, auteur d’Alice au Pays des merveilles… Mariette resta tendre, toujours aussi fine et subtile. Mais sa grande peur était que je la « rapporte ». Elle ne purge que ce pour quoi elle a été localement pincée, la pointe de l’iceberg. Quand je lui ai dit que je crèverais plutôt que de la trahir, elle s’est rassérénée. Mais l’être qu’elle aimait est disparue, engloutie dans le flux du temps au sein d’une adulte dont elle ne voudra jamais. Tu me suis?

Et c’est exactement pour cela que je n’ai jamais touché moi-même aux petites filles, tu comprends. Je sais qu’elles vont grandir et que les pédophiles qui les ont initiées vont éventuellement les rejeter. C’est là une douleur atroce, insoutenable. Un déchirement de toutes les fibres de l’être. Le sachant, je ne l’infligerai jamais. Crever plutôt que de pirater si intimement une vie comme ça. Et pourtant Mariette reste la plus belle chose que la vie ne m’ait jamais offerte. Je la cherche un peu dans toutes mes amantes. Mais je sens quand même qu’elle m’a infligé l’abus suprême et je ne vais pas perpétuer ce pattern d’abus. Jamais.

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Premier chapitre de Corinne LeVayer (2016), Mes grands yeux de poupée pleurent encore, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.

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NOTE: Corinne LeVayer refuse toute mention de son identité réelle, dans le but explicite de protéger les identités, notamment celle de ses parents ainsi que de la criminelle sur laquelle est basée Mariette. Tout a été bouleversé, les lieux, les temps, les situations, même les genres musicaux. Ne reste que l’émotion fondamentale. L’extase de la complice de pédophilie (LeVayer refuse le statut de victime) et la destruction de la communication adulte que cela entraîne. La cocaïne a un statut métaphorique de l’abus par un adulte. Cette drogue vous exalte sur le coup, dans l’innocence de la jouissance naïve. C’est à terme qu’elle vous détruit. Aussi, sevrée, on peut toujours y retomber…

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LE CYCLE DU RÉZO: LA PLANTE VERTE (Guilhem)

Posted by Ysengrimus sur 21 novembre 2021

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La vie en cette année 2234 n’était pas forcément dure pour tous les hommes, seulement, comme depuis la nuit des temps, pour une immense majorité. Le gouvernement ministériel et la communauté scientifique de l’Europe unifiée sont, ce jour là, sur les dents. Une flotte extraterrestre est en train de se pointer aux confins du système solaire. Nous sommes au bord du tout premier de tous les premiers contacts. Mais quelle en sera la nature? Amical? Hostile? Rien n’est dit. On ne semble connaître avec certitude que le nom de ces visiteurs/envahisseurs: les Thétyens. Toutes les chancelleries sont aux abois mais on ne veut pas trop que l’information devienne intempestivement publique. On lance donc des fausses nouvelles scabreuses pour noyer l’info effective qui, initialement, ne coule, fétide et bizarre, que dans des cyber-tabloïdes foireux. C’est que l’énorme événement interplanétaire aux pourtours mal circonscrits est d’une haute sensibilité internationale. Il ne faudrait surtout pas qu’une ou l’autre nation locale ne se transforme involontairement en l’extraterrestre de toutes le autres.

En 2234, Europe et Asie (l’Amérique n’est pas trop dans le tableau) coexistent dans une relative harmonie sourcilleuse. Mais la lutte macroscopique aux changements climatiques a rendu, depuis plusieurs années, les grands gouvernements supranationaux intégralement dépendants de vastes conglomérats privés assurant la perpétuation artificiellement contrôlée d’un climat viable. Ces entreprises tentaculaires portent des noms percutants, courts et allusifs comme EcoTech ou NanoSoft. Elles sont l’incarnation contemporaine des anciens totalitarismes, en plus feutré, en plus branché, en plus technocrate. Elles pénètrent la société civile et ses pouvoirs traditionnels jusqu’au trognon. Que savent-elles exactement de cette visite d’extraterrestres? Le paradoxe virulent est que ces puissants conglomérats contrôlent intégralement l’appareillage et la technologie logicielle permettant de percevoir le vaste univers extérieur. De là à contrôler cet univers même…

D’autre part, et sur un autre plan, le quadragénaire Marhek Lorme est une sorte de rouage flottant, mi-détective privé, mi-barbouze à la retraite, qui enquête sur l’assassinat de son meilleur ami espion et de l’épouse de ce dernier par d’obscurs services non identifiés. Ici aussi, salmigondi analogue des perceptions, en la quête compréhensive. Qui a fait quoi? Qui tire les ficelles brutalement et arbitrairement plantées dans la tête de qui? C’est la valse des agents doubles, triples, quadruples. Ils s’expriment tous dans l’argot débridé et jubilatoire du romancier, en plus. C’est vif, c’est dur, c’est frontal, c’est brutal mais c’est pas triste. L’humour est là, grinçant, cynique, percussif. Et alors, dans le cas de Marhek Lorme et de son tonique jeune subalterne, le stagiaire Johnson, on est au ras des mottes. Ça castagne, ça explose, ça plonge à ses risques et périls dans un canal gorgé de polluants suspects, ça tabasse même des jeunes filles mi-espionnes mi-travailleuses temporaires. La caméra ici (la caméra plumitive!) nous entraîne dans des scènes visuellement enlevantes sur un rythme de tambour de charge. D’ailleurs, quand les enjeux politico-planétaires vont se complexifier et que des troupes, des flottes aériennes et des bataillons vont entrer en interaction, l’ambiance de visualisation à la lecture va devenir superbement cinétique. Ces nombreux éléments sur le terrain nous font inéluctablement penser à une étonnante et novatrice aptitude à convertir de complexes séquences de jeux vidéos en solides trames romanesques.

Pendant ce temps (comme on dit conventionnellement, pour rester dans le ton), dans le bureau d’un important homme d’état européen, il y a une plante verte enracinée d’assez longue date dans son pot. Elle vivote de son mieux, au rythme des arrosages sporadiques et des séquences de lueurs de la lumière artificielle. On la mentionne de temps en temps, dans le flux et le reflux des péripéties, comme par cycles. Elle apparaît comme une sorte de point nodal dans un imbroglio sociétal, syndical et militaire de plus en plus enchevêtré et tonitruant. Et elle en vient graduellement à nous obséder, cette plante verte. Pourquoi? Curieux. Et que dire des chats de la concierge néo-syndicaliste de Marhek Lorme. Porteurs de messages codés tressés dans leurs colliers, ils trouvent moyen d’involontairement s’infiltrer puis de fuir chafouinement dans les couloirs de l’eurobase. Cela va de nouveau activer la remarquable caméra cursive d’action. Nous voici un chat fort énervé, perdu dans la base robotisée d’un futur lointain. Et ça gaule. Et ça marche.

Ce copieux premier tome du Cycle Rézo renoue spectaculairement avec la riche et picaresque tradition de la sci-fi pulp novel. Tous les procédés s’y trouvent et ils fonctionnent magistralement. Les thématiques, en plus, sont intensivement modernisées: cyber-culture, micro-robotique, catastrophisme climatique, gouvernement supranational, paix armée, ésotérisme laborantin, amours furtifs, dialogue (de sourd) homme-femme, marasme économique, surarmement, privatisation à outrance, OVNI ou pire OVNIC (Objet Volant Non Intellectuellement Conceptualisé). Et infailliblement, l’originalité jaillit. On lit, on lit, on lit.

C’est que quand l’intelligence devient artificielle, quand la créature surclasse son créateur, eh bien un bon lot luisant et onctueux de surprises nous attend et ce, même dans les replis bruissants et parfumés des éléments narratifs les plus traditionnels d’un genre.

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Guilhem, Le cycle du Rézo: La plante verte, Montréal, ÉLP éditeur, 2015, formats ePub ou Mobi.

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