Le Carnet d'Ysengrimus

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Archive for mars 2023

LES CENT-TRENTE-HUITARDS — CHRONIQUES DU COLLÈGE DE L’ASSOMPTION (par Paul Laurendeau)

Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2023

Cent-trente-huitards

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Fondé en 1832, le vénérable collège de L’Assomption sur L’Assomption, Québec, Canada) numérota pieusement ses promotions estudiantines. Moi (né en 1958, âgé de douze ans en 1970) et la bande de drilles et de drillettes évoquée dans cet ouvrage sommes donc de la cent-trente-huitième promotion du collège de L’Assomption (1832 + 138 = 1970). Et cela fait de nous, comme irrésistiblement, de fervents promoteurs du nombre aléatoirement chanceux de 138…

Notre monde collégien est un monde largement révolu, ancien, vermoulu, vénérable. Déjà amplement perdu dans les brumes du temps, ce petit univers, translucide et fendillé comme un vieux bibelot, est pourtant si profondément inscrit au fond de nous que bon, le moment est venu pour lui de se dire, un petit peu, comme ça, à la ronde… avant de totalement et définitivement se griffonner sur le papier à musique, bruissant et fluide, de l’Histoire. Notre univers estudiantin de fin d’enfance se raconte donc dans cet ouvrage, un petit peu pour les autres et beaucoup pour nous-mêmes. Je remercie chaleureusement tous mes confrères et consœurs de collège qui fabriquent et configurent, littéralement et textuellement, la trame serrée de ce petit recueil de chroniques. Les identités des protagonistes, les farfelu(e)s comme les austères, les sibyllin(e)s comme les univoques, les tondu(e)s comme les hirsutes, ont été subtilement altérées dans ce livre, de façon à soigneusement préserver le droit inaliénable de tous et de toutes à la discrétion la plus élémentaire. Mais autrement, de ce foisonnant monde collégien d’autrefois, tout se dit ici, tout se contemple par le petit bout de la lorgnette, ou presque.

Segment concret de notre patrimoine collectif, portion briquetée de la petite histoire comme de la grande, le collège de L’Assomption se doit fatalement d’assumer… un peu beaucoup… son chaloupeux héritage. Il est partiellement relayé via les tessons anecdotiques, les émoussés comme les acérés, les doux comme les aigre-doux, qui gisent… notamment… entre ces modestes pages. Les voix qui se rameutent ici, au petit bonheur la chance, ahanent l’énormité des petites choses anciennes, en tournoyant, un peu aléatoirement, comme dans une vieille danse contrite. C’est le tango du collège qui prend les rêves au piège et dont il est sacrilège de ne pas sortir malin (Jacques Brel, 1929-1978)…

La distance du temps est effectivement une invitation implicite à reprendre un peu en main notre place dans l’Histoire. Cela suscite un certain nombre d’observations, tant factuelles que fondamentales. Les observations factuelles, d’abord. Première année de secondaire: 1970. Les cent-trente-huitards sont entrés au collège de L’Assomption exactement quatre ans après la fin de la Révolution Tranquille, au sens strict du terme (1960-1966). Dernière année de cégep: 1977. Nous avons terminé notre formation au collège de L’Assomption moins d’un an après l’élection du premier Parti Québécois (novembre 1976) et l’année de la proclamation de la Loi 101 (1977). Cela nous localise dans ce fameux espace historique très spécial des années 1970.

Les observations fondamentales, maintenant. D’abord, quiconque se souviendra de cette époque-là aura ce qui suit aussi en mémoire. Nous sommes arrivés au collège tout juste après la tempête des années 1960. Le cours classique venait de s’effondrer. Et toutes sortes de bizarreries hybrides se manifestaient, un peu partout, dans la vie ordinaire du collège. Ces intrigantes curiosités montraient assez bien que la génération antérieure, la génération des baby-boomers 1.0. (nés entre 1945 et 1955), était passé par là, charriant sa tempête historique. On pourrait avancer de nombreux exemples. Je n’en citerai qu’un seul, suavement insolite. On entre dans une vieille et vaste chapelle intérieure, avec des colonnades imposantes, qui visiblement exerça jadis des fonctions cérémonielles et religieuses. Or cette immense chapelle s’appelle «la grande discothèque». Alors, c’est très bizarre, pour notre regard et nos oreilles de douze ans, de voir l’architecture surannée de cet espace monumental, avec les décorations pieuses, et tout et tout… et ça s’appelle «la grande discothèque». Le cardinal Paul-Émile Léger (1904-1991) est même venu nous haranguer, en 1970, dans cette ci-devant grande discothèque. Et tout le monde s’en foutait. Les plus vieux le niaisaient à voix basse, en évoquant son fantasme raté d’être le premier pape canadien-français. Surréaliste. Ambiance sociale de transition, je vous en file mon carton. Le cardinal Léger à la grande discothèque du collège, bonjour le choc abrupt de deux époques. C’est seulement après un certain temps qu’on se rend finalement compte que cet espace a été fraîchement renommé, entendre débaptisé-yéyé dans les années 1960, «grande discothèque». Tout cela pour dire que notre arrivée au collège a pris corps sur les ruines d’une tempête sociale historiquement récente, dont on pouvait encore voir certains branchages cassés pendouiller.

Mais il y a plus, bien plus. Maintenant qu’on dispose de la distance historique, on se doit de faire observer que les années 1960 ne furent pas seulement une période d’effervescence et d’émancipation de la jeunesse. Ce fut aussi, au Québec, Révolution Tranquille oblige, l’époque de la mise en place d’un vaste système scolaire public, laïc. Réforme du cours primaire, du cours secondaire, instauration des cégeps. Et ce qu’on doit comprendre, c’est que cet immense système d’instruction publique, allant du primaire au cégep, était tout nouveau, tout beau, tout neuf, lorsque nous sommes entrés au collège de L’Assomption, en 1970. Il n’était donc, à ce moment-là, plus vraiment possible d’aller stagner dans un collège privé, comme ça… sur l’erre d’aller… Désormais, c’était un choix à faire. Le collège privé était maintenant en compétition avec un système public efficace, performant, novateur, intellectuellement progressiste et gratuit.

On avait beau dénigrer ledit système public, on ne pouvait pas vraiment s’empêcher de sentir sa puissance, toute fraiche. «Chez nous, c’est différent, tout ce qu’y a ailleurs, on l’a pas icitte»… c’est surtout cette situation nouvelle que ce slogan détourné commentait… Ils avaient les ressources que nous n’avions pas, ou plus. Et tout cela a eu une forte incidence sur la nature et la dynamique de l’enseignement auquel nous avons été confrontés, au collège. Les curés n’étaient plus triomphants. Ils étaient aux abois. Ils se devaient de se mettre à la page, pour continuer d’attirer leur clientèle payante, aspirant désormais à un enseignement moderne, pour leurs enfants (le tout débouchant sur autre choses que des carrières traditionnelles et vieillottes). Sans ce renouvellement, les enfants des temps nouveaux seraient tout simplement partis dans le système public. Subite émulation par la compétition, si vous voyez le topo en action. Cela a créé une espèce d’effervescence de modernisation, au collège. C’était… faire pop ou mourir. Nous en avons, je pense, amplement bénéficié.

Un autre élément, absolument crucial pour le 138ième cours très spécifiquement, c’est celui que, pour parler moderne, on appellera la double cohorte. Il y a des gens qui avaient fait la septième année du vieux système primaire, il y a des gens qui ne l’avaient pas fait. J’étais du second groupe. Le 138ième cours fut donc le premier cours où, au moment de la sélection, la cohorte était double. Autrement dit, se mélangeaient ensemble des gens ayant fait la vieille septième et des gens n’ayant pas fait la vieille septième. Alors, vous commencez par couper de votre cohorte ceux qui n’ont pas les moyens (le collège privé, ça reste, hélas, un privilège de classe). Et, même quand vous ne gardez que les riches, vous vous apercevez que vous avez un plus grand cheptel étudiant que d’habitude, dans lequel vous pouvez appliquer votre tyrannique dynamique sélective. C’est à mon avis ce qui fait que la 138ième promotion ressort pour ses qualités intellectuelles (si c’est le cas… il faudrait voir ce que les autres promotions en disent). Elle a tiré les atouts involontaires d’une situation de double cohorte et ce, dans un contexte social où s’imposait une modernisation forcée et forcenée de l’enseignement privé, au beau risque d’une dynamique scolaire désormais progressiste et compétitive.

De telles conditions historiques ont transformé notre aptitude collective à faire reculer le pouvoir abusif des curés, même au sein des institutions qu’ils contrôlaient, en nécessité de survie pour le fourgage de la camelote desdits curés. Ajoutons, en saupoudre, les autres éléments circonstanciels. La Crise d’Octobre, les alertes à la bombe (dont une au collège), la montée du nationalisme, la québécisation avancée de la culture, la solidification de l’art de masse. Et cela nous amène à nous dire que le 138ième cours, qui est, en fait, un cours s’étant déployé pendant les cruciales années 1970, a émergé d’une conjoncture historique exemplaire et extraordinaire. L’impact progressiste de cette époque charnière a, je pense, encore énormément d’influence sur l’intégralité de nos sensibilités et de nos intellects d’ex-collégiennes et d’ex-collégiens contemporains. Je parle et reparle de tout cela, sans nostalgie aucune mais avec beaucoup de tendresse, dans ce petit ouvrage. Bonne lecture.

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Paul Laurendeau, Les cent-trente-huitards (Chroniques du Collège de l’Assomption), Montréal, ÉLP éditeur, 2023, formats ePub, Mobi, papier.

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JOURNAL D’UN BIBLIOTHÉCAIRE DE SURVIE (par Charles Sagalane). AMÉRICANITÉ DU TERRITOIRE ET JAPON CATALAUNIQUE

Posted by Ysengrimus sur 15 mars 2023

sagalane-survie

Cette petite flamme en moi que je nomme survie, qu’éclairera-t-elle? Le goût de l’aventure. L’appel du territoire. L’amour des livres. Le compagnonnage littéraire. Voilà de quoi se chauffe un poète promeneur. N’allons pas plus loin. (p. 368)

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L’ouvrage de plus de 400 pages que l’on découvre aujourd’hui est d’une singulière originalité. D’abord, ce qu’il faut absolument comprendre, c’est qu’il s’agit d’un journal de voyage. Ne cherchons pas les filaments filandreux de je ne sais quelle intrique. Ne cherchons surtout pas des vols, des meurtres et autres POLARisations éparses et tant tellement de vogue. N’y cherchons surtout pas un mystère trivial à dénouer attendu que le profond mystère qui s’y déploie est tout, sauf trivial. Nous sommes dans ce que Bertolt Brecht aurait appelé un récit épique. Tout ce qu’on observera et découvrira, tout ce à quoi l’on assistera, dans cet opus, est, tout simplement, la démarche ordinaire du bibliothécaire de survie qui a le temps et qui le prend. J’ai tout le temps de ruminer. En surface, au gré de mes pérégrinations, je pose des bibliothèques et me nourris du territoire. Je trappe des lecteurs, rencontre des écrivains. Mais sous ma croûte personnelle, n’y aurait-il pas quelque lave qui sommeille? (p. 292) Le bouillonnant bibliothécaire de survie, dont nous lisons donc ici le dense journal de voyage, opère surtout dans la nature immémoriale de l’Amérique du Nord continentale. Bon, je vous épargne les subtils détails géographiques et topographiques. Complexes, précises, méthodiques, ses trajectoires sur le territoire sont partiellement assumées, partiellement fantasmées, par le bibliothécaire de survie. Vous découvrirez ce dense feuilleté de nuances ès espaces, à la lecture. Pour rester simple, disons que deux mondes des surfaces se démarquent, celui de la sylve et celui de la ville. Il est effectivement fort intéressant de constater que les contraintes de la mise en place intempestive de bibliothèques de survie… disons… sur l’ile de Montréal (pp 165-168) ne sont pas les mêmes que les contraintes de la construction de petites bibliothèques de survie dans les vastes espaces forestiers et lacustres de notre immense territoire. Que voulez-vous, dans la nature, ce sont les forces… bien… naturelles qui compromettent la frêle pérennité de l’étagère aux littératures. Dans l’espace urbain, ce sont plutôt les forces… disons… sociologiques, bureaucratiques, règlementaires. Je ne vous en chuchote pas plus. Vous découvrirez, à la lecture, ce mystère fondamental de la trajectoire sociale des voyageurs. On peut dire… conséquemment… sans trop de risques de se tromper, que le scripteur ici présent en est venu à faire son choix. Il a balancé un temps entre la bibliothèque de survie urbaine, portée sur le dos chambranlant du ou de la factotum de service, dans le contexte fatal du tapage des rues agitées de l’Urb, et la bibliothèque de survie naturelle, enfoncée profondément à l’intérieur de paysages titanesques où ne repasseront fatalement que quelques improbables privilégiés du portageage et du voyageage, aux profils très analogues à celui du géopoète lui-même. Oh… Le choix est fait, le choix est fait, le choix est fait… Ce sera le petit espace intérieur, épinglé dans les grandes iles et les grandes sylves. Qui sait ce que les tamias joueurs, les chouettes malicieuses, et les géopoètes auront glissé à l’intérieur? (p. 244)

Walking library

L’improbable bibliothèque de survie de l’Urb a vécu

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Les bibliothèques de survies de Charles Sagalane seront donc principalement des tablettes de livres dressées sur des îles, lacustres ou fluviales, et dans le bois. Une portion cruciale de la démarche consistera conséquemment à renouer avec l’esprit spécifique des aborigènes nord-américains. Sans ambivalence, il faut absolument altérer notre compréhension et notre perception du monde, de façon à donner au voyage terrestre, fluvial et lacustre la grande dimension d’intimité globalisante qu’il requiert. Cela doit se faire tant pour la survie du voyageur que pour la nôtre. Pour survivre, l’humain du 21e siècle devra apprendre à retrouver ce contact salutaire avec les forces qui l’entourent (p. 245). Il y a d’ailleurs, chez notre scripteur, cette aptitude très profonde, et très indigène justement, à densément s’imprégner du paysage. Établir la fusion fondamentale entre textes, textualités, et réalités de l’espace que l’on traverse, dans l’intimité du voyage canotier ou pédestre. L’univers forestier, notamment hivernal, ne transige pas, dans la force de son esprit. Ému par cet esprit sûr, en profonde communion avec les lieux, je m’abandonne au trajet et voit poindre l’inukshuk enneigé. Qu’a-t-il besoin de nos lettres, cet être aux prises avec les paragraphes de branches (p. 216). L’inukshuk dit tout, mais toujours en silence… entre les branches. Et une distance critique obligatoire s’installe évidemment, en rapport avec la façon dont la culture contemporaine, occidentale, assure l’intendance de la dynamique aborigène. Le scripteur ne se gênera pas pour signaler les bizarreries, les incongruités et même les éléments révoltants pouvant émerger dans l’univers drolatique et sardonique des ci-devant réserves indiennes. Ce qui porte aujourd’hui le statut et le nom peu glorieux de «réserve» n’en a même plus l’ambition: au bord du fleuve, le territoire de la Première Nation malécite de Viger est réduit au terrain d’un bungalow… Je m’y recueille un moment. J’aimerais tant que le cours des peuples soit réversible, comme le mascaret. Qu’une immense vague de bon sens remonte le flot des erreurs humaines et que l’on redonne les bords de Cacouna au Peuple de l’aube (pp 108-109). Rendons donc, une bonne fois si possible, à Anthropos ce qui est à Anthropos.

Mais empruntons à Anthropos aussi. Osons. Sans flagosser. Ainsi un élément définitoire de tout cet exercice sera la constance tranquille et la stabilité onctueuse de ce que j’appellerai l’analogon japonais. Charles Sagalane est fou de Japon. Il est imprégné très profondément de cette culture et de cette réalité, tant dans la dimension littéraire que dans la dimension historique, voire ethnologique de cette dernière. Notre scripteur se veut très ouvertement un occidental culturellement nipponisé. Et pourtant, il est très conscient du fait que, oh mon ami, ce n’est pas là une chose simple. N’est pas Japonais qui veut. Pour être parfait, restez simple professerait Sensei (p. 313). Qui est donc ce susdit sensei? On y revient dans une seconde. Pour le moment avisons-nous simplement du fait que ce fou de Japon, perdu à l’intérieur d’une dynamique profondément nord-américaine de voyage, fait infuser au fond de soi la densité de ses références japonaises. Ce faisant, il en valorise les éléments à la fois les plus fondamentaux et les plus simples, les plus usuels, les plus dépouillés. Mais les Japonais ont l’art de ritualiser l’ordinaire (p. 245). Il y aura, donc, à l’intérieur de cette œuvre journalière, un filigrane, profond, senti, tissé dans un ensemble très explicite et très précis de références, à la façon japonaise. Cela déterminera radicalement l’art de ressentir les réalités, de les lire, de les dire. Il se manifestera même une sorte de transposition nipponisée de la réalité canadienne. Il en est ainsi, par exemple, sans rire, de la feuille d’érable canadienne. Je comprends qu’au drapeau canadien flotte une feuille rouge d’érable. C’est le symbole le plus fertile de notre territoire. Notre kôyô à nous. Dans l’œil des coureurs des bois que nous avons été, ces grandes mains tendues, rouges, ont plus de sens que les délicats pétales roses des cerisiers tardifs (p. 163). Tout le journal de voyage sagalanien sera émaillé de ce type particulier d’analogon. Tout, dans l’émotion fondamentale vécue, au cours des différentes étapes du voyage, est imprégnée de Japon, ce grand absent du présent voyage empirique. Chez un gastronome subtil comme Charles Sagalane, cela inclut évidemment la nourriture. Je vis mon Japon comme je le peux. Souvent par le ventre (p. 165). Et cela inclut aussi, évidemment, un certain nombre de détails de la topographie. La chose japonaise se joue tant dans la profondeur immémoriale la plus intime des vastitudes naturelles que… en ville… où on se fait annoncer, ce jour-là, que le mont Royal reçoit cinq millions de visiteurs par année. Parce que le mont Royal est notre Fuji. Sa puissance tellurique nous défend de l’urbanité envahissante (p. 176). L’autre mont Fuji intellectuel et textuel ne quittant jamais l’horizon imaginaire de Charles Sagalane, ce sera le grand maître à penser de tout l’exercice. Et le spécialiste, intemporel et inconditionnel, du haïku, le sensei de tout à l’heure, nul autre que le poète Matsuo Bashô (1644-1694). Littéralement, il accompagne intellectuellement et flotte au-dessus de notre bibliothécaire de survie, comme une sorte de mâne ou de petit saint lige. Quel incroyable moment de poésie! Bashô doit en rigoler sur son nuage (p. 183). Est-ce parce que ce poète du Grand Siècle a quitté notre monde l’année même de la publication de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), lui-même si intempestivement élagué en certaines de nos instances vermoulues? En tout cas, ce maitre du haïku est avec nous. Il nous survole, à chaque instant de cette traversée des espaces. Et il sera toujours mobilisé au service d’une émotion intense et calme. Et, pour le coup, toute cette dynamique japonaise cruciale, s’avère, en fait, un des thèmes centraux de l’ouvrage. Ce rapport au Japon, donc à la langue japonaise, va d’ailleurs nous amener à toucher, imparablement aussi, aux délicates questions de traduction littéraire, très importantes pour l’auteur. Et là, on nous restitue, en toute spontanéité et comme fatalement, la bonne vieille hypothèse ethnolinguistique de Sapir et Whorf (chaque langue découpe son propre costume dans l’étoffe du réel). On rêve toujours implicitement de cette douçâtre hypothèse, dont on voudrait tant qu’elle nous apporte les plus suaves délectations. Ajoutons à mes délectations le concept de komorebi. L’un de ces termes intraduisibles: preuve que chaque langue découpe son propre costume dans l’étoffe du réel. On pourrait parler de «soleil filtrant à travers les feuilles des arbres». Plus généralement, le mot désigne l’interaction de la lumière et de la feuillaison qui filtre sous les arbres… (pp 245-246) Ma foi, le syntagme soleil filtrant à travers les feuilles des arbres, c’est aussi pétant qu’un mot unique et, bon, qui jugera de la radicale profondeur des mots et des syntagmes, dans le sein du fond des choses textuelles? Mais, enfin, laissons là messieurs Sapir et Whorf, que Charles Sagalane n’a pas explicitement inclus dans son aréopage d’inspiratrices et d’inspirateurs (pp 409-413). Touchons plutôt du doigt les personnages et complices (p. 416) qui entrent dans cette nippo-danse avec lui. Effectivement, les différents écrivains et écrivaines avec lesquels Charles Sagalane entre en interaction pour configurer son grand-œuvre bibliothécaire jouent, eux aussi, le jeu Japon. Tout ce qui se passe ici fonctionne un petit peu comme une sorte de bataille des Champs Catalauniques du Japon. Au-dessus du monde réel, biblio-colporteur, voyageur et nord-américain, flotte l’âme japonaise, qui poursuit et amplifie le mouvement et ses émotions, dans le monde aléatoire des brumes aériennes, tout comme l’avaient fait autrefois les belligérants magnifiés des Champs Catalauniques… Ainsi, une des autrices, comparse de Charles Sagalane, a bien capté cette affaire d’analogon nippon catalaunisant. Elle propose même de créer un équivalent du hanami japonais, période où la vie quotidienne se suspend à contempler la floraison rose des cerisiers. «Nous pourrions l’appeler notre Pommami» (p. 192). Pourquoi pas, au point où on en est, parmi nos pommiers en fleurs… Cette stable fascination pour le Japon et pour la chose japonaise se manifestera même dans le cas des objets ordinaires manipulés par l’écrivain, au cours de son travail et de sa quête. Cela nous donne à découvrir un certain nombre de petites réalités concrètes, délicieusement prosaïques, comme par exemple, bien, les calepins d’écriture de marque Midori. Le propos s’amuse alors chafouinement à devenir quasi-promotionnel.  Étonnamment, les Midori sont les seuls carnets qui n’ont jamais perdu de feuilles sous mon usage. Ils endurent le canot, les temps humides, le froid et les voyagements sans se détériorer. Je les ouvre à répétition, totalement, sans jamais leur rompre le dos. Sur le granit des îles, ils me servent d’oreiller et de bateau de thé. Comme si leur concepteur avait deviné qu’un bibliothécaire de survie était un rude esthète. Les Japonais, qui ont l’art de l’emballage, ne peuvent s’empêcher de leur adjoindre une couverture de papier paraffiné que je m’empresse de mettre au recyclage. Je me suis plutôt procuré un protège-carnet cartonné qui recueille les souvenirs du Plaza Hôtel et du Hungry Sumo. À mon arrivée, une couverture de cuir prendra le relai — sa couleur d’ambre extraite au fil des jours (p. 315). Pas à dire, on entre bel et bien ici dans une sorte de relation ironique avec le discours publicitaire. Cela prend toute sa dimension bouffonne lorsque, sans sourciller et sans transitionner, l’écrivain nous parle de l’automobile avec laquelle il assure, en méthode, un certain nombre de ses relais de transition entre les périodes de voyages intimes dans la nature. Et évidemment, l’automobile en question, elle est implacablement de marque japonaise et j’ai été frappé par l’évidence: je conduis un véhicule japonais. La Subaru —puisqu’il faut bien l’appeler par son nom— ne se limite pas à son intelligence électronique, ses fluides hydrauliques et sa mobilité à explosion. Il faut lui reconnaître une aisance tenace, une fidélité sans défaut. Quand nous faisons corps sur les voies droites et sans fin des Prairies, elle m’apprend un bonheur de survie inédit: la transe quasi immobile de rouler (p. 295). Japon littéraire, Japon publicitaire, Japon moderne, Japon ancien, tout se rejoint.

Ce savoureux effet Japon nous amène à un autre point extrêmement intéressant et solidement exprimé dans l’ouvrage, celui du profil social du scripteur même. Ce qui est est. Il a voyagé. Il a vu le monde (dont le Japon). Et surtout, notre voyageur se connait. Il connait ses grandeurs, il connait ses limites et il les assume. Il sait d’où il vient, il l’exprime et il se dit. Il est écrivain. Il est poète. Il est communicateur. Il est tertiarisé. Et il ne s’explique pas. Ses justifications, eh bien elles se déploient, par elles-mêmes, dans son œuvre écrite, d’ailleurs superbement maitrisée. Notre scripteur ne cultive pas de velléités pseudo-populaires. Il ne joue pas à être ce qu’il n’est pas. Au contraire, il assume sa position de classe sereinement et ce, avec les conséquences que cela implique. Par exemple, cette fameuse automobile japonaise justement, qu’il doit inévitablement utiliser de temps en temps pour compléter certains des segments de ses voyages… revoyons la bourdonner sur l’horizon clair, un petit peu. C’est une automobile qui fonctionne à la gazoline. Cela porte son lot de conséquences. Elle toussote et crache un peu, je l’avoue, mais je compenserai ses crachats en crédits carbone (p. 294). Tout est dit, ici, sans trop ostensiblement se dire. Partez-moi pas sur les crédits carbones… Ce qui compte surtout ici, c’est la présence diffuse de cette conscience du fait que, oui, il y a des particularités de classes. Elles sont dans le scripteur même. Et elles sont répercutées et très honnêtement répertoriés. Lorsque le bibliothécaire de survie fait référence à certaines de ses rencontres, il est donc très explicite sur le fait que tous les braves gens qui participent à son exercice héroïque de diffusion livresque sont un peu coulés dans le même métal que lui. On aura remarqué que les gens de lettres que je rencontre se ressemblent. Ils défendent un fonds commun de liberté créative (p. 319). Notre scripteur ne se définit pas ouvertement comme un commerçant, mais… il y pense un petit peu. L’idée de vendre des livres… beaucoup de livres… vient parfois voleter dans sa réflexion. La chose pécuniaire ou subventionnaire se rumine discrètement, de temps en temps et ce, tout en restant très explicite sur le fait qu’on a de l’idéal. L’idéal n’est pas de vendre un millier d’exemplaires (p. 247). Oh, oh… La conscience autocritique de classe se manifeste de façon particulièrement aiguë et réussie, chez notre scripteur, lorsqu’il prend intimement contact avec cette mystérieuse mine de granit cachée quelque part au fin fond de son pays d’origine. Il pense alors à feu son grand-père, Jean-Charles, le tailleur de granit. Et c’est là que, tout simplement et de façon fidèlement figurative, il exprime la conscience du fait que, oui, il y a bel et bien eu accession de classe sur trois générations. Et s’est bel et bien opérée là, une appropriation du confort, dans le passage de ce que fut son grand-père vers ce qu’il est, lui, devenu. Une occupation de luxe, où je traite la survie avec la nonchalance d’un enfant comblé. Je suis poète, cher Jean-Charles. Et je navigue parmi les choses sans trop m’y enfoncer. Le granit n’est pas si lourd quand on le fréquente où il dort, dos arrondi, embelli de lichens et veiné de petits atocas. Il n’empoussière pas l’intérieur. Ce n’est qu’un outil de plus dans la patiente révélation du monde. Gâté, je reste lucide. C’est grâce à votre labeur de journalier que je suis ici (pp 201-202). Tout est dit, dur comme la pierre, franc comme l’or.

On est donc ici franco dans un exercice d’écrivain, un exercice de poésie, un exercice qui ne rougit pas de cette gratuité, en son originalité. Et, journalerie journalière du journal, l’exercice se déploie, se décrit. Il se dit, se donne… mais sans bassement rendre des comptes. Or, qui dit poéticité, dit sonorités. Ne suivant pas la cadence, je m’imprègne simplement des sonorités de l’inuktitut. C’est la langue d’un pays sans arbres (p. 227). Notons, ou rappelons… et c’est hautement intéressant… que le rapport établi par Charles Sagalane à la sonorité ne va pas jusqu’au rapport établi à la musique. L’unique manifestation de cette dernière, dans tout l’opus, apparaît sous la forme incongrue d’un tintamarre curieux. Et ce dernier donne nettement le sentiment insolite que l’auteur préfère les sons naturels du silence des vastités aux sons… disons… artificiels. Quand Nietzsche affirme que sans la musique la vie serait une erreur, il n’avait pas songé à la radio tonitruante d’un équipage à plein gaz… Par bonheur, les humains contemplent, lisent, écrivent; sinon, ils produisent du bruit. Le hors-bord se perd au loin. L’eau achève de remuer (pp 204-205). Foin des effets de bastringue nietzschéens, donc. Tout ceci, finalement, porte sur l’écriture textuelle, ses ficelles, sa dentelle… ses silences aussi. Et si on se pose la question de ce que fait ce livre, la réponse coule de source. En réalité, fondamentalement, il nous parle de lui, de lui le livre. II nous parle de l’écriture de nul autre que de lui-même. On notera, par exemple, toute l’énergie avec laquelle le scripteur configure le moment cardinal et ultime de se mettre à l’écriture du livre (pp 335-336). Et on finit par évoluer dans un espace, un dispositif où tout écrit. Tout le monde écrit, tous les êtres écrivent. Même les chevreuils, sibolaque. J’ai appris que les chevreuils écrivent d’un trait direct et sans ratures. À qui entend leur syntaxe de sabots, ils relatent la forêt avec une justesse infaillible. On ne les verra pas se perdre à fouiller le coin (p. 217). L’objet d’écriture le plus fondamental et le plus crucial est évidemment un objet d’écriture japonais. C’est-à-dire le haïku, au sujet duquel on produit une réflexion très articulée et très développée, qui n’est pas sans rappeler celle que nous avait déjà livré Jack Kerouac, en compagnie de Ray Smith et de Japhy Ryder dans son célèbre ouvrage The Dharma Bums (1958). Nous revoici donc en la lancinante compagnie de ces petits poèmes de 17 syllabes qui en ont tant à dire. Quand il faut tenir le monde en. 17 syllabes, le kigo se charge du décor. Toile de fond. Perspective qui campe le tableau. Un seul mot, distillé à dessein, et l’exacte fragrance embaume toute la pièce. La première familiarité que le lecteur prend avec les haïkus, c’est de les voir regroupées par saison. C’est à cela aussi que servent les kigo. Découvrant Bashô au gré des florilèges, j’ai réalisé bien plus tard que ses haïkus étaient inscrits dans le déroulement d’un journal ou d’une suite poétique. C’est dire si le haïku, même dans une trame serrée, conserve son autonomie. Il voyage seul, comme une île. Aux lectrices et lecteurs de survoler la prose de mes Relations pour accoster sur quelques vers, selon les jours et les saisons (pp 379-380). Descripteur très explicite sur sa réflexion, très sensible et très senti sur sa démarche, notre scripteur écrit des haïkus en boucles et, aussi, il revient en boucles sur les problèmes de traduction littéraire. Bon, en termes de traduction, je me sens un petit peu obligé de lui rappeler quand même un fameux aphorisme que l’on doit au grand linguiste français Émile Benveniste. Je glose ici librement. La défaite de la traduction, c’est le mot et le texte court. La victoire de la traduction, c’est la phrase et le texte long. Effectivement, la traduction des petits mots et des textes courts ne gagnera jamais complètement. Alors que la traduction texte à texte, sur la longueur, gagnera toujours. Absolument tout se joue dans les volumes, en traduction. C’est que, comme le disait si bien Hegel, s’il nous manque des mots, nous forgerons des tournures pour le dire… et cela, fatalement, requiert du temps et de la surface. C’est cette problématique du volume des textes qui fait que l’on se doit de dominer délicatement les problèmes de traduction, quand on travaille sur des poèmes orientaux de 17 syllabes. Charles Sagalane nous présente, avec brio, un solide échantillon de ses problèmes de traduction de textes courts (pp 100-103). C’est encore et toujours l’effet Japon qui flotte sur l’exercice ciselé où il a fait ses armes de poète et de traducteur. Et, justement, sur les obsédantes micro-questions de précision linguistique et lexicale, je vais devoir poser une petite crotte (ce que je ne fais habituellement jamais en recension. Mais ici le plaisir ami est vraiment trop vif. Je suis certain qu’on me la pardonnera). Comme cet ouvrage est superbement écrit, ciselé, impeccable… Comme il est rédigé dans une langue qui est de la soierie… Et… surtout… comme je n’y ai trouvé qu’une erreur lexicale unique… Je ne me priverai pas du plaisir chafouin de la partager avec vous, invitant respectueusement l’auteur à remplacer ce mot, abruptement fautif mais totalement isolé dans l’intégralité de son opus, lors d’une réédition. Cherchez ici l’erreur. La discernez-vous? On évoque un patelin qui s’appelle Cap Éternité. Ça ne s’invente pas. Attention, action. Le symbole a de l’ampleur. La formule, du panache. Ce patronyme de cinq syllabes est imparable dans un haïku. Cap Éternité (p. 363). Eh, bien, il s’agit ici en fait d’un toponyme, pas d’un patronyme. Un patronyme, c’est pour les noms de personnes. Oh, oh… machigaï… Mais, ceci dit, bon, on va pas en faire une fondue non plus, hein… L’ouvrage est d’autre part parfaitement impeccable, du point de vue de notre sacro-sainte conformité scribe, orthographique et toutim. Il se lit merveilleusement, en plus. Suavement, aisément. Donc, plus un mot-lexème sur cette petite défaite de mot-lexème, comme aurait pu le dire autrefois sensei Benveniste.

Et puis revenons, pour conclure, si vous le voulez bien, à cet exercice du journal de voyage, dans ce qu’il a de fondamental. Ce que l’on rencontre très intimement, très profondément, dans cet ouvrage extrêmement original, c’est, tout simplement et tout prosaïquement, une version moderne et rafraichie des particularités de la survie. Il s’agit là d’une réalité qu’on connaît beaucoup moins qu’avant. On en perd la touche, alors que nos ancêtres sont censés être des voyageurs, des coureurs de bois et des gens ayant tapissé comme ça toute l’Amérique de leur savoir-faire polymorphe et de leur curiosité sagace. Or, justement, Charles Sagalane, pour avoir sué sang et eau à suivre les pistes ardues et tortueuses de ces mythiques escogriffes que rien n’arrêtait, connait solidement son affaire. Et il est très explicite sur l’admiration qu’il a envers ses prédécesseurs voyageurs. Qu’elle me paraît incroyable, l’endurance des ouvreurs de pistes, voyageurs et trailblazers de notre continent! Ils faisaient en canot ce que je peine à réaliser en auto (p. 328). Toujours lucide et toujours serein, notre bibliothécaire de survie connaît les grandeurs et les limites de son exercice. Il sait qu’il besogne dans l’éphémère. Il sait que ses livres vont finir aux quatre vents, bizounés, éparpillés tout partout, déchirés par la tempête, submergés par les saisons, congelés par la neige, équarris par l’étouffante chaleur estivale, altérés par les inondations et… lus quelque peu. Nous sommes ici dans la beauté cruciale et incontournable de la miniature d’action et du résultat précaire. Une telle aventure possède une essence précaire qui en fait la valeur (p. 50). Fatalement, la matérialité des faits nous rattrape. Et le scripteur déploie subtilement cette aptitude à bien faire sentir l’effet corporel et intime du voyage. Il se blesse un pied, au tout début de sa trajectoire. Et graduellement, il imprime en nous l’intensité rocailleuse de la survie. Elle se manifeste tant en matière de nourriture, que de transport, que de belles lettres. En survie, même le livre a un poids. Les grands bourlingueurs le savent, qui privilégient la lecture en papier bible, les éditions de poche dont on se déleste et les formats numériques (p. 66).

Et alors, bon, puisque l’auteur émaille le tout de son ample démarche biblio-portageuse des haïkus (de lui ou de ses pairs) que le voyage et la survie lui rappellent ou lui inspirent, je crois que, de ma modeste personne, après avoir longuement médité moi-même l’intégralité de ce texte somptuaire, je me dois de faire le plus grand des petits choix, à mon tour. Aussi, je me suis demandé… lequel est le haïku sagalanesque qui nous fait le coup subtil de résumer, en quelques syllabes senties, l’intégralité de l’aventure, tant matérielle qu’intellectuelle, du ci-devant bibliothécaire de survie. Et, catalaunique jusqu’au bout des tifs, j’opte finalement pour celui-ci: étagère pleine chaque théière possède la forme du thé (p. 169, disposition modifiée). Et ici, c’est toujours moi qui cite, mais, cette-fois-ci c’est aussi moi qui parle… pour dire… Pas un de mes haïkus ne peut rivaliser avec cela (p. 163).

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Charles Sagalane, Journal d’un bibliothécaire de survie, Éditions la Peuplade, coll. Récit, 2021, 421 p.

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POÉSIE ET JEUX LITTÉRAIRES DE SIORIS

Posted by Ysengrimus sur 7 mars 2023

 
De tes vécus, tu as franchi
Plus qu’une vie à l’image
De tes passions et fantaisies
Sioris

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L’architecte, scénariste et poète Paul Henri Denis Sirois [dit Sioris] fait circuler, ces temps-ci (2020-2021), sous le manteau, dans les Basses-Laurentides, le recueil de ses Poésie & jeux littéraires. Déjà, en partant, il y a ceux qui en seront et ceux qui n’en seront pas car, mutin et matois comme un singe, selon sa manière, Sioris procède à une distribution sélective et hautement parcimonieuse de son œuvre, artisanalement éditée. Cette fois-ci, j’ai eu droit à mon exemplaire avec dédicace personnalisée. J’en ai tiré un plaisir indubitable. Sioris est un poète très libre, labile, moiré, qui assume la variation des formes de notre patrimoine poétique avec souplesse, décontraction, originalité et bonheur.

Ainsi, d’abord, notre bon ami de la chose verbale n’hésite pas une seconde, quand cela lui chante (et quand cela rencontre la cohérence thématique exigée) à mobiliser une facture de versification toute classique. Quand la tristesse, la lassitude intérieure et le deuil doivent parler, rien ne vaut la petite touche baudelairienne, qui est toujours un peu avec nous.

LETTRE POSTUME À LISE MARCEAU

J’étais tenaillée de mes fatigues physiques
Assise au fauteuil lourd de mes rêves absents
Un minet à mon cou ronronnant doucement
Sous les lueurs du soir et pensées nostalgiques
J’aimais m’inoculer de bizarres musiques

J’ai toujours adoré plein de silence à vivre
En des appartements devenant un ilot,
Où parfois mon cœur seul s’abreuvait de sanglots
Refermant ma vie, comme celle d’un vieux livre,
En plongeant dans l’honneur des vertus à poursuivre

Que m’importaient l’amour, la plèbe, les chagrins
Ils vivaient tous en moi et cela m’attristait,
Noyant mon existence triste dans la paix,
Pour voir se dérouler mes ennuis assassins
Dans la pénombre où chantait l’âme, son refrain.

J’étais celle dont la vie fut une prière
J’étais celle qui voulait rire sans mentir
Apprenant lentement à ne pas dépérir
Mais mon âme lassée, comme sous une pierre,
Appelait vainement une ombre familière.
(p. 72, dans Portraits d’amitié)

Admettez avec moi que Nelligan n’aurait pas fait mieux que ça. Même quand il évoque le malheur, Sioris est indubitablement heureux de versifier. Et il va, de surcroit, ne pas hésiter à solidement forcer la poéticité dans l’angle du répétitif, du récursif et de l’incantatoire. Il y a, chez ce versificateur, une aspiration sentie à dominer la redite bien tempérée et à lui faire expurger cette dimension de lancinance ondoyante qui tire infailliblement la richesse de la pauvreté.

ÊTES-VOUS SI PAUVRES?

Est-elle si pauvre
Votre existence,
Qu’il ne vous reste plus
Qu’un goût rance
De souvenance?

Est-elle si pauvre
Votre souvenance
Que vous en avez oublié
Même l’enfance…
Son innocence?

Est-elle si pauvre
Votre innocence
Que vous n’en gardez plus
Que l’aberrance
Ou l’ignorance?

Est-elle si pauvre
Votre ignorance,
Que vous ne savez même plus
Sa provenance…
Son existence?

Êtes-vous si pauvre?
(p. 48, dans Les jeux littéraires de Sioris)

Voilà qui est volontairement redondant, méthodiquement étagé, limpide et parlant. La redite peut donc bel et bien se concentrer et buriner, marteler la question sociale et l’interrogation acide. La redite peut aussi s’ouvrir en éventail ou en ombelle et aller chercher toutes les facettes, physico-culturelles et socio-historiques, de l’objet d’inspiration. Il n’est pas dit que la disposition du vers ne rencontrera pas la diversité du fait.

LES MAINS

Graveur et peintre allemand
Mains jointes en prières
Comme celle de Dürer

Érigeant des bâtiments
Mains de charpentiers
Édifiant des cités

Pour réparer nos souliers
Mains des cordonniers
Pour aider les pauvres gens

De leurs gestes en excès
Mains des sourds-muets
Dans leurs signes non verbaux

De ses doigts au bout des mains
Mains d’un musicien
Sur les touches d’un piano

Dans les paumes d’un artiste
Mains d’un ébéniste
Caressant le bois ouvré

Sous le joug des policiers
Mains du délinquant
Lorsqu’elles sont menottées

Dans les bras de sa maman
Mains d’un nouveau-né
Agrippant un doigt aimant

Pour la solidarité
Mains au poing levé
Refusant l’abnégation

Comme celles des docteurs
Mains des spécialistes
Coiffeurs ou décorateurs

Enlaçant leurs cœurs joyeux
Mains des amoureux
En marchant main dans la main
(pp. 126-127, dans Textes variés au fil des années)

Un fait s’impose alors, graduellement, à la lecture: Sioris chante, en fait. Aussi, on ne se surprendra pas du fait qu’il a mis en forme un certain nombre de… chansons, justement. D’ailleurs, dans le cas de ces dernières, il ne se contente pas de les mettre en forme. Il les met aussi en scène. Dans la chanson parlée et chantée qu’il dédie tendrement à son fils, Sioris dicte une tonalité du jeu (du jeu d’un acteur-chanteur). Pour chacune des strophes de la ballade suivante, un peu comme dans la musique italienne de la Renaissance, un ton est dicté. Dans l’ordre: moment parlé, chant doux, chant fort, moment parlé derechef, chant doux derechef…

À MON FILS

Mon fils! N’écoute pas les gens parler
Lorsqu’ils ne savent pas te consoler,
Écoute plutôt parler ton cœur,
Car lui seul connait ton bonheur.

Mon fils! Ne pleure pas le temps passé,
Car on ne peut vraiment pas le changer,
Sèche les larmes dans ton cœur,
Pour ne pas noyer ton bonheur.

Mon fils! Crois en l’amour, ta liberté,
Même si parfois tu sembles enchainé,
Tu as les talents de ton cœur,
Ceux de tes passions et bonheurs.

Mon fils! Crois en demain, ta destinée
Et ne doute pas qu’on puisse t’aimer.
Sème en toi les élans du cœur,
Ils sont les fruits de ton bonheur.

Mon fils! Marche toujours avec fierté,
La tête haute dans l’adversité,
Mais n’oublie jamais ton bonheur,
Sur les longs chemins de ton cœur.
(p. 81, dans Chansonnettes, Contes et comptines)

Bonheur, cœur… il suffit ensuite d’avoir un enfant et le texte se construit. Et on observera, par la suite, de plus en plus, qu’à la fascination ludique du versifié et, voire, du rimaillé, oui ou non scandé, s’ajoute, chez Sioris, un indubitable bonheur des images. Je ne vais pas tout vous livrer. Simplement, dans les deux fragments suivants, pistez attentivement les anges qui déploient leur feuilleté bruissant, immaculé et ailé, tout en s’associant à des animaux et aussi à de petites aventures gastronomiques et gustatives, au sein desquelles on ne les attendait pas nécessairement. Gâteau des anges?

Au beau jardin des ailes d’anges,
Leurs flammes d’or fleuries d’orange,
Près d’un marais, dans sa margelle
Et d’un bassin où l’eau ruisselle.
Et puis soudain, le vent s’affole,
Et des oiseaux, soudain, s’envolent.
Un bruit confus… presque diffus,
Un vent malin… d’ombre qui tue.
(p. 103, extrait, dans Textes variés au fil des années)

Ces mondes parfois étranges
Où les chevaux sont des anges
Et les fraises ont goût d’orange,
Où les chats sont des oiseaux
(p. 22, extrait, dans Poèmes d’inspiration ou Poésie d’influence)

La longueur des textes de ce recueil varie amplement. Si Sioris sait faire couler sinueusement le poème long, il a aussi une particulière aptitude à faire triompher le texte court. Ami fidèle des haïkus et des sonnets, il sait mobiliser toutes les formes poétiques dans certains textes brefs et fulgurants qui s’amusent à scintiller devant l’œil, en une mystérieuse verroterie lumineuse, bien jalouse du secret de sa propre valeur.

SOLEIL EN FLEURS

Le grisant soleil
Explosant en parcelles
Sa fleur d’étincelles
Étiole, ensorcelle
En neige de perles
Sa féerique ombelle
En pleurs de soleil
(p. 54, dans Les jeux littéraires de Sioris)

Après ses remerciements (p. 4), son avant-propos (p. 9), un texte d’ouverture intitulé Le chant du cygne (p. 11), et un prologue en forme d’entretien avec soi-même (p. 13), Sioris nous livre ses quasi-pastiches dans Poèmes d’inspiration ou Poésie d’influence (p. 16), ses astuces de constructions littéraires (sonnets inversés, versifications aléatoirement ou méthodiquement réversibles, etc) dans Les jeux littéraires de Sioris (p. 42), l’évocation de ses amitiés, acquises ou perdues, dans Portraits d’amitié (p. 70), son rapport éminemment textuel à la musique et à la mélopée dans Chansonnettes, Contes et comptines (p. 78), et finalement le trop plein que lui livrèrent les muses dans Textes variés au fil des années (p. 100). Le recueil est parsemé de discrets petits dessins, d’inspiration parfois animalière, parfois humaine, parfois architecturale, parfois formaliste, qui font subtilement sentir un net compagnonnage du poète avec les autres formes d’art.

À lire indubitablement… si possible… car ne passera pas entre toutes les mains…

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Paul Henri Denis Sirois, Poésie & jeux littéraires de Sioris, in-plano avec reliure spirale, Saint-Eustache, chez l’auteur, 2020, 130 p.

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Pourquoi le langage comme catégorie philosophique?

Posted by Ysengrimus sur 1 mars 2023

Phylactere

Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.
Ludwig Wittgenstein, Tractacus Logico-Philosophicus, aphorisme 4.1212

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Il faut admettre en ouverture que la situation philosophique du dernier siècle est particulièrement extraordinaire. Le langage, qui n’avait pas spécialement attiré l’attention des figures majeures de la philosophie moderne (Bacon, Descartes, Spinoza, Diderot, Helvétius, Hegel, Marx n’en font jamais une catégorie centrale et c’est contorsionner singulièrement leur pensée que de prétendre le contraire), est devenu subitement, et avec un degré de généralisation consensuelle particulièrement abrupt, la catégorie centrale des dispositifs philosophiques vingtiémistes. Il y a là un fait –l’émergence (Laurendeau 1990a) du langage comme catégorie philosophique– qui interpelle quiconque s’intéresse aux disciplines sémiotiques dans le sens le plus large du terme. Et le ton d’évidence triomphaliste des tenants du linguisticisme (Hottois 1979) en philosophie ontologique et gnoséologique (pas seulement en philosophie du langage donc) ne change rien au fait qu’il y a là un problème et peut-être même pire: une erreur ou, disons, pour faire moins cinglant, une errance.

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Gnoséologie, ontologie, et langage, dans la philosophie moderne

La gnoséologie ou doctrine de la connaissance (Laurendeau 1990e) est la première affectée par ce glottocentrisme (Laurendeau 2000d) des dispositifs philosophiques, se déployant de façon parfaitement autonome en philosophie, c’est-à-dire dans une indifférence assez entière à l’égard des sciences du langage et de la linguistique.

« Aujourd’hui la problématique du langage s’est partout substituée à celle de la conscience: la critique transcendantale du langage remplace désormais celle de la conscience. Les «formes de vie» de Wittgenstein, qui correspondent aux «mondes vécus» de Husserl n’obéissent plus aux règles d’une synthèse de la conscience en général, mais aux règles de la grammaire régissant des jeux de langage. C’est la raison pour laquelle la philosophie linguistique ne comprend plus le lien entre l’intention et l’action comme la faisait la phénoménologie, c’est-à-dire en partant d’une constitution de structures significatives, et donc en se plaçant dans le cadre transcendantal d’un monde construit à partir d’actes de conscience. La connexion entre des intentions que rencontre également l’étude de l’activité intentionnelle n’est plus élucidée au moyen d’une genèse transcendantale du «sens», mais au moyen d’une analyse logique de significations linguistiques. Comme celle de la phénoménologie, l’approche linguistique conduit à la fondation d’une sociologie compréhensive qui étudie l’activité sociale au niveau de l’intersubjectivité. Toutefois, l’intersubjectivité ne se constitue plus, ici, à partir des perspectives entrecroisées, virtuellement interchangeables, appartenant à un monde vécu; elle est donnée par les règles grammaticales d’interaction régulées par des symboles. Les règles transcendantales qui structurent les mondes vécus peuvent alors être appréhendés à travers l’analyse du langage, dans les règles qui régissent les processus de communication. »

(HABERMAS 1987: 154)

La mutation est majeure et elle s’installe sans remise en question sérieuse. Tout se joue comme si le langage avait remplacé la substance comme modèle fondamental de l’existence et comme si la communication s’était substituée au dynamisme pour fournir une représentation fondamentale du mouvement. L’ontologie (doctrine de l’être) sera, elle aussi, vite affectée. Habermas, discutant Peirce, en vient à la conception de l’être qui (comme l’inconscient lacanien – ce qui n’est guère fortuit) est structuré comme un langage.

« Ce qui est attesté dans l’emploi dénotatif d’un signe, c’est la facticité des faits, c’est-à-dire la pure prégnance d’une existence qui se présente au sujet sans médiation, mais non ces qualités substantielles qui sont aussi présentes dans les états de conscience particuliers. La contrainte de la réalité ne se manifeste pas seulement par la résistance des choses en général, mais par une résistance spécifique contre des interprétations déterminées. Outre la facticité des choses, elle inclut une dimension substantielle sans laquelle l’apport d’information ne peut donc pas être pensé. Pour cette raison, Peirce n’hésite pas à introduire une troisième catégorie à côté de la fonction connotative, et de la fonction dénotative de la connaissance médiatisée par des symboles – celle de la qualité pure.

«Il y a par conséquent… trois éléments dans la pensée: premièrement la fonction représentative, qui fait d’elle une représentation; deuxièmement l’application dénotative pure ou la connexion réelle, qui met une pensée en relation avec une autre, et troisièmement la qualité matérielle ou le sentiment de la nature des choses (how it feels), qui donne à la pensée sa qualité.» [cité de Peirce, «Consequence of Four Incapacities»]

Dans un autre passage, on trouve une formulation qui suggère que les trois catégories, représentation, dénotation et qualité sont également dérivées des fonctions du langage. Un signe peut apparaître comme un symbole qui représente, comme un indice qui renvoie et comme une icône qui donne une copie de son objet.

«Or un signe comme tel a trois références: premièrement il est un signe en relation avec une pensée qui l’interprète; deuxièmement il est un signe pour un objet pour lequel il est l’équivalent de cette pensée, troisièmement il est un signe dans un aspect ou une qualité qui le mettent en relation avec son objet.» [cité de Peirce, «Consequence of Four Incapacities»] »

(HABERMAS 1976)

Il va sans dire qu’un nombre significatif de catégories gnoséologiques (entendement, percept, concept, méthode) et ontologiques (matière, mouvement, détermination, praxis) vont se trouver soit bouleversées sois évacuées dans cette nouvelle dynamique de représentations et d’options philosophiques. Il est déjà douloureux de constater que les ontologues et les gnoséologues capitulèrent face à cette nouvelle foucade de la pensée fondamentale. Mais il faut quand même se demander, que firent les linguistes de cette révolution, catapultant leur objet d’étude dans une position aussi épistémologiquement  fondamentale.

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L’attitude des linguistes face au linguisticisme philosophique: Je ne suis pas philosophe!

Ici aussi le bilan est somme toute assez limpide. Le linguiste fera finalement bien peu quand on prend la mesure de la magnitude du phénomène intellectuel en cause. Alors que toute la gnoséologie fondamentale est en train de se transformer en une sémantique, le linguiste se contentera de dire: le philosophe se fait philosophe du langage et ce dernier n’est donc jamais qu’une sorte de linguiste. Allons à la pêche chez ces vénérés et astucieux confrères sans trop s’en faire avec l’épistémologie de la chose. Peirce, Carnap, Morris, Austin, Searle, Wittgenstein, Husserl: à moi! Après tout, la crise de la philosophie ontologique n’est pas ma responsabilité. Je ne suis pas philosophe! Je suis investi d’un rôle circonstancié au sein d’une discipline délimitée, et j’assume modestement cet état de fait. L’importation et l’hypertrophie de la pragmatique et du logicisme (Laurendeau 1997b) dans les sciences du langage ne sont pas des phénomènes incontrôlés, s’ils servent mon activité descriptive! Il serait, dans de telles conditions, parfaitement erroné de voir dans l’émergence du langage comme catégorie philosophique un ascendant ou une influence des linguistes ou de la linguistique sur la philosophie ou la philosophie du langage (le vieux mythe de la linguistique, science-pilote est éventé depuis des lunes). C’est au contraire la linguistique qui se sera alimentée des innovations de la philosophie du langage tout au long du siècle dernier, confirmant et découvrant au fur et à mesure l’ampleur de la poussée glottocentriste en philosophie onto-gnoséologique. Il faut assumer clairement que l’origine de l’émergence du langage comme catégorie philosophique est mondaine plutôt qu’intellectuelle (Laurendeau 1990a).

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Un parallèle révélateur, à la fois suffisamment proche et distant: l’étiologie au 17ième siècle

Il n’est pas inutile d’exploiter un parallèle dont à la fois la proximité et la distance stimuleront la réflexion. L’empirisme et le rationalisme classiques (Bacon, Locke, Descartes, Spinoza) considèrent la catégorie de cause comme cruciale à toute description fondamentale du monde. L’étiologie (doctrine des causes) était une part centrale de tous systèmes ou de toutes réflexions philosophique au 17ième siècle. La notion même de système ontologique, battue en brèche notamment après Hegel au 19ième siècle, reposait sur un dispositif de causalités voulues descriptibles. Pour bien faire sentir la distance de la sensibilité philosophique contemporaine face à l’étiologie des premiers modernes, un seul exemple suffit. Spinoza:

« QUELLES SONT LES CAUSES DU CHANGEMENT? – Pour entendre plus distinctement ce qui reste à dire ici, il faut bien voir que tout changement provient ou de causes externes –que le sujet le veuille ou non– ou d’une cause interne et par le choix du dit sujet. Par exemple, noircir, être malade, grandir et autres choses semblables sont dus chez l’homme à des causes externes; et ceci contre la volonté du sujet ou au contraire selon son désir; mais vouloir se promener, être en colère, etc., sont dus à des causes internes.

DIEU N’EST PAS CHANGÉ PAR UN AUTRE ÊTRE – Les changements de la première sorte qui dépendent de causes externes n’ont point de place en Dieu, car il est seule cause de toutes choses et n’est passif vis-à-vis de personne. En outre, aucune chose créée n’a en elle-même la force d’exister et donc encore moins la force d’exercer une action en dehors d’elle-même ou sur sa propre cause. Et si l’on trouve souvent dans l’Écriture sainte que Dieu a éprouvé de la colère ou de la tristesse à cause des péchés des hommes et autres choses semblables, c’est qu’on a pris l’effet pour la cause; comme quand nous disons que le soleil est plus fort et plus haut en été qu’en hiver, bien qu’il n’ait pas changé de place ni acquis de nouvelles forces. Et l’Écriture sainte nous l’enseigne souvent comme on peut le voir dans Isaïe; il dit en effet (chapitre LIX, verset 2) adressant au peuple des reproches: Vos crimes vous ont séparé de votre Dieu.

DIEU N’EST PAS CHANGÉ NON PLUS PAR LUI-MÊME – Continuons donc et demandons-nous s’il peut y avoir en Dieu un changement qui vienne de Dieu. Or nous n’accordons pas que ce soit possible et même nous le nions absolument; car tout changement qui dépend de la volonté du sujet a pour but de rendre son état meilleur, ce qui ne peut être dans l’Être souverainement parfait. De plus, un tel changement ne se fait que pour éviter quelque dommage ou pour acquérir quelque bien qui fait défaut; or l’un et l’autre ne peut avoir lieu en Dieu. D’où nous concluons que Dieu est un être immuable. »

(SPINOZA 1954: 188-189)

Les conditions historiques qui sous-tendent le programme spinoziste sont connues. Bourgeoisies commerçantes en ascension, montée en force des arts et des métiers manufacturiers, déclin des pouvoirs et des cadres de représentation féodaux. La nature de la lutte des classes révélée par les tendances de doctrines nous montre conséquemment un rationalisme causaliste où la théologie déjà en crise est soumise à l’exercice d’une réflexion dont l’origine mondaine n’échappe pas aux historiens obligatoires que nous sommes nécessairement ici, par faute et vertu de la distance. On est passé de la mécanique à la pensée mécaniste. Hydraulique, construction navale, horlogerie, astronomie, optique (le métier de Spinoza), mécanique automate sont de facto sinon de jure les principales sources d’inspirations méthodologiques d’où Spinoza soutire l’appareillage conceptuel lui permettant de traiter un problème qui ne nous interpelle plus, celui de la sui-causalité divine. Or il est quasi assuré que les penseurs du futur jetteront sur la catégorie langage vingtiémiste le même regard distant que nous jetons ici sur le dieu hors-cause de Spinoza. La philosophie vieillit. Elle encapsule les enjeux et les crises matérielles d’une époque sur le modus operandi de l’hypostase (Laurendeau 1990g). L’étiologie et sa catégorie centrale, la cause, sont une doctrine et une catégorie d’époque. Il n’est pas étonnant que le terme qui la désigne (qui fut un jour le quasi-synonyme idéal pour ontologie, de par le statut fondamental qui lui était imparti) sert aujourd’hui à faire référence à un sous-ensemble fort modeste de la description du réel: les symptômes médicaux. Aujourd’hui cause et effet ont encore leur présence dans la réflexion philosophique (il est proprement impossible d’évacuer une catégorie philosophique) mais toute tentative de les replacer au centre de l’ontologie serait perçue comme une dangereuse déviation mécaniste. La doctrine des causes n’a pas été évincée, elle a été sursumée (AufhebtLaurendeau 1990g)

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Le linguisticisme au 20ième siècle

Le 20ième siècle sera, de la même façon, le siècle qui aura posé les problèmes ontologiques en les engluant dans le caramel linguisticiste. Le contraste entre le glottocentrisme d’un Wittgenstein et l’ontocentrisme d’un Saint Augustin est particulièrement saillant, autour de l’analyse de la catégorie de temps. Le premier cherche, non sans un certain fatalisme agnostique (au sens philosophique du terme), a formuler une définition pour «temps» et «mesure» là où le second cherchait à stabiliser une praxie (Laurendeau 1990i), celle de la mesure du temps.

« Nous sommes à l’évidence incapables de préciser et de circonscrire les concepts dont nous nous servons, non pas du fait que nous ignorons leur définition réelle, mais du fait qu’ils ne comportent pas de «définition» réelle. Supposer qu’il est indispensable qu’il y en ait une, cela reviendrait à supposer que des enfants qui jouent à la balle appliquent toujours dans leur jeu des règles strictes.

Quand nous parlons du langage comme d’une symbolisation qui se conforme à des règles, on peut découvrir ce que nous entendons par là par référence à la science et aux mathématiques, mais il est assez rare que dans son usage ordinaire le langage concorde avec ces modèles d’exacte précision. Alors pourquoi, dans ces recherches, confrontons-nous toujours l’usage des mots avec un usage qui se conformerait à des règles strictes? La réponse ne serait-elle pas que nous essayons ainsi de résoudre des énigmes qui proviennent justement de notre façon de considérer le langage?

Prenons par exemple la question: «Qu’est-ce que le temps?» Celle que se sont posée Saint Augustin et divers autres auteurs. À première vue, on demande simplement ainsi une définition; mais une question se pose aussitôt: «Que peut nous apporter une définition qui ne peut que renvoyer à d’autres termes non définis?» Et pourquoi s’étonner de l’absence d’une définition du temps si l’on ne s’étonne pas de manquer d’une définition du mot «chaise»? Pourquoi ne pas manifester la même curiosité dans tous les cas où nous utilisons des termes qui n’ont pas été définis? La définition précise en effet la logique d’emploi d’un mot dans la phrase. Et en fait c’est cette logique grammaticale du mot temps qui aura de quoi nous surprendre. Nous ne faisons qu’exprimer cet étonnement en posant la question un tant soit peu incongrue: «Qu’est-ce que?» C’est là le symptôme d’un malaise que nous éprouvons parce que tout n’est pas clair autour de nous, c’est à peu près l’équivalent des «pourquoi?» que les enfants répètent sans cesse. Ils dénotent eux aussi un certain malaise de la pensée et ne se préoccupent pas nécessairement de découvrir une cause ou une raison. (Hertz, Principes de mécanique). Mais ce qui nous étonne dans les usages logiques du terme «temps», ce sont ce que nous pourrions appeler leurs contradictions apparentes. Saint Augustin s’étonnait d’une de ces contradictions lorsqu’il posait la question: «Comment peut-on mesurer le temps?» Car on ne saurait mesurer le temps écoulé qui se trouve dans le passé, ni le temps futur qui n’existe pas encore, et comment mesurerait-on le présent qui est privé d’étendue?

La contradiction qui parait ici évidente, nous pouvons dire qu’elle provient d’une confusion entre deux usages d’un même terme. Il s’agit dans ce cas du terme «mesurer». »

(WITTGENSTEIN 1965 : 79-80)

Tout antique qu’il est, Saint Augustin préserve, sur la question qu’il traite, une fraîcheur, une intimité avec la praxis que le scientisme verbaliste perd. L’origine mondaine de la situation exposée ici n’échappe pas plus à l’entendement, quand on y regarde avec l’attention requise: la culture de masse des services (fort mythiquement et improprement désignée civilisation post-industrielle) accentue l’importance des communications, de l’information, de l’argumentation, de la publicité, de la propagande. Les lutte de classes et de doctrines vont dans le sens d’une promotion de vues techniciennes, bureaucratiques, pragmatiques, médiatiques et populaires (démocratiques-démagogiques). La spéculation est désormais une activité plus économique qu’intellectuelle et toute pensées des profondeurs est suspecte d’élitisme et de confusionnisme. Avec le néo-nominalisme qui se met en place dans les représentations philosophiques, c’est la noologie qui est en crise. Les sciences de l’esprit (psychologie, philosophie) sont en faillite. Le philosophe ne peut plus échafauder le système du monde. Il se contentera donc de faire la sémantique des termes désignant ledit monde dans d’autres sciences… Le domaine du savoir mécaniste issu de l’atelier manufacturier a produit un Spinoza, le fondateur les plus achevé de la pensée rationaliste dans son conflit avec la théologie scolastique. Le domaine du savoir glottocentriste issu de la civilisation des services produira un Wittgenstein, le formateur à la fois le plus explicite et le plus échancré de la crise intellectuelle du langage, entre technicité et vie vernaculaire. Wittgenstein passera d’un néo-positivisme triomphaliste reprenant tambour battant le projet leibnizien d’une langue distillée, univoque, propre (Tractacus logico-philosophicus) à une adoration débridé et ludique envers la glottognoséologie (Laurendeau 1997d, 2000b, 2000d) la plus échevelée (Investigations philosophiques). Spinoza construit son dieu en le privant de tous les attributs théologiques. Wittgenstein renonce au langage clair qu’il entendait dicter, en s’avisant du fait que la seule façon de dire le langage est de le montrer brouillon tel qu’il est. Il sera dit que le philosophe gagne ses cocardes en perdant son temps mais surtout en reflétant son époque.

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La fonction récupérante et crypto-réactionnaire du glottocentrisme

Sauf qu’il va aussi falloir dire nos lignes et prendre parti. L’apparent progressisme du glottocentrisme philosophique, quand on le compare à la spéculation des profondeurs, est un leurre navrant. La lutte fondamentale de la philosophie reste celle entre idéalisme et matérialisme. Nominalisme et glottocentrisme se donnent l’apparence d’un passage du premier au second. Illusion. On peut bien remplacer la noologie fumeuse par une sémantique, pointilleuse ou mollassonne, on n’en sera pas moins mentaliste, donc idéaliste. La philosophie herméneutique de Gadamer fournit un bon résumé du glottocentrisme philosophique encore ambiant (tout y est: monde médiatisé par le langage, récupération linguisticiste d’Aristote et de Bacon, Chomsky, Piaget et la philologie). Mais surtout Gadamer montre bien la fonction récupérante et crypto-réactionnaire du glottocentrisme

« Qu’est-ce qui ne fait pas partie de notre orientation linguistique dans le monde? Toute connaissance humaine du monde se trouve médiatisée par le langage. Une première orientation dans le monde s’effectue à travers l’apprentissage de la langue. Mais ce n’est pas tout. La linguisticité de notre être-dans-le-monde articule en fin de compte tout le domaine de l’expérience. La logique de l’induction décrite par Aristote et que F. Bacon a développé dans sa fondation des nouvelles sciences expérimentales a beau apparaître insatisfaisante du point de vue d’une théorie logique de la connaissance scientifique et avoir besoin de corrections – elle n’en laisse pas moins apparaître de façon éclatante ce qui la rapproche de l’articulation linguistique du monde. Dans son commentaire, Thémistius a d’ailleurs illustré ce chapitre d’Aristote (An. Post., II, 19) en faisant appel à l’apprentissage de la langue, domaine dans lequel la linguistique moderne (Chomsky) et la psychologie (Piaget) ont ouvert de nouveaux horizons. Mais il faut reconnaître en un sens encore plus large que toute expérience se fait par l’élargissement communicatif constant de notre connaissance du monde. Elle est elle-même la connaissance du déjà connu, mais en un sens beaucoup plus profond et plus général que n’a pu le penser la devise formée par A. Boeckh pour définir le travail du philologue. C’est que la tradition dans laquelle nous vivons n’est pas simplement une soi-disant tradition culturelle qui se composerait strictement de textes et de monuments et qui transmettrait un sens constitué linguistiquement ou historiquement documenté, tandis que les déterminants réels de notre vie, les conditions de production, etc., resteraient «dehors»: bien au contraire, le monde qui est lui-même éprouvé sur un mode communicatif nous est toujours transmis, traditur, comme une totalité ouverte. Ceci n’est rien d’autre que l’expérience. Elle se trouve partout où le monde est éprouvé, où une étrangeté a été levée, où se produit l’illumination, l’intuition, l’appropriation. »

(GADAMER 1996: 111-112)

Nous voici donc avec deux jeux d’acquisition des connaissances. Gadamer les embrume mais ils sont là tout de même. La connaissance directe, praxique, tactile, empirique, corporelle, limitative mais intime, secrète, profonde, averbale et la connaissance indirecte, héritage intellectuel par le texte, l’objet et l’image des connaissances reçues et endossées sans vérification sur la base de la crédibilité des instances qui en sont les dépositaires. Contestons un peu la ci-devant articulation linguistique du monde. Qu’en est-il tant de la connaissance directe et de la connaissance indirecte face au langage? Bon, la seconde n’est pas exclusivement langagière mais elle implique inévitablement du langagier. Moi, qui ne suis jamais allé à Tokyo, je suis parfaitement prêt à admettre que j’ai besoin du mot Tokyo pour me représenter la plus grande ville du monde. Faute de la chose, j’ai toujours le mot, mais de là à basculer dans le nominalisme… C’est que Tokyo n’est pas qu’un mot. C’est un capteur sous lequel j’amplifie Toronto, New York, Paris et Sao Paulo (villes dont j’ai une connaissance directe) pour me représenter la susdite plus grande ville du monde, en praxis. Dire donc que la connaissance indirecte serait strictement philologique ou langagière c’est prendre le contenant pour le contenu ou, en quelque esbroufe pathétiquement MacLuhanesque, le médium pour le message. Le glottocentrisme philosophique prend ici sons premier coup dans l’aile. Rien ne s’améliore lorsqu’on se tourne vers la connaissance directe. Quiconque a la naïveté de tonner que toute connaissance humaine du monde se trouve médiatisée par le langage n’a jamais joué au tennis, croqué une pomme ou pris un bain. Gadamer voudrait que le monde qui [serait] lui-même éprouvé sur un mode communicatif nous [soit] toujours transmis, traditur, comme une totalité ouverte. Ceci n’est rien d’autre que l’expérience. dit-il encore. Ceci est bien moins que l’expérience en fait. Ceci est la transmission doxale, scholastique, typée de la connaissance du monde. En plein celle dont Descartes et Galilée se méfiant le plus. Le linguisticisme est ici nettement un instrument de récupération engluant l’expérience dans la philologie, la doxa, la tradition. Ici, il n’y a pas à dire: la philosophie régresse. Elle régresse sur les premiers modernes, sur la Bacon de l’expérimentation, sur le Descartes de la méthode, sur le Galilée de la lunette, sur le Spinoza de la lecture rationnelle des Écritures.

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Bibliographie

GADAMER, H.G. (1996), La philosophie herméneutique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée – Essais philosophiques, 259 p.

HABERMAS, J. (1976), Connaissance et intérêt, Gallimard, coll. Tel, 386 p.

HABERMAS, J. (1987), Logique des sciences sociales et autres essais, Presses Universitaires de France, Coll. Philosophie d’Aujourd’hui, p 459 p.

HOTTOIS, G. (1979), L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, Éditions de l’Université de Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, LXIX, 391 p.

LAURENDEAU, P. (1990a), « Theory of Emergence: toward a historical-materialistic approach to the history of linguistics (chapter 11) », JOSEPH, J.E.; TAYLOR, T.J. dir., Ideologies of language, Routledge, Londres et New York, pp 206-220.

LAURENDEAU, P. (1990e), « La gnoséologie et son influence sur la théorie linguistique chez Gustave Guillaume », Histoire, Épistémologie, Langage, tome 12, fascicule I, pp 153-168.

LAURENDEAU, P. (1990g), « Perspectives matérialistes en histoire de la linguistique », Cahiers de linguistique sociale – Linguistique et matérialisme (Actes des rencontres de Rouen), vol. 2, n° 17, Université de Rouen et SUDLA, pp 41-52.

LAURENDEAU, P. (1990i), « Percept, Praxie et langage », SIBLOT, P.; MADRAY-LESIGNE, F. dir., Langage et Praxis, Publications de la Recherche, Université de Montpellier, pp 99-109.

LAURENDEAU, P. (1997d), « Helvétius et le langage », Proceedings of the 16th International Congress of Linguists, Pergamon, Oxford, Article n° 0033 [Publication sur CD-ROM, texte non-paginé de 22 pages].

LAURENDEAU, P. (1997b), « Contre la trichotomie Syntaxe/sémantique/pragmatique », Revue de Sémantique et de Pragmatique, n° 1, Université Paris VIII et Université d’Orléans (France), pp 115-131.

LAURENDEAU, P. (2000b), « Condillac contre Spinoza: une critique nominaliste des glottognoses », Histoire, Épistémologie, Langage, tome 22, fascicule 2, pp 41-80.

LAURENDEAU, P. (2000d), « La crise énonciative des glottognoses », BHATT, P.; FITCH, B.T.; LEBLANC, J. dir. Texte – L’énonciation, la pensée dans le texte, n° 27/28, pp 25-86.

SPINOZA, B. de (1954), « Appendice contenant les pensées métaphysiques », dans Traité de la réforme de l’entendement, Gallimard, Collection Folio-Essais, pp 160-216.

WITTGENSTEIN, L. (1961), Tractacus logico-philosophicus, Gallimard, Coll. TEL, 365 p.

WITTGENSTEIN, L. (1965), Le cahier bleu et le cahier brun, Gallimard, Coll. TEL, 425 p.

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