Qu’on apprécie la chose ou pas, il y a deux grands types de Western et deux grands tons dans la présentation contemporaine d’un Western. Pour les types, il y a LE WESTERN DE TENDANCE MYTHIQUE et LE WESTERN DE TENDANCE HISTORIQUE. Le Western de tendance mythique, lourdement majoritaire, impose les lois abracadabrantes du genre sur les faits présentés et met en place un exercice qui procède plus de l’imaginaire épique que de quoi que ce soit d’autre. Once upon a time in the West (1968) est un bon exemple de cette tendance. Ville fictive, cause opaque, enjeux fumeux, hypertrophie de la quête individuelle (thème de la vengeance, quête du trésor, etc…), desperados plus grands que nature, confrontations armées improbables (le fameux duel face à face, avec victoire pour celui qu dégaine le plus vite, n’a pas d’existence historique attestée…), contexte social édulcoré, scénario hors du monde, gadgets érigés en objets mythiques (harmonica, cache-poussière, flingue chromé). Le Western de tendance historique, pour sa part, cherche plutôt à transgresser les très lourdes contraintes du genre, imposées par la première tendance, pour proposer une représentation plus juste et figurative, souvent tragique, biscornue, inélégante et peu reluisante de la conquête de l’Ouest. Butch Cassidy and the Sundance Kid (1969) révèle cet effort. On traite le cheminement de personnages ayant existé historiquement, on sélectionne des acteurs ressemblant physiquement auxdits personnages et on s’efforce de décrire fidèlement leur drame, incluant dans ce qu’il a de petit, d’inefficace, de difficultueux, de douloureux, de peu spectaculaire. On embrasse alors inévitablement une hypothèse historique face au poids des grandes instances sociales en luttes (compagnies ferroviaires ou minières, Wells Fargo, Pinkertons, petits fermiers déclassés subissant les séquelles sociales de la Guerre de Sécession, ranchers réactionnaires, commerçants et tenanciers de tripots, etc…). Pour le ton, maintenant, il y a définitivement un avant et un après Sergio Leone (1929-1989). Avant Sergio Leone: rythme sautillant, acrobaties avec les armes à feu, cavalcades et cascades à cheval, détonations en pétarades, jeu rapide et groupé, plans amples préconisant les attroupements, omniprésence des femmes et des thèmes qu’elles mobilisent (amour, passion, salles de spectacle, lupanar, élégance, peur de la brutalité et haine de la violence). Après Sergio Leone: rythme hiératique, armes à feu au discours complexe (on arrive à reconnaître un protagoniste au son léché de la détonation de sa pétoire), acteur sur pied, couvert de sueur et de mouches, tourné en plan ralenti et dépeint dans le détail de sa tenue vestimentaire et de ses apparats physiques (jusqu’à l’apparition récurrente de gadgets ou de tics improbables), détonations rares, lourdes et toujours tragiquement amplifiée, jeu lent et ostensible, gros plans sur les visages, absence quasi absolue des femmes en une misogynie tranquille, dense et implicite. Ceci dit et bien dit, du type que l’on voudra et dans le ton que l’on voudra, le Western cinématographique reste un genre en très grande partie proprement délirant.
La question se pose alors de savoir s’il existerait un Western qui mélangerait ces types et ces tons, travaillant à les unir, les unifier, les réconcilier, en rebrassant un peu les cartes. Si on cherche l’amalgame du mythique et de l’historique, autant que de l’avant et de l’après Sergio Leone, on trouve, entre autres, pour le meilleur et pour le pire, Tombstone (1993). Nous sommes entre 1879 et 1882, à Tombstone, territoire de l’Arizona. La ville est sous l’effet du boom des mines d’argent et il s’y développe rapidement un réseau de salles de jeux. Trois redresseurs de torts à la retraite, les trois frères Earp, Morgan (Bill Paxton), Virgil (Sam Elliott) et Wyatt (Kurt Russel) Earp, arrivent en ville. Leur but, s’intégrer, avec le statut de vigilantes, au réseau des salles de jeux, sans s’occuper de spécialement représenter la loi. Mais vite, ils sont approchés par les édiles locaux, qui recherchent désespérément des adjoints efficaces au sheriff en place. La région est sous le contrôle partiel d’une confrérie un peu flottante de desperados délinquants et déliquescents. Cette bande locale porte le nom (peu original, quoique parfaitement historique et fondé sur leur réputation de voleurs de bétail) de Cowboys. Wyatt Earp et ses frères établissent leur jonction avec un as de la gâchette tuberculeux qu’ils ont connu dans leur jeunesse, Doc Holliday (Val Kilmer, incroyablement charmant). Ils sont tous graduellement aspirés vers leur vieux rôle de représentants de la loi, sous la pression morale de Virgil… ce que Wyatt réprouve de tout cœur. De l’autre côté, émergent, du flux mouvant des Cowboys, les frères Ike et Billy Clanton et les autres figures qui se retrouveront impliquées dans le fameux Règlement de Compte à O.K. Corral de 1881, la castagne au flingue la plus renommée de l’Histoire de l’Ouest. On représente ici, avec un fort beau sens du dérisoire d’ailleurs, cet échange de coups de feu cafouillant, hautement codifié par l’Histoire et hautement déterminé par le chiffre 3. On y tira 30 coups de feu en 30 secondes, 3 hommes y moururent (Billy Clanton, Frank et Tom McLaury) et 3 hommes y furent blessés (deux des frères Earp et Doc Holliday). La ville de Tombstone ne le sait pas encore, mais elle vient d’entrer dans la légende de l’Ouest avec cet événement incongru à la postérité si improbable. L’Histoire se poursuit ensuite. La bande des Cowboys abat Morgan Earp, estropie Virgil Earp (ayant perdu l’usage d’un bras, il quitte Tombstone). Le dernier frère Earp, son fidèle ami Holliday et un certain nombre de Cowboys convertis se lancent dans la fameuse Vendetta de Wyatt Earp et les Cowboys tombent comme des figurants. Pour compléter le tableau des cartons, Wyatt Earp quitte son «épouse», une ancienne prostituée devenue opiomane (il y a beaucoup d’engourdissements à l’opium et d’ébriété dans ce film – la majorité de ces flingueurs se battent d’ailleurs ivres, et par petits groupes, ce qui est historiquement conforme). Et, après avoir longtemps résisté à son désir (comme il avait résisté à la propension de couvrir ses activités interlopes en redevenant représentant de la loi), Wyatt Earp tombe dans les bras de Josephine Marcus (jouée par Dana Delany), une actrice de théâtre avec laquelle il finira ses jours, mourant de vieillesse en Californie, en 1929.
De la tendance historique, Tombstone retient un certain souci de conformité biographique envers les hommes et les femmes qu’il dépeint, la priorité donnée aux ressemblances physiques, une justesse méticuleuse dans les lieux, les dates et les moments, une adéquation des comportements (ébriété, cafouillage inélégant et angoisse palpable des scènes de combat). De la tendance mythique, Tombstone retient le flafla acrobatique avec les flingues, la confrontation en hyperbole de figures isolées, les duels classiques, les agonies ostentatoires, l’occultation des fondements sociaux du conflit. De l’avant Sergio Leone, on retrouve les cavalcades trépidantes chapeau au vent, les coups de pétoires fumantes en cascades qui font parfois penser à ces très vieux Westerns en noir et blanc, les passions amoureuses langoureuses et compliquées. De l’après Sergio Leone, on retrouve les longues marches au ralenti des héros dans la ville (voir l’affiche), un gadget vestimentaire distinctif (un foulard rouge en brassard, totalement non étayé historiquement, arboré par le clan des Cowboys), une nette marginalisation des femmes. C’est indubitablement un mélange des tons et des tendances.
Un certains nombres d’effets spéciaux ratés font sourire. Les pistolets tirent comme s’ils étaient chargés avec des pétards. Le sang est un colorant incroyablement évident. La pluie tombe indubitablement de machines à pluie. L’effet spécial le plus raté est aussi le plus bizarrement charmant. Wyatt Earp et Josephine Marcus se rencontrent fortuitement lors d’une randonné à cheval et se mettent à galoper éperdument, pour chercher à prendre le contrôle de la pulsion de désir symbolique qui se manifeste entre l’étalon monté par lui et la jument montée par elle. Vêtues d’une longue robe noire, l’actrice et, dans les plans d’action, la figurante assurant la cascade à cheval sont censées monter en amazone (c’est-à-dire assises de côté sur la selle, sans ouvrir les jambes, laissant couler les deux jambes enveloppées dans la robe sur le côté gauche de la monture). Mon fils Reinardus-le-goupil, lui-même cavalier chevronné, me fait vite observer que la jambe droite de l’actrice et de la figurante, la jambe «en amazone», est en fait une jambe postiche et que les deux cavalières montent en réalité en un accroupissement normal, maladroitement déguisé en ladite position amazone, pour le spectacle. C’est parfaitement visible et ça symbolise fort bien les limites de la tentative mise de l’avant par ce curieux film. L’amalgame des styles et des tons, dans cette œuvre, est aussi difficultueux qu’une cavalcade en fausse amazone… On déguste plus une salade bigarrée et multicolore qu’une synthèse achevée. Comme tous les produits éclectiques, Tombstone est donc inévitablement plus petit que grand et son intérêt réside ailleurs que dans sa trame effective. Il réside finalement, cet intérêt étrange, dans la possibilité que le film introduit de faire réfléchir sur le curieux fait qu’un monument, qu’il soit historique ou mythique, s’érigera sur à peu près n’importe quoi, si la conjoncture y est favorable. En effet, il demeure que, qu’on apprécie la chose ou pas, la toute petite ville de Tombstone, Arizona, reçoit, de nos jours, trente à quarante fois le volume de sa population actuelle en touristes fascinés par l’incongru et improbable souvenir du Règlement de Compte à O.K. Corral. Pourquoi? Eh bien, parce que… parce que pourquoi pas?
Tombstone, 1993, George Cosmatos, film américain avec Kurt Russell, Val Kilmer, Sam Elliott, Bill Baxton, Dana Delany, 134 minutes.
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